La République exclut-elle l’islam ?

L’universalisme républicain est-il raciste et « islamophobe » par essence ?

Certains mouvements de gauche accusent la République française d’être islamophobe et raciste, et cela, d’abord, sous prétexte qu’elle a opprimé les musulmans lorsqu’elle était une puissance coloniale. Jean-Michel Muglioni rattache ce discours antirépublicain aux discours tenus par certains philosophes contre la raison, qu’ils accusent de tuer la diversité ou la différence : ils ont fait le lit d’un communautarisme réellement totalitaire, puisqu’il enferme les individus dans leur appartenance ethnique et religieuse.

Le statut des « indigènes » était-il républicain ?

Parce que dans l’Algérie coloniale et dans toutes les colonies françaises les « indigènes », auxquels la citoyenneté était refusée, étaient exclus de la liberté de la presse, exclusion qui frappait donc les musulmans, la défense de cette liberté, à l’occasion de l’attentat qui a frappé Charlie Hebdo, reviendrait encore à refuser la liberté aux musulmans. Les partisans de cette thèse ne disent pas que le statut d’indigène est une mesure contraire à l’esprit républicain. Non ! Ils soutiennent que la République est par essence colonialiste et discriminatoire à l’égard des musulmans, ce qu’elle a en effet été en Algérie au moment de sa fondation. Que par conséquent il convient de ne pas tomber dans une idéalisation facile des « valeurs républicaines », comme cela aurait été le cas en réponse aux massacres de la rédaction de Charlie Hebdo. C’est ainsi qu’en souvenir de l’oppression très réelle subie par les « indigènes », ce journal satirique a été l’objet de condamnations violentes de la part des « Indigènes de la République ».

Le sophisme du ressentiment

En quoi consiste le raisonnement sophistique qui justifie une telle indignation contre la République qui serait coloniale dans son principe ? Quel ressentiment – pour parler comme Nietzsche – anime cette rhétorique ? La République et la laïcité, ainsi que les lois sur la scolarité obligatoire ont été instituées par un pays colonialiste, impérialiste, et des hommes politiques – par exemple Jules Ferry – ont alors justifié le colonialisme au nom de l’universalisme républicain. Or il est vrai que l’origine de la République en France est impure. De là cette conclusion : les valeurs républicaines (comme on dit aujourd’hui, car on disait alors principes et non valeurs) sont l’expression d’un colonialisme qui s’est perpétué, colonisation intérieure cette fois, par l’oppression des populations immigrées ou même d’autres classes défavorisées (prolétaires ou paysannes). Cette thèse remet en question, avec l’idée républicaine, l’idée que l’école puisse avoir un rôle émancipateur : j’ai entendu dire qu’enseigner Racine dans les « quartiers » revenait à imposer aux enfants d’immigrés une culture qui n’est pas la leur. Comme si au demeurant ils étaient harcelés à coups de littérature française !

Au lieu donc de dire que la République a trahi ses propres principes, qu’elle continue de les trahir lorsqu’elle est incapable de traiter comme des citoyens à part entière des immigrés ou des enfants d’immigrés, qu’elle est devenue incapable de leur apprendre le français, bref que l’école ne remplit pas sa fonction d’instruction, au lieu d’exiger plus de République, on récuse l’idée républicaine elle-même et avec un certain gauchisme l’idée d’école qui lui est liée.

Jeter le bébé avec l’eau du bain

Jamais la métaphore du bébé qu’on jette avec l’eau du bain n’a été aussi juste. Il est vrai en effet que les institutions de la République ont été mises en place dans un contexte colonial, qui était aussi un contexte de préparation de la revanche contre l’Allemagne après la défaite de 1870. Il est donc vrai que les mobiles des politiques républicains eux-mêmes n’étaient pas purs. Mais précisément l’histoire fait parfois apparaître dans des circonstances généralement confuses et sombres des institutions fondatrices qui ne sont pas réductibles à leur origine. Je ne soutiendrai pas qu’il s’agit là d’une ruse de la raison, mais que par bonheur le jeu des passions humaines ne conduit pas toujours au pire, quand du moins les hommes sont aussi capables d’avoir des principes.

Les Lumières et la condamnation du colonialisme

Ainsi la formulation des principes républicains sans laquelle il n’y aurait eu ni Révolution française, ni République, et qu’on trouve chez Montesquieu, Rousseau, Condorcet ou Kant, est inséparable de la condamnation du colonialisme. Cette condamnation est explicite aussi chez Montaigne ou chez Auguste Comte (Comte, dont l’œuvre a inspiré certains des fondateurs de la troisième République, s’était opposé sur le moment à la colonisation de l’Algérie). Prétendre que la République et la laïcité sont par leur nature même, parce que telle serait leur origine historique, des instruments de domination des minorités, que l’universalisme républicain exclut par principe la diversité, ce discours est frauduleux. Il est au mieux l’expression d’une indignation aveugle, qui ne comprend pas ses propres raisons.

Le refus de l’universel, une mode philosophique

La remise en cause de l’universel séduit d’autant plus que certaines analyses à prétention philosophique ont remis en question toute la tradition rationaliste dont la philosophie est l’expression la plus haute : pour être à la mode, on a déclaré la raison totalitaire puisqu’elle exige l’unité. Il était donc de bon ton, en gros dans le dernier tiers du XXe siècle, de soutenir qu’elle ignore les différences, que par exemple, reconnaissant seulement l’identité des hommes, elle manque l’altérité de l’Autre. Dire tous les hommes semblables, ce serait une faute, etc. Ces modes philosophiques ont changé la manière ordinaire de parler : on ne parle plus de ses « semblables », mais de « l’Autre ». Le droit lui-même ne doit pas être fondé sur notre similitude, c’est-à-dire sur ceci que nous sommes tous également hommes, mais sur les différences, etc. II y a en effet unité dans universel, qui veut dire tourné vers l’un, et l’unité est certes en un sens la négation de la diversité (diversité est le contraire d’université et il se pourrait aussi qu’il n’y ait plus d’université au sens strict aujourd’hui). On prétend donc que la loi est contraire à la diversité des groupes sociaux, religieux et ethniques et qu’imposer une même loi pour toute la France, c’est la même volonté impérialiste que l’ethnocentrisme. Il y a un régionalisme antirépublicain nourri de cet irrationalisme, venu de philosophes très sincèrement attachés à combattre toutes les formes d’oppression. En matière intellectuelle aussi l’enfer est pavé de bonnes intentions. Dans ce contexte, on ajoutera donc que la philosophie relève de la pensée occidentale et, pourquoi pas, que son enseignement en France est lui aussi un avatar du colonialisme.

L’un et le multiple

La force de l’argument qui fait de la raison la source de toute oppression ne vient pas de sa validité logique ni de son sens, mais du fait de l’ethnocentrisme et du mépris affiché par les puissants ou les moins puissants à l’égard des religions et des coutumes qui ne sont pas les leurs. Depuis plus de 2500 ans la question de l’un et du multiple a été patiemment traitée. Une multiplicité sans unité est insaisissable. Une unité sans diversité est vide. Par exemple un nom commun rassemble sous une unité une diversité de choses dont nous ne pourrions rien dire s’il fallait donner à chacune un nom propre, puisqu’avoir autant de noms que de choses ou d’aspects des choses est impossible et contraire à la nature même d’une langue et de la pensée. Ainsi nous classons, c’est-à-dire ramenons le multiple à l’un, nous inventons diverses façons d’unifier les diversités qui s’offrent à nous. Mais nous cherchons aussi, dans ce que nous avons uni ou unifié, de nouvelles différences. S’en prendre à la raison qui fait ce travail d’unification et de division, c’est renoncer à toute pensée.

Le sens républicain de la loi

Accuser la raison de totalitarisme parce qu’elle unifie au lieu d’abandonner le multiple à sa diversité est une forme d’irrationalisme théorique qui a ouvert la voie, en matière de politique, au refus de la loi et de l’idée républicaine et qui a fait le lit du communautarisme. Cette critique de l’universel s’est propagée largement parce qu’elle s’accorde assez bien avec le libéralisme du marché qui redoute la loi. Car la loi, c’est-à-dire l’égalité devant la loi, est l’essence de la République, et pour cette raison le régime républicain est par essence social : il implique par exemple que les inégalités de fortune ne doivent pas entraîner des inégalités devant la loi, c’est-à-dire donner aux uns des droits que les autres n’ont pas. Les inégalités ne s’accroissent pas en France parce que nous sommes en République mais parce que la République n’y est souvent qu’un mot.

Égalité et non égalitarisme

L’exigence d’unité de l’universalisme républicain n’implique nullement la négation de la diversité, de la même façon que l’égalité des droits n’est pas l’égalitarisme et le nivellement des hommes. L’égalité républicaine est – comme on dit – élitiste (mais aujourd’hui on n’entend ce terme qu’en un sens péjoratif), en ceci qu’elle donne les fonctions non pas selon l’hérédité ou la fortune, mais selon la compétence dûment contrôlée, par exemple par des concours. Il ne faut pas avoir peur de dire qu’une République véritable est aristocratique – mais à condition qu’elle recrute cette aristocratie pour la qualité individuelle de ses membres et non selon leur origine ou leur fortune. Ce que signifie le principe affirmé dans le premier article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Ce qui du même coup exclut que l’appartenance à une communauté quelconque autre que la communauté nationale donne des droits particuliers, c’est-à-dire des privilèges.

L’idéologie antirépublicaine

Lorsque les détracteurs de la République parlent au nom de la diversité et de la défense de communautés, ils veulent en réalité une autre sorte d’unité : non pas l’unité politique de la nation, fondée sur la volonté des citoyens, mais l’unité culturelle et religieuse fondée sur l’appartenance à une communauté. Ainsi l’unité de ce qu’on appelle à tort la « communauté musulmane » est sans doute plus le fait du racisme dont les « musulmans » sont réellement l’objet qu’une réelle unité communautaire : parmi ceux qu’on dit « musulmans », combien sont encore musulmans, et parmi ceux qui sont musulmans, combien ont-ils la même façon de pratiquer l’islam ? Vouloir qu’ils constituent une communauté, c’est les enfermer dans un groupe pour des raisons historiques, religieuses ou ethniques – il faudrait dire pour des raisons racistes, car là aussi le racisme n’est pas nécessairement du côté de ceux qui en sont accusés. Et si celui que le hasard a fait naître dans une semblable communauté veut la quitter ou ne pas en respecter les mœurs et les croyances, c’est un apostat. Le totalitarisme aussi n’est pas toujours du côté de ceux qui en sont accusés : il y a un totalitarisme communautaire, et c’est précisément ce qu’une République laïque a pour but d’empêcher. Ainsi, s’en prendre à la République et à l’État-Nation pour lutter contre le racisme réel dont sont victimes les musulmans, c’est se tromper d’ennemi et tenir un discours rigoureusement idéologique, au sens que Marx donne à ce terme : un tel discours donne l’apparence de défendre un principe, la liberté des minorités contre un impérialisme, quand en réalité, à l’insu de ceux-là même qui le tiennent, il fait le jeu de l’impérialisme économique qui submerge la planète en détruisant précisément la République partout où elle n’a pas complètement disparu.

L’accusation d’islamophobie

Et par là s’explique qu’une extrême gauche généralement d’origine marxiste et hostile au christianisme en vienne à prendre la défense de l’islam, religion qui pourtant ne devrait pas être pour elle plus recommandable qu’une autre. Mais la colonisation ayant opprimé les musulmans, ce qui est incontestable, c’est être islamophobe et raciste que soumettre l’islam à la critique comme on a soumis le christianisme à la critique. Aux yeux de ceux pour qui la France est toujours une puissance coloniale opprimant des peuples musulmans, la laïcité est donc nécessairement « islamophobe », comme aux yeux de catholiques encore nombreux en 1905 la loi de séparation des Églises et de l’État était une loi « christianophobe ». Par chance ce mot n’existait pas alors et l’on ne pouvait pas dire que la critique du catholicisme était raciste, car c’était une affaire entre Blancs !

Le chemin qui reste à parcourir

L’islam ne se plie certes pas plus aisément aux règles de la laïcité que le catholicisme, qui a dû faire un long chemin en France, sans l’agrément du Vatican. Mais l’unité républicaine était à ce prix, si bien qu’on peut être aujourd’hui catholique et laïque sans contradiction, non pas seulement parce qu’ainsi le droit de pratiquer cette religion est garanti – ce que ne garantit pas l’islam dans la plupart de pays musulmans –, mais parce que, du moins selon certains interprètes des textes fondateurs du christianisme, un catholique rendant à César ce qui est à César peut rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Or l’islam a en France des fidèles, philosophes ou non, qui ont fait ce chemin : combattons pour que leur discours ne soit pas rendu inaudible par les détracteurs de la République et de la laïcité d’où qu’ils viennent.

 

Post Scriptum

J’ai moi-même été témoin du racisme ordinaire. J’en pourrais même faire un volume. Je sais quels obstacles un Noir ou un Arabe doivent surmonter pour obtenir un logement ou un poste quand une personne de « type européen » ne rencontre pas les mêmes difficultés dans la même démarche. Je comprends donc qu’à force de subir ce racisme certains musulmans désespèrent de la République. Il n’est pas insensé de référer ce racisme au passé colonial de la France. Il faut donc s’indigner. Mais indignation n’est pas raison. En voici un exemple. L’essentiel du propos que je publie aujourd’hui était rédigé lorsque j’ai lu l’allocution de Madame Houria Bouteldja (porte-parole du parti des Indigènes de la République (PIR) à la Maison de la Littérature d’Oslo, le 3 Mars 2015, lors de la conférence Minorités, nationalisme et États-Nations. On pourra juger de la pertinence de l’analyse trop rapide que j’en propose en lisant l’allocution entière sur le site.

Cette « militante décoloniale » ou « qui n’appartient pas à la gauche blanche et qui parle d’un point de vue décolonial » soutient qu’il y a un « racisme républicain », « structurel », constitutif de « l’Etat-Nation, fondé sur une identité blanche et chrétienne ». Tout se passe comme si elle remplaçait la lutte des classes par la lutte des races et définissait l’essence de la République dans les termes mêmes de l’extrême droite. Elle dénonce aussi l’antisémitisme structurel de la France chrétienne, mais pour ajouter qu’il a été compensé après la Shoa par un « philosémitisme d’Etat », lequel est une manière de ne pas reconnaître les crimes coloniaux et de soutenir Israël, « Etat colonial qui a pour mission de garantir les intérêts occidentaux dans le monde ». Et telle est la « première source de l’hostilité de la part des sujets postcoloniaux envers les juifs », ce qu’on ne saurait confondre avec « le prétendu antisémitisme de la banlieue ».

On peut lire ceci : « pour faire partie du corps légitime de l’État-Nation, il faut cumuler trois critères : être d’origine européenne, chrétien (croyant ou pas, pratiquant ou pas) et blanc de peau. Exemple : quand on est chrétien mais d’origine libanaise, ou blanc de peau mais Turc, on n’est pas Blanc. Il faut cumuler les trois qualités pour être pleinement Blancs et donc parfaitement Français ». Me voici donc devenu chrétien ! Et islamophobe puisque je ne pense pas plus de bien de l’islam comme religion que du christianisme : chrétien, islamophobe donc raciste. Inversement l’hostilité à l’égard non pas de la politique actuelle d’Israël (que je condamne moi aussi) mais envers les juifs n’est pas de l’antisémitisme.

Pour montrer la manière de raisonner « décoloniale », je prendrai un exemple. L’allocution commence, pour montrer qu’il y a un « racisme républicain », d’abord antisémite, par rappeler trois « lapsus d’État » comme suit :

« – Le premier a été prononcé par Raymond Barre, le 3 octobre 1980. Une bombe tue trois personnes devant la synagogue de la rue Copernic, à Paris. Le Premier ministre évoque un « attentat odieux qui voulait frapper des Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic ». Ainsi pour le Premier ministre, les « Israélites » ne sont pas des Français puisqu’ils sont opposés aux « Français innocents ». »

J’ajouterai que Raymond Barre n’a jamais admis que c’était un lapsus : il s’agit de ce que j’appelle l’antisémitisme ordinaire.

« – Le second lapsus est fait par Jacques Chirac, président de la République, lors de son allocution du 14 juillet 2004 : « Nous sommes dans une période où les manifestations d’ordre raciste, […] mettent en cause nos compatriotes juifs ou musulmans ou tout simplement parfois des Français […] ». Là aussi, les Juifs, tout comme les musulmans, sont distingués du corps national français. »

Faut-il penser que la majuscule à Juifs soit ici délibérée et signifie qu’on est passé des fidèles de la religion juive (on écrit ainsi les musulmans ou les chrétiens, sans majuscule) au peuple (« les Juifs » – comme on écrit « les Bretons », « les Parisiens ») ? Mais il est vrai que Jacques Chirac a bien fait un lapsus, une maladresse qui en effet en dit long sur l’antisémitisme ordinaire et le refus de considérer les juifs comme des Français, puisqu’il affecte un homme qui n’est pas antisémite.

Voici maintenant les propos de François Hollande que la conférencière considère comme un troisième lapsus d’Etat : peut-on les mettre sur le même plan que les précédents ? Y a-t-il même lapsus ?

« – Le troisième a été prononcé la semaine dernière par François Hollande, quelques jours après la profanation d’un cimetière juif. Lors de son discours au dîner du CRIF, il a dit : « J’étais la semaine dernière à Sarre-Union, dans ce cimetière dévasté par de jeunes lycéens, Français de souche comme on dit ». Lorsque le président de la République utilise cette expression « Français de souche », il désigne exclusivement des Blancs chrétiens (qui étaient effectivement les auteurs du crime) et exclut de la souche, tant les musulmans que les Juifs ».

François Hollande ne prend pas à son compte l’expression « Français de souche », puisqu’il prévient par ces mots « comme on dit ». Et la reprenant ainsi entre guillemets, après la profanation de tombes juives, que voulait-il dire ? Voulait-il opposer les « Français de souche » aux autres, comme font généralement ceux qui utilisent cette expression, et qui veulent ainsi signifier que les « autres » ne sont pas français ? François Hollande veut dire, il dit que les musulmans n’y étaient pour rien : il utilise donc l’expression « Français de souche » dans ce qu’elle peut avoir de choquant pour que ces profanations ne soient pas une nouvelle occasion de stigmatiser, comme on dit, les musulmans. Il n’y a donc là de racisme ni explicite, ni implicite.

Ainsi, quand bien même on admettrait que de toute façon il vaut mieux ne pas utiliser l’expression « Français de souche », même entre guillemets, cet exemple me paraît suffisant pour juger de l’interprétation « décoloniale » de la République : peut-on en effet de bonne foi considérer qu’il y a là un « lapsus d’État » de même nature que celui, réel, de Raymond Barre ? Si l’on met ces trois propos sur le même plan, plus rien ne veut rien dire, et tout dialogue devient impossible : je sais d’avance que je serai tenu pour un mâle blanc républicain colonialiste, quoi que je dise. Défendre l’école comme je le fais sur Mezetulle sera la preuve que de ce colonialisme impénitent. Et comme il m’arrive de faire la critique des religions en général, je serai traité d’islamophobe, etc.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2015.

 

4 thoughts on “La République exclut-elle l’islam ?

  1. pablo

    La citoyenneté n’était pas refusée aux musulmans en Algérie, dans la mesure où un texte de 1865 permet aux juifs et musulmans algériens d’obtenir la citoyenneté française, sous réserve de renoncer à leur statut personnel.
    C’est à dire renoncer au fait d’être jugé selon la loi coranique pour les affaires familiales, s’agissant des musulmans.

    Dans les deux cas, il y a eu peu de demandes de citoyenneté, justement à cause de la renonciation à ce statut. Vers la fin du second empire, une mesure accordant la citoyenneté à l’ensemble des juifs d’Algérie était en cours de discussions, mais elle ne sera finalement adoptée qu’après la chute de Napoléon III (le célèbre décret Crémieux). Elle comportait, de manière autoritaire, la fin du statut personnel des israélites.

    Il est vrai par ailleurs que l’administration locale était réticente à appliquer cette mesure, comme aux autres mesures envisagées par Napoléon III dans le cadre de la politique de royaume arabe. Mais, sur le principe, la citoyenneté était accessible aux musulmans, et n’était pas forcément souhaitée.

    Il en va de même pour l’école et pour la médecine moderne : jusqu’après la première guerre mondiale au moins, les musulmans ne souhaitaient pas envoyer leurs enfants à l’école française.
    Daniel Rivet, dans son livre Le Maroc de Lyautey à Mohamed V, le montre aussi pour le Maroc, jusqu’au moins en 1939. Il montre aussi les réticences initiales face à la médecine moderne et à la vaccination.

    Il ne faut pas non plus caricaturer la période coloniale, ce qui contribue au malaise actuel.

    Quant au racisme, l’INED et l’INSEE ont réalisé une enquête :

    http://teo.site.ined.fr/fichier/s_rubrique/20232/dt168.13janvier11.fr.pdf

    très détaillée sur les parcours des descendants d’immigrés. Cette enquête donne beaucoup d’informations, parfois surprenantes, sur différents sujets.

    Page 135, on donne selon l’origine le pourcentage de personnes pensant : avoir vécu une situation raciste, y être exposé sans en avoir vécu, ou ne pas être concerné.
    On constate que 16% des personnes issues de la population majoritaire déclarent avoir vécu une situation raciste, contre 44 à 60% pour les personnes ayant un ascendant familial en Afrique ou Asie. Pour interpréter ces résultats, il faut naturellement se souvenir du fait que la population majoritaire est nettement plus nombreuse.
    La démographe Michèle Tribalat, sur la base des données détaillées de cette étude, précise dans son dernier livre (Assimilation, la fin du modèle français) que dans les quartiers dit sensibles (qu’elle définit sur caractéristiques économiques), les phénomènes de racismes « anti-blanc » et « anti-immigré » ont sensiblement la même fréquence.

    Donc, là aussi, il faut se garder de jeter de l’huile sur le feu.

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  2. pablo

    Par ailleurs, la phrase de Raymond Barre est-elle antisémite ?
    C’est une phrase qui considère à tort que les israélites français sont plus liés à Israel que les autres français, dans la mesure où les terroristes agissaient dans le cadre du conflit politique entre Israel et le monde arabe, mais ce n’est a priori pas une phrase raciste ou antisémite.

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  3. Ping : iPhilo – la philosophie en poche » La République exclut-elle l’islam ?

    1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

      Je dois exprimer mon désaccord sur les commentaires signés Pablo, que je publie pour clarifier ma position. Il est essentiel qu’on sache sur quoi portent accords ou désaccords.
      Ces commentaires vont finalement dans le même sens : nier la violence de la colonisation ainsi que le racisme d’un premier ministre, racisme sans doute inconscient, souvent véhiculé par des expressions ordinaires. Je dis deux choses. D’une part que ces deux violences sont réelles, et toutes deux extrêmes, et qu’il ne sert à rien de vouloir établir qu’elles le sont moins que le prétendent ceux qui s’en indignent. Et d’autre part que porter un tel jugement sur ces violences n’implique nullement une remise en cause des principes républicains et ne saurait en aucun cas justifier que la loi républicaine et la laïcité soient tenues pour colonialistes, racistes, islamophobes. Je soutiens même que c’est au nom des principes républicains qu’il y a lieu de condamner la politique coloniale et toutes les formes de racisme. Vouloir à tout prix diminuer l’horreur de cette politique et celle du racisme et de l’antisémitisme fait le jeu des plus violents ennemis de la République.
      Je rappelle le propos de Raymond Barre : « Cet attentat odieux voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic » Distinguer les victimes israélites des victimes françaises innocentes, c’est être deux fois antisémite : une fois pour ne pas compter les « israélites » parmi les français – premier lapsus -, une autre- second lapsus – pour sous-entendre qu’ils ne sont pas innocents comme les français. En quoi les juifs étaient-ils moins innocents que les autres français dans cette affaire ? La France est sans doute un des seuls pays d’Europe où un premier ministre qui s’exprime ainsi n’est pas contraint de démissionner.
      Nous devons notre droit et le développement des sciences aux conquêtes d’Alexandre qui ont permis la mise en place des royaumes hellénistiques, dont l’empire romain est la poursuite (je vais vite !). L’histoire est faite de guerres et de colonisations. Tacite fait dire à un chef breton de la pax romana : solitudinem faciunt, pacem appellant. Ils font le vide et disent que c’est la paix [Agricola XXX, 8]. Simone Weil [cf. Ecrits historiques et politiques, nrf, 1960] est très sévère à l’égard de Rome et soutient que l’histoire, racontée par les vainqueurs, ne nous dit pas quels peuples ont été détruits. César se vante de passer au fil de l’épée soixante mille hommes, femmes et enfants, lors de la prise d’une ville gauloise. Il en a pris un grand nombre. Il faut savoir et enseigner que l’horreur n’a pas de limite en la matière. On lit dans Choses vues, de Victor Hugo, qui pourtant croyait au rôle civilisateur de la France en Algérie, contrairement à Auguste Comte, ceci : « 15 octobre 1852 – Algérie. Le général Le Flô me disait hier soir que, dans les razzias, il n’était pas rare de voir les soldats jeter à leurs camarades des enfants qu’ils recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d’oreilles des femmes, les oreilles avec, et coupaient les doigts pour avoir les anneaux. Atrocités du général Négrier. Le colonel Pélissier. Les Arabes fumés vifs ». Il a fallu plus de quarante ans pour « pacifier » l’Algérie : « pax gallica ? » Mais je n’en veux pas aux italiens des crimes de César, et de la même façon je n’ai pas à me repentir des crimes commis par la France auxquels je n’ai pas participé. Mais ce sont des crimes et il ne faut pas s’étonner qu’ayant été commis il y a moins de deux siècles ils aient laissé des cicatrices encore douloureuses, d’autant que la décolonisation n’a pas été plus heureuse que la colonisation. Mon propos dénonçait l’instrumentalisation de ces douleurs et pour cette raison ne cherchait en aucune façon à les nier.
      Ma réponse ne se placera pas au point de vue historique. Je ne suis pas historien. On trouvera tout ce qu’on veut d’études historiques en apparence sérieuses pour dire tout et son contraire sur la question. C’est une histoire où les prises de position risquent d’être déterminées par les mêmes passions qui agitent les débats politiques du jour. Je dirai donc une seule chose. Admettons que les musulmans d’Algérie aient refusé la citoyenneté française pour garder leurs mœurs et leur religion, et que par conséquent le statut d’indigènes ne leur ait pas été imposé comme je l’ai soutenu : qu’est-ce que cela change ? Ils étaient chez eux : rien ne justifie, pas même la condamnation que je porte sur la charia, qu’on ait occupé militairement leur pays pour en faire une partie du mien. Et de la même façon, rien ne justifie qu’aujourd’hui on accuse la République de colonisation intérieure lorsqu’elle demande qu’on respecte ses lois chez elle, et en l’occurrence qu’elle impose à l’islam la même laïcité qu’au catholicisme (ou du moins c’est ce qu’elle devrait faire).
      Voici pour finir un cours élémentaire, rédigé en 1796 par le plus grand instituteur que je connaisse, que j’ai retraduit comme j’ai pu. C’est un peu difficile, mais fort éclairant. Ce peut être un bon travail de vacances pour les lecteurs de Mezetulle ! Bon été à tous. Je ne peux suivre les commentaires avant la mi septembre…
      L’idée d’une communauté pacifique (sinon déjà amicale) comprenant tous les peuples de la terre qui peuvent avoir entre eux des relations effectives est une idée de la raison ; ce n’est pas un principe pour ainsi dire philanthropique (éthique [= moral]) mais juridique. La nature les a tous enfermés (grâce à la forme sphérique qu’elle a donnée à leur séjour, comme globus terraqueus [globe fait de terre et d’eau]) dans des limites déterminées ; et puisque la possession du sol sur lequel l’habitant de la terre peut vivre ne peut jamais être considérée que comme la possession d’une partie d’un tout déterminé, telle par conséquent que chacun a sur lui originairement un droit, pour cette raison tous les peuples sont originairement dans une communauté de sol ; ce n’est pas une communauté juridique de possession(communio) comprenant l’usage et la propriété de ce sol, mais une communauté d’action réciproque (commercium) physique possible : ils ont des relations permanentes les uns avec les autres consistant à se prêter à un commerce réciproque ; et ils ont un droit d’essayer d’entrer ainsi en relation avec un étranger sans que celui-ci soit en droit de les traiter en ennemis. – Ce droit tend à une union possible de tous les peuples et il a pour visée certaines lois universelles qui rendent leur commerce possible, et dans cette mesure il peut être appelé droit cosmopolitique (jus cosmopoliticum).
      Il peut sembler que les mers interdisent aux peuples toute communauté ; et pourtant grâce à la navigation elles sont précisément les plus heureuses dispositions de la nature pour leur commerce, qui peut être d’autant plus vivant que les côtes sont plus proches les unes des autres (comme celles de la Méditerranée). En même temps la fréquentation de ces côtes et plus encore les colonies [Niederlassung] qu’on y établit pour les rattacher à la métropole sont l’occasion de faire sentir partout les maux et la violence (Gewalttätigkeit) d’un lieu du globe. Mais cet abus possible ne peut supprimer le droit qu’a le citoyen de la terre d’essayer de vivre en communauté avec tous et dans ce but d’explorer toutes les contrées de la terre, quoique ce ne soit un droit d’installer une colonie [Ansiedlung] sur le sol d’un autre peuple (jus incolatus) que sous réserve d’un contrat particulier.
      Mais une question se pose. Dans un pays nouvellement découvert, est-il permis à un peuple de fonder un établissement [Anwohnung] (accolatus) et de prendre possession [d’un sol] [Besitznehmung] dans le voisinage d’un peuple qui a déjà pris place dans cette région, et cela sans le consentement de ce peuple ?
      Si cet établissement a lieu assez loin du premier peuple pour que dans l’exploitation de son sol aucun des deux ne porte préjudice à l’autre, le droit alors n’est pas douteux. Mais si ce sont des peuples de pasteurs ou de chasseurs (comme les Hottentots, les Toungouses et la plupart des nations américaines) dont la subsistance dépend de grandes étendues désertiques, cela ne peut avoir lieu par la force [Gewalt] mais seulement par contrat ; et il ne faudrait pas, pour passer ce contrat, se servir de l’ignorance des habitants qui abandonnent ces terres. Et cela quoiqu’il y ait, je le sais, assez de raisons qui semblent justifier une telle violence, parce qu’elle serait un bien pour le monde : en partie parce qu’on apporte la civilisation à ces peuples grossiers (c’est la prétexte par lequel Büsching [géographe alors célèbre qui se trouve avoir été victime de persécutions religieuses] lui-même veut excuser l’introduction sanglante de la religion chrétienne en Allemagne), en partie parce qu’on peut purifier son propre pays en envoyant des hommes corrompus dans une autre partie du monde (comme la Nouvelle-Hollande) et ainsi espérer leur amélioration ou celle de leur postérité ; car tous ces desseins prétendument bons ne peuvent effacer la tache qu’est l’injustice des moyens mis en œuvre. – On objectera qu’un tel scrupule qui interdit de commencer à fonder par la force [Gewalt] un état réglé par des lois, laisserait peut-être toute la terre sans lois ; mais cette objection ne peut pas plus supprimer cette condition de droit que le prétexte invoqué par les révolutionnaires, dans un Etat, à savoir que, si les constitutions sont mauvaises, il appartient au peuple de les transformer par la force, et ainsi d’être injuste une fois pour toutes, pour ensuite fonder la justice d’autant plus sûrement et la faire fleurir.
      KANT, Métaphysique des mœurs, doctrine du droit, § 62, AK VI 352 sq.

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