« Burkini » : fausse question laïque, vraie question politique

Marianne.net a mis en ligne l’article « Burkini : fausse question laïque, vraie question politique ».

Présentation par la rédaction de Marianne :

Pour Catherine Kintzler, si la question du burkini est « une fausse question laïque », elle révèle surtout « un seuil d’acceptabilité de plus en plus sensible au sein de la cité ». Plutôt que des arrêtés ou des lois, l’intellectuelle préconise de recourir « aux armes conceptuelles » pour lutter contre « une vision totalitaire » et éviter « l’écueil passionnel et la violence ».

Sommaire :

Laïcité et liberté d’affichage

Un seuil d’acceptabilité de plus en plus sensible

Un jalon aggravé par les circonstances

Toutes les femmes sont concernées

Le devoir de réprobation

Lire l’article sur le site Marianne.net.

Edit du 19 mai 2022 : l’article n’étant plus accessible sur le site de Marianne, je le publie ci-dessous.

Burkini : fausse question laïque, vraie question politique

par Catherine Kintzler1

Laïcité et liberté d’affichage

Pas plus que le port du voile ou d’une soutane dans la rue, le port du « burkini » ne soulève une question de laïcité. En effet, le principe réclamant l’abstention d’affichage religieux s’applique aux espaces qui participent de l’autorité publique, comme les tribunaux, les écoles publiques, etc. En revanche dans les espaces ordinaires accessibles au public (rue, transports, plages publiques, etc.), l’expression des opinions est libre dans le cadre du droit commun – par exemple, on a le droit d’y faire l’éloge de la servitude, de s’y déclarer anti-républicain. La réciproque est valide : on a le droit, aussi, et dans ce cadre, de dire tout le mal qu’on pense de telle ou telle opinion, de désapprouver publiquement tel ou tel affichage.

Un seuil d’acceptabilité de plus en plus sensible

Pour être une fausse question laïque, l’affichage du « burkini » n’en est pas pour autant anodin : il révèle un seuil d’acceptabilité qui s’abaisse au sein de la cité. La réprobation se manifeste aujourd’hui avec une telle réactivité que cela touche parfois la notion d’ordre public comme l’avancent les arrêtés municipaux prononçant son interdiction. Avec la saison balnéaire, le « burkini » passera, mais il vaut comme révélateur et déclencheur : l’opinion supporte de moins en moins les déclarations d’appartenance close, le marquage communautaire des corps et des « territoires », le contrôle des mœurs, les entreprises d’uniformisation qui se réclament d’une religion mais qui en réalité impliquent une politique.

Voir là une « intolérance », c’est mettre les choses à l’envers, c’est oublier (c’est-à-dire abandonner) toutes les musulmanes qui entendent échapper à ces stigmatisations infamantes et qui, en refusant le port du voile (ou du « burkini » lorsqu’elles vont à la plage), refusent une vision totalitaire du monde ; c’est les livrer sans un soupir de commisération à un amalgame funeste qui les étouffe.

Un jalon aggravé par les circonstances

La nouveauté est que l’opinion n’attend plus que des lanceurs d’alerte s’émeuvent, ni que le phénomène prenne une certaine extension : son degré d’inertie se réduit, elle est en alerte et le fait savoir sans délai. Pourquoi plus particulièrement en cette occasion ?

Le port du « burkini » est de fraîche date et s’inscrit parmi les jalons que plante une version politique ultra-réactionnaire et totalitaire de l’islam depuis une quarantaine d’années2. La concomitance avec les attentats tragiques récents l’a particulièrement mis en lumière et immédiatement situé – notamment juste après le massacre du 14 juillet à Nice – comme une provocation politique. Comme l’a remarqué le Tribunal administratif de Nice, on est bien au-delà de la religiosité3.

Toutes les femmes sont concernées

Ce qui compte ici n’est pas un événement isolé qui ne serait qu’anecdotique, mais la série dans sa cohérence. Une fois de plus, et dans un contexte qui l’aggrave, s’avance une tentative de banalisation du totalitarisme islamiste qui entend l’introduire comme une forme de « moralité » parmi d’autres. Une fois de plus s’affirme un contrôle absolu et véritablement obscène du corps des femmes. Au-delà de celles qui y consentent ou qui s’y plient malgré elles, cette assignation atteint toutes les autres. Partout où de tels accoutrements sont affichés toutes les femmes sont concernées, et d’abord celles de culture ou de confession musulmane qui le réprouvent, toutes celles qui ne portent pas le voile.

Le devoir de réprobation

Le motif d’ordre public peut parfois être avancé, mais y recourir n’a qu’un effet ponctuel ; en isolant un fait de la série qui le rend signifiant, ce recours en masque le moment politique. Plus généralement, la question n’est ni réglementaire ni législative4, elle demande une ampleur qui implique chacun dans la formation et l’expression de l’opinion. Il convient d’accompagner le cri réprobateur qui s’élève au vu de ces affichages totalitaires et ségrégationnistes ; il faut le faire sans enfreindre les lois, en recourant aux armes conceptuelles, seules propres à éviter l’écueil passionnel et la violence. Il faut oser la réprobation publique argumentée de ces visées, oser dénoncer les jalons symboliques qu’elles avancent en disant le danger politique qu’ils ont pour fonction d’accoutumer. Dans cette tâche critique, tous ceux qui, de culture ou de confession musulmane, s’opposent à ces visées, les désapprouvent, les craignent, ne sont pas seulement bienvenus : ils sont indispensables car ils savent mieux que d’autres de quoi il retourne. La division n’est pas religieuse ici : elle est politique, elle engage la conception et le fonctionnement de la cité.

1 Auteur de Penser la laïcité (Minerve, 2014), site web : mezetulle.fr

2 Voir la tribune d’Aalam Wassef « Ne soyons pas naïfs sur le symbole de cette étoffe », Libération 17 août 2016.

3 Voir notamment le considérant n° 6 de l’ordonnance du Tribunal administratif 1603470 de Nice datée du 13 août 2016 rejetant la requête contre l’arrêté d’interdiction du « burkini » pris par le maire de Cannes le 28 juillet (et donc validant cet arrêté).

4 La loi ne peut être que générale : il faudrait alors interdire tout habillement sur une plage… Elle ne peut pas non plus contredire les libertés fondamentales dans leur co-exercice par l’ensemble des personnes. L’exemple de l’interdiction du masque intégral (loi du 11octobre 2010) vaut ici comme contre-exemple : elle vise toute tenue destinée à dissimuler le visage, et elle assure la liberté générale en assurant la sécurité publique.

12 thoughts on “« Burkini » : fausse question laïque, vraie question politique

  1. jean-pierre castel

    Bonjour Madame Kintzler,
    je ne comprends pas bien votre distinction entre religion et politique, qui me paraît non pertinente dans le cas de l’islamisme. Les buts des islamistes sont certes politiques (prendre le pouvoir) mais dans un but religieux (le but de leur pouvoir est d’imposer la souveraineté de leur conception du divin). La burkini est un symbole non pas musulman mais islamiste. Aussi, arborer le burkini, c’est faire de fait la propagande de l’islamisme. Or l’islamisme nous a déclaré la guerre…Mais c’est une guerre de religion, comme l’Europe en a connues, entre catholiques (ultras) et protestants (ultras). Qu’en pensez-vous?

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    1. Catherine Kintzler Auteur de l’article

      Dans l’article, je dis que le « burkini » ne soulève pas une question de laïcité au sens où le principe de laïcité proprement dit (abstention d’affichage religieux) s’applique aux objets qui participent de l’autorité publique, alors que dans les espaces publics ordinaires (comme la rue, les transports, etc.) l’expression des opinions est libre dans le cadre du droit commun. D’où l’expression « fausse question laïque ». Je parle de question politique au sens où, si j’ai bien compris, vous l’entendez dans votre commentaire. Cet affichage promeut une politique à caractère totalitaire, il s’inscrit dans une série de jalons posés depuis une trentaine d’années en faveur de cette visée politique qu’on tente de banaliser : on est bien au-delà d’une manifestation de religiosité. La question est donc politique (et non pas réglementaire ou législative) au sens où chaque citoyen en est saisi, et où elle réclame un travail critique qui puisse dénoncer la banalisation et y résister.

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      1. jean-pierre castel

        Chère Madame, merci de votre réponse, avec laquelle je suis d’accord, dans la mesure où vous n’opposez pas politique et religieux, mais prenez en compte la dimension politique d’un fait religieux. Le religieux a toujours eu une dimension politique, depuis l’aube des religions . 1905 a institué de ce point de vue une innovation radicale.

        Plus généralement, je crois qu’il faut s’élever contre les affirmations du type : le terrorisme islamiste est un fait politique qui se donne un masque religieux, voire, nos guerres de religion du XVIème siècle étaient politiques et non pas religieuses. Ces guerres sont bien des guerres de religion, distinctes des guerres profanes (territoriales, indépendantistes, etc.) , ce qui ne veut pas dire qu’elles ne contiennent pas une dimension politique. L’ autonomisation du politique par rapport au religieux n’est qu’une création française récente. Qu’en pensez-vous?

        Autres questions sur le burkini : 1) il ne semble pas que ce soit le burkini qui soit récent, mais la polémique à son endroit. 2) si j’ai bien compris, les mouvements islamistes, et nombre de pays musulmans, condamnent le burkini, comme moyen donnant aux femmes la liberté d’aller à la plage?

        Nous sommes bien d’accord, ce qui est condamnable, c’est l’atteinte à la liberté; le burkini certes intègre cette atteinte à la liberté, mais cherche néanmoins un chemin vers la liberté ; n’est-il pas étrange dans notre condamnation de nous retrouver du côté des islamistes ?

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        1. Catherine Kintzler Auteur de l’article

          « L’autonomisation du politique par rapport au religieux n’est qu’une création française récente ». Je ne pense pas. Il faut me semble-t-il tenir compte de la théorie de la séparation exposée par Locke. L’invention française consiste, à mon avis, à mener cette séparation jusqu’au niveau fondamental de la conception même du lien politique. Mais j’ai écrit deux livres abordant ce sujet, je vais me mettre à rabâcher…

          L’argument selon lequel certains islamistes condamnent le burkini – pour des raisons diamétralement opposées à celles que j’évoque dans mes articles – parce qu’il donnerait une « liberté », est utilisé pour promouvoir cet accoutrement. 1° L’argument n’est, lui, pas aussi nouveau que le burkini, il a été avancé en France en 89 (« si on interdit le port de signes religieux à l’école publique, on va enfermer les petites musulmanes dans des écoles confessionnelles »), en 2010 (« si on interdit le masque intégral, on condamne certaines musulmanes à rester cloîtrées à la maison, car la « burqa » leur permet de sortir.. »). Cet argument est plaisamment démonté par Richard Martineau dans son article paru le 22 août dans le Journal de Montréal : http://www.journaldemontreal.com/2016/08/22/burkini–le-monde-a-lenvers

          « Se retrouver du côté des islamistes » serait cautionner leurs projets, l’ensemble de leurs visées et rétablir, en l’occurrence, le rejet du burkini dans le contexte qui en conditionne l’intelligibilité. Je ne vous apprendrai pas qu’un élément ne prend valeur, aussi bien linguistiquement qu’épistémologiquement, qu’inclus dans une série à valeur syntaxique. Isoler un signe, une proposition, de la syntaxe qui les environne et les rend possibles c’est s’interdire de les comprendre : un même élément peut avoir des sens différents et même opposés. Un élément de signification ne fonctionne pas comme un signal, il n’obéit pas à une logique de correspondance biunivoque fixe.

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          1. jean-pierre castel

            Chère Madame, merci pour ces précisions, très éclairantes, ainsi que l’article de Richard Martineau.
            1. Si je me permets de poursuivre, quelque chose ne reste pas clair pour moi : nous tendons à considérer ce burkini comme un symbole de l’islamisme, et donc le combattons, comme nous combattrions des brassards nazis.
            Mais à partir du moment où 1) il ne cache pas le visage , 2) il est condamné par les islamistes eux-mêmes, est-il pertinent de le considérer comme un symbole islamiste ? Le combattrions-nous si on l’avait appelé par exemple « robe de plage avec protection des cheveux », et non pas burkini? Autrement dit, ce combat vaut-il la peine, ou ne risque-t-il pas au contraire de brouiller les esprits de bonne volonté pour un enjeu discutable ?
            2. Je n’ai pas encore lu vos livres. Mais si je parlais d' »autonomisation complète, ou radicale » plutôt que d »‘autonomisation tout court », serait-ce plus correct?
            3. Appliquer au terrorisme islamiste la grille d’analyse de « guerre de religion » vous paraît-il correct?
            Mercid’avance.
            Bien à vous
            PS: je ne trouve vos réponses qu’en allant sur votre site, car je ne reçois pas de mail d’alerte alors que j’ai coché la case correspondante.

          2. Mezetulle

            Cher monsieur, je pense avoir répondu dans mon dernier post : un élément prend son sens dans une syntaxe, en l’occurrence ici une série. Le même élément qui sera un jalon posé par l’islamo-totalitarisme dans un contexte d’accoutumance à petit pas au sein d’une société comme celle dans laquelle nous vivons en France, pourra, dans un autre contexte où l’ordre moral concernant notamment les femmes est installé, être considéré par une version de ce même totalitarisme comme insuffisant et pas encore assez « moral »…
            L’ordre moral s’impose à bas bruit et tout montre qu’il ne fait que s’enhardir si on ne le caractérise pas comme tel. C’est à quoi j’appelle : à une critique. Si la loi n’interdit pas cet accoutrement (et elle ne peut pas l’interdire) ce n’est pas une raison pour consentir à la norme sociale qu’il tente de banaliser et d’imposer, ce n’est pas une raison pour l’applaudir. Elle n’interdit pas non plus de dire tout le mal qu’on peut en penser et toute la crainte et la répulsion qu’il inspire. Je ne trouve pas que l’enjeu d’un ordre moral qui s’abat d’abord sur certaines femmes – n’oublions pas que ce sont d’abord les femmes de culture musulmane qui subissent la pression, qui sont mises à l’index lorsqu’elles ne portent pas le voile – et par conséquent qui les menace toutes soit secondaire.
            Je pense que la grille « guerre de religion » est trop restrictive : nous avons affaire à un projet politique totalitaire de grande ampleur.

          3. jean-pierre castel

            PS: l’autonomisation du politique avait même commencé à Athènes et à Rome avec l’élaboration purement humaine des lois. D’ailleurs j’ai du mal à comprendre que M. Gauchet associe « la sortie du religieux » au christianisme, alors qu’elle avait commencé à Athènes, et qu’elle n’y revint en Europe qu’avec les Révolutions, plus inspirées de la tradition philosophique qui remonte aux Grecs que des valeurs typiquement chrétiennes?

  2. daniel adam

    Tout est dit dans cette phrase :  » Le port du « burkini » est de fraîche date et s’inscrit parmi les jalons que plante une version politique ultra-réactionnaire et totalitaire de l’islam depuis une quarantaine d’années « .
    Personnellement, je me dois de combattre cette forme politique de religiosité qui subordonne « nos » droits de l’Homme (de 1948) à ceux définis par la « Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam ». Leurs droits et libertés sont ceux dictés par Dieu « dans les Livres révélés » (Coran et Bible) et sont soumis à la loi islamique (charia). La femme est ainsi égale en dignité mais pas en droit !
    Comment ? Comme le fait Catherine Kinzler, car dans le désordre actuel, il est indispensable de réaffirmer le caractère universel et indivisible des droits de la femme, de l’homme et de l’enfant. Depuis les révoltes des banlieues d’octobre et novembre 2005, et l’appel médiatique aux religieux par les « politiciens », leurs populations ont été sacrifiées à l’ordre moral, la religion fournissant une « compensation » au sentiment d’insécurité sociale.
    De plus, l’éducation nationale doit revenir à son rôle premier : instruire puis développer l’esprit critique !

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  3. Jeanne Favret-Saada

    Votre texte situe avec justesse le problème posé par l’apparition du burkini et autres vêtements couvrants sur les plages comme étant politique, et non pas règlementaire. Il ouvre cependant sur un gouffre, dont vous n’êtes évidemment en rien responsable : l’incapacité de se saisir politiquement d’un problème concernant les « musulmans ». En témoignent de façon accablante les échanges entre Valls et ses ministres, d’une part, et les interviews de « musulmans » dans les radio, qui se soudent automatiquement avec leurs femmes voilées et qui se découvrent, disent-ils, communautaires. Cela sans compter le sympathique maire féministe de Londres et la fondatrice d’Osez le féminisme.
    Bef, je vous approuve mille fois, mais on n’est pas sortis de l’auberge.

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