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Entretien CK avec Philomag : « Le terrorisme islamiste entend dicter sa loi à l’école »

Michel Eltchaninoff m’a invitée à un entretien pour Philosophie magazine. Le texte vient d’être publié (23 octobre) sous le titre « Le terrorisme islamiste considère que l’école est à sa disposition et entend lui dicter sa loi », en accès libre sur le site Philomag.

En voici de brefs extraits. Merci Philomag !

« Mise en place dès le début des années 80, la politique d’« ouverture de l’école sur le monde » et de mise en suspicion des savoirs, que j’ai critiquée notamment en écrivant un livre sur Condorcet en 1984, n’a sans doute pas été faite pour l’islamisme, mais l’islamisme aurait été bien bête de ne pas s’en emparer pour imposer insolemment son agenda. »

« La question du blasphème est impertinente : il n’y a de blasphème que pour des croyants et cette notion est inconnue de la législation. »

« Le martyre de Samuel Paty marque un point de non-retour, il entre dans l’histoire. S’en détourner en refusant toute manifestation marquante appelant à la mobilisation républicaine s’ajouterait à une longue et honteuse série de dénis. »

« Une leçon n’est pas une manifestation qui assène des slogans, on n’y réclame pas l’adhésion […] mais l’intelligibilité. Jamais un professeur ne « montre » un objet sous le régime de l’exhibition, de l’exhortation ou de la détestation. »

« Je ne vois pas pourquoi on devrait s’interdire de critiquer l’islam, y compris de manière virulente. Pourquoi faudrait-il lui épargner le moment critique que rencontrent heureusement toutes les religions, toutes les philosophies, y compris et surtout par le travail de leurs propres penseurs ? »

« […] il faut cesser de se laisser intimider à coups de culpabilisation et de retournement victimaire, il faut cesser d’exercer la liberté d’expression à sens unique. »

Lire l’entretien sur le site Philomag.

À la mémoire de Samuel Paty, professeur

Vendredi 16 octobre, Samuel Paty, professeur, a été décapité parce qu’il enseignait. Réduire cet assassinat à un crime revient à esquiver le caractère politique de la visée hégémonique qu’il véhicule. Car cette atrocité se présente comme une exécution expiatoire menée au nom d’un ordre supérieur qui devrait supplanter non seulement les lois de l’association politique, mais aussi tout rapport autonome à la connaissance, à la pensée. Elle révèle aussi que la guerre menée contre la République a dépassé la période des tests politiques, ainsi que celle des commandos organisés terrorisant la société civile, pour atteindre un niveau alarmant de diffusion. En étendant les poches d’aisance où il il se meut « comme un poisson dans l’eau », le terrorisme islamiste contamine le corps social et menace de le submerger.

Si l’école est laïque, ce n’est pas seulement comme institution et parce qu’elle est un organe du dispositif républicain, c’est aussi parce qu’elle tire (ou devrait tirer) son autorité de la constitution des savoirs, laquelle échappe à toute transcendance, à toute imposition d’une parole ou d’un livre unique, et ne peut se construire qu’avec des esprits en dialogue. Voilà ce que tout professeur est chargé de travailler et de défendre, non pas dans la célébration d’un « vivre-ensemble » incantatoire et abstrait, mais avec et par le segment du savoir qu’il maîtrise et qu’on n’ose plus appeler « discipline ».

Installer chaque esprit dans ce dialogue fructueux et inquiet qui a pour condition première le dépaysement, la distance avec soi-même, voilà ce que faisait Samuel Paty, professeur. Il aurait dû pouvoir le faire normalement, en expliquant, en illustrant1, en argumentant dans une ambiance de sérénité assurée par l’institution : en somme en professant, protégé des pressions et mettant de ce fait ses élèves, avec lui, à l’abri du tourbillon social. Mais, comme des milliers de professeurs aujourd’hui et depuis bien des années, il le faisait malgré, contre les assauts qui renvoient sans cesse l’école à son extérieur, il le faisait en dépit des pressions qui, au prétexte de mettre les élèves (et les parents) au centre du dispositif scolaire, l’assujettissent à la férocité et à la fluctuation des demandes sociales. Ce qui devrait être un travail serein et somme toute ordinaire est devenu un acte d’héroïsme.

Samuel Paty a été assassiné et décapité pour avoir exercé sa fonction, parce qu’il enseignait : c’est en sa personne le professeur qui a été massacré. Par cette atrocité, sommation est faite à tous les professeurs d’enseigner et de vivre sous le régime de la crainte. Des groupes qui encouragent ces manœuvres d’intimidation à sévir au sein même de l’école s’engouffrent dans la brèche ouverte il y a maintenant trente ans, laquelle s’acharne à assujettir l’école aux injonctions sociales. On ne voit que trop à quelles extrémités celles-ci peuvent se porter. Non l’école n’est pas faite pour « la société » telle qu’elle est. Sa visée est autre : permettre à chacun, en s’appropriant les savoirs formés par l’humaine encyclopédie, de construire sa liberté, dont dépend celle de la cité. Il faut cesser de convoquer les professeurs à leur propre abaissement. Réinstaurer l’école dans sa mission de transmission des savoirs et protéger ceux qui la mettent en œuvre, voilà ce qu’on attend d’une politique républicaine. Sans cet élargissement qui appelle une politique scolaire exigeante et durable, l’hommage national qui doit être rendu à la personne martyrisée de Samuel Paty restera ponctuel.

Il est faux de dire que l’auteur de cet assassinat était un « solitaire », comme s’il fallait éviter de dire qu’il s’agit d’un acte de guerre. Un homme isolé n’est pas nécessairement un « solitaire ». En l’occurrence il se nourrit au fast food bien garni des exhortations, imprécations, intimidations et autres menaces qui, diffusées sur internet et dans certaines mosquées, partout étalées2, relayées, font de chaque assassin se réclamant de la cause islamiste un vengeur héroïque. Il y a bien longtemps que cette guerre a commencé. Elle a posé un jalon dès 1989, en s’attaquant déjà à la laïcité de l’école républicaine3. Elle a ensuite dépassé la période des tests politico-juridiques, puis celle des commandos organisés terrorisant la société civile à coups meurtriers de Kalashnikov pour atteindre aujourd’hui un niveau d’extension tel qu’aucune parcelle de la société ne peut assurer qu’elle est à l’abri de sa présence et de sa menace4. Pratiquant avec virtuosité le retournement victimaire et la culpabilisation à l’ « islamophobie », convertissant l’accusation impertinente de « blasphème » en pleurnicherie des « sensibilités offensées », tissant ses liens avec le « décolonialisme » et le néo-racisme, la forme idéologique de cette guerre gangrène l’université et se diffuse dans la société civile5.

En étendant les poches d’aisance où il il se meut « comme un poisson dans l’eau », le terrorisme islamiste contamine le corps social et menace de le submerger. Un ordre moral féroce s’installe par accoutumance, à tel point qu’il devient « normal » et « compréhensible » pour un homme de songer à en assassiner un autre pour avoir osé une opinion contraire à une parole prétendue absolue, qu’il devient « normal » et « compréhensible » pour un groupe d’appeler à la vengeance. La banalisation des marqueurs religieux s’étend et prétend non pas simplement à la liberté pour elle-même, mais au silence de toute critique et de toute désapprobation la concernant. Et il se trouve de bonnes âmes pour comprendre, excuser et encourager cette abstention. L’appel au « respect de l’autre » est-il à ce point nourri de haine de soi qu’il doive prendre la forme d’une autocensure s’interdisant toute critique publique ? Est-il à ce point méprisant et paternaliste à l’égard de ceux qu’il prétend prendre sous son aile qu’il se croie obligé de leur épargner cette critique ? Est-il à ce point retors qu’il faille en son nom faire fonctionner la liberté d’expression à sens unique ?

Le sursaut nécessaire n’appartient pas qu’au politique : devant l’infusion sociale qui répand et banalise le totalitarisme islamiste, les nécessaires mesures politiques et juridiques qui sont appelées aujourd’hui de toutes parts, si fermes soient-elles, seront sans effet sans un mouvement civil issu des citoyens eux-mêmes. Cessons de courber l’échine ou de regarder ailleurs devant la culpabilisation, devant l’insolence et la violence du « République bashing » qui convertit la haine du colonialisme en haine de la République, qui confond universalisme et uniformisation, qui est prêt à sacrifier les individus sur l’autel antique des communautés et des ethnies, qui fétichise les appartenances et ne voit pas que sans la liberté de non-appartenance, il n’est pas d’appartenance valide. Aucun régime n’a été aussi libérateur que le régime laïque, aucune religion placée en position d’autorité politique ou ayant l’oreille complaisante de cette autorité n’a produit autant de libertés : osons la laïcité, osons la République. « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire »6.

Merci à Causeur pour la reprise de ce texte le 19 octobre en accès libre sur son site (avec des intertitres de la rédaction du magazine).

Notes

1 – L’expression « il a montré des caricatures de Mahomet » est un raccourci. Aucun professeur ne « montre » quoi que ce soit sous le régime épatant de l’exhibition. « Montrer », pour un professeur c’est, soit recourir à une illustration, utiliser un document, une ressource en l’incluant dans un ensemble explicatif et progressif, soit exécuter un geste, un exercice afin d’exposer et d’expliquer un modèle ou un exemple dont les élèves pourront s’inspirer.

2 – J’ai eu la surprise, en téléchargeant il y a deux jours l’édition de 1929 de L’Ethique de Spinoza (Garnier, traduction Appuhn) sur Amazon en accès libre, de la voir précédée et suivie de deux textes de propagande islamiste.

3Affaire dite des « foulards » au collège de Creil. Voir le manifeste dit « des Cinq » « Profs ne capitulons pas », Le Nouvel Observateur du 2 novembre 1989 sur le site du Comité laïcité République http://www.laicite-republique.org/foulard-islamique-profs-ne-capitulons-pas-le-nouvel-observateur-2-nov-89.html

4 – On se reportera, entre autres, aux deux ouvrages collectifs dirigés par Georges Bensoussan, Les Territoires perdus de la République (Paris, Mille et une nuits, 2004) et Une France soumise (Paris, Albin-Michel, 2017) ainsi qu’au collectif dirigé par Bernard Rougier Les territoires conquis de l’islamisme (Paris, PUF, 2020).

6 – Citation extraite du discours prononcé par Emmanuel Macron, président de la République, aux Mureaux le 2 octobre 2020. Voir une brève analyse et la référence sur ce site : https://www.mezetulle.fr/discours-des-mureaux-sur-le-separatisme-e-macron-brise-un-tabou-ideologique-mais-la-politique-suivra-t-elle/ .

Discours des Mureaux sur le séparatisme : E. Macron brise un tabou idéologique, mais la politique suivra-t-elle ?

Ce n’est peut-être pas de gaieté de cœur que le président de la République brise un tabou idéologique à l’avantage des républicains laïques en prononçant le discours du 2 octobre aux Mureaux1. Désigner clairement l’islamisme, déculpabiliser la critique publique de « la » religion, parler d’insécurité culturelle, rappeler la liberté de « blasphémer », avouer que, après avoir pensé à un modèle concordataire, il en est revenu : ce n’est pas rien, cela va à contre-courant du consensus multiculturaliste à modèle anglo-saxon qui semble avoir eu jusqu’à présent sa faveur. Et il n’est pas anodin qu’il songe (un peu tard…) à regarder vers l’électorat républicain laïque et à lui envoyer un signe. Mais que vaut un signe s’il n’est pas accompagné et suivi d’une politique ?

Pendant 30 ans, l’opinion des « décideurs » a fait de l’attitude religieuse une norme sociale ; en particulier elle s’est appliquée à ériger l’islam, sans distinction et quelle qu’en soit la forme, en un tabou au-dessus de toute critique. Pendant 30 ans, les vannes de la politique antilaïque ont été largement ouvertes2 et s’en alarmer c’était ipso facto encourir l’accusation infamante de complicité avec l’extrême droite. L’intervention du président renverse officiellement le courant, y compris à l’égard des politiques auxquelles il a participé ou qu’il a lui-même conduites. La liberté de réprobation publique, par exemple au sujet du port du voile – réprobation qui relève tout simplement de la liberté d’expression -, ne fonctionne plus à sens unique.

Après ce discours, un procès en « islamophobie » tel que celui qu’a subi Henri Pena-Ruiz l’an dernier de la part de la France insoumise devient difficile3 ! D’ailleurs, il n’y a qu’à voir les contorsions de Mélenchon et de ses acolytes, écouter le profond embarras de « la gauche », pour mesurer non pas le bougé idéologique (celui-ci existe depuis plusieurs années) mais son accréditation publique. On sort avec soulagement de plusieurs décennies de déni.

S’agissant des mesures en elles-mêmes, dans l’ensemble ça va plutôt dans le bon sens – à supposer qu’elles soient véritablement suivies d’effet. Remarquons que la loi de 1905 est mobilisée comme point d’appui alors qu’elle était jusqu’à présent soupçonnée d’obsolescence. Cela n’empêche pas quelques sérieux doutes sur la finalité, la fiabilité et la « faisabilité » desdites mesures.

On peut s’inquiéter du projet « serpent de mer » consistant à vouloir contribuer à la construction d’un « islam en France », comme si la puissance publique devait prendre part à cette tâche ; on ne voit pas, si elle y participe, comment cela pourrait se faire sans enfreindre l’article 2 de la loi de 1905 interdisant tout financement attribué à un culte. Davantage : qu’en est-il au juste du rôle confié dans cette affaire au CFCM (Conseil français du culte musulman) et à l’AMIF (Association musulmane pour l’islam de France), dont on connaît les liens avec les formes les plus rétrogrades de l’islam, comment comprendre la confiance qui leur est accordée sans autre forme de procès ?4

Le contrôle des associations est nécessaire. Mais ce qui a manqué jusqu’à présent, ce ne sont pas les dispositions législatives et réglementaires permettant de les contrôler et de « sourcer » leurs financements, c’est la volonté politique de les appliquer, et les moyens pour le faire.

Quant à l’obligation de fréquenter un établissement scolaire, j’y ai toujours été défavorable, préférant m’en tenir à l’obligation d’instruction assujettie à des programmes nationaux et sanctionnée par des diplômes nationaux dont la puissance publique a le monopole. D’abord parce que la liberté de l’enseignement est un principe fondamental (dont il ne découle nullement que l’enseignement privé doive recevoir un financement public). On peut penser que le Conseil constitutionnel se posera la question sous cet angle des libertés. J’y suis défavorable ensuite pour des raisons spécifiques au fonctionnement même de l’enseignement : l’obligation de la fréquentation scolaire serait un puissant outil entre les mains de l’Éducation nationale pour étendre l’emprise d’une pédagogie officielle, d’un ensemble de comportements allant bien au-delà de l’exigence du contenu et du dispositif de l’instruction. Le président de la République a donc raison de dire que cette proposition, si elle était adoptée, modifierait profondément les lois scolaires installées par la IIIe République. Or l’effet attendu (fermeture des écoles sauvages et des lieux d’endoctrinement) est en réalité accessible par l’application stricte des dispositions existantes. Au lieu de missionner des inspecteurs pour imposer aux professeurs des méthodes dont on connaît les résultats catastrophiques, il serait plus avisé de les mobiliser hors les murs pour contrôler l’enseignement hors-contrat… Et que dire de la dévitalisation de la notion même d’examen national par l’introduction de plus en plus importante du « contrôle continu », autrement dit de l’appréciation « maison » ?

Sur bien des points, le président de la République se contente de rappeler des lois et règlements existants : le souffle politique qu’il leur imprime est-il un effet rhétorique, un coup d’épée dans l’eau ? On tâchera de conclure sur une note positive. Ce faisant il souligne combien ces dispositions ont été négligées, pour ne pas dire bafouées, il en rappelle l’urgence et peut-être n’est-il pas mauvais, à ce sujet, de présenter comme des nouveautés ce qui aurait dû relever de la continuité d’une politique laïque : c’est reconnaître que cette continuité a été rompue et qu’il importe de la restaurer. Oui M. le Président, « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire »5.

Notes

1 – Voir référence ci-dessous note 5.

2 – On se souvient, entre autres, du « Rapport Tuot » sur la politique d’intégration commandé en 2013 par Jean-Marc Ayrault alors Premier ministre (analyse toujours en ligne sur le site d’archives Mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-politique-d-integration-et-culpabilisation-120271374.html ).

3 – Voir sur ce site l’article « Soutien à Henri Pena-Ruiz » https://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ ainsi que l’édifiante discussion où un commentateur considère que Mezetulle « mérite un signalement pénal » pour racisme…

4 – Voir l’éditorial de Valérie Toranian du 5 octobre 2020 dans la Revue des deux mondes, qui soulève également la question de la formation des imams https://www.revuedesdeuxmondes.fr/separatisme-islamiste-discours-reussi-combat-incertain/ . On lira aussi l’analyse publiée le 6 octobre sur le site de l’UFAL https://www.ufal.org/laicite/laicite-communiques-de-presse/discours-du-president-de-la-republique-sur-le-%e2%80%89separatisme%e2%80%89-lislamisme-est-enfin-designe-mais-cest-avec-certains-de-ses-representants-que-l/ et celle du Comité laïcité République publiée le 2 octobre https://www.laicite-republique.org/separatisme-plusieurs-propositions-du-president-vont-dans-le-bon-sens-clr-2-oct.html

5 – Citation extraite du discours. Lire et télécharger sur le site de l’Elysée le texte intégral du discours d’Emmanuel Macron prononcé le 2 octobre aux Mureaux https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes . On regrette que le texte soit émaillé de fautes d’orthographe – dont la présence, certes excusable dans une transcription « sur le vif », est difficilement compréhensible dans la publication officielle pdf téléchargeable… Cela manque de tenue !

« La désinstruction nationale » de René Chiche, lu par Jorge Morales

Analysée depuis 35 ans par nombre de livres et de travaux1 dont les auteurs ont lancé l’alerte tout en proposant le retour à une politique scolaire de simple bon sens, la destruction délibérée de l’école républicaine a dépassé aujourd’hui le stade d’un processus : c’est un résultat. Le bilan de ce saccage est dressé avec lucidité par René Chiche dans son livre La désinstruction nationale. Jorge Morales nous en donne lecture : « la spirale infernale des réformes a fini par transformer définitivement l’école publique en une offre de « formations » et les élèves en consommateurs ».

« L’école n’instruit plus, voilà la vérité, simple et scandaleuse à la fois » (p. 246). Ce terrible constat pourrait résumer le livre que René Chiche, professeur de philosophie, a publié en 20192. L’auteur dresse un bilan aussi réaliste que désespérant de l’état de la désinstruction nationale, « crime contre l’humanité » et « catastrophe politique ». L’état d’une école saccagée, devenue « machine à breveter l’ignorance » et caisse de résonance de la réussite sans objet. Ce livre n’est plus un cri de désespoir, comme celui de Robert Redeker3, mais le constat de la mise à mort de l’école républicaine et avec elle de l’élitisme républicain fondé sur l’effort et le mérite.

Certains esprits optimistes reprocheront à l’auteur son pessimisme ainsi que son « déclinisme » (élément de langage à la mode chez les « progressistes ») alors qu’il ne peut que mettre le lecteur face à l’évidence : le bateau a fini par couler.

Destruction de l’enseignement de la langue française

Ce torpillage trouve son origine dans la destruction de l’enseignement de la langue française. En effet, l’apprentissage du français en tant qu’instrument de pensée, et l’acquisition du langage grâce à la pratique assidue de la lecture et de l’écriture, furent sacrifiés sur l’autel d’innombrables réformes inspirées et mises en œuvre par les « militants de la désinstruction », charlatans de la pédagogie nouvelle et autres experts en lubies pédagogiques et en langue de bois (chapitre 2). Or c’est précisément par la maîtrise de la langue qu’on accède à sa propre identité et qu’on apprend à comprendre le monde.

La spirale infernale des réformes a donc fini par transformer définitivement l’école publique en une offre de « formations » et les élèves en consommateurs. Ultime trahison : les transformations les plus nocives du système éducatif ont été conçues et appliquées par cette gauche dont Lionel Jospin a éminemment trahi les principes, n’en déplaise aux spécialistes du déni. D’où la diminution constante des heures d’enseignement disciplinaire, remplacées par des « heures de rien » aux intitulés d’autant plus ronflants qu’ils sont creux, et autres « objets disciplinaires non identifiés » n’ayant aucune pertinence en matière d’instruction. Voilà ce qui a préparé et produit le quasi-illettrisme d’une partie croissante d’élèves, ainsi que le montrent certains extraits de copies dont l’indigence est devenue le quotidien des enseignants (chapitre 1).

Désinstitutionnalisation, technocratisation et management

Cette destruction méthodique va de pair avec la dépossession de l’autorité morale et intellectuelle des professeurs, transformés en assistants pédagogiques et en dociles exécutants de la doxa ministérielle, et avec la dégradation des conditions de travail au sein de l’Éducation nationale. Outre la crise des vocations et la contractualisation qui en résulte, l’auteur souligne la détresse de certains enseignants, désarroi menant parfois à des situations dramatiques comme le montrent les cas de Jean Willot, Pierre Jacque ou Jean-Pascal Vernet, dont la mort a laissé pratiquement indifférente une hiérarchie hors-sol où règnent le carriérisme et la reptation (chapitre 9).

La désinstitutionnalisation de l’école s’accompagne également de la technocratisation du « personnel de direction ». Le livre montre que le processus consistant à instaurer le règne des gestionnaires est désormais arrivé à son terme, creusant plus que jamais le fossé entre les professeurs et la Rue de Grenelle (chapitre 12). La destruction de l’idée de classe et en particulier de la classe de philosophie « à la française », sous les coups de l’irrationalité managériale, est symptomatique d’un gouvernement qui abandonne délibérément l’idée de formation de l’esprit au profit d’un utilitarisme soumis à l’air du temps (chapitre 7).

« Encore de l’audace » et l’école sera sauvée

L’auteur n’hésite pas à affirmer haut et fort que le seul remède efficace contre la désinstruction est… l’instruction, c’est-à-dire la véritable transmission des savoirs ; un bon professeur ne peut être qu’un « éternel étudiant » (p. 178). Réinstituer l’école est donc l’affaire des professeurs et non des politiques. René Chiche n’a pas peur d’appeler un chat un chat, de combattre frontalement la paresse intellectuelle et de réveiller les dormeurs, faute de quoi les idées se ramollissent. Voilà comment l’auteur accomplit la modeste et ambitieuse mission qui consiste à éclairer les esprits.

Sera-t-il possible de reconstruire un jour l’école de la République4 ? Pour l’heure nul ne le sait. Reste que, pour reprendre les mots d’Edgar Quinet (1867), dont L’Enseignement du peuple était le livre de chevet de Jules Ferry, « nier le mal, ce n’est pas le combattre. La force consiste, au contraire, à le voir, le sentir, le montrer dans toute sa laideur, pour le détruire ».

René Chiche, La désinstruction nationale, Nice, Ovadia, 2019. Voir sur le site de l’éditeur.

Notes

1– [NdE] On se contentera de rappeler ici quelques ouvrages publiés avant 2000  :

  • Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984 (2e éd. Lagrasse, Verdier, 2009).
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Le Sycomore, 1984 (2e éd. Paris, Folio-Essais, 1987 ; 3e éd. Paris, Minerve, 2015).
  • Jacqueline de Romilly, L’Enseignement en détresse, Paris, Julliard, 1984.
  • Marie-Claude Bartholy et Jean-Pierre Despin, La Gestion de l’ignorance, Paris, PUF, 1993.
  • Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, CNDP, 1993 (2e éd. Paris, Minerve, 2017).
  • Danièle Sallenave, Lettres mortes, Paris, Michalon, 1995.
  • Charles Coutel, A l’école de Condorcet, Paris, Ellipses, 1996.
  • Henri Pena-Ruiz, L’école, Paris, Flammarion, 1999.

On peut aussi consulter sur Mezetulle.net (blog d’archives  http://www.mezetulle.net/article-1266539.html#ecole) et sur l’actuel site Mezetulle.fr (https://www.mezetulle.fr/essai-sommaire-thematique/ rubrique École) les nombreux articles consacrés à la désastreuse et constante politique scolaire menée depuis les 20 dernières années du XXe siècle.

2La désinstruction nationale, Nice-Genève-Paris-Bruxelles-Montréal, Ovadia, 2019.

3L’école fantôme, Paris, Desclée De Brouwer, 2016.

4 – Voir aussi l’appel du philosophe Charles Coutel de 2015 : https://www.mezetulle.fr/pour-la-reinstitution-de-lecole-de-la-republique-par-charles-coutel/

Éléments pour réinstituer l’élitisme républicain

L’égalité chez Condorcet

À partir de Condorcet, Charles Coutel propose une analyse de l’élitisme républicain et montre en quoi, opposé aussi bien à l’égalitarisme qu’à l’élitisme de la naissance ou de l’argent, il s’inscrit dans le concept d’égalité, qu’il éclaire à son tour. L’institution de l’Instruction publique est au cœur de cette réflexion : l’école publique, malmenée à présent depuis des décennies au nom d’une vulgate sociologiste qui lui enjoint de se renier, serait bien inspirée d’en méditer et de s’en réapproprier les principes.

Ce texte vient enrichir un dossier comprenant un ensemble d’articles sur Condorcet1

Condorcet pourrait bien, sur la question de l’égalité, se révéler un des penseurs les plus précis et les plus clairs pour nos temps démocratiques ; il pourrait même nous aider à réinstituer la notion de plus en plus méconnue d’élitisme républicain2. Il échappe, en effet, aux réductions que nous nous ingénions à opérer sur la notion philosophique d’égalité : l’égalitarisme à courte vue et l’élitisme arrogant, lié à la naissance ou à l’argent. Condorcet est le porteur de trois espérances : voir, un jour, s’établir une égalité entre les nations, une égalité dans tout peuple et un équilibre des ressources et des besoins entre les hommes. En ce sens, Condorcet est un mélioriste3.

Les analyses qui suivent s’inscrivent dans ce méliorisme universaliste, républicain et humaniste, et souhaitent insister sur la question de l’égalité dans la théorie de l’instruction publique, pièce maîtresse de la philosophie condorcétienne. Nous trouverions ainsi chez lui de quoi nous prémunir contre la vulgate sociologiste actuellement dominante qui ne voit dans l’école républicaine, voire dans notre République, que la reproduction des inégalités socio-économiques.

Un paradoxe surprenant : mettre l’inégalité au service de l’égalité

À l’idée de renverser tous les privilèges sur le plan politique correspond toujours, chez Condorcet, la volonté de lutter contre les inégalités et les injustices sociales et économiques. Il compte notamment sur l’Instruction publique pour réduire toutes les contradictions persistant entre les principes fondamentaux proclamés en 1789 et la réalité. Condorcet, dans son Rapport sur l’instruction publique (édition Edilig, 1989, p. 82), précise : « [il s’agit] d’établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi »4.

Cependant, le philosophe ne glisse pas vers l’égalitarisme abstrait de certains de ses contemporains, qui revient toujours à tirer les choses vers le bas et à pactiser avec l’ignorance. Comment, dès lors, concilier cette affirmation que tous les hommes sont égaux, sur le plan politique et des droits de l’homme, avec l’idée que les esprits et les talents ne sont pas semblables ? L’égalité d’instruction doit lutter à la fois contre le retour subreptice de l’inégalité dans l’accès aux savoirs (dans le préceptorat privé par exemple), mais aussi contre la tentation de l’égalitarisme qui, à partir de l’égalité morale et politique des hommes, en arrive à haïr les talents et les lumières, à condamner l’excellence et à interdire l’admiration et toute défense héroïque de la République.

Cet « élitisme républicain » n’a pas toujours été bien compris. Le coup de génie de Condorcet fut de comprendre que la diversité des esprits peut se mettre au service de l’égalité politique proclamée par la loi. Pour cela, il se tourne vers les plus savants qui, au sein de la Société nationale des sciences et des arts qu’il imagine, déterminent les savoirs élémentaires dont la maîtrise rend chaque citoyen apte à l’autonomie intellectuelle requise par la constitution républicaine. L’élémentarité des savoirs enseignés assure la formation du jugement éclairé des citoyens : elle constitue l’alphabet de notre émancipation.

Mais ce jeu entre l’inégalité et l’égalité présuppose une autorité supérieure échappant à tout risque d’une exploitation politique des inégalités présentes. De plus, l’Instruction publique doit être un lieu où règne l’égalité entre les élèves sur le plan matériel (par la gratuité) et sur le plan des opinions (par la laïcité5). Condorcet se réfère souvent à Adam Smith pour poser le problème suivant : comment concilier l’égalité politique proclamée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 avec la diversité des conditions, des esprits et des talents ? Ne pas affronter cette difficulté, notamment par l’instruction publique mais aussi par la vertu politique de la puissance publique, serait laisser croire que l’affirmation de l’égalité politique ou éthique des hommes n’a aucune implication concrète ; elle paraîtrait ainsi vite mystificatrice. Si le régime républicain ne réduit pas effectivement les inégalités, il se discrédite et fait douter de ses références explicites aux droits de l’homme ; plus grave : il se pourrait bien que certains désespèrent des droits de l’homme eux-mêmes, en en faisant une arme aux mains des impérialistes et des colonialistes.

L’égalité dans l’instruction anticipe sur l’égalité des conditions et des fortunes sans imposer une uniformité égalitariste ni un unanimisme consensuel. C’est cette thèse qui est actuellement méconnue par une certaine vulgate sociologiste qui s’ingénie à faire croire que l’avenir scolaire d’un élève pourrait être prédit par l’étude des conditions socio-économiques présentes de ses parents.

L’apport d’Adam Smith

Pour justifier son « élitisme républicain », Condorcet se tourne vers Adam Smith :

« M. Smith a remarqué que, plus les professions mécaniques se divisaient, plus le peuple était exposé à contracter cette stupidité naturelle aux hommes bornés à un petit nombre d’idées d’un même genre, l’instruction est le seul remède de ce mal, d’autant plus dangereux dans un État, que les lois y ont établi plus d’égalité. » (Condorcet, Premier Mémoire sur l’instruction publique, éd. Garnier Flammarion, p. 78)

Il importe donc d’appliquer l’exigence d’égalité proclamée en 1789. Mais comment échapper à l’égalitarisme ? Pour Condorcet :

« L’égalité des esprits et celle de l’instruction sont des chimères. Il faut donc chercher à rendre utile cette inégalité nécessaire. Or le moyen le plus sûr d’y parvenir n’est-il pas de diriger les esprits vers les occupations qui mettent un individu en état d’enseigner les autres, de les défendre contre l’erreur. » (Rapport, éd. cit., p. 186)

Il faut donc contribuer à l’instruction de tous grâce aux savoirs élémentaires, car « L’homme […] qui sait les quatre règles de l’arithmétique, ne peut être dans la dépendance de Newton pour aucune des actions de la vie commune. » (ib., p. 187)

Les savoirs élémentaires, universellement répandus par l’Instruction publique, assurent l’égalité de tous les hommes sans attenter à la diversité des esprits et des talents, ni aux progrès des lumières. La maîtrise des éléments fait accéder chacun à l’autonomie, dans le respect des compétences et des lumières des plus savants et sans faire du savoir un pouvoir au service de l’État6, fût-il républicain.

Ainsi, l’égalité de tous ne sacrifie pas l’excellence : nous sommes au cœur de l’élitisme républicain. Sans cette égalité de l’instruction élémentaire et sans une solide instruction civique et morale, une école entretiendrait l’idée que la maîtrise d’un savoir viserait l’exercice d’un pouvoir ou serait liée à la puissance de l’argent, d’où la condamnation du préceptorat privé par Condorcet. En ce sens, l’égalité d’instruction est requise car :

  • elle est en conformité avec les droits naturels et permet à chacun de ne dépendre que de soi et de développer sa raison, dans le cadre de la formation d’une raison commune ;
  • elle ne sacrifie pas l’excellence et ne tombe pas dans l’égalitarisme abstrait ;
  • elle contribue à la fois à l’apprentissage de la citoyenneté (préparation aux fonctions publiques) et aux progrès des lumières : elle assure aussi le lien entre l’épistémologique et le juridique ;
  • elle permet de sortir du « sophisme » de Rousseau qui confond les savoirs en eux-mêmes et leurs usages dans des relations inégalitaires entre les hommes. L’essor des lumières ne remet pas en cause l’égalité, si tous les hommes sont suffisamment instruits pour respecter les savoirs sans en être les dupes : accepter que quelqu’un soit plus savant que moi ne me lèse en rien si je ne dépends pas de lui pour penser, choisir et voter ;
  • elle a aussi une utilité économique en contribuant aux progrès des sciences et des techniques.

Les implications institutionnelles du principe d’égalité

Le principe d’égalité va tenter de sortir du paradoxe initial en produisant des effets institutionnels précis car les savoirs ne sont des sources d’inégalité que s’ils ne sont pas diffusés universellement : le travail des académies doit être relayé par l’Instruction publique et se doubler d’une tâche d’élémentarisation. L’exigence d’égalité induit donc les autres principes de l’Instruction publique. L’égalité, pour s’instituer, doit être éclairée :

  • par son application dans le champ des savoirs enseignés à travers les savoirs élémentaires (l’égalité appliquée au savoir enseigné) ;
  • par sa légitimation institutionnelle et juridique, par le principe de laïcité (neutralisant les préjugés et les inégalités de départ) ;
  • par un effort de traduction didactique visant à faire comprendre les mêmes éléments à tous les esprits dans leur diversité (en revanche, toute attitude catéchistique et dogmatique gomme cette diversité des esprits et dissimule la teneur problématique et perfectible de tout savoir) ;
  • par une unification (non uniformisante) éthique et humaniste : par une référence constante à l’amour de l’humanité et au respect des droits naturels, le principe d’égalité s’interdit de glisser vers l’égalitarisme, le grégarisme ou encore l’individualisme.

C’est le rôle de la Société nationale d’inscrire l’Instruction publique dans le perfectionnement de l’humanité. L’Instruction publique met donc le meilleur à la portée de tous : d’où la volonté de veiller à la qualité des programmes, des manuels scolaires et de la formation des futurs maîtres. Ces remarques explicitent les quatre implications institutionnelles du principe d’égalité présentées, notamment, dans le Rapport de 1792 :

1°) La mixité : Condorcet étend l’Instruction publique aux deux sexes : « Il faut encore ici bien se garder de séparer les hommes des femmes, de préparer à celles-ci une instruction plus bornée, et d’abuser du nom de la nature pour consacrer les préjugés de l’ignorance et la tyrannie de la force. » (Cinq mémoires, éd. cit., p. 196, voir aussi p. 98 à 104)

2°) L’obligation scolaire fut proclamée sous la IIIe République, grâce aux efforts de Jules Ferry et de Jean Macé ; mais déjà, à plusieurs reprises, Condorcet avait manifesté le souci de voir l’Instruction publique devenir « universelle ».

Le pouvoir constituant du peuple est affirmé mais aussi médiatisé par la capacité de chaque citoyen à raisonner sur ses choix lors d’un scrutin. Cela présuppose l’instruction élémentaire des futurs citoyens. Le lien entre la souveraineté républicaine et la raison éthique de chaque citoyen est assuré par une instruction civique et morale sur laquelle Condorcet insiste toujours7.

Comment accepter, lors d’un vote, une décision qui me déplaît si, par ailleurs, je ne vois pas dans cette majorité de suffrages une invitation à revenir sur mon premier avis et à réfléchir sur ma faillibilité ? Mais, d’autre part, bien que minoritaire, je puis cependant avoir raison à long terme : la constitution républicaine me donne la possibilité de reposer le problème que j’estime mal réglé par le précédent scrutin. Ainsi l’instruction publique, par l’obligation scolaire, m’invite à la vigilance critique, si je partage l’avis majoritaire, mais aussi à la critique constructive, si je suis dans la minorité : si tous les hommes sont éclairés et instruits, le vote majoritaire aura une force qu’il n’aurait pas si les hommes étaient ignorants. L’obligation scolaire apporte une réponse à l’un de nos problèmes initiaux : la majorité est signe provisoire du vrai seulement si l’instruction élémentaire est obligatoire ; par l’instruction élémentaire obligatoire, toute opinion doit se présenter comme une thèse critiquable et non comme un dogme.

L’égalité politique et juridique des personnes ne signifie pas l’équivalence des énoncés et des thèses en présence. Le républicanisme est un débat continu entre les citoyens. Mais ce principe d’obligation n’est effectif que si l’école instruit vraiment, ce qui renvoie aux autres principes de l’instruction publique (indépendance de l’instruction vis-à-vis du pouvoir exécutif, élémentarité, citoyenneté, humanité). De cette obligation découle le principe d’égale répartition et implantation géographique de l’Instruction publique : aucun lieu ne doit être oublié. De ce principe d’obligation, Condorcet déduit aussi une théorie de l’instruction des adultes : cette volonté se retrouvera dans la tradition des universités populaires du républicanisme français.

Le principe d’obligation scolaire n’est donc pas une contrainte extérieure à l’individu : il révèle à chaque élève qu’il est responsable de la détermination commune du bien public et qu’il est dépositaire de la souveraineté.

3°) La gratuité scolaire s’oppose aux tenants du préceptorat privé qui, en faisant de l’accès aux savoirs le privilège des riches, occulte la puissance émancipatrice des lumières. Cette équivalence entre richesse et savoirs entretient l’idée fausse que les savoirs servent à l’exercice des pouvoirs. Pour Condorcet, la gratuité de l’Instruction publique doit être considérée surtout dans son rapport avec l’égalité sociale. Cette gratuité a un autre effet : elle rend possible la continuité entre les savoirs élémentaires, les savoirs scientifiques et les lumières politiques. C’est une mesure qui permet à tous d’assumer les fonctions publiques.

4°) L’unification de la langue dans l’Instruction publique : c’est aussi au nom de l’exigence d’égalité que Condorcet prône l’existence et la diffusion d’une langue claire et unifiée au sein de l’Instruction publique. Condorcet développe une théorie de la langue universelle qui prend les mathématiques comme référence, mais il tempère ce rêve chimérique car l’idée d’une langue universelle est incompatible avec la perfectibilité de l’humanité et l’historicité de la raison. Devant les élèves, le maître devrait exclure toute ambiguïté dans sa propre langue. Cette revendication de l’univocité et de la clarté du langage est omniprésente dans l’œuvre de Condorcet, qui voit dans la confusion des mots l’origine des conflits rencontrés par les hommes et l’une des causes des inégalités.

Il se tourne vers les sociétés savantes et les académies pour qu’elles fixent le sens des mots sans en appauvrir la polysémie. Condorcet suggère que l’Instruction publique « se perfectionnant sans cesse » est le seul remède à cette tentation de « faire simple » quand les choses, en fait, sont complexes. Entre les castes cléricales qui veulent émerveiller sans expliquer et les charlatans qui veulent tout simplifier, il y a une complicité évidente : ne pas donner au peuple le moyen de comprendre et de s’instruire. L’Instruction publique condorcétienne ne cède ni à l’enthousiasme simplificateur ni à l’obscurantisme égalitariste, car elle met les savoirs à la portée de tous sans sacrifier l’excellence et la diversité des esprits et des talents : Condorcet y parvient par une théorie complexe et originale de l’élémentarisation des savoirs enseignés. Cette remarque nous autorisant, peut-être, à avancer l’idée que toute crise de l’idée d’égalité serait liée à une crise de l’idée d’élémentarité des savoirs enseignés dans l’École de la République.

Quelques conclusions

Nos précédentes analyses visaient à dépasser notre perplexité initiale face à l’apparent paradoxe condorcétien de l’égalité : mettre la diversité des talents au service de l’égalité elle-même. Ce paradoxe n’en est plus un : il devient une tâche pour tous au sein de la République dès lors qu’elle se veut à la fois sociale, solidaire, fraternelle, humaniste et hospitalière8. L’égalité des hommes et des citoyens n’est pas l’uniformité des avis et l’équivalence des énoncés ou des jugements. Le progrès de l’égalité requiert le progrès des lumières générales ; ce progrès présuppose une Instruction publique de qualité. C’est à elle de pousser chacun vers son point d’excellence où se conquiert l’estime de soi et où se renforce la vertu politique, qui revient à aimer les lois et la République.

C’est dire aussi, comme nous le suggérions, l’actualité de l’approche condorcétienne de l’égalité ; mais pour comprendre cela il faut se souvenir que les démocraties peuvent vouloir sacrifier l’égalité au nom de la liberté et la liberté au nom de l’égalité, c’est-à-dire se tromper sur l’une et l’autre, comme nous en avertit sans cesse Alexis de Tocqueville. Dans les Cinq mémoires, (éd. cit., p. 104), Condorcet avertit :

« Généreux amis de l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour exiger de la puissance publique une instruction publique qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts. »

Notes

1[NdE] Voir la liste des textes dans cet article du Bloc-notes. Charles Coutel est professeur émérite à l’Université d’Artois, auteur de nombreux ouvrages notamment sur l’école, sur Péguy, spécialiste de Condorcet, dernier ouvrage paru : voir la note 8. 

2 – Sur l’historique des contresens commis sur la notion d’élitisme, voir la rubrique Vitriol de la revue Humanisme, no 321, rédigée par Léo Romand-Monnier.

3 – Condorcet s’explique sur ce méliorisme : « Qu’importe que tout soit bien pourvu que nous fassions en sorte que tout soit mieux qu’il n’était avant nous. » (Œuvres complètes, édition Arago, tome 4, p. 225). Comme l’a très judicieusement remarqué le chercheur Laurent Loty, le méliorisme condorcétien permet de ne pas avoir à choisir entre le pessimisme et l’optimisme.

4 – Pour plus de clarté, quand il s’agit de l’institution, Instruction publique prend une majuscule, mais pas quand il s’agit du concept.

5Condorcet défend l’« esprit public » contre l’« esprit de secte » ; voir notre contribution dans le numéro 325 d’Humanisme.

6 – Cette thèse de Condorcet trouvera sa traduction institutionnelle dans le projet des écoles normales supérieures grâce à l’œuvre et à l’action de Lakanal. Question : comment faire pour que cette thèse informe les plans de formation des maîtres au sein des nouveaux Instituts nationaux ?

7 – Se reporter à la dernière partie de notre livre Condorcet. Instituer le citoyen, Michalon, 1999. Voir aussi C. Kintzler Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Minerve, 2015 (3e éd.), 1re partie et sur ce site « Condorcet, l’instruction publique et la pensée politique » https://www.mezetulle.fr/condorcet-linstruction-publique-et-la-pensee-politique .

8 – Sur ce dernier aspect, nous nous permettons de renvoyer à l’introduction générale de notre livre Hospitalité. Cheminer entre poésie et philosophie, Balland, 2020.

Accompagnateurs scolaires : et si on leur proposait la respiration laïque ?

La figure familialiste de la « maman »

La question du port de signes religieux par des accompagnateurs de sorties scolaires n’est pas nouvelle. Dans un dossier, j’ai déjà récapitulé sur Mezetulle un ensemble d’articles dont certains remontent à 20141. Le sujet est de nouveau en débat, il faut donc y revenir. Voici quelques arguments et rappels qui plaident en faveur de l’interdiction de l’affichage religieux ou politique par les personnes accompagnant occasionnellement les élèves lors de sorties scolaires.

[Edit du 7 novembre. L’article ci-dessous a été partiellement repris dans une tribune collective intitulée « Voile des accompagnatrices scolaires : sortir de la confusion et de l’émotivité » parue dans Le Figaro du 7 novembre et en ligne sur Figarovox le 6 novembre Signataires : Fatiha Agag-Boudjahlat, Charles Arambourou, Laurent Bouvet, Martine Cerf, Elisabeth de Fontenay, Marieme Hélie-Lucas, Liliane Kandel, Eddy Khaldi, Catherine Kintzler, Sabine Prokhoris, François Rastier, Jean-Pierre Sakoun.]

La législation actuelle ne fait pas du port de signes d’appartenance religieuse ou politique un droit absolu pour les accompagnateurs2 bénévoles. Cette liberté qui leur est actuellement accordée a pour conditions le bon fonctionnement du service et l’absence de trouble à l’ordre public, lesquels sont appréciés par le directeur d’école ou le chef d’établissement – de sorte qu’un éventuel refus puisse être précisément motivé3. Mais, en l’absence de règle générale claire, tout est renvoyé (comme lors de l’affaire de Creil en 1989) aux enseignants sur le terrain et reste très sensible aux fluctuations de l’opinion.

1° Il conviendrait de considérer non pas le statut des personnes ni le lieu mais la nature de l’activité. Dès lors qu’il s’agit d’une activité scolaire, liée à un acte d’enseignement, on est bien dans le cadre de l’école et cela quel que soit le lieu et quelles que soient les personnes impliquées. À plus forte raison si la sortie est obligatoire4. Or c’est ce que la législation actuelle traite de manière inadéquate en distinguant ce qui a lieu dans les murs et hors les murs de l’école.

Pourtant, rappelons que l’article L.141-5-2 du code de l’éducation s’applique aussi « hors les murs » :

« L’Etat protège la liberté de conscience des élèves.
Les comportements constitutifs de pressions sur les croyances des élèves ou de tentatives d’endoctrinement de ceux-ci sont interdits dans les écoles publiques et les établissements publics locaux d’enseignement, à leurs abords immédiats et pendant toute activité liée à l’enseignement. »

2° Les personnes extérieures sont sollicitées pour encadrer les sorties scolaires à défaut de personnel disponible. En principe c’est le personnel de l’Éducation nationale qui devrait assurer ces accompagnements. Ce n’est donc pas une jouissance de droit pour ces personnes. On les sollicite non pas pour leur proposer gentiment une promenade, mais parce que l’EN n’a pas les effectifs suffisants pour assurer un service. En prêtant leur concours, les accompagnateurs extérieurs bénévoles concourent à l’intérêt général : c’est une excellente chose et on doit les en remercier. Mais le service changerait-il de nature du fait qu’on recourt momentanément à des personnes extérieures ?

3° Il semble aller de soi que les bénévoles extérieurs sont des parents d’élèves, et plus particulièrement des mères. Il n’en est rien ! Le directeur d’école peut solliciter ou accepter le concours d’accompagnateurs qui ne sont pas des parents. S’il s’agit de parents d’élèves, pourquoi privilégier les mères ? L’accompagnement scolaire serait-il une spécialité féminine et plus particulièrement maternelle ? Et si on accepte des mères portant un signe d’appartenance religieuse, il faut donc aussi accepter des « papas » portant kippa, kamis, turban, poignard sikh, que sais-je encore… Plus largement, on devrait accepter des personnes portant des signes syndicaux ou politiques. Voilà une étrange manière de « protéger la liberté de conscience des élèves ».

4° L’école publique doit-elle s’aligner sur le modèle fusionnel, intrusif et sélectif de la « maman » tel qu’il nous est présenté ad nauseam ?
Lorsqu’il s’agit de parents d’élèves, les accompagnateurs scolaires n’ont pas à traiter les enfants d’autrui comme s’ils étaient les leurs ; réciproquement ils doivent traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui. Ce n’est pas en acceptant des formes ostensibles d’orthopraxie religieuse qu’on peut appliquer ce principe.

5° La figure pathétique familialiste de la « maman » suppose une conception de l’école qui ne soustrait pas les élèves à leur milieu, une école renvoyée sans cesse à son extérieur, au tourbillon social. Or l’école devrait offrir une double vie aux élèves, les dépayser sereinement, les convier à un ailleurs. On peut imaginer que des « mamans » souhaitent peut-être aussi vivre un moment qui les soustrait à leur environnement et à leurs obligations communautaires, faire l’expérience de ce que j’ai appelé ailleurs « la respiration laïque »5. L’élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l’école publique et qui les remet en sortant fait cette expérience : il échappe par cette dualité, par cette alternance, aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une uniformisation officielle d’État. Croire qu’une femme portant le voile serait incapable de comprendre et de pratiquer cette alternance, la renvoyer sans cesse à l’uniformité d’une vie de « maman voilée », c’est la mépriser et la fixer dans un rôle social. L’exempter de cette alternance libératrice, c’est cautionner, en la banalisant, la normalisation politico-religieuse qui fait du port du voile une obligation et un signe de « bonne conduite » islamique. Cela revient à dire à chaque musulmane « tu peux porter le voile tout le temps et partout, donc tu le dois ». C’est désarmer et abandonner celles qui, nombreuses, ne le portent pas, luttent pour ne pas le porter et entendent échapper au lissage de leur vie.

Notes

2– « Accompagnateurs » : j’emploie ici à dessein le genre non marqué (dit masculin).

3 – Voir la fiche 22 de l’édition mise à jour (septembre 2019) du Vademecum la Laïcité à l’école (p. 91-93 de l’édition imprimée, p. 82-84 de l’édition téléchargeable sur le site du Ministère de l’Éducation nationale), qui donne des exemples.

4 – Voir le communiqué du président de la Fédération des Délégués départementaux de l’Éducation nationale à la suite de l’audition au Sénat du 16 octobre 2019 : https://ahp.li/2a5696d5b6f94cffac61.pdf

5 – Voir sur ce site « Laïcité et intégrisme« .

Libéralismes et éducation

Quand le loup libéral entre dans la bergerie scolaire

Sébastien Duffort poursuit et élargit, cette fois d’un point de vue plus spécifiquement politique, l’analyse qu’il a proposée avec l’article « Les pédagogies innovantes. Heurts et malheurs ». Il examine les relations entre libéralisme économique et libéralisme culturel et leurs conséquences sur les politiques scolaires. En défendant à la fois l’innovation pédagogique (libéralisme culturel) et la libéralisation du système scolaire (libéralisme économique), de nombreux acteurs du système éducatif qui se disent « modernisateurs », « progressistes », autrement dit « de gauche », ont en réalité contribué à l’accentuation des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les plus défavorisés1.

Préambule : gauches, libéralismes et seconde modernité

Quiconque s’intéresse aux contradictions de la gauche depuis le « tournant de la rigueur » de 1983 sait qu’elles sont intimement liées aux rapports qu’elle entretient avec le libéralisme depuis le début de la seconde modernité2. Ou plutôt, devrait-on dire, avec les libéralismes. Libéralisme économique d’abord : croyance envers les bienfaits de la régulation marchande, de la concurrence libre et non faussée, de la réduction du champ d’intervention des pouvoirs publics, bref de la mondialisation « heureuse » (Alain Minc). Libéralisme culturel ensuite, qui suppose l’adhésion massive et sans réserve aux thématiques dites « de société » : mariage et adoption pour tous, PMA, GPA, dépénalisation du cannabis, euthanasie, immigration, etc. Ce n’est pas l’économie qu’on « libère » ici, mais les mœurs3.

De ce point de vue, la grille d’analyse du philosophe Jean-Claude Michéa offre quelques clés de compréhension. Pour lui en effet, libéralisme économique et libéralisme culturel sont les deux faces d’un même projet politique :

« c’est ici, bien sûr, que le libéralisme politique et culturel […] n’a plus d’autre alternative que de prendre appui sur le libéralisme économique. Car la seule solution qui soit entièrement compatible avec les postulats du libéralisme politique et culturel, c’est celle que Voltaire […] avait su formuler avec une clarté exemplaire […] : quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. »4

Et effectivement, cette association des deux libéralismes, si elle n’est évidemment pas systématique dans le paysage politique (la droite conservatrice est favorable à la « libéralisation » de l’économie française, tout en étant hostile au mariage pour tous, là où des sympathisants de la gauche radicale s’opposent au libéralisme économique tout en étant favorables à la gestation pour autrui), reste majoritaire, en particulier au sein de la gauche « libérale-sociale »5 depuis le début de la seconde modernité. Les raisons sont multiples : abandon de la croyance envers le mode de coordination collectiviste, succès politiques et médiatiques dans le sillage de mai 686, remise en cause de la tradition au profit de valeurs hédonistes et anti-autoritaires, etc. Comme Daniel Cohn-Bendit avant lui (dont il est proche), le président de la République semble représenter aujourd’hui l’incarnation parfaite de cette adhésion sans limites aux conceptions à la fois économiques et culturelles du libéralisme. Dans ces conditions, si le(s) libéralisme(s) suscite(nt) de vifs débats au sein même de la gauche (la gauche vallsiste est libérale sur le plan économique mais ne donne pas quitus au libéralisme culturel7, là où une partie de la gauche anticapitaliste refuse en bloc le libéralisme économique mais organise des « ateliers non mixtes » interdits aux hommes blancs), force est de constater que c’est, entre autres, cette double allégeance qui l’a (définitivement ?) coupée des catégories populaires8.

Il s’agit de montrer ici que, s’il est un domaine où libéralisme économique et libéralisme culturel se rejoignent de manière idéale-typique (au sens de Max Weber), c’est bien celui de l’école. Or cette idéologie libérale-libertaire, dont la gauche a été le fer de lance, produit des effets dévastateurs sur le système éducatif français, en particulier sur les élèves issus des milieux les plus modestes.

Libéralisme culturel, pédagogie invisible et inégalités scolaires

À partir des années 60 émerge une nouvelle classe moyenne salariée, éduquée, clairement positionnée à gauche de l’échiquier politique (voire à l’extrême gauche) et donc, naturellement, très attachée au libéralisme culturel. C’est cet attachement relatif à son rapport aux valeurs qui va la conduire à remettre vigoureusement en cause les pédagogies traditionnelles jugées trop transmissives, trop frontales, trop magistrales. Elles vont alors, mai 68 aidant, diffuser massivement une nouvelle doxa pédagogique liée au paradigme « déficitariste » (selon l’expression de Jean-Pierre Terrail9) : certains élèves issus de la massification scolaire et provenant des milieux populaires ne seraient pas « faits » pour la culture scolaire, les théories, le savoir abstrait. Il faut alors adapter les dispositifs pédagogiques en conséquence. C’est ce postulat (extrêmement discutable sur le plan scientifique) qui justifie alors le recours aux pédagogies « innovantes » : pédagogies actives, travail sur documents, travaux en groupes, cours dialogué et, plus récemment, classe inversée10 et interdisciplinarité. L’objectif affiché est ainsi de motiver les élèves en rendant les objets d’étude plus ludiques et attractifs, en partant autant que faire se peut de leur expérience immédiate. Le problème, c’est qu’on dispose aujourd’hui de nombreux travaux en sciences de l’éducation (c’est le cas de ceux du GRDS11, ou du groupe ESCOL12) qui démontrent que ces nouvelles pédagogies, louables dans leurs principes, accentuent considérablement les inégalités d’accès au savoir, notamment parce qu’elles accordent une place centrale aux implicites et à la réalisation de tâches. Basil Bernstein parle à ce propos de pédagogie « invisible » : absence de classification entre les savoirs scientifiques et les savoirs de sens commun, absence de cadrage des activités en classe, objectifs cognitifs et donc critère d’évaluation implicites, discours horizontal de l’enseignant. Logiquement, ce type de pratiques crée des malentendus d’apprentissage13 et pénalise lourdement les élèves issus des milieux populaires, peu familiers de cette circulation entre des univers de savoirs très différents, et qui n’ont pas acquis lors de leur socialisation familiale les prédispositions pour décoder les implicites, là où les héritiers disposent eux de ressources extérieures à l’école leur facilitant l’accès au savoir. 

Cette adhésion massive d’une partie de la gauche (mais aussi il est vrai de certains milieux conservateurs) aux pédagogies innovantes14 est en grande partie responsable de la baisse du niveau et du creusement des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les moins dotés en capital culturel. Or, on l’a vu, elle est intimement liée à la croyance dans les vertus du libéralisme culturel appliquées à l’école : refus de l’autorité et de la verticalité, remise en cause des enseignants comme garants de la validité scientifique et épistémologique des savoirs, « ludification » des pratiques, appui sur le vécu des élèves, mais aussi de plus en plus scepticisme à l’égard de l’activité scientifique qui entraîne l’irruption de la « quotidienneté » (Sabine Kahn) et du donc du relativisme dans les classes15.

Les parties prenantes de cette doxa éducative, hégémoniques en France (ministère, inspections, syndicats, mouvements associatifs et pédagogiques…), sont dans le même temps très souvent attachées au libéralisme économique. Double allégeance qui amplifie, comme on va le voir, ce processus inégalitaire à l’école. 

Libéralisme économique et marchandisation de l’école

Les défenseurs de l’innovation pédagogique et du libéralisme culturel sont, « en même temps », des adeptes du libéralisme économique. On retrouve très clairement cette association idéologique à gauche chez des personnalités comme François Dubet, dans des cercles de réflexion comme Terra Nova (proche du PS), ou dans certains médias éducatifs influents comme les Cahiers Pédagogiques. Si, comme on l’a vu, cette alliance libérale-libertaire n’est pas mécanique (bien que majoritaire) à gauche, elle a en revanche une indéniable cohérence dans le débat sur les politiques éducatives. Effectivement le libéralisme appliqué à l’école, c’est donner le choix le plus large possible et des marges de liberté à tous les acteurs du système éducatif : liberté aux établissements (d’être autonomes), aux chefs d’établissement (de recruter et licencier leurs enseignants), aux parents d’élèves (de choisir le projet éducatif local qui leur correspond le mieux et éventuellement de le financer par un système de chèque éducation), aux élèves (de noter leurs enseignants). On comprend ainsi facilement que, dans ces conditions, seule une régulation décentralisée par le marché avec confrontation de l’offre et de la demande d’éducation permet de coordonner les décisions des acteurs. Mais encore, si l’on part du principe que certains élèves ne sont pas faits pour le savoir abstrait là où d’autres seraient prédisposés à l’exigence intellectuelle (paradigme déficitariste auquel adhèrent les libéraux), alors il faut adapter les dispositifs pédagogiques en conséquence et laisser le choix aux familles d’aller, ici vers un établissement où l’on pratique une pédagogie explicite et exigeante, ou là vers une structure (publique ou privée sous ou hors contrat) où l’on utilise la classe inversée ou la pédagogie Montessori. Là aussi, le seul mode de coordination possible est la régulation décentralisée et marchande du système éducatif via la mise en concurrence des établissements, d’où l’irruption de plus en plus assumée des écoles privées hors contrat16. Ce qui implique, de fait, la fin de la carte scolaire. On est donc bien en présence d’une marchandisation du système éducatif associée à l’innovation pédagogique, et en définitive du libéralisme économique associé au libéralisme culturel.

Cette synthèse libérale appliquée à l’école a sa cohérence idéologique mais aussi et surtout sa logique inégalitaire : les familles aisées dirigeront naturellement leurs enfants vers les établissements exigeants, alors que les familles populaires, moins informées, seront leurrées par les établissements déficitaristes « innovants » (éducation au développement durable, interdisciplinarité, débat en classe, accent mis sur les compétences « pour la vie »17, etc.). On le voit, les sociaux-libéraux souhaitent substituer à une conception universaliste et égalitaire de l’école un discours libéral à la fois économiquement et culturellement basé sur la liberté de choix laissée aux acteurs du système éducatif. Cette alliance idéologique qui se prétend volontiers « progressiste » a déjà eu ses effets dévastateurs aussi bien en termes de niveau que d’inégalités en Suède18 (réformes initiées dans les années 90), au Québec (mise en œuvre du « renouveau pédagogique »), et aux États-Unis (réforme Obama). S’agissant des supports pédagogiques et didactiques, l’introduction récente, notamment en France, de tablettes numériques illustre là aussi parfaitement cette logique libérale : au nom de « l’innovation » pédagogique, on laisse les GAFAM s’infiltrer tranquillement au cœur des établissements avec les conséquences éthiques (traitement des données, aversion à l’impôt) et pédagogiques (malentendus d’apprentissages dont souffrent les élèves provenant de milieux populaires) que cela engendrera inévitablement. Le libéralisme culturel encore au service du libéralisme économique.

Autonomie des établissements, défense de l’innovation pédagogique, sélection à l’université, réforme du baccalauréat, justification à mots couverts de l’offre éducative privée hors contrat… : on ne peut qu’être frappé de constater à quel point les déclarations, propositions et mesures du ministre de l’Éducation nationale sont proches du discours libéral en matière de politique éducative19.

Conclusion : la gauche doit rompre avec le libéralisme à l’école

L’adhésion sans limite au libéralisme culturel (dans les années 60) puis au libéralisme économique (dans les années 80) a coupé la gauche des catégories populaires. Ce diagnostic vaut aussi pour l’école : en défendant à la fois l’innovation pédagogique (libéralisme culturel) et la libéralisation du système scolaire (libéralisme économique), de nombreux acteurs du système éducatif qui se disent « modernisateurs », « progressistes », bref « de gauche », ont en réalité contribué à l’accentuation des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les plus défavorisés. Si le libéralisme politique et culturel a eu une indiscutable portée émancipatrice, force est de constater qu’il fait désormais, sur de nombreux sujets, le jeu du néolibéralisme économique. C’est le cas à l’école, où le discours utilitariste libéral invisibilise le savoir pour privilégier l’accès des élèves à des compétences « pour la vie » et ainsi former et adapter une future main d’œuvre flexible aux injonctions du capitalisme mondialisé et financiarisé. 

Dès lors, pour éviter que la main invisible ne s’engouffre dans la brèche ouverte par les libéraux et pénètre l’institution scolaire, la gauche doit d’urgence réinterroger son rapport aux libéralismes et renouer avec un projet éducatif à la fois égalitaire, émancipateur et exigeant pour tous les élèves, en particulier ceux qui n’ont que l’école pour apprendre.

Notes

1 – [NdE]. Reprise du texte en ligne sur le site Nation et République sociale, avec les remerciements de Mezetulle.
– [Note de l’auteur]. Le titre est une allusion assumée au dernier ouvrage de Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie, qui commence par Kouchner finit toujours par Macron, Climats, 2018. Penseur controversé, Michéa se trouve aujourd’hui récupéré par une partie de l’extrême droite. Effectivement, quand la gauche refuse d’aborder les problématiques qui préoccupent les catégories populaires (services publics, redistribution, école, Nation, sécurité, immigration etc.), c’est logiquement l’extrême droite qui s’en empare. Dans leur ouvrage Michéa l’inactuel, une critique de la civilisation libérale, Le Bord de l’eau, Emmanuel Roux et Mathias Roux (2017) démontrent fort justement que cette instrumentalisation « ne résiste pas à une lecture attentive de l’œuvre ».

2 – Ulrich Beck parle de modernité « réflexive » pour expliquer qu’à partir des années 60, et en dépit d’évènements qui ont marqué le XXe siècle (nationalismes, guerres, génocides etc.), la modernité poursuit sa visée universaliste et progressiste.

3 – E. Schweisguth, « Le libéralisme culturel aujourd’hui », note du CEVIPOF, 2006.

4 – J.-C. Michéa, Le loup dans la bergerie, qui commence par Kouchner finit toujours par Macron, éditions Climats, 2018, p.37.

5 – Dernier exemple en date, lors de la campagne pour les élections européennes, l’écologiste Yannick Jadot n’a pas hésité à déclarer dans Le Point du 1er mars 2019 qu’il était « favorable à l’économie de marché, à la libre entreprise, au commerce, à l’innovation et au pragmatisme».

6 – C’est notamment le cas de nombreux anciens trotskistes convertis au libéralisme économique et à la mondialisation : Romain Goupil, Jean-Christophe Cambadélis, Lionel Jospin et, bien sûr, Daniel Cohn-Bendit, etc.

7 – Le Printemps Républicain semble correspondre à ce schéma.

8 – De nombreuses études ont démontré que les ouvriers, employés, chômeurs, précaires, peu diplômés et éloignés des centres urbains étaient hostiles au libéralisme économique et, au mieux, sceptiques à l’égard du libéralisme culturel.

9 – J.-P. Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016.

10 – Pour faire simple, l’élève « découvre » le cours à la maison, souvent sous forme de capsules vidéo, le temps en classe étant alors consacré à la résolution des exercices. En externalisant en dehors de l’école l’indispensable temps de contextualisation et de problématisation, cette pratique « innovante » pénalise en définitive les élèves faibles. On pourra se reporter à A. Beitone et M. Osenda (2017), « La pédagogie inversée, une pédagogie archaïque », http://skhole.fr/la-pedagogie-inversee-une-pedagogie-archaique-par-alain-beitone-et-margaux-osenda, ou P. Devin (2016), « Les leurres de la classe inversée », https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/130216/les-leurres-de-la-classe-inversee.

11 – Groupe de recherche pour la démocratisation scolaire, https://www.democratisation-scolaire.fr/

12 – Education et scolarisation, https://circeft.fr/escol/

13 – Sur ce point, on pourra se reporter à E. Bautier et P. Rayou (2009), Les inégalités d’apprentissages. Programmes, pratiques et malentendus, PUF, ou à S. Bonnery (2015), Supports pédagogiques et inégalités scolaires : études sociologiques, La Dispute.

14 – S. Duffort (2018), « Les pédagogies innovantes, heurts et malheurs », http://www.mezetulle.fr/les-pedagogies-innovantes-heurts-et-malheurs-par-sd/

15 – Les sciences économiques et sociales, discipline créée en 1966, sont emblématiques de ce nouveau paradigme pédagogique. Leur projet fondateur se réclame en effet explicitement du paradigme déficitariste et donc de la pédagogie invisible. Pour s’adapter au « manque » des élèves issus des milieux populaires intégrant la série B puis ES, seront valorisés (pour ne pas dire imposés) dès la naissance de la discipline le travail sur documents, la pédagogie active, le débat en classe, l’interdisciplinarité et, plus récemment, les « éducations à » (au développement durable, à l’égalité homme-femme etc.). Les professeurs de SES, dans leur immense majorité favorables au libéralisme culturel, sont appuyés dans leur démarche par l’association qui les représente : l’APSES (association des professeurs de SES qui regroupe un tiers du corps enseignant en SES). Pratiquement depuis la création de la discipline (l’association est née en 1971), les prises de position de l’APSES apparaissent clairement contre-productives à la fois pour les élèves et pour la discipline : défense de l’innovation pédagogique, critiques récurrentes de « l’encyclopédisme » des programmes, défense d’une entrée par les objets (le chômage, l’entreprise…) et non par les problèmes, etc. Plus grave, elle n’hésite pas à « politiser » les SES en assimilant par exemple l’enseignement de la microéconomie au lycée à de la propagande néolibérale. Cette « gauchisation » des sciences économiques et sociales de la part de l’association censée les défendre fait bien entendu le jeu du patronat et des libéraux sur le plan économique et discrédite totalement une discipline déjà maintes fois menacée de disparition. Ce débat qui agite les SES depuis 50 ans mériterait à lui seul un article.

16 – A. Chevarin (2017), « Écoles privées hors contrat contre l’école publique », https://www.questionsdeclasses.org/spip.php?page=forum&id_article=4294

17 – Approche préconisées entre autres par l’OCDE et la Commission européenne.
– [NdE] voir sur ce site « OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine » par Fatiha Boudjahlat. On consultera aussi « Comment ruiner l’école publique. La leçon des néo-libéraux » par Marie Perret et « Les risques calculés du néo-libéralisme » par C. Kintzler.

18 – F. Jarraud (2015), « L’échec de la réforme éducative suédoise : Une leçon pour Paris ? », http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/05/05052015Article635664068906387108.aspx

19 – A. Beitone (2017), « Jean-Michel Blanquer, une politique scolaire et de droite et de droite », https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article260

© Sébastien Duffort, Nation et République sociale, Mezetulle, 2019.

À la mémoire de Christiane Menasseyre

Combat pour l’enseignement philosophique de la philosophie

Christiane Menasseyre, inspectrice générale honoraire de philosophie, ancienne secrétaire générale de la Société française de philosophie, est brusquement décédée le 29 juillet 20191. Je l’ai bien connue d’abord comme collègue puis comme inspectrice alors que j’étais professeur de lycée, et comme présidente de jury de concours lorsque je suis devenue professeur d’université. Devenue une amie, je l’ai retrouvée au sein du bureau de la Société française de philosophie. Modèle de rigueur et de liberté, elle lègue aux professeurs l’esprit de combat ferme et raisonné avec lequel elle a toujours défendu un enseignement authentiquement philosophique, inclus dans une haute idée des humanités – puissent-ils s’en inspirer longtemps encore.

Je me souviens des oraux de CAPES à l’Hôpital Saint Antoine, avec la cohorte de professeurs de philosophie agissant dans la plus grande discipline et la plus grande liberté d’esprit sous le regard ferme et bienveillant de Christiane. Grâce à Jacques Muglioni2 et à Christiane – et je salue par la même occasion la mémoire de Gilbert Spire, qui m’a permis de tenir tête à un petit chef local soupçonneux à l’égard de tout ce qui avait une odeur d’intellectualité et d’urbanité -, j’ai fait dans ma vie professionnelle l’expérience de l’institution telle qu’elle doit être : exigeante et protectrice.

On pouvait alors se sentir fort pour de justes raisons, respecté et respectueux précisément parce qu’on se savait toujours tourné et tiré vers le haut, appelé à donner le meilleur de soi-même sans avoir à piétiner son désir. Former et encourager de tels professeurs, c’est s’assurer que tous les élèves auront en vue le sommet qu’ils peuvent et doivent atteindre.

Christiane nous offrait aussi bien dans sa personne que dans ce qu’elle sollicitait en la nôtre la vérification concrète du principe cartésien selon lequel les généreux sont aussi, et pour les mêmes raisons, les plus modestes. Je me souviens de la visite qu’elle m’avait rendue tout juste après la parution de mon Condorcet : la recherche, les heures passées en bibliothèque, l’écriture, l’œuvre personnelle d’un professeur du secondaire étaient des motifs de fierté, aux antipodes de la moraline pédago sacrificielle déjà en vigueur à cette époque en haut lieu.

Quel professeur peut aujourd’hui avoir le bonheur de rencontrer dans la structure même de l’organisation scolaire cette conjugaison de rigueur et de liberté, et cet esprit de résistance puisé dans l’amour des institutions républicaines ?

 

On lira sur le site de Libération en date du 2 août 2019 un très bel hommage par Jean-Paul Jouary https://next.liberation.fr/livres/2019/08/02/mort-de-christiane-menasseyre-belle-ame-philosophique_1743397 , qui retrace sa carrière et ses combats, rivant leur clou aux sempiternels réformateurs de l’Éducation nationale et à leurs « conseilleurs » qui, n’ayant jamais enseigné dans une classe de lycée de manière durable, ordinaire et responsable, se croient autorisés à regarder de haut les professeurs3.

Notes

1 – Christiane Menasseyre a signé en 1978 un volume de la collection « Profil actualité » chez Hatier, intitulé Les Françaises aujourd’hui. des images à la réalité. Femmes en chiffres, salaires et responsabilités, une situation encore inégalitaire. Elle a publié, avec Bertrand Saint-Sernin, les Ecrits de Dina Dreyfus aux éditions Hermann (2013) et codirigé avec André Tosel les Actes de deux universités d’été organisées par l’inspection générale de philosophie, Figures italiennes de la rationalité (Kimé, 1997).

3 – Claude Allègre et Luc Ferry notamment en prennent pour leur grade. On n’a pas non plus oublié l’entretien injurieux envers les professeurs de philosophie que Luc Ferry avait donné à La Croix en juin 2008 (voir analyse sur l’ancien site Mezetulle http://www.mezetulle.net/article-20823340.html ).

Quel lycée pour le XXIe siècle ?

À l’occasion de ce drôle de bac 2019, Valérie Soria2 revient sur la notion de « rupture de l’égalité ». Oui, certains candidats, dont les copies n’ont pas été remises à temps par les correcteurs grévistes, ont été notés sur la base des notes obtenues pendant l’année, ou même auraient obtenu une note fabriquée à partir d’une moyenne supputée. Mais cette présente entorse à l’égalité n’est que l’arbre qui cache la forêt. La véritable « rupture de l’égalité » n’est autre que le fruit d’une politique, celle que des gens bien intentionnés ont décidée quand ils ont renoncé à une école de l’instruction, une école des éléments, une école de l’autonomie et de l’émancipation des esprits. Elle existe depuis que ceux qui sont mandatés pour gouverner notre pays renoncent à faire de l’instruction le cœur battant de l’école.

[Cet article a initialement été publié sur le site Intégrales que Mezetulle remercie pour cette autorisation de reprise.]

Les dieux sont aussi dans la cuisine 1

Le bac 2019, l’avant-dernier avant sa réforme, laissera un drôle de goût, un arrière-goût de solution bancale, prise «  avec les moyens du bord », dans le contexte d’une grève de la remise des copies par des correcteurs de matières diverses au bord de la crise de nerfs. Et on peut les comprendre car les enjeux sont lourds de conséquences : Quel lycée pour le XXIe siècle ? Quel sens pour l’enseignement dispensé par le service public ? Il est question d’égalité mais aussi de « rupture d’égalité » car certains candidats, dont les copies n’ont pas été remises en temps et en heure par les correcteurs grévistes, ont été notés sur la base des notes obtenues pendant l’année, voire, lorsqu’il n’y avait pas de livret scolaire à disposition, auraient obtenu une note là aussi fabriquée à partir d’une moyenne supputée. Il est donc en apparence légitime de s’étonner des modalités d’attribution des notes par les membres des jurys qui sont restés alors que leurs collègues grévistes étaient absents et que d’autres collègues avaient choisi en leur âme et conscience de ne délibérer que sur les résultats qu’ils avaient à leur disposition en laissant la gestion des «  incalculables » à l’administration et aux collègues qui avaient décidé de rester dans les salles de délibération.

En apparence, il est légitime de pointer cette «  rupture d’égalité » dans le traitement réservé aux candidats du bac. Il est tout aussi légitime, d’un autre côté, de vilipender ces méchants professeurs qui «  prennent en otage » les copies des élèves. Mais les mots ont un sens : à moins de goûter la saveur acide des punchline bien tournées, il n’est pas exact de parler de prise d’otage car celle-ci implique une menace vitale pour les otages et s’accompagne de moyens illégitimes. Rien de cela ici. On laissera donc ce genre de formule à l’emporte-pièce pour essayer de réfléchir.

Si dans la méthode employée par Jean-Michel Blanquer, on peut être porté à parler de « rupture d’égalité », car les candidats n’ont pas été examinés sur les mêmes résultats, il s’agit d’une rupture provisoire, dont le pragmatisme peut passer pour brutal. Y ajouter la prise en compte, lorsque les copies seront restituées par les correcteurs grévistes, de la meilleure note, entre celle obtenue au bac et la moyenne dans telle ou telle discipline pendant l’année, peut aussi être une source de perplexité pour les amoureux de l’égalité. Peut-être serait-il plus juste, une fois les copies restituées, de garder les notes que celles-ci indiquent.

Mais au fond, en toute honnêteté intellectuelle, où se situe exactement la véritable «  rupture d’égalité » à l’école ? Des décennies de pédagogisme, de démagogie, de concessions troublantes à une école rongée par la mauvaise conscience d’échouer inlassablement à instruire tous les enfants, en leur offrant les mêmes chances, en les poussant vers l’excellence républicaine, ont été comme une mauvaise marée qui a fait de l’école un marécage, un champ de ruines. L’illettrisme galopant qui se traduit dans les copies du bac3, la remise en cause de tous les exercices qui peuvent donner une colonne vertébrale à la mise en forme de la pensée, en particulier la dissertation philosophique, ont littéralement «  tué le bac »4 et en amont toute atteinte faite aux enseignements élémentaires a préparé ce désastre. La « rupture de l’égalité », regardons-la en face, sans adopter cette vilaine et pitoyable posture de déni, elle existe depuis que ceux et celles qui sont mandatés pour gouverner notre pays renoncent à faire de l’instruction le cœur battant de l’école. Ceux-là mêmes qui se sont succédé et qui sont repartis sans rendre aucun compte au pays des fruits de leurs réformes. Qu’ont-ils apporté à l’instruction des esprits ? Quelle richesse ont-ils fait naître du terreau dont ils avaient la responsabilité ? Quelle est donc cette espèce de jardiniers-chauffards qui n’ont pas fait avancer d’un iota l’égalité dans l’école ?

Pour qui a vu le mépris dans les yeux de certains chefs de travaux dont la mission est de s’occuper de la formation et de la destinée des élèves de lycées professionnels mais aussi de restaurer chez ces élèves une meilleure image d’eux-mêmes, pour qui a assisté à des palabres pédagogistes interminables au temps des IUFM où la part dévolue à la formation disciplinaire était déjà rognée, pour qui s’inquiète de voir la vogue des réécritures5 de tel ou tel ouvrage appartenant au patrimoine spirituel de l’humanité remplacer l’étude patiente et laborieuse dudit ouvrage, l’heure n’est pas à s’agiter sur la présente entorse faite à l’égalité mais bien à regarder sans se raconter d’histoires où se situe la vraie rupture. Celle que des gens certainement bien intentionnés ont décidée quand ils ont renoncé à une école de l’instruction, une école des éléments, une école de l’autonomie et de l’émancipation des esprits. En considérant que les élèves, du fait de leurs origines socio-culturelles, sont inaptes à suivre un enseignement philosophique propre à les arracher à ces déterminismes, c’est effectivement la consécration de la rupture de l’égalité qui se profile. L’enseignement philosophique s’adresse à des élèves de terminale, dans la voie générale comme dans la voie technologique, c’est-à-dire à des personnes qui ont droit à un enseignement élémentaire et universel, à des épreuves de baccalauréat non ajustables à on ne sait quelle prise en compte de paramètres censés permettre aux uns de réussir là où d’autres échoueraient et auraient besoin d’un mode d’emploi aussi compliqué que celui des montages de meubles dans certaines enseignes scandinaves. Les épreuves de philosophie ne sont pas en kit, elles demandent, pour être réussies, du temps et non des directives d’assemblage. Pour quelle raison valable un élève des beaux quartiers aurait-il l’occasion de s’essayer à disserter, commenter un texte, alors que d’autres, moins privilégiés, seraient traités comme des exécutants, des manœuvres besogneux ? Il est temps de nous mettre au travail. Ne laissons pas triompher une égalité différentielle, une égalité du mépris et du destin au fer rouge6, qui réduirait à rien notre effort d’instruire et d’honorer l’école comme lieu d’émancipation des êtres humains.

Notes

1Propos attribué à Héraclite par Aristote dans Parties des animaux, I, v, 645a17.

2 – Professeur au Lycée Janson de Sailly (Paris).

6https://www.integrales-productions.com/2019/06/29/series-technologiques-legalite-perdue/

© Valérie Soria, article repris du site Intégrales, 2019

Accompagnateur scolaire ou « maman voilée » ?

Fatiha Agag-Boudjahlat était invitée par David Pujadas dans la deuxième partie de l’émission « L’Info en questions » (LCI) du vendredi 31 mai, au sujet du port de signes religieux par les accompagnateurs scolaires – en l’occurrence les accompagnateurs qu’on appelle « les mamans voilées ». L’invitée, en grande forme, qui a publié récemment un ouvrage intitulé Combattre le voilement1, a magnifiquement argumenté et au passage fait voler en éclats toutes les interventions de Romain Goupil2. On se régalera à revoir l’émission en « replay » sur le site de LCI3.

On aura noté le soutien discret, mais efficace, de la journaliste du Daily Telegraph Anne-Elisabeth Moutet au sujet de l’extension du communautarisme en Grande-Bretagne.

Bien sûr une peau de banane avait été préparée pour gêner l’invitée (qui ne s’est pas laissé intimider) : un petit florilège de « témoignages » faisant état de l’avis de quelques élus sur le port du voile par des accompagnatrices scolaires. Haha, vous voyez bien que c’est d’extrême droite de demander à une « maman » de quitter momentanément un signe religieux ostentatoire pour s’occuper d’élèves, et puis c’est tellement méchant. Et de faire appel, pour la note compassionnelle, à la députée PS Ericka Bareigts, qui lâche une énormité : demander à des « mamans » accompagnatrices de quitter un signe religieux ostentatoire lorsqu’elles encadrent une sortie scolaire, c’est les exclure et « priver les enfants de la présence de leurs mamans ». Comme si l’école avait pour mission de prolonger la vie familiale, en imposant en outre une vision communautaire particulière à l’ensemble des élèves. Mais est-ce une énormité ? N’est-ce pas au fond, exprimée sous forme caricaturale, la doctrine scolaire officielle depuis bientôt 30 ans selon laquelle l’école, devenue « adaptative », n’a pas pour fonction principale d’instruire et d’éduquer (faire sortir l’enfant de son milieu), mais de refléter et d’inclure la société telle qu’elle est ?

Sur ce sujet, plusieurs fois abordé dans Mezetulle, on relira « L’accompagnement des sorties scolaires est-il confié à des « mamans » ? »  et les autres textes récapitulés dans le dossier « Les sorties scolaires et leurs accompagnateurs ».
On lira par ailleurs une étude (2017) de Pierre Juston « La laïcité à l’épreuve des parents d’élèves accompagnateurs des sorties scolaires« 

Notes

1 – Voir la recension par Jorge Morales pour Mezetulle.

2 – Avançant, entre autres choses fausses, que les sorties scolaires sont des « promenades » !

Le projet de nouveau programme de philosophie du Conseil supérieur des programmes : continuité et clarté

Après l’article de Guy Desbiens1, ce texte de Valérie Soria2 vient enrichir le dossier consacré aux projets de programme de philosophie pour les classes terminales. En s’appuyant sur un bref historique du travail du Groupe d’élaboration des programmes (GEPP) auquel elle a participé, et sur un rappel des missions de ce groupe, l’auteur expose les raisons de son approbation du projet finalement voté le 17 mai par le Conseil supérieur des programmes (CSP)3.

Professeur de philosophie depuis plus de 28 ans dans les classes terminales de lycées variés où j’ai notamment participé à une expérimentation de la philosophie en lycée professionnel, membre du GEPP (Groupe d’élaboration des projets de programmes) de philosophie chargé d’élaborer une proposition sur la base de la mission qui lui a été confiée par le Conseil supérieur des programmes (CSP), je souhaite, en mon nom propre, présenter mes réflexions concernant l’enseignement de la philosophie dans le tronc commun de la voie générale et de la voie technologique. Ces propos n’engagent que moi et doivent une large part aux échanges au sein du groupe pluriel co-piloté par Frank Burbage, doyen du groupe philosophie de l’Inspection générale et Pierre Guenancia, professeur émérite de philosophie à l’Université de Bourgogne.

La mission qui nous était confiée, à la demande du ministre, par le CSP, consistait à «  toiletter » le programme actuellement en vigueur (Bulletin Officiel du 19 juin 2003 pour les séries générales et du 1er septembre 2005 pour les séries technologiques)4, à le réduire, notamment en raison de l’horaire prévu pour le tronc commun (4 heures) et à le préciser, en particulier quant à la définition des sujets d’examen.

Il s’agissait donc à la fois de l’alléger et de le rendre plus clair, de le débarrasser de ses ambiguïtés, principalement de l’articulation entre une colonne de notions-champs de problèmes et une colonne de notions, et de l’association de certaines d’entre elles. Cette architecture en deux colonnes, si elle invitait les professeurs à penser de manière réflexive et problématisante les liens entre les notions, les parcours possibles, n’offrait pas aux élèves se préparant au baccalauréat une garantie suffisante pour savoir à quoi s’attendre en termes de sujets d’examen. Nous avons donc cherché à résoudre cette difficulté. Deux options sont apparues : reconduire l’articulation du tableau en deux colonnes, celle des notions-champs de problèmes devenant une liste de « domaines » (Métaphysique, Épistémologie, Morale et Politique, Anthropologie), qui ne feraient pas en tant que tels l’objet de sujets d’examen, ou bien nous engager dans une voie plus simple, plus audacieuse aussi : une liste de notions allégée, présentée de manière alphabétique, éliminant du programme les ambiguïtés qui lui étaient reprochées. C’est finalement la première perspective qui a été retenue par le GEPP : un tableau de 4 domaines contenant chacun des notions listées par ordre alphabétique, dont certaines associées entre elles, et appelant les professeurs à les traiter prioritairement dans leur ancrage au domaine auquel elles sont affectées tout en autorisant de rayonner à partir de là, par souci de la liberté philosophique du professeur et de ses élèves. Aux yeux des partisans de cette présentation, ces domaines balisaient le champ d’une certaine détermination du traitement des notions, sans sacrifier la multiplicité des modes possibles de leur examen réflexif.

Nous avons par ailleurs suivi les préconisations de la lettre de mission du CSP concernant l’extension de la liste d’auteurs pour l’explication de texte à l’examen : une ouverture aux femmes philosophes, ainsi qu’aux auteurs indiens et chinois.

Or le projet de programme voté le 17 mai par le CSP5, s’il comporte des amendements notables de la proposition communiquée par le GEPP, n’en trahit, à mes yeux, ni l’esprit ni la lettre. Il a le mérite d’être sobre, clair et d’offrir une meilleure homogénéité des notions, en nombre restreint. En choisissant de proposer une liste unique de notions, présentées hors de toute détermination qui leur serait extérieure, il me paraît résoudre la difficulté de penser l’articulation de deux colonnes, simplifiant et cadrant par là même les sujets susceptibles d’être donnés à l’examen. Il prévoit explicitement en effet une détermination stricte des sujets qui devront exclusivement porter sur l’articulation entre elles des seules notions au programme ou, s’il s’agit d’une unique notion au programme, sur l’une de ses dimensions essentielles.

« Less is more » : l’élégance de l’épure, la confiance accordée aux professeurs quant à la façon dont ils entendent travailler le programme de philosophie afin de préparer au mieux les élèves à l’épreuve du baccalauréat, de les entraîner à l’exercice réfléchi du jugement et de leur transmettre une culture philosophique initiale, tout en cadrant précisément les sujets auxquels s’attendre à l’examen, est un gage de réussite. C’est pourquoi, à mes yeux, ce projet conjugue avec intelligence la liberté philosophique et la détermination des sujets, aussi indispensables l’une que l’autre aux fins poursuivies par notre enseignement.

Notes

2 – Professeur agrégé de philosophie au Lycée Janson de Sailly (Paris). Membre du Groupe d’élaboration des projets de programme – GEPP – pour la philosophie.

3[Note de l’éditeur] Publié sur le site du Ministère de l’éducation nationale https://cache.media.education.gouv.fr/file/CSP/86/8/Tle_Philosophie_Commun_Voie_G_VDEF_1125868.pdf .
À ma connaissance, le projet initialement présenté par le GEPP évoqué par Valérie Soria dans l’article ci-dessus n’a pas été rendu public. Un projet provisoire avait été présenté au CSP le 20 mars 2019 lors d’une audience en présence notamment des associations de professeurs qui en ont fait des comptes rendus commentés consultables en ligne : Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (APPEP) http://www.appep.net/communique-sur-les-projets-de-programmes-de-philosophie/ et http://www.appep.net/observations-complementaires-sur-les-projets-de-programmes/ ; Société des professeurs de philosophie (So.P.Phi) http://so.p.phi.blog.free.fr/index.php?post/2019/03/22/h ; ACIREPh http://www.acireph.org/spip.php?article178
Dans un entretien daté du 27 mai à Philosophie magazine, Pierre Guenancia (co-pilote du GEPP philosophie) prend la défense du projet initial, on peut le lire en ligne, avec de nombreux et substantiels commentaires des lecteurs à la fin : https://www.philomag.com/lactu/breves/pierre-guenancia-lenseignement-de-la-philosophie-doit-suivre-une-certaine-logique-38806 . Souâd Ayada, présidente du Conseil national des programmes, a donné un entretien au Monde le 25 mai au sujet des programmes de philosophie et de leur élaboration https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/05/25/souad-ayada-il-faut-former-le-jugement-et-preparer-a-l-exercice-de-la-citoyennete_5467221_3224.html

5 – [NdE] Voir référence à la note 3.

Le « School business »

Teach for France, Ashoka : quand Andros, BNP-Paribas et TOTAL veulent sauver l’école

Après un important article sur l’économie sociale et solidaire1, Vincent Lemaître poursuit et affine sa recherche en s’intéressant au secteur particulièrement convoité de l’éducation dont la privatisation croissante s’effectue par voie de contractualisation, bientôt dépassée par une marchandisation inspirée du « social business ». Quand les États se désengagent des secteurs sociaux ou des services publics, un vide apparaît qui demande à être comblé : c’est l’occasion pour les entrepreneurs sociaux de développer des formes de partenariats public-privé qui convertissent la demande sociale en marché.

« Après deux années de pilote qui nous ont permis de tester la faisabilité de notre projet, nous souhaitons entamer un développement régional qui nous permettra d’essaimer sur de nouveaux territoires ».
« Le choix de l’école – Teach for France » 2.

1 – Émergence du « school business »

Quand Andros, BNP Paribas et TOTAL veulent sauver l’école, ils utilisent la fondation « la France s’engage »3 qui soutient « Teach for France »4 nouvellement rebaptisée « le choix de l’école ». Cette association propose à l’Éducation nationale en manque de professeurs des remplaçants contractuels non qualifiés pour enseigner, principalement en zone défavorisée. En échange de deux années de remplacement, ils entrent dans le réseau « Teach for France ». Réseau qui dépasse largement le champ éducatif et dont le mouvement d’ensemble vise à installer et à pérenniser, à coup de social business, les besoins du marché de demain.

1.1 – Le réseau « Teach for All »

En effet, cette association fait partie du réseau mondial « Teach for All » qui se décline en « TeachFirst » pour la Grande-Bretagne5, « Teach for Belgium » en Belgique, « Teach for America », etc. Leur démarche – pallier les carences du service public d’éducation – pourrait paraître altruiste si l’analyse précise6 de leurs arguments ne trahissait pas leurs intentions. Quoi qu’il en soit, combler les discontinuités du service public « école » autrement que par des professionnels qualifiés et recrutés sur concours se fait nécessairement aux dépens de ces derniers et des élèves et de la République. Comment s’assurer de la transmission des savoirs avec des personnels non qualifiés ? En définitive et quoi qu’on en pense, « Teach for France » – « le choix de l’école » – accompagne les politiques de restriction budgétaire : à quoi bon recruter les fonctionnaires qui manquent cruellement au système éducatif quand on peut compter sur ces structures ? On comprend donc l’intérêt des politiques d’austérité pour ces « alternatives », « sociales » et « innovantes ». Ceci explique certainement la promotion faite par l’institution en leur faveur7. En revanche, quel intérêt en tirent de telles structures ? Et quel est celui des multinationales qui les soutiennent à travers « la France s’engage » ?

La fondation « la France s’engage » se présente comme un « soutien […] [à] l’économie sociale et solidaire »8 qui veut « promouvoir l’engagement de la société civile dans des initiatives innovantes solidaires et utiles au plus grand nombre ».

Économie Sociale et Solidaire9, vraiment ?
Regardons ses partenaires. Accenture, AG2R la Mondiale, Orange. Au Conseil d’administration on retrouve la présidente de la Ligue de l’Enseignement, Martin Hirsch et l’ex-président socialiste François Hollande. Le Collège des membres fondateurs se compose des pédégés d’Andros, de BNP Paribas – partenaire privilégié des Contrats à Impact Social10 (CIS) – d’Artémis et de TOTAL.
Drôles de soutiens à l’Économie Sociale et Solidaire ! En effet, historiquement, l’ESS a toujours été une alternative au système capitaliste11, dès lors on s’étonne qu’elle soit soutenue par le système auquel elle devrait permettre justement d’échapper !

1.2 – « French social business »

Mais, à vrai dire, nulle surprise. Si l’ESS est effectivement un mouvement alternatif au système capitaliste, le social business dont il est question ici est son exact contraire. Le social business est un courant né avec le néolibéralisme des années 80 qui vise à convertir en économie de marché les économies alternatives et libératrices, qu’elles soient redistributives, publiques ou solidaires. Ce n’est donc plus, comme l’ESS, une alternative au système mais son nouveau moyen d’accumulation.

Quand les États, étranglés par l’économie de marché, se désengagent des secteurs sociaux ou des services publics, il se crée inévitablement une demande. Par exemple, le manque de professeurs qui subsiste malgré les baisses du nombre d’heures d’enseignement et du niveau d’instruction particulièrement dommageable aux couches populaires12. Un vide demande alors à être comblé : qui va répondre à la demande ? Les entrepreneurs sociaux orchestrent et développent alors des formes de partenariats public-privé qui convertissent la demande sociale en marché au profit de leurs partenaires. Soit la conversion est flagrante et immédiate (les CIS), soit elle est plus insidieuse et se fait sur le long terme (« Teach for »). Il s’agit dans ce cas d’implanter un réseau partout où le recul organisé de la personne publique a laissé des vides. Une fois implanté, ce réseau est prêt à agir.

Bien sûr, cette immixtion du business dans le social a été préparée en amont, tant sur les plans culturel (travail de réseau), juridique (nouvelles lois comme les CIS) et politique (voir plus bas). Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les « Social Impact Bond » en Grande Bretagne précurseurs des CIS français, ou encore d’étudier les partenariats public-privé développés dans le bâtiment13 : l’effet est redoutable, irréversible et coûte très cher à la collectivité pour une efficacité sociale proche de zéro.

D’un point de vue structurel, c’est l’État qui recule et avec lui l’idée de solidarité laïque universelle. La justice sociale est alors reléguée aux vieilles lunes du monde d’hier. De ces partenariats public-privé et du recul de l’État résulte in fine le « social business ».

Bien sûr, il existe des entrepreneurs sociaux n’ayant pas que de pures visions mercantiles, comme des coopératives authentiques de l’ESS qui, ayant trop concédé, souvent bien obligées, se retrouvent empêtrées dans un système à l’opposé de leurs valeurs initiales14. Les mesures entreprises poussent à cette conversion du public en privé, du social en social business, en faisant fi de l’esprit de l’économie solidaire porté par les associations qui par ailleurs sont étouffées. Le développement du social business tend à faire disparaître toute alternative à l’économie de marché ultralibérale.

1.3 – « School business »

Dans le domaine de l’éducation, on assiste à la mise en place de ce changement préparé depuis longtemps par l’affaiblissement de la mission d’instruction de l’école publique. Comme nous le disions plus haut, malgré les différentes réformes qui ne visent qu’à réduire le nombre d’heures d’enseignement, le système ne parvient plus à être en équilibre. À force d’étranglements financiers successifs et d’un accroissement de la marchandisation des savoirs, on incite la promotion de dispositifs privés « alternatifs » soi-disant novateurs15, avec notamment l’ouverture des dotations pour certaines écoles publiques à des « personnes morales de droit privé »16, à des « organisations internationales », comme le révèle le projet de loi « pour une école de la confiance »17. Progressivement, on favorise un glissement de terrain et un nouveau réseau s’implante.

Bref, il s’agit d’aller chercher ailleurs ce que l’État ne fait plus ou fait si mal. Ainsi, après les CIS, la « French Impact Touch », le « pacte gouvernemental de croissance pour l’ESS »18, le terrain se prépare pour que le « school business » puisse prendre sa place dans cette « école de la confiance » : « l’enseignement privé pourrait être un partenaire plus important encore du service public par sa capacité à expérimenter et à accompagner certains grands enjeux sociaux et sociétaux de notre temps »19.

Pour le moment si « Teach for – le choix de l’École » est contingenté à l’Académie de Créteil, elle possède des relais non négligeables et très puissants : l’Éducation nationale, « La France s’engage » et ses multinationales partenaires, le réseau « Teach for all » et ses partenaires dont Mc Kinsey & Co, la fondation Bill Gates, celle de M. Zuckerberg, Exxon Mobil, etc., et, ce qui n’a pas manqué de retenir notre attention, l’ONG pionnière du « social business » : ASHOKA.

Dès lors, ce serait une grave erreur de ne voir le « school business » qu’à travers le prisme de « Teach for ».

2 – ASHOKA : pionniers du « social business »

2.1 – Guerre de croisade

 Ashoka20 est le nom d’un empereur indien ayant adopté des principes d’invasion non violents après avoir mené quelques guerres. C’est aussi le nom qu’a choisi en 1981 Bill Drayton pour désigner ce qui est aujourd’hui la 5e ONG mondiale21.

Elle œuvre dans 96 pays en faisant la promotion d’idées « sociales », « entrepreneuriales », « innovantes » et « changeant les systèmes ». En bref, on retrouve exactement le même vocabulaire que celui employé en France par le MOUVES22, dont l’un des directeurs fut Christophe Itier, ancien directeur également de la Sauvegarde du Nord impliquée dans les CIS, fondateur de SOWO23 et aujourd’hui Haut commissaire à l’ESS. En résumé, Christophe Itier est le principal promoteur des CIS et de la « French impact Touch » en compagnie de M. Blanquer, Ministre de l’Éducation Nationale24. Le MOUVES, mouvement d’entrepreneurs sociaux, emploie le même vocabulaire qu’ASHOKA et pour cause : ils sont partenaires. Le pionnier du social business sait donc qui soutenir pour s’implanter et faire basculer le monde :

« Nous venons de passer la zone de prise de conscience du basculement qui viendra rapidement. Je pense que maintenant, nous venons juste d’y rentrer. Il y a sept à dix endroits qu’il faut faire basculer si vous voulez faire basculer le monde. La Chine, l’Indonésie, l’Inde, le Brésil et les USA. Ces cinq grands pays dominent complètement leur continent. Aussi, l’Europe germanophone et le Japon sont très influents. Si vous pouvez faire basculer ces endroits, vous pouvez faire basculer le monde »25.

Faire basculer le monde en changeant les systèmes, nous allons le voir, c’est ce que rappelle Drayton en résumé :

« l’entrepreneur social ne se contente pas de donner du poisson ou d’apprendre à pêcher. Il ne sera satisfait que quand il aura révolutionné toute l’industrie de la pêche ».

En s’immisçant entre la demande sociale et l’État, ASHOKA et les entrepreneurs sociaux opèrent un transfert d’une dette publique vers une dette privée. À terme, l’État ne peut plus déployer de budget pour les autres projets sociaux dans lesquels il devrait normalement investir : c’est la rigidification budgétaire. Par une ingénierie sociale très performante, le social business développé par ASHOKA évince progressivement l’État complaisant. Toute la demande sociale est alors accaparée par le social business et non par l’universel via un État qui redistribue, ou encore par la vraie ESS : celle qui est solidaire de l’humain, pas du système.

À ce stade, il faut rappeler la différence fondamentale entre l’ESS et le social business : l’ESS appartient à ceux qui en bénéficient, elle est émancipatrice et a-capitaliste. Le social business appartient aux entrepreneurs sociaux et permet au système capitaliste d’accumuler. Il est la cheville ouvrière du changement d’une société libre vers une société aliénée en totalité. Les premiers visés sont les plus pauvres appelés « la moitié sociale » de l’humanité par Drayton. Pour lui, puisqu’ils n’ont pas pleinement « bénéficié » de l’essor de l’économie de marché ultralibérale, il faut y remédier :

« Le changement dans la moitié sociale du monde est le plus dramatique. La révolution industrielle a permis aux entreprises de devenir plus entreprenantes et compétitives tandis que la moitié sociale alimentée par les recettes fiscales, n’a pas pu bénéficier de cette transformation. Chaque année, ce secteur a encore pris du retard […] une productivité lamentable, des salaires et de l’estime »26.

En bref, l’État et la redistribution étaient inefficaces : le marché peut mieux faire…

Toute leur stratégie a pour but le marché. Le système doit pouvoir accumuler sans frein et sans fin. Il faut donc qu’il n’y ait aucune borne à l’accumulation ; ce serait lui être infidèle. Aucune autre économie que celle du marché ne peut être acceptée ; ce serait comme blasphémer contre une divinité. Il faut donc que les verrous légaux – censés pourtant protéger les citoyens – constitutionnels et culturels sautent.

Comment y parvenir ?

2.2 – « Everyone a changemaker »

Il faut que, sans violence, le système change. Non seulement les populations doivent adhérer à l’idée choisie, mais cela ne suffit pas. Pour qu’il y ait un véritable changement de système, il faut modifier la culture. Il est donc indispensable que les populations fassent plus qu’adhérer : il faut qu’elles participent. « Tout le monde acteur de changement ». Pour cela, l’idée doit être plus qu’originale, elle doit être «  friendly » : il faut qu’elle suscite l’empathie des populations à l’égard d’une cause consensuelle. Celui qui l’adopte gagne alors en « self esteem » : le Capital-Dieu fait le bien. Un bien dont se nourrit le marché… Une Église est née. Ici, il ne s’agit pas d’une culture définie mais d’un objet flou, insaisissable donc modifiable à souhait : c’est la culture du changement. Comme le rappelle ASHOKA, la sélection porte sur des idées novatrices, sociales, entrepreneuriales et surtout qui changent les systèmes. On lit d’ailleurs sur leur page française :

« Nous mesurons notre impact en terme de changements systémiques : ces changements qui touchent un nombre important d’individus et qui transforment nos façons de vivre ».
Cinq ans après leur élection :
– 94% des fellows continuent de développer leur organisation
– 56% ont influencé la politique de leur pays
– 93% ont vu leur idée copiée […]
– 72% ont dit qu’Ashoka avait contribué au développement de leur activité » 27.

Le « fellow » est le porteur de l’idée soigneusement sélectionnée. Il sera accompagné pendant toute sa phase de lancement pour que le « social impact » soit maximal : il doit être irrésistible pour susciter l’engouement jusqu’à la participation des populations. C’est là une des conditions de pérennité de l’idée. Une fois lancée, ASHOKA entretient et soutient l’idée pour que l’impact se poursuive en fonction des évolutions qui traverseront la société. Le « fellow » pourra alors bénéficier de toute l’expérience du réseau mondial pour que l’entreprise perdure et investisse progressivement la société. Comme le précise David Bornstein, journaliste pour ASHOKA :

« Une idée, […] est comme une pièce de théâtre. Même si c’est un chef-d’œuvre, il faut un bon producteur et un bon promoteur. Faute de quoi, le jeu ne pourra jamais se développer ou retombera en une semaine. De même, une idée n’émergera pas simplement parce qu’elle est bonne ; elle doit être propulsée avec compétence avant de changer effectivement les perceptions et le comportement des populations»28.

Le « social impact » passera donc par différentes phases d’accélération pour que finalement  « everyone a changemaker » – tout le monde devienne acteur de changement. Enivré par le fait d’avoir changé quelque chose, d’être « à la pointe » de l’innovation, l’humain est flatté dans son orgueil, sauf que ce changement ne vient pas de celui qui le porte, il est ce que d’autres ont voulu qu’il soit. Le « changemaker » est tombé dans le marketing tissé autour du « fellow » pour le plus grand bonheur du marché. « Social entrepreneurs are not poets » nous dit Drayton. On veut bien le croire.

2.3 – Changemaker VS citoyen, Changemaking VS République.

On l’a vu, une part de leur travail est d’installer en fonction des sociétés une « culture du changement » – le « changemaking ». Ils organisent donc le « youth venture » pour repérer sans cesse des idées innovantes capables de renverser les cultures existantes par la méthode du Ju Jitsu :

« Depuis deux ans Ashoka applique son Ju Jitsu aux USA. L’expérience riche du programme youth venture pour les adolescents, en faisant basculer des écoles et des villes entières, rejoint cette approche empathique du Ju Jitsu »29.

Aussi, en France, on ne s’étonnera pas que CoExister, qui réduit la laïcité30 à la tolérance religieuse, fut promu par ASHOKA à travers son fondateur31. Et pour cause, la laïcité est consubstantielle de notre République. Il ne peut pas y avoir de changement systémique tant que n’est pas cassé ce qui constitue notre ancrage. Il suffit de considérer l’Article premier de notre Constitution pour se faire une idée des éléments qui doivent être attaqués : « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

CoExister fut même lauréat du prix de la laïcité de l’Observatoire National de la laïcité pour les associations en 2016, adoubé par Jean-Louis Bianco en personne. La volonté du social business d’installer une culture du changement n’est même pas voilée :

« Notre rôle est de rendre ce changement irréversible désirable. L’ESS est à l’origine de cet effet d’entraînement et constitue un foyer d’inspiration pour le tissu économique. Les valeurs qu’elle porte doivent devenir la norme, la référence »32.

On aura compris que dans ce cas « ESS » signifie « social business ».

Et plus récemment, dans un tweet du 6 mai 2019, l’ancien fondateur de CoExister en selfie avec ses étudiants déclare :

« Clap de fin de semestre à Sciencespo en Master de l’Ecole d’Affaires Publiques ! Un groupe tellement stimulant, un sens critique hors-norme, une curiosité infinie. Quel bonheur d’enseigner l’entrepreneuriat social à des étudiant.e.s assoifé.e.s de changement ».

Finalement le citoyen est remplacé par le « changemaker » c’est-à-dire l’« acteur de changement » connecté au « non state world » c’est-à-dire un monde où les États ne s’occupent plus que des tâches régaliennes, un monde dans lequel le paradigme néolibéral est atteint. L’école de Chicago en a rêvé, ASHOKA l’a fait !

Mais, outre ces associations et la méthode de lancement, comment implanter durablement cette culture du changement, sinon à l’école ? Ça tombe bien : ASHOKA a ses propres écoles et universités !

3 – L’École pour le meilleur comme pour le pire

De la conception de l’école découle celle que l’on a de la République et de la société. Pour bien saisir les enjeux, on n’échappera ni à une réflexion sur le rôle de l’école dans la République, ni aux enjeux de l’humanité dans ce XXIe siècle.

3.1 – L’École institue le citoyen… ou le « changemaker »

La liberté est consubstantielle de la qualité d’être humain33 ; elle n’est pas un bien qui se conjugue avec « avoir », mais un état qui se construit avec « être ». Les savoirs universels articulés par la raison sont émancipateurs. Ils établissent une condition nécessaire d’existence de l’homme libre et du citoyen parce qu’ils forment à l’esprit critique sans lequel le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes serait vide de sens. Ce droit n’a pas d’effectivité sans le savoir, la raison et la culture nécessaires à son exercice et à son existence. « Même sous la Constitution la plus libre un peuple ignorant reste esclave »34 : qui peut s’affranchir des tutelles et autres aliénations qui circonscrivent sa vie et celle de sa cité pourra bâtir sa liberté et décider du monde de demain. L’école doit donc dispenser le savoir articulé par la raison. D’autant que l’homme ignorant reste étranger à autrui, et vit dans la méfiance. Il ne peut alors se construire de cité cosmopolite apaisée. Universelles et relevant de l’intérêt général, l’école comme l’université doivent donc être gratuites pour les familles. Encore une fois, les idéaux de paix et de liberté doivent être soutenus par le facteur social, ici la gratuité pour les familles, sinon ils sont dévitalisés. C’est donc la conjugaison entre gratuité et savoir universels qui permettra à chacun, quelle que soit son origine sociale, d’entrevoir son avenir librement dans une société apaisée. L’école laïque assurera qu’aucune autre volonté que la sienne propre ne pourra modeler la conscience de quiconque.

Or une école qui ne valide que des « compétences » se contente de vérifier qu’un élève – nommé « apprenant » – est apte à telle ou telle tâche, qu’il est « autonome » dans un système donné. « Autonomie » c’est pouvoir se mouvoir dans un système établi, « savoir » c’est pouvoir décider du système que l’on souhaite établir. Par là « savoir » s’oppose à « compétence » : le premier libère quand la seconde aliène35.

Avec les réseaux ASHOKA et « Teach for », le stade de la « compétence » est d’ores et déjà dépassé. En effet, comme le déclarait le directeur de l’école publique ASHOKA « Emile Zola » : « l’école dispensant des savoirs c’est fini ». Elle doit « dispenser des savoir-être »36. Mais qu’est-ce que « savoir-être » ? Être ne suffit-il pas ?

Une question fondamentale se pose : au-delà du simple civisme, l’école doit-elle modeler l’esprit jusqu’à l’attitude et peut-elle le faire sans attenter à la liberté de conscience ?

L’histoire se répète en farce car le débat37 eut déjà lieu en 1793 quand le Girondin Rabaut Saint-Etienne voulait que l’école fût une « éducation nationale » qui aurait formé « le cœur » à la Nation : « l’enfant qui n’est pas né appartient déjà à la patrie », alors que Condorcet au contraire entendait fonder une « instruction publique » qui, formant l’esprit par le savoir et la raison, instituerait l’homme libre et le citoyen38 :

« le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison »39.

Dans le premier cas on suppose que la communauté nationale préexiste à l’être humain40, dans le second on ne suppose rien d’autre que la liberté.

Avoir pour objectif de modeler l’attitude aliène ou tout au moins altère la conscience de l’être humain. Une école qui s’y emploierait ne serait plus que le relais d’un dressage politique ou marchand41. Et s’il est vrai que donner la possibilité à l’être de se libérer par les savoirs demande une certaine discipline, il ne faudrait pas faire de confusion car dans ce cas, la discipline n’est qu’un moyen pour transmettre et in fine libérer, et non une fin. Elle n’est en aucun cas un objectif visé. Partant, si l’on refuse la discipline au prétexte qu’elle étoufferait la spontanéité des « apprenants », alors on ne transmet plus de savoirs donc d’élévation, de libération. Ainsi, on prépare cette autre école du « savoir être », cette autre école du « changemaking ». Dans cette optique, avoir renoncé à l’élève pour l’ « apprenant » n’est que l’étape qui précède la naissance du « changemaker ». On remplit l’espace vide de savoirs par les compétences utiles pour le marché, et l’attitude qui les accompagne.

L’antidote est l’élève. L’élève que le maître magister élève, en lui permettant justement d’éviter qu’un jour un maître dominus ne vienne, par définition, le dominer.

Accepter de modeler l’attitude, le « savoir-être », c’est refuser aux individus d’être comme ils le souhaitent en adjoignant à leur morale naissante une volonté n’émanant pas d’eux-mêmes, en bref une tutelle. Cela revient à renverser ce que Kant définissait comme Lumières : « sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable »42. Prétendre donner un « savoir être » tout en jugeant les savoirs « dépassés » revient à supposer que désormais, un système préexisterait à l’être humain, et à la différence cette fois de Rabaut Saint-Etienne, ce n’est plus la Nation, mais le marché.

Là où l’ESS, jadis, libérait l’être humain par la consommation collaborative et par l’éducation, la fausse ESS induite par les entrepreneurs sociaux ne fait que le soumettre à la volonté d’autrui.

Si l’attaque du système républicain laïque et social par le social business peut être matérielle, elle est surtout éducative et culturelle. À l’image de l’empereur Ashoka, cela se passe sans violence : c’est du « ju jitsu » comme le dit Drayton.

3.2 – Le monde d’Orwell

Le « savoir-être » entre dans le champ lexical d’ASHOKA dont la pierre angulaire est le « changemaker », « acteur de changement » ou « créateur de richesses ». S’insérer dans le système, y trouver des solutions innovantes, sociales et entrepreneuriales : telles sont les compétences réclamées par le « changement ». Cela peut paraître alléchant, mais être acteur de quel changement ? Le sien ? C’est-à-dire son propre changement en toute liberté de conscience ou celui que veut le système ?

Si le « changemaker en culotte courte » sera autonome, il est moins sûr qu’il pourra un jour être libre. Il deviendra innovant, peut-être, mais dans un système donné. Son intelligence ne décidera du système que pour le perpétuer mais ne permettra plus de le remettre en question jusqu’à, pourquoi pas, le détruire… Usus, fructus mais pas abusus… Qui devient le propriétaire de la vie des êtres humains élevés en « changemaker » ?

Créer et former des acteurs de changement, c’est faire en sorte que dès leur plus jeune âge ils apprennent à « savoir être », c’est-à-dire participer « sans râler »43 à ce que d’autres ont décidé pour eux. Ils ne changeront le monde qu’en restant dans leur primo-entité : des créateurs de richesse pour les autres, qui font ce que le système attend d’eux, donc ils ne changeront rien du tout. L’« acteur de changement » n’est qu’un contresens publicitaire qui n’a rien de « novateur » : c’est une perversion qui est à l’être libre ce que le « social business » est à l’ESS, la vraie. Ceux qui y voient le futur homme providentiel contribuent à créer les conditions de continuité et de suprématie du système néolibéral, par aliénation de l’humain.

Car, au sujet du « créateur de richesse » deux questions s’imposent : de quel type de richesse parle-t-on et qui la possède ? Est-ce une richesse intellectuelle ? L’une de celles qui font résonner en chacun « la forme entière de l’humaine condition » ? Ou, au contraire, est-ce une richesse matérielle ? Et qui la possède ? Ceux qui s’y emploient ou les bienfaiteurs du système ultralibéral sinon le marché lui-même ? Autrement dit, en devenant « changemaker », l’homme devient lui-même le marché, bref, il est le marché. Il est donc devenu ce que d’autres voulaient qu’il soit ; il joue un rôle au lieu d’occuper sa place.

ASHOKA est dans le même réseau que « Teach for France » – « le choix de l’école » dans ce que l’on pourrait appeler le « school business ». On voit avec ce qui précède que la visée d’ensemble dépasse largement les simples affaires. Dans ce système, la promotion des uns fait la progression des autres. Si leur action évince progressivement la personne publique44 avec la complaisance des gouvernements pour faire des affaires, il s’agit aussi de programmer un être humain adapté aux futurs besoins du système économique. Il fait désormais corps et esprit avec lui, « sans râler » : c’est le monde d’Orwell. « L’ignorance c’est la force ». N’oublions pas que l’auteur de 1984 attache une importance fondamentale à la novlangue du « Ministère de la Vérité » : car c’est bien à partir des mots que l’on pense. « L’ignorance c’est la force », « la guerre c’est la paix »…

Après ces quelques réflexions on comprend mieux l’intérêt des multinationales à créer une armée complaisante à leur égard.
Désormais, on fait mieux que l’ignorance : le « changemaking ».

3.3 – Vers les besoins du Dieu-marché

Si à l’école vous ne faites que de l’autonomie et du « savoir-être », vous apprenez à fonctionner comme une machine et vous êtes préparés à accueillir sans l’avoir décidé un nouvel homme machinisé ou une machine humanisée. Or, c’est vers ces technologies que le marché, par les GAFAMI45 la NASA et la NSA, tend aujourd’hui. Une machine, via l’AI, est autonome – et l’est parfois bien mieux que l’humain – tandis qu’un humain a cette possibilité de liberté : il est capable de redéfinir les règles, de se révolter contre une autorité injuste. Pas une machine. C’est ici l’une des différences essentielles entre le cyborg et l’humain, entre Sophia la machine « humanisée »46 et un humain tout simplement humain : celui-ci éprouve, ressent, a une intelligence émotionnelle et peut redéfinir les règles. Il est en outre capable de science.

Quel type de société préparons-nous avec le « school business » ? Quel type d’humanité préparons-nous avec l’économie de marché ultra-libérale ? À l’heure où s’écrivent ces lignes, on apprend qu’un million d’espèces vivantes sont menacées sur la planète. Comment relever les défis de l’humanité de demain sinon par l’action politique, les sciences, la recherche, les lettres qui adoucissent les mœurs, bref, les savoirs et non le « suivisme » ?

Laissons au moins le choix aux humains de le décider.

Jean-Michel Muglioni47 définissait clairement l’école :

« l’école est le lieu où l’on apprend ce que l’on ignore pour pouvoir le moment venu se passer de maître ».

Une telle école est d’intérêt général, elle fait donc partie du « commun »48 et doit par conséquent être assumée financièrement par l’État pour s’adresser à tous par des savoirs universels articulés par la raison. Nul groupe de pression ne doit s’y exercer, nuls autres objectifs ne doivent y prévaloir que ceux du savoir : telle est l’école laïque, qui n’est pas plus laïque quand y règne le marché que lorsque jadis y régnaient les prêtres.

 

Notes

2 – Relayé sur la page Facebook de la « Fondation la France s’engage » https://www.facebook.com/laFrancesengage/photos/a.2086599518290976.1073741836.1430283810589220/2086599681624293/?type=3

5 – « Teach prime » est le premier employeur des jeunes diplômés en Grande Bretagne.

6 – Pierre Cuvelier, ENS, « Teach for France » : http://www.normalesup.org/~pcuvelier/wwwsecondaire/teachforfrance.html août 2016.

9 – Voir référence note 1.

10 – Le contrat à Impact Social (CIS) est une nouveauté lancée par Christophe Itier, haut commissaire à l’ESS qui permet de développer des partenariats publics-privés orchestrés notamment par les entrepreneurs sociaux. Pour les CIS, voir les critiques :

12 – Sébastien Duffort, « Les pédagogies innovantes, heurts et malheurs », publié sur Mezetulle : http://www.mezetulle.fr/les-pedagogies-innovantes-heurts-et-malheurs-par-sd/ , 5 juin 2018.

13 – Partenariat public-privé. Voir le rapport du Sénat n°733 : « partenariat public privé » du 16 juillet 2014.

14 – Voir note 8.

16 – Titre 2 -6, Art. L 421-19-9 « projet de loi pour une école de la confiance ». http://13.snuipp.fr/IMG/pdf/projet_de_loi_pour_une_ecole_de_la_confiance.pdf

17Ibid.

18 – Michel Abhervé, « une forte critique pour le pacte de croissance pour l’ESS par le CAC et le MES », Blog personnel sur alternatives économiques, 9/12/2018, https://blogs.alternatives-economiques.fr/abherve/2018/12/09/une-forte-critique-du-pacte-gouvernemental-de-croissance-pour-l-ess-par-le-cac-et-le-mes

19 – Jean Michel Blanquer, L’école de demain, Paris, Odile Jacob, 2016.

21 – En termes d’influence et d’efficacité. Classement fait dans L’Express du 28 juin 2018 : https://fr.express.live/voici-les-10-ong-les-plus-puissantes-au-monde/ devant OXFAM et Handicap International.

25 – Drayton interview by Gregory. M Lambs, « Drayton sees a world where everyone is a changemaker », May 16, 2011. https://www.csmonitor.com/World/Making-a-difference/Change-Agent/2011/0516/Bill-Drayton-sees-a-world-where-everyone-is-a-changemaker

26 – Pritha Sen, Ashoka’s big idea : transforming the world through social entrepreneurship, Elsevier, Future & Sciences direct, 2006.

28 – Voir référence note 26.

29 – Voir référence note 26.

30 – Le symbole https://www.coexister.fr vaut le titre : « le mouvement interconvictionnel des jeunes ».

33 – Rousseau, Du Contrat social, Ed Beaulavon : « renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs ».

34 – Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, GF-Flammarion, 1994 : « plus un peuple est éclairé, plus ses suffrages sont difficiles à surprendre […] même sous la Constitution la plus libre un peuple ignorant est esclave ».

35 – Voir conférence de Nico Hirtt : https://www.dailymotion.com/video/x5kciw0

36 – « l’école du passé où l’on considérait que l’instituteur avait tous les savoirs et que l’école n’avait qu’à délivrer un savoir c’est fini. Avec l’évidence d’internet, l’école doit se mobiliser. Si elle est juste là pour donner un savoir, elle va vite être dépassée. Elle est là de mon point de vue pour donner un savoir-faire et certainement de commencer à avoir un savoir-être ». Ashoka France, dir. de l’école Emile Zola.

37 – Samuel Tomei « Éducation nationale ou instruction publique ? », publié sur Mezetulle, http://www.mezetulle.net/article-26934548.html du 19 janvier 2009.

38 – Catherine Kintzler, Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen, éd. Minerve, 2015.

39 – Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, GF-Flammarion, 1994.

40 – Ici « […] la communauté nationale préexiste à l’être humain » cf. Catherine Kintzler, présentation des Cinq mémoires sur l’instruction publique, op. cit., p. 32 et suiv.

41 – Marie Perret, « Comment ruiner l’école publique ? » , publié sur Mezetulle : http://www.mezetulle.fr/comment-ruiner-lecole-publique/ , 3 mai 2008.

42 – Kant, Qu’est-ce que les lumières ?, éd Flammarion, trad. J.F. Poirier et F.Proust, 1991. Passage cité : « Les lumières c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières ! »

43 – Bande annonce « une idée folle » https://www.youtube.com/watch?v=cqeKM-SGpZo

44 – Comme les entrepreneurs sociaux. En Grande-Bretagne Teach prime est le premier employeur des jeunes diplômés.

45 – GAFAMI= Google Amazon Facebook Apple Microsoft IBM.

48 – L’idée du « commun » est notamment rappelée dans le dernier ouvrage d’Henri Pena-Ruiz, Karl Marx, penseur de l’écologie, Paris, Seuil, 2018.

© Vincent Lemaître, Mezetulle, 2019.

Dossier sur le programme « Humanités, littérature et philosophie » 2019

La publication du programme « Humanités, littérature et philosophie »1 est l’occasion pour Mezetulle d’ouvrir un dossier-débat consacré à la conception de l’enseignement de la philosophie dans les lycées engagée par la réforme qui se met en place.

Le dossier – ouvert le 14 février – comprend actuellement (7 mars 2019) :

À lire également : les commentaires, souvent substantiels, postés en bas des textes.

19 février. À lire, la tribune parue dans Le Monde daté du 14 février, signée par 250 professeurs de l’enseignement secondaire et supérieur https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/02/14/la-specialite-humanites-litterature-et-philosophie-degrade-son-enseignement-en-sous-discipline-de-la-culture-generale_5423468_3232.html

28 février. À lire, la réponse du GEPP (Groupe d’élaboration des projets de programmes) à la tribune citée précédemment, réponse parue dans Le Monde daté du 25 février https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/02/25/projet-de-specialite-humanites-litterature-et-philosophie-il-n-est-plus-temps-de-demander-son-abandon_5428150_3232.html?xtmc=humanites&xtcr=4

L’idée d’un enseignement de la philosophie réellement philosophique

Jean-Michel Muglioni tente ici d’expliciter les raisons pour lesquelles il considère que la nouvelle spécialité HLP [Humanités, littérature et philosophie] et son programme contredisent l’idée même d’un enseignement philosophique de la philosophie. Il ne cherche pas à répondre directement à l’argumentation de Denis Kambouchner1, mais propose ces raisons pour que chacun puisse comprendre ce qui oppose fondamentalement deux conceptions de la philosophie et de son enseignement, peut-être même de l’enseignement en général. Qu’est-ce qu’un enseignement de la philosophie qui soit réellement philosophique ?

Réformer n’est pas toujours améliorer…

Dans mon propos intitulé Programme « Humanités, Littérature et Philosophie » : Jean-Michel Blanquer digne héritier de ses prédécesseurs. Où est passé l’enseignement de la philosophie ?2 je dis que le statu quo n’est pas défendable et qu’en conséquence l’idée d’une réforme des lycées est loin de me choquer. Mais je soutiens aussi que l’introduction de l’HLP va dans le même sens que les précédentes réformes, dont sur Mezetulle nous n’avons cessé de dire qu’elles détruisaient l’école3. Si je voulais faire part non pas d’une tentative d’analyse, mais d’une opinion, je dirais qu’en matière d’école et de pédagogie, l’expérience m’a appris que le pire est toujours sûr.

La commande ministérielle interdisait tout programme philosophique

La philosophie depuis plus de cinquante ans a résisté chaque fois qu’elle était remise en cause parce que les professeurs des lycées et des universités se sont opposés aux ministres qui ont dû reculer, par exemple en 2003. Une commande institutionnelle crée et impose une nouvelle « spécialité », HLP, Humanités, lettres, philosophie, qui n’est pas une discipline : je demande de quel droit le pouvoir politique peut ainsi décider d’inventer une nouvelle spécialité. Car il s’agit d’une décision politique. Et je réponds seulement : Caesar non supra grammaticos4. Faudra-t-il accepter qu’il lui prenne une autre fois l’envie d’accoupler deux disciplines pour en faire une nouvelle option ?

Le programme confirme ce qu’avant de le connaître j’ai dit de ce mélange de lettres et de philosophie, à savoir qu’on n’y reconnaîtrait plus ni l’un ni l’autre. Il remet en question l’idée même d’un enseignement philosophique : c’était inévitable si l’on obéissait aux injonctions ministérielles, quelle que soit la qualité des membres de la commission qui ont accepté ce travail et quelle que soit leur bonne foi. Je ne doute pas que beaucoup d’entre eux soient convaincus de défendre l’enseignement de la philosophie, mais quelle idée de cet enseignement se font-ils5 ?

Convient-il d’introduire à la philosophie par autre chose qu’elle-même ?

On sait que Hegel, par exemple, a répondu à la question de savoir si l’on pouvait introduire à la philosophie autrement que par elle-même, mais ce n’est pas le lieu ici de le reprendre. Ce programme s’adresse aux élèves de première : est-ce une bonne raison pour que ce ne soit pas un « pur programme de philosophie », selon l’expression de Denis Kambouchner ? D’une part, que signifie « pur » dans ce contexte ? D’autre part, est-il vrai que le programme HLP, tel qu’il est publié au Bulletin officiel de l’éducation nationale6, est une introduction à l’enseignement de la philosophie plus accessible qu’un « pur programme de philosophie », c’est-à-dire un programme de notions ?

D’une part, donc, je dois revenir sur l’analogie de la pureté que j’ai formulée sur Mezetulle7. Dans un mélange, par exemple le café au lait, il est impossible de discerner le café et le lait, et l’on trouverait étrange la décision d’un chimiste de commencer l’étude d’un de ces deux corps du mélange par l’étude du mélange. Si, comme l’oxygène et l’hydrogène, la combinaison de deux corps constituait un « corps pur » – selon la dénomination des chimistes – comme est l’eau, on pourrait certes commencer par l’étude de l’eau avant d’en arriver à sa décomposition. Mais précisément, l’HLP n’est pas une nouvelle discipline composée de deux autres, cette « synthèse » est un mélange. Comparaison n’est pas raison : je veux seulement dire que dans ce programme on ne reconnaît plus les disciplines qu’il est censé réunir, ni la philosophie, d’où la question posée – où est passé l’enseignement de la philosophie ? – ni les lettres, point sur lequel je n’ai rien dit, puisqu’il n’est pas de mon ressort. Mais je vois mal en quoi ce mélange laisse sa place à la littérature proprement dite, je veux dire étudiée pour elle-même.

D’autre part un programme qui porte sur des notions comme celui de Terminale serait-il plus difficile pour servir d’introduction que la nouvelle spécialité HLP ? Une introduction à la philosophie qui ne soit pas purement philosophique est-elle plus facile ? Il est vrai qu’apprendre à philosopher suppose qu’on ait acquis une culture historique, scientifique, littéraire. Mais faut-il ajouter aux enseignements des disciplines académiques « une spécialité » optionnelle pour en proposer la « synthèse » en classe de première ? Les élèves que leur cursus a instruits peuvent en effet, sans qu’il faille leur ajouter une spécialité nouvelle, adopter sur ce qu’ils ont appris le point de vue réflexif qui caractérise la philosophie. Par exemple commencer à comprendre le rapport de ces disciplines entre elles, ce que ne permet pas le seul fait de les pratiquer chacune à part pour les maîtriser selon l’ordre des raisons de chacune. Il ne s’agit pas alors d’une synthèse comme l’HLP – d’autant qu’on ne devrait pas séparer ce qui est littéraire et ce qui est scientifique, distinction qui elle-même serait à examiner.

Il est vrai aussi que d’innombrables objets peuvent donner lieu à une réflexion philosophique, et le programme d’HLP en propose un nombre considérable : n’importe quel objet convient-il à l’enseignement élémentaire de la philosophie ? Le programme ne propose pas une introduction à la philosophie mais des objets sur lesquels il est possible en effet de réfléchir philosophiquement. Comment les aborder philosophiquement dans leur complexité si l’on n’a pas d’abord commencé par l’élémentaire ? Faut-il penser qu’il est facile ou même possible, sans préparation, de réfléchir philosophiquement par exemple sur la pluralité des cultures ?

Exemple de la notion de culture

Soit la rubrique : « Découverte du monde et pluralité des cultures » :

« Avec la redécouverte de la culture antique et la crise religieuse, deux sortes de bouleversements ont marqué la culture européenne dans la période de référence, etc… (Renaissance, Âge classique, Lumières). »

La complexité ici est considérable et cache un parti pris idéologique – et je n’accuse pas ici les concepteurs du programme de l’avoir voulu. Cet exemple permet de comprendre pourquoi un programme de notions peut seul introduire à la philosophie. Culture en effet se dit en plusieurs sens, et d’abord, en français, se dit au sens qui correspond au verbe cultiver et au participe cultivé : on parle ou du moins on parlait en ce sens d’un homme cultivé ou de culture physique. La culture est ce qui permet à un homme de développer ses facultés physiques, intellectuelles, artistiques, etc., bref tout ce dont un homme est capable, comme la culture d’un champ est ce qui permet de faire pousser des plantes. La culture entendue en ce sens est universelle, quelque particularité qu’elle ait selon les temps et les lieux, et elle repose en dernière analyse sur une idée de la nature humaine. Ainsi les arts martiaux venus d’Extrême-Orient ont pu être ajoutés aux Jeux olympiques qui d’abord reprenaient aux Grecs de l’Antiquité les épreuves d’athlétisme par lesquelles ils définissaient l’entraînement physique du citoyen soldat. Le terme culture est aujourd’hui, comme dans cette rubrique du programme, pris en un autre sens, en un sens ethnologique ou sociologique – il y a déjà longtemps, on aurait parlé de civilisation (par exemple un manuel de langue comprenait une partie qui portait sur la civilisation correspondant aux pays où l’on parle cette langue). En ce second sens, il y a autant de cultures que de sociétés ou même de groupes sociaux, différents selon les lieux et les époques, et l’universalité se trouve exclue de la notion. Il est permis de dire qu’au même mot – culture – correspondent deux notions, et tel serait par exemple le fil directeur d’une analyse de la notion de culture : y a-t-il même une notion de culture ? Ou bien pour parler comme Sénèque et Spinoza, y a-t-il autant de distance entre ces deux sens (la culture et les cultures) qu’entre le chien animal aboyant et le chien constellation céleste ?

Il peut paraître étrange que la découverte de la pluralité des cultures (en ce sens ethnologique ou sociologique du terme) soit rapportée à une période de référence, Renaissance, Âge classique, Lumières, comme si Hérodote et les philosophes de l’Antiquité l’avaient ignorée, comme s’il avait fallu attendre ce qu’on appelle les grandes découvertes pour en prendre conscience. Il se pourrait que Montaigne qui y a été sensible l’ait apprise au moins autant à la lecture des Anciens que par ce qu’il savait des voyageurs de son temps. Et si en effet connaître mœurs et représentations collectives des Anciens est nécessaire à la compréhension de Platon ou d’Aristote, ce n’est pas en tant que représentants de la « culture » antique qu’ils sont lus par les philosophes qui aujourd’hui encore examinent leurs thèses et en débattent, comme s’ils étaient toujours leurs interlocuteurs. Qu’il faille des études historiques pour s’élever à la conscience qu’un auteur très ancien est en un autre sens notre contemporain, nul n’en doute, mais il semble que le nouveau programme adopte un point de vue étroitement historique.

La rubrique « Découverte du monde et pluralité des cultures », évacuant ainsi la question du rapport à la vérité8 des textes qu’elle propose de considérer, conduit nécessairement au relativisme culturel. La pluralité ainsi caractérisée comme « culturelle » (au sens sociologique), paraîtra exclure la culture entendue au sens premier du terme en français, c’est-à-dire, je le répète, la culture qui cultive en l’homme son humanité, et qui se nourrit de la pluralité, de la diversité des œuvres humaines, d’où qu’elles viennent et de quelque époque qu’elles soient. Le caractère universel de la culture humaniste, qui pourtant est revendiqué par le programme, dans la mesure du moins où le terme Humanités figure dans son intitulé, se trouve dès lors remis en cause. Et certes, chaque professeur pourra refuser cette réduction des Humanités. Mais qu’est-ce qu’un programme si le professeur doit en montrer l’insuffisance radicale ?

Ce programme non seulement n’introduit pas à la philosophie mais interdit qu’on fasse un cours de philosophie

Résumons. Non seulement le programme HLP n’introduit pas à la philosophie, non seulement certaines de ses formulations contredisent sa belle dénomination d’Humanités, mais il est beaucoup plus difficile qu’un programme de notions, nous venons de le voir sur l’exemple de la notion de culture, et pour cette raison il ne peut manquer d’être idéologique. Le plus obscur et le plus complexe ne sont pas plus faciles, ni plus aisés à connaître que le plus clair et le plus simple. Un enseignement où la philosophie est noyée dans une masse de références culturelles riches et complexes n’est pas une introduction à la philosophie : cette introduction ne peut être faite autrement que sur un « pur programme de philosophie ».

En outre ce programme permet-il au professeur d’organiser un cours qui mène les apprentis à prendre conscience de ce qui distingue la réflexion philosophique de n’importe quel débat d’opinion ? Faut-il qu’il considère comme impérative la répartition des thèmes selon les époques définies par le programme ? Soit la rubrique : « L’Humanité en question. Période de référence : Période contemporaine (XXe-XXIe siècles) » : est-il permis de montrer que la philosophie antique, lorsqu’elle parle de l’humanité, pose un problème qui n’a donc pas attendu le XXe siècle pour être formulé ? Ou bien il faut suivre ce programme et c’est une révolution qui met fin à la liberté du professeur. Ou bien, s’il laisse le professeur libre de le désarticuler et de changer la formulation des thèmes, comment organiser une épreuve et une correction commune, car tout se passera alors comme s’il n’y avait pas de programme ?

Pire encore, si un cours est un cours, c’est-à-dire suit une progression raisonnée telle qu’on avance toujours en fonction de ce qu’on a déjà pu comprendre9, comment le concevoir selon des thèmes non seulement proposés selon un ordre chronologique, mais rangés chacun dans une période (classification des thèmes en elle-même discutable, je viens de le montrer sur des exemples) ? Il faudra sauter d’un objet à l’autre, « zapper » même à travers cette riche variété. Trouver un ordre dans ce catalogue d’œuvres de toute nature est-il même possible ? À moins de ne prendre que celles qu’on juge utiles afin d’organiser une véritable introduction à la philosophie, et de laisser tomber les autres, qui sont le plus grand nombre, et cela sans tenir compte de toutes les indications du programme – du classement par périodes et de l’interprétation de l’histoire qu’il suppose. Là encore, si la liberté du professeur est totale, on se demande pourquoi il faudrait que l’institution publie une telle bibliographie et une telle classification.

Intérêt général ou attractivité, mode et idéologie ? Deux exemples

1 – La recherche de soi

Mais peut-être est-il entendu qu’introduire à la philosophie, c’est commencer par parler de ce qui est dans l’air du temps. Sur quels critères en effet les thèmes ont-ils été choisis ? Parce qu’ils sont « d’intérêt général ». Ne s’agit-il pas de leur attractivité supposée ? Outre que le caractère « attractif » d’un programme ne garantit pas sa pertinence philosophique, partir de ce qu’on imagine intéresser des élèves, c’est faire prévaloir des considérations socio-psychologiques sur la nature du contenu de connaissance, et c’est voué à l’échec. « La recherche de soi », est une association qui impose une direction et repose sur un présupposé qu’on n’est pas forcé d’admettre. Les concepts ou seulement les mots « la recherche », « le moi », ne sont pas idéologiques, mais lorsqu’on tient pour allant de soi certaines associations on tombe – peut-être malgré soi – dans une idéologie : ici, la vogue du « développement personnel ». L’association « nature et culture » présente dans le programme depuis des décennies en est un exemple puisqu’elle oppose les deux termes alors que l’idée de culture que j’ai rappelée plus haut signifie l’accomplissement de la nature humaine. Je ne nie pas pour autant qu’il soit possible de traiter philosophiquement de la recherche de soi : même, on pourra en faire l’occasion de mettre en garde contre tous les ouvrages de coaching, méditation, sophrologie, etc., et cette obsession de soi qui est un des maux de l’époque10. Mais est-ce par là qu’il faut commencer à philosopher ?

2 – L’homme et l’animal

Quand bien même le sens donné aux thèmes du programme serait philosophique dans l’esprit de leur auteur, et en effet il est possible de traiter philosophiquement n’importe quel thème, même s’il se trouve être à la mode, il est certain que le public ne l’entendra pas ainsi. Soit par exemple la rubrique L’homme et l’animal ; elle plaira, elle sera plébiscitée. Elle invitera à raconter, comme on l’entend aujourd’hui assez souvent, que « la philosophie occidentale » a méprisé l’autre et l’étranger, qu’elle a méprisé l’animal, etc., et il faudra jeter Descartes par-dessus bord. On l’accusera d’avoir dit ce que Denis Kambouchner sait qu’il n’a pas dit, à savoir que les animaux sont des machines11. Mais pourquoi faudrait-il partir de la mode ? Telle est la confusion de l’universitaire et du médiatique dont j’ai parlé dans mon précédent propos et qui est aujourd’hui patente, et pas seulement dans ce programme : lors d’une séance de la Société Française de Philosophie, consacrée à la nouvelle édition des œuvres de Descartes12, les éditeurs se sont plaints que Descartes ne soit plus guère l’objet de recherches et de thèses, et en effet on préfère parler de l’animal. Un élève qui se désintéresserait totalement de cette question serait en droit de nous accuser de confondre l’instruction et la mode. Il est vrai toutefois qu’étant donné la finalité synthétique du programme, ce serait l’occasion de montrer aux élèves, à propos de l’animal, ce qu’est l’histoire naturelle, grande absente de notre enseignement et sans laquelle on ne sait rien des animaux et de la nature.

Le rapport de l’enseignement philosophique aux œuvres philosophiques : culture et philosophie

Un programme de philosophie ne peut manquer de présupposer une idée de la philosophie et de son enseignement. Ainsi, dans le programme aujourd’hui en vigueur dans les classes terminales, et cela depuis fort longtemps, l’étude des textes n’est pas séparée de celle des notions13 : elle ne se situe pas dans une perspective historiciste ou « culturelle » et ne considère pas les œuvres comme des objets. Le programme HLP, en raison même de la nature de cette « spécialité », change complètement le sens du rapport de la philosophie aux œuvres. Tout le programme (et sa défense par ses concepteurs) fait des textes les éléments de diverses cultures, objets d’une histoire des idées, et non pas une réflexion proprement philosophique portant sur leur démarche et leur rapport à la vérité : ils n’en ont peut-être pas eu l’intention, mais les textes n’y sont plus que le témoignage d’une époque révolue qui nous est devenue étrangère, même s’il est convenu de respecter ce qui appartient à notre passé, même si ces œuvres sont proposées à l’admiration des élèves. L’exemple le plus étonnant est sans doute la place donnée à la philosophie des sciences : la révolution scientifique, avec Galilée, ne fait-elle que s’inscrire dans l’histoire des représentations du monde ? Il est permis de penser que par exemple l’affirmation du mouvement de la Terre n’est pas une représentation du monde ou une vision du monde, mais une proposition vraie.

Au contraire l’analyse critique de notions formulées à partir de termes dont on doit même se demander si ce sont des notions, c’est-à-dire dans quelle mesure elles sont essentielles à la pensée, est tout autre chose que la doxographie (l’étude des opinions) qui consiste à exposer la pensée d’un homme célèbre ou d’une autre époque. La philosophie s’inscrit dans les Humanités parce qu’elle pose la question de la vérité et du sens, et qu’elle peut, qu’elle doit même aller jusqu’à faire la critique de toutes les œuvres humaines, c’est-à-dire non pas les rejeter, mais en chercher les fondements et ce qu’elles nous apprennent sur nous-mêmes14. Un poème n’est pas davantage réductible à l’élément culturel qu’il se trouve être quand il a été écrit : sinon, pourquoi jouerions-nous encore Sophocle ? On peut m’objecter que le programme n’interdit pas cette prise de position philosophique et je veux bien que ses auteurs n’aient pas eu la moindre intention d’interdire quoi que ce soit aux professeurs de philosophie ou de lettres. Mais une « spécialité » dont il est entendu qu’un professeur peut dire qu’il ne la reconnaît pas comme telle a-t-elle un sens ? Que penseront les élèves ?

Conclusion : pourquoi lire les philosophes ?

Mon jugement sur le programme de l’HLP repose sur une certaine idée du rapport de la philosophie à la culture (aux deux sens du terme). Ce programme induit nécessairement une réduction historiciste de la philosophie, et c’est sur ce point que je vois l’influence de l’étranger. Lorsque je lisais devant les élèves de lycée l’Apologie de Socrate, je n’y voyais pas un témoignage d’un procès à Athènes à la fin du Ve siècle av. J.C., mais je demandais par exemple ce que signifie le « je sais que je ne sais pas » socratique et pourquoi un Grec du Ve siècle av. J. C. qui n’a rien écrit a pu inspirer les philosophes depuis plus de deux millénaires.

Notes

3 – Voir dans le Sommaire thématique la rubrique « Ecole, enseignement », ainsi que la liste des articles publiés avant 2015 sur le blog-archives mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-1266539.html#ecole

4 – « L’empereur n’est pas au-dessus des grammairiens », ce qui fut répondu à un empereur qui voulait légiférer en matière d’orthographe au lieu de reconnaître qu’il avait fait une faute.

5 – Il est vrai que si cet enseignement est sanctionné à la fin de la classe de première par une épreuve qui, au choix du candidat, est soit purement philosophique, soit purement littéraire, et corrigée chaque fois par les professeurs de la discipline choisie, le mal est moins grand (ce qui n’aurait pas eu lieu sans la levée de boucliers des professeurs des deux disciplines). Mais alors, pourquoi cet accouplement et ce programme commun ?

8 – Si en effet ce rapport à la vérité est oublié, il devient même impossible de considérer qu’il y a, entre les philosophes, des contradictions. Chacun aurait son opinion, comme on dit, opinion relative à une époque, une classe sociale ou un tempérament, de telle sorte qu’entre les philosophes un dialogue serait impossible, qui formule ces contradictions, et auquel nous continuerions de participer.

9 – Les manuels et les exercices des élèves consisteront inévitablement en références et citations ou résumés de textes du programme : il sera impossible de construire un exposé comme on peut le faire aujourd’hui, par exemple une analyse dont le professeur, ou l’élève dans une dissertation, est réellement l’auteur et ne s’abrite pas derrière des références pour ne pas penser. Il peut les avoir à ce point assimilées que non seulement il n’a pas besoin de les citer, mais que parfois il reprend à son compte ce qu’il a volé à tel ou tel, sans même le remarquer, l’ayant totalement intégré à sa propre pensée, comme fait Montaigne, par exemple, qui sait aussi citer. Comme ont toujours fait tous les plus grands. Mais peut-être était-ce avant l’invention des droits d’auteur ! Le travers bien connu qui consiste à apprendre par cœur des citations pour les égrener le jour de l’examen, au lieu de réfléchir sur un sujet, deviendra inévitablement la règle avec le nouveau programme.

10 – Voir l’article de Sabine Prokhoris http://www.mezetulle.fr/kanata-de-robert-lepage-voyages-vers-la-realite/#sdfootnote15anc, qui oppose à cette idéologie le théâtre : le spectateur laisse son moi au vestiaire.

11 – Descartes a dit seulement qu’il fallait expliquer le corps des animaux et de l’homme lui-même comme on fait du fonctionnement d’une machine, par la disposition de ses organes, et il est permis de penser que toute science d’un corps vivant, y compris le corps humain, procède ainsi. Nos neurosciences en effet ont pour modèle les ordinateurs, c’est-à-dire pensent le cerveau comme une machine – ce qui n’implique pas qu’on le confonde avec cette machine. On le sait, le mot organe, en grec, veut dire instrument.

12 – Descartes Œuvres complètes (Gallimard, Tel), brève recension sur Mezetulle. La Société française de philosophie a consacré une séance à cette édition lors de la parution du volume IV.

13 – On lit par exemple dans le programme de 2003 : « L’étude d’œuvres des auteurs majeurs est un élément constitutif de toute culture philosophique. Il ne s’agit pas, au travers d’un survol historique, de recueillir une information factuelle sur des doctrines ou des courants d’idées, mais bien d’enrichir la réflexion de l’élève sur les problèmes philosophiques par une connaissance directe de leurs formulations et de leurs développements les plus authentiques. C’est pourquoi le professeur ne dissociera pas l’explication et le commentaire des textes du traitement des notions figurant au programme. » Il est manifeste que dans son esprit le programme d’HLP est contraire à cette directive qui ne fait que reformuler ce qui est admis depuis longtemps. On notera une nouvelle fois qu’ici, parler de culture philosophique (comme on parle de culture artistique, ou de culture physique), c’est prendre le mot culture en un sens qui ne correspond pas à l’idée de la culture telle qu’elle est sous-jacente au programme HLP : il s’agit de se cultiver par la lecture des meilleurs philosophes pour apprendre à philosopher et non pas pour faire l’histoire des cultures antiques, modernes, etc. : il ne s’agit pas de savoir comment on se représentait le monde autrefois, comme on peut savoir comment on prenait ses repas. Le programme HLP ne peut manquer de conduire à une conception historique ou plutôt historiciste de la culture et de tomber ainsi sous le coup de la critique nietzschéenne d’une renonciation à la philosophie, renonciation qui selon lui caractérise une histoire de la philosophie pour laquelle ces philosophies ne sont que des pensées révolues. Il y a en effet parfois chez les plus savants et les plus subtils une façon de rester toujours totalement extérieur à ce qu’ils lisent, par peur du risque qu’ils prendraient alors de changer leurs propres manières de penser.

14 – Je l’ai dit : la question de l’humanité, de ce que c’est que devenir homme par l’éducation, est déjà posée par les philosophes et les sophistes grecs (avec la paideia).

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019.

Quelques remarques suscitées par la lecture du programme « Humanités, littérature et philosophie »

Edith Fuchs porte un regard de professeur expérimenté (ce qui n’exclut pas, bien au contraire, l’ironie) sur le programme « Humanités, littérature et philosophie » publié au Bulletin officiel de l’Éducation nationale1. En s’interrogeant sur ce qu’on appellerait aujourd’hui sa « faisabilité » et sur ses effets (aussi bien pour les élèves que pour les professeurs), elle propose une analyse de ses conditions et de ses attendus.

Chez un vieux professeur de philosophie qui a connu toutes les sections de classes terminales de lycée ainsi que les hypokhâgnes et les khâgnes durant de nombreuses années, sans omettre un enseignement à l’IEP de Paris, les étonnements que suscite ce programme ne sauraient être tous formulés, tant ils abondent et tout spécialement le sentiment d’une extraordinaire régression : c’est que ce programme, fort cultivé au demeurant, donne le sentiment d’un caporalisme proprement renversant.

Un manuel à l’usage des professeurs

Tous les dés sont pipés et le peu d’initiative octroyée aux professeurs est prié de se déployer dans l’exiguïté des plans tout préparés par la bienveillante Commission2. Ainsi, la question générale du langage est-elle ramenée à la rhétorique ; en outre, le professeur serait tenu de diviser l’affaire en trois points ainsi que l’indiquent et le plan général, et les « résumés » de cours explicatifs et enfin la bibliographie. Même remarque pour le reste – ainsi encore, pour quelle raison l’humanité ne serait-elle « en question » qu’à l’époque contemporaine ?

Bref : ce n’est aucunement un programme qui a été proposé mais le schéma détaillé d’un manuel – à l’usage des professeurs bien sûr – (aux éditeurs ensuite d’aménager la chose à l’usage des élèves). Encore faudrait-il savoir de quelle discipline un tel manuel est manuel. La réponse est sans ambages : aucune. Ni philosophie, ni littérature, ni histoire de l’une et de l’autre – ni, bien sûr, histoire des connaissances scientifiques réputées hors des humanités. Interdisciplinarité – en l’absence de toute discipline nettement identifiable, comme il en va habituellement.

Abondance sans ordre ni raison

Objectera-t-on que les abondantes indications bibliographiques montrent que la libre initiative intellectuelle est respectée ? Or, non seulement l’abondance sans hiérarchie donne le tournis, mais encore faut-il croire qu’il est équivalent pour un débutant de lire Homère ou Vincent de Beauvais ? Est-il urgent de lire Alberti alors qu’aucun de ses contemporains peintres ne l’a utilisé ? Que dire de Vasari qui écrit avec des sources qui sont toutes de seconde main ?

Inutile de multiplier les exemples. La Commission n’aurait-elle pu s’abaisser à dire, en ce qui concerne ce qu’elle considère à juste titre comme « titres plus rares que ceux fréquemment sollicités en classe » comment on se procure commodément des extraits de Vincent de Beauvais ou de Boncompagno da Signa?

Autre énigme : dans la section « découverte du monde et pluralité des cultures » que viennent faire Galilée et son Dialogue. Les deux (ou plutôt trois) « plus grands systèmes du Monde » ne relèvent aucunement de la pluralité des cultures. Songe -t-on vraiment à des élèves qui n’ont jamais eu un enseignement ni d’astronomie, ni de cosmologie et encore moins d’histoire des connaissances scientifiques ?

Enfin on voit, comme souvent, que l’Antiquité est réservée aux « commençants » et l’époque contemporaine aux plus âgés. Dans le cas présent l’effet sera apparemment le suivant étant donné le caractère optionnel de ces « Humanités »: choisir en effet cette filière en Première n’oblige pas à continuer en Terminale et inversement, puisque celui qui n’aura pas choisi les Humanités en Première pourra s’y adonner en Terminale. Dans cette hypothèse l’enseignement de culture générale qu’ambitionne ce programme sera borné à la période la plus contemporaine.
Il y a lieu d’être inquiet quand l’histoire de la culture débute la veille…

Concluons : il y a semble-t-il , lieu d’être étonné de l’insistance mise à donner des indications sur le contenu du cours, comme si le « plan » en était fourni « clés en main ». La Commission n’aurait-elle pas la crainte que les professeurs ne se bornent aux mêmes œuvres prétendument classiques et aux mêmes notions et thèmes ? N’a-t-elle pas décidé de secouer l’enseignement, devenu selon la figure habituelle « poussiéreux » pour cause de professeurs ronronnants, paresseux donc ignorants ? Il me faut vite avouer la mienne, d’ignorance, car je ne connais rien à Boncompagno da Silva- ainsi d’ailleurs qu’à quelques autres qui figurent dans la formidable bibliographie indicative.

Morcellement systématique : le contraire d’un enseignement vraiment initial

Si la Commission a vraiment cherché le coup de balai, c’est en un sens la formation universitaire des professeurs qui est en question. En ce cas, la formation initiale proposée ici va-t-elle améliorer les choses ? entre d’un côté ces choix de culture générale morcelée entre philosophie et lettres, en Première, sans éventuelle suite en Terminale – et d’un autre côté la réduction de la philosophie elle-même à 4h pour tous, n’est-on pas en train de couler l’enseignement de la philosophie au Lycée? mais aussi à l’Université dès lors que la cohérence de l’institution scolaire en France avait, jusqu’ici, rendu solidaires le lycée et l’université ? « Exception française » sans doute.

On objectera que les horaires d’enseignement sont saufs : 2h choisies en Première + 3h peut-être choisies de nouveau en Terminale + 4h obligatoires = 8h pour le versant philosophique des « Humanités ».

On répondra qu’un tel décompte ne prouve rien car un enseignement initial en philosophie consiste en l’expérience, souvent difficile, de la rencontre avec des lectures, des exigences de rédaction et d’élocution inédites. Alors que la littérature est présente tout au long de la scolarité, seule la philosophie est une « terre inconnue » qui paraît aux élèves qui entrent en Terminale à la fois désirable et inquiétante.
En quoi ils ont raison – mais pour de tout autres raisons que celles qui les habitent le jour de la rentrée.

Si chaque professeur s’y prend évidemment selon sa culture et son inventivité personnelles pour faire que la rencontre avec la philosophie s’effectue, l’extraordinaire transformation qui advient le plus souvent entre le début et la fin de l’année scolaire ne peut pas advenir tant lui font obstacle à la fois le morcellement horaire, lui-même soumis à la liberté optionnelle, et la fort problématique division du travail entre les Lettres et la philosophie.

D’un seul et même mouvement il est clair qu’une véritable initiation à la philosophie est rendue fort problématique mais il est non moins clair en outre que l’unité de « la classe » (qui n’a d’ailleurs jamais existé dans certains pays voisins) est tout simplement détruite.

Notes

2– [NdE] Il s’agit du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP, voir l’article de Denis Kambouchner, co-pilote du Groupe). Mais le terme « Commission », pour être inexact formellement en l’occurrence, ne l’est pas fonctionnellement.

En défense du programme « Humanités, littérature et philosophie » (par Denis Kambouchner)

Réponse à Jean-Michel Muglioni

Denis Kambouchner1, qui assure le co-pilotage du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP), répond à l’article critique que Jean-Michel Muglioni a publié2 dans Mezetulle au sujet du programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » des lycées. La question de savoir si l’entrée par notions doit être privilégiée pour un programme d’enseignement philosophique, celle de la spécificité des disciplines dans leur relation à une histoire générale de la culture ne sont pas simplement techniques : elles renvoient au concept directeur de la réforme, avec le passage du système des séries au système des spécialités et à la mise en œuvre de cette réforme.

 

Que Jean-Michel Muglioni soit remercié pour les critiques très franches qu’il a formulées à propos du programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » des lycées, programme dont l’élaboration a été confiée à un groupe d’experts (« Groupe d’Élaboration des Projets de Programmes », GEPP) « co-piloté » par mes collègues Arnaud Zucker, professeur de langue et littérature grecques à l’université de Nice, Pierre Guenancia (« co-pilote » par ailleurs du groupe chargé du programme de philosophie pour le tronc commun), Patrick Dandrey (« co-pilote » du groupe de français, tronc commun), et moi-même.

La version définitive de ce programme, du moins pour la classe de Première, a été publiée avec ceux des autres disciplines et spécialités dans un Bulletin Officiel spécial le 22 janvier dernier3. Elle comporte, au second alinéa du Préambule, quelques lignes sur l’apprentissage de l’argumentation, qui ont été ajoutées à l’identique à l’ensemble des programmes de spécialité et ne sont pas de la responsabilité du GEPP. Pour le reste, le texte publié reprend tout l’essentiel du projet présenté en octobre au Conseil Supérieur des Programmes, lequel y a apporté quelques corrections de détail avant communication aux deux groupes (Lettres et Philosophie) de l’Inspection Générale. Ceux-ci ont modifié certains intitulés du programme de Terminale et certaines indications relatives aux « périodes de référence ».

Ces précisions me conduisent à répondre aux deux premières questions posées par Jean-Michel Muglioni.

La première figure dans le titre même de son article : « Où est passé l’enseignement de la philosophie ? » Bien évidemment, cet enseignement est maintenu sous sa forme traditionnelle à raison de quatre heures par semaine pour tous les élèves de terminale des lycées généraux. On pourra discuter de la place de l’épreuve de philosophie dans l’architecture du baccalauréat, et objecter au dispositif prévu, mais l’enseignement dont il s’agit ne disparaît en aucune façon.

Seconde question : « De quel droit une commission peut-elle non pas renouveler un programme de philosophie, mais proposer une nouvelle discipline qui ne correspond à aucune discipline universitaire ? » J’avoue ne pas bien comprendre. D’une part, j’y reviens dans un instant, il ne s’agit nullement d’une nouvelle discipline, mais d’un enseignement conjoignant deux disciplines qui ne sont en aucune manière destinées à fusionner. D’autre part, le GEPP qui a préparé ce programme ne s’est en aucune manière auto-saisi, auto-promu ou auto-autorisé. Le ministre de l’Éducation nationale a décidé d’une réforme qui n’emprunte pas les voies de la loi, et arrêté dans le cadre de cette réforme l’intitulé d’un certain nombre de spécialités. Il a ensuite demandé au Conseil Supérieur des Programmes, pour chaque spécialité, une proposition dont l’élaboration a été confiée à un groupe (GEPP) composé selon certaines règles, en l’occurrence à parité entre les disciplines et avec, pour chacune, des professeurs de lycée et de CPGE, des universitaires et un Inspecteur pédagogique régional. Le ministère est responsable de l’architecture de la réforme du lycée comme des conditions de sa mise en œuvre ; quant au GEPP, sa responsabilité est limitée : il n’a fait que chercher, de manière toute républicaine – d’autant que l’accord parmi ses membres n’était nullement assuré au départ et s’est réalisé peu à peu avec le concours de tous -, la meilleure manière de répondre à une certaine commande institutionnelle.

Concentrons-nous donc sur la ou les questions principales : aux yeux de Jean-Michel Muglioni, le programme d’Humanités, Littérature et Philosophie (HLP) « n’est pas un programme de philosophie. » Il « fait disparaître la spécificité des disciplines », ne convoque la philosophie que sous l’aspect de « sa présence dans la culture et dans l’histoire », et n’offre au fond que « de la culture générale au plus mauvais sens », et au mieux, malgré les « dénégations », une simple « histoire des idées ». Ce faisant, il « remet en question tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique dans le second degré et en classe préparatoire ». Reprenons ces points dans l’ordre.

1) Le programme HLP est un programme thématique, dont les éléments intéressent en principe à la fois les littéraires et les philosophes. En tant que tel, par définition, il n’est pas un pur programme de philosophie. Mais qu’il ne soit pas un pur programme de philosophie lui ôte-t-il pour les philosophes tout intérêt et toute légitimité ? Ne peut-on parler d’un enseignement philosophique que sur des objets absolument spécifiques ? Avec une pareille exigence, ne risque-t-on pas de couper la philosophie de questions d’intérêt général et de toutes sortes de savoirs constitués ? Et dans ce cas, y aurait-il lieu de déplorer, comme le fait J.-M. Muglioni, que « le programme HLP écarte délibérément la philosophie des sciences » – ce qui n’est pas exact, car il est explicitement question des sciences et de la révolution scientifique de l’âge classique dans le chapitre sur Les représentations du monde (2e semestre de Première), étant bien entendu que l’histoire et la philosophie des sciences ne pouvaient prendre dans l’ensemble de ce programme qu’une place limitée ?

Ce programme a été élaboré avec la conviction qu’il est possible d’introduire efficacement au travail philosophique et à la tradition de la philosophie à partir de questions d’intérêt général et d’objets communs avec d’autres disciplines, en l’occurrence les lettres. C’est dans ce cas l’approche elle-même, réflexive, construite, conceptuelle et critique ainsi que Jean-Michel Muglioni le demande, qui garantit le caractère philosophique de l’enseignement. Pour démontrer que ce principe est erroné, et que les choix thématiques opérés sont malencontreux, il sera nécessaire d’expliquer comment par exemple les phénomènes d’autorité liés à la parole dans divers cadres institués (notamment mais non exclusivement politiques et religieux), la véridicité, le mensonge, les rapports et différences entre la parole et de l’écriture, mais aussi le relativisme culturel, la notion de culture en anthropologie, l’usage de l’imagination dans les sciences, la relation de l’homme aux animaux, les fins de l’éducation, la notion du « moi » et le thème de l’identité, etc., ne sont pas des objets de réflexion philosophique, alors même que des bibliothèques entières leur sont consacrées, incluant, pour une bonne part, des œuvres d’auteurs que nous vénérons.

2) Le programme de HLP, thématiquement varié, mais dont le caractère de « méli-mélo » ne saute pas aux yeux (les esprits cartésiens qui ont participé à son élaboration auraient-ils abandonné toute vigilance ?), fait-il vraiment disparaître la spécificité des disciplines ? Ce serait le cas s’il fallait redouter, comme l’indique J.-M. Muglioni, « qu’il n’y [ait plus] un cours de philosophie, ni un cours de lettres, mais qu’un professeur de philosophie [soit] chargé d’enseigner une autre discipline que la sienne ». Ici, la question est de fait. Dès le départ de ses travaux, le GEPP a adopté et revendiqué le principe selon lequel le nouvel enseignement devait être pris en charge à stricte parité, en Première comme en Terminale, par les professeurs de lettres et de philosophie. Telle n’était cependant pas l’hypothèse privilégiée dans certains secteurs de l’administration de l’Éducation nationale, où l’on semblait vouloir confier ce programme mixte aux professeurs de l’une ou l’autre discipline, selon les opportunités liées à la répartition des services. Nous avons – en l’occurrence en communauté de vues avec les deux groupes concernés de l’Inspection générale, les organisations syndicales et les associations de spécialistes – opposé à cette seconde hypothèse l’argumentation la plus énergique, et celle-ci pour finir a été formellement écartée (voir la page 2 du programme publié).

Les professeurs de français et de philosophie assureront donc chacun deux heures hebdomadaires en Première et trois en Terminale ; ceci nécessitera de leur part une concertation sur l’agenda de l’approche des différents thèmes et des exercices à proposer, mais, sur la base de cet accord, qu’il n’y a pas de raison d’imaginer bien difficile à réaliser, chacun concevra et poursuivra son enseignement en toute liberté. Le professeur de français proposera et demandera des analyses d’ordre littéraire, le professeur de philosophie des analyses philosophiques, naturellement construites dans une « démarche raisonnée ». Pour ce qui concerne les épreuves d’examen (baccalauréat + fin de Première en cas d’abandon de la spécialité), le principe de stricte bidisciplinarité (un texte, deux questions, l’une d’ordre littéraire, l’autre d’ordre philosophique) avec partage (division) de la correction est également acquis. La formule exacte en devrait être publiée sans tarder.

3) Le mot philosophie, écrit Jean-Michel Muglioni, ne désigne plus ici « ni un contenu spécifiquement philosophique, ni une méthode philosophique, mais la présence de la philosophie dans la culture et dans l’histoire ». Au reste, « dire que ce programme n’est pas un programme d’histoire des idées est pure dénégation ». Qu’il me permette de contester ces affirmations. D’une part, si ce programme thématique évoque bien certains contenus, il n’avait pas à entrer – pas plus que ne doit le faire le programme de tronc commun – dans des considérations de méthode, sauf à limiter indûment la liberté des professeurs. D’autre part, s’agissant par exemple des « pouvoirs de la parole », il n’est pas question de s’en tenir à l’histoire de la rhétorique ni à celle des rapports entre rhétorique et philosophie ; avec certains points de repères historiques, qui ne sont pas limitatifs, et qui sont de toute manière indispensables dès lors qu’on prononce le moindre nom propre (comment en effet parler de Socrate sans parler d’Athènes ? de Rousseau sans parler des Lumières ? etc., etc.), on traitera de questions très générales et pérennes. Enfin, l’enseignement de HLP sera fondé tout entier sur l’étude de textes précis ; il ne s’agit donc pas d’« histoire des idées », si celle-ci, dans sa définition standard, contourne ou économise par principe la complexité et la singularité des textes.

4) « De la culture générale au plus mauvais sens », écrit aussi J.-M. Muglioni. Bien entendu, ce programme d’« humanités » a beaucoup de rapport avec la culture générale – comment en serait-il autrement ? Mais aussi, pourquoi serait-ce « au plus mauvais sens » de cette culture ? N’y en a-t-il pas un bon auquel il convient de rester attaché ? Si tous les grands philosophes ont été de grands savants et des esprits universels, une réflexion philosophique sans une forme de culture générale qui la sous-tende est-elle seulement concevable ? Et n’appartient-il pas au professeur de philosophie, d’autant qu’il intervient en fin de scolarité secondaire, de vérifier si cette culture générale est acquise, de suggérer les moyens de la compléter, et de rappeler lui-même les données indispensables à l’intelligence de son enseignement ? Nombreux sont les collègues à saluer au contraire ce programme comme une précieuse occasion de synthèse qui n’est en aucune manière antinomique avec les exigences de la réflexion.

5) Le programme HLP remet-il en question « tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique », notamment en classe terminale ? Nullement, puisqu’il ne se substitue pas aux formes traditionnelles de cet enseignement. Certes, on peut reconnaître au fond de cette critique l’idée qu’un programme de philosophie au lycée, et plus précisément en Terminale, ne saurait être qu’un programme de notions, dont la dimension historique n’est pas immédiatement apparente. Et pourtant, de fait, le programme de Terminale dans sa version actuelle (avant publication du nouveau projet de programme, dont il y a tout lieu de penser qu’il s’inscrira dans la lignée du précédent) n’est pas seulement un programme de notions : c’est aussi un programme de textes. Cela signifie que, quoi qu’on en ait, il n’est pas vrai qu’il y ait pour la réflexion philosophique la plus authentique, et pour l’enseignement de cette réflexion, une seule forme d’entrée possible et légitime. Dès lors, pourquoi cette réflexion ne pourrait-elle se développer à partir de données relevant de l’histoire de la culture (rubrique particulièrement large) ? Si tel n’était pas le cas, il faudrait rejeter hors de la philosophie proprement dite, outre un très grand nombre de travaux qui ne relèvent pas tous de la recherche universitaire, toute la tradition moderne de la philosophie de l’histoire, des institutions et des sciences elles-mêmes, de Vico et Montesquieu à Cassirer, Koyré ou Foucault, en passant par Condorcet, Hegel, Comte et d’innombrables autres auteurs…

Il me faut borner là cette discussion, et donc renoncer à répondre à quelques autres reproches : qu’« on veut aligner l’école française sur ce qui se fait ailleurs » ; qu’« un programme aussi directif et aussi riche » ne peut se traiter librement ; ou, plus franchement désobligeant et aussi plus gratuit, que « les motivations qui déterminent ce programme sont manifestement celles d’universitaires et de médias, et non celles des élèves [auxquels] ce programme ne dira strictement rien », et ce, bien qu’en se réglant sur leurs « motivations supposées », on ait succombé à une forme de « pédagogisme ». Cela fait beaucoup de péchés pour un programme élaboré avec soin et conscience par des collègues a priori choisis pour leur pondération et leur dévouement à la chose publique.

Avec tout cela, nous n’avons réellement discuté ici ni des choix intervenus dans la conception de ce programme, ni des possibilités de développements offertes par chaque thème, ni de la relation à concevoir entre le programme HLP et le programme de philosophie du tronc commun. Mais c’est sans doute que ce ne sont ni la conception d’ensemble de ce programme, ni son détail qui constituent le fond de l’affaire. Le fond de l’affaire est beaucoup plus général. Il tient, d’une part, au concept directeur de la réforme, avec le passage du système des séries au système des spécialités (se traduisant, pour les collègues philosophes, par la disparition des huit heures de la Terminale L, et un début de présence de la discipline en Première), et d’autre part, aux modalités de mise en œuvre de cette réforme, agenda et répartition des moyens inclus.

Pour ma part, les effets de hiérarchisation du système des séries étant connus, le principe d’un choix de plusieurs spécialités par les lycéens me semblait et me semble toujours porteur d’appréciables virtualités s’agissant du dynamisme des enseignements. En l’espèce, il offrira la possibilité de suivre sept heures de philosophie en Terminale à des élèves qui auparavant n’auraient pas choisi la série L (un choix, faut-il le rappeler, souvent effectué par défaut) ; et la discipline commencera à sortir d’un relatif isolement qui a certes son côté superbe, mais que l’on pouvait aussi juger très dangereux pour l’avenir.

D’un autre côté, il est clair que beaucoup dépend ici des modalités de la mise en œuvre de la réforme, et qu’un nouveau système théoriquement satisfaisant peut donner des résultats hautement contrastés selon que les conditions matérielles, techniques et morales (ou psychologiques) de sa mise en pratique se trouvent plus ou moins favorables. Sous ce rapport, même une fois assurée la parité disciplinaire au sein de la spécialité, les difficultés restent nombreuses, et le calendrier sans doute trop serré pour une mise en place des nouveaux enseignements qui soit d’emblée optimale.

Nous, membres du GEPP, sommes tout à fait conscients de ces difficultés et solidaires de nos collègues de lycée dans leur combat pour des conditions d’enseignement partout garanties et améliorées. Au milieu de ces difficultés, il serait toutefois navrant qu’on se dispense de tout regard sur les ouvertures et potentialités offertes par le programme HLP, et qu’on impute à quelque diktat néolibéral une proposition qui, au contraire, s’inspire de l’ancien concept humaniste (ou « libéral » dans l’ancien sens du mot) de la formation philosophique et des tâches de la philosophie – un concept dont, jusqu’à démonstration du contraire, la philosophie et son enseignement, y compris dans l’horizon de notre époque, ont et auront toujours grand besoin.

Notes

1 – Denis Kambouchner, professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est spécialiste de Descartes (dernier ouvrage paru : Descartes n’a pas dit, Les Belles-Lettres, 2015), et éditeur des Œuvres Complètes du même auteur (Gallimard-Tel, en cours de parution). Il est aussi l’auteur de plusieurs essais sur les problèmes de la culture et de l’éducation, dont L’école, question philosophique, Fayard, 2013.

Programme « Humanités, Littérature et Philosophie » : Jean-Michel Blanquer digne héritier de ses prédécesseurs

Où est passé l’enseignement de la philosophie ?

La nouvelle matière HLP – Humanités, Littérature et Philosophie –, qui n’est pas une discipline, a nécessairement donné lieu à un programme improbable, un fourre-tout, où la spécificité de l’enseignement philosophique français est remise en cause.  Ses auteurs ont beau s’en défendre, ce n’est que de la culture générale au plus mauvais sens. Mais que pouvaient-ils faire d’autre une fois cette pseudo-discipline imposée?

Le renouvellement d’un programme de philosophie donne toujours lieu à des discussions qui seraient sans fin si personne n’était habilité à trancher. Je ne discuterai pas à mon tour le programme proposé pour la nouvelle « discipline » dite Humanités, Littérature et Philosophie1.

Je pose seulement une question : de quel droit une commission peut-elle non pas renouveler un programme de philosophie, mais proposer une nouvelle discipline qui ne correspond à aucune discipline universitaire, avec un programme qui remet en question tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique dans le second degré et en classe préparatoire, enseignement spécifique qui, comme l’a dit le ministre, fait (ou faisait !) l’originalité du secondaire français. Je conçois qu’un pouvoir politique ait le droit, si l’élection l’en a chargé, de réformer les lycées et d’y changer les disciplines enseignées. D’autant que l’état des lieux est tel que le statu quo ne peut être défendu. Mais prétendre comme Jean-Michel Blanquer que la philosophie est la discipline la plus privilégiée par la nouvelle réforme, alors que le programme en question la remet fondamentalement en question, c’est mentir. Ce n’est pas un programme de philosophie. Qu’au moins on le dise ! Qu’on avoue qu’on veut aligner l’école française sur ce qui se fait ailleurs (ou ce qu’on croit qui se fait ailleurs). Une fois cette HLP conçue (mais par qui ?) et imposée, on ne voit pas comment une commission, même composée de professeurs de philosophie compétents, aurait pu ne serait-ce que sauver les meubles.

Je suis en outre fort gêné de devoir faire la critique du programme HLP. D’une part il y a longtemps que je n’ai pas enseigné la philosophie en classe terminale et je n’ai rien à imposer à mes collègues en exercice. D’autre part il s’agit d’une discipline nouvelle – si discipline il y a – et non pas de philosophie, et je ne peux donc qu’avouer mon incompétence

J’ai déjà dit ce que je pense de ce méli-mélo qui fait disparaître la spécificité des disciplines2. Je pourrais ajouter qu’enfin on aura un enseignement défini par un sigle, HLP, comme SVT, et qu’il faut absolument renoncer à parler la langue commune.

Depuis le XIXe siècle, le programme de philosophie a été de nombreuses fois renouvelé. Mais l’esprit de l’enseignement philosophique continue de correspondre dans les classes des lycées à ce qu’écrivait Lachelier en 18893 :

« Il n’est pas inutile à des élèves, surtout au terme de leurs études, de voir leur professeur penser en quelque sorte devant eux et de s’exercer à penser eux-mêmes avec lui. Il leur est plus utile encore de sentir qu’il ne leur dit que ce qui lui paraît vrai et qu’ils n’auront à répéter que ce dont ils seront persuadés eux-mêmes. Nos classes de philosophie sont avant tout aujourd’hui […] une école de sincérité ».

Les auteurs du nouveau programme ont beau dire que le professeur sera libre, on ne voit pas comment traiter librement un programme aussi directif et aussi riche, qui justement est si riche que chacun y trouvera des auteurs qu’il n’a pas lus mais aussi n’y trouvera pas ceux qu’il lit, parce que cette richesse est nécessairement relative et les choix arbitraires. J’imagine le désarroi d’élèves devant cet inventaire de tout ce qui constitue l’histoire de la culture depuis plus de deux mille ans. On ne s’étonnera pas de quelques oublis majeurs puisque ce ne peut être qu’un survol de l’histoire universelle de l’esprit humain : la Bible n’y figure pas, sauf erreur de ma part. Et je ne vois pas comment la liberté dont parle Lachelier peut être pratiquée s’il faut – car c’est imposé – travailler en collaboration avec un collègue de lettres. Cela dit sans aucun mépris pour ces collègues qui eux aussi doivent revendiquer leur liberté, et, par exemple, préférer parler de la poésie plutôt que du pouvoir de la parole, montrer qu’une œuvre littéraire a un contenu de signification irréductible à tout pouvoir et une beauté irréductible à ce que le programme appelle la séduction de la parole.

Un seul exemple donc : la parole. Le professeur n’est pas invité à mener une réflexion philosophique sur la parole, par exemple sur le rapport de la parole et de la pensée, sur le problème de l’origine des langues, sur la parole et l’écriture, sur la double articulation, sur la diversité des langues, sur la poésie et les métaphores, sur le sens, bref sur tout ce qu’en philosophie on pouvait envisager en la matière : non, il doit réfléchir sur le pouvoir de la parole.

Voici le programme : Classe de première, premier semestre : Les pouvoirs de la parole (la parole, ses pouvoirs, ses fonctions et ses usages. Période de référence : Antiquité, Moyen Âge. De l’Antiquité à l’Âge classique. Le tout divisé en trois comme il convient : l’art de la parole, l’autorité de la parole, les séductions de la parole.

On me dira que ce n’est pas imposer le point de vue des sophistes sur la question puisqu’on peut dénoncer ce pouvoir au lieu d’en faire l’apologie et faire lire le Gorgias. Mais enfin la nature de la parole se réduit-elle à la rhétorique entendue comme exercice d’un pouvoir ? J’avoue que ce que j’ai pu enseigner sur la parole pendant toute ma carrière ne peut pas entrer dans un tel programme4.

Mais je me trompe sur le sens de ce programme parce que je fais comme si c’était un programme de philosophie, ce qui n’est pas le cas. Ainsi tout est dit dans la lettre adressée par Denis Kambouchner et Arnaud Macé (les deux responsables de la commission chargée de ce programme) aux professeurs qui s’en prennent à ce programme. Les deux rédacteurs de cette lettre ont certes raison de ne pas prendre au sérieux les attaques de ceux qui les accusent d’être les suppôts du libéralisme économique. Il convient en effet de considérer seulement le contenu de leur réponse, sans préjuger de leurs options politiques. On peut donc lire :

(1) Exclure toute division en deux programmes indépendants, dont la distinction aurait ôté son sens au projet même de cette spécialité ; en conséquence, choisir des objets communs aux deux disciplines, prêtant à des approches différentes à mettre en œuvre sur la base d’une stricte parité, parité dont devraient également relever les épreuves d’examen ou de fin d’année.

Se trouve exclue par la demande ministérielle la division du programme en deux programmes indépendants. Donc il est bien entendu qu’il n’y aura pas un cours de philosophie (ni un cours de lettres), mais qu’un professeur de philosophie sera chargé d’enseigner une autre discipline que la sienne, la moitié de la nouvelle HLP, où le mot philosophie ne désigne ni un contenu spécifiquement philosophique, ni une méthode philosophique, mais la présence de la philosophie dans la culture et dans l’histoire. Et cela a-t-il un sens de proposer un enseignement de la philosophie qui est fondé sur la reconnaissance d’objets communs avec une autre discipline5 ? En outre on ne voit pas comment dans ces conditions il pourra y avoir vraiment une division des cours et des épreuves d’examen, comme on nous le promet, sans doute à la suite des protestations provoquées par l’annonce de la création de cette nouvelle discipline.

Le second point est encore plus parlant ; je cite :

(2) Garantir le caractère attractif de cette spécialité par le choix de thèmes particulièrement « parlants », aussi bien auprès des élèves que des professeurs (le pouvoir des mots, l’homme et l’animal, la question du moi…).

On avait cru que le nouveau ministre nous délivrerait enfin du pédagogisme et que l’enseignement pourrait se fonder sur un contenu scientifique et non pas sur les motivations supposées des élèves. Les motivations qui déterminent ce programme sont manifestement celles d’universitaires ou de médias, et non celles des élèves. Mais il suffit qu’on cherche à plaire pour se méprendre sur l’attente des élèves : ils veulent qu’on les instruise et non pas qu’on les flatte. J’ai beau avoir quitté les terminales depuis longtemps, j’ai tout de même fréquenté des élèves et dû parfois même les aider à apprendre un peu de philosophie : je puis garantir que ce programme ne leur dira strictement rien, mais qu’un enseignement fondé sur des notions (la parole est une notion, le pouvoir de la parole est une thématisation à la fois directive et restrictive) comblerait leur attente, et cette attente ne se révélera que par cet enseignement.

La philosophie réduite inévitablement dans une telle discipline, HLP, à n’être qu’un élément de la culture, et la culture elle-même n’étant alors que ce qu’à un moment donné de son histoire et en un lieu donné on croit que croient les hommes, la voilà réduite à examiner les diverses « représentations du monde » («  les diverses manières de se représenter le monde et de comprendre les sociétés  humaines »). Il serait sans doute tenu pour fou de prétendre proposer à une classe une cosmologie rationnelle et de la métaphysique, et même d’y enseigner que la philosophie n’est pas là pour proposer une vision du monde. Quand il est dit que le nouveau programme n’est pas un programme d’histoire des idées, c’est pure dénégation.

Ce n’est pas tant ce programme qui est contestable que l’idée même d’interdisciplinarité dont il s’inspire : c’était donc faire preuve de naïveté que croire que la politique du nouveau ministre n’irait pas dans le même sens que celle de ses prédécesseurs.

Notes

3 – Jules Lachelier, Rapport sur l’enseignement de la philosophie, 1889, repris dans Corpus, revue de philosophie, n° 24-25-Lachelier, 1994, p. 191-194.

4 – Les auteurs du programme ignorent-ils que beaucoup d’élèves de classe de première ne maîtrisent pas l’écrit ni la langue parlée ? Est-il opportun, pour leur donner accès aux Humanités, de commencer par les mettre en garde contre le pouvoir et la séduction de la parole avant de leur en montrer le fonctionnement et les vertus ?

5 – Non que de tels objets n’existent pas, ni qu’ils ne puissent avoir une place dans divers enseignements. Mais leur présence n’y a aucun sens s’ils ne sont pas construits par une démarche raisonnée au sein d’une discipline constituée capable d’en produire un éclairage distinct. Ainsi les professeurs de philosophie « rencontraient » et pouvaient travailler sur les objets de la physique classique (mettons, par exemple, la loi de la chute des corps) et ils étaient amenés à les éclairer au sein d’un cours organisé de philosophie des sciences : non pour enseigner la physique, mais pour exposer comment la science moderne s’est édifiée, ce qui la distingue de la physique aristotélicienne, quels principes elle suppose, etc. On notera au passage que le programme HLP écarte délibérément la philosophie des sciences : on voit bien qu’on n’y sollicite la collection d’objets communs que pour se conformer à une idée préconçue de la « culture » et que du même coup on exclut nombre d’autres « objets communs » qui ne conviennent pas à cette idée ! On s’appuie sur ce qui est « commun » pour évacuer ce qui est spécifique au sein même de ce qui est « commun ». Mais pouvait-il en être autrement une fois le mélange HLP imposé ?

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2019.

Colloque « La laïcité : une question de frontière[s] » (Univ. Toulouse Capitole)

Communication au colloque « La laïcité : une question de frontière[s] » organisé par Frédérique de la Morena, IDETCOM (Institut du droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication), Université Toulouse-Capitole.

Le colloque se déroule sur 3 demi-journées, les 8 et 9 octobre 2018

Titre de la communication : « Réflexions sur la laïcité scolaire : objet, sujet et modèle du savoir à l’école publique », le 9 octobre à 9h00.

Voir le programme de l’ensemble du colloque :

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L’école « disciplinaire »

Parmi les nombreuses réactions qui ont suivi la révélation des graves actes de violence subis par les professeurs et du silence qui les étouffe depuis longtemps, je lisais, de la part d’un esprit distingué dont j’apprécie les analyses, qu’il est temps d’abandonner le débat entre « pédagogistes » et « disciplinaires »1. La solution moderne serait ailleurs, notamment dans la décentralisation – l’auteur ne faisait pas réflexion que celle-ci a souvent pour effet, dans le domaine scolaire, l’installation du caporalisme local et de la pression de proximité dont se plaignent les professeurs… Mais c’est le mot « disciplinaire », utilisé pour désigner le comble de la ringardise et balayer d’un revers de main un débat trentenaire, qui a retenu mon attention. Disons donc, une fois de plus, pourquoi l’école doit être disciplinaire, pourquoi sans discipline aucun enseignement n’est possible et en quoi la discipline scolaire est libératrice. Quelques références seront ensuite rappelées.

La question de la discipline se pose à l’école de manière d’autant plus aiguë que cette dernière est constamment sommée de s’incliner devant les caractéristiques sociales et prétendument identitaires des élèves, alors qu’elle devrait s’efforcer de les suspendre pour instruire. Un prêchi-prêcha surajouté ne peut pas colmater une brèche qui désorganise l’école de l’intérieur en prétendant la régler. Ce n’est pas non plus en multipliant les moyens inertes (davantage d’ordinateurs, davantage de matériel pédagogique, des tableaux connectés, des fleurs dans les classes et des gommettes sur les cahiers…) que l’on pourra écarter les obstacles qui rendent l’enseignement impossible : on ne fait par là qu’augmenter une diversion déjà installée, laquelle est le contraire même de l’instruction. Et même un recrutement plus généreux sera impuissant à remettre l’école sur les rails si les futurs professeurs ne sont pas sélectionnés sur un haut niveau disciplinaire, correctement payés, puis formés par l’exemple d’autres professeurs chevronnés à se tenir debout, à rendre le savoir explicite.

Sans l’expérience individuelle de l’appropriation de connaissances, la morale scolaire se prive de son fondement substantiel. Son enseignement reste abstrait, vain ou normalisateur si l’école par ailleurs est divertie de sa mission d’instruction, laquelle fait faire à chacun l’expérience concrète de l’autonomie. Un enfant qui comprend comment fonctionne une retenue dans une soustraction accède à la plus haute forme de la liberté : il est l’auteur de sa pensée et voit aussi que tout esprit est susceptible de cette expérience.

Lorsque je lis un texte, lorsque j’effectue une opération arithmétique, lorsque je trace une figure, l’attention est requise et produit sa propre règle. L’école suppose la discipline qui s’impose de l’intérieur, en relation avec la nature d’un objet. C’est à cela que le maître appelle les élèves lorsqu’il leur demande calme et concentration. Encore faut-il reconnaître la légitimité de cette exigence, soutenir ce travail d’apaisement au lieu de le dissoudre dans la dispersion et l’ouverture sur un extérieur que les élèves ne subissent que trop. Encore faut-il avoir la simplicité intellectuelle et le courage politique de recentrer l’école sur sa mission d’instruction, ce qui est la manière la plus solide et la moins intrusive de la « moraliser ».

Exiger d’un enfant qu’il se tienne tranquille pour suivre une leçon de lecture est la première leçon de morale à l’école. Ce n’est pas le contraindre arbitrairement, ni l’envahir avec une prédication indiscrète, c’est le rendre attentif à un ordre qui lui révèle sa propre autorité, c’est le libérer et l’intégrer à l’humanité.

La discipline est la condition de l’instruction : rien ne peut être compris et appris dans le brouhaha, dans le désordre, dans ce qu’il est convenu d’appeler pudiquement « le bruit pédagogique ». On ne hurle pas dans les couloirs, on ne jette pas de papiers par terre, on ne se vautre pas sur sa table, on ne bouscule pas ses voisins, on ne prend pas la parole étourdiment et parce qu’il faut à tout prix « s’exprimer », on ne pianote pas sur un portable. Ces « incivilités » se règlent tout simplement par la sanction scolaire proportionnée, pourvu qu’on ait la fermeté et le courage de les affronter dès qu’elles se présentent et que tout le personnel y soit formé. Mais lorsque le pas du délit est franchi – insultes, menaces, trafics, rackets, coups – on sort véritablement de l’école et c’est à son extérieur qu’il convient, sans trembler, de recourir : à la mesure de police et à la sanction pénale. On s’étonne que d’aucuns, ayant tant aimé le « hashtag » #MeToo sur les réseaux sociaux, se soient pincé le nez avec des airs dégoûtés devant le #PasDeVagues des professeurs tyrannisés par la couardise de corps intermédiaires les sommant de « s’expliquer » et de « rester en interne ».

La discipline désigne aussi le contenu de l’instruction – c’est son sens positif, qui apparaît lorsqu’on parle d’une discipline scolaire (français, calcul, etc.) : or, c’est précisément cette notion élémentaire qu’une sempiternelle réforme s’est employée depuis longtemps à récuser ou à diluer dans des « compétences » – quand ce n’est pas à la détruire. Aucune morale sous régime de bons sentiments et de valeurs inculqués ne saurait produire l’effet d’intériorité contemplative et active nécessaire à l’intelligibilité et à l’appropriation d’une discipline. La sérénité de l’étude, naturelle et intérieure, n’a rien à voir avec la paix artificielle (hétéronome) d’une garderie, qu’elle soit obtenue par séduction ou par crainte.

C’est d’abord parce que l’école publique est détournée depuis tant d’années de son cœur de métier que la violence y prend ses aises, que les classes moyennes s’en écartent de plus en plus et que les ghettos scolaires s’y multiplient. S’instruire est un exercice à la fois spéculatif et pratique, c’est un travail sur soi-même demandant qu’on prenne sa propre pensée au sérieux et qu’on puisse tenir la férocité du dieu société à distance. Cet exercice est profondément moral ; il induit une idée de l’humanité comme ensemble de sujets libres, capables de réfléchir sur cette liberté.

Sans doute, l’école des réformateurs a tellement bien réussi, elle est si bien devenue un reflet du tourbillon social et de la violence de la « vraie vie » qu’il n’est pas complètement absurde de songer à des mesures extérieures qui ne sont, au fond, que des précautions de simple police. Il est certes bon de savoir qui et quoi pénètrent dans les lieux scolaires. Mais ce n’est pas sous la menace directe des baïonnettes qu’on peut installer le recueillement, qu’on peut instruire et s’instruire – cette menace ne fait en réalité que répéter en l’inversant la violence de l’extériorité qui forme l’obstacle principal à tout accès au savoir : elle signe et parachève une uniformisation sociale, en réalité un profond désordre2, que l’école se doit de rompre. Le calme et la sérénité de l’école prennent leur source dans ce qui s’y fait.

[Le texte ci-dessus est une version plus étoffée et actualisée d’un article publié sur le site de L’Humanité en novembre 2016.]

A lire et à relire – entre autres :

  • Jean-Claude Milner, De l’école, Lagrasse : Verdier, 2009 (Paris : Seuil, 1984)
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Minerve, 2015 (Le Sycomore, 1984).
  • Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris : Minerve, 2017 (CNDP, 1993)

Et sur Mezetulle :

Et d’autres textes, notamment :

Un coup d’oeil sur la rubrique « Ecole, enseignement » du Sommaire thématique donnera une idée plus complète des textes sur ce sujet.
Sur le site d’archives, pas moins de 80 articles consacrés à l’école sont toujours consultables en ligne.

Notes

1 – Voir le « Bloc-notes » de L’Aurore signé par Gilles Clavreul en date du 26 octobre 2018 http://www.laurorethinktank.fr/blocnote/bloc-notes-du-26-octobre-2018/ . Je me permets cette petite critique avec d’autant plus de liberté et de sérénité que je suis par ailleurs en accord avec bien des développements qu’on peut lire dans L’Aurore et dans d’autres publications sous la plume de Gilles Clavreul – je saisis l’occasion de renvoyer à sa superbe analyse sur l’idéologie décoloniale dont j’ai fait état ici même http://www.mezetulle.fr/sarmer-contre-lideologie-decoloniale/

2 – Voir Jean-Michel Muglioni « Que signifie enseigner sous protection policière ? » http://www.mezetulle.fr/que-signifie-enseigner-sous-protection-policiere/ . Voir aussi sur le site d’archives « Quelques remarques sur la discipline » http://www.mezetulle.net/article-quelques-remarques-sur-la-discipline-par-j-m-muglioni-92180113.html

« Entre les murs », ou l’antre de la folie. L’école et la « vraie vie »

Mezetulle republie un texte que Marie Perret a écrit en 20081 sur le film de Laurent Cantet Entre les murs (Palme d’or 2008 à Cannes). Y est mis en évidence le dispositif cauchemardesque d’une école qui, loin de mettre en son centre l’émancipation par l’instruction, se glorifie ad nauseam de ressembler à la « vie réelle » et fait obstacle à l’enseignement. C’est un monde obscène et féroce dans lequel il est devenu impossible d’instruire les élèves et où il s’agit de rééduquer ceux qui sont supposés instruire : non seulement le professeur ne peut rien expliquer, mais il est sommé de s’expliquer. Nous en avons aujourd’hui les aveuglants et sinistres effets sous les yeux : l’école est devenue un « reflet du réel », la dualité topique qui en permet le fonctionnement est constamment niée. Pour en refaire un espace d’émancipation, il faut d’abord consentir à une opération de soustraction : pour penser, on doit chercher l’abri et le recueillement d’une clairière et fuir l’enfermement « entre les murs » du tourbillon social.

Le film Entre les murs ne démontre rien. Il ne sert aucune thèse. Mais on ne saurait dire non plus que ses auteurs se sont contentés de faire un constat. Entre les murs n’est pas un film documentaire, il est bien une œuvre de fiction. Le film déjoue par conséquent deux attentes. Dans ce qu’on présente désormais comme la querelle des « pédagogistes » et des « anti-pédagogistes » (supposée être une nouvelle version de l’éternelle querelle des anciens contre les modernes), Entre les murs ne prend pas parti. Chacun pourra donc le tirer dans le sens qui lui plaira. Mais ceux qui sont curieux de savoir ce qui se passe vraiment dans une salle de classe seront tout aussi déçus : ce film est bien une œuvre scénarisée dans laquelle les acteurs jouent un rôle. Ni film engagé, ni documentaire, Entre les murs s’apparente plutôt à un dispositif cachemardesque. On en sort comme on se réveille d’un rêve particulièrement pénible, avec l’impression d’avoir vécu des évènements éprouvants mais aussi avec un sentiment de soulagement. En sortant du cinéma après plus de deux heures de projection, le spectateur respire.

Il est une situation caractéristique du cauchemar : le rêveur a l’intention d’accomplir une action, mais il en est constamment empêché. Ressort comique dans la scène des fâcheux, le motif de l’empêchement suscite chez le spectateur d’Entre les murs un profond malaise. Tout se passe comme si François, le jeune professeur de français qui enseigne dans le collège Françoise Dolto, était systématiquement détourné de son projet initial et obligé de différer sans cesse le moment où il est supposé faire ce pour quoi il est là : instruire les élèves.

Deux scènes sont particulièrement symptomatiques. Dans la première, le professeur veut faire comprendre aux élèves le sens de mot « succulent » : plutôt que d’en donner la définition et d’en faire l’analyse sémantique (ce qui serait sans doute trop simple), il écrit une phrase au tableau à partir de laquelle les élèves sont censés reconstituer le sens de l’adjectif. C’est alors qu’une élève prend le professeur à partie en lui demandant de s’expliquer sur le choix du nom « Bill », sujet de la phrase. On s’indigne, on s’invective, on évoque l’origine des noms et l’odeur du cheeseburger. Quant à la définition du mot « succulent », elle est tout simplement passée à la trappe. Un peu plus tard dans le film, le professeur cherche à expliquer la règle du subjonctif imparfait. À ce sujet, les élèves ont beaucoup de choses à dire : ils savent, eux, que ce n’est pas comme cela qu’on parle dans la vraie vie, que seuls les homosexuels s’expriment ainsi et qu’apprendre tout cela ne sert pas à grand-chose.

Dans ces deux scènes, la structure est la même : les élèves font diversion en attirant l’attention du professeur sur une question parfaitement secondaire et contingente. L’objet de l’instruction se transforme alors en objet de débat. Très vite, le professeur perd la classe : il est incapable de produire la parole pleine – celle qui, par exemple, viendrait délivrer un savoir – et d’interrompre ainsi la logorrhée ambiante. Le dernier mot revient toujours à l’opinion, voire au préjugé.

Dans ce monde cauchemardesque, on en revient par conséquent toujours au même point. La structure qui domine est celle de la répétition. La fin du cours coïncide avec son point de départ : les élèves n’ont renoncé à aucune opinion, ils n’ont été délivrés d’aucune ignorance. Il n’est pas étonnant que pour certains d’entre eux, la fin de l’année scolaire coïncide strictement avec le début : ils n’ont tout bonnement rien appris. Pire : non seulement le professeur ne peut rien expliquer, mais il est sommé de s’expliquer. Car il faut bien l’avouer : ces collégiens ressemblent davantage à des Khmers rouges qu’à des élèves. Quand ils ne demandent pas au professeur de faire son autocritique, ils lui enjoignent de rendre compte publiquement de ses choix sexuels. Le spectateur est face à un monde obscène et féroce dans lequel il est devenu impossible d’instruire les élèves et où il s’agit de rééduquer ceux qui sont supposés instruire.

L’école de la diversion supplante l’école du détour. Il n’y a pas d’instruction sans un détour par l’étranger. Par la confrontation aux savoirs qui opèrent en fonction de leur propre nécessité et qui doivent, pour être compris, cesser d’apparaître comme évidents. Par la confrontation aux œuvres qui sont produites par des pensées singulières. Le seul moment où la classe est vraiment silencieuse, c’est lorsqu’une élève lit un extrait du Journal d’Anne Frank. C’est aussi le seul moment où le professeur fait aux élèves le luxe d’un détour sinon par la littérature, du moins par l’histoire. Mais la lecture du Journal d’Anne Frank n’a d’autre finalité que d’inciter les élèves à faire leur autoportrait. Outre que cette ingérence dans l’intimité des élèves est au fond tout aussi féroce que celle des élèves dans l’intimité de la vie sexuelle de François, elle les reconduit à ce qu’ils ne sont que trop. Il ne s’agissait que d’instrumentaliser une oeuvre et de tendre aux élèves un miroir. Qu’aucun élève ne se divise, qu’aucun élève ne se décentre, que personne n’oublie son Moi. Telle semble être l’affligeante devise de cette « école » qui en nie le concept puisqu’elle n’instruit pas. C’est finalement Esméralda qui infligera au professeur la leçon que son collègue d’histoire, qui s’étonnait pourtant qu’on ne lise plus en quatrième les contes de Voltaire, n’avait osé lui infliger : si elle n’a rien retenu de son année de quatrième, elle aura au moins découvert grâce à sa sœur étudiante en droit un livre dépaysant, à savoir La République de Platon.

Devant cet affligeant spectacle, on est pris d’un sentiment de nausée : d’une espèce de mal de mer, d’abord, devant ce professeur incapable de gouverner sa classe, qui est semblable au bateau ivre ballotté par les flots ; d’une espèce de dégoût, aussi, devant ces enseignants que l’on traite comme des chiens, qui ont perdu toute estime d’eux-mêmes, qui finissent par parler comme ces « jeunes » et qui ont renoncé à instruire.

Mais le sentiment de nausée finit par faire place à un sentiment d’horreur. Ce qu’il y a d’horrible, c’est que, de cette « école », on ne sort jamais. Aussi l’école d’Entre les murs n’est-elle pas une école à proprement parler : elle est un espace qui prend tout le monde au piège.

On dénonçait jadis l’école comme un lieu d’enfermement. Mais le collège Françoise Dolto n’est pas une caserne, il est pire que cela : il est un lieu indiscernable de la vie, du monde réel. Le monde du collège n’est pas une prison : c’est un espace sans extériorité.

Entre les murs nous fait comprendre a contrario quelle est la condition minimale pour que l’école soit possible. L’école ne peut exister sans une dualité topique. Elle doit être constituée comme un espace soustrait de la réalité, de la société, de la vie. Loin d’être mortifère, cette soustraction rend l’instruction possible : une parole va pouvoir se détacher du bruit ; l’ordre des savoirs va pouvoir succéder au désordre des opinions ; la raison va pouvoir conjurer la violence des passions. Mais cette soustraction est aussi la seule garantie possible contre la férocité de la psychologie : la relation entre le professeur et les élèves n’est pas une relation duelle et affective. C’est une relation qui est symbolique et médiatisée par les savoirs, ce qui suppose que chacun ignore les particularismes de l’autre. Cette soustraction rend, enfin, l’extériorité possible : il y a un moment où l’école est finie, où l’on sort des murs pour retrouver la « vraie vie ».

Alain souligne que cette dualité topique n’existe qui si l’école s’autorise de la fiction2. Les élèves ne doivent pas s’y comporter comme ils se comportent ailleurs. On peut s’autoriser une « pensée de jeu, qui choisit et limite ses problèmes ». L’erreur y trouve sa place, et elle compte pour rien.

Le monde d’Entre les murs ne garantit plus cette dualité topique qui ne peut exister sans la présence d’un Tiers, d’une institution forte. L’institution, dans le film de Laurent Cantet, n’est plus assez forte pour protéger l’espace scolaire. Du coup, l’école et la réalité finissent par devenir indiscernables. Les collégiens s’y comportent comme ils se comportent dans leur quartier. Les règles ne sont pas appliquées sous prétexte que la sanction pourrait avoir des conséquences réelles sur la vie de l’adolescent dont chacun reconnaît pourtant la gravité du comportement. Il ne s’agit pas de se conformer à des règles de politesse mais d’être vraiment sincère. Au lieu d’imposer aux élèves des exercices scolaires, on leur adresse une demande d’authenticité.

En sortant de la projection d’Entre les murs, on songe moins à Zéro de conduite de Jean Vigo qu’à l’Antre de la folie de John Carpenter. John Trent devient fou lorsqu’il comprend que ce qu’il vit, c’est le roman de Sutter Cane. La coupure entre fiction et réalité étant abolie, il n’existe plus aucun espace (aucun antre) dans lequel il pourrait se réfugier pour se protéger de la réalité, sinon la folie. Le film de John Carpenter comprend un moment de pure horreur lorsque l’on voit John Trent, qui veut fuir la ville où réside Sutter Cane, revenir toujours au même point. L’horreur, c’est peut-être précisément cela : ne pas pouvoir en sortir, être prisonnier d’un monde qui est sans extériorité. Pendant la séance d’Entre les murs, j’ai entendu un jeune spectateur qui était assis non loin de moi murmurer à plusieurs reprises : « mais pourquoi il ne le sort pas, cet abruti ? ». Il est vrai que l’on peut s’étonner de l’endurance de François. Mais il est vrai aussi que le système qui est montré est fait de telle sorte qu’aucun élève n’est jamais exclu. C’est d’ailleurs ce que François dit à une élève qui s’inquiète de ce que Souleymane va devenir : même s’il est exclu, il sera réintégré dans un autre collège. Décidément, on n’en sort jamais. Et personne ne s’en sort.

© Marie Perret, UFAL-Infos, Mezetulle 2008 et 2018.

[ Mezetulle suggère de lire aussi la critique du film La Journée de la jupe par Tristan Béal, toujours en ligne sur le site d’archives « L’école infâme (La Journée de la jupe)« ]

1 – Publié initialement sur le site de l’UFAL et repris par Mezetulle (toujours en ligne sur le site d’archives).

2 – Alain, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, 2005, p 25.