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Individualité, perfectibilité et transmission

L’exemple de la pratique de la musique ancienne

La pratique musicale individuelle est injustement décriée, en particulier dans le domaine de l’enseignement. Elle offre pourtant l’occasion de placer son oreille en dehors de soi-même et même de se méfier d’elle. Elle est au fondement de toute formation musicale sérieuse quel que soit le niveau ou le profil des publics – pour reprendre un vocabulaire à la mode – auxquels on s’adresse. L’exemple de la musique ancienne est éclairant.

La généralisation du cours collectif, le règne de la pédagogie de groupe ou l’instrumentalisation de la musique de chambre relèvent bien sûr de l’idéologie, d’un certain pragmatisme sociologique qui consiste à adapter en permanence le réel aux demandes sociales (c’est le conformisme béat que sous-tend l’appellation « vivre-ensemble »), à s’agenouiller devant les évidences (c’est l’injonction à « trouver sa place dans les mouvements de la société », sacralisation naïve de la société qui fait fi de l’avertissement d’Alain1…), à culpabiliser les enseignants (suspectés de vouloir conformer leurs apprenants à leur supposée ringarde raideur – la « reproduction sociale » et la « violence symbolique » de la doxa bourdieusienne ne sont pas loin), à abolir l’indépendance d’esprit et l’affirmation des singularités au profit d’un unisson consensuel (que l’on peut résumer par la phrase « je pense comme nous2 »), et à prendre les effets pour les causes : puisque les étudiants n’arrivent plus à rédiger une dissertation, supprimons-la, puisque les élèves n’arrivent pas à écrire correctement le français, réformons l’orthographe, puisque le solfège est une discipline difficile et rébarbative, asséchons-la pour mieux la rendre ludique, et malheur à ceux qui s’y opposent, ils seront instantanément enrôlés dans les rangs, au choix, de la réaction, du conservatisme élitiste, de la France rance nostalgique (de droite bien sûr) et décliniste…

Au commencement de la transmission, il y a l’individu. Un détour par la musique baroque

Il est absurde de croire que la pratique musicale individuelle ne permet pas de jouer de la musique. Elle offre au contraire l’occasion de placer son oreille en dehors de soi-même et même de se méfier d’elle, de non seulement « voir ce que l’on voit » mais d’entendre ce que l’on entend, pour paraphraser Charles Péguy. Elle est donc au fondement de toute formation musicale sérieuse quel que soit le niveau ou le profil des publics – pour reprendre un vocabulaire à la mode – auxquels on s’adresse. L’exemple de la musique ancienne est éclairant.

La pratique de la musique dite baroque, dont la musique de chambre est précisément l’un des piliers, demande paradoxalement une pratique individuelle constante et poussée, surtout s’agissant d’instruments dont la sonorité est moins puissante et la justesse particulièrement difficile à maîtriser, sans compter le travail délicat sur les formes et les couleurs des notes, sur la variété d’articulations et même sur les silences d’articulation – tel grand professeur flamand de flûte traversière baroque allant jusqu’à inventer des doigtés qui n’existent pas, que l’on ne trouvera jamais dans aucun traité et que l’on n’utilisera dans aucune partition, uniquement pour le plaisir de travailler la subtilité des couleurs et de la variation de hauteur entre le dièse et le bémol dans certaines notes. Passer par cette fiction – qui ne peut être que solitaire lors de sa réalisation – est ce qui permet le développement d’une autre catégorie de l’écoute (par exemple, intérioriser la différence entre un sol dièse et un la bémol) – ce qui est déjà en soi une expérience sonore et musicale très intéressante – et d’échapper à la monotonie du concret utile : elle ouvre aussi des perspectives inédites à la pratique instrumentale et à la créativité musicale – terme galvaudé par certains pédagogues actuels. Voilà comment découvrir le plaisir de jouer quand on est seul, voilà pourquoi « jouer des notes » peut être aussi faire de la musique, sauf que cela demande de la patience, de l’effort et du recul et les résultats ne sont pas immédiats. Cela montre aussi que la musique d’ensemble requiert une pratique (et des cours) individuelle préalable et régulière. Même l’improvisation en musique ancienne demande des années d’étude et de pratique : se détacher du tempo et de l’harmonie d’une pièce, tout en les évoquant à chaque instant, et avoir la capacité de les réintégrer, demande une connaissance stylistique et une maîtrise instrumentale très poussées. Les grands interprètes de jazz nous montrent bien que l’improvisation ne s’improvise pas.

La transmission commence aussi par les mots

La musique ancienne utilise un vocabulaire obscur et a priori inaccessible, mais elle le fait exprès : qu’est-ce qu’une « petite sixte », une « quarte superflue », un « pincé », un « flattement » ou un « tour de gosier » ? Et que dire de la particularité des partitions d’époque avec des indications d’ornementation étranges, des clés anciennes et des réalisations rythmiques sous-entendues (à notes égales ou inégales selon le style) ? L’appropriation d’un monde musical commence par celle de son vocabulaire, les sensations musicales les plus fortes sont en effet celles qu’on peut nommer. Jouer le jeu de la musique ancienne permet de s’excentrer et de reconnaître le passé dans le présent, c’est une tentative de se rapprocher le plus possible de la pensée des compositeurs, c’est un dépaysement qui commence par le langage.

Le débat entre pédagogues et républicains n’est pas dépassé

Le débat sur la pédagogie musicale doit être pensé dans le cadre d’une réflexion globale qui remonte à l’opposition entre les partisans d’une éducation à la spartiate et les tenants de l’instruction publique condorcétienne sous la Révolution3. Contrairement à ce qu’on cherche à nous faire croire, ce débat fondateur est loin d’être dépassé ou épuisé – ce qui épuise le pays, ce sont les variations sur le thème pédago et l’obstination de nos réformateurs dans l’échec4 –, et il ne doit pas être perdu de vue puisqu’il est plus que jamais d’actualité. Les deux logiques qui s’affrontent sont analogues à celles qui traversent la question de l’individu et du collectif dans l’enseignement musical.

Pour la logique spartiate, le collectif et l’enthousiasme priment : l’individuel est forcément individualiste et l’individualisme doit être banni (ainsi le cours individuel) puisque suspecté d’élitisme. Se fondant sur le nombre (par exemple sur ce qu’on appelle la « réussite pour tous » ou les démarches « participatives »), elle rejette l’idée de mérite (puisqu’il s’agit, bien sûr, de couper les têtes qui dépassent par souci d’égalitarisme) ; sous couvert de démocratisation (d’« action culturelle » ou de « culture pour chacun ») et sous prétexte de « tracer de nouvelles voies » afin de tourner le dos à des « modèles obsolètes », elle conduit à une déculturation à l’aide d’une rhétorique sociologisante ; elle donne une place de choix à la psychologisation et à l’immédiateté de l’affectif et voue un culte aveugle aux socialisations (tout ce qui reflète la société doit être adulé, tout ce qui ne la reflète pas, pourchassé). C’est la logique qui règne dans l’éducation nationale et qui gangrène également les conservatoires via la technostructure et le lobby pédago-gestionnaire, comme Dania Tchalik l’a brillamment montré dans ses articles.

L’autre logique suit un modèle raisonné, explicite et progressif qui met au centre la notion d’élémentarité. Elle s’appuie sur l’individu et non sur le collectif et tente de tenir à distance et l’affectivité en tant que préalable (« l’amour est sans patience » nous enseigne Alain5) et l’agitation du social. Elle favorise un élitisme issu du peuple : celui qui est fondé sur le travail et l’effort permanents, quels que soient les capacités, le parcours et les talents de chacun. Elle ne fait certainement pas obstacle à la sensibilité ni à l’expression des sentiments mais elle les règle, les ennoblit et les transforme par l’élévation de l’esprit et la maîtrise des passions, elle élève l’élève en lui demandant de s’affranchir de son quotidien, elle revendique l’inactualité et la finalité sans fin de la transmission et le lien entre savoir et liberté.

Nous voyons ici qu’il s’agit bien de deux modèles distincts et opposés au point d’être impossibles à articuler, à moins d’appeler « refondation » ou « union » ce qui ne serait en réalité qu’une capitulation au profit du modèle spartiate, pédagogie collectiviste qui, dans sa volonté de mettre sous tutelle l’individu, ne fait qu’exprimer sa détestation pour l’unité et l’indivisibilité de la République pour ne promouvoir qu’une version démagogique et trompeuse des termes « démocratique » et « social ». Nul ne peut nier que ce modèle, dont s’inspirent nos experts en pédagogie a lamentablement échoué depuis presque quarante ans et qu’il est aujourd’hui dépassé. L’avenir ne serait-il pas à la modernité de l’école de Condorcet qu’on n’a jamais essayée ? Et si l’audace de la pensée du philosophe était l’antidote à la casse généralisée de l’enseignement musical ?

Notes

1 – Entre autres : « Vouloir que la société soit le Dieu, c’est une idée sauvage. La société n’est qu’un moyen. Mais il est vrai aussi qu’elle se donne comme une fin, dès qu’on le lui permet. C’est tyrannie. », Alain, Propos de politique, Paris, Rieder, 1934, p. 30. On pense également à la caractérisation du progressisme par Jean-Claude Milner et en particulier à ce passage : « Qu’il s’agisse de formuler un problème ou qu’il s’agisse de proposer une solution, la méthode progressiste se ramène à ceci : unir au terme social, inanalysé, quelque autre terme, tout aussi peu analysé, dans une relation elle-même trop pauvre pour pouvoir être analysée – l’art et la société, le langage et la société, s’intégrer ou pas dans la société, changer ou pas la société, etc. », L’archéologie d’un échec – 1950-1993, Paris, Le Seuil, 1993, p. 55.

2 – Je fais ici allusion au titre du chapitre « Peur d’être seul (je pense comme nous) » du Bêtisier du sociologue (Paris, Klincksieck, 2009, p. 147-151) de Nathalie Heinich qui persiste à penser « qu’on peut ne pas être seul tout en pensant par soi-même ».

4 – Mais pas d’inquiétude, nous continuerons à les lire et à citer leur prose riche en novlangue car (encore Alain) « il faut lire l’adversaire ; et encore choisir le penseur le plus fort. Autrement nous n’aurons que des idées molles. », Propos de politique, op. cit., p. 70.

5 – Alain montre bien que le pédagogue ne doit pas être un père de substitution s’il veut transmettre (alors qu’une forme de paternalisme est l’un des travers du pédagogisme). Aussi précieux soit-il, nous dit le philosophe qui fut aussi un grand pédagogue, n’attendons pas du sentiment des services qu’il ne saurait rendre, et de rappeler Aristote : « Le sentiment bientôt tyrannise. », Alain, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, éd. 1995, p. 26-28.

© Jorge Morales et Mezetulle, 2015

Divertissement « pédagogique » et « mise en valeur » du patrimoine historique

Un exemple

Dans deux articles parus récemment sur Mezetulle et consacrés respectivement aux cartes géographiques et aux activités (soi-disant) pédagogiques proposées par la Philharmonie de Paris1, deux sujets a priori disjoints, Catherine Kintzler et Jorge Morales pointaient un fort penchant pour la démagogie de la part des pouvoirs publics. Sous couvert de modernisation, de démocratisation et de mise en accessibilité des objets de leur intervention, les politiques ont en effet largement contribué à les dénaturer et à les vider de leur contenu. Or, la cartographie et la programmation artistique ne constituent pas, loin s’en faut, les seuls terrains d’élection d’un pédagogisme bienpensant tendant chaque jour davantage à tronçonner l’ensemble des citoyens en catégories de publics et à les mépriser sous le prétexte de les éduquer à… (tout et n’importe quoi). C’est pourquoi j’ai souhaité à mon tour établir le caractère éminemment transversal de cette dérive dont il est loisible de constater chaque jour les résultats peu flatteurs et contraires en tout point aux bonnes intentions affichées à profusion.

Le management dans ses œuvres

Depuis les années 2000, la politique de protection du patrimoine historique (mais aussi naturel) a fortement évolué, en parallèle à (ou suite à ?) la raréfaction progressive des crédits publics alloués par les gestionnaires – mais également aux transferts de compétences (les mauvaises langues parleront plutôt de grande braderie du patrimoine national) massivement opérés par l’État au profit aussi bien des collectivités territoriales que de partenaires privés plus ou moins recommandables. Bien sûr, nous retrouvons ici une fois de plus la logique d’autonomie déjà amplement démontrée par ailleurs, que ce soit dans l’enseignement scolaire, les Universités et la recherche, les conservatoires de musique ou le monde de la culture. Ainsi, chaque monument, musée ou site doit à tout prix devenir autonome pour justifier son existence : en d’autres termes, il doit trouver ses recettes propres, devenir rentable ou, à défaut, servir de support publicitaire ou événementiel à l’action si éclairée de son Seigneur et Maître (en termes modernes, de son autorité de tutelle). Face à cette autonomie factice au sens orwellien du terme, l’impératif de la sauvegarde et de la transmission tant de son intégrité que de sa valeur esthétique propre apparaît aujourd’hui comme un argument bien trop futile pour être pris en considération.

La démagogie moderne est « de gauche » et « de droite »

J’en veux pour preuve l’action volontariste – comme il se doit – du Conseil Général de Vendée, dont l’ancien Président, par ailleurs ex-secrétaire d’État à la Culture sous le gouvernement Chirac entre 1986 et 1987 (Philippe de Villiers, pour ne pas le nommer), avait théorisé en son temps une politique culturelle à la française où le divertissement le plus commercial (dont le Puy du Fou est à la fois la créature et l’exemplum) doit à tout prix s’inscrire dans une visée édifiante : la glorification de l’histoire nationale ou, mieux, locale, si possible orientée politiquement. L’alibi historique se transforme alors en grand spectacle et la culture populaire n’est alors au mieux qu’un vernis ; de fait, rien ne sépare ce barnum de son modèle et rival languiste. C’est donc en toute logique que l’on trouve sur son site de promotion la page « art et culture » dans la rubrique « divertissement » : ses concepteurs ont sans doute lu Pascal2.

L’église modernisée, ce temple de la pédagogie

Mais ce pédagogisme n’exclut pas, loin de là, la gabegie financière : les petits ruisseaux du développement culturel et de la mise en valeur du patrimoine culturel font les grandes rivières de la dette publique3. L’église Saint-Christophe de Mesnard-la-Barotière, fleuron de l’art roman poitevin situé dans un modeste bourg aujourd’hui englobé dans l’agglomération des Herbiers, toujours en Vendée, en constitue l’illustration parfaite. Dans un premier temps fort heureusement sauvé de la ruine par les pouvoirs publics en 19864, cet édifice a fait l’objet près de vingt ans plus tard d’un aménagement on ne peut plus innovant. En effet, au beau milieu de ce lieu de culte désaffecté devenu lieu de ressources (!) trône, telle un autel5, une table interactive au design dernier cri et munie de manettes – car on ne saurait manquer d’associer le visiteur dans une démarche participative ! – dont la fonction première est de mettre en valeur « de manière ludique et didactique » l’édifice et ses peintures murales6. Coût (prévisionnel) du joujou : 160 000 euros. Une paille ! En outre, un film (au coût, toujours prévisionnel, de 40 000 euros) ou « projection monumentale consacrée à la richesse des fresques et peintures murales en Vendée du XIIe au XXe siècle » (trouvez la cohérence…) permet opportunément de troubler la quiétude des lieux – car il faut veiller à ne pas livrer le visiteur à sa propre réflexion et au silence ! – tout en vantant comme il se doit l’attractivité du territoire et la libéralité de la tutelle politique.

Célébrer le collectif… ou la collectivité ?

Inutile de dire qu’une telle débauche de pédagogie tue dans l’œuf toute velléité d’introspection. Au lieu de compléter utilement l’œuvre d’art – en installant ce dispositif dans un lieu séparé, ou bien, mieux, en éditant une monographie associant l’utile (un propos clair et bien pensé) à l’agréable (un dispositif d’illustrations), on se serait volontiers dispensé de deux gadgets coûteux – , le bric-à-brac pédagogique finit par se substituer à celle-ci et à prendre sa place dans tous les sens du terme. Le visiteur, instruit ou non, croyant ou athée, se trouve ainsi face à un objet réifié, kitsch et post-moderne n’admettant plus la contemplation, qu’elle soit de nature esthétique ou religieuse. Au contraire, l’œuvre d’art est détournée à des fins de communication et de propagande politique savamment camouflées sous le vernis pédagogique, et la célébration est cette fois bien collective : celle des publics à édifier, celle de la collectivité à promouvoir – et cela tombe bien : le film, qui ne se prive pas de mentionner abondamment le nom du maître d’ouvrage, est précisément fait pour cela.

1 Voir sur ce blog-revue : « Le volet pédago de la Philharmonie de Paris » par J. Morales et « L’IGN perd le nord et la mémoire » par C. Kintzler. On lira aussi le commentaire de Léo sur l’éducation physique et le sport, posté sur l’article de J. Morales.

5 Accordons au moins une réussite à ses concepteurs : celle d’avoir accompli un geste fort sur le plan symbolique !

6 Une photo de l’église et de sa table interactive : http://www.vendeebocage.fr/node/1536/PCUPDL085V5054HP-5/detail/mesnard-la-barotiere/eglise-saint-christophe

© Dania Tchalik, 2015.