Musique : haro sur les cours individuels… et sur le piano !

*****1 et Dania Tchalik

Une nouvelle perle du progressisme culturel a été dénichée par ***** et Dania Tchalik. La chasse à « l’élitisme » est ouverte dans les écoles de musique et les conservatoires territoriaux : elle révèle, une fois de plus, l’alliance entre l’idéologie pédagogiste et la logique gestionnaire.

La Gazette des communes a récemment publié quelques réflexions originales de M. Jean-Paul Alimi2 (vice-président d’une « Fédération de l’enseignement musical » et directeur des études du Conservatoire national à rayonnement régional de Nice), inspirées par notre « univers économique morose ».

Sensible aux états d’âme des maires, qui « se pose[nt] des questions sur la réelle utilité de ce pan d’activité d’enseignement artistique spécialisé lié à [leur] politique culturelle3 », et néanmoins hautement désireux de préserver cet enseignement4, il n’hésite pas à s’exprimer de manière décomplexée et sans tabou : oui, il faut multiplier le nombre d’élèves à effectif professoral constant, oser envisager d’en finir avec les « cours particuliers » et, tout simplement… les cours de piano !

Ses propos démontrent, si besoin est, que la servilité de certains acteurs de la profession à l’égard des décideurs ne connaît aucune limite. Dire des énormités sans sourciller pour susciter les cris d’orfraie de ceux qui feront ensuite passer des réformes plus modérées mais tout aussi destructrices pour l’enseignement artistique spécialisé, c’est désormais la technique bien connue du « deux (ou plutôt dix) pas en avant, un pas en arrière ».

Nous admirerons ici, une fois de plus, l’innovante et subtile synergie des discours pédagogiste et gestionnaire, qui nous livre une affriolante vision d’Eden du futur « enseignement » : la meilleure réponse à la demande artistique et culturelle, à savoir l’enseignement collectiviste, est également source d’économies ! C’est le désormais connu « faire mieux avec moins » qui, à défaut d’enthousiasmer, pourrait bien s’imposer à nous de façon plus… coercitive5.

N’en déplaise aux tenants inconditionnels des logiques électoralistes et comptables, remplacer les cours individuels d’instrument par ceux groupant cinq ou dix élèves serait, d’un point de vue musical, une catastrophe : le temps pédagogique par élève ne peut être diminué, car… il est déjà notoirement insuffisant ! Qui est soucieux d’assurer un enseignement sérieux ne peut que réclamer son augmentation. Certains pays pourtant moins riches que la France, comme en ex-Europe de l’Est, proposent deux cours d’instrument principal (individuels, cela va sans dire) par semaine6 dans leurs écoles de musique… d’État. Mais, étrangement, ce modèle-là n’est pas mis en avant par les encenseurs habituels des « bonnes pratiques » venant d’ailleurs.

Prendre pour cible le piano est, de même, assez peu original, même si M. Alimi fait ici preuve de propositions éminemment ambitieuses : il s’agirait, ni plus ni moins, de supprimer l’enseignement de cet instrument « individuel et peu tourné vers les pratiques collectives ». Il aurait également pu arguer, pour être tout à fait complet, de son image élitiste et bourgeoise d’instrument de salon ; ou encore rappeler doctement qu’il est choisi par les parents, et non les élèves, avant tout pour son caractère distinctif.

L’intéressé sait pourtant que ce n’est pas uniquement par snobisme que les cours de piano sont tant demandés. La pratique de cet instrument, dont on connaît par ailleurs la richesse du répertoire de musique de chambre, permet aussi d’appréhender, seul (!), une œuvre musicale (pianistique ou autre) dans son ensemble. Elle développe l’écoute harmonique et polyphonique, et donne accès à un répertoire de la plus haute valeur artistique. Ainsi, pour prendre à nouveau l’exemple de ce qui se fait ailleurs en Europe, il faut non seulement maintenir son enseignement principal, mais également généraliser sa pratique complémentaire à celle d’un instrument monodique7.

Voilà ce qui irait dans l’intérêt des futurs musiciens, amateurs et professionnels. La question est de savoir si notre pays y attache encore la moindre importance.

Notes

1 – NdE. Ce co-auteur a souhaité exercer son droit de retrait par lettre adressée à l’éditeur le 3 juillet 2018.

3 – C’est nous qui soulignons. Le possessif employé présente comme acquise et allant de soi la toute-puissance des maires en la matière, qui peut les amener à préférer des enseignants « généralistes » (traduire : des opportunistes incompétents) à ceux détenant des diplômes reconnus, et donc à œuvrer pour le démantèlement des statuts nationaux.

4 – Le peu d’originalité du reproche d’inutilité sociale et du chantage vis-à-vis des professeurs (« si vous voulez continuer à exister… ») se constate à la lecture de scientifiques de l’éducation comme J. Aguila (http://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/4442_237_pour-sortir-de-la-crise-progressistes-et-conservateurs-doivent-sunir-1 ) ou de cadres territoriaux tels N. Stroesser (http://www.la-croix.com/Archives/2015-04-28/Conservatoires-la-crise-n-est-pas-que-financiere-!-Nicolas-Stroesser-directeur-d-etablissement-d-enseignement-artistique-2015-04-28-1307392 ). Pour une analyse de ce type de discours, voir les articles de D. Tchalik : http://lalettredumusicien.fr/s/articles/4754_250_quand-la-pedagogie-musicale-invite-au-pret-a-penser et http://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/4785_251_conservateurs-et-progressistes-ne-sont-pas-ceux-que-lon-croit parus dans les numéros 473 et 474 de la Lettre du musicien, ainsi que son compte-rendu d’un document d’orientation particulièrement édifiant à l’usage des directeurs de conservatoire : http://www.mezetulle.fr/quand-les-conservatoires-se-bougent-le-bacon/.

5 – Cet aspect de l’articulation entre restrictions budgétaires et réformes pédagogiques est particulièrement apparent dans les propos (cités dans l’ouvrage ci-dessous) que M. Benoist Apparu, alors députe UMP, confiait au journal Le Monde le 30 mai 2009 : il se disait « convaincu que la suppression de postes [dans l’Éducation nationale] obligera[it] l’institution à s’interroger sur elle-même et à se réformer », et que « seule la baisse des moyens obligera[it] l’institution à bouger », « laissant transparaître la fonction proprement disciplinante de la baisse des effectifs des enseignants  et autres personnels de l’enseignement » (C. Laval, F. Vergne, P. Clément, G. Dreux, La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2012 [2011], p 43).

6 – … complétés par ceux de rythmique, de formation de l’oreille, ainsi que par les pratiques d’ensemble instrumental, de chœur ou d’orchestre. Les apprentissages collectifs ne sont donc pas négligés, loin de là.

7 – Symétriquement, les musiciens pratiquant le piano en tant que discipline principale devraient suivre, à partir d’un certain niveau, l’apprentissage d’un instrument monodique ou du chant, en discipline complémentaire.

© *****, Dania Tchalik et Mezetulle, 2016.

4 thoughts on “Musique : haro sur les cours individuels… et sur le piano !

  1. Jean-ollivier

    Bien entendu, l’idée de supprimer les cours de piano individuels est une initiative démagogique. Pour répondre aux initiateurs et autres contrôleurs budgétaires, et me fondant sur la « modeste proposition » de Swift pour les enfants d’Irlande, je propose de généraliser les cours de chant choral (ce qui favorisera l’esprit de groupe, notamment dans un contexte multi-culturel) a capella (ce qui est bien séduisant au plan budgétaire) et en plein air (ce qui sera favorable à la santé de ces chers bambins et qui libèrera de précieux mètres carrés. Le répertoire existant est évidemment peu laïque, mais on pourra pallier ce problème, soit en recourant au plain-chant non occidental (musiques orientales ???), favorisant là encore l’ouverture à l’autre (bien nécessaire dans l’état du monde..), soit en passant commande d’oeuvres nouvelles à des pédagogues distingués.

    Il ne s’agit pas de trahir l’héritage ; souvenons-nous que Josef et Michael Haydn, Franz Schubert, Antonin Dvorak ont dû le développement de leur génie musical à leur participation à des manécanteries.

    Solution de contournement (plan B) : je suggère de remplacer les pianos existants par des numériques, moins chers ; moins encombrants (toujours les m2) éventuellement silencieux (bien pour l’environnement), toujours accordés et permettant à un pédagogue de piloter plusieurs élèves (il y a sûrement un logiciel adaptable)

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    1. Mezetulle

      Mezetulle a reçu la réponse des auteurs :

      *************

      Tout en saluant l’esprit constructif de votre commentaire, votre bienveillance et votre désir d’être force de proposition, nous nous devons d’en pointer un léger manque d’ambition et d’innovation. La chorale pourrait au moins se faire par visioconférence sur smartphone, afin de démocratiser l’accès à la culture en allant la porter dans des territoires où elle est absente. Il ne faudrait en aucun cas manquer cette opportunité de promouvoir l’outil numérique, dont les usagers doivent à tout prix s’emparer.

      En outre, les références à Haydn ou Schubert, même invoquées dans le but louable de désamorcer la résistance de quelques passéistes, restent en soi assez déplacées, pour ne pas dire indécentes. En lieu et place de ces figures poussiéreuses, ne vaudrait-il pas mieux un modèle plus actuel de pays en voie de développement, où ce genre de chorale existerait ?

      Ces menues réserves faites, n’oublions pas l’essentiel : M. Alimi a certes de très bonnes idées mais il lui manque encore cette agilité propre aux managers hors classe qui ont l’art de vaincre les résistances tout en suscitant l’enthousiasme auprès de leur ressource humaine. Car il aurait certainement pu imaginer, en lieu et place de ses déclarations clivantes, un consensus, un dialogue apaisé entre partenaires responsables ou, mieux, une synthèse (il est encore temps !) propre à réconcilier les tenants de la tradition avec les impératifs d’un changement qui s’impose désormais à tou.te.s. En mettant par exemple en place une parité entre touches noires et blanches afin d’éviter les discriminations. En installant plusieurs claviers par piano pour éradiquer l’individualisme qui mine le vivre-ensemble. En réécrivant le répertoire pour s’adapter aux évolutions de la société, ou encore en incorporant à l’instrument une nouvelle pédale « boîte à rythmes » pour coller à la diversité des cultures… Après tout, on a déjà dépoussiéré une discipline aussi ringarde que le solfège, désormais ouverte aux musiques actuelles et à la pédagogie de projet. Et n’oublions pas cet avantage ô combien décisif : l’ensemble de ces mesures ne manquerait pas de stimuler l’inversion de la courbe et la croissance économique tant espérée. La survie de l’enseignement artistique est à ce prix !

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  2. Jean-ollivier

    Merci de votre proposition remarquablement constructive. Je ne maîtrise pas aussi bien que vous la langue boisée, que j’associe plus volontiers à un vieux whisky ; question d’âge, sûrement.
    Au vu des événements politiques récents, j’ai été frappé par la demande pour une citoyenneté active qui se développe dans la société française. Dans cet esprit, je pense utile, urgent, nécessaire, de développer le goût de la musique militaire. Je n’y vois que des avantages ; une musique(?) accessible à tous, qui forge l’esprit de la nation, une musique qui marche, à tous les sens du mot. De plus, elle est économiquement satisfaisante (les tambours sont bien moins onéreux que les instruments à cordes), et pédagogiquement efficace (comment mieux apprendre aux enfants la quarte ascendante qu’en entonnant « Allons enfants. »..) Bref ce projet musical réconciliera la France et fera de nos artistes des citoyens résolus.
    Brisons là, si vous le voulez bien ; je dois préparer ma présentation d’un concert de musique médiévale (Pérotin, Machaut) après-demain 6 décembre à St-Etienne du Mont.

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  3. Prof de éphème

    Ainsi, Jean-Paul Alimi serait un « provocateur » isolé, insinuant « souterrainement » des idées « apparemment absurdes » mais dangereuses dans l’esprit de certains responsables ? (Lettre du Musicien, Édito du 21 novembre 2016, http://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/5118_267_le-mal-court)

    C’est oublier un peu vite que la pédagogie de groupe et la valorisation des pratiques collectives sont deux piliers essentiels de la pédagogie dispensée dans les formations diplômantes depuis vingt ans sous le regard bienveillant du ministère de la Culture et des associations progressistes.

    On oublie aussi que la suppression des cours individuels en premier cycle est déjà une réalité dans certains conservatoires (Evry par exemple) et que cette décision est largement soutenue par les professeurs qui défendent bec et ongles leur projet d’établissement.

    Il faudrait plutôt s’étonner de l’attitude de ces mêmes enseignants qui, bien loin de protester contre la récupération comptable (pourtant tellement prévisible !) qui est faite de leur idéal pédagogique, font preuve en ce moment d’un silence assourdissant…

    Alors reconnaissons au moins à Jean-Paul Alimi l’honnêteté de ne pas avancer les arguments habituels du « progrès » et de « l’intérêt de l’enfant » pour défendre les réformes qu’il propose.

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