À la mémoire de Christiane Menasseyre

Combat pour l’enseignement philosophique de la philosophie

Christiane Menasseyre, inspectrice générale honoraire de philosophie, ancienne secrétaire générale de la Société française de philosophie, est brusquement décédée le 29 juillet 20191. Je l’ai bien connue d’abord comme collègue puis comme inspectrice alors que j’étais professeur de lycée, et comme présidente de jury de concours lorsque je suis devenue professeur d’université. Devenue une amie, je l’ai retrouvée au sein du bureau de la Société française de philosophie. Modèle de rigueur et de liberté, elle lègue aux professeurs l’esprit de combat ferme et raisonné avec lequel elle a toujours défendu un enseignement authentiquement philosophique, inclus dans une haute idée des humanités – puissent-ils s’en inspirer longtemps encore.

Je me souviens des oraux de CAPES à l’Hôpital Saint Antoine, avec la cohorte de professeurs de philosophie agissant dans la plus grande discipline et la plus grande liberté d’esprit sous le regard ferme et bienveillant de Christiane. Grâce à Jacques Muglioni2 et à Christiane – et je salue par la même occasion la mémoire de Gilbert Spire, qui m’a permis de tenir tête à un petit chef local soupçonneux à l’égard de tout ce qui avait une odeur d’intellectualité et d’urbanité -, j’ai fait dans ma vie professionnelle l’expérience de l’institution telle qu’elle doit être : exigeante et protectrice.

On pouvait alors se sentir fort pour de justes raisons, respecté et respectueux précisément parce qu’on se savait toujours tourné et tiré vers le haut, appelé à donner le meilleur de soi-même sans avoir à piétiner son désir. Former et encourager de tels professeurs, c’est s’assurer que tous les élèves auront en vue le sommet qu’ils peuvent et doivent atteindre.

Christiane nous offrait aussi bien dans sa personne que dans ce qu’elle sollicitait en la nôtre la vérification concrète du principe cartésien selon lequel les généreux sont aussi, et pour les mêmes raisons, les plus modestes. Je me souviens de la visite qu’elle m’avait rendue tout juste après la parution de mon Condorcet : la recherche, les heures passées en bibliothèque, l’écriture, l’œuvre personnelle d’un professeur du secondaire étaient des motifs de fierté, aux antipodes de la moraline pédago sacrificielle déjà en vigueur à cette époque en haut lieu.

Quel professeur peut aujourd’hui avoir le bonheur de rencontrer dans la structure même de l’organisation scolaire cette conjugaison de rigueur et de liberté, et cet esprit de résistance puisé dans l’amour des institutions républicaines ?

 

On lira sur le site de Libération en date du 2 août 2019 un très bel hommage par Jean-Paul Jouary https://next.liberation.fr/livres/2019/08/02/mort-de-christiane-menasseyre-belle-ame-philosophique_1743397 , qui retrace sa carrière et ses combats, rivant leur clou aux sempiternels réformateurs de l’Éducation nationale et à leurs « conseilleurs » qui, n’ayant jamais enseigné dans une classe de lycée de manière durable, ordinaire et responsable, se croient autorisés à regarder de haut les professeurs3.

Notes

1 – Christiane Menasseyre a signé en 1978 un volume de la collection « Profil actualité » chez Hatier, intitulé Les Françaises aujourd’hui. des images à la réalité. Femmes en chiffres, salaires et responsabilités, une situation encore inégalitaire. Elle a publié, avec Bertrand Saint-Sernin, les Ecrits de Dina Dreyfus aux éditions Hermann (2013) et codirigé avec André Tosel les Actes de deux universités d’été organisées par l’inspection générale de philosophie, Figures italiennes de la rationalité (Kimé, 1997).

3 – Claude Allègre et Luc Ferry notamment en prennent pour leur grade. On n’a pas non plus oublié l’entretien injurieux envers les professeurs de philosophie que Luc Ferry avait donné à La Croix en juin 2008 (voir analyse sur l’ancien site Mezetulle http://www.mezetulle.net/article-20823340.html ).

11 thoughts on “À la mémoire de Christiane Menasseyre

  1. Jean-Michel Muglioni

    Je n’ai personnellement connu Christiane Menasseyre que depuis la fin de l’été 1996. Elle m’avait demandé de faire un exposé sur Auguste Comte à l’université d’été qu’elle organisait à Barcelonnette. Peu importait que les intervenants soient professeurs de lycée ou d’université. Il était entendu que nous étions tous des professeurs de philosophie et que notre enseignement devait se nourrir de nos travaux personnels. Il n’était pas question d’opposer l’exigence scientifique au souci des élèves. Je me souviens en outre de l’organisation amicale de cette réunion et de la liberté d’esprit qui y régnait. Christiane Menasseyre ne concevait pas que sa fonction d’inspectrice était de servir un gouvernement quel qu’il soit mais de défendre l’enseignement philosophique et ses professeurs. Non pas démoraliser les professeurs en leur faisant la leçon, mais les encourager à poursuivre leurs travaux personnels même s’il leur arrive de ne pas pouvoir les reprendre en classe et que les conditions qui leurs sont imposées dans certains établissements font obstacle à un véritable enseignement.

    Et sans doute le public ignore-t-il trop souvent qu’on ne peut enseigner si l’on a soi-même cessé d’apprendre, de s’instruire. Catherine Kintzler rappelle quelque chose d’essentiel. Le meilleur professeur, celui qui parce qu’il maîtrise sa discipline sait prendre en compte les difficultés de ses élèves, celui-là même ne peut plus enseigner quand un établissement est dirigé par un « petit chef » hostile à toute exigence intellectuelle. Or il est à craindre que ce qui était un accident devienne aujourd’hui la norme, et cela officiellement.

    Nous n’oublierons pas Christiane Menasseyre, philosophe et républicaine, qui sut remplir sa fonction d’inspectrice générale, fidèle en cela à la tradition des Lachelier et des Canguilhem.

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    1. pascaleBM

      Sur vos remarques (euphémisme) concernant ce qu’enseigner veut dire, et particulièrement la philosophie, vous avez tellement raison. Le « petit chef » à la tête d’un établissement, je l’ai rencontré, mais je dirais bien, qu’à l’inverse, il m’a trouvée ! plus important, ce que le public ignore -mais je dois le dire, aussi certains enseignants recrutés hors des clous, c’est qu’enseigner et particulièrement…. n’est ni le moment, ni le signe de l’arrêt du travail personnel de l’enseignant dans sa discipline, c’est même le point de départ d’un compagnonnage permanent -juste un peu plus informel- avec ce que ses maîtres ont initié chez lui, oserais-je ajouter « à vie » ?

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  2. Emilie BATHIER

    Madame Menasseyre faisait partie de ces personnes qui marquent à jamais, par ses propos justes, ciselés, aussi exigeants et droits que d’une générosité humaine sans fards.
    Nous nous étions parlé longuement lors des confessions, quand j’ai passé l’agrégation en 1998, et c’est une grande chance d’être entrée dans la belle carrière d’enseignant de philosophie grandie par de tels échanges. Cela fait plus de 20 ans, et l’énergie qu’elle m’avait alors encouragée à aller chercher à chaque heure de cours m’accompagne encore, intacte. Une femme de transmission: l’approcher, c’était mesurer qu’en effet le corps enseignant est organiquement soudé autour d’un même chemin, d’un même geste, que tout dans son parcours incarnait fidèlement.

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  3. Valérie Soria via Mezetulle

    Un mot de Valérie Soria reçu par Mezetulle le 6 août :

    « Christiane Menasseyre était un grand « professeur itinérant », comme elle aimait à dire, je crois, au sujet de sa fonction d’inspectrice de philosophie. Elle a œuvré à la formation des professeurs de philosophie avec conviction, exigence et profond respect des professeurs et des élèves. Elle avait le sens de ce que c’est que servir l’Ecole républicaine. Fidèle, entière, généreuse, elle a inspiré par son engagement sans faille une belle idée de l’enseignement philosophique. Elle a transmis à nombre d’entre nous qui avons eu l’honneur de la rencontrer et de participer aux formations qu’elle organisait, y compris durant l’été, ce que c’est qu’un enseignement philosophique de qualité qui ne verse pas dans les facilités démagogiques et les effets de mode. Au-delà de la grande tristesse à l’égard de sa disparition brutale, je garde une gratitude à l’égard de tout ce qu’elle a apporté par sa belle personne engagée, entière, libre comme l’est un professeur de philosophie habité par sa responsabilité, son souci de transmission et sa formation tout au long de sa vie philosophique. »

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  4. Jacques Doly via Mezetulle

    Un mot de Jacques Doly reçu le 31 juillet :

    « C’est peu de dire que mon engagement dans la philosophie et son enseignement que j’ai vécus près de Christiane Menasseyre et grâce à elle, m’ont permis de vivre dans l’honneur et avec une joie profonde ma vie de professeur de philosophie. Ce sont vingt ans de cette vie qui furent les plus riches et les plus féconds que je lui dois. Sans Jacques Muglioni et sans elle, les professeurs de ma génération n’auraient certainement pas disposé d’un espace institutionnel où la philosophie a pu s’épanouir. Ce sont des femmes et des hommes de cette trempe qui ont su imposer la philosophie sans jamais rien céder aux dérives idéologiques et aux lâchetés politiques. »

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    1. Braize

      Bonjour
      Pardon de m’en mêler, mais simple lecteur n’appartenant pas à la confrérie, qu’entendez vous par « aux dérives idéologiques et aux lâchetés politiques » auxquelles Mme Menasseyre n’a jamais rien cédé ? Pour moi ce n’est pas clair à la seule lecture de l’assertion.
      Cordialement

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      1. Mezetulle

        Cher François,

        C’est une longue histoire, qui touche la politique de « réforme » scolaire depuis plus de trente ans (politique suivie aussi bien par la « gauche » que par la « droite »), laquelle a conduit au désastre que l’on sait. Vous trouverez de (trop) nombreux éléments de réponse et de réflexion dans les articles publiés par Mezetulle sur l’école (sommaire thématique ici http://www.mezetulle.fr/essai-sommaire-thematique/), et il y en a beaucoup aussi sur l’ancien site http://www.mezetulle.net/article-1266539.html#ecole . En ce qui concerne plus spécifiquement l’enseignement de la philosophie, voyez notamment les articles de Guy Desbiens et de Jean-Michel Muglioni sur l’ancien site et celui-ci. Voilà pour les dérives idéologiques.
        Quant aux lâchetés politiques, l’article de Jean-Paul Jouary que je cite à la fin de mon texte rappelle que tous les inspecteurs n’ont pas eu le bon sens ni le courage de résister à cette politique d’abandon de l’instruction ; Jacques Muglioni (j’ai eu l’honneur de préfacer la réédition de son ouvrage L’Ecole ou le loisir de penser, Minerve http://www.mezetulle.fr/reedition-du-livre-de-jacques-muglioni-lecole-ou-le-loisir-de-penser/) l’a fait de manière exemplaire face aux projets mortifères d’Alain Savary au début des années 80 : on lui reprochait de ne pas avoir l’échine souple. J’ai écrit l’un des derniers chapitres de mon Condorcet en faisant allusion à l’idéologie de ressentiment véhiculée par le ministre Savary contre tout ce qui avait une odeur d’excellence scolaire. Jean-paul Jouary rappelle aussi le comportement injurieux de Luc Ferry à l’égard de Christiane Menasseyre qui avait l’audace de résister elle aussi. Impossible de citer tous les ministres et leur suite servile acharnés à détruire ce qui restait encore d’école républicaine ; ils ont parfaitement réussi. Seule parenthèse dans cette déplorable procession : le ministère Chevènement en 85.
        Ce ne sont là que quelques éléments.

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        1. bra

          OK merci chère Catherine d’éclairer ma lanterne.
          Comme ça c’est moins allusif et beaucoup plus clair.
          Même si, mais c’est une autre histoire, l’on peut trouver le réquisitoire sévère !
          Amitiés
          F

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          1. Mezetulle

            Cher François,

            Votre remarque m’amuse, car les « procureurs » (puisque vous parlez de réquisitoire) ont plutôt été, depuis une bonne trentaine d’années, à la place des accusés (accusés de ringardise, de nostalgie pour « l’école de papa et des blouses grises », de goût pour l’autoritarisme, traités de « dinosaures », de « fachos » et tout récemment de « réac-publicains » ! ) Oui je suis en colère depuis 35 ans, et quand une colère dure longtemps, qu’elle s’appuie sur des raisons exposées, argumentées, partagées, ce n’est plus une simple passion, c’est de l’indignation.

            Je me permets de vous signaler deux articles encore.
            Le premier a déjà 10 ans, et le constat dont il part s’est aggravé depuis, la continuation des mêmes causes produisant l’augmentation des mêmes effets : Marie Perret Comment ruiner l’école publique ?
            Le second, récent, analyse les phénomènes et leurs conséquences politiques au coeur même du métier : Sébastien Duffort « Les pédagogies innovantes : heurts et malheurs »

            Et puis, pour aller à la racine du mal et en déployer l’arborescence prévisible dès les années 80, un grand livre : Jean-Claude Milner De l’école (Verdier, 2009, 1re éd. Seuil 1984) http://www.mezetulle.net/article-de-l-ecole-de-j-c-milner-enfin-republie-37572044.html

  5. braize

    Merci encore et de nouveau chère amie de toutes ces références
    Mais du réquisitoire au procureur, il y a un pas que l’on peut ne pas vouloir franchir…
    On peut être en désaccord sans s’affubler d’anathèmes qu’il soit de ringardise ou autre et ceux qui l’ont fait ont eu tort croyant sans doute que pour tuer son chien il suffit de l’accuser de la rage
    Si vous me permettez de poursuivre l’analogie judiciaire, vous faites une avocate admirable qui a compris que, comme dans les sports qui nous sont chers, la meilleure défense est sans nul doute l’attaque !

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