L’idée d’un enseignement de la philosophie réellement philosophique

Jean-Michel Muglioni tente ici d’expliciter les raisons pour lesquelles il considère que la nouvelle spécialité HLP [Humanités, littérature et philosophie] et son programme contredisent l’idée même d’un enseignement philosophique de la philosophie. Il ne cherche pas à répondre directement à l’argumentation de Denis Kambouchner1, mais propose ces raisons pour que chacun puisse comprendre ce qui oppose fondamentalement deux conceptions de la philosophie et de son enseignement, peut-être même de l’enseignement en général. Qu’est-ce qu’un enseignement de la philosophie qui soit réellement philosophique ?

Réformer n’est pas toujours améliorer…

Dans mon propos intitulé Programme « Humanités, Littérature et Philosophie » : Jean-Michel Blanquer digne héritier de ses prédécesseurs. Où est passé l’enseignement de la philosophie ?2 je dis que le statu quo n’est pas défendable et qu’en conséquence l’idée d’une réforme des lycées est loin de me choquer. Mais je soutiens aussi que l’introduction de l’HLP va dans le même sens que les précédentes réformes, dont sur Mezetulle nous n’avons cessé de dire qu’elles détruisaient l’école3. Si je voulais faire part non pas d’une tentative d’analyse, mais d’une opinion, je dirais qu’en matière d’école et de pédagogie, l’expérience m’a appris que le pire est toujours sûr.

La commande ministérielle interdisait tout programme philosophique

La philosophie depuis plus de cinquante ans a résisté chaque fois qu’elle était remise en cause parce que les professeurs des lycées et des universités se sont opposés aux ministres qui ont dû reculer, par exemple en 2003. Une commande institutionnelle crée et impose une nouvelle « spécialité », HLP, Humanités, lettres, philosophie, qui n’est pas une discipline : je demande de quel droit le pouvoir politique peut ainsi décider d’inventer une nouvelle spécialité. Car il s’agit d’une décision politique. Et je réponds seulement : Caesar non supra grammaticos4. Faudra-t-il accepter qu’il lui prenne une autre fois l’envie d’accoupler deux disciplines pour en faire une nouvelle option ?

Le programme confirme ce qu’avant de le connaître j’ai dit de ce mélange de lettres et de philosophie, à savoir qu’on n’y reconnaîtrait plus ni l’un ni l’autre. Il remet en question l’idée même d’un enseignement philosophique : c’était inévitable si l’on obéissait aux injonctions ministérielles, quelle que soit la qualité des membres de la commission qui ont accepté ce travail et quelle que soit leur bonne foi. Je ne doute pas que beaucoup d’entre eux soient convaincus de défendre l’enseignement de la philosophie, mais quelle idée de cet enseignement se font-ils5 ?

Convient-il d’introduire à la philosophie par autre chose qu’elle-même ?

On sait que Hegel, par exemple, a répondu à la question de savoir si l’on pouvait introduire à la philosophie autrement que par elle-même, mais ce n’est pas le lieu ici de le reprendre. Ce programme s’adresse aux élèves de première : est-ce une bonne raison pour que ce ne soit pas un « pur programme de philosophie », selon l’expression de Denis Kambouchner ? D’une part, que signifie « pur » dans ce contexte ? D’autre part, est-il vrai que le programme HLP, tel qu’il est publié au Bulletin officiel de l’éducation nationale6, est une introduction à l’enseignement de la philosophie plus accessible qu’un « pur programme de philosophie », c’est-à-dire un programme de notions ?

D’une part, donc, je dois revenir sur l’analogie de la pureté que j’ai formulée sur Mezetulle7. Dans un mélange, par exemple le café au lait, il est impossible de discerner le café et le lait, et l’on trouverait étrange la décision d’un chimiste de commencer l’étude d’un de ces deux corps du mélange par l’étude du mélange. Si, comme l’oxygène et l’hydrogène, la combinaison de deux corps constituait un « corps pur » – selon la dénomination des chimistes – comme est l’eau, on pourrait certes commencer par l’étude de l’eau avant d’en arriver à sa décomposition. Mais précisément, l’HLP n’est pas une nouvelle discipline composée de deux autres, cette « synthèse » est un mélange. Comparaison n’est pas raison : je veux seulement dire que dans ce programme on ne reconnaît plus les disciplines qu’il est censé réunir, ni la philosophie, d’où la question posée – où est passé l’enseignement de la philosophie ? – ni les lettres, point sur lequel je n’ai rien dit, puisqu’il n’est pas de mon ressort. Mais je vois mal en quoi ce mélange laisse sa place à la littérature proprement dite, je veux dire étudiée pour elle-même.

D’autre part un programme qui porte sur des notions comme celui de Terminale serait-il plus difficile pour servir d’introduction que la nouvelle spécialité HLP ? Une introduction à la philosophie qui ne soit pas purement philosophique est-elle plus facile ? Il est vrai qu’apprendre à philosopher suppose qu’on ait acquis une culture historique, scientifique, littéraire. Mais faut-il ajouter aux enseignements des disciplines académiques « une spécialité » optionnelle pour en proposer la « synthèse » en classe de première ? Les élèves que leur cursus a instruits peuvent en effet, sans qu’il faille leur ajouter une spécialité nouvelle, adopter sur ce qu’ils ont appris le point de vue réflexif qui caractérise la philosophie. Par exemple commencer à comprendre le rapport de ces disciplines entre elles, ce que ne permet pas le seul fait de les pratiquer chacune à part pour les maîtriser selon l’ordre des raisons de chacune. Il ne s’agit pas alors d’une synthèse comme l’HLP – d’autant qu’on ne devrait pas séparer ce qui est littéraire et ce qui est scientifique, distinction qui elle-même serait à examiner.

Il est vrai aussi que d’innombrables objets peuvent donner lieu à une réflexion philosophique, et le programme d’HLP en propose un nombre considérable : n’importe quel objet convient-il à l’enseignement élémentaire de la philosophie ? Le programme ne propose pas une introduction à la philosophie mais des objets sur lesquels il est possible en effet de réfléchir philosophiquement. Comment les aborder philosophiquement dans leur complexité si l’on n’a pas d’abord commencé par l’élémentaire ? Faut-il penser qu’il est facile ou même possible, sans préparation, de réfléchir philosophiquement par exemple sur la pluralité des cultures ?

Exemple de la notion de culture

Soit la rubrique : « Découverte du monde et pluralité des cultures » :

« Avec la redécouverte de la culture antique et la crise religieuse, deux sortes de bouleversements ont marqué la culture européenne dans la période de référence, etc… (Renaissance, Âge classique, Lumières). »

La complexité ici est considérable et cache un parti pris idéologique – et je n’accuse pas ici les concepteurs du programme de l’avoir voulu. Cet exemple permet de comprendre pourquoi un programme de notions peut seul introduire à la philosophie. Culture en effet se dit en plusieurs sens, et d’abord, en français, se dit au sens qui correspond au verbe cultiver et au participe cultivé : on parle ou du moins on parlait en ce sens d’un homme cultivé ou de culture physique. La culture est ce qui permet à un homme de développer ses facultés physiques, intellectuelles, artistiques, etc., bref tout ce dont un homme est capable, comme la culture d’un champ est ce qui permet de faire pousser des plantes. La culture entendue en ce sens est universelle, quelque particularité qu’elle ait selon les temps et les lieux, et elle repose en dernière analyse sur une idée de la nature humaine. Ainsi les arts martiaux venus d’Extrême-Orient ont pu être ajoutés aux Jeux olympiques qui d’abord reprenaient aux Grecs de l’Antiquité les épreuves d’athlétisme par lesquelles ils définissaient l’entraînement physique du citoyen soldat. Le terme culture est aujourd’hui, comme dans cette rubrique du programme, pris en un autre sens, en un sens ethnologique ou sociologique – il y a déjà longtemps, on aurait parlé de civilisation (par exemple un manuel de langue comprenait une partie qui portait sur la civilisation correspondant aux pays où l’on parle cette langue). En ce second sens, il y a autant de cultures que de sociétés ou même de groupes sociaux, différents selon les lieux et les époques, et l’universalité se trouve exclue de la notion. Il est permis de dire qu’au même mot – culture – correspondent deux notions, et tel serait par exemple le fil directeur d’une analyse de la notion de culture : y a-t-il même une notion de culture ? Ou bien pour parler comme Sénèque et Spinoza, y a-t-il autant de distance entre ces deux sens (la culture et les cultures) qu’entre le chien animal aboyant et le chien constellation céleste ?

Il peut paraître étrange que la découverte de la pluralité des cultures (en ce sens ethnologique ou sociologique du terme) soit rapportée à une période de référence, Renaissance, Âge classique, Lumières, comme si Hérodote et les philosophes de l’Antiquité l’avaient ignorée, comme s’il avait fallu attendre ce qu’on appelle les grandes découvertes pour en prendre conscience. Il se pourrait que Montaigne qui y a été sensible l’ait apprise au moins autant à la lecture des Anciens que par ce qu’il savait des voyageurs de son temps. Et si en effet connaître mœurs et représentations collectives des Anciens est nécessaire à la compréhension de Platon ou d’Aristote, ce n’est pas en tant que représentants de la « culture » antique qu’ils sont lus par les philosophes qui aujourd’hui encore examinent leurs thèses et en débattent, comme s’ils étaient toujours leurs interlocuteurs. Qu’il faille des études historiques pour s’élever à la conscience qu’un auteur très ancien est en un autre sens notre contemporain, nul n’en doute, mais il semble que le nouveau programme adopte un point de vue étroitement historique.

La rubrique « Découverte du monde et pluralité des cultures », évacuant ainsi la question du rapport à la vérité8 des textes qu’elle propose de considérer, conduit nécessairement au relativisme culturel. La pluralité ainsi caractérisée comme « culturelle » (au sens sociologique), paraîtra exclure la culture entendue au sens premier du terme en français, c’est-à-dire, je le répète, la culture qui cultive en l’homme son humanité, et qui se nourrit de la pluralité, de la diversité des œuvres humaines, d’où qu’elles viennent et de quelque époque qu’elles soient. Le caractère universel de la culture humaniste, qui pourtant est revendiqué par le programme, dans la mesure du moins où le terme Humanités figure dans son intitulé, se trouve dès lors remis en cause. Et certes, chaque professeur pourra refuser cette réduction des Humanités. Mais qu’est-ce qu’un programme si le professeur doit en montrer l’insuffisance radicale ?

Ce programme non seulement n’introduit pas à la philosophie mais interdit qu’on fasse un cours de philosophie

Résumons. Non seulement le programme HLP n’introduit pas à la philosophie, non seulement certaines de ses formulations contredisent sa belle dénomination d’Humanités, mais il est beaucoup plus difficile qu’un programme de notions, nous venons de le voir sur l’exemple de la notion de culture, et pour cette raison il ne peut manquer d’être idéologique. Le plus obscur et le plus complexe ne sont pas plus faciles, ni plus aisés à connaître que le plus clair et le plus simple. Un enseignement où la philosophie est noyée dans une masse de références culturelles riches et complexes n’est pas une introduction à la philosophie : cette introduction ne peut être faite autrement que sur un « pur programme de philosophie ».

En outre ce programme permet-il au professeur d’organiser un cours qui mène les apprentis à prendre conscience de ce qui distingue la réflexion philosophique de n’importe quel débat d’opinion ? Faut-il qu’il considère comme impérative la répartition des thèmes selon les époques définies par le programme ? Soit la rubrique : « L’Humanité en question. Période de référence : Période contemporaine (XXe-XXIe siècles) » : est-il permis de montrer que la philosophie antique, lorsqu’elle parle de l’humanité, pose un problème qui n’a donc pas attendu le XXe siècle pour être formulé ? Ou bien il faut suivre ce programme et c’est une révolution qui met fin à la liberté du professeur. Ou bien, s’il laisse le professeur libre de le désarticuler et de changer la formulation des thèmes, comment organiser une épreuve et une correction commune, car tout se passera alors comme s’il n’y avait pas de programme ?

Pire encore, si un cours est un cours, c’est-à-dire suit une progression raisonnée telle qu’on avance toujours en fonction de ce qu’on a déjà pu comprendre9, comment le concevoir selon des thèmes non seulement proposés selon un ordre chronologique, mais rangés chacun dans une période (classification des thèmes en elle-même discutable, je viens de le montrer sur des exemples) ? Il faudra sauter d’un objet à l’autre, « zapper » même à travers cette riche variété. Trouver un ordre dans ce catalogue d’œuvres de toute nature est-il même possible ? À moins de ne prendre que celles qu’on juge utiles afin d’organiser une véritable introduction à la philosophie, et de laisser tomber les autres, qui sont le plus grand nombre, et cela sans tenir compte de toutes les indications du programme – du classement par périodes et de l’interprétation de l’histoire qu’il suppose. Là encore, si la liberté du professeur est totale, on se demande pourquoi il faudrait que l’institution publie une telle bibliographie et une telle classification.

Intérêt général ou attractivité, mode et idéologie ? Deux exemples

1 – La recherche de soi

Mais peut-être est-il entendu qu’introduire à la philosophie, c’est commencer par parler de ce qui est dans l’air du temps. Sur quels critères en effet les thèmes ont-ils été choisis ? Parce qu’ils sont « d’intérêt général ». Ne s’agit-il pas de leur attractivité supposée ? Outre que le caractère « attractif » d’un programme ne garantit pas sa pertinence philosophique, partir de ce qu’on imagine intéresser des élèves, c’est faire prévaloir des considérations socio-psychologiques sur la nature du contenu de connaissance, et c’est voué à l’échec. « La recherche de soi », est une association qui impose une direction et repose sur un présupposé qu’on n’est pas forcé d’admettre. Les concepts ou seulement les mots « la recherche », « le moi », ne sont pas idéologiques, mais lorsqu’on tient pour allant de soi certaines associations on tombe – peut-être malgré soi – dans une idéologie : ici, la vogue du « développement personnel ». L’association « nature et culture » présente dans le programme depuis des décennies en est un exemple puisqu’elle oppose les deux termes alors que l’idée de culture que j’ai rappelée plus haut signifie l’accomplissement de la nature humaine. Je ne nie pas pour autant qu’il soit possible de traiter philosophiquement de la recherche de soi : même, on pourra en faire l’occasion de mettre en garde contre tous les ouvrages de coaching, méditation, sophrologie, etc., et cette obsession de soi qui est un des maux de l’époque10. Mais est-ce par là qu’il faut commencer à philosopher ?

2 – L’homme et l’animal

Quand bien même le sens donné aux thèmes du programme serait philosophique dans l’esprit de leur auteur, et en effet il est possible de traiter philosophiquement n’importe quel thème, même s’il se trouve être à la mode, il est certain que le public ne l’entendra pas ainsi. Soit par exemple la rubrique L’homme et l’animal ; elle plaira, elle sera plébiscitée. Elle invitera à raconter, comme on l’entend aujourd’hui assez souvent, que « la philosophie occidentale » a méprisé l’autre et l’étranger, qu’elle a méprisé l’animal, etc., et il faudra jeter Descartes par-dessus bord. On l’accusera d’avoir dit ce que Denis Kambouchner sait qu’il n’a pas dit, à savoir que les animaux sont des machines11. Mais pourquoi faudrait-il partir de la mode ? Telle est la confusion de l’universitaire et du médiatique dont j’ai parlé dans mon précédent propos et qui est aujourd’hui patente, et pas seulement dans ce programme : lors d’une séance de la Société Française de Philosophie, consacrée à la nouvelle édition des œuvres de Descartes12, les éditeurs se sont plaints que Descartes ne soit plus guère l’objet de recherches et de thèses, et en effet on préfère parler de l’animal. Un élève qui se désintéresserait totalement de cette question serait en droit de nous accuser de confondre l’instruction et la mode. Il est vrai toutefois qu’étant donné la finalité synthétique du programme, ce serait l’occasion de montrer aux élèves, à propos de l’animal, ce qu’est l’histoire naturelle, grande absente de notre enseignement et sans laquelle on ne sait rien des animaux et de la nature.

Le rapport de l’enseignement philosophique aux œuvres philosophiques : culture et philosophie

Un programme de philosophie ne peut manquer de présupposer une idée de la philosophie et de son enseignement. Ainsi, dans le programme aujourd’hui en vigueur dans les classes terminales, et cela depuis fort longtemps, l’étude des textes n’est pas séparée de celle des notions13 : elle ne se situe pas dans une perspective historiciste ou « culturelle » et ne considère pas les œuvres comme des objets. Le programme HLP, en raison même de la nature de cette « spécialité », change complètement le sens du rapport de la philosophie aux œuvres. Tout le programme (et sa défense par ses concepteurs) fait des textes les éléments de diverses cultures, objets d’une histoire des idées, et non pas une réflexion proprement philosophique portant sur leur démarche et leur rapport à la vérité : ils n’en ont peut-être pas eu l’intention, mais les textes n’y sont plus que le témoignage d’une époque révolue qui nous est devenue étrangère, même s’il est convenu de respecter ce qui appartient à notre passé, même si ces œuvres sont proposées à l’admiration des élèves. L’exemple le plus étonnant est sans doute la place donnée à la philosophie des sciences : la révolution scientifique, avec Galilée, ne fait-elle que s’inscrire dans l’histoire des représentations du monde ? Il est permis de penser que par exemple l’affirmation du mouvement de la Terre n’est pas une représentation du monde ou une vision du monde, mais une proposition vraie.

Au contraire l’analyse critique de notions formulées à partir de termes dont on doit même se demander si ce sont des notions, c’est-à-dire dans quelle mesure elles sont essentielles à la pensée, est tout autre chose que la doxographie (l’étude des opinions) qui consiste à exposer la pensée d’un homme célèbre ou d’une autre époque. La philosophie s’inscrit dans les Humanités parce qu’elle pose la question de la vérité et du sens, et qu’elle peut, qu’elle doit même aller jusqu’à faire la critique de toutes les œuvres humaines, c’est-à-dire non pas les rejeter, mais en chercher les fondements et ce qu’elles nous apprennent sur nous-mêmes14. Un poème n’est pas davantage réductible à l’élément culturel qu’il se trouve être quand il a été écrit : sinon, pourquoi jouerions-nous encore Sophocle ? On peut m’objecter que le programme n’interdit pas cette prise de position philosophique et je veux bien que ses auteurs n’aient pas eu la moindre intention d’interdire quoi que ce soit aux professeurs de philosophie ou de lettres. Mais une « spécialité » dont il est entendu qu’un professeur peut dire qu’il ne la reconnaît pas comme telle a-t-elle un sens ? Que penseront les élèves ?

Conclusion : pourquoi lire les philosophes ?

Mon jugement sur le programme de l’HLP repose sur une certaine idée du rapport de la philosophie à la culture (aux deux sens du terme). Ce programme induit nécessairement une réduction historiciste de la philosophie, et c’est sur ce point que je vois l’influence de l’étranger. Lorsque je lisais devant les élèves de lycée l’Apologie de Socrate, je n’y voyais pas un témoignage d’un procès à Athènes à la fin du Ve siècle av. J.C., mais je demandais par exemple ce que signifie le « je sais que je ne sais pas » socratique et pourquoi un Grec du Ve siècle av. J. C. qui n’a rien écrit a pu inspirer les philosophes depuis plus de deux millénaires.

Notes

3 – Voir dans le Sommaire thématique la rubrique « Ecole, enseignement », ainsi que la liste des articles publiés avant 2015 sur le blog-archives mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-1266539.html#ecole

4 – « L’empereur n’est pas au-dessus des grammairiens », ce qui fut répondu à un empereur qui voulait légiférer en matière d’orthographe au lieu de reconnaître qu’il avait fait une faute.

5 – Il est vrai que si cet enseignement est sanctionné à la fin de la classe de première par une épreuve qui, au choix du candidat, est soit purement philosophique, soit purement littéraire, et corrigée chaque fois par les professeurs de la discipline choisie, le mal est moins grand (ce qui n’aurait pas eu lieu sans la levée de boucliers des professeurs des deux disciplines). Mais alors, pourquoi cet accouplement et ce programme commun ?

8 – Si en effet ce rapport à la vérité est oublié, il devient même impossible de considérer qu’il y a, entre les philosophes, des contradictions. Chacun aurait son opinion, comme on dit, opinion relative à une époque, une classe sociale ou un tempérament, de telle sorte qu’entre les philosophes un dialogue serait impossible, qui formule ces contradictions, et auquel nous continuerions de participer.

9 – Les manuels et les exercices des élèves consisteront inévitablement en références et citations ou résumés de textes du programme : il sera impossible de construire un exposé comme on peut le faire aujourd’hui, par exemple une analyse dont le professeur, ou l’élève dans une dissertation, est réellement l’auteur et ne s’abrite pas derrière des références pour ne pas penser. Il peut les avoir à ce point assimilées que non seulement il n’a pas besoin de les citer, mais que parfois il reprend à son compte ce qu’il a volé à tel ou tel, sans même le remarquer, l’ayant totalement intégré à sa propre pensée, comme fait Montaigne, par exemple, qui sait aussi citer. Comme ont toujours fait tous les plus grands. Mais peut-être était-ce avant l’invention des droits d’auteur ! Le travers bien connu qui consiste à apprendre par cœur des citations pour les égrener le jour de l’examen, au lieu de réfléchir sur un sujet, deviendra inévitablement la règle avec le nouveau programme.

10 – Voir l’article de Sabine Prokhoris http://www.mezetulle.fr/kanata-de-robert-lepage-voyages-vers-la-realite/#sdfootnote15anc, qui oppose à cette idéologie le théâtre : le spectateur laisse son moi au vestiaire.

11 – Descartes a dit seulement qu’il fallait expliquer le corps des animaux et de l’homme lui-même comme on fait du fonctionnement d’une machine, par la disposition de ses organes, et il est permis de penser que toute science d’un corps vivant, y compris le corps humain, procède ainsi. Nos neurosciences en effet ont pour modèle les ordinateurs, c’est-à-dire pensent le cerveau comme une machine – ce qui n’implique pas qu’on le confonde avec cette machine. On le sait, le mot organe, en grec, veut dire instrument.

12 – Descartes Œuvres complètes (Gallimard, Tel), brève recension sur Mezetulle. La Société française de philosophie a consacré une séance à cette édition lors de la parution du volume IV.

13 – On lit par exemple dans le programme de 2003 : « L’étude d’œuvres des auteurs majeurs est un élément constitutif de toute culture philosophique. Il ne s’agit pas, au travers d’un survol historique, de recueillir une information factuelle sur des doctrines ou des courants d’idées, mais bien d’enrichir la réflexion de l’élève sur les problèmes philosophiques par une connaissance directe de leurs formulations et de leurs développements les plus authentiques. C’est pourquoi le professeur ne dissociera pas l’explication et le commentaire des textes du traitement des notions figurant au programme. » Il est manifeste que dans son esprit le programme d’HLP est contraire à cette directive qui ne fait que reformuler ce qui est admis depuis longtemps. On notera une nouvelle fois qu’ici, parler de culture philosophique (comme on parle de culture artistique, ou de culture physique), c’est prendre le mot culture en un sens qui ne correspond pas à l’idée de la culture telle qu’elle est sous-jacente au programme HLP : il s’agit de se cultiver par la lecture des meilleurs philosophes pour apprendre à philosopher et non pas pour faire l’histoire des cultures antiques, modernes, etc. : il ne s’agit pas de savoir comment on se représentait le monde autrefois, comme on peut savoir comment on prenait ses repas. Le programme HLP ne peut manquer de conduire à une conception historique ou plutôt historiciste de la culture et de tomber ainsi sous le coup de la critique nietzschéenne d’une renonciation à la philosophie, renonciation qui selon lui caractérise une histoire de la philosophie pour laquelle ces philosophies ne sont que des pensées révolues. Il y a en effet parfois chez les plus savants et les plus subtils une façon de rester toujours totalement extérieur à ce qu’ils lisent, par peur du risque qu’ils prendraient alors de changer leurs propres manières de penser.

14 – Je l’ai dit : la question de l’humanité, de ce que c’est que devenir homme par l’éducation, est déjà posée par les philosophes et les sophistes grecs (avec la paideia).

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019.

One thought on “L’idée d’un enseignement de la philosophie réellement philosophique

  1. pascaleBM

    Cher Monsieur,
    Je ne reprends pas ce que j’ai déjà dit, en accord avec votre première analyse, et en désaccord profond avec les explications de Monsieur Kambouchner. Je souscris sans la moindre réserve à ce que vous dites ; depuis longtemps, par exemple, je me suis trouvée en « minorité » auprès de ceux de mes collègues -mais plus encore les parents et « monsieur tout le monde », qui prônaient une initiation à la philosophie en 1ère (et sur ce point les parents d’élèves ont eu gain de cause, je suis convaincue d’une part non négligeable de leur demande dans cette affaire) et, bien sûr, en classe Maternelle. Avec toujours et inlassablement le même faisceau d’arguments : ce que l’enseignement de la philosophie requiert, s’acquiert aux cours des années de formation à la maîtrise de l’expression écrite, du sens des mots, de fréquentation non hostile de la chose écrite, et « abstraite » -pour faire vite… Autrement dit, si l’on croit philosopher « hors-sol » càd sans la fréquentation des textes fondateurs (Spinoza en maternelle?) on se trompe… mais les parents qui ont tous été formés à la Philosophie à l’Université n’est-ce pas ? savent cela… Autrement dit encore, de quoi parle-t-on? il est certain que tout enseignant honnête doit mener ses élèves à réfléchir, il n’est pas nécessaire d’avoir le label « philosophe » pour cela. En revanche, pour réfléchir-selon-la-philosophie, il faut… plonger dans le grand bain… et en effet se munir des outils…. philosophiques! or, le nouveau programme ne le permettra pas, pour de multiples raisons, que vous avez fort bien présentées. C’est ce qu’on appelle, d’un mot, la spécificité de la philosophie.
    Je voudrais ajouter aussi, et vous l’avez suggéré, qu’en 1ère nous allons assister à ce bachotage qui a fait la ruine de l’enseignement du français, qui n’a plus rien à voir avec un enseignement spécifiquement littéraire. Les « fiches » sur tel auteur, sur telle œuvre etc… sitôt avalées (la veille de l’examen, notamment l’oral) sitôt oubliées. Il en sera de même dans le volet « philosophie » de cette nouvelle discipline non identifiable.
    Il reste, il me semble, un autre point, mais n’ayant pas tout compris dans l’organisation de ce maquis (oxymore), je reste plus prudente : les élèves pourront-ils -ou pas?- abandonner la spécialité, et/ou la reprendre ? selon leur appétit, le goût du jour… dans une répartition désormais semestrielle (4 pour franchir la 1ère et la Term jusqu’au bac), ce ne sera plus menu unique, mais à la carte ; que fait l’enseignant s’il a des groupes « flottants »? la seule solution « la moins pire » reste, en effet!- de parcourir l’histoire des idées…. il est impossible d’envisager un enseignement maïeutique de la philosophie, ou si l’on veut, de penser un cours en terme de démarche progressive vers un raisonnement libéré de toute doxa devant des élèves à mi-temps. Ni d’établir une connaissance fine de certaines œuvres, ou certains passages de certaines œuvres sans lesquelles il est impossible de faire cours.
    Je reste interdite face à cette monstruosité qui attend les enseignants, mais aussi devant cette muraille imprenable qu’est le Ministère (ou le Ministre).

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