L’urbanité comme « perdition »

Dans son communiqué revendiquant les carnages du 13 novembre1, l’État islamique définit sa cible en parlant de Paris, « capitale des abominations et de la perversion » : l’urbanité est visée, comme elle le fut à New York ou à Tunis. L’article qui suit esquisse quelques réflexions sur la notion d’urbanité où l’on peut voir pourquoi elle est, aux yeux de tous les intégrismes, un concentré « d’abominations ». 

[Mes remerciements vont à la rédaction de la revue Humanisme qui m’a aimablement autorisée à reprendre cet article de présentation d’un dossier consacré à l’urbanité. Voir le sommaire du n° 306, où on trouvera également une bibliographie sur le sujet]

Les paradoxes de l’urbain

L’urbanité est une vertu qui ne se pense pas sans l’objet matériel auquel son étymologie la rattache, la reliant à une scène réelle dont elle émane, car la ville (urbs) – plus robuste et lapidaire que la cité (polis) qui s’incarne volontiers dans des rassemblements où le mot « chambre » est métaphorique -, ne se dissocie pas du tracé qu’elle fonde, qu’elle édifie, mais aussi qui lui échappe. Objet éminemment artificiel, la ville se comporte comme si elle était un objet naturel : on croit pouvoir la conduire, mais on est bientôt conduit par elle et à travers elle. Les parcours qu’elle permet et surtout qu’elle sollicite n’ont rien à voir avec un « tour du propriétaire ».

Contrairement à l’urbanité, la politesse s’accommode assez bien de l’autochtonie. C’est avec la politesse la plus exquise que l’hôte fait les honneurs de son foyer, de son home. Ce faisant il vous tient à distance et vous fait sentir la violence de l’hospitalité : dans sa courtoisie, l’accueil accentue l’étrangeté de l’étranger et le désigne comme celui qui devra quitter les lieux pour les rendre à « ceux qui sont d’ici ». L’urbanité n’a que faire de cette onction domestique ; son abord, à la fois plus rude et moins violent, est plutôt de l’ordre du plongeon. On plonge dans la ville parce que, fondamentalement, on y est chez soi non pas en vertu de la fixité d’un « déjà là depuis toujours », mais en vertu du mouvement même qui vous y mène, en vertu d’une circulation qui la constitue comme identité. Il est inconvenant de s’installer chez un autre auquel on reste radicalement étranger, en revanche on peut s’incruster dans la ville parce qu’elle fait de l’étrangeté une familiarité. Ce « chez soi » est bien le contraire d’une autochtonie, d’un fantasme de primarité et d’originarité : il est toujours pensé comme second et construit, le « chez soi » de tous ceux qui viennent d’ailleurs. Le citadin, fût-il né dans la ville, y ressent toujours l’ivresse et la légère angoisse exaltante, en changeant de trottoir, de changer de monde, d’aller ailleurs.

Ainsi la ville est un lieu qui centralise le pourtour, une sédentarité qui s’autorise de la circulation, un « ici » qui ne prend son sens que d’un « ailleurs » et dont l’identité s’arrache aux racines et aux souches, leur préférant l’humaine et très architecturale fondation. Rien d’étonnant alors à ce que, par un glissement de sens qui n’est en rien une négligence de la pensée, on puisse parler de l’urbanisme en se penchant sur l’urbanité. Urbanisme et urbanité se rejoignent dans une unité de lieu analogue à celle du théâtre classique : un lieu dont la particularité est d’être ressenti comme général.

Le schème romain

Plus latine que grecque, la civilité de l’urbain doit son existence à l’Urbs qui lui donne initialement son nom. Rome est ville emblématique au sens où l’a montré Rémi Brague dans son livre Europe, la voie romaine : c’est l’idée romaine d’une constante appropriation de ce qui est étranger, où le même, traversé d’inquiétude, se construit par l’altérité et le mouvement hors de soi. R. Brague remarque que le latin appelle trivium un carrefour où pourtant se rencontrent quatre directions : c’est que le locuteur latin néglige constitutivement celle dont il vient ! Voilà à quelle salutaire perdition invite la ville : on y perd la boue qui alourdit les semelles.

Du reste, c’est le schème romain qui, plus que l’idée athénienne, porte aujourd’hui encore ce que la ville a d’urbain et de novateur dans sa matérialité : la voie publique, la canalisation, l’approvisionnement, le traitement de l’ordure et de l’excrément, la sécurité civile, l’articulation des architectures privée, civile et religieuse, la conjonction de l’intime et de l’ouvert, de l’étroit et du spacieux, du hasardeux et du planifié, la présence tangible du lointain, le voisinage fait de brassage, le faubourg et le centre ville comme relation dialectique.

La cordialité dans l’union des contraires

C’est sans doute ces paradoxes qui de nos jours expliquent encore l’ambivalence des sentiments envers les grandes métropoles, surtout si, à l’instar de Rome, elles furent ou sont encore au point de gravité d’un empire réel ou supposé, ou même rêvé, fantasmé. Comment comprendre autrement cet attachement passionnel et maniaque, ce mélange d’attirance et de répulsion envers ces lieux où tout le monde est chez soi parce que personne ne peut prétendre en avoir l’exclusivité, où l’on vient se perdre précisément pour ne pas s’égarer et se manquer ? On appelle « villes-musée » celles qui, d’une ancienne et sulfureuse splendeur, ont basculé dans la tranquillité pantouflarde d’un prestige devenu étroit parce que folklorique et qui, en les fixant dans une identité de carte postale, les relègue en fait dans une altérité absolue : celle que l’on contemple de l’extérieur sans en être affecté. Les villes d’aujourd’hui rivalisent et déploient leurs atours, leurs extravagances, leurs tentacules et leurs anneaux pour conquérir ou maintenir ce statut envié autant que détesté de métropole lequel s’apprécie, comme on dit, en « pouvoir d’attraction ». Cela leur vaut un sentiment de répulsion corollaire. Mais cela même est l’indice de la vitalité urbaine : la puissance d’un cœur à se remplir est aussi celle qu’il a, corrélativement, à se vider. Aussi le paradoxe et l’union dynamique des contraires fondent la cordialité de la ville : plus propice à la concorde qui réunit sans vergogne ce qui diffère qu’à l’harmonie qui distribue savamment les rôles, plus proche du melting pot où l’on est invité à donner et à prendre que du patchwork où chaque pièce conserve sa pureté et son idiotie, elle perdrait son urbanité à camper sur du « propre » qui ne serait fait que d’identité de soi à soi.

Physico-moral, matériel et passionnel, édifiant parce qu’édificateur, l’urbain n’est pas réductible à une « politique d’aménagement » à laquelle il échappe (et souvent avec bonheur), il est aussi un témoin et un vecteur de civilisation.

© Catherine Kintzler, Humanisme n° 306, 2015.

  1. voir le bloc-notes Paris, Tunis, New York et l’étendard sanglant []

5 thoughts on “L’urbanité comme « perdition »

  1. Chamoine Dulatran

    «  » La Liberté, la Démocratie, la République finiront par vaincre l’obscurantisme, il suffit de lire l’Histoire pour s’en convaincre….! «  »

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  2. Incognitototo

    Merci pour ce magistral exposé sur « l’urbanité », j’apprends et j’aime ça…

    Cependant, le pavé introductif qui relierait l’État islamique à la haine qu’il porte à l’urbanité me semble plus contestable… d’ailleurs, plus généralement je ne me retrouve pas dans les tentatives d’explications qui tendraient à donner un quelconque sens à leurs actes.
    Ce serait prêter à ces malades une « rationalité » qui ferait sens, que je ne pense pas qu’ils ont… du moins pas plus qu’un psychotique qui aurait fixé ses pulsions de mort sur un quelconque « objet »… et du moins pour ceux qui passent à l’acte, parce que pour les commanditaires qui manipulent, c’est une autre problématique.

    D’ailleurs, compte tenu de la concentration en immigrés des quartiers terrorisés, c’est aussi absurde de mitrailler l’Est parisien que quand des imbéciles brûlent des voitures au bas de chez eux… c’est du non-sens total… Aussi toute rationalité prononcée pour justifier, expliquer, bref donner un sens à ces actes, est aussi vaine, à mon sens, que d’expliquer pourquoi des phobiques auraient peur des araignées ; et en plus, ça ne sert à rien, sauf à essayer de nous rassurer sur ce qui au fond nous dépasse tous…

    Il serait temps que l’on parle de ces gens-là comme de fous, à enfermer dans des HP au même titre que tous les malades mentaux dangereux qui peuplent le monde.

    Cela posé, il n’en reste pas moins que nous avons le devoir de rappeler les explications historiques et politiques qui ont permis et continuent d’alimenter ce « fascislamisme ». Il n’y a pas de guerre sans armes, et pas d’armes sans argent… Et là, oui il y a un sens qu’il ne faut pas chercher bien loin ; celui d’une bête immonde qui a échappé et se retourne contre ses créateurs : les États-Unis, la Russie, la France, la Grande-Bretagne, les Émirats, la Turquie, le Pakistan… avec la complicité de tous les États occidentaux.

    Tous ces morts assassinés ne sont que d’inadmissibles « dommages collatéraux » des intérêts et de la « raison » (en réalité de l’incohérence et de la déraison) des États. Il n’y a pas de mots assez durs pour exprimer mon dégoût de la dramatisation médiatique donnée à ces massacres, sans que jamais ne soient rappelé que ces assassins n’existent que parce que nous les avons créés.

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    1. Mezetulle

      Bonsoir Incognitototo,

      Je ne pense pas (ce serait trop beau) que l’EI soit composé de cinglés. Ils ont plus de chars d’assaut et de véhicules blindés que la France, ils contrôlent un grand territoire où ils font régner leur loi (c’est-à-dire la terreur), ils lèvent l’impôt, ils publient des rapports financiers, ils ont des services de com très au point…
      Dire « nous les avons créés » me semble insuffisant, et peut servir à excuser le pire. Oui bien sûr on peut penser par exemple à la seconde guerre d’Irak, aux interventions calamiteuses qui ont ouvert les vannes. Mais il y a quelque chose dans les vannes qu’on ouvre : l’explication politico-militaire ou économico-sociale me semble utile, nécessaire, mais insuffisante et même un peu méprisante, car les êtres humains vivent aussi d’idéologie, de sacralité, de bondieuserie, d’idées, de sectarisme, de fanatisme, ils pensent – pour le meilleur mais aussi pour le pire. Le basculement de l’Allemagne dans le nazisme pouvait aussi « s’expliquer » par des motifs politiques, économiques, sociaux créés par un environnement ; mais le nazisme n’en reste pas moins une horreur inexcusable qu’il fallait combattre et détruire.

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      1. Incognitototo

        Bonsoir Catherine,

        Étonné par votre réponse…

        Nulle intention pour moi d’excuser quoi que ce soit, et encore moi de penser qu’il ne faudrait pas les écraser… juste de prendre la mesure de « notre » responsabilité, notamment avec nos alliances internationales à géométrie variable qui sont essentiellement dictées par :
        – les ennemis de mes ennemis sont mes amis, et ça peut changer au gré de nos intérêts,
        – peu importe que nos « amis » soient des dictateurs, du moment qu’ils commercent avec nous et nous donnent accès aux ressources dont nous avons besoin nous sommes même prêts à fermer les yeux sur les ignominies qu’ils perpétuent dans leur pays et ailleurs…

        Rappelez-vous que nous recevions Kadhafi en 2007 en grande pompe à Paris, avant qu’il devienne l’homme à abattre en 2011, idem pour Bachar el-Assad invité aux festivités du 14 juillet 2008, puis en 2010, avant qu’il ne devienne l’ennemi personnel d’Hollande , … et tant d’autres avant eux, et toujours aujourd’hui quand nous passons de juteux contrats avec le Qatar ou les Émirats Arabes Unis ou l’Arabie Saoudite (et tant d’autres) en fermant les yeux sur leurs pratiques politiques et humaines moyenâgeuses ou encore sur les financements qui proviennent en partie de ces pays pour alimenter le terrorisme international (l’E-I avant de devenir une puissance régionale a bien reçu l’argent de quelqu’un pour s’armer)…

        Rappelez-vous également qu’Al-Qaïda a été soutenue, financée, formée et armée par les USA dans les années 80 pour faire échec à l’URSS dans sa guerre en Afghanistan… comme la France a soutenu quasiment tous les opposants de Bachar, avant de se rendre compte que les armes qu’elle envoyait tombaient dans les mains de l’E-I…

        Et la liste est longue (j’en ferai probablement un article, si j’arrive à créer mon nouveau blog) de tous ces monstres que nous avons nourris et fait prospérer, qui se sont retournés ou se retournent aujourd’hui contre nous…

        Et ça, ce n’est que l’aspect international… Sur le plan intérieur, on peut aussi se demander pourquoi environ 4 000 jeunes, qui pour la plupart ont grandi en France, nourrissent une telle haine pour leur pays… et ce n’est pas à vous que je vais apprendre qu’il y a comme un problème au niveau de l’école, des structures sociales, de l’intégration, des discriminations… et tout simplement de l’avenir que ce pays a à offrir à ces jeunes…

        Je suis d’accord, les dirigeants de l’E-I sont loin d’être cinglés, du moins cela dépend d’où on met le curseur, parce qu’il y a des formes de folie qui s’accommodent très bien des rationalisations politiques et/ou religieuses, en restant socialement très intégrées (lire ou relire « la mort est mon métier » de Robert Merle pour comprendre comment un dépressif qui allait se suicider trouve son « salut » dans le nazisme et devient dirigeant d’un camp de la mort, ou encore mieux « la personnalité normale et pathologique » de Jean Bergeret pour comprendre que nous vivons tous avec des pathologies mentales et que ce n’est qu’une question de contexte pour qu’elles se révèlent).
        Mais ceux qui sont manipulés par ces dirigeants, qui vont se faire sauter en tuant le maximum de personnes, qui sont enferrés dans un tel système d’emprise qu’ils ne sont plus capables de se dissocier de leur bourrage de crâne, bien sûr qu’ils sont cinglés… aussi cinglés que les psychotiques qui répondant à des voix intérieures se mettent à massacrer tout ce qui passe à leur portée…

        Je suis également d’accord, les explications politiques ne disent rien des besoins humains d’idéologie et autres, par contre elles expliquent très bien comment des armes sont mises dans les mains de gens qui sont prêts à s’en servir et aussi à les retourner contre nous… alors que sans armes pas de guerre, ni de terrorisme… Je vous rappelle à ce sujet que les 5 membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (USA, Russie, G-B, France, Chine) sont également les plus grands marchands d’armes de la planète…

        Alors non, je n’excuse absolument rien et il faut éradiquer ces terroristes par tout moyen, mais vous ne m’enlèverez pas de l’idée que nous ne faisons que récolter ce que nous avons semé… en sachant en plus que la « solution » militaire a partout dans le monde démontré ses limites contre ce type de phénomène, quand on en tue un ce sont 3 nouveaux terroristes qui postulent à prendre leur place…

        Et je ne suis pas tout seul à penser tout ça : https://www.youtube.com/watch?v=Oz0WKTmmTxs … ou encore : https://www.youtube.com/watch?v=TUFleuh2Ip4

        Après les attentats du 11 septembre 2001, je concluais un article par : « Alors oui, foutons-leur sur la gueule, mais surtout pas au nom du bien contre le mal. Pour une fois, soyons vrais : au nom de la légitime défense, au nom de mon droit à te survivre, au nom du droit du plus fort sur le plus faible, au nom de mon égoïsme de nanti, au nom du fait que je ne suis pas prêt à te céder quoi que ce soit pour que tu puisses devenir quelqu’un… ta mort m’arrange, elle m’autorise à avoir l’illusion de me croire meilleur. »

        14 ans plus tard, je n’ai rien à retirer à cela, parce que rien n’a changé… sauf – à cause de nos actions ou inactions – le nombre exponentiel de personnes qui par le monde, et pire en France, haïssent ce que nous sommes. Alors oui, ces médias qui ne mettent jamais en perspective les faits, qui ne parlent qu’à notre émotionnel, n’ont pas fini de m’énerver… Union nationale pour éradiquer ces meurtriers, c’est une évidence, mais il faudra bien un jour que nos politiques nous rendent également des comptes sur tout ce qu’ils ont fait ou pas, pour qu’on en arrive là.

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        1. Mezetulle

          Bonjour Incognitototo,

          Merci pour ces précisions. Elles ne sont pas superflues, car la formule finale du commentaire aurait pu être interprétée à contresens et reprise au compte des « militants de la dénégation », au sein lesquels il serait vraiment erroné et injuste de vous enrôler!
          J’invite les lecteurs de Mezetulle qui ne le connaissent pas encore à visiter votre site.

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