L’enjeu de la République : le rapport droits de l’homme / droits du citoyen

République, républicain, cette famille de mots passe pour usée, elle est pourtant chargée d’une tâche politique essentielle. Elle porte l’axiome de non-contradiction entre homme et citoyen.

[Ce texte, dans lequel Jean-Claude Milner reprend une thèse importante de son livre Relire la Révolution (Verdier, 2016) a été prononcé le 18 avril 2017 au Forum contre Marine Le Pen et le parti de la haine].

L’espèce humaine est une et indivisible. Les citoyennetés, en revanche, sont multiples sur la terre et sont porteuses de division, parce qu’elles coïncident avec les nationalités. Cela fait une profonde différence.

On le voit en ce moment. Tous les pays d’Europe sont confrontés à la question des migrants. Ceux-ci ne sont plus, dans les faits, citoyens d’où que ce soit. Citoyens de nulle part, ce sont des non-citoyens. Comment traiter des non-citoyens en être humains, comment leur reconnaître des droits, c’est au fond la question qui hante la vie politique depuis des années. C’est aujourd’hui la question politique par excellence.

Sauf qu’en langue française, la question avait été posée depuis longtemps. Dès 1789. C’est pourquoi on rédigea un texte appelé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’homme, qu’il soit homme, femme, vieillard, enfant, Français, Africain, Indien, etc. dès sa naissance, il appartient à l’espèce humaine une et indivisible; c’est pourquoi il est écrit que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »

Le citoyen, c’est tout autre chose : on ne naît pas citoyen, on le devient à sa majorité ; en tant que citoyen, on n’a pas les mêmes droits dans tous les pays libres ; ces droits, on peut cesser d’en jouir, parce qu’on peut cesser d’être citoyen. C’est ce qui est arrivé aux Juifs français après 1940. C’est ce qui risque d’arriver demain à des milliers de citoyens des États-Unis.

Puisqu’être homme et être citoyen, ce n’est pas la même chose, les droits de l’homme et les droits du citoyen ne sont pas identiques. S’ils ne sont pas identiques, ils pourraient se contredire. Là encore, la Déclaration des droits de 1789 a pris la bête aux cornes ; toute sa logique repose sur un axiome : jamais un droit concernant la citoyenneté ne peut contredire quelque droit de l’homme que ce soit.

Cet axiome n’a rien d’évident. Lors de leur naissance, les États-Unis l’ont directement violé en autorisant leurs citoyens à posséder, à acheter et à vendre des esclaves. Le colonialisme, y compris le nôtre, l’a violé systématiquement pendant un siècle.

À cette lumière, on comprend mieux l’enjeu de la République en France. République, républicain, cette famille de mots passe pour usée, elle est pourtant chargée d’une tâche politique essentielle. Elle porte l’axiome de non-contradiction entre homme et citoyen.

Est républicaine toute forme de gouvernement qui repose sur cette exigence : en matière de droits du citoyen, elle ne prendra aucune décision qui soit contraire aux droits de l’homme. Est républicain tout sujet politique qui s’impose de vérifier à chaque occasion si les décisions du gouvernement, la conduite des fonctionnaires, les sentences des juges respectent l’axiome de non-contradiction.

Or, de nos jours, une doctrine a commencé de se répandre. Certes, elle ne dit pas de mal de la république ; il lui arrive même de la glorifier, mais sur l’axiome de non-contradiction elle opère un déplacement radical. J’entends soutenir de plus en plus souvent que nous devons préserver notre mode de vie contre les irruptions étrangères. Bien entendu, l’immigration est mise en cause, mais pas seulement elle. A terme, les mœurs et les opinions deviendront des cibles.

Ôtons une bonne fois les ornements de la bienséance. Quand on parle de notre mode de vie menacé, parle-t-on seulement des cochonnailles et des boissons alcoolisées ? Bien sûr que non. On parle aussi et surtout des droits du citoyen français. On insinue que, trop largement entendus, les droits de l’homme portent atteinte aux droits du citoyen.

Non seulement on renonce à l’axiome de non-contradiction qui fonde la république, mais on y renonce doublement. D’une part, on considère que les droits de l’homme contredisent les droits du citoyen, d’autre part, on souhaite que les droits du citoyen, pour se défendre, peuvent priver certains êtres humains de leurs droits. Cette doctrine, je l’entends répéter chaque jour. Peu importe qu’on avance souvent des arguments pratiques : l’équilibre de la sécurité sociale, l’ordre public etc. En réalité, il s’agit des principes. Sachons bien que les difficultés pratiques ont ceci de propre qu’elles sont toujours solubles; en revanche, les manquements aux principes sont irréparables.

L’histoire devrait nous éclairer. Les propos que tient le Front national, on les trouve dans les années 30. Qui plus est, on les trouve formulés par les plus grandes plumes. Certaines d’entre elles passaient alors pour des gloires de la République. De cette corruption des esprits, on sait les conséquences. Elle annonçait les manquements de 1940 et l’abandon du nom même de République. Plus rien alors n’arrêta la chute; vinrent les persécutions et les rafles.

Croire aux droits de l’homme et croire aux droits du citoyen, de telle façon que les premiers servent d’étalon de mesure aux seconds, c’est être républicain. Croire que les droits de l’homme sont opposables aux droits du citoyen quand d’aventure ceux-ci enfreignent les premiers, c’est être républicain. Croire en revanche que les droits du citoyen ne sont jamais opposables aux droits de l’homme, croire que les droits de l’homme sont opposables à tout autre droit, s’agirait-il même des droits de Dieu, c’est être républicain. Identifier les manquements aux principes, pour en dénoncer les auteurs et les combattre, c’est passer de la croyance aux actes.

© Jean-Claude Milner, Mezetulle, 2017.

[À lire en complément très utile de ce texte l’échange ci-dessous entre les commentateurs et l’auteur.]

10 thoughts on “L’enjeu de la République : le rapport droits de l’homme / droits du citoyen

  1. Mezetulle

    J’ai omis d’ouvrir le dépôt des commentaires au moment de la publication de cet article. Le voici ouvert.
    Entre temps, j’ai reçu, posté sur un autre article, un commentaire signé « Le jeune et beau Dunois » explicitement adressé à celui-ci. Je le rétablis donc à sa place ci-dessous, avec mes excuses pour ce cafouillage.
    Mezetulle

    ***********
    « Le jeune et beau Dunois » [commentaire reçu le 5 mai 2017, 19h02].

    1) Il me semble tout d’abord qu’il contient une petite erreur historique, lorsqu’il écrit : « ces droits, on peut cesser d’en jouir, parce qu’on peut cesser d’être citoyen. C’est ce qui est arrivé aux Juifs français après 1940. », ce qui est d’autant plus dommage que cela s’accorde mieux à son raisonnement.

    En effet, la grande majorité des juifs qui étaient citoyens français n’a en fait pas perdu sa nationalité, en métropole.
    – en Algérie, il y a eu l’annulation du décret Crémieux, mais ces personnes n’ont pas été concernées par les déportations, et elles sont restées nationaux français (comme les musulmans de l’Algérie française d’alors) et à ce titre étaient (semble-t-il) traitées comme les citoyens français du point de vue des déportations, cf plus bas.
    – en métropole, il y avait environ 150 000 israélites. Il y a eu une commission de révision des naturalisations, mise en place à l’été 1940, qui a annulé environ 15 000 octroi de citoyenneté, dont environ 6 000 étaient juifs. Donc, on voit que la grande majorité des juifs métropolitains qui avaient la citoyenneté française l’ont conservée (environ 144 000 sur 150 0000).
    – cette précision s’accorde en fait mieux au raisonnement de l’auteur, car la citoyenneté française a longtemps (en gros, jusqu’à l’été 1943) été une protection contre les déportations (même s’il y a eu des arrestations de citoyens français par les Allemands, ainsi qu’à Marseille par la police française en janvier 1943). Les Allemands, de février 1943 à l’été 1943, demandaient à Vichy d’annuler en masse les naturalisations postérieures à 1927, ce qui finalement, après la chute de Mussolini et l’évolution du conflit, a été refusé par Vichy.

    2) de ce fait, je pense que le lien que fait l’auteur entre citoyenneté et mesures antisémites hors déportations n’est pas aussi clair qu’il le dit.
    Car les restrictions d’accès à la fonction publique ont bien concerné des juifs qui étaient encore citoyens français. Et elles ont aussi concerné des francs-maçons non juifs, et citoyens français.
    D’autre part, dans d’autres pays (Belgique, Pays-Bas) il y a aussi eu des mesures antisémites et des déportations ; et, aux Etats-Unis, l’internement des Américains d’origine japonaise entre autres. Ceci sans modification de la citoyenneté.

    3) enfin, le raisonnement me semble incomplet car la différence que la IIIe puis Vichy pouvaient faire entre citoyen et non citoyen repose en fait sur des différences de droits qui existent encore actuellement, et qui continueront sans doute à exister. Mais Vichy en a nettement abusé.
    Les différences me semblent en effet avoir reposé sur le droit de séjour sur le territoire d’une part, la différence d’accès à l’emploi de l’autre.
    Sur la différence d’accès à l’emploi, c’est encore en vigueur, voyez ici :

    https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F13272
    « Pour devenir fonctionnaire, il faut être français ou européen (citoyen de l’Espace économique européen (EEE) ou suisse). »

    même si nous sommes dans le cadre UE, il y a bien une restriction. Et elle est encore plus forte dans les secteurs sensibles de la fonction publique.

    Sur le droit de séjour, je n’imagine pas qu’un Etat puisse renoncer à son droit d’expulser les étrangers, sous conditions. Or, tel est bien le fond de la différence que Vichy faisait entre les juifs étrangers et les juifs français, lorsqu’il était libre de déterminer sa politique et même lorsqu’il négociait avec les Allemands.

    Lorsqu’il était libre de déterminer sa politique, il envisageait une expulsion des juifs étrangers (vers quel pays, telle était la question, et Vichy a fait quelques demandes en ce sens aux US) et des restrictions de droits pour les juifs français dans leur accès aux professions, sans expulsion puisqu’ils étaient citoyens.
    Lorsqu’il négociait avec les Allemands, c’est encore dans cette optique qu’il se plaçait. Il ne faut pas se scandaliser de cette affirmation : bien entendu, l’immense différence est qu’il y avait danger de mort, s’agissant d’une expulsion vers l’Allemagne (et, par ailleurs, les otages). Mais c’est bien sur la base de cette différence entre étrangers qu’il voulait expulser et citoyens français qu’il ne voulait pas expulser qu’il se plaçait lorsqu’il refusait d’arrêter les citoyens français. Et son degré d’information sur le danger de mort a fortement varié avec le temps, comme d’ailleurs la politique allemande qui, à l’été 1940, était encore une politique d’expulsion (le projet Madagascar, mentionné par exemple par Hannah Arendt dans son livre Eichmann à Jérusalem).
    Pour voir des procédures d’expulsion où il y a danger de mort, on peut penser au cas des islamistes envoyés dans des pays musulmans pour y subir la torture, après les attentats de 2001. Ou, au Royaume-Uni, le cas d’un responsable islamiste que le RU voulait expulser vers son pays d’origine, et n’a pu le faire qu’après avoir démontré qu’il n’y courait pas le risque d’être torturé.

    4) Bref, je pense que la référence qui est faite à cette période pour justifier une opposition aux politiques envisagées par le FN semble assez friable.
    On peut vouloir s’opposer à la politique de traitement différent des étrangers et des citoyens envisagée par ce parti, mais il me semble qu’il vaut mieux regarder les endroits où on ne veut pas faire de différence et les endroits où il est nécessaire d’en conserver une, plutôt que de faire appel à une forme de sacralité en faisant référence aux années 1930 et à la seconde guerre mondiale.
    Car au bout du compte, cet appel à l’émotion et à la sacralité risque de passer pour un refus de raisonner, et d’avoir le même destin que la politique de diabolisation de ce parti, qui manifestement non seulement ne convainc plus une majorité de Français, mais même en agace beaucoup.
    Certes, définir des droits différents peut déraper et déboucher sur des horreurs. Mais cela peut aussi ne pas le faire, et être utile. Et il peut aussi y avoir des horreurs sans qu’on se soit embêté à définir des droits différents au préalable…
    (Je précise qu’il me semble exact que ce parti va trop loin sur ce thème, propose des mesures inapplicables, contreproductives ou injustes, et est trop désinvolte).

    1. Jean-Claude Milner Auteur de l’article

      Il faut, dans ce cas, disjoindre citoyenneté et nationalité. Le Premier Statut des Juifs, défini par une loi du 3 Octobre 1940, ne retire pas leur nationalité française aux Juifs français, mais leur ferme l’accès de certaines professions – celle d’enseignant par exemple – et les exclut des principaux corps de la fonction publique. Autrement dit, les Juifs français restent Français, mais cessent de jouir de nombreux droits, dont la plupart sont justement propres aux citoyens.
      Par rapport à ce qui suivra, la loi du 3 Octobre représente une sorte de stade minimal ; or, elle inclut déjà une perte partielle de citoyenneté. Mais, selon moi, être citoyen, c’est jouir de tous les droits du citoyen ; perte partielle vaut perte totale.

      Même sans déportation ou extermination, beaucoup de politiques raciales reposent sur la disjonction entre citoyenneté et nationalité. Aux Etats-Unis, aujourd’hui, la revendication des Afro-américains ne porte pas sur leur nationalité, mais sur le fait qu’à leurs yeux, leurs droits de citoyens sont impunément violés par la police.

  2. François Braize

    Article très stimulant pour l’esprit et qui nous oblige à réfléchir et à revenir à nos fondamentaux. Donc merci à l’auteur.
    Mais tout en partageant sa répugnance pour les thèses du Front national ou de ses copies, qu’il nous soit permis d’apporter quelques précisions et nuances concernant sa lecture faite de la DDHC.
    Plus j’y réfléchis, plus je trouve que son analyse juridique est discutable.
    En effet, il suffit de relire la DDHC : elle EST la déclaration de l’homme ET du citoyen. Aucun de ses articles n’accrédite la thèse d’opposition entre les droits de l’homme et ceux du citoyen et celle de l’inopposabilité des derniers aux premiers… Seul son propos introductif fait des droits de l’homme son objectif tout en annonçant, pour le corps de la Déclaration les droits de l’homme et du citoyen. D’ailleurs, le texte eût dû prévoir, pour accréditer la thèse de l’auteur, les droits de l’homme ET CEUX du citoyen ce qu’il se garde bien de faire. Les XVII articles traitent de ces droits sans les distinguer, ni les opposer. Nulle part. Il désigne un tout qu’il est discutable de vouloir rendre sécable.
    Ce grand texte fondateur articule donc « homme » ET « citoyen » en réalisant des équilibres, pas en opposant de manière castratrice l’un au détriment de l’autre ou vice et versa.
    La DDHC, en outre, place aussi au niveau des principes (et pas à celui des questions pratiques contrairement à ce que dit l’auteur) une « chose » comme l’ordre public qui permet de limiter les droits (aussi bien de l’homme que du citoyen) dans l’intérêt général.
    Il me semble donc artificiel d’opposer « homme » et « citoyen » au regard du texte de la DDHC.
    Au passage, c’est un détail mais le diable s’y loge, il me semble aussi qu’on ne devient pas citoyen dans notre conception française à la majorité contrairement à ce que soutient l’auteur ce qui serait réduire aux données électorales le portrait type du citoyen. Par exemple, le citoyen en herbe qu’est l’enfant et que l’école notamment construit, et qui n’est pas plus homme achevé, a aujourd’hui des droits qui sont autant des droits d’enfant citoyen que d’homme en construction…

    En outre l’universalisme des principes de 1789 vaut, dans la déclaration, aussi bien pour les droits de l’homme que pour ceux du citoyen et dans une recherche permanente d’équilibre.
    Si l’homme veut pouvoir « jouir sans entrave », le citoyen, partout au monde aujourd’hui, sait lui que cette perspective s’arrête à la liberté d’autrui et aux règles que le corps social se donne pour que tout fonctionne bien, la loi, portant traduction notamment des nécessités de l’ordre public, étant l’expression de la volonté générale dans cette construction. N’oublions pas ces éléments.
    Ce sont ces points d’équilibre qui peuvent varier d’un corps social à l’autre ou au fil du temps, mais pas le principe lui même au bénéfice de l’un seul de ses termes, les droits de l’homme.
    C’est au demeurant le portrait de deux excès qui semble ainsi se définir : un régime autoritaire mythifiera le citoyen au détriment, au besoin, des droits de l’homme et un régime ultra libertarien, hyper individualiste, les droits de l’homme que rien, principiellement, ne pourrait venir contraindre.
    En s’éloignant des équilibres et de la lettre de la DDHC, on a le droit de vouloir privilégier l’Homme sur le Citoyen jusqu’au risque de la dilution du collectif et de l’intérêt général, mais on ne peut pas « tordre » le texte de la DDHC pour justifier ce choix. Enfin me semble t-il.

    1. Jean-Claude Milner Auteur de l’article

      Le commentaire m’adresse une critique de fond. Je soutiens que la Déclaration des droits de 1789 distingue deux supports de droits : l’homme et le citoyen. J’en conclus qu’elle distingue du même coup deux types de droits.

      J’admets que mon interprétation mérite discussion ; en ce sens, elle est discutable. Il serait cependant inapproprié de s’en tenir, pour la juger, au texte publié sur Mézétulle. Pour des raisons de brièveté, j’ai posé mes thèses sans les justifier, mais par ailleurs, j’ai développé plus longuement mon approche dans mon livre Relire la Révolution.

      J’accorde que la Déclaration ne verbalise pas la distinction entre les deux types de droit. Mais cela suit de la décision implicite que je restitue : aucun droit du citoyen ne peut contredire les droits de l’homme. D’un point de vue historique, il est patent que les Constituants de 1791 se sont demandé si le droit de vote faisait partie des droits de l’homme. La majorité a répondu par la négative, puisqu’elle distingue des citoyens actifs et des citoyens passifs ; pour fonder ce qui paraît aux yeux des modernes une violation directe de l’égalité (droit de l’homme), on a distingué deux types de droits de l’homme. Je n’entre pas dans les détails, mais cette donnée prouve a) que le droit de vote est considéré comme un droit du citoyen, b) que tous les hommes n’y ont pas accès (ce n’est donc pas un droit de l’homme) c) qu’il faut néanmoins que la limitation puisse être mise en harmonie avec la doctrine des droits de l’homme.
      Que cette solution nous paraisse sophistique, soit; elle a néanmoins satisfait des contemporains de la Déclaration et sans doute certains de ses rédacteurs.

      Considérons à présent la question des délits et des peines. Aujourd’hui, notre Code pénal admet qu’un citoyen puisse être privé de ses droits civiques (au premier rang desquels on trouve le droit de vote). Pour autant, celui-ci n’est pas privé des droits de l’homme. Il a droit à la propriété, à la sûreté, à la liberté d’expression etc. Autre exemple : les détenus sont privés de la liberté de mouvement, mais c’est à cela qu’en principe se réduit leur peine. Tous les autres droits de l’homme leur sont conservés et devraient en droit leur être garantis; quant au droit de vote, ce sont des raisons pragmatiques qui empêchent d’installer des bureaux dans les prisons, mais tous les juristes sont d’accord pour considérer qu’en droit, la privation de ce droit de l’homme qu’est la liberté de mouvement ne devrait pas affecter ce droit du citoyen qu’est le droit de vote.

      En conclusion, la distinction que j’opère se trouve à l’état naissant dans la Déclaration. Elle n’est donc pas explicitée. Mais c’est tirer la Déclaration vers le passé que de ne pas mettre au jour une de ses innovations majeures, sous prétexte que peut-être les rédacteurs n’en avaient pas pleine conscience. Mieux vaut l’ouvrir vers son avenir et lui rendre sa pleine fécondité.

      1. Bertrand

        Je pense qu’il faudrait replacer le mot citoyen dans son contexte historique rèvolutionnaire sauf à tomber dans l’anachronisme. Le mot citoyen en 1789 s’applique à tous les anciens sujets du roi de France. C’est un terme qui rend ègaux les aristocrates, les hommes d’église et tous les autres, mettant fin aux statuts particuliers de l’Ancien régime.
        Le mot citoyen s’appliquait donc à tous les hommes vivant en France et qui ne relevaient pas de l’autorité d’un souverain étranger, sans référence avec le droit de vote. Le meilleur exemple est celui des femmes, dont personne alors ne conteste la qualité de citoyenne mais qui n’ont pas eu le droit de vote, malgré Olympe de Gouges.

        1. Jean-Claude Milner Auteur de l’article

          Je ne suis pas d’accord avec le principe de l’objection. Si, dans mon texte, je me réfère à la Déclaration de 1789, c’est aussi parce qu’elle est invoquée dans la Constitution de 1946 et celle de 1958. Qui plus est, la Constitution de 1958 précise en Préambule : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789 ». On peut considérer que l’expression « souveraineté nationale » implique, entre autres déterminations, les citoyens et leurs droits.

          Même s’il est utile de rappeler la définition du citoyen, telle qu’elle était formulable en 1789, il ne faut pas oublier que la Déclaration continue de valoir aujourd’hui; pour que cette validité persistante ait un sens, il faut admettre que l’interprétation de la Déclaration puisse intégrer des développements ultérieurs. Je peux admettre que la définition du citoyen n’inclue pas le droit de vote en 1789, mais elle en est venue à l’inclure depuis la Constitution de 1946 (première constitution à accorder le vote aux femmes). L’objection d’anachronisme est sans pertinence.

          D’ailleurs, même d’un point de vue historique, l’objection est fragile. Si l’on consulte la Constitution de 1791, dont la Déclaration de 1789 forme le préambule, il est vrai que tout citoyen n’a pas le droit de vote, mais en retour, c’est bien en tant que citoyens que ceux qui votent disposent de ce droit. Je m’explique : en 1789, la France vient de voter à grande échelle pour les Etats généraux ; mais les 1200 élus ne le sont pas en tant que citoyens, ils sont élus en tant que représentants de leur ordre (Eglise, noblesse, Tiers-Etat) ; ceux qui ont voté n’ont pas voté en tant que citoyens, mais en tant que membres de leur ordre. On note un détail curieux d’ailleurs : en vertu des règles de succession féodales, des femmes ont pu voter pour élire des représentants de la noblesse.

          J’en arrive à la conclusion : même dans la Constitution de 1791, qui réserve le droit de vote aux citoyens actifs, les citoyens votants votent en tant que citoyens, participant de la souveraineté nationale, et non en tant que membres d’un corps particulier. Etre citoyen est une condition nécessaire du vote ; ce n’est pas une condition suffisante, certes, mais il y a bien une relation entre droit de vote et droits du citoyen.

      2. François Braize

        Merci de ces précisons et de cette discussion très intéressante.
        Nous avons un désaccord de principe. Je pense que c’est dans une perspective utilitariste que vous entendez aller chercher une opposition entre DH et DC (qui n’existe pas dans la Déclaration de 1789) pour s’interdire de limiter les premiers sur le fondement des seconds. Vous le dites d’ailleurs vous même lorsque vous explicitez votre objectif.

        En résulte aussi une lecture à mon sens inexacte en droit du concept d’ordre public que vous ne situez pas au niveau des principes régulateurs mais des simples modalités pratiques. Or telle est bien pourtant la réalité politique et juridique de la Déclaration. Le concept d’ordre public, facteur de limitation des droits, lorsque l’intérêt général le requiert, est aussi principiel que les droits eux mêmes sinon comment pourrait-il permettre d’en réduire la portée ? C’est faire peu de cas de la philosophie de l’intérêt général. D’ailleurs, même la CEDH (convention et jurisprudence de la Cour européenne) retient la même acception du concept d’ordre public qui peut venir limiter la portée des droits fondamentaux lorsque les lois nationales le décident conformément à ce qu’admet ce droit conventionnel (entre autres exemples, voir l’article 9 de la convention qui pose certains droits fondamentaux – liberté de conscience et de religion- et l’article 9-1 qui en fixe tout aussi principiellement les possibilités de restriction par la loi notamment pour des motifs ayant trait à l’ordre public).

        J’oppose à votre lecture utilitariste la lettre du texte de la DDHC. En droit d’ailleurs, celle-ci (la lettre), lorsqu’elle est claire, prime sur toute interprétation fondée sur le débats qui l’ont précédé ou commentaires qui lui ont fait suite.

        En outre, si ce distinguo DH/DC n’existe pas dans la Déclaration, il ne résulte pas davantage du droit qui s’est construit ensuite. Notre droit positif supérieur, ce qu’on appelle notre « bloc de constitutionnalité» qui s’est bâti sur deux siècles et dont le Conseil constitutionnel a la charge de veiller au respect par le pouvoir législatif (DDHC 1789, préambules de nos grandes constitutions -1946 et 1958- droits et libertés énoncés dans la constitution du 4 octobre 1958 elle même, charte de l’environnement de 2004 et principes particulièrement nécessaires à notre temps) n’est absolument pas le reflet de la « divisio » que vous souhaitez introduire entre DH et DC.
        Tout au contraire, ce bloc dessine tout un entrelacs complexe de droits et de devoirs qui en appelle tout aussi bien à l’homme qu’au citoyen souvent indistinctement, et à coup sûr sous la limite de l’intérêt général et notamment, lorsque c’est nécessaire, de la préservation de l’ordre public.
        Loin ainsi de corroborer une analyse opposant droits de l’homme et droits du citoyen, dans une soumission des seconds aux premiers, tout notre bloc constitutionnel l’infirme par une complexité qui les assemble indissolublement et dans les mêmes limites fondamentales au nom de l’intérêt général et de l’ordre public prévus par la loi. Notre évolution constitutionnelle n’a donc pas conforté la « divisio » que vous avez souhaité voir dans la DDHC d’origine.

        Enfin, votre exemple pris des délits et des peines (ordinaires) peine à convaincre et semble même mal choisi. Les peines privatives de liberté, comme leur nom l’indique, privent de la liberté la plus fondamentale, celle d’aller et de venir et d’agir librement. Elles n’ont d’autre objectif social que la mise à l’écart de leurs auteurs aux fins de protection de la société et, à l’époque moderne, d’amendement des individus concernés.
        Il ne s’est donc jamais agi de faire des délinquants et des criminels des sous hommes privés de leurs droits « civils ». Il ne s’agit pas davantage d’en faire obligatoirement de sous citoyens car la privation des droits « civiques » n’est pas automatique et est le plus souvent une peine complémentaire ou accessoire.
        S’agissant ainsi et seulement de la réponse adaptée à l’objectif social poursuivi, on ne peut inférer de nos dispositifs de délits et de peines un élément de preuve au soutien de votre thèse.

        D’ailleurs, si l’on était tenté de le faire on serait immédiatement démenti par le régime de certaines sanctions pénales qui ne semblent s’arrêter ni aux droits civiques du citoyen, ni même à ceux de l’homme et, ce, beaucoup plus largement que la seule liberté d’aller et de venir.

        Sans même parler de la peine de mort qui n’a très heureusement plus cours, ou du crime contre l’humanité qui est imprescriptible, il s’agit plus « ordinairement » de la peine de déchéance de nationalité (prévue à l’article 25 du code civil), de la perte de nationalité (article 23-7 du même code), ou encore de la peine d’indignité nationale.

        Cette dernière, à la Libération, a privé en droit commun, plus d’une centaine de milliers de français, convaincus de collaboration (sinon d’intelligence avec l’ennemi ce qui eût pu leur valoir le peloton d’exécution), de nombreux droits civils et civiques, ressortissant tant aux droits de l’homme qu’à ceux du citoyen. Une véritable « mort civile et civique » comme on l’a qualifiée, ne s’embarrassant que très peu des droits de l’homme de personnes déchues ainsi civiquement et civilement.

        Décidément, un distinguo DH/DC, les opposant et instaurant la hiérarchie que vous dites au profit des DH me paraît étranger à la construction de notre droit et à sa recherche permanente de l’équilibre avec les considérations d’intérêt général qui peut venir les limiter tous autant qu’ils sont. Bref, loin de tout absolu y compris de l’individu, homme et citoyen.
        Ce n’est donc que par un volontarisme, toujours possible en démocratie, que peut advenir le point de vue contraire, mais alors il doit s’assumer comme tel… plutôt que de tenter, comme dans une quête de légitimité, de se « sourcer » à nos textes fondamentaux qui ne me semblent pas allez dans ce sens.

        Je crois que nous avons échangé de manière assez complète pour acter les termes d’un désaccord réel et, en vous en remerciant du temps pris à cette discussion, je n’encombrerai pas davantage le blog de C Kintzler de cette question.

        1. Jean-Claude Milner Auteur de l’article

          Le commentateur qualifie mon interprétation d’utilitariste, sans définir ce qu’il entend par là. J’infère du contexte que le qualificatif est péjoratif, mais, faute des précisions nécessaires, je suis incapable de déterminer si le reproche est justifié ou non.
          Le commentateur invoque le bloc de constitutionnalité. Du point de vue du fait, l’existence d’un tel bloc ne fait pas de doute. Mais son contenu mérite mieux que le simple constat de complexité : « entrelacs complexe de droits et de devoirs », soit, mais cela n’interdit pas d’y introduire de l’ordre. Répéter inlassablement que droits de l’homme et droits du citoyen sont indissociables ne fait pas avancer d’un pas la question. Si je considère la Constitution de 1958, son Préambule commence par l’affirmation : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004. » Les Droits de l’Homme d’un côté, la souveraineté nationale de l’autre ; mais qu’est-ce que la souveraineté nationale ? C’est la souveraineté du peuple. Qu’est-ce que le peuple ? C’est l’ensemble des citoyens. Conclusion : le bloc de constitutionnalité repose sur la reconnaissance de deux types de droits, dont les fondements ainsi que les supports sont différents.
          Au reste le commentateur n’évite pas l’équivoque. Il mentionne le bloc de constitutionnalité, mais se rendant compte peut-être que cette référence confirme mes thèses plutôt qu’elle ne les infirme, il ajoute que de toute façon il faut s’en tenir à la lettre de la Déclaration de 1789. Les interprétations ultérieures, dit-il, n’importent pas. Soit, mais les interprétations contemporaines ? On sait que la Déclaration a été placée en tête de la Constitution de 1791. Cette dernière permet donc de restituer la compréhension que l’on avait de la Déclaration au moment où elle a été rédigée. Or, le Titre premier repose sur la distinction entre les hommes et les citoyens :

          « La Constitution garantit pareillement, comme droits naturels et civils :
          – La liberté à tout homme d’aller, de rester, de partir, sans pouvoir être arrêté, ni détenu, que selon les formes déterminées par la Constitution ;
          – La liberté à tout homme de parler, d’écrire, d’imprimer et publier ses pensées, sans que les écrits puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication, et d’exercer le culte religieux auquel il est attaché ;
          – La liberté aux citoyens de s’assembler paisiblement et sans armes, en satisfaisant aux lois de police ».
          Les deux premières libertés appartiennent aux hommes et aux droits naturels ; la troisième appartient aux citoyens et aux droits civils.

          A l’article 6 du Titre II, sont énumérés les cas où « la qualité de citoyen français se perd ». Cela introduit entre droits de l’homme et droits du citoyen une différence de nature, puisque les premiers sont imprescriptibles et que les seconds ne le sont pas. Cette différence s’est faite plus discrète au fil du temps, elle fonctionne néanmoins encore aujourd’hui. Que les deux types de droits soient « entrelacés » ne signifie pas, bien au contraire, qu’ils ne soient pas hétérogènes.

          Le commentateur me reproche de ne pas avoir fait état de l’ordre public. Il écrit : « Le concept d’ordre public, facteur de limitation des droits, lorsque l’intérêt général le requiert, est aussi principiel que les droits eux mêmes sinon comment pourrait-il permettre d’en réduire la portée ? » Je ne suis pas d’accord. Si l’ordre public permet de limiter ou de suspendre temporairement ou même de supprimer certains droits, ce n’est pas par lui-même, mais parce que les droits de l’homme contiennent leur propre principe de limitation. La définition de la liberté comme pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui suffit, sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter un principe supplémentaire. Voir l’article 4 de la Déclaration. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.»
          En vérité, la Déclaration pose deux types de droits, deux types de supports (l’homme et le citoyen), mais elle a soin de prendre en compte la coprésence, au sein de la société, de citoyens et de non-citoyens. Les seconds ont des droits que n’ont pas les premiers, mais les premiers et les seconds doivent être égaux devant la loi.

          Aussi suis-je étonné que le commentateur balaie avec mépris toute référence au système des délits et des peines. Ce système doit traiter la difficulté suivante : tous les hommes vivant sur le sol français sont soumis aux mêmes lois, qu’ils soient citoyens ou non ; pourtant seuls les citoyens concourent à l’établissement de ces lois. La difficulté ne peut être résolue que par le principe de non-contradiction que j’ai explicité : les droits du citoyen ne peuvent contredire les droits de l’homme.
          Est-il besoin de rappeler que dans nombre de systèmes antiques, les citoyens n’étaient pas soumis aux mêmes peines que les non-citoyens ?
          Loin de fragiliser ma démonstration, l’exemple que j’ai pris la renforce : les peines distinguent droits de l’homme et droits du citoyen. En revanche, le commentateur a grand tort de s’appuyer sur une vision purement sociologique des peines. Je le cite : «  Les peines privatives de liberté, comme leur nom l’indique, privent de la liberté la plus fondamentale, celle d’aller et de venir et d’agir librement. Elles n’ont d’autre objectif social que la mise à l’écart de leurs auteurs aux fins de protection de la société et, à l’époque moderne, d’amendement des individus concernés. » Cette conception, pour être largement répandue, n’est pas la seule possible et je ne la partage pas.
          De même, je crois imprudent de prendre en exemple les peines prononcées à la Libération. On était là dans une situation exceptionnelle. Peut-on tirer une règle générale à partir de l’exception ou doit-on au contraire considérer que la règle générale est inverse de l’exception ?

  3. Antoine C

    L’écart nécessaire

    Bonjour

    1 La distinction entre Homme (mais vous ne mettez pas de majuscule ?!) et citoyen est importante notamment sur le plan psychologique. 2 Son utilisation politique pose cependant quelques problèmes notamment du fait que les droitsdel’hommistes ont une tendance à la variation géométrique et ne sont pas une catégorie homogène.

    1. Si l’on tient pour opérante la différence entre le sacré et le profane – constitutive de notre humanité – qui peut se dire aussi différence entre l’Idéal (le rêve, le fantasme, l’âme) et le banal (la réalité, le corps de l’Homme), alors on peut penser que les révolutionnaires ont perçu d’emblée que les droits de l’Homme était un horizon, un idéal, la droite d’une fonction asymptotique qui indique le sens mais pas le point final ; les droits du citoyen la courbe qui doit s’en approcher à défaut de la toucher jamais car, par définition, il demeure – et doit demeurer à mon avis – un écart entre les deux. Le fascisme, la barbarie, le fanatisme, la « psychose » obsessionnelle, c’est quand justement les deux coïncident. Il doit demeurer un écart, une tension, si nous voulons rester vivants. Ou plutôt, tant qu’il y aura un écart ce sera la preuve que nous sommes vivants et que les enfants ont le droit d’inventer leur petit point supplémentaire dans la courbe du temps. On voit bien comment le fanatisme, qu’il soit religieux politique ou personnel, consiste à imposer son sacré dans toutes les dimensions de la vie, c’est-à-dire à assassiner l’autre dans son essence même, à le réduire à un statut d’objet interchangeable.
    Pour les laïques sincères que nous sommes, toute la difficulté réside me semble-t-il dans la définition politique de cet écart , dans notre capacité à supporter une mise en tension, une conflictualité constitutive (voir Orwell, 1984). Pour ce qui est de la définition psychologique de cet écart il s’agit peut-être de la différence entre le mouvement et l’immobilité, soit la vie et la mort. Par exemple, si des groupes ont le droit de vivre selon leurs traditions, leurs traditions ne peuvent bafouer les droits de l’Homme, c’est-à-dire le droit de leurs enfants de ne pas s’en sentir les héritiers. Seulement les descendants. Or nous voyons bien que le droit des Enfants de devenir des citoyens (libérés) est bafoué dans notre République et que nombre de droitsdel’hommistes s’en accommodent. Au nom des droits de l’Homme ?
    Pour imager cette tension. Notre justice laïque est aveugle à la différence entre le neutre qui est son objet (l’idéal, le théorique, l’Homme) et le réel (le vivant, le pratique, le sujet), mais une justice qui serait aveugle à ma différence (mon identité mon histoires et mes circonstances atténuantes) serait… non humaine. Voir les sidérantes peines automatiques qui pourraient se distribuer par un robot.

    Pour conclure, si la différence que vous pointez est importante à rappeler, il est important de supporter, contenir la tension qu’il y a entre les deux. Aussi il me paraît difficile de l’utiliser dans le champ politique – si c’est dans l’espoir de régler le problème définitivement – tant nous sommes tous, tous, à nous prendre les pieds dans le tapis avec la question de l’Idéal.

    2 . Rabattre en termes généraux votre distinction sur le champ politique, en nommant incomplètement les partis, me paraît peu opérant si ça veut dire Le FN à l’opposé de tous les autres. Nous savons que les groupes, et les pays, qui s’opposent aux droits… de leurs enfants d’en être libérés sont légions et pas tous considérés comme fascistes. Peut-être que la charge la plus urgente car la plus effrayante pour notre République est ici. Par ailleurs, il me semble que les droitsdel’hommistes ne sont pas une catégorie homogène et ne le sont pas toujours en fonction des situations.
    Enfin, les droits du citoyen ne peuvent-ils être tout à fait légitimes et prioritaires dans le cadre d’un Etat-Nation tel qu’il a été défini à la Révolution dans certains domaines ? Un peuple Un, une Nation, une langue, un territoire. Légitime donc sur sa propre définition ? Je peux me tromper, je ne suis pas juriste. Là où il ne peut y avoir de discussion c’est seulement sur le respect dû à la personne, à sa vie.

    Pour conclure tout à fait, il me semble que votre axiome de non-contradiction entre les droits de l’Homme (je rajoute la majuscule) et ceux du citoyen n’est pas toujours valide car aucun des deux concepts ne recouvre, à mon avis, la totalité de l’existence des individus et des groupes. Je veux bien penser que sur certains champs ils peuvent s’opposer et dans ces cas je partage tout à fait votre conclusion.

    Cordialement

    1. Jean-Claude Milner Auteur de l’article

      Sur le point 1, je n’admets pas la mise en équivalence de la distinction sacré/profane avec la distinction idéal/banal. Dans le cas de la Déclaration des droits, il est important de maintenir qu’elle annule la dimension du sacré. Du reste, elle a fait scandale auprès de l’Église catholique pour cette raison. La notion même de « droits de l’homme » a été perçue comme une négation du sacré comme tel.
      La mise en équivalence proposée me paraît strictement moderne et largement incompatible avec la conception originelle de la Déclaration.
      Par ailleurs, le commentaire semble impliquer que la relation homme/citoyen est elle-même analogue à la distinction idéal/banal. Autrement dit, l’homme est l’idéal du citoyen, le citoyen est la forme empirique de l’homme. C’est sans doute la raison pourquoi l’auteur tient à la majuscule sur Homme. Mais mon point de vue est différent. L’homme et le citoyen sont deux entités distinctes, quoiqu’elles soient incarnées par le même individu. Il est possible que chacune ait sa face idéale et sa face empirique : il y aurait alors un homme idéal, opposable à l’homme empirique et un citoyen idéal, opposable au citoyen empirique. Mais ce modèle serait tout différent de celui que propose le commentaire.

      Sur le point 2, le commentaire pose une autre question que moi. Il me semblait que le FN se montrait plus explicite que les autres partis en affirmant ouvertement que les droits de l’homme peuvent vider les droits du citoyen de leur contenu. Cette position n’est pas nouvelle, mais elle avait cessé d’être exprimée aussi nettement depuis les années 30.

      Le commentaire en revanche semble s’interroger sur la capacité qu’ont les droits en général (qu’ils soient de l’homme ou du citoyen) de traiter l’intégralité de l’existence. Je crois effectivement que les droits n’ont pas cette capacité, mais ce n’est pas leur rôle. Au contraire, il me paraît souhaitable que l’essentiel de l’existence soit laissé à sa propre liberté, sans être quadrillé par des droits. Les droits de l’homme en donnent l’illustration. Leur formulation doit être aussi simple et succincte que possible pour garantir cet espace de liberté dans son extension maximale. En grossissant le trait, je dirais qu’ils déterminent ce qui est nécessaire à l’existence de l’homme, mais ils ne doivent surtout pas chercher à épuiser tous les aspects de cette existence. Il en va de même des droits du citoyen. Une des dérives du droit moderne réside au contraire dans l’utopie d’un système de droits qui déterminerait d’avance et dans les moindres détails la solution de toutes les contradictions possibles.

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