Pierre Manent répond à André Perrin sur le livre « Situation de la France »

Le débat ouvert sur Mezetulle1 au sujet du livre de Pierre Manent Situation de la France s’enrichit avec une deuxième étape comprenant deux textes : Mezetulle publie ci-dessous le second, signé par Pierre Manent.

La lettre d’André Perrin à laquelle Pierre Manent répond ici a été rédigée dès la parution du livre de Pierre Manent en octobre 2015 : on la trouvera en suivant ce lien. Le texte de la présente réponse de Pierre Manent a été rédigé en mars 2016.

Que les deux auteurs soient vivement remerciés pour avoir bien voulu confier ces textes à Mezetulle.

Réponse de Pierre Manent à la lettre d’André Perrin
[Lire la lettre d’André Perrin à Pierre Manent]

Cher André,

J’essaie, avec un retard impardonnable, de répondre à votre commentaire amicalement critique de mon petit livre. Réponse difficile car nous nous accordons explicitement sur beaucoup de points importants, comme vous le soulignez vous-même. Sur certains points, non moins importants, comme les relations entre le christianisme et la séparation laïque, notre désaccord tient plus au contexte et à l’intention des propositions qui suscitent votre perplexité qu’à une divergence essentielle : je n’ai aucun doute que les principes modernes, laïcité comprise, sont un développement critique intérieur à l’Europe chrétienne. Enfin, certaines de vos inquiétudes, en particulier sur mes concessions aux mœurs musulmanes, tiennent à la trop grande concision de mon propos – ce qui est clairement de ma faute. Je commence par là.

Je suis parti des «mœurs » non pour essentialiser l’islam mais au contraire pour n’avoir pas à le faire. Laissant de côté tous les débats sur le contenu, le sens et les avenirs possibles de cette religion, je le prends comme il se présente, et il se présente par ses mœurs. C’est-à-dire les mœurs musulmanes telles qu’elles sont visibles aujourd’hui en France, et non pas au Pakistan ou ailleurs. (Je ne dis rien de l’excision, parce que ce n’est pas une partie des mœurs de la plupart de nos concitoyens musulmans, mais je suis favorable à l’interdiction légale : il s’agit d’une mutilation grave, ce qui n’est pas le cas de la circoncision des mâles.) Un correspondant musulman – musulman fort pieux et patriote français fort prononcé – me reproche de dire « les mœurs musulmanes » quand je devrais dire « les mœurs maghrébines » (il ne les aime pas). Peu importe l’adjectif. Les mœurs c’est la présence visible d’un groupe humain. Elles sont distinctes de la loi politique à laquelle tout citoyen doit obéissance. Les musulmans s’installant en France sont censés connaître la loi. Ils savent qu’ils entrent dans un pays où on n’a qu’une femme, où on est libre de choisir son conjoint, comme sa religion, qu’on a le droit de quitter quand on le souhaite. Devenant citoyens français, ils acceptent en principe cela. (La République ne fait pas respecter strictement la loi sur tous ces points, pour une part par faiblesse, pour une autre part parce que la loi pénètre difficilement l’intimité des mœurs, ce pourquoi les sages estiment qu’il vaut mieux corriger les mœurs par les mœurs que par la loi !) Ceci est fort clair. Ce qui introduit des complications, c’est que des deux côtés sont apparues des mœurs nouvelles. Du côté musulman une insistance nouvelle sur le vêtement comme signe de piété. De notre côté une insistance nouvelle sur la mixité et la liberté entière ou presque de vêtement et d’allure. C’est ici l’enjeu principal. C’est sur cette question – nos mœurs et les leurs – que les critiques à mon égard sont les plus vives.

Je n’étais pas favorable à la loi de 2004. Elle a eu manifestement de bons effets. Je m’en réjouis. Gardons-la. En sens inverse, si certaines tensions peuvent être atténuées en concédant des heures de piscine distinctes pour les garçons et les filles d’âge scolaire, pourquoi pas ? C’est ici que je me sépare effectivement d’un certain dogmatisme de la mixité qui est récent, et qui à mon sens est trop peu attentif à l’expérience. La mixité est souvent difficile à vivre pour les enfants-adolescents, surtout quand elle implique d’exposer le corps. J’ai fait toutes mes études primaires et secondaires sous un régime de non-mixité, et je ne vois pas que mes droits, ni ceux des élèves du lycée de filles, aient été lésés. Je pense que vous serez d’accord avec moi sur ce point, mais certains, ou plutôt certaines qui me critiquent, regardent cela comme l’équivalent du servage ou de la torture judiciaire. J’ai très délibérément refusé toute complaisance pour cet emportement. Je sais bien l’objection que les plus raisonnables peuvent m’opposer : ces concessions sont peu de chose en elles-mêmes, mais elles encouragent de nouvelles demandes qu’il sera difficile de repousser. Soit. C’est un risque, mais il n’est pas si difficile d’y faire face puisqu’il n’est pas si difficile de distinguer entre l’enfance-adolescence et l’âge adulte. En revanche, dans les hôpitaux, il est impossible de modifier notre façon de faire pour deux raisons. Une raison pratique : le fonctionnement des services serait impossible. Une raison de principe : soigner le corps souffrant réclame que le soignant comme le soigné renoncent à la pudeur, ou la « suspendent ». Sur la plupart de ces points, je pense que nos appréciations sont très proches.

Mes « concessions », que j’ai un peu « théâtralisées » dans le livre, sont en vérité peu de chose. Si elles suscitent des sentiments qui vont jusqu’à l’indignation, c’est parce que je ne marque pas d’indignation à l’égard des mœurs musulmanes, et que je ne montre pas un zèle actif pour les femmes ou féministes musulmanes. Il est vrai. La militance féministe, le souci des droits des femmes, spécialement musulmanes, font partie de la vie normale de nos sociétés. C’est très bien ainsi. Une partie du féminisme contemporain n’a pas ma sympathie. Je m’en accommode. Une partie des mœurs musulmanes dans ce domaine me semble, comme à beaucoup, non seulement réduire la liberté des femmes mais endommager l’humanité des hommes. Comment transforme-t-on une forme de vie aussi enracinée ? Je cherche l’amélioration non dans la dénonciation militante, qui est d’ailleurs souvent appuyée de thèses « anthropologiques » que je désapprouve, mais d’une part dans l’application rigoureuse de la loi, d’autre part dans la participation plus complète à la vie de la nation – une nation dont la « marque chrétienne » me paraît plus éducative même sur ce point que la militance féministe. Bref, je ne propose pas des « accommodements raisonnables » qui laisseraient la moindre ouverture à une législation particulière – les Canadiens jouent avec cette idée – ni à un changement de la loi, mais seulement de l’état d’esprit dans lequel elle est appliquée, par exemple pour le financement des lieux de culte.

Voici alors comment je résume le débat. Pour moi, nous devons faire cité commune avec des musulmans qui formeront pour un temps indéterminé une « partie » distincte du corps social et civique. Pour mes critiques les plus vifs, cette perspective est inadmissible : ou ils veulent les « forcer à être libres », ou ils posent abstraitement une incompatibilité essentielle entre la France laïque et l’islam. Votre position, cher André, me semble être que la solution – laïque – est « au coin de la rue » : le plus grand nombre d’entre eux est mûr pour la laïcité, ils acceptent massivement que leur fille épouse un non musulman (p. 3). Je ne le crois pas. Les années récentes ont vu une intensification de la présence des mœurs musulmanes – signes vestimentaires, ramadan – plutôt que son atténuation. Les musulmans que je peux connaître directement ou indirectement ont le plus souvent un conjoint musulman. Dans le quartier de Figuerolles, j’ai vu au long des années la vie musulmane s’étendre et se consolider, dans la paix et une certaine convivialité, mais dans la séparation. Donc, oui, ils vont constituer une communauté visible et tangible pour un temps indéterminé. Je ne réclame pas que les catholiques visent à une telle visibilité, je les mets en garde explicitement contre la rivalité mimétique, mais il est vrai que cette situation de l’islam en France oblige à reposer la question de la visibilité des religions dans l’espace public. Les termes sont un peu solennels, mais il serait périlleux, non seulement pour le christianisme mais aussi pour la République, de laisser à l’islam le monopole public du Nom divin.

Vous ne considérez pas du tout la contrepartie de mes concessions, qui est la demande adressée aux musulmans de prendre leur indépendance par rapport au monde arabo-musulman. Plus généralement vous ne considérez pas la « question extérieure » qui est pour moi première et qui est déterminante dans mon diagnostic comme dans mes propositions de solution. Vous me dites que vous ne voyez pas la « vérité » qu’il y a dans notre désignation par les islamistes comme des « croisés ». Comment ne la voyez-vous pas ? Même en oubliant les Croisades, qu’une civilisation immobile comme la leur ne saurait oublier, comment oublieraient-ils que depuis au moins l’expédition d’ Égypte ils sont soumis à la domination militaire, politique, économique, intellectuelle de cet ensemble humain qu’ils désignent par sa marque religieuse comme il est naturel à une civilisation qui se définit en ces termes ? Nous n’avons pas accompagné les Américains en Irak, du moins pas en 2003, mais du Liban à l’Afrique de l’Ouest en passant par la Syrie, l’Algérie et le Maroc, la France – laïque et chrétienne – n’a cessé dans la période moderne de prétendre au gouvernement de ces régions. Aujourd’hui encore, velléités en Syrie, action militaire effective au Mali, nous y prétendons. Ces faits sont déterminants pour notre situation qui est inséparablement politique et spirituelle. C’est en tenant compte de ce contexte que, comme vous le dites très bien, je soutiens que les musulmans ne pourront s’intégrer à la société qu’en trouvant leur place dans la nation. Seule la nation en effet est susceptible d’avoir la densité politique et spirituelle suffisante pour une telle tâche. Je ne dis pas que la France aujourd’hui a cette densité, ce n’est pas le cas. J’essaie de tourner les esprits et les cœurs de ce côté. Je m’en prends à la laïcité non par ressentiment catholique – vous admettrez que je donne explicitement l’avantage aux « républicains » contre les « cléricaux » – mais parce que la « laïcité » promet une solution aisée puisque familière à un problème qui réclame une démarche très difficile car entièrement inédite.

Nous aurons, je l’espère, l’occasion de poursuivre cette conversation. En attendant, je vous remercie à nouveau, cher André, pour la générosité et la pertinence de votre lecture.

Avec ma fidèle amitié,

Pierre

@ Pierre Manent et Mezetulle, 2016.

1 – [NDE] La première étape de ce débat ((amorcée par la reprise d’un article de Martine Storti « Le porc, les femmes et le philosophe ») réunit un article de C. Kintzler « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet » et la réponse de P. Manent « Pierre Manent répond à Catherine Kintzler ». Référence du livre de Pierre Manent : Situation de la France, Paris et Perpignan : Desclée de Brouwer, 2015.

[Lire la Lettre d’André Perrin à laquelle répond ici Pierre Manent]

[Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

5 thoughts on “Pierre Manent répond à André Perrin sur le livre « Situation de la France »

  1. tochûde

    Sur votre utilisation du terme de croisade : pour la période contemporaine, vous mélangez des interventions qui se sont faites sur demande du gouvernement légitime (Mali), d’autres qui se sont faites sur demande d’une partie de la population, et vous ignorez les interventions en Serbie ou les condamnations de la Russie pour ses interventions dans ses régions partiellement musulmanes. Et aucune de ces interventions n’avait pour motif la religion.

    Pour la période plus éloignée des croisades et de la colonisation, j’ai du mal à savoir si vous voulez faire preuve de repentance ou si vous constatez simplement l’antagonisme historique de deux civilisations, antagonisme dont une partie des uns conserve un ressentiment et dont la majorité des autres ne veut plus rien savoir.
    En tout cas, le point de vue repentant pourrait tout de même garder à l’esprit que ces régions ne sont pas musulmanes par essence, et qu’elles étaient en fait chrétienne avant…leur conquête armée, ainsi que l’Espagne et les Balkans (Vienne y ayant échappé de peu). Donc on voit mal pourquoi l’Europe devrait se repentir de sa réponse aux agressions musulmanes, ce qui est l’ordre historique réel pour la période médiévale. Et ce point de vue repentant, qui est purement interne à l’Europe, n’est pas neutre du point de vue de l’intégration des musulmans.

    Même pour la période coloniale, des historiens constatent avec inquiétude le « « duo maso-sado » entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment, qui ne mène à rien de constructif » :

    http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=255
    « Il y a déjà dix-huit ans, l’historien Daniel Rivet publia dans la revue XXème siècle un article resté dans les mémoires de ses lecteurs : « Le fait colonial et nous, histoire d’un éloignement » [1]. Il y expliquait que « le fait colonial n’est plus un enjeu de nos affrontements franco-français » et que « son étude historique est quelque peu languissante ». D’après lui, de nombreux indices permettaient de conclure que « le temps des colonies et l’épreuve de la décolonisation s’éloignent de nous irréversiblement et que les passions refroidissent inéluctablement. Aux historiens d’aujourd’hui, il appartient d’en prendre parti et d’en tirer la conclusion qu’on est enfin sorti de la dialectique de la célébration et de la condamnation du fait colonial qui a si longtemps et si profondément biaisé l’écriture de son histoire » [2]. Ainsi soit-il. Qu’on ne s’y trompe pas : loin de moi l’idée de tourner en dérision cette analyse, que je partageais entièrement à l’époque [3]. Elle était d’ailleurs très justifiée dans le cas du protectorat français au Maroc, dont Daniel Rivet était et est resté le plus éminent spécialiste. Mais dans le cas de l’Algérie coloniale et de sa décolonisation violente, il est clair que son pronostic a été totalement et dramatiquement démenti. Bien au contraire, la guerre d’Algérie est devenue de plus en plus un terrain d’affrontement de mémoires divergentes, et dans son cas au moins l’histoire a été confondue avec la ou les mémoires en conflit. »

    Il est vrai qu’une autre partie des historiens se comporte en militants de la mémoire, espérant avoir une influence sur la vie politique contemporaine. Mais, encore une fois, cela relève avant tout d’une problématique interne à la France, qui est celle de l’évolution idéologique de ses intellectuels et de leur participation à la vie politique (même s’il y a un lien avec l’extérieur, comme le mentionne l’article cité).

    Pour prendre un exemple concret, la commémoration récente de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961, pour des raisons sans doute avant tout politiciennes, semble historiquement un peu biaisée : le nombre de décès imputable aux forces de l’ordre est surestimé, le contexte d’attentats contre la police ayant motivé le couvre-feu escamoté, et la répression de la manifestation de pieds-noirs du 26 mars 1962, qui montre que la violence policière ne portait pas seulement sur les colonisés, passée sous silence.

    Cela conduit à augmenter, voire à créer, le ressentiment d’une partie des musulmans français ; et pour rien (ou pour des gains politiciens immérités) puisqu’on reconnaît plus que ce qui a été réellement commis.

    De même, ce sont parfois des causes internes qui poussent aux revendications : une certaine sociologie militante, décrivant sous les traits les plus noirs la situation des musulmans en France ; la création de SOS racisme pour le PS, par exemple ; les annonces fracassantes pour la discrimination positive sous le mandat de Sarkozy ; ou encore d’une certain façon votre livre, qui pourrait lui aussi être vu comme une incitation à demander des aménagements.

    On pourrait donc vous répondre, pour plaisanter, que quitte à négocier avec une communauté pour favoriser l’intégration des musulmans, c’est plutôt avec la communauté universitaire (et avec la communauté des vrais croyants en la religion multiculturelle) que le reste des Français devrait le faire.

    Pour la communauté universitaire par exemple, celle-ci pourrait garder ses moeurs tribales traditionnelles (à commencer par le confortable statut de fonctionnaire), mais serait invitée en retour à se montrer plus équilibrée, moins incendiaire et plus responsable dans le traitement de la sociologie et de l’histoire de France (ou peut-être histoire *en* France, selon les rapports de force qui prévaudront lors de la négociation).

    Répondre
  2. un professeur

    Bonjour,

    J’ai une suggestion à soumettre : peut-être, pour prendre un peu de recul sur le sujet, faudrait-il élaborer une théorie un peu plus précise de « l’espace public » (opposé à « l’espace privé »), avant de déterminer ce qu’on peut ou ne peut pas y dire, y faire, etc. Peut-être y a-t-il en réalité plusieurs espaces publics dont les fonctions propres supposent d’être garanties par des règles différentes, sachant qu’ils ont tous des règles communes aussi (comme espaces publics précisément) : une école, une mairie, la rue, ce sont tous des espaces publics mais qui sont destinés à rendre possibles des choses différentes. Par exemple, dans une école publique, en tout cas en classe, ce qui compte, c’est de pouvoir écouter un cours et étudier. L’étude a des conditions et ces conditions sont requises pour qu’elle puisse avoir lieu : en sorte que ce qui fait obstacle à la sorte de tranquillité d’esprit nécessaire aux études (aussi bien d’ailleurs qu’à la recherche de la vérité, dans un laboratoire) doit être exclu des espaces (et seulement de ces espaces) destinés à la fonction d’étude. Mais la « tranquillité d’esprit » est une notion relative à ce qui choque ou non chaque personne et l’empêche de se concentrer et d’étudier : un signe (ou un comportement) ostentatoire doit donc être strictement interdit là où l’autorité publique responsable estime que la tranquillité des études n’est plus permise, là où la tolérance tacite habituelle ne fonctionne plus. C’est pourquoi d’ailleurs, dans les faits et dans la classe, la neutralité du professeur est plus stricte et plus étendue que celle demandée aux élèves. Mais cela varie selon les époques (par exemple le port du pantalon pour les filles au lycée, en mai 68 ?). La neutralité qui rend possible la coexistence a donc des degrés en fonction des espaces publics. Dieu merci une salle de classe ce n’est pas la rue. La tolérance de facto possible dans la rue fait qu’il n’est pas nécessaire de légiférer pour imposer la neutralité dans cet espace ; mais là où la tolérance n’est pas possible, il faut légiférer et imposer cette neutralité que nous nommons en France la laïcité (qui n’est peut-être qu’une variante de la neutralité : pourrait-on dire qu’en un sens, la pudeur ou la bienséance sont aussi des neutralités, qui neutralisent d’autres signes ?).

    Bonne journée à vous.

    Répondre
    1. un professeur

      Bonjour,

      Réflexion faite, un petit ajout à ce qui précède : concevoir la laïcité comme neutralité prescrite par la loi revient à la considérer comme la conséquence inéluctable de l’échec politique et social de la tolérance (au sens de consentement tacite ou explicite, mais délibéré et non pas forcé, à des comportements ou des opinions que personnellement nous ne partageons voire n’approuvons pas, sans réclamer leur proscription dans un espace donné). Ce qui implique que les deux notions s’opposent, où qu’on abandonne l’une pour l’autre, en quelque sorte comme moindre mal, parce qu’il y a de l’intolérance (et alors nous sommes contraints par la violence ou le désordre à légiférer), ou bien parce qu’il y a de l’intolérable (exigence de principe : l’Etat n’a pas à m’imposer une croyance plutôt qu’une autre, ni une incroyance).

      Mais d’un autre côté, je pense que le rapport entre laïcité et tolérance n’est pas univoque.

      Dans le cas de la sphère publique scolaire par exemple, on peut souligner que la neutralité n’est pas le contraire de toute forme de ‘tolérance’, puisqu’elle est destinée à permettre l’étude. Or la liberté d’étudier ou d’accéder à la connaissance (tout comme la liberté de rechercher la vérité) suppose d’être prêt à la rencontre parfois de phénomènes inattendus (la terre tourne, elle est âgée de plusieurs milliards d’années), de faits troublants voire déplaisants (le genre humain est issu d’une évolution, l’esclavage a eu lieu), d’objections dérangeantes (l’homme est un être de désir, mais peut-être que le bonheur est impossible), d’hypothèses nouvelles (les continents se déplacent), etc, afin de les soumettre à un examen impartial et à la confrontation exigeante avec l’expérience et le raisonnement.

      Ainsi il faut bien, pour comprendre la vérité aussi bien que pour la chercher, accepter d’affronter la possibilité que notre pensée momentanément se découvre comme ne correspondant pas au réel, et tolérer ou consentir à l’examen sans préjugé de nos pensées initiales. Donc tolérer l’objection d’autrui, la discussion, le libre examen, l’établissement des faits, la suspension des a prioris est un requisit de tout effort de connaissance : il y a une certaine forme de tolérance rationnelle à la confrontation avec des arguments différents de nos opinions, qui est nécessaire et ne s’oppose nullement à la neutralité de l’espace (ou des personnes) qui rendent possible et accompagnent cette expérience. En ce sens, la laïcité ne nous dispense nullement de faire preuve de cette tolérance évoquée ci-dessus.

      Bonne journée à vous.

      Répondre
  3. tochûde

    « Pour moi, nous devons faire cité commune avec des musulmans qui formeront pour un temps indéterminé une « partie » distincte du corps social et civique. »

    Bonjour,

    Dans un précédent message, je m’inquiétais d’une politique mémorielle qui a plutôt pour effet de renforcer l’identité de cette partie distincte (ou d’autres minorités) et donc de compliquer l’intégration.

    Voici une nouvelle initiative qui semble aller dans le même sens funeste :

    http://www.lefigaro.fr/culture/2016/05/10/03004-20160510ARTFIG00199-francois-hollande-souhaite-ouvrir-un-musee-de-l-esclavage.php

    C’est tout de même assez inquiétant, et cela me pousse à continuer mes remarques sur les groupes avec lesquels il conviendrait de négocier.

    En effet, les responsables du site vous ont notamment objecté que grouper les musulmans pour négocier pourrait revenir à renforcer une identité de groupe qui, chez une partie d’entre eux, n’est pas si forte et tend déjà à s’estomper (d’après les statistiques du rapport Insee/Ined TEO par exemple).
    Par ailleurs, il pourrait être préférable, et plus conforme aux habitudes françaises, de rester dans le cadre de groupes politiques plutôt que de groupes religieux.

    Il existe différentes attitudes face à la question de l’intégration des minorités, qui pré-constituent de tels groupes politiques. Par exemple, on peut distinguer :
    – à gauche, un premier groupe favorable à l’immigration (et à l’UE) et prêt à passer la laïcité et les traditions nationales par pertes et profits. J’aurais tendance à les appeler les Irresponsables, car je ne pense pas qu’un pays puisse être viable dans ces conditions.
    – toujours à gauche, un second groupe favorable à l’immigration, mais souhaitant préserver la laïcité et une partie des traditions nationales, le cadre républicain par exemple. J’aurais tendance à les appeler les Dupes, car il me semble que la présence de minorités importantes, combiné au jeu du clientélisme électoral et aux menaces du cadre de l’UE, risque fort de rendre cette position intenable.
    – à droite, un groupe est favorable à l’UE, à l’immigration, à la perte des traditions nationales dans le but de maintenir ou de renforcer, à court ou long terme, ses positions économiques. Appelons-les les Cyniques.
    – toujours à droite, un groupe d’électeurs est hostile à l’UE, très réservé sur l’immigration, hostile à la perte des traditions nationales. Depuis l’auto-dissolution de la droite gaulliste dans le groupe des Cyniques, ce groupe d’électeurs à malheureusement tendance à migrer vers le FN, peu crédible et sans aucune chance d’être élu compte-tenu de sa réputation dans les autres pays. Appelons ce groupe les Perdants, qui seraient dignes d’un meilleur sort et de meilleurs représentants.

    Ne serait-il pas préférable de négocier avec ceux de ces groupes qui sont favorables à un renouveau du politique des mesures politiques faisant un relatif consensus et permettant une meilleure intégration des musulmans (et des autres minorités) ?
    Il me semble en effet que le groupe des Dupes, ou une partie de celui-ci, pourrait se trouver des points communs avec une partie du groupe des Perdants (afin justement qu’ils ne soient plus perdants).

    Certes, cela impliquerait de leur part des remises en cause : par exemple, admettre que le christianisme a effectivement quelque chose à voir avec l’histoire de l’Europe, et que son bilan est (réellement) globalement positif ; ou encore, admettre que les dispositifs plus ou moins récents, et plus ou moins démocratiquement décidés, encadrant l’immigration (regroupement familial maintenu contre l’avis du président élu, droit du sol décidé dans un autre contexte et dans un but diamétralement opposé à son utilisation actuelle…) doivent être remis en cause.
    On peut donc estimer qu’une telle négociation serait difficile. Toutefois, le groupe des Dupes était initialement constitué autour des valeurs d’objectivité et de discussion rationnelle, et on peut donc penser que s’il n’est pas possible de les convaincre raisonnablement d’amender en partie leur position, cela sera encore moins possible pour des gens qui n’ont jamais prétendu placer la Raison avant tout (notamment les musulmans religieux). Donc si la négociation n’est pas possible avec ce groupe, elle le serait encore moins avec les musulmans.

    Je propose donc plutôt l’alliance, après négociation, des Dupes et des Perdants ; pour mettre un terme aux mesures néfastes des Cyniques et des Irresponsables.

    Répondre
  4. piquet

    M. Manent écrit : « Nous devons faire cité commune avec des musulmans qui formeront pour un temps indéterminé une « partie » distincte du corps social et civique(…) ils vont constituer une communauté visible et tangible pour un temps indéterminé ».

    Un tel énoncé du problème aurait eu toute sa pertinence vers 1950 lorsque l’immigration maghrébine se développait. Et même auparavant. En 1975, au moment du regroupement familial, il était déjà bien tard.
    Mais, en 2016, il respire surtout notre peur à tous -d’ailleurs compréhensible !

    Et cette peur qu’inspire les peuples arabo musulmans est d’autant plus intense qu’elle est celle de vaincus :
    -vaincus naguère en tant que coloniaux
    -vaincus aujourd’hui comme citoyens d’un Etat qui s’est avéré incapable de protéger des victimes désignées par l’ennemi : celles de Charlie Hebdo. Le succès de ce massacre fut un Sedan ou un Dien Bien Phu policier.

    En outre, on pourrait suivre les conseils « raisonnables » de M. Manent si l’Islam était en cause. En effet, il est probable qu’une libération totale du port du voile et/ou la proscription de la mixité scolaire faciliterait la vie quotidienne de croyants musulmans authentiques. Et serait perçue comme un geste d’ « amitié » dans leur direction.
    Mais le seul fait que ces attentats violent les interdits les plus flagrants de la religion musulmane (homicide, suicide…) n’est pas suffisamment pris au sérieux (ne serait-ce que par respect pour les musulmans) : nous n’avons pas affaire essentiellement à des croyants -spécialement parmi les commanditaires des massacres. Le croisé qui s’en prenait aux non combattants n’était-il qu’un chrétien pécheur ? Peu importe: il n’agissait pas en tant que croyant. Et « sa » croisade n’était plus qu’un brigandage.

    Alors des concessions quant aux mœurs ? On vous dira : notre bonne volonté ne doit pas être découragée par la sauvagerie ; mieux vaut tard que jamais.
    Mais le temps de comprendre que les salauds à la Kalachnikov n’étaient que des salauds simplex à qui leurs commanditaires ne faisaient crier « Allah Akhbar » qu’histoire de leur donner du cœur au ventre, on aura ouvert la boîte de Pandore de la compétition pour « le monopole public du nom de Dieu » (Manent). Compétition qui n’a pas de caractère religieux, le pouvoir clérical étant un pouvoir profane et la laïcité un cas particulier de la séparation des pouvoirs.
    Aussi ne saurait-on s’étonner de voir ce pouvoir préconiser ces concessions, parler comme son chef le Pape, d’ « exagération » de la laïcité : tant il est dans la logique d’un pouvoir de s’étendre jusqu’au monopole.

    michel piquet

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.