‘Spinoza ou L’« athée vertueux »’ d’A. Billecoq, lu par Jean Devos

Jean Devos1 caractérise le livre d’Alain Billecoq Spinoza ou L’ « athée vertueux » (Montreuil : Le Temps des Cerises, 2016) comme une enquête philosophique. En analysant et en dépassant tout à la fois la célèbre formule de Pierre Bayle (« l’athée vertueux »), il s’agit de rétablir la complexité et la profondeur de la pensée de Spinoza. Spinoza n’est athée que parce que son dieu n’est pas celui des religions ; il déplace la notion de vertu sur une ontologie, sur l’unité du théorique et du pratique.

Élucider la relation entre travail spéculatif et combat pour la liberté

Par un travail de toute une vie, Alain Billecoq2 poursuit une réflexion sur le rôle du philosophe et de l’enseignement philosophique dans la Cité. Il met en lumière l’actualité de l’œuvre de Spinoza et des questions politiques qu’elle ne cesse de soulever3. Ce nouvel ouvrage qui lui est consacré répond à la nécessité de dissiper certains malentendus qui obstruent l’accès à sa philosophie. L’expression « athée vertueux » reflète le mélange de fascination et de répulsion que le philosophe inspira à ses contemporains. Spinoza constitue une énigme qui suscite encore et encore la question : un homme qui demeure fermement persuadé qu’il n’y a pas de Dieu, pas d’auteur moral du monde, peut-il se conduire toujours de manière vertueuse ? Alain Billecoq mène l’enquête afin de lever le voile sur ce qu’il en est de Spinoza et de sa pensée du monde. Dépassant le simple constat qu’un « mécréant » peut être un homme vertueux, l’auteur se demande s’il y a une relation entre le travail spéculatif de Spinoza et son combat pour la liberté. Au final, il dresse un portrait du philosophe en lequel se dessine la figure de l’homme libre.

Dans un premier temps, l’enquête déjoue l’imputation d’athéisme qui frappe Spinoza, en s’appuyant sur les éléments de critique que le philosophe élabora en réponse à ses détracteurs. L’auteur explique les bouleversements par lesquels Spinoza inscrit la pensée de Dieu et du monde dans une logique fondée sur la conjonction de la vérité et de la liberté. À mesure que progresse l’explication, on découvre dans sa détermination rationnelle le mouvement par lequel l’esprit philosophique se libère des présuppositions morales et religieuses. Dans un second temps, l’enquête conduit le lecteur depuis la mise en question de la morale jusqu’à la redéfinition de la vertu et de la béatitude, via une conceptualisation de l’homme dans son rapport à la nature. L’auteur cherche à donner accès au mode de penser qui est propre à Spinoza, afin de mettre en lumière la relation entre sa métaphysique et sa sagesse. En suivant Spinoza, il élucide l’unité des modes théorique et pratique de la raison. In fine, la question de savoir si et dans quelle mesure Spinoza est l’homme libre qu’il décrit dans son Éthique, confronte le lecteur à son propre rapport à soi et au monde.

Comprendre un philosophe, et donc comprendre la philosophie, requiert de « lire les textes, et les œuvres, comme des édifices structurés dans le but d’y découvrir la clé de voûte, cette intuition qui les innerve»4. Selon Bergson, l’intuition que Spinoza a mise en système est « le sentiment d’une coïncidence entre l’acte par lequel notre esprit connaît parfaitement la vérité et l’opération par laquelle Dieu l’engendre»5. La systématisation de cette intuition exprime en effet le mouvement d’autoconstitution de la vérité sur le mode de la compréhension, car la compréhension, écrit Alain Billecoq, est « le mouvement même de la vérité dans l’esprit qui se découvre elle-même comme vraie ». La vérité est index de soi : « verum index sui ».

L’auteur montre que la philosophie de Spinoza en son intégrité répond à un questionnement initial sur la servitude et la liberté : ce qui donne son impulsion à cette démarche de vérité est la question de savoir comment il se fait que les hommes soient à la fois libres et non libres. On voit ainsi que le rationalisme de Spinoza s’édifie sur le sol de l’expérience humaine et de la préoccupation universelle du salut. Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme si c’était pour leur salut ? L’idée-force organisatrice de la philosophie de Spinoza est l’expression de la question pré-philosophique : « Comment être libre ? C’est-à-dire comment être ce que l’on est ? ». L’enquête retrouve l’articulation entre l’effort de compréhension que déploie Spinoza et l’élaboration des conditions concrètes de la liberté humaine. Elle montre l’adéquation à soi d’une philosophie qui se veut pleinement théorico-pratique.

C’est à Pierre Bayle qu’on attribue l’expression « athée vertueux ». Dans l’article « Spinoza » du Dictionnaire historique et critique, Bayle décrit Spinoza comme un homme qui est tout à la fois athée et vertueux. Toutefois, il évite de penser cela dans les termes d’une contradiction, éludant ainsi la question de l’unité du théorique et du pratique qui est pourtant le nœud de cette affaire6. A contrario, l’auteur se demande si – et si oui en quoi – la conduite de Spinoza est consubstantielle à la métaphysique qu’il expose. C’est à cette condition que l’on pourra prendre la mesure de la vérité de sa philosophie.

Spinoza, athée ?

Aux yeux de Bayle, Spinoza, « le plus grand athée qui ait jamais été »7, est responsable d’avoir donné à l’athéisme la forme d’un système8. Bayle ne voit dans la métaphysique de Spinoza que la forme systématisée d’anciennes croyances, qu’il résume ainsi : « tout l’univers n’est qu’une substance », et « Dieu et le monde ne font qu’un seul être »9. Par la suite, les réfutations du « spinozisme » n’atteindront jamais qu’une doctrine aux contours flous. Or, une philosophie n’est pas essentiellement une doctrine, mais une méthode par laquelle l’esprit cherche à se coordonner au mouvement d’autoconstitution de la vérité. L’imputation d’athéisme manque donc l’essentiel : elle tient à ce que les détracteurs de Spinoza se plaisent à voir dans la philosophie un savoir dogmatique concurrent de celui des théologiens. Ils se représentent le spinozisme comme une doctrine qui véhicule l’irréligion, et donc l’immoralité10. Ceux qui dénigrent Spinoza au motif qu’il enseignerait l’athéisme synonyme d’immoralité présupposent qu’il ne peut y avoir de religion sans affirmation de l’existence de Dieu, et qu’il ne peut y avoir de morale sans religion. Les théologiens et ceux qui s’en recommandent insinuent en effet que critiquer les religions (comme Spinoza) c’est prêcher l’irréligion et l’immoralité. L’un des adversaires de Spinoza déclare ainsi qu’« un pareil auteur ne mérite pas d’être examiné et réfuté, mais d’être interdit »11. En fait, l’accusation d’athéisme relève de motivations qui sont surtout d’ordre politique.

En effet, c’est pour répondre aux rumeurs calomniant sa pensée que Spinoza a écrit le Traité théologico-politique. De fait, le point principal de ce Traité est d’établir « que la liberté de philosopher non seulement peut être accordée sans dommage pour la piété et la paix de la république, mais aussi qu’on ne peut l’ôter sans ôter en même temps la paix de la république et la piété »12. Il s’agit pour Spinoza de défendre avec raison « une entière liberté d’exercer son jugement et d’honorer Dieu selon sa complexion »13. Ce qui est en jeu c’est la question des conditions d’une vie sociale paisible et harmonieuse. 

Spinoza fonde ce combat pour la liberté sur une étude savante des textes sacrés. Dans la première partie du Traité théologico-politique, soucieux de distinguer la religion des inventions et superstitions humaines, Spinoza étudie les instruments de la révélation et fixe un mode de lecture de la Bible en s’appuyant sur une connaissance objective de l’Écriture expurgée de tout préjugé. Il apparaît dès lors que la Bible a un sens vrai, mais qu’elle ne dit pas la vérité des choses : elle ne nous apprend rien quant à la nature de Dieu. La vérité que l’Écriture recèle est d’ordre pratique : elle enseigne que l’obéissance est la voie du salut. La religion a une fonction essentiellement politique qui est de permettre aux hommes de vivre ensemble. Spinoza tire de cette étude une première conséquence qui consiste dans la coupure définitive entre la foi et la raison. Tandis que le discours de la foi vise le salut par l’obéissance, le discours de la raison vise la liberté par la connaissance rationnelle de Dieu. La seconde conséquence est la distinction radicale de la religion et des religions. À la différence des religions historiques, la « foi universelle » ne comporte que les articles de foi que la raison a permis de déterminer comme étant strictement nécessaires au salut. La religion est utile à une multitude pour faire société, au sens où la piété ou moralité est le désir rationnel du bien et la conduite en accord avec ce désir, qui sont des conditions de la concorde civile. Il faut donc fonder la religion dans et par l’exercice de la raison.

Dans la seconde partie du Traité théologico-politique, Spinoza examine les religions sous l’angle de leur utilité ou nocivité. Or les religions historiques, à travers leurs manifestations sociales, les Églises et leurs représentants, induisent des effets de servitude qui sont contraires à la piété et à la paix. Elles sont nuisibles dès lors qu’elles empiètent sur le domaine public et cherchent à propager leurs croyances, leurs dogmes et leurs rites, en contravention à la législation de la république14. Cette critique des religions est le point de fixation de l’imputation d’athéisme lancée contre Spinoza : ce qui lui vaut l’anathème, ce n’est pas tant ce qu’il pense de Dieu que sa défiance à l’égard des religions et plus encore à l’égard des religieux hostiles à la raison.  Spinoza établit non seulement que la raison n’est en rien contraire à la religion et à la vertu, mais surtout que la religion ne peut être opposée à l’exercice de la raison. En effet, il ne peut y avoir de religion et donc de piété, au sens vrai, sans la critique des religions et sans l’interprétation philosophique de l’Écriture, laquelle donne accès à aux enseignements de la Bible expurgés des superstitions et des préjugés.

Dans le Traité théologico-politique, Spinoza revendique une lecture littérale de la Bible, qui consiste à lire l’Écriture par l’Écriture seule (« Scriptura sola »), et s’approprie la méthode d’interprétation qui est en vigueur dans les sciences depuis Bacon et Galilée. De même que Galilée explique la nature par la nature, Spinoza explique le texte biblique par lui-même : il prend ainsi pour modèle la méthode galiléenne, donnant ainsi la mesure de l’extension de la raison savante aux réalités humaines. Par là, il affranchit l’interprétation de la Bible des constructions théologiques, et désacralise le texte sacré afin de le comprendre dans son intelligibilité naturelle. Selon Spinoza, l’interprétation est liée à une démarche d’explication, car on ne peut pas comprendre les choses sans en connaître la raison. Sa méthode est à la fois scientifique et interprétative : la démarche scientifique « postule l’intelligibilité entière de la nature », tandis que la démarche interprétative « traite de choses qui ne peuvent être déduites des principes de la connaissance naturelle (les prophéties, croyances aux miracles, etc.) mais postule une cohérence du texte sacré ». Il y a donc deux raisons en une : l’une cherche la vérité du texte suivant une démarche quasi scientifique, quand l’autre vise le sens vrai du texte par le moyen d’une interprétation et d’un commentaire. Mais ces deux raisons participent d’une même rationalité philosophique, car la raison qui interprète le sens s’appuie sur la raison qui analyse objectivement les faits. Ainsi, les deux méthodes de lecture sont coordonnées au sein de la compréhension de l’Écriture. Comme le souligne Alain Billecoq, cette lecture de la Bible est « un combat de la pensée pour elle-même, pour sa propre liberté ».

Suivant une distinction tranchée entre la foi et la raison, Spinoza soutient que la philosophie rationnelle, qui n’a nul besoin de recourir à la foi, n’est pas pour autant condamnée à tomber dans le scepticisme ou l’athéisme. Il déjoue la confusion entre le discours théologique et l’argumentation philosophique. S’affranchissant au plan spéculatif de la croyance religieuse, dont il neutralise les effets tant au plan théorétique que pratique, Spinoza s’appuie sur la raison et l’expérience seules pour élaborer une connaissance rationnelle de Dieu. Malgré les efforts d’explication et de pédagogie déployés par Spinoza pour dissiper les malentendus, ses détracteurs, persistant dans la confusion du philosophique avec le théologique, ont voulu constituer le mal radical comme une objection fatale au spinozisme. À leurs yeux, le mal radical devait constituer une limite infranchissable à la philosophie rationnelle et signaler en même temps la disjonction définitive du réel d’avec le rationnel. Or, en vertu de l’expression « Deus sive natura », il est vain de condamner le rationalisme de Spinoza sous prétexte de l’échec de toute théodicée. En raison de l’unité substantielle, Dieu, cause de tout, ne peut être « cause » du mal, si l’on entend par là qu’il en serait sa providence.

La parole par laquelle Dieu défend à Adam de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal n’est pas en soi l’expression d’un interdit, mais la révélation d’une vérité éternelle et nécessaire : « c’est au regard du seul Adam et en raison seulement du défaut de sa connaissance que cette révélation fut une loi et que Dieu fut comme un législateur et un prince » 15. Ainsi, la conceptualisation spinoziste implique que Dieu ne commande ni n’interdit, et que sa nature n’est pas telle qu’on puisse se soumettre à Lui. De même, le rapport de l’esprit à la raison implique liberté, et non pas servitude, car l’ignorance seule est servitude. L’unité deus – natura – substantia est le fondement de la liberté telle que Spinoza le conçoit. Mais les détracteurs du spinozisme méconnaissent l’idée en vertu de laquelle Dieu – nature naturante – est par la seule nécessité de sa nature. Ils refusent d’admettre le caractère inconditionné de la récusation rationaliste du surnaturel. Or, la fonction du philosophe est de déjouer les mystifications et les illusions qui empêchent de comprendre le monde tel qu’il est. Son rôle consiste à décrire le réel « dans sa pure matérialité et sa pure intellectualité ». L’objet premier de la philosophie sera d’affirmer Dieu ; ce qui revient à constituer la métaphysique comme expression des vérités éternelles et nécessaires. Dans l’optique de constituer une Éthique, Dieu devra être intégralement compréhensible via la médiation de la conceptualité philosophique.

Sous l’angle politique, Spinoza distingue la religion intérieure et les religions considérées dans leur extériorité historique et sociale. La religion intérieure désigne les moyens par lesquels l’esprit se dispose intérieurement à honorer Dieu dans l’intégrité de l’âme ; elle relève du droit de chacun. En conséquence, et afin qu’aucune confusion ne subsiste entre ce qui relève du droit naturel de chacun et du droit positif, Spinoza distingue le culte extérieur et le culte intérieur de Dieu. L’État souverain veille à ce que l’exercice du culte extérieur concorde avec l’intérêt suprême de la république. Il statue sur les religions selon qu’elles s’accordent ou non avec la volonté commune, qui est, dans l’État, l’expression de la rationalité. Mais les religions historiques qui entravent l’exercice de la raison et la liberté de philosopher détruisent de facto les conditions de la paix publique. Parce que la raison, et avec elle la liberté de penser et d’exprimer, est au fondement de la concorde civile, affaiblir le libre exercice de la raison c’est mettre en péril la sécurité et à la paix publiques. La république a donc à encadrer les religions en fonction des nécessités de la conservation du corps politique et de la liberté des sujets. Elle veille à ce que les religions n’empiètent pas sur le droit de la Cité, et qu’elles ne contredisent ni à la sûreté de l’État ni à la liberté de ses membres. Ainsi, il appartient à l’autorité politique de déterminer, dans le respect du droit de chacun, la place des religions et des Églises conformément au droit de la Cité. L’État interprète les religions, et il lui appartient d’en juger en fonction de ses fins propres. À cet égard, Alain Billecoq écrit : « il revient à l’État souverain d’exercer son autorité sur les Églises et de laisser la plus grande liberté de penser et d’expression, dans les limites définies par le droit, aux individus ».

Ainsi la philosophie de Spinoza rompt-elle avec les représentations religieuses du divin : et, si l’on veut y voir une expression de l’athéisme, c’est seulement « parce que son dieu n’est pas celui des religions du Livre que les siècles de culture on imprimé de manière indélébile dans nos esprits ».

Spinoza, vertueux ?

Spinoza appelle « Éthique » l’unité du théorique et du pratique qu’il élabore en substituant l’articulation de la politique et de l’éthique à l’articulation de la religion et de la morale. Par-delà bien et mal, sa sagesse est fondée sur la récusation des postulats des morales du devoir que sont la dualité du sensible et du rationnel, ainsi que la dualité de l’âme et du corps. Dans cette perspective, il arrache la notion de vertu aux constructions morales et religieuses pour la fonder naturellement sur une ontologie : dès lors la vertu se définira en chaque être comme une tendance à persévérer dans l’être. Spinoza retrouve ainsi le sens de la vertu comme puissance. Or, en l’homme, la vertu est, par nature, puissance de penser et de connaître : être vertueux c’est, écrit Alain Billecoq, « chercher à se connaître soi-même, les autres, la Nature car chaque conduite est tributaire de l’état du savoir ». Dans l’homme, la vertu est force d’âme et générosité, au sens où celle-ci est le « Désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres hommes et de se lier d’amitié » (Spinoza, Éthique, III, 59, scolie). L’homme vertueux est celui qui donne accès à la conscience de soi, de Dieu et des choses, et agit en conséquence. Il est vertueux pour autant qu’il est libre, c’est-à-dire est et agit selon la nécessité de la raison.

Ainsi, par la connaissance de l’homme dans son rapport à la nature, Spinoza libère la notion de béatitude de son aura d’inaccessibilité, et l’élargit à une dimension profane. La béatitude est redéfinie comme l’aboutissement de la poursuite de l’utile sous la conduite de la raison : en ce sens, rien n’est plus utile à l’homme que l’homme qui se gouverne selon la raison. Dans l’unité de la vraie vie et de la sagesse, la raison se fait conjointement spéculative et pratique. En raison de cette unité substantielle de la raison avec elle-même, la connaissance vraie devient indissociable de l’affirmation pleine et entière de soi, de Dieu et des choses sub specie aeternitatis. Cette unité foncière de la connaissance vraie et de l’affirmation de Dieu s’éprouve dans la consonance de leurs affects respectifs, l’amour et la joie. La sagesse de Spinoza célèbre l’alliance de la vérité et de la liberté au plan de la réalité effective. Par la connaissance vraie, l’homme peut « dès ce monde » accéder au bonheur en se libérant des ses entraves et de ses préjugés ; il est, tout au long de sa vie, l’artisan de sa béatitude et de sa sagesse. En ce sens, « la sagesse n’est pas la récompense de la philosophie mais la philosophie elle-même». Voilà ce que met en lumière ce portrait de Spinoza.

Alain Billecoq démontre que « comprendre les hommes dans leur vie, leurs actions et aussi leurs pensées, c’est chercher à les inscrire dans un réseau de déterminations et de significations ». Le philosophe se garde de tenir le réel à distance pour le juger. Il n’est pas de ceux qui aiment mieux détester que comprendre. Au contraire, le philosophe est celui qui s’engage résolument « dans » l’être. Parce qu’il cherche avant tout à comprendre, Spinoza situe conjointement son travail spéculatif et son combat pour la liberté dans un mouvement d’« approfondissement dialogique » : il élabore sa philosophie « grâce au frottement et à la confrontation avec ses interlocuteurs passés et présents, avec ses adversaires et ses ennemis, avec lui-même ». Ainsi, Spinoza remet sans cesse sur le métier sa pensée de dieu et du monde, pensée dont la trame est l’intelligence du réel comme infinité dont l’homme est participant. Le philosophe manifeste in concreto la liberté dans et par la recherche de la vérité, en même temps qu’il poursuit la vérité dans et par l’action de la liberté.

Alain Billecoq démonte les ressorts de l’accusation d’athéisme que Spinoza n’a cessé de démentir au gré de ses combats pour la vérité et la liberté16. En suivant de bout en bout l’enquête, on se défait d’une connaissance par ouï-dire, dont relève le travestissement de Spinoza en « athée vertueux », pour progresser jusqu’à la résolution de l’énigme où l’on apprend qui est le philosophe. La conclusion s’impose : il y a bien une relation substantielle entre le travail spéculatif du philosophe et la réalité de son action dans le monde. L’auteur nous livre ici le portrait d’un homme libre. Il montre en Spinoza, avec la rigueur, la patience et la puissance spéculative qui le caractérise, un modèle de l’esprit philosophique s’accomplissant. D’une rare « générosité » pédagogique et philosophique, cet ouvrage constitue en lui-même une invitation à la philosophie et à un art humain de vivre. Sa lecture est aujourd’hui plus que jamais salutaire.

Notes

1Jean Devos est professeur de Première supérieure (« khâgne ») au Lycée militaire de Saint-Cyr. Spécialiste de Whitehead, auteur de nombreux articles en France et à l’international sur les figures philosophiques de la rationalité et le devenir de la raison.
[N.B. Dans le texte qui suit, les citations non référencées sont tirées de l’ouvrage d’Alain Billecoq,
Spinoza ou L’ « athée vertueux », Montreuil : Le Temps des cerises, 2016.]

2Inspecteur honoraire de philosophie, ancien professeur de philosophie en classes terminales et en classes préparatoires aux grandes écoles.

3 – Voir aussi, par Alain Billecoq :
Spinoza, La politique et la liberté, Paris, CNDP, 2013.
Spinoza : questions politiques. Quatre études sur l’actualité du Traité politique, Paris, L’Harmattan, 2009.
Les combats de Spinoza, Paris, Ellipses, 1997. 
Spinoza et les spectres, Paris, PUF, 1987. 
Spinoza. 25 lettres philosophiques, Paris, Hachette, 1982.

4 – Alain Billecoq, « Enseigner la philosophie ? », L’Enseignement philosophique, 65e année – N° 3, mars 2015 – mai 2015, p. 72.

5 – Bergson, « L’intuition philosophique », in La Pensée et le mouvant, repris dans Œuvres, édition du Centenaire, Paris, PUF, 1963, p. 1351.

6 – Pierre Bayle, « article Spinoza », Dictionnaire historique et critique, in Écrits sur Spinoza, Paris, L’Autre Rive, 1983, p. 23 : « C’était un homme d’un bon commerce, affable, honnête, officieux et fort réglé dans ses mœurs. Cela est étrange ; mais au fond il ne s’en faut pas étonner […] ».

7 – Pierre Bayle, Pensées sur la comète, in Écrits sur Spinoza, Paris, L’Autre Rive, 1983, p. 140.

8 – Pierre Bayle, « article Spinoza », Dictionnaire historique et critique, in Écrits sur Spinoza, op. cit., p. 29, et à la suite : « Je crois qu’il est le premier qui ait réduit en système l’athéisme, et qui en ait fait un corps de doctrine lié et tissu selon les manières des géomètres […] ».

9Ibid.

10 – Lettre 42, L. de Velthuysen à J. Olsen, in Correspondance, traduction par Maxime Rovère, Paris, GF, 2010, p. 255 : « À mon avis, il supprime tout culte et toute religion, en renverse le fondement, enseigne l’athéisme à mots couverts, ou forge un Dieu tel que sa divinité n’a rien pour frapper les hommes de respect […] ».

11 – Cf. Georges Friedmann, Leibniz et Spinoza, Paris, Gallimard, 1962, coll. Idées, p. 90.

12 – Spinoza, Traité théologico-politique¸ traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, Paris, PUF, 1999, page de titre, p. 55. 

13 – Ibid., préface, p. 63 (24-29) : « J’ai cru faire œuvre méritoire et utile en montrant non seulement que cette liberté est concédée sans dommage pour la piété et la paix de la république, mais encore qu’on ne peut la supprimer sans supprimer aussi la paix de la république et la piété. C’est le point principal que j’ai voulu démontrer en ce traité.»

14 – Cf. Alain Billecoq, Spinoza. Questions politiques, Paris, L’Harmattan, 2009.

15 – Voir Alain Billecoq, Spinoza, 25 lettres philosophiques, Paris, Hachette, 1982, « Ni mal, ni bien », pp. 111 sq., avec les lettres 19, 21 et 23.

16 – Cf. Alain Billecoq, Les Combats de Spinoza, Paris, Ellipses, 1997, p. 40.

© Jean Devos, Mezetulle 2017.