Bergson, Freud et le rire

Pris comme objet philosophique, le rire contraint ses théoriciens et les mène souvent sur un terrain commun où ils élaborent, chacun à sa manière, des concepts qui forment, une fois réunis, ce qu’on appelle ici « la théorie classique du rire ».
Mezetulle en a déjà donné un exemple avec Baudelaire et le rire classique.
La première partie est consacrée à l’explication classique du rire, ramené à un phénomène quantitatif de décharge émotionnelle. La seconde, qui examine la célèbre thèse de Bergson « le mécanique plaqué sur du vivant », aborde l’aspect moral du rire et son rapport avec les textes de Freud1 .

Quelques préliminaires théoriques

J’oserai m’avancer sur un sujet amplement traité, notamment par Frédéric Worms, dont l’article « Le rire et sa relation au mot d’esprit. Notes sur la lecture de Bergson et Freud »2  commence de façon décourageante. En effet, F. Worms montre pourquoi le parallèle entre Bergson et Freud est trop facile, en remarquant d’abord que les deux ouvrages Le Rire de Bergson et Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient de Freud3  s’inscrivent dans des perspectives différentes. Si Freud rattache la théorie du mot d’esprit à la psychanalyse, en revanche l’ouvrage de Bergson se présente comme détaché du reste de son œuvre. Et F. Worms de suggérer une lecture croisée qui rétablirait l’équilibre : voir « comment Le Rire suppose le bergsonisme » (p. 196) et « comment Le Mot d’esprit ne se réduit pas à une étape […] dans l’élaboration de la psychanalyse ». F. Worms ajoute que ce croisement révèle le rire comme « terrain privilégié » parce qu’il emmène l’un et l’autre des penseurs « au-delà de leur visée initiale ». Il y aurait donc une sorte de dynamique propre à l’objet lui-même qui forcerait les théoriciens à emprunter certaines voies.

Si je me suis essayée à une lecture croisée de plus, c’est parce que j’étais déjà convaincue (par d’autres lectures) que le rire, pris comme objet de réflexion philosophique, contraint ses théoriciens. J’ai en effet été frappée par l’étonnante convergence et par l’homogénéité de nombre de théories philosophiques du rire – s’agissant du contenu de leurs propositions et au-delà de la visée particulière qui pouvait les inclure. Cet ensemble homogène par sa substance, je l’appelle « les théories classiques du rire ». Il s’agit d’une grille de lecture, ou plutôt d’un filtre, et comme tous les filtres, celui-ci est à la fois un opérateur d’éclairage (ce que j’espère montrer) et un opérateur d’opacité. C’est de cette seconde fonction qu’il faut parler d’abord, afin d’avoir le champ libre en sachant situer le point aveugle.

Ne m’intéressant qu’au contenu des propositions, je m’expose à l’aveuglement qui consiste à ne pas s’interroger sur la position des problèmes par l’un et par l’autre des auteurs. Or évacuer la question préalable « quelles sont les conditions de possibilité de ce discours et de cet autre sur le rire? » revient à accepter la dissymétrie soulignée par F. Worms. En effet, il y a inégalité entre les deux ouvrages. Celui de Freud, étant inclus d’emblée dans un ensemble explicatif plus large, en reçoit un poids théorique plus important. J’ai pensé qu’il pouvait être intéressant de prendre cette inégalité au sérieux, ce qui revenait à adopter la thèse de la puissance de l’explication freudienne. Une fois appliquée au sein d’un ensemble de théories que je tiens pour homogène, la  thèse se transforme en programme et finalise cet ensemble a posteriori : Freud serait le plus complet et le plus puissant des théoriciens classiques du rire. Et si Le Rire de Bergson tirait une partie de son intérêt de quelque chose qu’il aurait en commun avec une « tendance lourde » qui l’inclut dans les théories classiques du rire ? Cela expliquerait pourquoi il apparaît comme relativement détaché du reste de son œuvre, et aussi pourquoi, avec Le Mot d’esprit de Freud, il demeure en position remarquable au sein de l’abondante production du moment 1900 sur le sujet du comique et du rire4 .

Mais le champ ainsi vectorisé par la théorie freudienne est de nature explicative. Au-delà de l’explicativité positive, il y a un reste philosophique, lui aussi commun aux théories classiques. Freud rentre ici dans le rang. L’étude freudienne dégage, mais pas mieux que les autres, l’enjeu fondamental, esthético-moral, de la question du rire : c’est alors que Freud est rattrapé par Bergson, et comme on le verra, par Descartes.

Dans un premier temps, j’essaierai d’établir à l’aide d’une classification et d’exemples en quoi Bergson, dans Le Rire, et Freud, dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient et dans L’Inquiétante étrangeté, élaborent l’un et l’autre une théorie classique du rire. En effet tous deux rencontrent et développent des traits caractéristiques du point de vue classique, dont le modèle est fourni par Les Passions de l’âme de Descartes, précédé par le Traité du ris de Joubert (1579), suivi par les textes d’Antoine de Courtin (Traité de la paresse, 1673). Il convient d’inclure aussi dans les textes classiques les célèbres analyses de Hobbes dans son traité De la nature humaine (1650, chap. 13) et certains passages de l’Éthique de Spinoza (Livres III et IV)5 .
Dans un second temps, je m’intéresserai à un point particulier de la thèse bergsonienne sous la forme d’une objection assez vulgaire qu’on pourrait lui faire. « Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose » écrit Bergson p. 44. L’objection consiste à dire qu’à ce compte il n’y aurait rien de plus drôle qu’un camp de concentration. Pour éclairer ce point, je m’aiderai de la lecture de Freud et ce détour, loin de démentir la thèse bergsonienne, permettra de la maintenir et de mettre en évidence la profonde convergence philosophique qui rassemble les théories classiques du rire.

1 – Quelles sont les caractéristiques principales d’une théorie classique du rire ? En quoi les textes bergsoniens et freudiens peuvent-ils figurer au nombre de ces théories ?

Voici les références aux textes cartésiens qui m’ont permis d’élaborer l’énumération sur laquelle je vais travailler afin de mettre en parallèle Bergson et Freud.

A l’article 94 des Passions de l’âme, Descartes explique le phénomène du chatouillement. Le plaisir du chatouillement vient de ce que l’âme se rend compte qu’un mouvement qui pourrait être douloureux, s’il était plus accentué, est aisément surmonté par le corps, et « elle se représente cela comme un bien ». Une énergie qui aurait été investie à charge et sous le régime de la pénibilité est économisée, et c’est dans la représentation que l’âme se fait de cette économie que l’agrément apparaît grâce à un mécanisme quantitatif. Descartes utilise une explication analogue pour rendre compte de l’agrément pris aux représentations théâtrales, au jeu et aux exercices physiques gratuits (la chasse, le jeu de paume) « qui ne laissent pas d’être agréables, encore qu’ils soient fort pénibles » (A Élisabeth, 6 oct. 1645). On retrouve la référence esthétique de cette fonction modélisante à l’article 180 des Passions. Ainsi sont mis en place deux composantes de la théorie classique : la convertibilité du rire et le régime de fiction.
On trouvera dans Les Passions de l’âme, art. 61 et 62, la mise en symétrie de la réversibilité pitié-raillerie. L’analyse en termes de symétrie et de convertibilité est également dans la Seconde partie, ainsi qu’une élaboration de la typologie des rieurs articles 178 à 181, (l’article 179 donnant une très belle analyse du rire qu’on pourrait qualifier de « réactif ») puis à l’article 196. La différence entre le « railleur honnête », le railleur déshonnête et le « brutal » est que le premier parvient à trouver la juste distance entre moi et autrui6  alors que le second s’identifie trop à l’autre (le « pitoyable » n’est autre que le moqueur disgracié de l’article 179) et que le troisième enfin (le brutal) se croit à tort exempt de toute identification à autrui et se pense comme exception radicale. Ainsi est mise en place la dimension morale et sociale du rire, qui repose sur une manière de régler son rapport à l’idée que l’on se fait d’autrui.

Cinq caractères dominants me semblent pouvoir être relevés. 

1° – Le point de vue économique

C’est ce point de vue qui fonde les phénomènes de convertibilité. Le rire est intelligible par des phénomènes d’intensité ou de charge émotionnelle et par une forme de circulation des charges, de telle sorte qu’elles peuvent se créditer ou se débiter au profit ou aux dépens du sujet. En général, le rire est expliqué comme résultat d’une décharge émotionnelle issue de la reconversion d’une charge : le rire signale la récupération d’une énergie que l’on aurait pu croire investie aux dépens du sujet. C’est pourquoi les théoriciens classiques du rire s’intéressent particulièrement aux phénomènes de conversion et les expliquent de manière satisfaisante (par exemple, de la pitié ou de la colère en rire) et, dans le champ esthétique, au phénomène de la réversibilité entre tragédie et comédie7.
Qu’en est-il de nos deux auteurs ?

A – Bergson
Bergson conclut son livre sur le mélange de l’amertume et de la gaieté. Il met la réversibilité du pénible (amer) et du comique au service de son analyse de la fonction « correctrice » et sociale du rire : cf. p. 107-108, l’idée de « sympathie artificielle» et l’exemple de la différence entre tragédie et comédie à propos de L’Avare , ainsi que l’idée de détente, p. 148.
Le chapitre III (comique de caractère) repose sur l’idée que l’auteur comique se donne pour objectif d’empêcher une émotion de type sérieux (pitié, humilité, voir p. 106) : une identification trop forte à l’objet comique nous fait basculer dans la compassion. Cela reprend et éclaire la thèse « le plaisir de rire n’est pas pur » (p. 104) : il suppose un détachement relatif.
Dans ce même chapitre, on soulignera l’analyse de l’opposition entre la comédie et la tragédie (p. 124 et suiv.). L’opposition n’est pas simple, elle s’articule à la manière d’une conversion. En un sens, la comédie ne contredit pas la tragédie : elle la porte à son degré extrême de généralité, elle en est la vérité. La comédie accomplit le mouvement amorcé par la tragédie et finit par abolir la notion même de drame. Du reste, le comique arrête l’action et la réduit à son point de gesticulation (voir p. 40 et suiv. et l’analyse des procédés du comique, p. 53 et suiv.).
La réflexion sur la vanité comme moteur du rire ne se réduit pas à une analyse purement morale, mais passe par un moment quantitatif de comparaison. Bergson n’est pas très loin d’une théorie des humeurs. Il expose l’effet du rire sur la vanité comme celui d’une substance neutralisante : tout se passe comme si non seulement le rire parvenait à neutraliser la vanité, mais aussi à en modifier la nature et à en changer le signe, c’est un travail de transmutation. Les exemples donnés p. 134, p. 138 et suivantes, sont ceux d’un effort (investissement) réduit à son moment d’inefficacité (désinvestissement) : exemple l’effort dérisoire du petit homme qui se baisse pour passer sous une haute porte, etc.

B – Freud
L’expression de « point de vue économique » est empruntée à Freud qui lui donne une portée générale unifiant la théorie du rire. La thèse principale du Mot d’esprit est celle du rire de décharge : une dépense d’énergie psychique est épargnée, l’énergie ainsi désinvestie est libérée, ce qui produit le rire. Voir la conclusion de l’ouvrage p. 410-411 :

Le plaisir du mot d’esprit nous a semblé provenir de l’économie d’une dépense d’inhibition, celui du comique de l’économie d’une dépense (d’investissement) de représentation, et celui de l’humour de l’économie d’une dépense de sentiment.

Au chapitre 7, Freud commente l’une des thèses de Bergson (la mécanisation du vivant, p. 367) dans le sens de l’allégement d’une dépense de compréhension et de représentation. On citera également la mise en symétrie très classique faite à la fin de l’ouvrage entre rire et pitié (chap. 7, p. 402 et suiv.) : « l’économie en matière de pitié est l’une des sources les plus fréquentes du plaisir humoristique ».

2° – Une théorie continuiste qui se présente sous forme scalaire

Les différentes positions du rieur s’ordonnent en une sorte de gamme ou de spectre qui se présente parfois sous forme de typologie. Les positions se différencient de proche en proche et s’organisent de façon hiérarchisée ou scalaire en séquences continues. Par exemple, Les Passions de l’âme proposent les figures du « brutal », de l’« insensible », du « railleur déshonnête », du « railleur honnête » sous la forme d’une variation continue qui est fonction du degré de liberté.

A – Bergson.
Le travail en séquences continues apparaît maintes fois
a) Sur les techniques du comique La distinction entre le spirituel et le comique, p. 82-83, obéit à une variation en degré. Le rapport entre les techniques du rêve et celles du comique (p. 142) également.
b) Sur la typologie du rieur. On peut citer la relation entre l’humoriste et le moraliste p. 97. La fonction sociale du rire est également sous-tendue par une idée de variation quantitative. Pp. 4-5, Bergson donne l’exemple des groupes constitués : on rit plus facilement lorsqu’on est inclus dans un groupe – c’est la notion de complicité – et le rire au théâtre « est d’autant plus large que la salle est plus pleine ». Bien que l’hypothèse d’une classification en valeurs continues ne soit pas vraiment exploitée, elle est néanmoins présente dans cette analyse où apparaissent l’idée de la fonction atténuante du groupe par rapport au réel et celle de la fonction surestimante de ceux qui sont inclus dans le groupe.

B – Freud.
La continuité des séquences et la présence de classifications scalaires n’ont pas besoin d’être établies chez Freud, elles font partie de l’outillage fondamental de la théorie de l’inconscient. Freud examine le mot d’esprit comme « contribution de l’inconscient au comique » avant d’aborder le comique proprement dit. La différence entre mot d’esprit et comique est de localisation psychique : on peut donc les regarder comme des formes voisines qui se différencient de proche en proche par la modification de tel ou tel paramètre. Cette méthode scalaire est omniprésente : on citera l’élaboration de la séquence « jeu, plaisanterie, mot d’esprit technique, mot d’esprit tendancieux » au chapitre 4 (p. 246-247 et la récapitulation p. 254). Freud exploite cette méthode non seulement à des fins de classification, mais aussi à des fins de clarification : dans le spectre qui est parcouru, l’une des formes, soit parce qu’elle est plus simple, soit parce qu’elle est plus accentuée (c’est le cas du mot d’esprit tendancieux, voir p. 223), sert de modèle et de révélateur pour l’intelligibilité de l’ensemble.

3° – L’importance du moment esthétique

C’est dans le recours à la situation esthétique ou fictive (en particulier à l’exemple de la comédie) que se dévoile pleinement l’intelligibilité du rire comme phénomène de reconversion d’une charge émotionnelle et de son changement de signe dans la comptabilité passionnelle. La situation de contemplation esthétique a la valeur d’un modèle. Elle révèle éminemment que la décharge manifestée par le rire ne peut s’effectuer qu’à partir d’une charge possible. Le désinvestissement qui me fait rire est toujours sous la condition d’un investissement. La situation fictive dont l’expérience esthétique est le lieu fait comprendre cette structure fondamentalement relative et indirecte du rire8 . Dans la situation esthétique (par exemple au théâtre), la convertibilité entre rire et larmes, ou entre rire et colère, se trouve épurée et peut alors être vécue sous le régime de la maîtrise. La raison en est que l’expérience esthétique de la fiction opère une sorte d’atténuation de l’émotion en tant que celle-ci est « à charge » (atténuation qu’il ne faut pas confondre avec celle des symptômes de l’émotion – la situation fictive ayant plutôt pour effet de renforcer ces derniers) ; de telle manière que la charge passe du côté créditeur. En se transformant en décharge, elle devient une source de plaisir pour le sujet, qui se perçoit alors comme autonome. Dans la tragédie, cette conversion repose sur une « généralisation » qui convertit la crainte et la pitié en leurs formes spécifiquement esthétiques. Dans la comédie, les émotions subissent un changement plus radical, une inversion de signe algébrique en quelque sorte, ce qui fait de la comédie le lieu esthétique par excellence. Mais il faut souligner que c’est parce qu’elles auraient pu être pénibles que les émotions deviennent agréables. L’idée est qu’une dépense est évitée et reprise dans la colonne crédit.

A – Bergson.
On citera l’analyse centrale de la comédie comme exemple privilégié du comique. Il faut souligner l’idée du détachement, de l’intellectualité du rire (« l’indifférence est son milieu naturel » p. 3, « il a quelque chose d’esthétique » p. 16). On note une analyse des procédés comiques comme procédés de détachement passionnel : concentrer l’attention sur des petits détails matériels, c’est la détourner du sérieux de l’existence. On a également cité plus haut l’exemple de l’empêchement de l’émotion (p. 106), qui s’insère aussi dans la thèse d’une position esthétique.

B – Freud
Au chap. 3, Freud énonce la condition fondamentale du plaisir esthétique : c’est le travail gratuit de l’appareil psychique (« nous le faisons travailler tout seul pour son plaisir » p. 186). C’est le cas, notamment, du mot d’esprit. Rappelons que Descartes fait de la gratuité la condition qui rend les passions agréables en les délivrant de leur caractère aliénant (Passions, art. 147).
Le chapitre 7, qui s’intéresse aux « variétés du comique » souligne tout particulièrement l’aspect réfléchi du plaisir comique. La thèse est qu’une économie est reçue « en cadeau » par le rieur. Dans le cas du mot d’esprit (« contribution de l’inconscient au comique »), il s’agit d’une dépense d’inhibition. Fidèle à sa méthode des comparaisons en séquences continues, Freud expose d’abord le cas de la naïveté (variété du comique la plus proche du mot d’esprit). Pour que le naïf fasse rire, il faut qu’un spectateur pourvu d’une inhibition sache que le naïf en est dépourvu : la position du rieur n’est accessible que de manière réflexive et contemplative. Il analyse ensuite les formes plus éloignées du mot d’esprit et montre que le comique naît de la comparaison entre deux dépenses d’énergie dans leur représentation – par exemple on rit de quelqu’un qui se rend la besogne trop facile ou trop difficile.

4° – La question de l’identification et du rapport à autrui

Cette réversibilité entre émotions pénibles possibles et émotions agréables suppose comme condition une forme d’identification. Je ne peux en effet envisager la possibilité de pénibilité que si je me mets fictivement dans une situation où je me pense à la place d’un autre, mais il faut que cette identification soit sous le régime du possible et non sous celui du réel ; elle va donc engager des rapports subtils entre la proximité et l’éloignement, entre l’identité et la différence. Ainsi le « généreux » cartésien reste fidèle à sa condition de sujet libre en ne se pensant jamais au-dessous de personne et jamais au-dessus de personne : ce réglage juste de la position de l’autonomie entraîne un rapport paradoxal à autrui qui récuse aussi bien la proximité d’identification immédiate que l’éloignement absolu d’une absence totale d’identification. Il n’est donc pas étonnant que la référence esthétique, particulièrement au théâtre, soit présente, puisque cette référence est en mesure de donner une figure au paradoxe d’une similitude de non ressemblance : c’est précisément dans la mesure où je ne coïncide pas avec les personnages que je peux reconnaître en eux et en moi-même les caractères généraux de l’humanité.
La position esthétique permet de constituer la notion d’autrui en relation à celle du sujet comme une similitude paradoxale. Toutes les théories classiques du rire admettent que le rire suppose une relation à autrui, et que le rire est un phénomène exclusivement humain. Ce point a été remarqué par les commentateurs, mais il est souvent interprété comme une limitation de la pensée classique à un point de vue « moral », pour ne pas dire « moralisateur »9 . Certes, c’est bien un « moment moral », mais, loin de révéler une étroitesse ou une idée normalisante, ce moment repose sur la constitution de l’idée d’autrui conjointement et corrélativement à celle du sujet et s’appuie sur une théorie du concernement et du non-concernement.
Le rieur se constitue sur le terrain d’une subjectivité capable de s’excepter du sérieux de l’existence, et pour s’en excepter il doit se le représenter. De sorte que le postulat esthétique du retrait (ou du non-concernement) a par lui-même une valeur morale : « l’humeur enjouée » qui s’acquiert par la vertu de la distance paradoxale est la clé aussi bien de la contemplation esthétique (y compris pour la tragédie) que de la fermeté d’âme.

A – Bergson.
Les procédés de détachement et d’allégement comique peuvent être repris dans cette rubrique – procédés de rupture du concernement qui sont exposés dès le début de l’ouvrage. De même pour l’idée de « sympathie artificielle » que nous avons déjà rencontrée (p. 107) : il faut qu’il y ait identification possible, mais que cette identification soit repoussée, niée. La sanction du rire, « correcteur social », s’adresse bien à l’autre, mais à un autre que je dois pouvoir être pour pouvoir en rire. De ce point de vue, la théorie bersgonienne ne semble pas réductible à une stricte théorie sociale du rire, mais elle suppose une disposition passionnelle. L’aspect social du rire y étant rattaché à une position spécifique à l’égard des passions d’autrui en tant qu’elles pourraient être les miennes, il faut faire intervenir la thèse d’une passion reconnue, à la fois assumée et niée par le rieur pour que la socialité du rire soit possible.
On a souligné à plusieurs reprises la notion d’empêchement de l’émotion (p. 106) : Il ne faut pas qu’il m’émeuve. Bergson explique que le comique suppose une forme de détachement : ce sont les défauts d’autrui qui nous font rire, vus pour ainsi dire du balcon social. Mais ce balcon, tout surplombant qu’il soit, donne aussi sur nous-mêmes et cela est dit dans l’impératif de la formule Il ne faut pas qu’il m’émeuve  – que l’on peut aussi comprendre comme « je pourrais être ému ».

B – Freud
Freud souligne à plusieurs reprises la nécessité du tiers pour que le mot d’esprit et le comique en général se produisent. Ce tiers n’est pas non plus réductible à une présence sociale, mais c’est au contraire celle-ci qui est rendue possible par une structure psychique supposant que l’identification soit à la fois pensée et mise à distance. On prendra comme exemple de ce dispositif psychique les conditions du rire étudiées dans le chapitre 4 (Les mobiles du mot d’esprit).
D’abord, le mot d’esprit ne fait rire son auteur que s’il peut le raconter à un tiers, réel ou fictif : c’est un effet de ricochet qui permet l’allégement de la dépense psychique dans ce cas. Cette première condition signifie aussi que l’auteur et le tiers doivent partager les mêmes inhibitions (l’investissement possible doit être homogène)
Ensuite, le réinvestissement de l’énergie libérée doit être empêché – ceci évidemment ne peut pas se produire si le sujet s’identifie de façon trop forte à l’objet du rire.
Enfin, l’énergie libérée est proportionnelle à celle de l’investissement à laquelle elle échappe et dont elle est issue, d’où les procédés qui consistent, dans le premier temps du mot d’esprit, à renforcer l’adhésion de l’auditeur, lesquels accroissent le montant d’énergie qui entrera dans la décharge. Le mot d’esprit est ainsi présenté par Freud sous la forme d’un scénario de dénouement d’une adhésion (exemple de l’histoire drôle : « pendant des heures la bataille fit rage, et finalement elle resta indécise »). 

5° – Les conditions de la conversion comique : allégement du réel et surestimation du sujet

Les conditions de la conversion se règlent sur l’idée de la situation de contemplation esthétique et ont pour horizon la notion de fiction ainsi que la position d’un sujet en état d’exception. Tout ce qui facilite l’opération de désinvestissement est favorable au rire, ces conditions se résument à deux principales :
a) Conditions d’allégement qui atténuent la charge de sérieux liée à la « vraie vie » et qui frappent le réel d’un coefficient de frivolité (l’existence d’un groupe, l’euphorie, l’ivresse, ou tout simplement l’humeur enjouée, une disposition à se détacher du réel).
 b) Conditions de surestimation du sujet qui le placent volontiers en position de bénéficiaire « récupérateur » de l’énergie désinvestie. Cette surestimation s’obtient la plupart du temps par les procédés de réduction de l’objet comique. Elle peut s’obtenir aussi dans des situations que je caractériserai comme un « désenchantement émerveillé » : par exemple c’est l’effet que produit le savoir, la découverte et la compréhension d’un mécanisme (« ce n’était que cela ! »).
La conjugaison entre les conditions d’allégement de la charge réelle et de surestimation du sujet permet en outre de rendre compte d’un effet paradoxal : le rire est aussi bien un opérateur de dissolution qu’un opérateur de constitution, il est à la fois un agitateur et un correcteur social. Un groupe peut en effet se constituer aux dépens de la dissolution d’une réalité qui lui indiffère, de même qu’un sujet peut se placer en état d’exception aux dépens d’un autre qui se trouve alors réduit à l’état d’objet (que l’opération s’effectue à tort ou à raison ne change rien au mécanisme, mais soulève la question de sa légitimité morale). Le rire permet aussi bien de s’assembler que de s’isoler, il permet également à un groupe de se constituer sur la modalité de l’exception.

A – Bergson
La thèse de la surestimation du sujet traverse l’intégralité du livre de Bergson : voir par exemple l’analyse de la vanité (p. 132 et suiv.).
En outre, l’allégement du concernement, de l’identification à autrui, est l’un des points fondamentaux de la fameuse thèse du « mécanique plaqué sur du vivant ». Une liberté ou ce qui prétend être une liberté (semblable à moi, qui suis placé en position de sujet) se révèle n’être qu’une chose, un mécanisme. L’intérêt d’identification que je peux y investir se trouve donc libéré par un processus de réduction (pp. 59-60).
La surestimation du sujet en position de rieur et l’allégement de l’investissement passionnel « sérieux » soutiennent toute l’analyse du caractère social du rire : constitution de groupes (par exemple voir l’analyse du « rire professionnel » p. 136) – le groupe associe ses membres en une position de maîtrise et dévalue la réalité extérieure. D’où la fonction ambivalente du rire, à la fois dissolvant et constituant puisque cette position fonctionne en tiroir, comme le montre bien l’adage « rira bien qui rira le dernier ».

B – Freud
De son côté, Freud détaille minutieusement les procédés qui conditionnent l’apparition du comique (chapitre 7, p. 382 et suivantes). Il s’agit de favoriser le phénomène de décharge et sa quantité. Il cite successivement :
a) L’humeur enjouée générale, qui favorise la tendance à délier les éléments et les événements du réel, à les isoler (et par conséquent à les déréaliser)
b) Dans le même ordre d’idées la préparation au plaisir comique, l’intention de trouver tout comique.
c) Le détournement de l’attention qui évite toute analyse trop sérieuse : il s’agit d’éviter toute comparaison réelle, « le processus comique ne supporte pas le surinvestissement opéré par l’attention » – tout ce qui vient resserrer la distance entre le sujet et le réel est un obstacle au comique.
d) L’évitement du réinvestissement affectif – or un affect sera réinvesti s’il est débarrassé de son coefficient d’irréalité, s’il est ramené à une émotion dont la causalité est réelle. Il vaut donc mieux rester dans le régime de fiction.
En ce qui touche la surestimation, l’article « L’humour », dans L’inquiétante étrangeté, lui est entièrement consacré. L’auteur y souligne d’abord le « caractère grandiose » de l’effet humoristique, « manifestement lié au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi » (p. 323). Il s’interroge ensuite sur une situation caractéristique de l’humour, qui consiste en une sorte d’auto-dérision : il faut faire alors l’hypothèse « que la personne de l’humoriste a retiré l’accent psychique de son moi et l’a déplacé sur son Surmoi » (p. 326) ; l’économie de dépense psychique est alors assurée par la réduction de la situation, obtenue par adhésion au point de vue du Surmoi.

2 – Discussion de la thèse bergsonienne « du mécanique plaqué sur du vivant »

La célèbre thèse du chapitre I du Rire, « le mécanique plaqué sur du vivant », telle qu’elle est présentée par Bergson, a un caractère de généralité qui la rend vulnérable. Cette vulnérabilité apparaît à partir d’une objection possible. Aussi cette thèse, pour être maintenue, réclame une lecture plus précise. Sa validité exige qu’on ne la sépare pas des remarques initiales par lesquelles Bergson commence ce chapitre, et au nombre desquelles figure le caractère « insensible » ou encore fondamentalement esthétique du rire, l’idée que le rire n’est possible que dans une position de distance dont l’expression pathologique est souvent une forme de froideur, d’insensibilité, ou encore d’intellectualité. Mais cette lecture rétroactive qui permet de maintenir la thèse et d’en comprendre des aspects insoupçonnés, prend toute sa dimension si l’on consent à effectuer un détour par le texte de Freud « L’inquiétante étrangeté ». C’est en effet à la lecture de « L’inquiétante étrangeté » que l’objection aussi bien que la réponse apparaissent.

Page 44 du Rire, Bergson écrit, en résumant une série de développements et d’exemples, et il souligne : « Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose ».
La formule ne se contente pas de résumer les diverses occurrences de la thèse « du mécanique plaqué sur du vivant », mais elle anticipe sur un passage du chapitre II où l’effet comique de la « mécanisation » est expliqué par la réduction d’une liberté prétendue et illusoire (celle de l’objet comique, en l’occurrence une personne) aux yeux d’une liberté qui est affirmée et maintenue parce qu’elle est ou qu’elle se croit épargnée, en situation d’exception (celle du rieur). C’est l’exemple du pantin à ficelles :

Le pantin à ficelles.—Innombrables sont les scènes de comédie où un personnage croit parler et agir librement, où ce personnage conserve par conséquent l’essentiel de la vie, alors qu’envisagé d’un certain côté il apparaît comme un simple jouet entre les mains d’un autre qui s’en amuse. Du pantin que l’enfant manœuvre avec une ficelle à Géronte et à Argante manipulés par Scapin, l’intervalle est facile à franchir. Écoutez plutôt Scapin lui-même: « La machine est toute trouvée », et encore: « C’est le ciel qui les amène dans mes filets  » etc. Par un instinct naturel, et parce qu’on aime mieux, en imagination au moins, être dupeur que dupé, c’est du côté des fourbes que se met le spectateur. Il lie partie avec eux, et désormais, comme l’enfant qui a obtenu d’un camarade qu’il lui prête sa poupée, il fait lui-même aller et venir sur la scène le fantoche dont il a pris en main les ficelles. Toutefois cette dernière condition n’est pas indispensable. Nous pouvons aussi bien rester extérieurs à ce qui se passe, pourvu que nous conservions la sensation bien nette d’un agencement mécanique. C’est ce qui arrive dans les cas où un personnage oscille entre deux partis opposés à prendre, chacun de ces deux partis le tirant à lui tour à tour: tel, Panurge demandant à Pierre et à Paul s’il doit se marier. Remarquons que l’auteur comique a soin alors de personnifier les deux partis contraires. A défaut du spectateur, il faut au moins des acteurs pour tenir les ficelles.
Tout le sérieux de la vie lui vient de notre liberté. Les sentiments que nous avons mûris, les passions que nous avons couvées, les actions que nous avons délibérées, arrêtées, exécutées, enfin ce qui vient de nous et ce qui est bien nôtre, voilà ce qui donne à la vie son allure quelquefois dramatique et généralement grave. Que faudrait-il pour transformer tout cela en comédie ? Il faudrait se figurer que la liberté apparente recouvre un jeu de ficelles, et que nous sommes ici-bas, comme dit le poète,
             … d’humbles marionnettes
Dont le fil est aux mains de la Nécessité.
Il n’y a donc pas de scène réelle, sérieuse, (dramatique même, que la fantaisie ne puisse pousser au comique par l’évocation de cette simple image. (pp. 59-60).

Chaque fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose, c’est que sa liberté prétendue se défait et se réduit en un déterminisme mécanique, et que cette défaite s’apprécie du point de vue d’une liberté spectatrice.
Mais l’objection surgit, on peut en donner la forme la plus vulgaire : à ce compte, le spectacle des atrocités accomplies de manière purement automatique et programmées sous un régime mécanique et tyrannique devraient être comiques. Mais cet exemple est peut-être trop gros, il est peut-être trop surdéterminé pour que nous puissions tranquillement théoriser à partir de lui. Pour contourner l’obstacle, prenons une forme plus subtile de l’objection, telle qu’on peut la formuler à partir du texte de Freud « L’inquiétante étrangeté », où les exemples du mannequin et de la poupée sont fréquemment cités comme manifestation de l’étrangeté. La transformation d’une personne en mannequin a sans doute quelque chose de risible, mais elle peut aussi être « étrangement inquiétante ». L’explication freudienne doit retenir toute notre attention : si le mannequin me trouble, c’est parce que ses évolutions libèrent en moi une antique croyance toujours à l’affût, celle d’une indifférenciation entre les choses et les êtres animés, un vieil animisme toujours tapi au fond de moi :

[…] l’inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées. (p. 258)

L’effet inquiétant ne vient pas de ce qu’une liberté se précipite en chose et se trouve abolie, mais bien plutôt de ce que ce mouvement est solidaire d’une vieille croyance où choses et libertés sont réversibles : « et si les choses étaient animées, et si les choses étaient elles aussi habitées par de la liberté? ». L’idée qu’une chose pourrait être plus qu’une simple chose et cacher des intentions libres, par définition imprévisibles, n’est pas du tout drôle, mais inquiétante. Effectivement, la mécanique mortelle d’un camp de concentration est inquiétante notamment parce que nous savons que cette mécanique est l’effet volontaire d’une liberté, d’une politique qui a pour objet de transformer les êtres humains en choses et qui à cet effet utilise les êtres humains comme des choses. Mais ce n’est pas la seule raison.

En ce point de notre réflexion, la question du pantin tiré par des ficelles se retourne : comment cela peut-il devenir comique ? Or c’est exactement l’une des questions que se pose Freud à la fin de son étude « L’inquiétante étrangeté ». Dans la dernière section du texte il s’objecte à lui-même toute une série de contre exemples, où ce qui devrait être inquiétant ne l’est pas et où, symétriquement, ce qui ne devrait pas être inquiétant le devient. Manifestement notre problème relève de la première figure de la symétrie : le clown qui se raidit et qui répète des gestes comme un pantin me fait rire alors qu’il devrait être inquiétant (du reste beaucoup d’enfants sont effrayés par ce genre d’exercice, pourvu que celui-ci dure un certain temps). Or Freud remarque que tous les contre exemples qu’il trouve sont tirés d’œuvres littéraires, c’est-à-dire supposent une situation fictive dans laquelle un auteur entraîne un lecteur (ou un spectateur) qui est à la fois son complice et sa victime consentante.

L’explication fournie par Freud est simple. L’effet d’inquiétante étrangeté est aboli chaque fois que l’auteur réussit à poser un monde à part, dans lequel il y a une espèce de vraisemblance à ce que de tels phénomènes se produisent, à construire une cosmologie de supposition dans laquelle le normal inclut ce qui serait totalement anormal ou extraordinaire dans notre monde10 . En revanche, l’effet d’inquiétude est produit lorsque l’auteur reste au plus près de notre monde réel et réussit à nous faire douter que nous sommes en présence d’une fiction.
On ne peut mieux dire que c’est le coefficient de réalité qui fait obstacle au comique en réinvestissant l’affect, et que c’est au contraire le coefficient de fiction, la possibilité de l’attitude suspensive, qui permet la libération de l’énergie. Si le pantin est drôle, c’est que je ne peux pas croire qu’il puisse manifester un pouvoir occulte, et le clown n’est drôle lorsqu’il se transforme en pantin que parce que je sais que la situation est momentanément suspendue par la fiction : le clown est dans la « bulle » de la représentation à laquelle je sais que j’assiste. Si cette mécanisation se prolongeait suffisamment, elle aurait pour effet de prendre une coloration réelle, de s’insérer vraiment dans ma réalité ou du moins d’introduire le doute à ce sujet, et elle deviendrait alors inquiétante.
La thèse de Bergson Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chosepeut donc être maintenue, à condition de lire attentivement le texte et de comprendre que le terme « impression » doit être pris rigoureusement : il doit s’agir d’une impression et non d’une certitude. Le fond de toile de l’éclosion du comique est donc le moment fictif qui rend possible le désinvestissement de l’affect et sa libération.

Je reviendrai pour finir à l’exemple qui pouvait sembler trop fort, celui du spectacle de l’atrocité et de la réduction de l’humain au statut de chose, pour remarquer que le thème a été traité par la fiction littéraire, d’une manière qui illustre parfaitement et de manière très inquiétante la thèse de Freud. Dans W ou le souvenir d’enfance, Georges Perec met en effet en scène ce que nous pourrions prendre pour un monde ludique, fondé sur les conventions d’un jeu sportif où les personnes sont mécanisées, mais nous nous apercevons, à mesure que la lecture avance, que ce monde n’a rien de fictif pour ses protagonistes et qu’il leur est impossible d’en sortir11  . Les personnes n’y jouent pas à être des choses, elles sont vraiment des choses en vertu d’un vraie décision politique, d’une liberté maligne invisible mais omniprésente et il n’y a pas de point de fuite, pas de moment où on peut dire « pouce » : ce paradis olympique n’est autre qu’un camp de concentration. Ce qui se présentait à première vue comme un monde de fiction est bel et bien un univers, le seul univers puisqu’il est infini, comme le dit le titre de l’ouvrage de David Rousset, L’Univers concentrationnaire .

Ainsi, les théories classiques du rire ne sont pas seulement des explications unifiées et hiérarchisées par la thèse de la décharge. Elles engagent des options philosophiques qui nouent esthétique et morale, et dans un sens inattendu : c’est que l’expérience esthétique y apparaît comme fondatrice et modélisante. La convertibilité du rire et des larmes s’inscrit dans une perspective moraliste pour laquelle vices et vertus s’engendrent réciproquement, ce qui ne signifie nullement qu’ils se confondent. Et la condition de possibilité de toutes ces conversions n’est autre que les variations de position d’un supposé sujet, d’une liberté ou du moins d’une instance qui se croit libre, à tort ou à raison. Qu’elle ait tort importe peu finalement ici où seule importe l’idée de la liberté, laquelle advient dans l’expérience esthétique par projection dans le possible et arrachement fictif au réel.
On peut penser que c’est par leur classicisme que Bergson et Freud sont placés en position remarquable et aussi en position vraiment philosophique par rapport à la production ordinaire de leur époque sur le même sujet. C’est aussi ce qui les inclut dans un XXe siècle où l’on trouvera encore de grands moralistes, comme Brecht, Debord ou Lacan.

Références bibliographiques

  • Bergson Henri, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris : PUF (1900, série d’articles parus en 1899). Les références sont faites à l’édition critique PUF : 2007, sous la dir. de Frédéric Worms où on trouvera, outre des notes, un dossier et une abondante bibliographie.
  • Bertrand Dominique, Dire le rire à l’âge classique : représenter pour mieux contrôler, Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 1995.
  • Courtin Antoine de, Traité de la paresse ou l’art de bien employer le temps en forme d’entretiens, (1673), 4e éd. Paris : J.F. Josse, 1743.
  • Descartes René, Les Passions de l’âme (1649).
  • Freud Sigmund, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905). trad. D. Messier, Paris : Folio-Essais, 1988
    – « L’inquiétante étrangeté » (1919) et « L’humour » (1927) dans L’Inquiétante étrangeté, tard. B. Féron, Paris : Folio Essais, 1985.
    – Trois Essais sur la théorie de la sexualité, trad. fr. B. Reverchon-Jouve, Paris : Gallimard, 1962.
  • Freud et le rire, éd. A. Szafran et A. Nysenholc, Paris : Métailié, 1993.
  • Hobbes Thomas, De la nature humaine, (1650) chap. 13, trad. d’Holbach, introd. E. Naert, Paris : Vrin, 1991.
  • Joubert Laurent, Traité du ris, Paris : Chesneau, 1579.
  • Kintzler Catherine, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 1991 et 2006.
    – La France classique et l’opéra, Arles : Harmonia mundi, 1998.
  • Perec Georges, W ou le souvenir d’enfance, Paris : Denoël, 1975.
  • Rousset David, L’Univers concentrationnaire, (1945), rééd. Paris : Minuit, 1965.
  • Spinoza Baruch, Ethique, III et IV (1677).
  • Worms Fédéric, « Le rire et sa relation au mot d’esprit. Notes sur la lecture de Bergson et Freud », dans Freud et le rire (Cf. supra).

Notes

1 Version remaniée d’un texte publié dans Le Moment 1900 en philosophie, éd. F. Worms, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 287-304. En ligne sur Mezetulle.net le 25 janvier 2009.

2 Dans Freud et le rire, éd. A. Szafran et A. Nysenholc, Paris : Métailié, 1993, pp. 195-223.

3 Pour les éditions citées, voir les références bibliographiques ci-dessus.

4 On consultera la bibliographie donnée par Paul-Laurent Assoun dans Freud et le rire, op. cit. p. 31-32; il cite notamment des textes de Sully, Philbert, Penjon, Mélinand, Gaultier, Ribot, Hecker, Lipps, Uberhorst, Shauer, Heyman, Brissaud, Toulzac, Cosella, Betcherew. Voir aussi la bibliographie dans l’édition critique du Rire, Paris : PUF, 2007.

5 Cependant Spinoza est à la fois un exemple et une exception, mais une exception qui confirme et qui constitue la régularité de la théorie classique du rire. Comme ses textes sont exorbitants, je ne l’inclurai pas ici au nombre des théoriciens classiques de plein statut, car le faire demanderait une étude spécifique. Voir la note 8.

6 Il s’agit d’une identification paradoxale : un non concernement qui se pense sous la condition du concernement – ainsi le généreux éprouve de la pitié de manière générale et non parce qu’il se représente les maux d’autrui comme « lui pouvant arriver », c’est sur cette position qu’il peut aussi rire d’autrui.

7 Voir par exemple article 196 des Passions de l’âme où Descartes met en parallèle “ les larmes de Démocrite ” et “ le rire d’Héraclite ”.

8 C’est principalement sur ce point que Spinoza se distingue des autres positions : la considération de la position esthétique, qui se fonde sur une forme criticable de la fiction, ne peut être pour lui qu’une concession à un imaginaire nécessairement aliénant. Aussi Spinoza est-il le seul des classiques à soutenir l’idée d’une gaieté absolue issue directement de la positivité de l’être. La fameuse proposition 45 du Livre IV de l’Ethique ne propose qu’un usage divertissant (direct) et non esthétique du théâtre, mis sur le même plan que d’autres agréments (les parfums, les jardins, etc.). Du reste on ne doit en user que de manière “ non exclusive ”, est-il-bien précisé, car un plaisir exclusif renvoie à une partition du corps. Or c’est en des termes opposés que Descartes théorise le “ chatouillement ” (Passions, 94) ou qu’il traite les exemples de la chasse, du jeu de paume et du théâtre dans ses Lettres à Elisabeth.

9 Voir notamment Dominique Bertrand, Dire le rire à l’âge classique, Aix en Provence : Publications de l’Université de Provence, 1995.

10 On peut trouver une confirmation de cette thèse dans l’étude de la représentation de la violence et de l’horreur dans la tragédie lyrique française des XVIIe et XVIIIe siècles, qui repose sur l’idée d’une vraisemblance du merveilleux. Les pires horreurs dont cet opéra est rempli et qu’il représente avec une certaine complaisance prennent une coloration comique. Je me permets de renvoyer à mon Poétique de l’opéra français  (Kintzler, 1991 et 2006) ainsi qu’au petit fascicule accompagné de deux disques La France classique et l’opéra (Kintzler, 1998).

11 Voir l’article Sport, jeu, fiction et liberté : W ou le souvenir d’enfance de G. Perec.

© C. Kintzler et Presses du Septentrion, version de 2004, Catherine Kintzler version de 2009 sur Mezetulle.net

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