« Le triomphe des Lumières » de Steven Pinker, lu par Philippe Foussier

Le plus grand succès de l’histoire de l’humanité

L’universitaire américain Steven Pinker, auteur de La part d’ange en nous qui a connu un succès mondial, publie une ode à la raison, à la science et à l’humanisme, Le triomphe des Lumières1 (Les Arènes). En ces temps où toutes ces notions font l’objet de remises en cause massives, la lecture de ce livre foncièrement optimiste redonnera assurément des forces à ceux qui se reconnaissent dans l’héritage des Lumières et irritera à n’en pas douter leurs adversaires.

Adeptes du « c’était mieux avant », passez votre chemin. Tenants du déclinisme, du catastrophisme, du pessimisme, nostalgiques d’âges d’or réels ou imaginaires, ce livre n’est pas fait pour vous. Et cet article même qui en propose la recension vous provoquera assurément de l’urticaire.

Un plaidoyer pour la science et l’humanisme face aux adorateurs du passé et aux prophètes de malheur

Nous voici en effet face à un ouvrage roboratif d’une facture étonnante, sur la forme et sur le fond. Son auteur, Steven Pinker, est professeur de psychologie à Harvard et ses recherches sur la cognition et la psychologie du langage sont reconnues dans le monde entier. Les marchands de peur nous assurent que le monde est au bord du gouffre, menacé par les migrations et les apocalypses, les guerres et l’épuisement des ressources, les dangers climatiques et les inégalités. Steven Pinker prend de manière frontale les prophètes de malheur à leurs contradictions ou démontre le caractère infondé de leurs assertions. Pour lui, « jamais l’humanité n’a vécu une période aussi paisible et heureuse ». Avec force chiffres, graphiques, statistiques et données, l’auteur démontre que « la santé, la prospérité, la sécurité et la paix sont en hausse dans le monde entier ». À rebours de la pensée dominante, il nomme le vecteur de cette évolution : « Ce progrès est un legs du siècle des Lumières, animé par des idéaux puissants : la raison, la science et l’humanisme. C’est peut-être le plus grand succès de l’histoire de l’humanité ».

Le travail de Steven Pinker présente quelque apparentement avec l’Encyclopédie tant il poursuit une démarche d’exhaustivité, ne négligeant aucun fait, aucune information, aucun thème pour étayer son propos. L’ouvrage est dense, foisonnant, tonique. La virtuosité de son auteur, capable d’embrasser des disciplines extrêmement variées avec des démonstrations rigoureuses et percutantes, donne souvent le vertige. Les 120 pages de notes attestent que l’entreprise à laquelle il s’est livré n’a rien à voir avec le pamphlet écrit en quelques jours sur un coin de table. Pinker fourbit ses armes, il dispose d’arguments consistants et sa manière assurée de les présenter laisse deviner qu’il attend ses détracteurs avec une certaine confiance. Il n’a pas peur de nommer les adversaires des Lumières que sont les tenants du tribalisme, de l’autoritarisme et de la pensée magique. Il postule que « le catastrophisme est dangereux pour la démocratie et la coopération mondiale ». Face aux adorateurs du passé, Pinker délivre un plaidoyer aussi vigoureux que rigoureux pour la raison, la science et l’humanisme, animé par une foi en l’avenir fondée sur les constats du présent.

L’universitaire américain date des années 1960 le début de l’effondrement de la « confiance dans les institutions modernes », lequel connaît en cette deuxième décennie du XXIe siècle une intensité redoublée avec « la montée en puissance de mouvement populistes qui rejettent ostensiblement les idéaux des Lumières. Tribalistes plutôt que cosmopolites, autoritaires plutôt que démocratiques, méprisants vis-à-vis des experts et peu respectueux du savoir, ils préfèrent la nostalgie d’un passé idyllique à l’espoir en un avenir meilleur ». Mais cette remise en cause est selon lui moins le fait d’ignorants que de « sachants » : « Le mépris pour la raison, la science, l’humanisme et le progrès imprègne de longue date notre culture intellectuelle et artistique, y compris parmi les élites ». Pinker n’a pas de mal à faire litière de la critique selon laquelle les Lumières seraient un produit de l’Occident réservé à l’Occident. Et rappelle que les Lumières « occidentales » ont été rapidement contestées par des Contre-Lumières tout aussi « occidentales » :

« À peine les gens étaient-ils entrés dans la lumière qu’on leur intima que l’obscurité n’était après tout pas si mauvaise, qu’il valait mieux s’abstenir d’oser comprendre trop de choses, que les dogmes et les préceptes méritaient qu’on leur redonne une chance et que la nature humaine était vouée non au progrès mais au déclin ».
[Les opposants aux Lumières] « … ont contesté que la raison puisse être séparée de l’émotion, que les individus puissent être envisagés indépendamment de leur culture, que les hommes soient tenus de fonder en raison leurs actes, que des valeurs puissent s’appliquer à travers différentes époques et différents lieux et que la paix et la prospérité soient des objectifs désirables. Pour eux, l’être humain fait partie d’un tout organique – une culture, une race, une nation, une religion, un esprit collectif ou une force historique – et les hommes devraient s’efforcer d’exprimer par leur activité créatrice l’ensemble transcendant dont ils font partie ».

Infaillible optimiste

Aux tenants d’un diagnostic lugubre de l’état du monde, Pinker oppose notamment 75 graphiques répartis en une vingtaine de chapitres. De la santé à l’environnement, de la paix à la démocratie, de la qualité de vie au développement du savoir en passant par le bonheur, la subsistance ou l’espérance de vie, on a peine à imaginer que l’auteur ait pu oublier le moindre argument pour fonder son raisonnement.

Prenons l’exemple du recul de la faim dans le monde : entre 1961 et 2009, la surface des terres utilisées pour cultiver des aliments a augmenté de 12% alors que dans le même temps la quantité de nourriture produite augmentait de 300%. « Comme toutes les avancées, la révolution verte a été la cible d’attaques dès qu’elle a commencé. Selon ses détracteurs, l’agriculture de haute technologie consomme des combustibles fossiles, siphonne les nappes phréatiques, recourt à des herbicides et des pesticides, perturbe l’agriculture de subsistance traditionnelle, n’est pas naturelle sur le plan biologique et génère des profits pour les multinationales. Eu égard au fait qu’elle a sauvé une multitude de vies et a contribué à reléguer les grandes famines aux poubelles de l’histoire, cela me paraît un prix raisonnable à payer », argumente Pinker. Toutes ses démonstrations fonctionnent selon le même principe. L’auteur ne nie pas les effets négatifs que peut aussi engendrer le progrès. Mais il les met sur la balance des avantages qu’il procure parallèlement et le résultat se révèle, dans tous les domaines, implacable.

L’optimiste infaillible qu’est Pinker ne craint pas de s’attaquer à quelques icônes comme Thomas Piketty sur les inégalités ou le pape François sur l’environnement. Au premier qui assure que les inégalités ne se sont pas résorbées en un siècle, Pinker réplique que « la richesse totale aujourd’hui est largement supérieure à ce qu’elle était en 1910 ; donc si la moitié la plus pauvre de la population en détient la même proportion, elle est beaucoup plus riche, et non tout aussi pauvre », comme l’allègue l’économiste vedette. Au locataire du Vatican qui n’hésite pas, dans son encyclique Laudato Si’, à fustiger la raison, la science et le progrès pour expliquer comment la Terre serait devenue un « immense dépotoir […] par l’abus des biens que Dieu a déposés en elle », Pinker répond avec un certain humour tant il est difficile de contrer rationnellement des arguments fondés sur le « mystère des multiples relations qui existent entre les choses et le trésor de l’expérience spirituelle chrétienne »… Plus sérieusement, il flétrit les courants fondamentalistes de vénération de la nature empreints « de misanthropie, avec notamment une indifférence à la famine, la tendance à se complaire dans des fantasmes macabres d’une planète dépeuplée et un penchant pour des comparaisons rappelant le nazisme et associant les êtres humains à des parasites, des agents pathogènes ou à un cancer ». Il démontre aussi comment des mouvements écologistes parfois issus de la gauche s’acoquinent avec les pires thèses conspirationnistes véhiculées par l’extrême droite. Et il plaide pour un écologisme éclairé « qui reconnaît que les humains ont besoin d’énergie pour se sortir de la pauvreté à laquelle les assignent l’entropie et l’évolution […]. L’histoire nous donne à penser que cet environnementalisme moderne, pragmatique et humaniste peut fonctionner ».

Contre l’apocalypse

Steven Pinker ne cache pas son aversion pour l’extrême droite et on ne s’étonnera pas non plus qu’il récuse les attendus sur lesquels l’actuel président des États-Unis a bâti sa popularité. Sur les migrations de populations qui assurent un tel succès électoral aux démagogues de tous les continents, l’auteur fournit là encore des arguments de poids. Aux quatre millions de réfugiés syriens de ces dernières années, il compare les 10 millions de réfugiés du Bangladesh en 1971, les 14 millions de personnes qui ont fui l’Inde en 1947 et les 60 millions de déplacés – en Europe uniquement – pendant la Seconde Guerre mondiale. Sur les victimes de guerre, les chiffres qu’il avance permettent également de relativiser grandement les conflits du moment. Même constat sur les avancées démocratiques. Ainsi en 2015, les deux tiers de la population mondiale vivaient dans des sociétés libres ou relativement libres contre moins de 40% en 1950, 20% en 1900 et 1% en 1816 ! Les quatre cinquièmes de la population qui ne vivent pas dans un régime démocratique sont chinois… De même, la peine de mort est en régression considérable depuis quelques années, même s’il reste un improbable club des cinq qui procède à des exécutions significatives en nombre : Chine, Iran, Pakistan, Arabie Saoudite et États-Unis. Diagnostic comparable pour les discriminations. En 1950, la moitié des pays étaient dotés de lois discriminatoires à l’égard de minorités ethniques. En 2003, moins de 20% résistent au mouvement. En 1900, les femmes ne pouvaient voter que dans un seul pays, la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, elles disposent de ce droit dans tous les pays où les hommes l’ont aussi. Une seule exception, le Vatican… Sur tous ces points, un même bilan dressé par Pinker : « Les nostalgiques des traditions ancestrales ont oublié à quel point nos ancêtres se sont battus pour leur échapper ». Et l’auteur refuse de se voir décrit comme un rêveur déconnecté des contingences du présent : « Mon but est d’insister sur le fait que le progrès n’est pas une utopie et que nous disposons d’une marge de manœuvre – qui relève même de l’impératif – pour nous efforcer de poursuivre ce progrès. […] Les Lumières sont un processus continu de découvertes et de perfectionnement ».

Steven Pinker consacre aussi de stimulants développements à la science, ou plutôt aux entreprises croissantes de contestation dont elle est l’objet :

« En dévoilant l’absence de but dans les lois régissant l’univers, la science nous oblige à assumer nous-mêmes la responsabilité de notre bien-être, de celui de notre espèce et de notre planète. Pour la même raison, elle met à mal tout système moral ou politique basé sur des forces, quêtes, destins, dialectiques ou luttes mystiques ou orienté vers un âge messianique ».

Il met en cause les théoriciens de l’École de Francfort, Adorno et Horkheimer, et égratigne au passage Michel Foucault et les idéologues de la postmodernité. Nietzsche n’est pas épargné : « Comme Mussolini l’a clairement exprimé, il a été une source d’inspiration pour les relativistes du monde entier ». Sur le fascisme, dont il rappelle les origines étymologiques, Pinker relève qu’il est né « de la notion romantique que l’individu est un mythe et que les êtres humains sont inextricablement liés à leur culture, leur lignée et leur patrie ». Tout le message des Lumières vient proposer un autre horizon à l’homme que celui de n’être que le produit d’un héritage assigné à ses origines et enfermé dans son passé, arrimé au sol par ses racines et privé de la capacité à se projeter dans l’ailleurs et le futur. Il lui enjoint de devenir un sujet autonome, affranchi de ce qui lui a été légué sans qu’il ait pu exercer son libre arbitre sur ce legs.

 

Tous ceux qui ne jurent que par le déclin programmé, par l’apocalypse imminente, par l’exaltation d’un passé mythique et idyllique jugeront ce livre avec sévérité… si tant est qu’ils le lisent. Leur pessimisme risquerait d’en sortir sérieusement écorné. En revanche, ceux qui estiment que la raison, la science, le progrès, l’humanisme, l’universalisme constituent encore un idéal appréciable pour l’homme y puiseront des raisons de s’y référer encore et des arguments pour poursuivre ce combat émancipateur. Car il s’agit bien, en effet, d’un combat. Les adversaires des Lumières, eux, l’ont bien compris. Ils le mènent sans retenue.

 

1 – Steven Pinker, Le triomphe des Lumières. Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme, Les Arènes, 2018, 640 p.
NdE. Le texte de Philippe Foussier paraîtra dans un prochain numéro de la revue Humanisme, que Mezetulle et l’auteur remercient pour l’autorisation de la présente publication en ligne.

4 thoughts on “« Le triomphe des Lumières » de Steven Pinker, lu par Philippe Foussier

  1. Lancien Yves

    Un autre plaidoyé rigoureux pour la raison pourrait bien être celui de l’école Notre-Dame du 11è et 12è siècle. Elle s’est toujours érigée en position dominante au-dessus des communautés, dans un monde bien plus morcelé que celui de nos jours. En effet, l’école N-D a :
    – façonné la divisibilité du rythme en noir, croche etc… vers le 10è s.
    – inventé l’alphabet de la musique, avec Guy d’Arrezzo,
    – inventé la polyphonie au travers du bouquet de règles du contrepoint : punctus contra punctus (c’est là, avec l’avènement de la polyphonique que la clé de sol est devenu mondiale),
    – et enfin permis l’orchestration instrumentale et vocale grâce au tempérament égal (mathématique) qui assure une égalité parfaite entre les demi-tons.
    Pour les centres de recherche portés par les structures de l’époque, l’homme était bien au centre des préoccupations, avec la beauté comme compagnon. Où trouve-t-on la beauté de nos jours ? Dans les musées d’art moderne ?
    Boèce avait décrit les trois niveaux de perception musicale, schématiquement spirituelle, affective, et rythmique. Notre époque contemporaine en inventa un quatrième, dans lequel la majorité des oeuvres ne restera évidemment pas dans l’histoire. YL

    Répondre
  2. Jean-ollivier

    Bonsoir,
    en complément au livre de M. Pinker, je signale un article paru sur aeon

    Les Lumières Africaines : Les plus hauts idéaux de Locke, Hume et Kant ont été proposés plus d’un siècle auparavant par un éthiopien troglodyte.
    Il s’agit d’une étude sur Zera Yacob (1599-1692) un philosophe éthiopien du 17ème siècle, et sur le philosophe Anton Amo (c. 1703-55), né et mort en Guinée, aujourd’hui Ghana. Pendant deux décennies, Amo a étudié et enseigné dans les meilleures universités allemandes, en écrivant en latin. Son livre, Antonius Gvilielmus Amo Afer d’Axim au Ghana, porte un sous-titre qui décrit l’auteur: «Étudiant. Docteur en philosophie. Maître et conférencier aux universités de Halle, Wittenberg, Iéna. 1727-1747.
    L’article est igné de Dag Herbjørnsrud, un historien des idées et fondateur de SGOKI (le Centre d’Histoire Globale et Comparative des Idées) à Oslo. Son dernier livre est Global Knowledge: Renaissance for a New Enlightenment, à paraître (2016 original en norvégien). Source Aeon : 3 700 mots (3 900 dans ma traduction) le texte source est accessible sur :
    https://aeon.co/essays/yacob-and-amo-africas-precursors-to-locke-hume-and-kant
    sur Aeon,
    sur Aeon l’article est illustré d’une photo : Près de Lalibela, dans le nord de l’Ethiopie, l’emplacement de la grotte de Zera Yacob. Photo Raymond Depardon / Magnum
    Je suis disposé à mettre ma traduction à disposition, , mais ne sais comment faire.

    Répondre
  3. Jean-Pierre Castel

    Bonjour et merci pour cette recension.
    Vous dites : « L’universitaire américain date des années 1960 le début de l’effondrement de la « confiance dans les institutions modernes », lequel connaît en cette deuxième décennie du XXIe siècle une intensité redoublée avec « la montée en puissance de mouvement populistes qui rejettent ostensiblement les idéaux des Lumières.  » Propose-t-il des raisons à ce tournant (autres que la fin des trente glorieuses) ?

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.