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« Diane et Actéon » : des collégiens offusqués par un tableau… sur la pudeur

Quelle est cette nudité présente sur le tableau du Cavalier d’Arpin Diane et Actéon, dont un professeur de français a proposé récemment l’étude à ses élèves de sixième, déclenchant une énième et très inquiétante lamentation victimaire de « sensibilités offusquées » ? Est-elle un pur objet exhibé ?

Le 7 décembre, un professeur de français propose à ses élèves de sixième l’étude du tableau de Giuseppe Cesari (dit le Cavalier d’Arpin) Diane et Actéon, datant du tout début du XVIIe siècle. La nudité des personnages a « choqué » certains élèves, qui se sont dits « offusqués » et ont déclaré que c’était « contraire à leurs convictions religieuses », certains allant jusqu’à prétendre que l’enseignante avait « déjà tenu des propos racistes ». Relayée par un courrier de parent d’élève, l’affaire fait inévitablement penser à celle qui a conduit à la décapitation de Samuel Paty en octobre 2020. Comme pour Samuel Paty, les accusations à l’encontre du professeur relevaient de la pure et simple rumeur, mais à la différence de la tragédie de Conflans Sainte-Honorine, c’est la vérité qui a immédiatement prévalu. Le ministre Gabriel Attal s’est déplacé dans l’établissement le 11 décembre et a remis l’école au milieu du village en annonçant notamment une procédure disciplinaire1.

L’affaire des nus a fait grand bruit sur les réseaux sociaux, et tout le monde a pu voir le fameux tableau du Cavalier d’Arpin2. Pour en méditer le sujet et la composition, il va de soi qu’on doit prendre connaissance du passage des Métamorphoses d’Ovide (III, 138-252) que le peintre a évidemment lu et médité. Imaginer une seule seconde que le professeur n’ait pas pris soin d’indiquer et d’expliquer ce passage aux élèves serait une calomnie de plus.

Je situe et je résume ce passage, qu’on peut lire in extenso en ligne3.

Le jeune chasseur Actéon s’égare dans une vallée consacrée à Diane et découvre une grotte où coule une source : c’est là que Diane se baigne, entourée de ses nymphes.

Le texte d’Ovide décrit les conditions du bain. Une nymphe recueille les armes de la déesse, une autre sa tunique, deux autres délacent ses sandales. Six nymphes sont nommées : Crocalé (dont il est précisé qu’elle porte les cheveux flottants) noue les cheveux de la déesse, Néphélé, Hyané, Rhanis, Psécas et Phialé déversent de l’eau sur son corps.

Dès qu’Actéon aborde la grotte abritant la source, les suivantes de Diane « dans l’état où elles sont » (c’est-à-dire nues) l’aperçoivent, se frappent la poitrine, poussent des cris, et, faisant un cercle autour de Diane, la protègent de leurs corps. La déesse, plus grande, les dépasse de la tête. Furieuse d’avoir été surprise, elle se retourne comme pour chercher ses armes, et jette de l’eau sur la tête d’Actéon qu’elle défie d’aller se vanter de l’avoir vue nue. La métamorphose d’Actéon commence : des bois de cervidé poussent sur sa tête, il fuit à une vitesse qui l’étonne lui-même, et se découvre entièrement transformé en cerf, incapable de parler. Ses chiens, dont le poète énumère les noms, ne le reconnaissent plus et le dévorent.

Il n’est donc pas étonnant que le tableau donne à voir des femmes nues – Diane et quelques-unes des nymphes de sa suite.

[voir le tableau sur le site du Musée du Louvre ]

Comme souvent dans la peinture mythologique, historique ou religieuse du XVIIe siècle, le tableau ne se présente nullement sous la forme d’un instantané. Il réunit plusieurs moments d’une scène se déroulant dans le temps que le spectateur est convié à déchiffrer. D’où quelques détails, qui peuvent paraître énigmatiques ou incohérents mais qui ne l’étaient probablement pas pour les connaisseurs de l’époque. Risquons donc une lecture hypothétique de sa temporalité et laissons-nous aller librement à quelques interprétations en essayant d’« entrer dans la pensée du peintre »4.

L’une des nymphes montre Actéon du doigt et se retourne, en un geste d’avertissement, probablement contemporain de l’arrivée d’Actéon. Nous reconnaissons Crocalé à ses cheveux flottants : vient-elle de nouer les cheveux de Diane ? Son attitude n’est-elle pas celle d’une femme surprise qui tente de faire écran pour cacher … quoi au juste, sinon la déesse ? Dans ce premier temps, Diane ne serait donc pas visible ou elle ne le serait que partiellement : on se plaît à l’imaginer soit dans la pénombre au fond de la grotte, soit dans le personnage qui à gauche nous tourne le dos et dont les cheveux sont noués. Aurait-elle, dans ce préparatif du bain, abandonné son emblème traditionnel, le diadème lunaire ? Pourquoi pas : le poète précise nettement qu’elle a déposé ses armes, tout aussi significatives de sa personne.

Mais il faut renoncer à cette interprétation, ou du moins la reléguer dans un temps différent de celui qui s’offre au centre exact du tableau. Le brillant diadème lunaire s’impose au regard : seule Diane peut le porter, car on ne peut pas supposer qu’il orne la tête d’un autre personnage. Du reste, les bois de cerf sont déjà présents sur la tête d’Actéon, indiquant le début de sa métamorphose : cela est un peu plus tardif, après le geste vengeur de Diane, dont la position des mains laisse penser qu’elle vient de projeter de l’eau. Notons cependant que le peintre ne l’a pas distinguée par une prestance plus imposante et par une plus haute taille que celles de ses compagnes – sa nudité la ramènerait-elle à une condition ordinaire ? Avouons que, pour notre regard d’aujourd’hui, cette Diane semble bien puérile alors que son visage devrait afficher tous les signes d’une indignation majestueuse. Et comment expliquer que le regard d’Actéon ne s’arrête pas sur elle, pas plus que sur un autre des personnages nus visibles ? Montre-t-il par ce regard détourné qu’il est un témoin involontaire ? Se refuserait-il à voir ce qu’il voit ? Est-il à ce point égaré qu’il ne peut plus rien voir de ce qui lui crève les yeux ?

Enfin, l’attitude des chiens qui regardent déjà Actéon en montrant les dents annonce la suite sanglante du mythe.

En tout état de cause, l’objet du tableau n’est pas une exhibition pure et simple, mais, en un subtil déroulement réparti dans sa composition, l’inverse d’une sollicitation au voyeurisme : son sujet est la pudeur. Il représente une scène dans laquelle les nymphes ont échoué à cacher ce qu’il ne faut pas voir. La seule nudité qui soit vraiment pertinente ici, fidèlement au récit d’Ovide et physiquement centrale dans le tableau, est celle qui n’aurait pas dû être vue et qui réduit la déesse à n’être qu’une femme ordinaire. Ce n’est pas parce qu’il a vu les nymphes nues qu’Actéon retombe à l’état animal, c’est parce qu’il a vu ce que, jamais, il n’aurait dû voir. L’apparition temporaire de la déesse en nu ordinaire est tout autant au centre du sujet que la métamorphose, plus spectaculaire, d’Actéon.

Les collégiens « offusqués », instruits par leur professeur du récit d’Ovide et de la « pensée du peintre », ne risquaient certainement pas d’être transformés en cerfs, pas plus qu’ils ne risquent d’être transformés en porcs ou en singes s’ils suivent une leçon de musique. Et donc Gabriel Attal a eu bien raison de préciser qu’à l’école française « on ne détourne pas le regard, on ne se bouche pas les oreilles ».

Pour répondre à ces « sensibilités offensées », fallait-il, au nom même de l’art et en se dispensant de toute analyse ou même de toute information, convoquer une myopie picturale dans un déferlement de « tweets » alignant indistinctement (« en veux-tu, en voilà »), sans aucune profondeur, sans aucune interrogation, des nus de toutes sortes ? Comme si soulager un corps humain du poids de ses vêtements devait aussi le débarrasser de toute pensée et le transformer en objet « à regarder », alors que le tableau réfléchit, en une représentation paradoxale, ce qui n’a pas à être vu.

Notes

2 – Le tableau et la notice de la version présente au Louvre sont consultables à cette adresse : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066793

3 – Texte latin, traduction et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2006. En ligne http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met03/M03-001-252.html

4 – Expression employée par Le Brun dans sa conférence du 7 mai 1667 sur Saint Michel terrassant le démon de Raphaël, dans André Félibien, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. A. Mérot, Paris : ENSBA, 1996, p. 67.

Sandrine Kiberlain, « Une jeune fille qui va bien ». Brève lecture par Jean Giot

En hommage à la réalisatrice

Jean Giot1 a vu le film de Sandrine Kiberlain Une jeune fille qui va bien2. Il n’en propose ici ni une revue, ni une analyse, mais il fait plutôt état d’une rencontre, d’un entretien qu’il faut prendre au sens fort du mot. Son propos se présente comme ce qui correspond, en celui qui reçoit le film, au travail de création de la réalisatrice, comme un écho attentif, une forme de réactivation. C’est pourquoi le « spectateur » ne désigne pas ici cet état où chacun, restant intact dans son fauteuil, est invité à un « partage » tapageur et sans risque. Au plus loin du forçage voyeur et de l’encerclement narratif, l’esthétique du film est d’emblée une éthique : une invitation « à l’accueil et à la distance », à apprécier, en s’y plaçant soi-même, la suspension « entre apparaître et choir, entre advenue et chute, entre présence et absence, entre lumière et abîme ».

« J’ai commencé par étoffer les personnages. Puis j’ai écrit la première scène,
puis la deuxième, etc. Et je suis entrée dans mon film. »3

Entrons à notre tour, par la première scène.

Ecran noir. Sur fond noir, un visage de femme face à la caméra, animé seulement d’un souffle – tel un premier respir. (Telle l’insufflation d’une âme à l’œuvre qui s’y annonce ?) Un visage féminin face à la caméra (au spectateur/auditeur) qui dit : « A quoi songez-vous donc en me considérant si fort ? » (ce vous dessine en creux le spectateur en vis-à-vis) – et une voix masculine réplique : « Je songe que vous embellissez tous les jours »4. Ce qui résume l’histoire des personnages qui vont vivre et embellir sous nos yeux. On devine qu’on est au théâtre, à une répétition : un autre visage féminin encore hésite en énonçant le texte. Un autre visage d’actrice encore reçoit l’indication d’une autre gestuelle. Un prénom est appelé : « Irène ». Ce sera le personnage principal du film. Son visage, face à la caméra, est silencieux, comme hésitant devant l’invite faite au personnage d’advenir, telle une offrande au rôle à susciter. Chute (réelle ou jouée ?) de la comédienne.

Advenant et se dérobant, ces visages de comédiennes s’essayant à susciter un personnage sont successivement filmés de face, sous un éclairage délicat, comme s’ils s’illuminaient de l’intérieur, avec la douceur qui baigne les tableaux de Georges de La Tour, ses visages à la chandelle.

Pour l’heure, du cadre aperspectif (simple fond noir), émergent ces visages dont la frontalité participe de celles des arts dits archaïques ou de la peinture ancienne, et dont la procession, la « théorie », évoque une manière de liturgie, tel le rituel du théâtre à sa naissance, justement. Une sacralité originaire, mais sans figement. Ici, elle ne recèle ni ne décèle, elle nous fait signe5.

Cette scène aperturale est comparable au thème germinal d’une fugue : tout y est, qui sera développé en variations et mouvements (Irène et ses condisciples, l’apprentissage du théâtre, une relation amoureuse, les silences, la chute), dont le motif en contrepoint sera donné à la scène 2, où l’on découvre la famille d’Irène (père, frère, grand-mère). Ce temps d’ouverture est lui-même « genèse rythmique » de l’oeuvre en ses scansions : le film tout entier est écriture de retentissements, fait de séquences brèves où les motifs se complexifient et se diversifient (p.ex. Irène perdra son partenaire masculin de la scène, dont la disparition restera énigmatique ; elle oubliera un premier amoureux ; elle fera la rencontre de celui qu’elle aimera et qui l’aimera). Le film confèrera durée à ce qu’a d’unique ce moment auroral : des visages y déclinent pour nous qui les regardons leur altérité rayonnante et « requérante »6 : du fond noir, quand il n’y avait rien, nous adviennent la lumière et le secret de ces visages. Inscrits, le temps de l’œuvre et au-delà, dans nos imaginaires.

L’esthétique – ici entendue comme formation d’un ressentir – est d’emblée une éthique : celle que cette mise en scène initiale ourdit subtilement à l’adresse du spectateur/auditeur : ni forçage, ni obscénités, mais invitation à l’accueil et à la distance : « à quoi songez-vous donc en me considérant si fort ? ». La présence, l’apparaître des visages et du souffle puis des voix est invite à ouvrir le regard et l’ouïe. Si l’on y consent.

Les plus grands cinéastes, préservant l’acteur ou l’actrice de ce qu’a d’accusateur la caméra, ont su filmer les visages, les caresser de lumière en nuances de traits mouvants, et surtout les visages féminins : Bergman, Rohmer, Mizoguchi, Ozu, Renoir, Murnau, Dreyer, p.ex.7

Les sens (dans les deux valeurs du terme : le sensible et la signification) que convoque cette scène initiale ne sont encore ni liberté ni destin. Ni liberté des comédiennes naissantes, ni destin de l’Histoire. On se souvient ici des notes de G. Strehler8 commentant qu’une mise en scène réussie articule trois registres ou « boîtes » (car ils s’emboîtent). Le premier est celui de la vie des personnages, de leur devenir subjectif – ici naissance d’une actrice et d’un amour. (Le piège serait celui de l’exactitude, de la fixation de caractères et de situations convenues.) Le second est celui de l’Histoire, de son arrière-fond – ici, l’Occupation entre 1940 et 1942, à Paris, dont l’aggravation se révèle par allusions. (Le piège serait celui de la reconstitution.) Le troisième est celui de la vie qui naît, grandit, aime, n’aime pas, comprend, ne comprend pas, gagne, perd, et passe : « parabole éternelle », qui joint les deux premiers registres. (Le piège serait l’abstraction, une métaphysique hors temps.) Et, quand ce nouage est réussi, alors une telle création se signifie toujours dans l’œuvre : s’inscrivent en elle, réflexivement, des signes de son travail même, en des points privilégiés, des espèces d’échos ou de réminiscences internes, des manières de ponctuations.

Regardons un exemple. Un ruban rouge flotte au vélo prêté à Irène par Jacques, son ami puis son amant, pendant la course du vélo :  » cheveux au vent, rêves mouvants… »9. La grand-mère d’Irène, Marcelline, lui offre un ruban rouge comme amulette le jour du concours au conservatoire d’art dramatique. Irène l’oublie le jour où elle part apprendre les résultats : on pressent discrètement un drame (elle ne les recevra jamais).

Ce ruban vif n’a valeur ni descriptive ni anecdotique : ce n’est pas un ornement de hasard. Mais un objet « activant »10 : il mène à des actions des personnages, il a valeur de nécessité dramatique (indice quasi subliminal de bonheur, amulette explicite, absence catastrophique), il est en ce sens dynamique. Il relie le premier registre (psychologie subjective : cadeau et promenade amoureux, les épreuves au conservatoire) au deuxième (son oubli prélude à une issue tragique, car Irène porte l’étoile jaune), donc au troisième (signes de bienveillance et fatalité adverse dans le cours d’une vie).

Hors clôture narrative, car un imprévisible, renouvelé, des commencements anime le film. Ainsi, quand se rencontrent pour la première fois les regards d’Irène et de Jacques et qu’ils s’échangent et s’étonnent et presque vacillent. Imprévisible aussi la connivence du dialogue entre musiciens dans deux séquences, dont la presque dernière du film. L’imprévisible comme figure dansante telle, sur un rythme musical alerte et léger, une marche d’Irène lumineuse au jardin des Tuileries face à la caméra / au spectateur. Auquel il est donné, comme aux personnages, de vivre des moments qui ne seraient pas (pas encore ?) exposés au pire.

Le film narre la quête d’un visage. De ces visages, sans doute, qui sont passés naguère au cours des années évoquées au moyen du film, mais aussi du visage qui s’inscrit et se dissipe dans le film, non en dehors de l’œuvre, mais en elle.

Certes, le visage en quête de lui-même de l’apprentie comédienne : de son devenir actrice, et artiste ; celui qui s’ouvre à l’amant et qui peut se voiler (Irène dit à Jacques : « au revoir. C’est drôle, pour des lunettes », puis cligne fortement des yeux, comme éblouis, qui ne voient plus11). Visage qui possède comme un double menaçant : à la dernière image, derrière Irène radieuse et tendue vers l’avenir, disant à son interlocutrice en larmes (car celle-ci voit derrière Irène), « moi, tu sais, si je l’ai… » [le concours], se tient la silhouette noire, en fond noir cerclant son visage, de qui va l’arrêter. Par prémonition (et prévenance annonciatrice discrète au spectateur), Irène aura confié à Viviane, sa partenaire au théâtre, que ses évanouissements sont dus à l’étoile jaune. Et c’est ainsi qu’elle disparaît de nos yeux, à la fois espérant l’avenir et tout près d’en déchoir.

« Jouez toujours comme si vous jouiez pour la dernière fois », enseigne le professeur du conservatoire à Irène et à Viviane.

En effet, depuis la première scène et jusqu’à l’ultime que rompt l’écran noir, le visage est entre apparaître et choir, entre advenue et chute, entre présence et absence, entre lumière et abîme (lorsque Jacques et Irène s’embrassent pour la première fois, une minuterie s’éteint et se rallume; Irène est sujette à des étourdissements, elle « tourne de l’œil »). Entre évanescence et naissance fait couture le regard que toute l’œuvre met en scène mais qui n’éclaire qu’en retrait, celui vers lequel sont tournés en s’illuminant les visages de la première séquence, véritablement matricielle. Celui de la cinéaste. Celle qui déploie la trame des objets activants, des visages requérants, des silences et suspens, complicités intenses entre personnages.

Soit une écriture d’auteur. Au reste, les lettres sont aussi une sorte de fil rouge : courriers (du conservatoire au père, pour annoncer que sa fille, Irène, juive, n’y aura pas accès, comme le spectateur l’apprendra, mais pas Irène qui poursuit son éclosion de comédienne ; du premier amoureux d’Irène, laquelle s’éclaire le visage en lisant la lettre après s’être dit « ma chérie » devant un miroir ; de l’amie de son frère à celui-ci, pour rompre). Mais aussi lettres stricto sensu : à l’encre rouge, le tampon « juive » sur la carte d’identité, devant lequel les lunettes brouillent la vision d’Irène; ou les lettres du tableau chez l’oculiste, que Jacques fait lire à Irène, qui feint de ne pas savoir déchiffrer (quoi, qui lui est adressé ? – alors que leurs regards s’échangent), et qui se verra de ce fait prescrire des lunettes. Lesquelles deviennent prétexte à des occasions de se revoir, pour Jacques et Irène. Thème par là du dessin qu’elle trace12 : des visages sans traits, porteurs de différentes lunettes, dont le choix interrogatif sera soumis à la grand-mère et à Jacques – comment se voir depuis un regard aimant et aimé ? Où s’entrelacent objet activant (lunettes) et motif structurant (traçages). Fonctions de repérage, d’ordonnancement.

Une image parmi les plus belles d’Irène est celle où son visage paraît à la lueur des bougies, qu’elle vient d’allumer, pour l’ouverture du shabbat au soir du vendredi13. Temps d’un suspens, d’une mise en réserve, d’un surcroît de liberté pour l’accueil de la fiancée. Temps offert à hauteur des battements de coeur de tous les personnages. « Que la flamme soit pour le rêveur le symbole d’un être absorbé par son devenir »14.

Notes

1 – Jean Giot est professeur émérite de l’Université, il a  enseigné la linguistique générale et française.

2 – Sandrine Kiberlain réalise avec Une jeune fille qui va bien un premier long métrage, tourné en France en 2020 après un travail d’écriture commencé en 2010, et présenté à Cannes en 2021 à la semaine de la critique. Il a été précédé d’un court métrage, Bonne figure, en 2016. Elle est aussi connue comme chanteuse, et comme actrice au théâtre et au cinéma ; comédienne depuis 1986, elle a été distinguée par plusieurs prix.

3 – Entretien de Sandrine Kiberlain, Le Figaro 10-11 juillet 2021.

4 – Marivaux, L’épreuve, acte 1, scène 8. Plus tard, on entendra V.Hugo, Ruy Blas, acte 3, scène 3 : « Hélas! Je pense à vous comme l’aveugle au jour. Madame, écoutez-moi. J’ai des rêves sans nombre. Je vous aime de loin, d’en bas, du fond de l’ombre ».

5 – Un peu comme parlait l’oracle de Delphes, selon l’interprétation d’Héraclite (H.Maldiney, Regard, parole, espace, L’Age d’Homme, 1994, p.33). En un sens proche : « Le visage et la main, le masque et le gant » par Catherine Kintzler, en ligne sur Mezetulle (repris dans CK Penser la laïcité, chap.3).

6 – H. Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, éd. Comp’Act, 1993, p.177.

7 – Il se peut qu’une séquence du film évoque Partie de campagne de Renoir, et une autre Elvire-Jouvet 40 (B. Jaques), où l’actrice porte aussi l’étoile jaune, à la dernière répétition de la scène 2 de l’acte 4 de Dom Juan (Molière), qu’Irène murmure derrière la porte de la salle (« Pour l’amour de vous, et pour l’amour de moi, Dom Juan, je vous le demande avec larmes »).

8Un théâtre pour la vie, réflexions, entretiens et notes de travail, Fayard, 1980, p. 311 et sq.

9 – Un arrangement instrumental de la chanson de Ch. Trenet, Que reste-t-il de nos amours, est interprété par un orchestre où le frère d’Irène, Igor, est flûtiste. Le souffle encore, converti en musique.

10 – A. Knapp, L’improvisation ne s’improvise pas, Actes-sud Papiers, 2019, p.31

11 – Comme l’ouïe peut s’éteindre : à la recherche de son partenaire au théâtre (Jo), disparu, Irène interroge une concierge, dont le visage meut les lèvres un moment, sans qu’un son soit perceptible (écho de la Grande Muette ?). Irène, constatant que la concierge n’a rien dit, interroge alors son amie sur son propre visage, avec ou sans lunettes, les larmes aux yeux.

12 – « Cela me fait penser combien les pensées sur l’amour sont liées aux pensées sur le dessin […] Comme dit Pline, la peinture commença quand une jeune fille [à la leur d’une chandelle, au charbon, sur un mur] fit une image de l’ombre de son amant sur le départ » (S. Alpers, Tuilages, éd. de la revue Conférence, 2015, p.358).

13 – Comme les chandelles éclairent l’intimité de la table partagée lorsqu’une amie (Josiane) du père (André), non juive, est invitée l’un de ces soirs-là. De Jo, ami disparu d’Irène, à Josiane, amie présente d’André, il y a inversion et symétrie des rôles, dans la différence des générations.

14 – G. Bachelard, La flamme d’une chandelle, PUF, 1961, p.36.

Entretien CK Philosophie magazine

Le numéro 146 de Philosophie magazine (février 2021) publie un entretien substantiel (p. 66-71) avec Cédric Enjalbert, illustré par des photos de Georges Bartoli. Merci à Cédric Enjalbert d’avoir recueilli ces propos – par « visio » – grâce à des interrogations issues d’un gros travail préalable, et de les avoir caractérisés par des exergues judicieusement choisis.

« Le dépaysement offert par le savoir est un appel d’air, une renaissance. »
« Avec la laïcité, le lien politique ne doit son existence à aucune autre référence qu’à lui-même. »
« L’opéra nous enseigne la possibilité d’un usage poétique de la raison ».

On peut lire le début de l’entretien en ligne sur le site Philomag. Et si vous avez le loisir d’en lire l’intégralité dans le magazine imprimé, rien ne vous sera épargné, ni la philo politique avec la laïcité, ni Descartes et le « commencement », ni l’enseignement comme « dépaysement », ni l’opéra, la musique et Rousseau, sans oublier le rugby.

Écouter l’émission « Les Chemins de la philosophie » du 13 nov 2020

On peut écouter – ou réécouter – en « podcast » l’émission « Les Chemins de la philosophie » (Adèle Van Reeth, France Culture) diffusée en direct le vendredi 13 novembre 2020, dont j’étais l’invitée dans la série « Profession philosophe ».

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-emission-du-vendredi-13-novembre-2020

Je profite de cette annonce pour remercier très vivement toute l’équipe de l’émission qui  a effectué un travail approfondi de préparation, et assuré un « suivi » technique impeccable. Sans parler de l’ambiance chaleureuse et stimulante dans laquelle j’ai été placée au moment du « direct » – ce qui n’était pas facile à distance par liaison téléphonique …

Voir le site de l’émission avec les podcasts de la série « Profession philosophe » :

https://www.franceculture.fr/emissions/series/profession-philosophe

 

Comment la musique se libère du bruit avec Rameau

À l’issue de la période de confinement strict, Philosophie Magazine m’a demandé de choisir et de commenter une pièce musicale évoquant pour moi la libération. J’ai saisi l’occasion de commenter l’étonnante ouverture de l’opéra Zaïs de Rameau (1748), qui fait entendre « le débrouillement du chaos » et construit sous nos oreilles, mais aussi avec elles, un monde musical comme système articulé. La musique, en se constituant, s’y libère du bruit, et l’oreille, en devenant réflexive, s’y libère d’une écoute immédiate et narcotique.

Extraits de l’article (propos recueillis par Yseult Rontard) :

« Avec cette ouverture de Zaïs, nous assistons à la mise en place du monde comme monde sonore. La musique s’y libère du bruit. Elle s’en distingue en libérant les sons de l’indicialisation ; le son s’émancipe de ce dont il est le son : il se libère de son origine pour entrer en relation réglée avec les autres sons. Il prend valeur musicale dans une structure. »
[…] « C’est nous […] qui mettons en relation les sons entre eux. Notre oreille construit et comprend le système sonore qui rend la musique possible. Ainsi, nous entendons la musique dans sa condition de possibilité. L’oreille est frappée, mais elle n’est pas seulement passive : elle comprend pourquoi elle entend la musique comme musique ; elle perçoit sa propre capacité à organiser le son. »

On peut écouter l’ouverture de Zaïs (Les Talens lyriques, dir. Christophe Rousset) et lire le commentaire dans son intégralité sur le site Philomag.

Lire aussi :

 

L’attention esthétique. Lecture du livre de B. Nanay « Aesthetics. A Very Short Introduction »

Conformément d’ailleurs à l’étymologie et à la conception de Baumgarten qui y voyait la « science de la connaissance sensible » (1750), Bence Nanay, professeur à l’université d’Anvers et ancien critique de cinéma, considère essentiellement l’esthétique sous l’angle de la perception. Dans le livre qui vient de paraître, Aesthetics : A Very Short Introduction1, il s’intéresse, en particulier, à la question de l’attention esthétique.

L’esthétique est partout

Le peintre américain Barnett Newman (1905-1970) prétendait que l’esthétique n’a pas plus d’intérêt pour les artistes que l’ornithologie pour les oiseaux. En réalité, relève Bence Nanay, il voulait parler de la philosophie de l’art ; l’esthétique, quant à elle, intéresse absolument tout le monde : « L’esthétique est partout. C’est l’un des aspects les plus importants de notre vie. » Elle concerne « votre expérience quand vous choisissez la chemise que vous allez porter aujourd’hui ou quand vous vous demandez si vous devriez mettre plus de poivre dans la soupe ». C’est pourquoi, affirme Nanay, l’idée que l’esthétique serait trop élitiste repose sur un malentendu. Le domaine de l’esthétique est bien plus vaste que celui de l’art. Et dans les cas où c’est l’art qui est en jeu, il serait bon, selon l’auteur, que nous nous délivrions de l’obsession – occidentale – du « grand art ». Witold Gombrowicz (cité par Nanay) confiait, dans son Journal, préférer au Chopin grand style de la salle de concert le Chopin peut-être maladroit qui pouvait l’atteindre au hasard d’une fenêtre ouverte.

L’esthétique est donc partout. Mais peut-on tracer la frontière entre les expériences esthétiques et celles qui ne le sont pas ? Nanay examine quatre critères traditionnels : la beauté, le plaisir, l’émotion et la valeur esthétique « pour elle-même » (« for its own sake »). Il y a, selon l’auteur, quelque chose à retenir de chacun de ces critères, mais aucun d’eux n’est suffisant. Ce qu’il appelle « l’approche du salon de beauté » est insatisfaisante : aucun objet n’est beau ou laid inconditionnellement. Et s’il s’agit de dire que toute chose est belle mais que nous ne le voyons pas forcément, le concept de beauté est superflu selon lui : ce n’est plus alors qu’un mot désignant la qualité d’une expérience qu’on aimerait définir plus précisément. Les trois autres critères pris isolément ne nous aident pas davantage à déterminer ce qui est propre à l’esthétique. Mais la considération de ces diverses approches suggère à Nanay l’adoption d’un autre critère.

L’exercice de l’attention

Selon l’auteur, ce qui fait d’une expérience qu’elle est une expérience esthétique est la façon dont nous exerçons notre attention. Mais à quoi s’agit-il de prêter attention ? Nanay a montré plus longuement dans un livre précédent2 que, à cet égard, ce n’étaient pas tant les propriétés esthétiques que les « propriétés pertinentes d’un point de vue esthétique » (« aesthetically relevant properties ») qui comptaient. Pour Bence Nanay, une propriété peut être ainsi qualifiée à partir du moment où le fait d’y porter son attention se traduit par une différence esthétique, de quelque nature qu’elle soit. Par exemple, il nous dit s’être identifié différemment au personnage d’un film quand il s’est aperçu (voyant le film une deuxième fois) que ce personnage avait l’accent italien. Même si Nanay n’aborde pas exactement ce point, sa conception peut conduire à remettre en cause la distinction qu’on fait habituellement, notamment en musique, entre analyse et description : il n’y a rien de « purement descriptif », seule compte la différence que produit dans notre expérience l’orientation de notre attention vers tel ou tel élément.

Bence Nanay emprunte à la psychologie l’opposition entre deux types d’attention : l’attention distribuée (« distributed ») et l’attention concentrée (« focused »). L’attention se décline selon quatre modes. Elle peut porter sur un objet et une caractéristique de cet objet ; sur plusieurs objets et une seule caractéristique ; sur plusieurs objets et plusieurs caractéristiques ; sur un objet et plusieurs caractéristiques de cet objet. La troisième option est seulement théorique : elle est hors d’atteinte. Selon Nanay, c’est la dernière option qui constitue un bon point de départ pour vivre une expérience esthétique, même si elle ne le garantit pas. Si l’attention se porte sur un objet sans rien chercher en particulier, elle est alors libre et ouverte (« open-ended »). Le manque de prévisibilité qui accompagne une telle expérience la rend, selon l’auteur, beaucoup plus gratifiante. Outre l’attention distribuée et l’attention concentrée, Nanay identifie une troisième façon de prêter attention : « Quand nous avons une expérience esthétique, nous ne prêtons pas seulement attention à l’objet que nous percevons. Nous prêtons aussi attention à la qualité de notre expérience. Et, ce qui est important, nous prêtons attention à la relation entre les deux. » Il ajoute : « Prêter attention de cette troisième manière est ce que je tiens pour une caractéristique cruciale (et peut-être même proche d’être universelle) de l’expérience esthétique. »

Ce n’est pas le jugement qui compte

Lorsqu’on parle esthétique, on en vient très souvent à formuler des jugements ; Bence Nanay souhaiterait qu’on y substitue des formes d’engagement esthétique plus enrichissantes. Cette façon de voir, bien sûr, ne supprime pas le jugement, qui conserve son intérêt, mais elle le rend optionnel. Nanay insiste sur l’importance des expériences esthétiques vécues dans la jeunesse. Il relate quelques moments forts de sa vie et, puisqu’il invite son lecteur à en faire autant, je pense à cet après-midi d’enfance où j’avais entendu dans sa salle à manger un garçon un peu plus âgé que moi jouer à l’accordéon España de Chabrier. Un épanouissement sonore inoubliable. Je ne pense pas qu’España soit la plus grande œuvre de l’histoire de la musique occidentale, mais ce qui est sûr c’est que je tiens plus à l’impression d’hier qu’au jugement d’aujourd’hui ! Les jugements esthétiques éclairés que nous pouvons former à l’âge adulte se fondent ainsi, comme le souligne Nanay, sur des expériences plus précoces – et moins éclairées – qui ont déterminé ce que nous avons exploré ensuite. Il cite Susan Sontag : « Une œuvre d’art éprouvée comme œuvre d’art est une expérience, non un énoncé ou la réponse à une question. »

La primauté du jugement est spécifiquement occidentale. Les autres traditions esthétiques, écrit Nanay, « s’intéressent à la façon dont s’expriment nos émotions, à la façon dont notre perception est altérée, et à la façon dont l’engagement esthétique interagit avec l’engagement social ». Selon lui, cette primauté du jugement en Occident « n’est pas grand-chose de plus qu’une curiosité historique ». Il lui reconnaît cependant une raison plus substantielle : les jugements sont plus facilement communicables que les expériences. Quelle qu’en soit l’explication, l’histoire de l’esthétique occidentale a été dominée par la question des accords et désaccords esthétiques. De même que tel ou tel comportement doit nous inspirer un jugement éthique déterminé, de même nous devrions émettre certains jugements en appréciant certains objets. (Un autre souvenir d’enfance : un jour, mes parents se disputent sur le point de savoir si une chanson peut être aussi émouvante qu’un morceau de musique « classique ».) Or, et c’est là pour Bence Nanay un véritable credo, l’esthétique n’est pas une discipline normative ; elle ne s’intéresse pas à ce que nous devrions faire mais à ce que nous faisons.

Personne ne peut prétendre policer la réaction esthétique de quelqu’un d’autre. Je me souviens que, lorsque j’étais plus jeune et plus intolérant, j’avais eu du mal à admettre qu’une camarade musicienne puisse déclarer que la musique symphonique en général l’oppressait ; que faisait-elle alors des œuvres qui me paraissaient les plus géniales ? Une expérience esthétique ne peut être juste ou fausse. Nanay ajoute qu’elle ne peut être considérée comme exacte (« accurate ») ou inexacte que si l’on adhère à l’approche du salon de beauté (il y a des choses qui sont belles et d’autres qui ne le sont pas). Selon Nanay, rappelons-le, ce qui rend esthétique une expérience est la façon dont s’exerce notre attention. « Et il n’y a pas de façon exacte ou inexacte d’exercer son attention. » Pour lui, ramener les expériences des uns et des autres à un désaccord ne rend pas justice à ce que l’esthétique représente dans nos vies de tous les jours.

L’humilité esthétique

Prétendre que l’autre a tort n’est heureusement pas la seule manière d’interagir en matière esthétique. Nous pouvons, souligne l’auteur, influer sur l’expérience d’autrui en attirant son attention sur une propriété particulière. Selon Nanay, le travail du critique doit d’ailleurs consister en cela : diriger notre attention sur des caractéristiques que nous n’aurions pas remarquées autrement. C’est ainsi que l’art pourra nous aider à dépasser les routines de notre perception quotidienne. En effet, l’art change la façon dont nous prêtons attention aux choses. L’état d’esprit que fait naître, par exemple, la visite d’une exposition survit à l’événement lui-même et, par cet effet de prolongement propre à l’expérience esthétique, l’art peut nous faire voir les choses du quotidien comme si nous les regardions pour la première fois.

C’est encore au nom du rejet de toute normativité que l’auteur tient la conception de Kant selon laquelle les évaluations esthétiques auraient un caractère universel pour « l’une des idées les plus arrogantes de l’histoire de l’esthétique ». En matière artistique, nos appréciations dépendent des œuvres auxquelles nous avons été exposés dans le passé. Il est très difficile de bouleverser des préférences invétérées. Recourant à la distinction opérée par l’historien de l’art Michael Baxandall entre participants et observateurs d’une culture, Bence Nanay relève la quasi-impossibilité de devenir participant d’une culture qui n’est pas la nôtre. Pour qu’on puisse constater un véritable désaccord esthétique, il faudrait donc que le soubassement culturel des protagonistes soit identique.

C’est pourquoi l’auteur prône – c’est le message principal de son livre – une attitude d’humilité esthétique. Puisque notre perception est fonction de la culture et de l’époque où nous avons grandi, il est impossible de souscrire à une conception universaliste. Si nous voulons cesser de privilégier la culture européenne par rapport à toutes les autres, il nous faut, selon Bence Nanay, une esthétique globale : « L’esthétique globale doit avoir une charpente conceptuelle qui puisse rendre compte de n’importe quelle production artistique, en quelque lieu et à quelque époque qu’elle ait été réalisée ». L’auteur évoque à ce titre deux médiations possibles : l’exercice de l’attention, comme on l’a vu plus haut, et, dans le domaine visuel, un mode de description qui puisse s’appliquer à n’importe quelle image.

Si l’exigence d’humilité constitue, d’après l’auteur lui-même, le message de l’ouvrage, c’est surtout la question de l’attention (certes directement liée à ce message, le justifiant en quelque sorte) qui en fait l’originalité et le prix : les plus blasés qui tomberaient sur ce livre pourraient sentir en eux se réveiller l’envie de voir encore des choses.

Notes

1 – Bence Nanay, Aesthetics : A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2019.

2 – Bence Nanay, Aesthetics as Philosophy of Perception, Oxford University Press, 2016.

Les « Suppliantes » d’Eschyle à la Sorbonne et la question de la diction, réponse à Sabine Prokhoris

Accueillir le remarquable texte de Sabine Prokhoris – après avoir accueilli la comédie-bouffe de François Vaucluse1 – c’était la moindre des choses que Mezetulle puisse faire afin de témoigner son indignation face à la campagne qui a réclamé la censure des Suppliantes d’Eschyle au printemps 2019 à Paris. Ce fut aussi une manière de manifester mon soutien et mon estime au travail du metteur en scène Philippe Brunet et de la troupe de théâtre antique Demodocos qui ont pu enfin représenter la pièce le 21 mai à la Sorbonne – représentation à laquelle j’ai assisté.
Le texte qui suit fait état de quelques désaccords avec l’analyse et l’appréciation présentées par Sabine Prokhoris dans l’article « Les Suppliantes au présent ». Les propos que j’y tiens, dont certains visent aussi la représentation telle que je l’ai vue, sont à mes yeux inséparables de mon soutien, précisément parce qu’ils entendent maintenir l’espace critique ouvert dont une opposition anathématisante d’ordre moral a voulu priver Philippe Brunet et sa troupe.

Chère Sabine,

Nous avons assisté toutes deux à la représentation des Suppliantes d’Eschyle le 21 mai 2019 à la Sorbonne, avec, je pense, une émotion analogue. Au début de ton article, le rappel que tu fais des obstacles qui ont été indignement édifiés contre l’existence même du travail de Philippe Brunet et de sa troupe est salutaire. Cette représentation a, pour toutes sortes de raisons, remis les choses à l’endroit. Et Mezetulle s’honore d’avoir accueilli ton beau texte après celui, d’un tout autre genre, de la comédie-bouffe de François Vaucluse.

Je souscris entièrement à la thèse d’une expérience de théâtre. En vivant cette représentation chacun a pu faire l’épreuve du caractère fondamental, fondateur, de l’opération d’étrangéisation sans laquelle aucune langue ne pourrait dépasser le stade de l’idiome ni proposer, à la faveur de l’échange, de la traduction, en mettant sa propre singularité à la dimension de l’humanité, une émancipation vers l’universalité des œuvres sur l’océan de la littérature. Et sans cette étrangéisation de la langue, personne ne saurait, vraiment, ce qu’est une langue : c’est une des raisons pour lesquelles il faut lire les poètes et aller au théâtre. Car les poètes nous réapprennent la langue à laquelle nous croyons « coller », parce qu’ils nous la rendent étrange, parce qu’ils nous en décollent et de ce fait nous rendent désireux et aptes à nous frotter à d’autres langues.

C’est précisément la raison pour laquelle je me permets de faire état d’un désaccord au sujet de la lecture que tu donnes, dans la fin de ton texte, du livre (qui n’est pas un « opuscule »!) de Jean-Claude Milner et François Regnault Dire le vers2. Il me semble que ta lecture repose principalement sur un malentendu.

L’essentialisation de la langue. Relire Dire le vers de Milner et Regnault

Lorsque Milner et Regnault avancent l’idée de l’homogénéité entre le vers alexandrin classique et la langue française, c’est tout le contraire d’une thèse d’enracinement et les taxer d’adopter une « vision identitaire » est tout simplement faux, outre que c’est insinuer impertinemment et hors de propos ici une critique qui les placerait, à contre-emploi, aux côtés de ceux qui entendaient censurer la représentation de la pièce.

Regardons d’un peu plus près l’idée d’homogénéité vers/langue, puisque c’est là-dessus que tu t’appuies. Je lis pour ma part cette thèse de manière minimaliste, à la lumière de l’ensemble du livre Dire le vers : il s’agit de dire le vers en faisant appel aux lois de la langue, en écartant le recours à ce que les classiques auraient appelé les « forces occultes » d’un art ésotérique (forcément toujours disparu!!). C’est tout le contraire d’une homogénéité de terroir, d’identification imaginaire, se référant à une tradition qui reposerait sur une transmission implicite, une chaîne mimétique. Je reviendrai tout à l’heure sur la question du modèle oral de la transmission avec l’appel à Rousseau. Nous avons affaire, tout au contraire, au recours à une connaissance claire et distincte, transmissible universellement par voie d’explication et de monstration raisonnées, connaissance qui n’a rien de substantialiste. Toute langue observe des lois qu’autrefois les grammairiens et aujourd’hui les linguistes s’efforcent de formuler et de théoriser par le recours à l’expérimentation, à la variation, à la substitution, lois qu’on enseigne explicitement (du moins le devrait-on) dans les classes…. Tu épingles, au sujet de ces lois, la formule « lesquelles permanent »3 : il faut être de mauvaise foi pour comprendre ici que les auteurs croient à l’existence transcendante d’une langue française éternelle ; il suffit de lire le livre pour voir qu’ils expriment une stabilité (que personne à ma connaissance n’a jusqu’à présent réfutée) entre la langue classique (l’alexandrin du XVIIe siècle) et la langue moderne (l’alexandrin du XVIIe siècle dit au XXe siècle). Stabilité que Brassens attestait en disant qu’il appliquait la prosodie de Lully, stabilité qui conditionne aujourd’hui l’intelligibilité toujours active de « la langue de Molière » par les francophones, et j’irai même jusqu’à dire stabilité attestée par le verlan et les inversions d’accentuation voulues dans beaucoup de formes du rap.

Il n’y a donc aucune essentialisation, et avancer que le structuralisme (en l’occurrence dans sa version strictement linguistique, principalement phonologique) est une ontologie me semble une thèse tellement forte (énorme) qu’elle perd toute efficience scientifique : elle ne désigne rien en détail, elle n’explique rien, et j’ai bien peur que sa fonction soit de mettre un « gros mot » infamant dans le circuit. Mais il ya plus gros encore : aller jusqu’à rattacher cette prétendue ontologie (attribuée à Lacan) à Heidegger… là je dois dire que les bras m’en tombent. Tant de fiel entre-t-il dans les hostilités entre chapelles freudiennes ?

Lois du vers, lois de la langue : homogénéité et étrangeté

Reprenons le terme homogénéité. N’y aurait-il pas dans ton propos une confusion entre « homogénéité » et « coïncidence » ? Soyons un peu plus précis sur les concepts. Oui le vers est homogène à la langue en ce sens qu’il ne fait appel à aucun autre matériau que ceux qui entrent dans la composition de la langue. C’est bien un segment de langue comme le disent les auteurs : il est du reste reconnu par les locuteurs comme tel. Il lui est également homogène en ce sens que les lois immanentes qui le gouvernent en tant que vers sont dérivables de celles qui gouvernent la langue.  Mais de ce que le vers est un segment de langue et qu’il fonctionne (en tant que vers) selon la langue, faut-il en conclure qu’il y a entière superposition, coïncidence entre vers et langue ? Nullement : car si les locuteurs le reconnaissent comme segment de langue, ils le reconnaissent aussi comme vers, ils l’entendent, et ces deux reconnaissances ne sont pas coïncidentes : le livre montre qu’elles peuvent entrer en conflit4. Tout le livre est parcouru explicitement par cette question et se construit, non pas sur une coïncidence irénique et forcée entre vers et langue, mais tout au contraire sur les décalages entre l’application des lois du vers et celle des lois de la langue, sur leur friction, et donc sur la singularité du vers au sein de la langue, autrement dit sur sa familière étrangeté. De sorte que la théorie de la diction s’y présente comme un système de « stratégies » où il s’agit, par une diction réglée de manière scalaire, de proposer des compromis, des transactions face à ces décalages. On ne peut mieux dire que le vers étrangéise la langue, la bouscule et la met hors d’elle tout en conservant son intimité avec elle… Tu déplaces du reste la question en insinuant (en une rapide pétition de principe qui s’autorise d’une citation de Meschonnic5) que les auteurs assimilent « vers » et « poésie » ; non seulement ils ne le font pas, mais leur attribuer cette idée (ce dogme) c’est laisser croire qu’ils seraient assez incultes pour ignorer l’existence d’écrits didactiques en vers, et pour n’avoir lu ni Aristote, ni Lucrèce, ni Horace, ni Boileau.

Les choix de diction : l’étrangeté de la langue va-t-elle jusqu’à sa défiguration ?

S’agissant des choix prosodiques présentés lors de la représentation du 21 mai pour faire sentir l’étrangeté et la singularité des moments « psalmodiés »6 par l’exportation de la métrique grecque sur un texte en français, il aurait fallu d’abord se demander si c’est vraiment possible. Comment plaquer une métrique fondée principalement sur la durée des sons sur une prosodie où c’est le décompte des syllabes, la rime et l’accent qui sont constitutifs7? Mais à supposer que cette question soit résolue, je pense que les choix effectués pour ces moments intenses excédaient leur objet : tu dis toi-même que les spectateurs, pour pouvoir comprendre ce qui se disait, étaient obligés alors de lire le texte… pourtant dit en français8 ! L’étrangeté de la langue me semble perceptible en effet si elle est introduite sur fond de reconnaissance possible : c’est ainsi qu’un locuteur perçoit « l’étrangeté » d’un accent, et ainsi qu’il entend le vers – il l’entend comme familière étrangeté, comme décalage, comme objet isolable et précieux au sein de la prose ordinaire. Or ce jour-là et dans ces passages de haute tenue l’oreille était larguée au point qu’il fallait sans cesse recourir au texte écrit.

J’ai tenté d’identifier ce qui n’était plus un décalage : les accents étaient systématiquement déplacés avec emphase sur les syllabes atones, les syllabes accentuables étant en revanche systématiquement et excessivement désaccentuées, ce qui rendait le français non plus étrange mais méconnaissable. Tout se passait comme si on s’était persuadé que le français devait être défiguré, que c’était un ennemi (laissons donc cette position aux indigénistes et autres « intersectionnels » qui eux sont essentialistes !). Plus fort que le rap qui introduit ses contretemps prosodiques en évitant la systématicité (et aussi la désaccentuation outrancière) qui toucherait au contresens. Plus fort que Rameau qui s’amuse à faire des fautes de prosodie dont l’effet bizarre, en déplaçant la langue de manière souvent drôle, n’en annule ni l’identification sonore par l’auditeur, ni l’intelligibilité. Le 21 mai, on a bien compris que c’était exprès certes, mais ce n’était ni reconnaissable ni intelligible – d’où les bruits de pages tournées qui envahissaient et rythmaient l’espace sonore précisément aux moments où l’oreille aurait dû être prioritairement sollicitée par la scène. Une diction plus soutenue que dans la prose ordinaire, des ports de voix tendus et quelques écarts prosodiques choisis pour ne pas tomber dans l’évocation ronronnante d’une versification déjà connue, auraient eu à mon avis l’effet souhaité. Mais tu as raison d’ajouter que les conditions de la représentation n’étaient pas celles dont on pouvait rêver : je m’associe donc à toi pour souhaiter que ce travail soit poursuivi… sans être persécuté.

L’oralité et la thématique identitaire, l’appel à Rousseau

J’élargis maintenant le propos en revenant à la question de l’oralité dans la transmission, qui à mon avis n’est guère éloignée d’une thématique « identitaire » et qui en tout cas est apte à la célébrer. Tu fais appel, à juste titre, à Rousseau. Il se trouve que je connais assez bien le texte de l’Essai sur l’origine des langues. Il y a bien longtemps que dès mon premier livre sur Rameau j’ai réfléchi sur ce texte extra-lucide mais aussi un peu effrayant9. Je me contenterai de rappeler un aspect ici : la célébration par Rousseau de la vocalité, de l’oralité, du sonore, renvoie à une conception anti-intellectualiste, antimatérialiste qui l’oppose fortement à Rameau. Pour Rousseau, la musique (et les langues) nous touchent non par leurs propriétés articulatoires, mais par leur rattachement à leur origine psychique, leur moment « chaud » pourrait-on dire, moment animé. L’animé, c’est ce qui vient de l’âme, de la psyché. Le schème vocal est prégnant et premier : il précède la consonne sourde, abstraite et analytique. La vocalité est liée au souffle, elle est animation au sens propre : son essence est pneumatique, elle se module, s’infléchit sans se scinder, sans rencontrer d’obstacle. La primauté du mélodique est d’inflexion et de souffle, d’exhalaison : c’est ultérieurement que cette étoffe continue et souple est découpée par des divisions discrètes et sourdes qui la rendent articulée et susceptible d’analyse. Or Rousseau est très cohérent : il faut lire les derniers chapitres de l’Essai sur l’origine des langues et faire le rapprochement avec la Lettre à d’Alembert pour prendre la mesure des conséquences de cette conception sur la façon de penser les sociétés et l’association politique, mais aussi sur le théâtre et les arts en général. Le culte de l’oralité, du souffle, du plein-air, de la voix sonore, de l’éloquence antique, c’est aussi la célébration d’un modèle archaïque de transmission, c’est aussi la haine du théâtre moderne « spectacle exclusif » qui se tient dans un lieu clos où – comble de perversion – les femmes (adeptes du chuchotement et maîtresses des salons) ont l’ascendant. Il faut lire Rousseau jusqu’au bout. Alors, et parce qu’il faut prendre ce très grand esprit au sérieux, on peut préférer, comme je le fais, le vibratoire au pneumatique, l’articulé au souffle vocalique, l’explicite des alphabets analytiques à l’implicite de l’oralité et des hiéroglyphes, la discussion même feutrée à l’accent oratoire « énergique » des places publiques, le théâtre obscur et séparateur à la fusionnelle fête villageoise, l’urbanité sophistiquée à la féroce spontanéité des identités enracinées.

Chère Sabine, continuons, si tu le veux bien, à entretenir cet espace critique qui nous tient à cœur : c’est à mon avis la meilleure manière de résister aux censeurs de tout poil ! Avec toute mon estime et mon amitié.

Notes

1 – Sabine Prokhoris « Les Suppliantes au présent« . François Vaucluse « Arbitres de la race, comédie bouffe« .

2 – Lagrasse : Verdier, 2008, nouvelle édition revue et augmentée (1re édition Paris : Seuil, 1987)

3 – Citation que tu fais de la p. 14 de Dire le vers.

4Dire le vers, p. 16 « En vérité, le vers a une nature double. D’une part, il a sa phonologie propre qui le caractérise comme vers, mais, d’autre part, il suit la phonologie générale de la langue. D’où une contradiction éventuelle : bien que les règles caractéristiques du vers soient homogènes à des règles générales de la langue, elles n’en sont pas moins distinctes. Le fait que, dans un vers, les unes et les autres subsistent côte à côte peut créer des conflits. Or, il ne faut céder ni sur le vers ni sur la langue. »

5 – Tu écris en effet, en prétendant dénoncer un dogme avancé par les auteurs « L’opposition poésie (vers)/prose pour commencer » : mais c’est toi qui décides par cette formule pour le moins rapide que vers = poésie ! Les auteurs incriminés opposent vers et prose…

6 – Les moments non psalmodiés étaient à mon avis une réussite totale : on suivait parfaitement la pièce, sans pour autant être plongé dans une ambiance de « proximité » contraire au principe même du théâtre. Les masques n’y étaient pas pour rien, évidemment.

7 – Pour plus de détails, on consultera la discussion « Sur la comparaison entre la poésie française et la poésie antique » dans Dire le vers, p. 216 et suiv.

8 – Cela n’a rien à voir, comme tu sembles le suggérer, avec le sous-titrage pratiqué à l’opéra, où ce n’est pas la langue mais la musique (et souvent, mais il ne faut pas le dire, la très mauvaise diction de certains chanteurs) qui occulte la langue. Ici l’effet produit était bien de rendre la langue des locuteurs présents dans la salle non seulement étrange mais hors de toute possibilité d’identification.

9 – Toute une partie du livre Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique (Paris : Minerve, 2011 3e éd. – 1983) est consacrée à la fois à la défense et à la critique de Rousseau. Je me permets de renvoyer, entre autres travaux publiés, à ma présentation et à l’annotation de l’Essai sur l’origine des langues (Paris : GF, 1993), à « Musique, voix, intériorité et subjectivité : Rousseau et les paradoxes de l’espace », in Musique et langage chez Rousseau, éd. Claude Dauphin, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Oxford : Voltaire Foundation, 2004 :08, p. 3-19, et en ligne sur ce site « Bossuet, Nicole et Rousseau : la critique du théâtre », 2007.

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2019

« Les Suppliantes » au présent

Sabine Prokhoris rappelle les détestables obstacles dressés contre la représentation des Suppliantes d’Eschyle1 au printemps dernier, et les prises de position, pas toujours glorieuses, qui les commentèrent. Elle propose ensuite une réflexion approfondie sur l’expérience – sensible et intellectuelle, avec toutes ses fragilités – que fut, pour tous ceux qui purent y assister, la représentation du 21 mai à la Sorbonne. C’est une méditation sur la rencontre entre les langues et les temps, sur la capacité de la poésie et du théâtre à révéler, au cœur même de la langue qui nous semble familière, l’étrangeté qui, en nous délivrant des identités, constitue l’humanité.

« La poésie est le soc qui retourne le temps, en sorte que les couches profondes, le tchernoziom se retrouvent en surface. » Ossip Mandelstam

Une polémique aberrante

Le 21 mai 2019, on a finalement pu voir à la Sorbonne la mise en scène des Suppliantes créée par Philippe Brunet avec sa talentueuse et courageuse troupe théâtrale. Les spectateurs devaient présenter une invitation nominative, ainsi que leur carte d’identité, et la représentation eut lieu sous protection policière. Étranges et amères conditions, qui signaient en un sens la victoire d’activistes prétendument antiracistes, lesquels deux mois plus tôt avaient empêché, par la force, la libre tenue de la représentation, en accusant le metteur en scène de donner à voir « un spectacle raciste de propagande coloniale ». Motif invoqué ? Les maquillages foncés et les masques cuivrés des acteurs : le supposé « blackface », donc – « conscient ou inconscient », nous expliqua doctement Louis-Georges Tin2 interviewé quelques jours plus tard par Le Monde, mais quoi qu’il en soit intrinsèquement et performativement raciste – dont se serait rendu coupable le metteur en scène.

Entre l’agression du 25 mars et la soirée du 21 mai, qui fit salle comble et bénéficia d’un soutien institutionnel bienvenu3, la polémique lancée par le CRAN, la Brigade anti négrophobie, et quelques autres activistes occupa largement les médias. Ces groupuscules se réclamant de l’idéologie « décoloniale » réussirent à « faire le buzz » comme on dit aujourd’hui, et leur propagande eut les honneurs de la presse de gauche notamment : Libération, Le Monde, Mediapart. Certes, Libération et Le Monde ouvrirent leurs colonnes à deux tribunes collectives en soutien à Philippe Brunet, très largement signées, l’une émanant du milieu universitaire4, la seconde, à l’initiative d’Ariane Mnouchkine, du milieu culturel5. Nombre d’éditorialistes6 par ailleurs prirent fait et cause pour le metteur en scène accusé de racisme, le traducteur et poète André Markowicz7 pointa dans un texte remarquable la malhonnêteté nauséabonde et l’inconséquence intellectuelle coupables de militants armés de novlangue (de bois) et de quelques gros bras.

Mais outre que Le Monde et Libération, pour se montrer équitables sans doute dans un débat dès lors présenté comme un affrontement d’opinions également légitimes, relayèrent complaisamment les prises de position des racialistes8, du CRAN à Décoloniser les arts, et de ceux qui, de façons plus ou moins modérées, leur trouvaient des vertus, leur conférant ainsi une respectabilité intellectuelle pour le moins questionnable – sans parler de Mediapart publiant un « Manifeste des 343 racisé·e·s »9 (en écriture inclusive comme il se doit), si l’on peut sans doute se réjouir du large écho de la tribune du Théâtre du Soleil dans le monde de la culture, tous auront pu constater l’absence de certaines signatures, et non des moindres, de Stéphane Braunschweig, directeur du Théâtre de l’Odéon à Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville et du Festival d’Automne (lui-même pourtant il y a peu victime d’un activisme analogue de la part cette fois d’intégristes catholiques), en passant par Manuel Gonçalves (directeur du 104) et la plus grande partie du milieu chorégraphique, à quelques exceptions près. Les motifs quelquefois allégués par les uns ou les autres, justifications politico-sociologiques en forme de « oui (« bien sûr nous refusons censure et intimidation « ) mais » (et le racisme, alors ?), et plaidoyers alambiqués – parfois très problématiques à l’appui, (« a-t-on vraiment le droit de maquiller des actrices blanches en Noires ?)  » (et l’inverse alors ?) ; « Othello ne doit-il pas aujourd’hui être interprété par un Noir ? »10  –, cache-misère d’une confusion intellectuelle inquiétante sinon d’une certaine lâcheté, ne parvinrent cependant pas à masquer l’ineptie et l’inanité totales de la violente accusation de racisme à l’encontre de Philippe Brunet, lesquelles éclatèrent lorsque enfin on put assister à cette mise en scène. Elle était tout bonnement sans objet. Mais le mal était fait. Peu importait alors aux miliciens du CRAN et consorts qu’en définitive la pièce fût jouée. Ils avaient pendant deux mois entiers occupé le terrain, et au bout du compte donné le la de l’événement. Seuls les colonels grecs lors de la dictature de 1967 à 1974 avaient réussi à faire mieux, interdisant sans autre forme de procès Eschyle (et quelques autres)…

Quelle expérience ?

Que vit-on le 21 mai ?

En aucun cas, comme crut inconsidérément devoir le dire à la sortie de la représentation une universitaire pourtant un peu en vue sur ces questions, une « reconstitution » du théâtre antique (ah bon ?), ajoutant avec satisfaction avoir donc tout simplement vu « ce à quoi elle s’attendait » (autrement dit : l’emplâtre grossier de quelques certitudes pseudo-savantes qu’elle projeta sur ce qui en réalité eut lieu ce soir-là11).

Nous avons en réalité assisté ce soir-là à une expérience inattendue, passionnante et, pour peu que, surmontant quelques obstacles ou imperfections sur lesquels nous reviendrons, nous ayons pu accepter de nous y prêter, fortement prenante – et partant actuelle, au sens le plus complet du terme. Une expérience sensible et intellectuelle, dont nous nous proposons ici de décrire quelques aspects, d’interroger aussi certaines fragilités peut-être, d’un strict point de vue théâtral et scénique – en tenant compte évidemment des conditions extrêmement difficiles, voire acrobatiques, du travail de création qui précéda la représentation de la Sorbonne12.

Quoi qu’il en soit, saluons en premier lieu la cohérence et la clarté des choix très médités du metteur en scène, manifestes d’un bout à l’autre de sa proposition scénique, et lisibles à travers quelques partis pris articulés entre eux sur un axe qui est celui du mouvement – car c’en est un, à plus d’un titre en l’occurrence – de traduction/interprétation : ce qu’Antoine Berman13 avait appelé « l’épreuve de l’étranger ». Ainsi la proposition scénique – l’interprétation tout à la fois et indissolublement opaque et transparente14 qu’elle constitue – manifeste-t-elle, agit-elle en somme, la problématique tragique spécifique de cette pièce d’Eschyle qui nous parvient aujourd’hui de si lointains rivages. C’est-à-dire : qu’en est-il de la rencontre avec l’inquiétante étrangeté d’un autre, pourtant parent de si troublante, de si originaire façon ? Une altérité lointaine et proche : lointaine parce que proche ? Quels sont les enjeux, conflictuels, de cette reconnaissance ? Que signifie qu’elle se situe – et cette dimension est au cœur de la focale construite par Philippe Brunet pour lire/transmettre la tragédie d’Eschyle – sur le plan de la langue – de la rencontre entre les langues, comme entre les  temps ? Une rencontre matérielle, empreinte d’une sensorialité vivace – sonore, rythmique – dont il convient de prendre la mesure pour en apprécier le sens.

On se demande en tout état de cause quel préjugé (au sens le plus littéral de ce terme), et quelle étonnante surdité, ont pu donner lieu à pareille méprise : nulle tentative de « reconstitution » ici, mais une lecture, au présent.

Certes les acteurs portaient des masques – fort beaux, et très puissants –, inspirés de ceux de la tragédie antique15, et de fait, nous avons entendu du grec ancien. Pour autant, non seulement l’idée de « reconstitution » (d’une représentation de théâtre antique, comme aussi bien d’ailleurs d’une représentation d’une pièce de Shakespeare au Théâtre du Globe) manque singulièrement de pertinence, pour d’évidentes raisons historiques, mais dans le cas précis de cette mise en scène, n’importe quel spectateur un tant soit peu averti aura pu noter quelques transformations notables introduites, non sans motif, dans la version des Suppliantes imaginée par le metteur en scène.

Le grec : idiome « barbare » ?

À commencer par celle-ci : le grec ancien que nous entendons, prononcé par les étrangères, est dans la pièce – et pas seulement pour nous spectateurs du XXIe siècle, même si nous sommes hellénistes – la langue étrangère16. Voilà une situation – créée par la mise en scène – et partant un renversement – le grec comme idiome « barbare » : pari interprétatif à méditer –, qui ne cadrent guère avec l’idée passablement absurde de « reconstitution ». Puisque la pièce d’Eschyle est bien sûr tout entière écrite en grec – le grec de la poésie lyrique théâtrale, donc destiné au chant, rappelle Aymeric Münch, qui a traduit la pièce avec Philippe Brunet –, quand bien même, comme le souligne dans la plaquette de présentation du spectacle Anne-Iris Muñoz, les subtiles variations de la prosodie qui gouverne le chœur des Danaïdes entretissent à une voix « « à la grecque » » (la voix de lamentation) « une voix barbare »17 (accompagnant l’action violente de déchirer les voiles dont sont enveloppées les jeunes filles). Remarques pour nous fort précieuses, de nature à éclairer ce qu’en sa période philologique Nietzsche a décrit comme « la prodigieuse bigarrure rythmique de ce peuple » [les anciens Grecs], qu’il relie à « son talent pour la danse », alors, poursuit-il, que « nos schémas rythmiques sont d’une étroite pauvreté »18. Bigarrure constitutive, à ses yeux de la métrique poétique infiniment souple du grec, en son extrême sensibilité à la variation infinie des « échelles de notes et des rythmes temporels » ajoute-t-il. À des années-lumière de quelque plate et morne cadence, cette « force violente qui découperait les mouvements de la volonté en temps égaux »19.

C’est en tout cas en cet endroit précis, en cette jointure risquée entre le grec ancien du chant tragique en sa musicalité et en sa physicalité essentielles, et le français contemporain que choisit d’œuvrer la mise en scène de Philippe Brunet. Il s’agit, nous explique-t-il, « d’expérimenter quelque chose du rite théâtral ancien : la langue, le rythme, l’alliance du geste et de la voix, de la musique et de la danse »20. De l’expérimenter – ou plus exactement, d’en expérimenter quelque chose – aujourd’hui. C’est donc en prenant appui sur la théâtralité spécifique propre à la langue chantée de la tragédie antique – le « parlé-chanté »21 ainsi que le nomme Nietzsche – que, sautant délibérément par-dessus la tradition française du théâtre classique et, dans ses choix traductifs, court-circuitant la forme prosodique qui nous est la plus familière – l’alexandrin –, Philippe Brunet conçoit une rencontre entre un Eschyle ramené tout vif des Enfers – ses vers ayant été dûment pesés – et nous, vivants d’un XXIe siècle tourmenté et si vite oublieux. Ce n’est évidemment pas sans motif que, parallèlement à sa mise en scène des Suppliantes, Philippe Brunet a aussi choisi de mettre en scène Les Grenouilles22 et, dans la version qu’il en a proposée, imaginé d’entrelacer au texte d’Aristophane, dans les parties du chœur, quelques fragments de L’Innommable de Samuel Beckett – auteur qui écrivit une grande partie de son œuvre dans une langue, le français, qui n’était pas sa langue maternelle. L’Innommable, ce flux, cette mélopée qui murmure à notre oreille « […] je suis en mots, je suis fait de mots, les mots des autres, […] je suis tous ces flocons, se croisant, se séparant, s’unissant, se séparant, où que j’aille je me retrouve, m’abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu’une parcelle de moi, reprise, manquée, perdue, des mots, je suis tous ces mots, ces étrangers, […] »23.

Rencontre, donc, entre le vieil et pourtant si neuf Eschyle, et notre sensibilité contemporaine, en partie endormie, émoussée par ce que Philippe Brunet appelle le « lieu commun, scolaire ou culturel » – sans parler de l’indigeste fatras identitaire qui envahit ces temps-ci les esprits ; contact, rugueux peut-être, qui avère, à la faveur d’une sorte de conflagration, l’intime étrangèreté qui nous fait, toute de voisinages insoupçonnés. Cela à travers l’expérience de la matérialité de la langue, diverse d’une langue à l’autre, ainsi multiplement pareille. Pareille dès lors que par le geste sonore, qui est voix foncièrement accentuée, modulée d’innombrables façons, mouvements et rythmes en prière, plainte, séduction, désir d’emprise – élan en tout état de cause pour toucher un autre –, du lien se crée. Moyennant une zone mitoyenne entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent, si comme l’exprime si parfaitement Montaigne « la parole appartient moitié à celui qui parle moitié à celui qui écoute » – Montaigne, dont la langue et la voix sont si intimement mêlées d’autres langues, d’autres voix –, et qui poursuit ainsi, décrivant la parole comme un geste  :

« Comme celui-ci se doit préparer à la recevoir selon le branle qu’elle prend. Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche et s’apprête selon qu’il voit remuer celui qui lui jette le coup et selon la forme du coup »24.

Zone mitoyenne au sein d’une même langue, d’abord, chacun expérimente cela tous les jours, mais aussi, quoiqu’un peu différemment, entre les langues. N’en déplaise à Derrida, nul « monolinguisme » qui tienne, nul solipsisme possible, envers et autre face de l’exclusion, dès lors que l’on use d’une langue, ce medium partagé – comme l’est une danse – et impur. D’une langue, c’est-à-dire toujours au fond, qu’on le veuille ou non, en même temps de plusieurs, en mouvement. Se dissout alors l’illusion (heideggérienne) que porte l’énoncé pseudo tragique de Derrida : « Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne »25, dont la clôture se renforce d’un tour supplémentaire dès lors que se voit congédiée la possibilité externe autant qu’interne, de la langue étrangère26. Comment dès lors ne pas comprendre, en prenant à revers la falsificatrice sentence derridienne, que la possibilité effective du propre est au contraire, et consubstantiellement, liée à la réalité, intimement éprouvée, de l’étrangèreté ? À l’œuvre déjà, et d’abord, dans le parler ?

À l’inverse, alors, de Derrida : Montaigne encore, dont la langue « propre », portée jusqu’à nous par une voix vigoureusement singulière, est si diverse, si mouvante, si promptement étrangère sans un seul instant cesser d’être sienne – et nôtre, dès lors que nous le lisons –, si continûment altérée, qu’il écrit aussi , à propos de l’idiome en lequel il écrit son livre :

« Qui peut espérer que sa forme présente soit en usage, d’ici à cinquante ans ? Il s’écoule tous les jours de nos mains, et depuis que je vis, il s’est altéré de moitié »27.

Nécessaire et fort salutaire leçon, en un temps que gangrènent les « politiques d’identité », pour utiliser ici la formule par laquelle Laurent Dubreuil traduit l’expression « identity politics »28 qui fait florès sur les campus américains. Politiques d’identité nouées à des revendications victimaires qui interdisent qu’on s’en déprenne, murant définitivement toute possibilité d’échappatoire.

Traduire/ Interpréter : la parenté des langues

Poursuivons.

La situation d’avoir à traduire pour nous le grec d’Eschyle offre donc pour le metteur en scène, on l’aura aisément compris, une aire de jeu – l’espace d’une invention interprétative aux strates multiples : les étrangères s’expriment dans leur langue – une langue étrangère, forcément ; cette langue étrangère se trouve être le grec ancien ; ces étrangères n’en sont pas tout à fait – mais « tout à fait étranger », de même que protégé de toute altération par les inviolables frontières d’une identité fixe et tout d’un bloc, cela existe-t-il ? Autrement dit : quel essentialisme identitaire peut résister à l’aventure impure, hybride, altérante, de la traduction ? À la surprenante proximité entre des idiomes lointains, immensément divers, que pareille entreprise, toute de frottements, de contaminations, de passages, révèle – crée ? À l’émergence du « parlé-chanté » évoqué plus haut, puissamment à l’œuvre dans le texte de la tragédie, où affleure ce que Nietzsche, en cela très proche du Rousseau de l’Essai sur l’origine des langues, appelle « l’arrière-fond tonal » commun à tous les hommes où s’entend, écrit-il, la « mélodie originaire du plaisir et du déplaisir »29

Quant au français, traduit du grec ancien, et qui joue dans la représentation le rôle du grec que parlent le roi et les citoyens de la ville où les Danaïdes, fuyant un mariage haï, demandent asile et protection, voilà qu’il deviendra, pour nous spectateurs, en quelque sorte aussi langue étrangère. Ou plus exactement familière/étrangère – étrangéisée – ; intimement étrangère en somme, éveillant une expérience ancienne enfouie, singulière et pourtant commune à tous. Celle de notre prise initiale, à maint égard libératrice, et toujours (ré)inventive, dans l’univers langagier.

En cela, qui transite non sans motif, par la dimension rythmique et accentuelle du dire – essentiellement et originairement musical en somme –, la langue française, par-delà sa norme familière à notre oreille, et comme revêtue de ce qu’Elias Canetti a nommé un « masque acoustique »30, avère sa parenté, sur un mode en un sens pré-sémantique, avec le grec ancien – avec toute langue en vérité. L’on se rappellera ici utilement ces mots d’un poète, qui résonnent, poétiquement/politiquement, avec les mots de Nietzsche que nous avons cités :

« Ainsi en poésie les limites nationales sont effacées, l’élément d’une langue en appelle à une autre par-dessus les têtes de l’espace et du temps, car toutes les langues sont liées dans une union fraternelle fondée sur la liberté et l’esprit de parenté de chacune, et dans cette liberté, fraternelles et sans façons, elles s’entr’appellent »31.

Ensuite, Philippe Brunet introduit un personnage absent – et pour cause – de la dramaturgie initiale : un interprète (traducteur), truchement entre les Danaïdes et le roi. Cette figure reprendra une partie du rôle du coryphée qui, dans les pièces antiques, se détache du chœur (mais lui appartient) et officie, à certains moments, comme son intermédiaire – son porte-parole en quelque sorte. Un intermédiaire, généralement, entre les protagonistes de l’action dramatique, cela principalement à l’intention du public : du peuple citoyen.

À la Sorbonne ce soir-là, et dans le contexte de la violente polémique lancée quelques semaines auparavant par les identitaires racialistes qui voyaient32 dans le propos de Philippe Brunet interprétant aujourd’hui Eschyle une entreprise raciste, nous étions le peuple citoyen, écoutant, cette antique et fraternelle histoire de réfugiées, si profondément contemporaine en ses enjeux en rien révolus. Enjeux en réalité – d’autant plus qu’ils se lient étroitement à la plus cruciale gageure, en son fond politique, de la poétique : les mots et les rythmes, matrice du lien humain « par-dessus les têtes de l’espace et du temps » – anciens et toujours vifs. Autrement dit : en un sens toujours renouvelé, étranges et familiers ; inconnus – presque. Méconnus, sans doute.

L’étrangeté littérale : un pari audacieux

Peut-être ce qui a pu induire en erreur notre universitaire hâtive tient-il à une dimension manifeste du propos de Philippe Brunet, exprimée en ces termes dans le texte de présentation déjà cité :

« Le plus étrange, le plus opposé à nous-mêmes, ce n’est peut-être pas la couleur des Étrangers, mais les lois de l’harmonie oubliée qui réglait le geste et la voix, l’architecture et la musique, la danse et la prosodie, toute cette respiration, cette battue, ce goût organique et cosmologique de la période : le défi de ce qu’il nous faut conquérir au cœur de notre enseignement, pour exploiter le trésor que notre tradition théâtrale, contrairement aux théâtres d’Asie qui l’ont gardé vivant, a longtemps préféré garder enfoui »33.

En conséquence, c’est un pari sur la valeur et la puissance de l’étrangèreté en elle-même, et en sa texture propre chez Eschyle, que la mise en scène décide de prendre : elle est ce qui, profondément, et fondamentalement, peut faire lien, pour autant que le propre et l’étranger sont tissés l’un de l’autre. Cet entrelacement, le rituel théâtral le révèle, et l’accomplit. Tel est son défi.

Le chemin le plus direct pour affirmer cette position indissolublement poétique, philosophique, et politique, position qui gouverne les options d’interprétation de la tragédie d’Eschyle et de sa transmission aujourd’hui, est un parti pris osé de littéralité – aux antipodes de tout conformisme littéraliste – pris par Philippe Brunet.

Qu’est-ce à dire ? Tout comme, dans la nouvelle de Borges34, Pierre Ménard réécrivant mot pour mot certains passages35 – peu nombreux, et pas n’importe lesquels – du Don Quichotte de Cervantès, Philippe Brunet choisit certains aspects, liés au grec de la tragédie d’Eschyle tel qu’il se rythme et se chante, et décide de les importer tels quels (le « mot pour mot » de Pierre Ménard) sur la scène et dans le français contemporains. Ce « quelque chose »36 à « expérimenter du rituel du théâtre ancien » : voilà bien sûr, précisément en raison de la littéralité fortement étrangéisante de ce choix, qui est à mille lieues de quelque prétendue « reconstitution » du théâtre antique. Pour comprendre à quel point, lire, ou relire, Pierre Ménard, auteur du Quichotte.

Ce choix d’importer la métrique grecque du théâtre lyrique au sein même du français excluait, de fait, que la traduction fût en alexandrins. Non que ce n’eût pas été possible. D’autant que de fait, comme l’écrivent Jean-Claude Milner et François Regnault dans leur opuscule Dire le vers, « singulièrement en français »37, l’alexandrin est le vers de la tragédie, « mais aussi de la poésie lyrique », et « de la poésie depuis Ronsard jusqu’à Rimbaud ». Les auteurs écrivent :

« C’est que le vers français est entièrement homogène à la langue française, les règles qui le gouvernent étant entièrement dérivables de règles existant par ailleurs dans la langue. Or dire le vers, c’est, ou ce devrait être, manifester par la voix parlée les propriétés du vers, toutes ses propriétés : celles qui le caractérisent comme vers et font qu’il n’est point prose, celles qui le caractérisent comme fragment de langue et font qu’il n’est point un bruit insensé »38.

Cela étant posé, le pari de Philippe Brunet est-il voué à l’échec ?

Il faudrait pour que ce fût le cas admettre comme indiscutables les présupposés des auteurs. Or ils ne le sont pas, et si subtils et cohérents puissent être les développements qui s’ensuivent, deux éléments au moins dans leur thèse – en forme de dogme, ou de système hypothético-déductif clos plutôt que de démonstration, quelle que soit la justesse de certaines de leurs propositions par la suite – paraissent pouvoir être interrogés.

L’opposition poésie (vers)/prose pour commencer : comme l’écrit assez abruptement Henri Meschonnic, récusant comme un « cliché » la position qui prétend situer la poésie exclusivement dans cette forme qu’est le vers, « la poésie ne s’oppose pas à la prose. La poésie s’oppose à l’absence de poésie »39. Et quant à l’alexandrin – dont la respiration et les rythmes sont souterrainement à l’œuvre du reste dans nombre de textes de la prose française –, il aura fallu la sensibilité musicale aux langues et aux rythmes poétiques d’un poète étranger pour en écrire ceci :

« L’alexandrin remonte à l’antiphonie, à l’appel d’un chœur en deux parties qui disposent d’un même temps pour s’exprimer. Au demeurant, l’équilibre de cette égalité est rompu quand une voix cède la part du temps lui appartenant à l’autre. Le temps, telle est la substance nue de l’alexandrin. La répartition du temps entre les chéneaux du verbe, du substantif et de l’épithète compose la vie intrinsèque de l’alexandrin, régularise sa tension, sa charge limite. À cela s’ajoute comme une lutte pour le temps entre les éléments du vers, chacun s’efforçant d’absorber ainsi qu’une éponge la plus grande quantité possible de temps et se heurtant dans cette aspiration aux prétentions des autres »40.

Toute autre perception de la substance de l’alexandrin, dans ces lignes magnifiques. Il n’est point, là, donné pour « homogène », et entièrement de surcroît, à la langue française – comme si d’ailleurs une forme littéraire, quelle qu’elle soit, et dans quelque langue que ce soit, pouvait jamais l’être. L’on se souviendra utilement ici du propos si pénétrant de Proust, notant, dans son Contre Sainte-Beuve, que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » – ainsi les inventions littéraires sont-elles, en un sens essentiel, hétérogènes41 à la langue qui leur offre la chatoyante multiplicité de ressources en effet spécifiques. Le français invente l’alexandrin, à partir de ses caractéristiques idiomatiques propres, mais l’alexandrin l’excède, rejoignant ainsi cette zone de la « pure langue »42 évoquée par Walter Benjamin – le contraire même d’une langue « pure », qui serait (illusoirement) dotée d’une identité stable et définitive. Zone musicale, sonore/rythmique, qui est celle même où, « par-dessus les têtes de l’espace et du temps », les langues « fraternelles et sans façons » « s’entr’appellent », pour reprendre ici les mots de Mandelstam cités plus haut.

De la diction de l’alexandrin, forme supposée de part en part « homogène », sans reste et sans extériorité, à la langue française, Milner et Regnault, commentant le fait qu’elle « ne se transmet pas de bouche à oreille » (d’après eux, c’est-à-dire d’après leur système), soutiennent qu’« il ne s’agit pas là d’un accident historique », mais « d’un fait de structure ». Ils poursuivent  ainsi :

« La diction ne se transmet pas comme un art secret ; elle doit à chaque instant se déduire des règles de la langue, lesquelles permanent. C’est donc la langue qui se transmet, et cela par des voies qui ne doivent rien à l’art »43.

On peut se demander déjà pourquoi diable une transmission « de bouche à oreille » – orale et vocale – devrait être ésotérique, et ce qui (à part leur théorie), permet aux auteurs avec autant de certitude d’en soutenir l’absence, quasi ontologique (la « structure » tenant ici lieu d’ontologie, comme chez Lacan par exemple). Mais surtout l’affirmation – une pétition de principe en réalité – que, par sa structure, présumée anhistorique, « c’est la langue qui se transmet », dans sa permanence supposée, cela « par des voies qui ne doivent rien à l’art » – lequel est source en effet, comme le note Proust, d’hétérogénéité dans la langue – laisse pour le moins perplexe. C’est en tout cas clairement une assertion qui porte une vision identitaire et essentialiste de la langue – heideggérienne en son fond, sous couvert de structuralisme. De la part de François Regnault, qui a pourtant travaillé avec un musicien tel que Georges Aperghis, c’est étonnant.

L’étranger Mandelstam pour sa part – une oreille, une voix, celles d’un poète, qui écrivit aussi sur Dante –, entend dans « le nouveau vers français, l’alexandrin » à un certain moment « créé par Clément Marot » 44, non pas une structure immobile, exclusivement enclose dans un français éternel, mais une histoire plus lointaine, proprement musicale – par-delà les spécificités des langues.

Raisons et effets d’un choix : ruine de l’identité

Revenons à Philippe Brunet, qui n’opte pas pour l’alexandrin, cette création rythmique dans le français, à laquelle notre oreille s’est (trop) habituée – l’eût-il fait, et pourquoi pas ?, qu’il aurait fallu, afin de ne pas céder sur le plus intraitable, le plus subtil de l’enjeu eschylien, trouver à en raviver l’étrangeté native, la bizarrerie en somme –, mais pour l’aventure plus risquée – plus « barbare » ? – que nous avons décrite.

Ce choix obéit, nous semble-t-il, à une double visée : d’une part, par l’effet de ruine de l’« identité » (imaginaire) du français dans la conflagration produite par l’accueil en lui de la prosodie d’Eschyle, agir directement en quelque sorte la question de l’étrangèreté. La dénuder à l’os. D’autre part faire remonter, ici et maintenant, le plus vif – en l’espèce les rythmes parlés/chantés/dansés – de « quelque chose », nous dit-il, du « rituel du théâtre ancien ». Non par nostalgie muséale, mais parce qu’il peut (re)devenir nôtre. Pour autant que nous nous disposerons à accueillir ces étranges, ces lointains voisinages. « Moi je dis : hier n’est pas encore né. […] Je veux à nouveau Ovide, Pouchkine, Catulle ; […] » 45.

Réponse la plus profonde, certainement aussi la plus offensive, aux identitaires de tout poil.

À la Sorbonne le 21 mai, nonobstant le fait que le public était idéologiquement acquis à un projet qu’il lui fallait ce soir-là découvrir, les réserves, ou les incompréhensions, ont été pourtant nombreuses. Et de fait, force est de reconnaître que la proposition théâtrale que gouvernaient des partis pris parfaitement pensés et d’une force bien réelle n’a pas tout à fait pu passer la rampe ce soir-là.

Il nous semble que cette difficulté, et la sensation d’une tentative peut-être en effet pas entièrement aboutie, ainsi que les diverses frustrations qui se sont exprimées (notamment que, du fait de cette diction inattendue, on ne comprenait pas clairement le texte, qu’il fallait donc le suivre sur le papier, faute de possibilité de surtitrage46) ne sont en rien imputables aux choix d’interprétation que nous avons essayé de décrire, mais plutôt aux conditions, matériellement très difficiles, et de surcroît encombrées par l’absurde et inquiétante polémique en cours, qui furent celles de cette représentation.

Mais peut-être aussi – telle est en tout cas mon hypothèse de spectatrice – pourrait-on imaginer que le metteur en scène accentue davantage qu’il n’a pu ou voulu le faire dans ces circonstances contraires la radicalité et l’actualité de son interprétation, de façon à rendre plus perceptible encore – plus chantée, plus dansée – la saisissante « bigarrure rythmique » évoquée par Nietzsche, et la prodigieuse subtilité, quasi vertigineuse, de la gamme d’Eschyle. De façon à nous faire expérimenter plus fortement ses effets sur nous, en nous – effets d’altération, et par là apprentissage, foncièrement émancipateur, d’un « propre » inconnu et pourtant, de façon très enfouie, familier. Cela, peut-être, en poussant l’exploration (et les collaborations ?) du côté d’une forme, plus audacieuse, d’opéra/théâtre moderne, telle qu’un musicien comme Georges Aperghis, clairement animé par la conviction que « le langage est sans conteste la plus grande merveille musicale de la nature »47, la compose au plus près de la musicalité, trop oubliée, des langues. Afin de soutenir et de rendre plus lisibles la précision et la justesse innovantes, décapantes, de sa lecture, puisque sise au plus près de ces « signes qui ne sont pas moins précis que les notes musicales ou les hiéroglyphes de la danse » : ceux de « l’écriture poétique à un haut degré » 48 – assurément celle d’Eschyle. Il y a peu de doute alors que la forme – expérimentale au sens le plus exact – que cherche à transmettre et à créer Philippe Brunet lisant/interprétant Eschyle afin, malgré « la pression des siècles », de parvenir à nous faire « nous sentir contemporains du poète », et d’en « conserver la « présence » » en trouvant comment « l’extraire du terrain du temps sans endommager sa racine, sinon il se flétrit »49, parvienne à pleinement aboutir, d’un point de vue strictement scénique. Évidemment, cela requerrait des moyens conséquents, et bien davantage de temps qu’il n’a pu en disposer pour cette mise en scène, troublée par de si stupides menaces. Mais il n’est pas interdit de rêver… Souhaitons-lui, quoi qu’il en soit, de poursuivre ce travail passionnant, et nécessaire. Et d’oser davantage encore. Contre les « ennemis des mots »50.

Notes

1 – [NdE] Sur le même sujet, voir ici même « Arbitres de la Race », comédie bouffe par François Vaucluse.

2 – [NdE] Ancien président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires de France).

3 – Doyen de l’Université Paris Sorbonne, ministres de la culture et des universités, divers élus, ce qui était de nature à accréditer, pour le CRAN et ses affidés, la thèse d’un évident « racisme d’État ».

5Le Monde, 11 avril 2019 . Tribune reprise sur le site du Théâtre du Soleil, où les signatures ont continué d’affluer.

6 – Au Monde Michel Guerrin (https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/29/quand-ils-s-en-prennent-a-la-creation-les-anti-blackfaces-tombent-souvent-dans-le-contresens-historique-comme-esthetique_5442856_3232.html), Laurent Joffrin dans Libération – quoique de façon quelque peu ambiguë puisqu’il semblait minimiser le fond de l’affaire (https://www.liberation.fr/politiques/2019/04/15/eschyle-le-blackface-et-la-censure_1721447), sinon, dans la presse plutôt marquée à droite (plusieurs excellentes analyses dans Le Point notamment), et Le Figaro a ouvert ses colonnes à Philippe Brunet (http://www.lefigaro.fr/vox/culture/philippe-brunet-apres-la-censure-pourquoi-nous-jouerons-les-suppliantes-d-eschyle-20190520).

10 – Considérer que tel devrait être le cas confirmerait le préjugé qu’on veut combattre : à savoir que le Noir est, ontologiquement, l’altérité. Ne pas savoir répondre, donc, à cette question – c’est-à-dire ne pas pouvoir soutenir qu’un acteur, qu’il soit noir ou blanc ou asiatique, peut au théâtre jouer Othello, et s’il se trouve être noir, non pour cette raison de couleur de peau, mais parce qu’il est un acteur –, voilà sans doute un symptôme d’une confusion des plans (pseudo) politique et artistique, de surcroît psychologisante. Se montrer attentif à la question politique et sociale de la diversité est une chose – ainsi un comédien noir peut-il jouer n’importe quel personnage de Molière par exemple, et dans le premier volet de Kanata qui n’a pu être présenté, un acteur Irakien à la peau sombre jouait le roi d’Angleterre –, faire de cette question une affaire d’« identités » à rendre « visibles » en est une autre.

11 – La même universitaire, y ayant ensuite mûrement réfléchi sans doute, jugea que, le spectacle appartenant au registre du « mineur » (entendre : sans portée artistique), les attaques des activistes du CRAN étaient de ce fait sans objet, « puisque l’objet de toutes les indignations s’était révélé être un spectacle amateur visant une audience très circonscrite. » ( propos tenus par Isabelle Barbéris, in Marianne, 13 août 2019). Est-ce parce que le spectacle serait « un spectacle amateur », ou bien parce qu’il n’est en rien raciste, que les attaques contre lui sont infondées ? Curieuse raison en effet que celle alléguée ici : doit-on comprendre que si le spectacle avait été « professionnel », c’est-à-dire avait valu quelque chose (aux yeux de la critique quelque peu mal avisée), alors les attaques contre lui eussent été justifiées ? Logiquement, c’est ce que l’on peut déduire de ce propos irréfléchi… Une sottise donc, doublée d’une condescendance qui « ne doute de rien. La prétention savante ne dissimulant sans doute, au fond, qu’une immense paresse à l’égard du travail d’interprétation », pour citer la chute, en forme d’autoportrait intellectuel dirait-on, de l’article (cité ci-dessus) où sont livrées ces doctes considérations.

12 – Défections d’interprètes, en raison des intimidations subies, réduisant considérablement le chœur, protagoniste central de cette tragédie, trop peu nombreuses répétitions, acoustique calamiteuse du Grand Amphithéâtre de la Sorbonne.

13 – Antoine Berman, auteur de nombreux ouvrages sur la question de la traduction, s’est d’abord fait connaître par un livre qui a fait date, intitulé L’Épreuve de l’étranger – Culture et traduction dans L’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984.

14 – Voir les réflexions de Philip Roth, évoquant la capacité du romancier (de l’artiste) à « rendre opaque la transparence, transparente l’opacité, l’obscur évident, l’évident obscur. », in Pourquoi écrire, trad. Michel et Philippe Jaworski, Paris, Folio Gallimard, 2019, p. 130.

15 – Mais ils pouvaient aussi évoquer des masques du théâtre traditionnel asiatique.

16 – Voir Ph. Brunet, « Jouer Les Suppliantes », document pour la représentation du 21 mai à la Sorbonne, p. 6.

17 – p. 9 de la même plaquette.

18 – Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes automne 1869-printemps 1872 , p. 202, in Considérations inactuelles I et II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990, p. 396.

19Ibid, p. 396-397.

21 – F. Nietzsche, op. cit. p. 202, in Considérations inactuelles I et II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990. Le compositeur Georges Aperghis emploiera fréquemment cette formule pour décrire la nature de son travail.

22 – Dans cette comédie d’Aristophane, excédé par la médiocrité des poètes athéniens du moment, Dionysos, déguisé en Héraclès, décide de se rendre aux Enfers accompagné de son esclave Xanthias, pour chercher Euripide et le ramener parmi les vivants. Reçu par Hadès, il organise un débat sur les qualités littéraires respectives d’Eschyle et d’Euripide, et finit par peser leurs vers avec une balance. Ce sont ceux d’Eschyle qui l’emportent. En conséquence c’est lui qui sera finalement ramené d’entre les morts.

23 – Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992, p.166.

24 – Michel de Montaigne, Essais Livre III, p. Arléa, 1996, p. 831.

25 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 15.

26Ibid, p. 18.

27 – M. de Montaigne, op.cit., p. 754.

28 – Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.

29 – F. Nietzsche, op. cit., p. 431.

30 – Élias Canetti, Masse et Puissance (1960), trad. Robert Rovini, Parsi, Gallimard, TEL ,1986, p. 399. Le masque acoustique renvoie chez Canetti à la sensation produite par une langue étrangère.

31 – Ossip Mandelstam, De la Poésie (1928), trad. Christian Mouze, La Barque, 2013.

32 – Terme impropre d’ailleurs, puisqu’ils n’avaient pas vu la mise en scène, mais exigeaient que personne ne puisse la voir.

33 – Brochure de salle, p. 6.

34 – Jorge Luis Borges, Pierre Ménard auteur du Quichotte, in Fictions (1956), trad. P. Verdoye et Ibarra, Paris, Gallimard, 1978, p.63-74.

35 – Voir Simon Hecquet, Sabine Prokhoris, Fabriques de la danse, Paris, Puf, 2007, p. 143 sq.

36 – Voir supra, note 11.

37 – Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers, Paris, Verdier poche, 2008, quatrième de couverture.

38Ibid, p. 13.

39 – Henri Meschonnic, Heidegger ou le national-essentialisme, Paris, Editions Laurence Teper, 2007, p. 106.

40O. Mandelstam, op. cit., p. 93.

41 – Sur ce point, on lira les lignes véritablement inspirées écrites par Catherine Kintzler, où s’ouvre une dimension proprement politique à travers la figure du « déraciné, paradigme du citoyen » : « Apprendre la langue française à l’école, c’est apprendre une langue étrangère. […] Voilà pourquoi il faut faire de la grammaire et lire les poètes. » in Penser la laïcité, Minerve, 2014, p. 48.

42 – Voir Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » (1923), in Œuvres, I, trad. Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz, Paris, Folio Gallimard, p. 144-262.

43J.- Cl. Milner, F. Regnault, op cit., p.14.

44O. Mandelstam, op cit., p. 94.

45O. Mandelstam, op cit., p. 9.

46 – Comme il peut y en avoir à l’Opéra, même lorsque le livret est en français. Car la langue chantée obéit à d’autres modulations que la langue parlée ordinaire, et ainsi peut déconcerter notre oreille paresseuse.

47 – F. Nietzsche, op cit., p. 333.

48O. Mandelstam, op cit., p. 17-18.

49Ibid, p. 108.

50 – O. Mandelstam, op cit., p. 8.

Notre-Dame de Paris, vaisseau amiral des humanités

L’un des premiers articles de ce site fut consacré au glas qui résonna à la cathédrale de Paris, après l’attentat meurtrier contre Charlie-Hebdo en janvier 2015. Je n’oublierai jamais que le sombre et puissant bourdon sonna, oui, pour des « mécréants », signant ainsi, une nouvelle fois, l’inscription de Notre-Dame de Paris dans l’histoire nationale et universelle : ce monument au sens plein du terme appartient à tous. Il appartient à tous dorénavant de le célébrer et d’en prendre la relève.

Je n’oublie pas non plus que, quand j’entre dans une église de mon pays pour y voir quelque merveille, pour y goûter l’invitation à la sérénité, pour y vibrer à l’harmonie que de grands musiciens ont su faire entendre aussi bien à l’autel qu’au théâtre, personne ne me surveille pour voir si je me signe, personne ne me demande une quelconque génuflexion. Et cela est juste, car les œuvres, dans leur superbe auto-suffisance, n’ont pas besoin d’un directeur de conscience qui mette leur contemplation sous condition. Pour que chacun les admire, les inscrive aux humanités, les œuvres réclament quelques lumières, un peu d’attention et d’instruction. Alors, je m’incline librement et mentalement devant des siècles de pensée, de savoir, de savoir-faire offerts par ce trésor, cette « âme résumée » de civilisation dans un grandiose tracé de pierre, de bois et de verre rythmé par le nombre d’or.

Maintes fois, empruntant une ligne de métro qui, depuis un viaduc sur la Seine à l’Est de Paris, offre une vue sur l’élégante pointe orientale de l’île de la Cité, avec l’abside et le chevet de la cathédrale apparaissant alors comme un vaisseau, j’en ai voulu à mes compagnons éphémères de trajet de regarder ailleurs ou, pire, de rester les yeux rivés sur l’écran d’un candy crush. Je me retenais de leur crier : ouvrez les yeux, relevez la tête et tournez-la de ce côté !

Peut-être quelques-uns ce matin, en jetant un œil effaré sur le tableau encore fumant, auront-ils regret de n’avoir pas conservé en eux, pour redonner à Paris la gracieuse poupe de son vaisseau, le souvenir vivant de ce qu’ils avaient tous les jours sous les yeux. Et que ce vaisseau amiral des humanités, entamé par les flammes et battu par les flots, avec tout ce qu’il embarque et représente, ne sombre pas : c’est leur affaire, c’est notre affaire.

« Kanata » de Robert Lepage : voyages vers la réalité

Sabine Prokhoris a vu Kanata – Épisode I – La Controverse de Robert Lepage au Théâtre du Soleil1. Elle rappelle la fonction émancipatrice du théâtre où chacun est convié à congédier son « moi », à faire l’épreuve du plaisir et du tourment de l’altérité : on en sort dans un état différent de celui où on y est entré. Demander – comme le fait la polémique dont la pièce est l’objet – au théâtre de « respecter » des « identités », lui reprocher « d’oublier » des « origines » qu’on a déjà figées comme un destin imperturbable, c’est vouloir qu’il se transforme en zoo où évoluent des bêtes curieuses et intouchables. Fallait-il que les rôles d’« autochtones » fussent impérativement tenus par des « autochtones » ? La réponse est dans la pièce : une réponse juste, qui loin de reconduire le stigmate en faisant de la scène le morne lieu des selfies d’une identité discriminée, en brise au contraire les logiques sournoises.

Prospéro : « Tous mes charmes sont abolis » Shakespeare, La Tempête.

« Réjouissons-nous : nous n’en sommes plus à nos premières défaites […]. Serrons les rangs ! La lutte pour le drame n’est pas encore terminée. Peu importe que des mains aient été salies, que des mains aient été déchiquetées, que des mains aient été trop douces ou trop légères : rien n’importe tant que nous aurons encore quelque chose à faire. […] Mais le grand champ chaotique et sombre de toutes les humanités est encore là, la tempête passe encore sur nos têtes, et nous continuons à chanter quand notre navire fait eau. […] Pendons nos chemises aux mâts pour trouver le vent, et ne désespérons pas. »
Bertolt Brecht, Sur l’avenir du théâtre.

 

Kanata – Épisode I – La Controverse est une pièce de théâtre.
Il n’est pas inutile, d’entrée de jeu, de rappeler ce fait, puisqu’aussi bien la controverse – en réalité une médiocre polémique qui vira au procès en légitimité contre Robert Lepage et la troupe du Soleil, mais que l’auteur et metteur en scène canadien et Ariane Mnouchkine ont eu ensemble la générosité et l’intelligence de transformer en une controverse à destination du public –, porte très précisément sur cela : la nature et la fonction du théâtre dans la Cité – une Cité contemporaine, qu’on espérera cosmopolite.

Rappelons en deux mots l’objet de la polémique : la pièce mettant en scène le destin contemporain, souvent tragique, de quelques descendants des Premières Nations – métissés pour certains de ses personnages –, et à partir de là abordant de sombres aspects de leur histoire tourmentée, broyée dans les brutalités de la colonisation du Canada par les Européens, que les rôles d’Amérindiens fussent interprétés par des comédiens non « autochtones », pour reprendre le terme en vigueur aujourd’hui, relevait, selon les contempteurs du projet, d’un geste d’« appropriation culturelle » venant redoubler les violences de la colonisation. Un geste alors politiquement, et plus encore moralement condamnable, une sorte de blasphème contre le respect dû aux « identités » maltraitées, que les bonnes intentions affichées par l’auteur comme par le Théâtre du Soleil ne sauraient en aucun cas racheter, bien au contraire2.

Contre vents et marées, grâce donc au courage et à la détermination d’Ariane Mnouchkine et de sa troupe, qui ont maintenu leur soutien sans faille au metteur en scène canadien3, les spectateurs peuvent aujourd’hui aller à la Cartoucherie4 voir un spectacle qui met tous les sortilèges et enchantements du théâtre au service d’une réflexion sur notre commune humanité à l’épreuve des cruautés de l’Histoire, en même temps que sur le théâtre, sur les forces et limites de l’art entre et parmi nous. Quel est ce « nous » ? Au spectateur de bonne foi de construire sa réponse. Spectatrice et partant, parmi d’autres spectateurs, destinataire de l’œuvre, je me risquerai ici à quelques hypothèses.

Une histoire de rencontres

Écrite et mise en scène par le Québécois Robert Lepage, magnifiquement interprétée par les comédiens du Théâtre du Soleil, Kanata est d’abord une histoire de rencontres – rencontres multiples, aux effets imprévus, heureux ou malheureux. La pièce entrelace en effet, avec une virtuosité scénaristique saisissante, plusieurs destins que les contingences de vies marquées par différents exils vont faire se croiser sur une sorte d’île où tous, à un moment ou un autre, vont se trouver jetés : l’« île », battue de tempêtes, c’est un quartier des bas-fonds de Vancouver aujourd’hui, où ont échoué, en junkies fracassés, les existences errantes, ballottées, de tant de descendants des Premières Nations, et aussi de bien d’autres laissés-pour-compte du monde contemporain, dérivant dans les courants agités des grandes métropoles. Des jeunes femmes perdues – c’est autour de quelques-unes d’entre elles, qui connaîtront un sort tragique, et d’abord de Tanya, jeune Amérindienne « aux yeux bleus », qui finira assassinée comme quarante-huit autres de ses sœurs de misère, que Kanata articule l’un des axes de son propos, le second se nouant autour de Miranda, jeune artiste peintre arrivée là pour suivre son compagnon Ferdinand qui rêve d’une grande carrière théâtrale dans le Nouveau Monde. Miranda et Tanya deviendront des amies, l’une – Tanya – venant au secours de l’autre un jour menacée dans la rue de la dope, celle-ci l’accueillant ensuite chez elle. Dans cette « île » maudite au cœur d’une immense ville entre mer et Rocheuses, un havre fragile : le loft aux baies immenses où vivent Miranda et Ferdinand, qui deviendra l’atelier de Miranda demeurée seule. Dans la rue, un pharmacien ambulant portant kippa, nommé Ariel, veille comme il peut sur tous au milieu de cette cour des miracles. Il y a aussi la combative Rosa, venue des Antilles, qui s’occupe avec vitalité, avec bonté, du centre d’injection et de désintoxication, et des âmes en peine qui viennent tenter d’y survivre à leurs naufrages. Et Tobie, moitié Huron, « esprit double » selon la sagesse des Ancêtres – figure des passages en d’autres termes, au-delà de ce que cela signifie quant à la question sexuelle (Tobie est homosexuel, expliquera-t-il à Miranda) – Tobie qui réalise un documentaire sur la rue Hastings, Tobie le sage, le bienveillant intermédiaire de bien des rencontres. Et puis un commissariat de police, où l’on s’occupe sans trop de zèle des disparitions successives de jeunes femmes de la rue Hastings, mais où l’on finira, grâce à un flic qui « n’a pas l’air d’un flic » et occupe ses loisirs à apprendre l’art du théâtre, par confondre le tueur en série qui veut nettoyer la ville du stupre apocalyptique et détruire « la Grande Prostituée de Babylone ».

Et Leyla, la mère de Tanya, premier personnage à apparaître dans la pièce, restauratrice de tableaux, Amérindienne adoptée par un couple iranien. Elle parle persan en famille, et apprend la langue de ses ancêtres. Et sa rencontre, qui sera d’amour, avec Jacques Pelletier, un anthropologue français, lui aussi présent dans la première scène. D’autres bribes d’histoires encore, des destructions, des arrachements terribles.

Chez Miranda, ça sent le poisson – le loft est au-dessus de la poissonnerie de la propriétaire chinoise immigrée à Vancouver, avec sa nombreuse et industrieuse famille.

Mémoire, au présent

Avec délicatesse, et une poésie visuelle qui combine la rapidité des enchaînements à la création subtile de durées rêveuses qui élargissent en autant de profondes respirations contemplatives un temps alors élastique – en particulier lorsque, avant le finale de la pièce, et en écho à ce qui suivait immédiatement la scène d’ouverture, advient une scène d’une poignante douceur, onirique, si « nous sommes de la même étoffe que nos songes », qui figure un voyage initiatique où se résument peut-être tous les enjeux poétiques et politiques de la pièce –, la mise en scène de Robert Lepage renouvelle l’art ancien du théâtre par l’art moderne du cinéma. Cela au-delà même de l’usage de projections d’images vidéo, usage quasi imperceptible tant il se fond avec évidence avec la scénographie – telle est la magie de ce théâtre. Car les fils narratifs qui composent en une polyphonie subtile, toute d’échos qui se répondent, les différentes intrigues dont se tisse l’étoffe serrée et souple de cette pièce méditative, palpitante de toutes les énergies qui en modulent les rythmes et les tempi, ces fils s’articulent selon une construction qui emprunte clairement à l’art du montage cinématographique pour construire la progression de l’action dramatique.

Or ce point, qui concerne la facture artistique du projet, n’est pas indifférent à ses enjeux.

Car c’est au présent, au cœur troublé de notre monde, que se déploient la pièce, et les histoires qu’elle déroule. Un présent – celui de personnages vivant dans Vancouver aujourd’hui –, tout imprégné d’histoires passées, refoulées mais toujours effervescentes pourtant, et agissantes en lui. Venant affirmer, et renforcer cela, la dimension documentaire de la pièce, inspirée d’une affaire qui s’est effectivement produite, formidablement rendue sensible par le jeu constamment juste, jamais mélodramatique, des acteurs du Soleil. Autrement dit, pour accéder à quelque chose de l’histoire collective des Premières Nations, évanouie dans les brumes du passé, point de vaste fresque héroïque autour de figures mythiques. Non. On voyagera en s’embarquant sur les traces fragiles de cette histoire passée, traces vives, actuelles, qui hantent quelques destins singuliers d’hommes et de femmes d’aujourd’hui. Nos contemporains. Lesquels assurément ne sont pas les mêmes que leurs ancêtres. Métissages, hybridations diverses, modernité, autant de transformations qui font des descendants d’autres personnes que les purs « autochtones » qu’étaient leurs aïeux. Tanya la junkie qui désira « écrire, dessiner, aimer comme elle voudrait être aimée : « un autochtone, un Blanc, un Noir, ça m’est égal »5, porte le splendide collier indien de sa grand-mère transmis par une mère dont la langue maternelle est le persan. Mais ce bijou orne le cou d’une jeune femme d’aujourd’hui, étrangère, de bien des façons, à ce que fut l’aïeule dont le peuple fut colonisé – et continua à l’être à travers en particulier l’horreur des pensionnats6 dont il sera question dans Kanata.

On songe alors à cette réflexion de Walter Benjamin, expliquant que « la mémoire n’est pas un instrument pour l’exploration du passé. C’est le médium du vécu comme le royaume de la terre est le médium où sont ensevelies les anciennes villes. […] Et il se frustre du meilleur, celui qui fait seulement l’inventaire des objets mis au jour et n’est pas capable de montrer dans le sol actuel l’endroit où l’ancien était conservé »7. Quels sont ces « endroits », dans la pièce de Robert Lepage ? Ce sont les vies, aujourd’hui, de ses personnages, veinées d’histoires enfuies et enfouies. Et c’est cette topographie-là, qu’il s’agit d’apprendre à interpréter, que dessine et met en scène la pièce.

Ainsi le parti pris esthétique sur lequel se construit sa dramaturgie traduit-il exactement cela, en y ajoutant quelque chose cependant. Car en utilisant les ressources d’un art né au XXe siècle dans son théâtre, un théâtre dont il affirme fortement la tradition, comme l’exprime de façon, transparente sinon explicite8, et pour plusieurs raisons que le spectateur pourra méditer, la référence de Kanata à l’une des plus mystérieuses pièces de Shakespeare, La Tempête – qui est par ailleurs une pièce depuis longtemps explorée par Robert Lepage, lequel s’y est confronté plus d’une fois –, il en ravive nouvellement les formes, le rendant ainsi d’autant plus vivant et libre. Qu’est-ce que cela signifie, s’il ne s’agit pas là d’une simple coquetterie, qui serait pure frivolité eu égard à la gravité des questions abordées par la pièce ? Gageons que ce qui se joue là sur le plan de l’histoire des formes esthétiques dans le champ du spectacle, n’a en réalité rien de gratuit. Car si le présent (le cinéma) renouvelle le passé (l’art millénaire du théâtre), c’est en quelque sorte qu’il le réinvente, c’est-à-dire en reconduit la spécificité tout en la transformant. Une spécificité en devenir.

Dès lors, on peut penser qu’il pourrait bien en aller de même pour ce qui concerne l’histoire – et les histoires – des humains. Autrement dit : partir du présent, un présent « tout imprimé d’Histoire » selon le mot de M. Foucault, mais un présent vivant, un présent en mouvement, un présent sur lequel il devient possible d’agir, cela donne la force non pas de modifier le passé dans sa teneur factuelle, mais de s’affranchir du destin fixe, comme inscrit dans le marbre, qu’il semble devoir prescrire. Sous condition de la transformation – telle est l’épreuve à traverser. Mais pareille épreuve met à mal le fantasme tyrannique d’une « identité » inaltérable – à défaut d’être inaltérée –, à maintenir coûte que coûte telle que le malheur la fige. La garantira en l’occurrence une « autochtonie » alors nécessairement victimaire.

Tobie le demi-Huron, ancien junkie, gracieuse et douce figure de passeur dans la pièce, est le personnage qui aura su avec courage et imagination traverser cette épreuve. Et il initiera avec sagesse, avec tendresse, Miranda à cet art des passages, à ce voyage. Rebattues aussi les cartes de La Tempête – ses traces furtives, énigmatiquement présentes, dans Kanata. Au spectateur qui le souhaite de comprendre – un peu – pour quelle nouvelle partie.

La question que soulève la pièce, et de plusieurs façons, est alors celle de la transformation, et conjointement celle des conditions d’une émancipation qui ne vaille pas oubli, et encore moins déni. Il s’agit autrement dit, pour chacun des personnages, de parvenir à s’extraire de ce à quoi une inéluctable fatalité le vouerait, censément sans échappée possible. Mais se libérer, c’est aussi, d’une certaine façon, trahir l’injonction – imaginaire, mais pas moins puissante pour autant – à demeurer fidèle non plus tant alors à une histoire, laquelle pourrait se poursuivre en s’infléchissant autrement qu’en implacable ligne droite, mais à ce qui, à force de devoir être ressassé comme la litanie sans fin du désastre subi, se clôt sur soi-même sans issue ni avenir possibles. Seule « victoire » en ce cas, en forme de trompeuse revanche : exister comme vestale du dol, à jamais jalouse de cette fonction sacrée.

Transmissions

Ce qui demeure terrible, et la pièce n’esquive pas cette dimension tragique, ce sont les échecs, innombrables, malgré la force du désir de devenir libre ; de tout cela témoigne l’émouvant et tendre personnage de Tanya dans la pièce. Ces échecs sont-ils à interpréter comme un rappel à l’ordre, et partant comme la confirmation d’un sort funeste à accomplir pour prouver qu’un inexpiable forfait a vraiment eu lieu ? Et donc comme une disqualification du vœu que les effets n’en soient pas définitifs et partant tout-puissants – qu’au bout du compte il ne triomphe pas complètement ? Le pari de Robert Lepage et de ses personnages va tout à l’inverse. Oui, des crimes ont été perpétrés. Oui, ils sont inexpiables. Mais leur plus effrayante victoire serait d’avoir érigé un mur infranchissable entre ceux qui ont été et sont du côté des victimes, et les autres.

Or ces crimes nous affectent et nous concernent tous – en tant qu’êtres humains. Ainsi quiconque peut – doit même, si les circonstances le conduisent à pouvoir le faire – en relayer la mémoire, en même temps que le désir, libre comme le vent, transmissible au-delà des plus barbelées des lignes de démarcation, de leur faire pièce. Ne serait-ce pas le sens le plus profond de la philia grecque : l’amitié, cette inclination réciproque entre deux personnes, qui n’est pas fondée sur les liens du sang ? Entre des étrangers en somme, qui ne partagent pas nécessairement la même histoire mais se rencontrent, et se décentrant d’eux-mêmes, trouvent à inventer une fraternité neuve. Entre Tanya et Miranda, naît l’amitié – et c’est d’ailleurs Tanya, la fille perdue, qui la première protégera Miranda, l’étrangère. Et de ce que Tanya lui aura transmis, Miranda plus tard se fera l’interprète. C’est ce que nous dit sans doute la dernière image de Kanata, à travers les gestes amples, indomptables, de celle qui désormais peindra, peindra, peindra encore, envers et contre tout.

Par sa façon de traiter l’histoire des descendants des Premières Nations, nos contemporains en ce monde fait de tant de couches enchevêtrées d’histoires intimes et collectives – de la traiter c’est-à-dire aussi d’en soigner les blessures – la pièce prend en tout cas clairement position dans ce débat. Elle le fait d’une triple façon.

Du théâtre

Dans la pièce elle-même, en premier lieu, sur deux plans.

D’abord parce que clairement Kanata, en même temps qu’une action dramatique qui s’attache à revenir sur les pans les plus sombres de l’histoire du Canada, est une pièce, réflexive, sur le théâtre – ces deux dimensions étant indissociables, étroitement articulées l’une à l’autre. Cela de multiple façons, explicites – théâtre dans le théâtre, très shakespeariennement –, ou plus allusives. En outre comme on le verra dans la pièce, l’aptitude, qui dans l’histoire s’avérera salvatrice, au jeu et au transformisme de l’un des personnages, de surcroît pas le plus attendu sur ce chapitre puisqu’il s’agit du policier (certes comédien à ses heures perdues, et une scène hilarante nous en fera témoins), constituera l’un des ressorts de l’intrigue, en participant activement du dénouement.

Or dans cette disposition au déplacement et à la transformation qui remise, le temps de la représentation, le « moi »au vestiaire, gît la force du théâtre, ainsi définie par ce mot de Borges :

« L’acteur, sur une scène, joue à être un autre, devant une réunion de gens qui jouent à le prendre pour un autre. »

Autrement dit, le théâtre est puissant parce qu’il ouvre un espace au sein duquel on peut jouer. En des emplacements différents, l’acteur et le spectateur – là résident la profondeur et la justesse de la remarque de Borges – partagent cette aptitude au jeu. Jouer au sens des jeux, éminemment sérieux, de l’enfance, si bien analysés, à la suite de Freud, par Donald Winnicott9 : l’enfant distingue bien sûr parfaitement son environnement, le réel qui l’entoure en d’autres termes, de l’espace indéfiniment mobile ouvert par son activité imaginaire, mais ces deux dimensions pourtant ne sont pas sans rapport. Car le jeu, et les objets qu’il crée, que Winnicott nomma non sans raison « espace et objets transitionnels », sont pour le petit humain la barque grâce à laquelle pourra véritablement s’effectuer pour lui le « voyage vers la réalité », selon l’expression de D. Winnicott. Un périple qui loin de dénier cette réalité, permettra à l’enfant, futur adulte, d’y vivre créativement – de la comprendre, et de l’aménager inventivement, c’est-à-dire de ne pas en subir passivement la cruauté, la violence, ou la simple absurdité ; de ne pas y rester muré comme en une cellule obscure.

Le théâtre réactive cette part de jeu, essentielle et émancipatrice, comme l’a si bien compris et montré Ingmar Bergman, dans son pénétrant Fanny et Alexandre. Et puisque la pièce est accueillie par Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, rappelons-nous Molière enfant dans le film éponyme, lorsque les enfants jouent, et deviennent vraiment chevaliers et gentes dames – au beau milieu du jeu, une réalité triviale se rappelle au petit Jean-Baptiste qui, bien que « mort » dans les bras du chevalier, a besoin de pisser… (mais pour autant le jeu n’en reste pas moins « vrai »).

Évidemment, cela suppose que jouer un personnage, qu’il soit inspiré d’un contemporain, historique, ou imaginaire, ne relève pas du selfie si prisé aujourd’hui. Contrairement à ce que nous serinent les manuels de « développement personnel » à succès (« Soyez vous-même »), ou la publicité pour Mac Do (« Venez comme vous êtes »), la promotion de l’« identité » portée comme un brassard redouble au contraire et verrouille à double tour toutes les chaînes, alors inquestionnables, qui prétendent définir et délimiter une fois pour toutes ladite identité. En ce sens les auto-proclamés « racisés » sont déjà auto-racistes avant même de se révéler éventuellement racistes à l’égard de n’importe quel allogène.

Dès lors que la représentation « théâtrale » prétend manifester la pure et simple présentation d’un « soi » assigné à une identité rendue alors « visible », cette exhibition passant pour libératrice, on se retrouve au zoo, pas au théâtre10. Et donc en cage. Ainsi, pour évoquer lesdites « minorités » discriminées, ce n’est pas leur visibilité en tant que telle qui pourra permettre que se lève le stigmate. Lorsque Jérôme Bel expose sur scène des personnes handicapées mentales pour les « libérer » en produisant triomphalement la visibilité du handicap censé les définir, les invitant à la « performer » selon le vocable butlérien de rigueur, ce geste étant supposément « subversif », il ne subvertit rien du tout, il demande, perversité suprême, auxdits handicapés de confirmer aux yeux de tous leur handicap, sur le mode en somme du fameux : « C’est vous le nègre, continuez ». Lorsque Madeleine Louarn en revanche fait interpréter Lewis Caroll, Aristophane ou Beckett par sa troupe Catalyse, composées d’acteurs souffrant de handicaps mentaux, elle leur permet d’être autre chose que ce à quoi le stigmate « handicap » réduit leur identité11. Sans pour autant invisibiliser ce handicap, puisque l’interprétation qu’ils offrent de ces textes passe, nécessairement, par l’expérience humaine singulière qui est la leur – leur situation de handicap en l’occurrence. De même, dans Kanata, l’interprétation du personnage de la mère de Tanya, joué par une comédienne qui se trouve être iranienne, est-elle nourrie par l’expérience et l’histoire spécifique de cette comédienne – sa langue, le persan, devenant entre autres choses un élément qui, décentré, participe de l’écriture de la pièce. Que Shaghayegh Beheshti offre une interprétation aussi sensible du personnage qu’elle joue tient non pas à son appartenance – distanciée au service de la pièce –, et qu’ainsi elle puisse passer pour un ersatz d’« autochtone »  acceptable, mais à son talent et à son travail de comédienne. Faudrait-il croire que Maurice Durozier, qui interprète un glaçant et très convaincant tueur en série, descend de Jacques l’Éventreur ou du docteur Petiot (et qu’au fond dans le rôle le tueur de l’Est parisien, ou quelque criminel de la même espèce, c’eût été à coup sûr plus « vrai » encore) ?

Loin de soi : l’amour, cet exil

En second lieu, un des pivots de Kanata est une histoire d’amour. Non pour sacrifier aux codes des « séries télé » bas de gamme, selon les éléments de langage dont ont usé, en un touchant unisson, quelques critiques paresseux n’ayant hélas que trop tendance à prendre « des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour » 12, mais pour une raison qui rejoint, par un autre chemin, cette affaire humaine fondamentale13, dont nous parlent aussi tous les contes, d’un bout à l’autre de la planète: l’épreuve de la transformation.

Une histoire d’amour, qui se noue entre deux êtres venant, là encore, d’univers différents.

Laissons ici la parole à Beckett, qui en connaissait un bout en matière d’étrangèreté – et fait partie, notons-le au passage, de ces auteurs qui ont écrit une partie importante de leur œuvre dans une autre langue que leur langue maternelle :

« On n’est plus soi-même, dans ces conditions, et c’est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l’être, quoi qu’on en dise. Car lorsqu’on l’est on sait ce qu’on a à faire, pour l’être moins, tandis que lorsqu’on ne l’est plus, on est n’importe qui, plus moyen de s’estomper. Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir »14.

Ces lignes magnifiques, et si drôles en même temps, nous disent l’essentiel. Pouvoir devenir « n’importe qui » : épreuve, autant que grâce, de l’amour – et du théâtre. Deux expériences que non sans motif Shakespeare si souvent intrique étroitement dans son théâtre.

C’est un tel dépouillement de « soi » qui en tout cas permet à l’interprète dramatique de se faire passeur de ce de ce que Joseph Conrad appelait, dans La Ligne d’ombre, « le flot de toute l’humanité ». B. Brecht a exprimé cette exigence et cette capacité de la plus simple des façons, à propos du maquillage au théâtre, équivalent du masque :

« Avant tout, le maquillage doit faire le vide dans le visage, il ne faut pas qu’il le remplisse, le particularise, le fixe. »

Ainsi l’acteur se rendra-t-il disponible au passage par lui d’autre chose que lui, d’inattendu alors : « Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais », dit Louise face au portrait peint par Miranda de celle qui pourrait être la fille qui lui fut arrachée. Mais qui, propriété de personne, se relie à nous tous.

Que, dans l’ultime scène de la pièce, Miranda peigne dans l’air nous donne à voir cet envol au-delà de la consigne étroite des particularités. Et cet envol libre plonge en même temps au plus profond de l’humanité commune, faite de tant d’existences singulières qui se répondent. Ainsi l’énergie indomptée de son geste fait-elle surgir, comme un fragile chœur en mouvement, toutes ces existences, les vivants et les morts.

Telle est la tâche de l’artiste, qui selon les mots de J. Conrad,

« s’adresse au sentiment de mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la pitié, de la beauté et de la souffrance, au sentiment latent de solidarité avec toute la création ; et à la conviction subtile mais invincible de la fraternité qui unit la solitude d’innombrables cœurs : à cette fraternité dans les rêves, dans la joie, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l’espoir et la crainte, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l’humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître. »

Un peu plus loin, Conrad ajoutera ceci :

« Arracher, en un moment de courage, à l’impitoyable course du temps une phase éphémère de la vie, ce n’est que le commencement de la tâche. La tâche, entreprise avec tendresse et foi, consiste à maintenir résolument, sans préférence et sans frayeur, devant tous les yeux et dans l’éclairement d’une attitude sincère, le fragment ainsi sauvegardé. Elle consiste à en faire paraître la vibration, la couleur, la forme, et, à travers sa mobilité, sa forme, et sa couleur, à révéler la substance même de sa vérité, à en dévoiler le secret inspirateur, la tension et la passion qui se cachent au cœur de chaque instant persuasif. Dans un effort résolu de cette sorte, si on a assez de mérite et de bonheur, on peut parfois atteindre à une sincérité si manifeste qu’à la fin la vision de regret ou de pitié, de terreur ou de gaieté qu’on présente éveillera dans le cœur des spectateurs le sentiment d’une inévitable solidarité, de cette solidarité dans l’origine mystérieuse, dans le labeur, dans la joie, dans l’espérance, dans une incertaine destinée, qui unit les hommes les uns aux autres, et l’humanité tout entière au monde visible »15 .

Il s’agit de peindre, donc. Par le pinceau, l’écriture, le théâtre, le documentaire, toute forme d’art qui témoigne du lien humain, plus fort que toutes les destructions.

 

Enfin, et c’est un troisième axe, qui éclaire et soutient le parti que prend la pièce dans la controverse évoquée plus haut : la décision, fruit de la rencontre entre Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, et du pari de cette dernière de confier sa troupe à un metteur en scène autre qu’elle-même, de faire interpréter Kanata par les comédiens du Soleil.

Fallait-il, donc, que les rôles d’« autochtones » fussent impérativement tenus par des « autochtones » ?

La réponse est dans la pièce – bien au-delà de ce qui y est explicitement formulé sur ce point –, et dans tout ce qu’elle déploie, articulé par sa teneur artistique même, on l’a vu. Une réponse juste, qui loin de reconduire le stigmate en faisant de la scène le morne lieu des selfies « performatifs » d’une identité discriminée, en brise au contraire les logiques sournoises.

La suite ? Pourquoi pas une Tempête, interprétée par des artistes « autochtones » ou non ? Des acteurs, tout simplement, légitimes pour d’autres raisons que celles, au fond méprisantes, de leur origine. Revenons sur ce qu’explique Ariane Mnouchkine au sujet de sa troupe, laquelle au fil du temps est devenue cosmopolite :

Les comédiennes et comédiens de la troupe y sont entrés grâce à leur courage, leur imagination, leur talent, jamais à cause de la couleur de leur peau ou d’une quelconque appartenance16.

Au bout du compte, la réussite la plus généreuse de Kanata ne tient-elle pas à ceci que, geste d’un seul tenant artistique et politique, elle ouvre à cette dimension si bien résumée par B. Brecht :

« Et la discussion est l’un des niveaux les plus élevés du plaisir de l’art que puisse atteindre la société. »

Encore faut-il accueillir cette invitation.

À la fin de La Tempête, Prospéro renonce à tous ses pouvoirs magiques – à sa toute-puissance tyrannique. Mais il promet de dire son histoire et, tel Ulysse, de « charmer l’oreille » par son récit. Ainsi se voit-il « réduit à [mon] son seul pouvoir, combien pauvre ». Mais combien riche, dès lors qu’Ariel, désormais « libre et heureux », souffle dans cette voile qui se gonfle entre la scène et l’assistance.

Le théâtre est une île. Le théâtre est un navire. Accepterons-nous de voyager ?

Notes

2 – Sur la polémique, voir mon court article : https://www.liberation.fr/debats/2018/09/20/une-femme-des-lumieres_1680149
La polémique ne s’est pas éteinte : pièce « raciste » pour Françoise Vergès, égérie du collectif « Décoloniser les arts », tandis que telle journaliste, avec l’arrogance de la bêtise, n’hésitera pas à parler de geste « fasciste », aliéné par les vieilles lunes de l’universalisme (occidental-oppresseur-colonialiste bien sûr) (France Culture, La dispute, 24 décembre 2018) ; d’autres s’y sont pris plus obliquement : le châtiment de la faute morale (que l’on n’évoquera pas, sinon pour l’absoudre) étant le ratage artistique. Là gît la sanction suprême : car on ne fait pas de l’art avec des bons sentiments, n’est-ce pas ? La pièce est alors décrite comme en restant au stade des « bonnes intentions » pour aboutir à un résultat qui ne relèverait que de la « série télé » poussive, « mal joué » de surcroît. Autant d’éléments de langage que l’on a vus mécaniquement recyclés par quelques plumes autorisées, qui n’ont juste pas remarqué les allusions, pourtant transparentes, à La Tempête. Ce qui se passe de commentaire.

4 – Voir note 1.

5 – Ces mots ont été écrits dans son carnet, et Leyla sa mère les lit à voix haute, après sa mort assassinée.
Aujourd’hui, je vais faire ma liste. Je vais faire une liste de tout ce qui est désirable.
Un : écrire… ou être peintre
Ou, au moins, comme maman, restauratrice.
Deux : gagner ma vie.
Trois : voir les jardins d’Ispahan
Quatre : être aimée comme j’aimerais aimer.
Un autochtone, un blanc, un noir, ça m’est égal.
Cinq : des enfants ?
Peut-être. Pourquoi pas ?
Si j’arrive à échapper à la Grande Tueuse.
Je commence demain ?

6 – Pensionnats assez semblables à ceux, pires encore peut-être, où l’Irlande enferma, pour en faire des esclaves, les « filles-mères » séparées de leur progéniture maudite vendue à de riches familles américaines – cela jusqu’en 1996.

7 – Walter Benjamin, Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 181-182.

8 – Outre les prénoms de certains personnages – Ferdinand et Miranda, Ariel –, outre l’odeur de poisson qui renvoie à Caliban, toutes ces allusions n’étant pas dénuées d’humour par détournements et déguisements (Ariel porte kippa, Ferdinand est un nigaud poussif que Miranda éjectera, et l’odeur de saumure est celle de la poissonnerie), nombre de thèmes de Kanata résonnent avec la pièce de Shakespeare, au-delà des histoires proprement dites que relatent l’une et l’autre pièce.

9 – Sigmund Freud  « Le créateur littéraire et la fantaisie », (1908) trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard 1985, p. 30-46. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, trad. Claude Monod, Paris, Gallimard, 1984.

10 – Voir S. Prokhoris, Au bon plaisir des »docteurs graves » – À propos de Judith Butler, Paris Puf, 2017. [Voir la recension par Jeanne Favret-Saada sur ce site].

11 – Sur ces questions, on ne saurait trop recommander la lecture du livre fondamental d’Erving Goffman, Stigmate, trad. Alain Khim, Minuit, Paris, 1996.

12 – Voir Virginia Woolf, Comment lire un livre (1925) , trad. Céline Candiard, Paris, L’Arche, 2008, p. 313 : « Mais il reste qu’en tant que lecteurs, nous avons nos responsabilités, et même notre importance. […] à une époque où la critique ne peut plus s’exercer normalement, où les livres sont passés en revue comme un cortège d’animaux dans un stand de tir, où le critique n’a qu’une seconde pour charger son arme, viser et tirer, et où l’on peut bien l’excuser s’il prend des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour, ou s’il manque complètement sa cible et laisse son coup se perdre sur une vache qui broutait paisiblement dans un champ voisin. Si, derrière la fusillade fantasque de la presse, l’auteur sentait qu’il existe une autre sorte de critique, l’opinion des gens qui lisent par amour de la lecture, lentement, et pour le plaisir, et font preuve dans leur jugement d’une grande compréhension, mais aussi d’une grande sévérité, cela ne pourrait-il pas améliorer la qualité de son travail ? » Ce qui vaut pour les livres vaut tout autant pour les spectacles, bien sûr.

13 – Voir l’anthropologue Maurice Godelier notant que « la transformation est le fait humain par excellence ».

14 – Samuel Beckett, Premier amour, Paris, Minuit, 195, p. 21-22

15 – Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, trad. Robert d’Humières, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », p. 12, 13, 14, pour les deux citations.

16 – Entretien avec Ariane Mnouchkine, Charlie Hebdo , 5 janvier 2019.

© Sabine Prokhoris, Mezetulle, 2019.

La métamorphose de l’art. Sur un essai de Michel Guérin (par Pascal Krajewski)

Pascal Krajewski1 a lu Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes (Actes Sud, 2018) de Michel Guérin et livre à Mezetulle son analyse, ou plutôt sa traversée d’un ouvrage considérable qui, en retraçant l’histoire de l’art depuis cinq siècles, s’interroge sur ses métamorphoses et sur ce qu’elles révèlent.

Imaginez une fresque immense, retraçant l’histoire de l’art depuis cinq siècles. Écoutez la voix patinée du guide, aussi érudit qu’humaniste, aussi profond que pointu, vous faire entrer dans son intelligence, vous en faire pénétrer le sens. Non comme l’historien de l’art iconologue, détaillant chaque recoin de l’image, exhumant ses incongruités – mais comme l’herméneute, élisant quelque détail esthétique pour faire valoir l’époque, ie la forme singulière du temps. L’esprit guidant l’œil dans ce qu’il a à voir. Sauf qu’ici, il n’y a pas d’images, mais la seule puissance analysante des mots. Voilà le voyage auquel vous convie Michel Guérin dans son dernier essai Le Temps de l’art : Anthropologie de la création des modernes2.

L’auteur brosse la geste philosophique de l’Art tel qu’il se métabolise depuis sa naissance, soit de la Renaissance à l’aube de notre second millénaire. Comme l’art est pétri des tensions et des élans du temps, c’est aussi une exhumation des sensibilités historiques de l’homme qui est à lire. Car les métamorphoses de l’art ne peuvent s’appréhender sans prise en compte de l’arrière-fond mondain, celui de la globalisation marchandisée, du renforcement de l’État et du progrès techno-scientifique, dont l’effet est la lente édification d’une mentalité athée, nihiliste, ayant perdu ses valeurs à force de désenchanter son monde.

Le problème posé par l’ouvrage est le suivant : comment le classique est devenu (ou passé) romantique, comment celui-ci devint moderne, et comment ce dernier vira post-moderne.

1 – L’ambition de l’ouvrage

Continuer de penser l’art comme transcendance

L’essai est ambitieux : quatre cents pages d’esthétique attendent le hardi lecteur, regroupées en chapitres qui chaque fois isolent une figure, un concept, une caractéristique de l’art et du temps, afin d’en suivre les évolutions, lentes modifications de sens ou brusques voltes sémantiques. L’« art », la « création », le « génie », la « beauté », bien que présents dans les discours sur l’art depuis des siècles, ne veulent pas dire à chaque époque la même chose. Parfois, leurs sens se nuancent, parfois ils se démonétisent au profit de termes cousins, plus adaptés à la sensibilité de l’époque qui s’ouvre. C’est d’ailleurs là un trait fondamental de l’idée d’« époque » : elle délimite des blocs socio-temporels dans lesquels les mots et les catégories se solidarisent selon des nuances et des tonalités particulières.

Livrons un premier aperçu de l’ouvrage, en observant les voisinages intellectuels et artistiques de l’auteur. Si la connaissance et l’érudition de Guérin semblent sans bornes, ses affinités électives seront d’autant plus révélatrices. Pour pointer l’ambition de l’essai, disons qu’il en appelle aux grands discours esthétiques de Kant, de Hegel et de Malraux ; quant au fond, son propos n’en finit pas de se frotter aux discours sur l’art d’un Baudelaire, d’un Benjamin, d’un Valéry et d’un Jameson ; pour les artistes qui sont convoqués, Delacroix, Manet et Duchamp sont presque suffisants seuls pour comprendre et dire l’art de leur époque ; quant aux écrivains tout aussi présents, Stendhal, Goethe et Baudelaire font oublier les autres. Voilà les noms des quelques grands héros (et hérauts) formant la flotte que Guérin a réunie pour parcourir ce temps long de l’histoire de l’art et en dresser une carte esthétique qui permettrait d’y naviguer éclairés. L’érudition savante compte d’ailleurs moins que la longue maturation, et le philosophe sait accoucher ses interlocuteurs en allant chercher dans leurs textes moins ce qu’ils disent que ce qu’ils indiquent de l’esprit de leur temps.

Comment rendre compte du passage de l’art, depuis la Renaissance jusqu’à notre actuelle post-modernité, en passant par le romantisme, la modernité de Baudelaire et le modernisme des avant-gardes ? Voilà reprécisée la question à laquelle ce livre s’affronte – en revenant plus particulièrement sur le moment où la bascule s’enclenche, faisant brutalement dévier la trajectoire de l’art : savoir la modernité baudelairienne, aussi symptomatique que paradoxale, puisque le poète l’a pointée et l’a conceptualisée comme nul autre, au moment même où il ratait l’Art moderne de Manet, père du modernisme subséquent.

Le Temps de l’art est un essai d’esthétique au sens noble (continental) et plein (par-delà les coups de sonde partiels et fragmentaires de la sociologie, sémiologie ou autre psychanalyse de l’art). Il est peut-être, pour cela, à contre-courant, tout désireux qu’il est de maintenir un cap des plus ambitieux pour l’Art et son discours. Loin des théories petit bras de la philosophie analytique ou de l’esthétique sociologique, qui disent peu pour venir en soutien d’un art dispensable (ceci expliquant sans doute cela), l’auteur, qui ne sacrifierait pas deux heures de travail à de la pensée molle, continue de penser l’art comme marqueur transcendantal, comme vecteur vers un absolu, comme médiateur d’une mystérieuse fibre de l’homme intranquille (« l’art est un médiateur de l’indicible », affirmait Goethe). Il n’est pas d’art digne de ce nom qui ne soit, d’une manière ou d’une autre, tourné vers un au-delà inaccessible (« l’essence de l’art est d’exister comme un rapport au divin ») – et il n’est pas de théorie esthétique valable qui ne cherche à saisir cette relation, de plus en plus ténue, s’étiolant, mais seule digne d’être attisée. Dès lors, l’enjeu pour l’art comme pour ce type de discours est vital : un tel art est-il toujours possible et visible à notre époque et dans notre futur ? Ou encore, pour le dire dans les mots de Guérin : « un art athée est-il possible ? ».

Un recueil d’articles composant le logodrame de l’art

L’essai est en cinq actes. Le premier consiste en l’exposition du projet (et ses axiomes philosophiques), le second introduit les quatre figures esthétiques principales (création, beauté, représentation ou sensibilité, nature) que les trois actes suivants vont suivre dans leur transfiguration épochale (la modernité baudelairienne, le modernisme, la post-modernité). Le fil de l’histoire est d’ailleurs moins suivi scrupuleusement que ramassé par périodes : la focale du philosophe, pour éclairer un nœud d’époque, doit chaque fois rappeler ses racines et parfois anticiper sur ses promesses.

Disons-le, l’entrée en matière (le premier tiers) est particulièrement roborative : l’auteur y va fort, soucieux de fonder philosophiquement l’ouvrage et d’exposer les conditions nécessaires à la valeur de son entreprise. Il est rare de voir autant de termes en allemand, latin ou grec même dans des textes philosophiques. La fin de l’ouvrage permet de mesurer la portée des idées et thèses avancées, en offrant autant de reprises, de mastication des concepts proposés, sous forme de petits tableaux d’époque qui transparaissent chaque fois dans une lumière particulière. Car si la première moitié du livre ne le laissait paraître, la seconde moitié nous le rappelle : l’ouvrage est un compendium d’articles écrits par Guérin ces quinze dernières années. Largement repris et ainsi mis en bouquets, ces textes offrent une architecture livresque sans faille – mais le discours ne peut aller sans quelques redites. Tout comme l’auteur, à la faveur de nombreuses années de recherche, a creusé, peaufiné, testé ses concepts et ses thèses sur ce motif de l’évolution de l’art – de même le lecteur se plaît à retrouver, sous d’autres formules, les idées dont il finit par s’imprégner sans effort.

Dans l’ordre de la méthode, notons encore : l’aide bienveillante accordée par l’auteur à ses lecteurs sous forme de petits condensés en tête de chaque chapitre ; le choix extrêmement limité des écrivains, artistes, penseurs qui comptent (les allusions à d’autres travaux de second ordre ne font que valoriser en creux les quelques-uns qui suffisent à penser leur temps) ; le recours aux seules littérature et peinture (on peut regretter d’ailleurs, dans cette quête des travestissements de l’idéal, l’absence d’une réflexion sur la musique) ; le retour presque obsessionnel à la modernité baudelairienne, qui fait chavirer un art encore pétri de beauté et d’idéal vers un art plein de spleen et conscient de sa propre perte.

2 – La teneur de l’ouvrage

Trois conditions d’époque pour quatre idées de l’art

Préférentiellement, l’auteur élit dans chaque chapitre une notion ou une idée résumant une facette de l’esprit du temps et en suit les lentes métamorphoses lors du trajet de l’art en quête de lui-même. Moins en identifiant les valeurs socio-culturelles qui se retrouveraient dans des œuvres artistiques (comme si l’art n’était qu’un simple symptôme), mais en pointant des nœuds anthropologiques également présents dans les deux trames, artistique et historique (comme si l’histoire de l’art révélait le flot du temps).

Le premier acte conceptualise trois idées-forces : l’époque, l’ambition, la post-modernité. La modernité fit en effet entrer l’art dans une approche critique, réflexive et conscientisée, au moment même où se forge l’idée corollaire « d’époque » (et l’expression nouvelle « l’art fait époque » signale comme une indissoluble greffe entre art et temps) : l’époque « isole des façons distinctes d’interpréter le temps […] des manières de le vivre, de le ressentir ». L’ambition est la grande passion littéraire du XIXe siècle, la figure de la dynamique de l’Occident et elle continue sous différents avatars d’expliquer le désir des artistes et la volonté d’art des œuvres. Enfin, la post-modernité accomplit la lente dissolution du sentiment de l’histoire et de la tradition pour laisser l’art dériver dans un présentisme creux et vide. Ces trois figures maîtresses forment le groupe axiomatique (axiomes dont l’évidence s’impose au penseur, plutôt que postulats arbitraires) chargé d’éclairer la période en cause, celle où l’art se découvre, pour aussi vite se perdre à force de se chercher et de se quereller avec lui-même : nominalement, il n’y a pas d’autre temps de l’art que celui dont il est question ici.

Le deuxième acte introduit les quatre piliers de ce qui définissait l’art à sa naissance, afin de suivre leur résistance et leur lente désagrégation face aux diverses attaques portées par l’histoire de l’art s’autonomisant. Premièrement, l’idée de création : avant tout démiurgie prise en charge par l’artiste de génie, elle glisse peu à peu vers une simple aptitude-à-nommer de l’artiste roublard (Duchamp est « l’anartiste » par excellence). Puis l’idée de beauté : transcendantalement naturelle chez Kant et idéalement artificielle chez Hegel, elle est devenue non grata de nos jours où le qualificatif « esthétique » est dégainé à la moindre occasion et pour le plus piètre des objets quotidiens. Troisièmement, la sensibilité nihiliste devant un monde en perte de sens, que l’on ne peut plus chercher à représenter comme la nature hier, mais qu’il faudra se contenter de dire en le bredouillant. Enfin, l’éclipse de la nature, accomplie par l’irruption des appareils (photographique au premier chef) qui la vident de sa profondeur, néantisent le lien analogique de l’artiste à un référent disponible et prônent une efficace sémiotique en lieu et place d’une déclosion sémantique.

L’histoire de l’art par l’évolution de ses concepts esthétiques

Les trois actes suivants viendront observer chaque période plus précisément, en isolant les sonorités qui s’y détachent particulièrement et en retraçant leur genèse. Par exemple : le nouveau, sacré par Baudelaire, mis en avant par les avant-gardes dans le mythe du novum, s’enlisant dans la mode et sombrant dans l’inédit que banalise la publicité ; l’absurde (devenu substantif sur le tard), porté sur les fonts baptismaux par Kierkegaard, réorienté par Nietzsche, revendiqué encore par Camus, mutant en angoisse moderne ; l’ironie protéiforme, hésitant entre l’aiguillon socratique, le décadentisme fin de siècle, la relance théorique de Duchamp et la parodie grinçante, pour aboutir au je-m’en-foutisme kitchissime d’un certain art contemporain ; le génie de l’artiste qui se dévalorise au profit de l’originalité du producteur (plus en phase avec les innovations techniques) ; le bizarre que Baudelaire vint planter dans le beau, devenant l’insolite, un rien arbitraire, pointant un défaut de sens (d’ailleurs, le grotesque n’aurait-il pas sa place dans cette généalogie ?).

Et nous n’aurons pas encore fait le tour. Un sort particulier est en effet réservé aux avant-gardes modernistes et à leurs manifestes (avatars des vieux arts poétiques ?), à la post-modernité techno-globalisée qui organise un présentisme d’une double vacuité (vaine et vide) dont la transparence est le fait et le signe, à la lente érosion de l’aura benjaminienne (de conserve avec l’avènement des masses et des puissances de reproduction industrielles), à l’acte de réduction duchampien qui revendique que « l’art est ce qui reste, non seulement quand on a oublié les dieux et leurs temples, mais quand on oublie l’art lui-même ».

Bien sûr, le discours esthétique est partie prenante de cette histoire de (la fin de) l’art. Délaissant le sentiment du beau de l’art classique, les discours esthétiques de Kant et de Hegel vont promouvoir un discours réflexif sur le jugement de goût et ouvrir la voie à un art moderne autocritique pour s’effondrer dans la consommation ludique pop’ de l’art post-moderne. De sorte que la dissolution de l’art est comme précipitée (au double sens, chimique et sportif) par l’enflement de son discours. L’art autonome se perd aussi de ce qu’il préfère s’étayer de théorie, plutôt que rivaliser avec la nature. Guérin n’y insiste pas (son propos n’est pas là, dommage) mais le laisse entendre à divers endroits.

3 – D’un Nihilisme l’autre

De l’analyse du réel à la pensée du temps

Il n’est que de relire Nihilisme et modernité : Essai sur la sensibilité des époques modernes de Diderot à Duchamp, paru en 2003 chez Jacqueline Chambon, pour mesurer ce qui sépare les deux écrits théoriques. Car sur le papier – en témoignent les sous-titres, introductions et quatrièmes de couverture – le propos et le projet des deux ouvrages semblent identiques : analyser les transfigurations de l’art au moment de la modernité.

L’exercice comparatif est même l’occasion assez rare de suivre la formation d’une pensée en train de se chercher en se creusant. Les quinze ans qui séparent Nihilisme… du Temps de l’art sont presque le temps d’une génération, peut-être celui d’une époque. De fait, quelle différence entre les deux textes ? Notons :

– L’élargissement du périmètre observé : Le Temps de l’art va de la Renaissance à la post-modernité (en quinze ans, l’auteur semble avoir eu le temps de mûrir Jameson et les technologies numériques ) ; Nihilisme… commençait au duo Diderot-Kant pour finir sur Cézanne.

– Et paradoxalement, le resserrement de la matière travaillée : exeunt les études poussées de Diderot, Bergson, Zola, Cézanne (même!) – Le Temps de l’art se limite drastiquement à quelques phares qui seuls suffiront à saisir l’esprit du temps (de l’art).

– Le changement de biais ou d’axe de travail : le temps remplace la nature. Le fil théorique de l’auteur de Nihilisme… (le sommaire l’atteste) se dévidait en suivant les mutations de la nature, muant au fil des siècles en « monde » puis en « univers » pour échouer comme « réel » ; c’est aujourd’hui un fil temporel que suit l’auteur du Temps de l’art.

– Le souci philosophique : Nihilisme… proposait d’analyser des idées fixes faisant nœud pour chaque époque (le motif, l’énoncé, le monde, etc) – approche synchronique et paradigmatique ; quand Le Temps de l’art cherche avant tout à suivre des évolutions conceptuelles et lexicales d’idées premières prises dans le déroulé du temps et le flux des époques – approche diachronique ou syntagmatique.

– L’assujettissement de la pensée de l’art à la pensée du temps : la notion « d’époque » (qui concluait Nihilisme… quand elle ouvre Le Temps de l’art) sert à présent de ciment pour élever le discours esthétique à des hauteurs de vue et vers des enjeux anthropologiques cruciaux. Nihilisme… rappelle à l’occasion que l’art dit (est symptôme de) l’époque – l’artiste occupant une « situation », l’art étant historiquement situé – Le Temps de l’art fonde sa thèse et sa lecture sur cette évidence.

– La détermination fine de concepts : la plume est aujourd’hui philosophique d’abord, plutôt qu’encrée dans une manière de narration théorisante des évolutions de l’art.

Un nihilisme serein

En bref et à le dire vite, Nihilisme… pourrait apparaître comme l’exposition d’une intuition littérairement fondée, une sorte de programme que Le Temps de l’art réalise philosophiquement en en dégageant rigoureusement toute la richesse et les nuances conceptuelles. Encore est-ce là aller bien trop vite en besogne tant les deux livres, on l’a vu, n’ont pas le même objectif. Mais il est vrai que l’approche conceptuelle et presque didactique du Temps de l’art (par le fait de la reprise des thèmes dans des articles différents) lui apporte une limpidité et une clarté supérieures.

Si le ton du Temps de l’art est mélancolique, le philosophe n’est jamais atrabilaire. Gardien des valeurs et du sens, il tient à maintenir les enjeux et la noblesse de l’art (et du discours esthétique) – c’est là un magistère auquel l’auteur nous a habitués de longue date. Mais il n’est pas sourd ni indifférent aux plus récentes innovations post-modernes. S’il y a urgence à repenser l’art comme transcendance, c’est aussi parce que l’époque post-moderne (et ses sirènes-cyborgs communicationnelles) lui paraît la plus grave crise qu’aient connue la création, l’art et l’idée de vérité. En période de débâcle, il n’est pas permis de déserter le front (encore moins, cela va sans dire, de passer à l’ennemi en aiguisant ses armes), il est au contraire urgent d’analyser les forces en présence, leur agencement, leur dynamique pour rêver d’une stratégie gagnante même si elle est coûteuse. Comment imaginer un art qui vaille encore la peine d’être fait ? Comment conserver l’âme de l’art malgré lui ? La parole est maintenant aux artistes.

 

1– PK est docteur en sciences de l’art, chercheur associé à l’Université de Lisbonne (FBAUL-CIEBA).

2– Michel Guérin, Le Temps de l’art : Anthropologie de la création des modernes (Actes Sud, 2018).

« Comparing Notes » d’Adam Ockelford : une nouvelle théorie de la musique

Adam Ockelford, professeur de musique à l’université de Roehampton (banlieue sud de Londres), très impliqué, en particulier, dans l’enseignement à de jeunes autistes, vient de publier Comparing Notes. How we make sense of music (Londres, Profile Books, 2017), livre important dans lequel il expose ce qu’il présente comme une nouvelle théorie de la musique, une théorie qu’il rattache étroitement à son expérience d’enseignant.

Vers une théorie

Ockelford, qui se dit favorable à une approche « phénoménologique », reproche à la plupart des théoriciens de ne pas tenir compte de la manière dont les gens écoutent ordinairement la musique. Pour Schenker, par exemple, toutes les grandes œuvres sont bâties sur la même structure fondamentale et reflètent l’ordre divin par le biais de « l’accord de la nature » – l’accord parfait majeur ; cette conception a-t-elle un rapport quelconque avec l’expérience des auditeurs ? Plus récemment, de « nouveaux musicologues » s’emploient à montrer que les structures musicales traduisent les structures sociales. Pour Christopher Ballantine, la forme sonate, née du même élan que la révolution française, est l’incarnation musicale de la dialectique hégélienne. Susan McClary va plus loin encore en entendant dans la Neuvième Symphonie de Beethoven la célébration d’un « désir sexuel qui culmine en une violente éjaculation ». De telles analyses, parfois passionnantes d’ailleurs, sont totalement subjectives ; elles n’ont que peu à voir avec ce que perçoit une oreille moins orientée. Ockelford n’est pas non plus convaincu par la transposition à la musique de modèles linguistiques, telle que Leonard Bernstein, influencé par Chomsky, l’a pratiquée ; ni par l’introduction, illustrée notamment par Nicolas Ruwet et Jean-Jacques Nattiez, des concepts de la sémiotique dans la théorie musicale.

Ockelford préfère que la musique soit expliquée en termes proprement musicaux. Il en trouve un exemple dans le Schoenberg des Fondements de la composition musicale. Schoenberg considère que la structure musicale est créée par la répétition de motifs et soutient même que « l’intelligibilité en musique semble impossible sans répétition ». Comme on imagine difficilement une musique qui ne soit fondée que sur la répétition, la question est de savoir comment celle-ci peut coexister avec le changement d’une manière signifiante. Une des façons les plus simples de répéter un fragment tout en le modifiant est de le transposer : on part d’une autre note mais tous les écarts entre les sons (intervalles) sont conservés, ainsi, bien sûr, que leurs durées respectives. En effet, comme le souligne l’auteur, les vecteurs premiers de l’information musicale sont les hauteurs et les rythmes ; la dynamique et le timbre, ainsi que la localisation de la source sonore, constituent des vecteurs seconds. Aussi est-il rare qu’une musique soit d’abord identifiée par le timbre. C’est ce qui arrive pourtant dans le cas de ce que le musicologue allemand Marius Schneider a observé au sein de certaines cultures et appelé la « chanson personnelle », une chanson que seule peut chanter la personne qui la détient ; à sa mort, elle passera dans une autre voix. Dans le même ordre d’idée, Ockelford attire notre attention sur ce passage du premier mouvement de la Symphonie pastorale de Beethoven où un motif de cinq notes est énoncé neuf fois de suite. La hiérarchie est alors renversée : c’est sur la progression dynamique que se concentre l’auditeur.

L’hypothèse zygonique

La répétition est donc fondamentale en musique. Mais comment va-t-elle jusqu’à donner le sens de la structure ? Nous arrivons au cœur de l’ouvrage d’Ockelford et à l’exposé de sa théorie. Celle-ci a été « frôlée » selon lui par quelques-uns de ses prédécesseurs1. Pour Schoenberg, on l’a vu, la répétition produit la structure et rend la musique intelligible. Le musicologue autrichien Viktor Zuckerhandl y a ajouté l’idée d’action (perçue par l’auditeur) et le compositeur américain Edward Cone celle de dérivation d’un son à un autre. Le schéma est donc le suivant : la conjonction de la répétition et de l’action donne l’impression d’une dérivation ; la dérivation fait naître la structure musicale ; et la structure permet à la musique de faire sens. Reste à savoir comment on passe à chaque fois d’une étape à l’autre. Pour Ockelford, la clé de l’énigme est dans l’action (agency), qu’il définit comme la « qualité perçue des sons musicaux à travers laquelle une note est ressentie comme ayant un effet, une influence sur d’autres notes ou la capacité de les contrôler ».

Arrêtons-nous un instant sur l’expérience qui a fait concevoir à Ockelford sa théorie. Il a rencontré un prodige musical lorsque celui-ci avait sept ans (cela fait quelque trente ans et ils n’ont cessé de travailler ensemble depuis) : Derek Paravicini, grand prématuré, aveugle de naissance, autiste, souffrant de sévères difficultés d’apprentissage. Pour Derek, doué de ce qu’on appelle « l’oreille absolue », chacune des 88 touches du piano sonnait distinctement, avait son individualité propre. Dans un monde de confusion et de menace, face à l’univers des mots en particulier, tous ces sons étaient des amis qui demeuraient pour lui toujours égaux à eux-mêmes. Derek reproduit fidèlement les notes que joue Adam, lequel en vient à concevoir les sons de son élève comme dérivant des siens. À la notion de répétition s’ajoute celle d’imitation : c’est l’élément qui manquait dans les théories précédentes. La répétition et l’intention constituent ensemble l’imitation.

C’est ainsi que, de l’expérience la plus concrète, est née la théorie zygonique défendue par l’auteur. Pourquoi cet adjectif ? Il est construit à partir d’une racine grecque signifiant « paire », et renvoie à la relation entre deux sons dont l’un est perçu comme dérivant de l’autre par imitation. La répétition ne concerne pas que des notes, elle s’applique aussi à des intervalles : on distingue ainsi des relations zygoniques primaires et des relations zygoniques secondaires. Pour ces dernières, l’imitation des intervalles ne se limite pas à ce qui se passe entre des voix, elle existe également au sein d’une voix. Le renversement est un autre procédé qui s’apparente à l’imitation (l’oreille peut le détecter assez facilement) : les intervalles d’une mélodie deviennent ascendants quand ils étaient descendants et vice versa. Ockelford prend l’exemple du début de la Sonate pour piano K. 333 de Mozart : un mouvement descendant de six notes conjointes est analysé, à la surprise du lecteur, comme une chaîne de relations zygoniques secondaires2. Il accorde aussi une grande importance aux relations zygoniques indirectes, celles unissant deux intervalles identiques éloignés dans le temps et qui, plutôt que d’être l’imitation l’un de l’autre, semblent alors dériver d’une source commune.

Les relations zygoniques ne concernent pas que les hauteurs de son ; elles mettent en jeu également les durées. Ockelford précise que ce qui définit rythmiquement une note est plus le moment où elle commence que sa durée proprement dite. La pratique de la musique conforte tous les jours son opinion : une blanche est moins une blanche par les deux temps qu’elle doit durer que par le moment où la note qui lui succède doit être émise. De même qu’on reconnaît une mélodie qui a été transposée, de même les variations de tempo n’empêchent pas d’identifier une œuvre puisque le rapport des durées (comme celui des intervalles dans la transposition) demeure inchangé. Il existe encore, plus rarement, des relations zygoniques tertiaires : c’est le cas lorsque se produisent des accélérations ou des ralentissements. Comme le remarque Ockelford, la hauteur et le rythme sont en réalité indissociables, ils définissent ensemble des motifs et des thèmes. Très souvent, un même rythme est successivement appliqué à des hauteurs différentes. Moins fréquemment, le rythme change mais pas les hauteurs ; Ockelford en donne un exemple dans le Concerto pour hautbois de Richard Strauss, mais quantité de cycles de variations en témoigneraient tout aussi bien. Pour ce qui est des autres paramètres que la hauteur et le rythme, il observe, en particulier, que des relations zygoniques secondaires peuvent affecter le timbre : par exemple, lorsque l’installation de la sourdine se répercute d’une partie instrumentale à une autre.

Être et valeur

La répétition, qui est l’exception dans le langage verbal et la règle en musique, joue donc un rôle structurel fondamental selon Adam Ockelford. Mais, de même que dans le langage le respect de la syntaxe ne garantit pas l’intelligibilité d’un énoncé3, de même les relations zygoniques ne constituent pas à elles seules la signification musicale ; il faut y ajouter les réactions affectives que la musique engendre. Ockelford a, en effet, l’intuition que tous les sons ou combinaisons de sons peuvent susciter une réponse émotionnelle. Ils n’ont pas de signification au-delà de cette capacité. Pour reprendre la distinction du musicologue le plus souvent cité dans le livre – Leonard Meyer –, Ockelford est un « absolutiste » et non un « référentialiste » : « La musique existe en dehors de la vie réelle, elle véhicule des idées qui n’existent que dans le domaine de l’imagination. » Certes, l’audition d’une œuvre peut nous renvoyer à des éléments extra-musicaux, mais il s’agit alors d’associations personnelles et non de signification : c’est le phénomène DTPOT (« Darling, they’re playing our tune »).

Adam Ockelford se demande si certaines œuvres musicales ont plus de valeur que d’autres. Il compare, à cet effet, le début de la Sonate pour piano K. 333 de Mozart avec celui d’une sonate pour clavier de Jean-Chrétien Bach. Les deux fragments se ressemblent nettement, en ce qui regarde la hauteur, le rythme, la structure harmonique et l’usage de la « basse d’Alberti ». Alors, où réside la différence ? Pour l’auteur, c’est la théorie zygonique qui nous fournit la réponse : en dérivant de celle qui la précède, chaque appoggiature est, chez Mozart, structurellement intégrée dans le discours. Il me semble qu’Ockelford oublie un autre élément, tout aussi « zygonique », qui fait l’originalité de la pièce de Mozart : la présence d’un contretemps (demi-soupir précédant les croches) dans l’accompagnement au début de chaque mesure, contretemps qui déjoue les « attentes » de l’auditeur, pour utiliser le langage de Leonard Meyer. Mon observation est beaucoup plus simple que celle d’Ockelford. Mais leur coexistence confirme ce qu’il dit plus loin : la musique étant sursaturée de répétition, différents auditeurs peuvent percevoir différents éléments structurels et disposer chacun d’une explication cohérente. Le compositeur lui-même peut d’ailleurs ne pas être conscient d’un processus de dérivation auquel tel auditeur sera sensible.

Si la dérivation est un élément nécessaire pour qu’une pièce musicale soit perçue comme de la musique, elle n’en garantit donc pas la valeur esthétique ; celle-ci dépend de la façon dont le contenu et la structure interagissent. Mais ce processus selon lequel des éléments sonores (depuis les sons pris isolément jusqu’à des sections entières4) sont entendus comme dérivant les uns des autres par imitation est définitoire selon l’auteur. En matière d’ontologie musicale, nous l’avons déjà suggéré, Ockelford défend une conception idéaliste : pour lui, un morceau de musique est l’ensemble des phénomènes présents dans l’esprit de ses auditeurs5. Ainsi, la musique manifeste une « intentionnalité flottante » (Ian Cross) et l’imprécision de son message fait d’elle un objet d’interprétation humaine. Le chant des oiseaux est-il ou non de la musique ? Ce n’en est pas, selon Ockelford, tant que l’oiseau est seul concerné ; c’en est éventuellement pour l’auditeur ; c’en est sans aucun doute quand le chant est imité dans un contexte musical (comme dans la Pastorale de Beethoven). Autre exemple de ce qui ne peut être de la musique d’après la théorie zygonique : 4’33’’ de John Cage.

Nous sommes tous musiciens

Un aspect essentiel de cette théorie est l’affirmation que la musique est universelle : elle est, dans son essence, la même dans le monde entier, et nous apprécions autant la musique du passé que pouvaient l’apprécier ses contemporains. Selon Adam Ockelford, presque tout le monde a la capacité de faire sens de la musique telle qu’il l’a définie : un récit sonore abstrait dont les éléments sont perçus comme dérivant les uns des autres par le biais de l’imitation. Nous sommes donc tous musiciens. Comment ne pas suivre l’auteur quand il déplore l’opposition que font les sociétés modernes entre ces deux catégories de personnes que seraient les professionnels de la musique et les « simples » auditeurs ? Si, par exemple, on n’attendait pas d’un apprenti pianiste qu’il parvienne enfin à jouer l’un des Impromptus de Schubert ou l’une des Études de Chopin, et que l’on adoptât une approche davantage centrée sur ses intérêts et ses motivations, n’y aurait-il pas plus de chances que la musique soit pour lui, plutôt qu’un parcours du combattant dicté par des attentes sociales prédéterminées, l’accompagnement d’une vie entière ? Tel est – aussi – le message de ce livre passionnant.

Notes

1 – Notons d’ailleurs que Schenker voyait – propos non cité par Ockelford – dans la répétition le « trait le plus frappant et le plus caractéristique » de la musique.

2 – Puisqu’un mouvement conjoint est fait de la répétition de l’intervalle de seconde.

3 – Rappelons l’exemple donné par Chomsky : « D’incolores idées vertes dorment furieusement. »

4 – À ce propos, Ockelford distingue trois niveaux structurels, qu’il appelle respectivement : les événements, les groupes et les cadres généraux.

5 – Conception qui peut rappeler celle de Sartre dans L’Imaginaire.

© TL, Mezetulle, 2018.

Traduire et interpréter

Sur le livre de Violaine Anger « Sonate, que me veux-tu ? »

En lisant le livre de Violaine Anger Sonate, que me veux-tu ?1, Thierry Laisney2 réfléchit sur une période charnière : au milieu du XVIIIe siècle, l’écoute d’une musique purement instrumentale ne va pas de soi et amorce un profond changement dans les conceptions esthétiques. Une revue critique d’ouvrages qui non seulement jalonnent cette période mais aussi en reprennent les enjeux jusqu’à nos jours soutient son analyse.

Une petite phrase (interrogative), une apostrophe plutôt, attribuée à Fontenelle et qu’on ne trouve nulle part dans son œuvre, continue de faire couler beaucoup d’encre : « Sonate, que me veux-tu ? ». Écrite (?) au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, elle exprime la perplexité qu’ont dû partager nombre d’auditeurs de cette époque à l’écoute d’une musique purement instrumentale – dépourvue de texte et d’argument.

Imitation

Cette phrase procède de la théorie de l’imitation, qui a gouverné l’esthétique depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Une théorie exposée, en particulier, dans Les Beaux-Arts réduits à un même principe de Charles Batteux (1746). Ce « même principe », c’est donc l’imitation, et la musique ne doit pas moins s’y conformer que les autres arts : « Il n’y a pas un son de l’art qui n’ait son modèle dans la nature. » L’extrait suivant, sous forme de question oratoire, pourrait résumer l’esprit de l’ouvrage de Batteux :

« Que dirait-on d’un peintre qui se contenterait de jeter sur la toile des traits hardis, et des masses des couleurs les plus vives, sans aucune ressemblance avec quelque objet connu ? »

Quelques années plus tard (« De la liberté de la musique », 1759), la position de D’Alembert est tout aussi nette :

« Toute cette musique purement instrumentale, sans dessein et sans objet, ne parle ni à l’esprit ni à l’âme, et mérite qu’on lui demande avec M. de Fontenelle, Sonate que me veux-tu ? Les auteurs qui composent de la musique instrumentale, ne feront qu’un vain bruit, tant qu’ils n’auront pas dans la tête (à l’exemple, dit-on, du célèbre Tartini) une action ou une expression à peindre. […] La musique est une langue sans voyelles ; c’est à l’action à les y mettre ».  

Dans cette conception, où la musique s’est vu proposer tour à tour les modèles du peintre et de l’orateur, le plaisir de l’auditeur est censé naître de l’adéquation qu’il constate entre un sujet et la manière de l’évoquer. Comme l’observe Violaine Anger, l’imitation est à envisager de façon très large : ce peut être l’imitation de sons – naturels ou non –, de la signification des mots, de l’organisation même d’un discours. Le philosophe américain Peter Kivy (disparu en mai dernier) a défini les deux types de représentation que la musique, en général, peut endosser : une représentation picturale (où un son en rappelle un autre, le chant des oiseaux par exemple) et une représentation structurelle (où une idée extra-musicale se traduit musicalement, par exemple l’Ascension du Christ figurée par un motif ascendant). Au prix d’un petit anachronisme, Violaine Anger déclare à propos de la théorie de l’imitation : « L’art que nous disons abstrait n’a pas de place dans ce système ; le dodécaphonisme non plus. »

Autonomie

Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, des auteurs ont récusé la conception imitative en matière musicale. Violaine Anger fait une grande place à un livre peu connu, L’expression musicale mise au rang des chimères (1779), dont l’auteur, Boyé, a conscience d’opérer dans son domaine une véritable révolution copernicienne. La musique, dont l’objet est de nous plaire physiquement, ne peut selon lui rien imiter, si ce n’est le chant du coucou : « si l’on détache le poème d’un opéra, chaque phrase de mélodie deviendra pour lors un hiéroglyphe inexplicable ». Six ans plus tard, dans De la musique considérée en elle-même et dans ses rapports avec la parole, les langues, la poésie et le théâtre, Chabanon défendra des idées très proches de celles de Boyé. Il nous dit, par exemple, qu’un sens n’est pas juge de ce qu’un autre éprouve : « Aussi, n’est-ce pas à l’oreille proprement que l’on peint en musique ce qui frappe les yeux : c’est à l’esprit, qui, placé entre ces deux sens, combine et compare leurs sensations. » Mettons qu’un compositeur veuille dépeindre le lever du jour ; il représentera par l’opposition des sons (clairs et perçants/sourds et voilés) le contraste de la lumière et des ténèbres. Ce faisant, il n’aura peint, selon Chabanon, ni le jour ni la nuit, mais seulement un contraste, n’importe quel contraste : l’idée de contraste.

Ainsi la théorie de l’imitation va-t-elle peu à peu être abandonnée. La musique signifiera désormais sans aucun recours aux mots, et cette nouvelle manière de penser la signification exercera son influence sur la peinture comme sur la littérature : « De ce basculement considérable du rapport à la signification, la réflexion sur la musique est le fer de lance. » Violaine Anger formule à de nombreuses reprises cette idée passionnante, qui aurait mérité sans doute d’être davantage explicitée.

Le rejet de la conception imitative, qui est le fait de ceux que l’auteur appelle les « positivistes », n’est pas la seule réponse que peut appeler la phrase de Fontenelle. Violaine Anger distingue d’autres voix : celle de Rousseau, notamment, qui déplore le manque de vocalité de la musique instrumentale. On pourrait lui objecter que la faculté de représenter la voix humaine était précisément l’un des caractères – le caractère essentiel – permettant à la musique de satisfaire à l’exigence d’imitation et d’entrer ainsi dans le système général des beaux-arts. La position de Rousseau ne se démarque donc pas de la tradition ; ce qui est nouveau, c’est l’essor de la musique instrumentale, lequel rend évidemment plus difficile le rattachement de la musique au principe de l’imitation conçu de cette manière. Une autre voix encore, qu’on peut identifier à Herder et au panthéisme allemand, demande à la musique quelque chose comme une jubilation mystique. Pour Rousseau, la source du son musical est l’émotion du compositeur face au monde ; pour Herder, cette source est le monde lui-même : le son est manifestation, la musique est participation à l’univers. D’une façon générale, on peut dire que l’expression, au sens le plus large, supplante peu à peu l’imitation après avoir coexisté quelque temps avec elle. Violaine Anger s’arrête aussi sur un auteur qu’on ne rattache pas forcément aux questions d’esthétique musicale : selon Adam Smith, le plaisir de l’auditeur consiste dans la contemplation d’un système autonome. Elle souligne que la fortune de cette notion sera grande, en particulier en linguistique.

Au XIXe siècle, le formaliste le plus célèbre est l’Allemand Hanslick (Du beau dans la musique, 1854). On peut voir en lui l’héritier de Boyé et de Chabanon (remarquons qu’en France, en 1865, a paru un ouvrage presque oublié aujourd’hui, Philosophie de la musique, de Charles Beauquier, qui constitue également un beau manifeste « autonomiste »). Hanslick n’est d’ailleurs pas le plus radical des formalistes de son temps – ce superlatif conviendrait mieux au philosophe autrichien Robert von Zimmermann (1824-1898) – puisqu’il admet que la musique fait naître des émotions chez l’auditeur ; seulement, ces émotions n’ont pour lui rien de proprement musical : une symphonie peut procurer de la joie au même titre qu’un billet de loterie gagnant.

En tout cas, l’abandon de la théorie de l’imitation a mené à la reconnaissance, inconcevable au début du XVIIIe siècle (une contradiction dans les termes, selon Violaine Anger), d’idées spécifiquement musicales. Des idées que Proust suggérera avec bonheur :

« Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence vraie mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. »

Programme

Le XIXe siècle ne s’est pas borné à être l’ère de la musique instrumentale « pure » : il a consacré aussi le genre de la « musique à programme ». Cette musique, ses détracteurs l’ont souvent caricaturée, comme si elle était uniquement descriptive. Ce n’était pas, pourtant, la conception de Liszt, l’un de ses principaux représentants. Pour Liszt, si rien ne s’oppose à ce qu’un musicien exprime l’idée fondamentale de son œuvre, le programme n’est que l’esquisse psychique de celle-ci. Cette vision modérée n’empêcha pas les réticences d’un compositeur comme Schumann ; quant à Hanslick, on s’en doute, il était un adversaire résolu de ce genre musical.

Mais ne faudrait-il pas mettre en cause la distinction habituelle entre musique pure et musique à programme ? C’est ce qu’a fait, mieux que tout autre, Jacques Barzun (1907-2012). Il a observé, d’une part, que dans les œuvres relevant de la musique dite « à programme », la forme proprement musicale n’est pas plus délaissée que dans les autres (ce que Liszt avait d’ailleurs souligné). Il a fait remarquer ensuite qu’il n’y a pas de musique qui ne suive un programme : rien dans la nature du son n’exige, par exemple, qu’une symphonie soit constituée de quatre parties, et l’alternance de mouvements lents et vifs qui caractérise la suite « répond au désir humain de variété, qui n’est pas un désir spécifiquement musical ». Ce sont des préférences de l’esprit humain (équilibre, cohérence, unité, diversité, suspense, etc.) qui président aux structures musicales, et la « dénonciation » d’une musique à programme n’est pas sans trahir un certain puritanisme – c’est le cas de le dire.

Interprétation

Le rejet de la théorie de l’imitation et l’affirmation d’idées proprement musicales vont, comme l’observe Violaine Anger, produire un profond changement en rendant caduque l’idée d’une traduction entre les arts, qui « était considérée comme possible lorsque le passage par un équivalent discursif était envisageable ». La musique, ne pouvant plus se traduire, va devoir s’interpréter. D’Alembert offre un bon exemple de l’esthétique ancienne lorsque, évoquant les épisodes instrumentaux qui émaillent un opéra, il affirme :

« Il serait donc à souhaiter […] qu’une symphonie qui aurait à peindre quelque grand objet, par exemple, le mélange et la séparation des éléments, fût expliquée et développée au spectateur par une décoration convenable, dont le jeu et les mouvements répondissent aux mouvements analogues de la symphonie ; en un mot que les yeux toujours d’accord avec les oreilles, servissent continuellement d’interprètes à la musique instrumentale ».

Il s’agissait alors d’interprétariat ; l’esthétique nouvelle va promouvoir la notion d’interprétation. Car celle-ci, comme y insiste Violaine Anger, ne peut naître que si dans la musique on trouve une pensée qu’il faut décrypter, si le texte musical « devient la trace d’une parole vivante qu’il faut retrouver pour en comprendre le sens ». L’interprète remplace ainsi l’exécutant. Mais l’acception musicale du mot « interprète » ne se rencontre pas dans les dictionnaires avant le XXe siècle. Et les plus notables « formalistes » du siècle dernier, Boris de Schlœzer et Stravinski par exemple, préféreront encore parler d’exécutant. Le formalisme, en effet, s’accommode mal de la notion d’interprétation si celle-ci doit renvoyer à une conception religieuse de l’art dans laquelle l’interprète fait figure de grand prêtre – et de créateur à égalité avec le compositeur. En résumé, l’idéal de jadis voulait que le compositeur traduisît d’une langue dans une autre ; l’idéal moderne veut que l’interprète fasse apparaître le sens d’une œuvre. Mais tout le monde n’est pas d’accord sur le degré d’immanence que ce sens présente. La défiance formaliste mène parfois à des excès ; en réalité, tout exécutant – ou interprète, comme on voudra – est, dans une certaine mesure au moins, condamné à être libre. Tout ne peut pas être écrit sur la partition : il y aura toujours une latitude pour celui qui joue. Boris de Schœzer lui-même le laisse entendre lorsqu’il dit de la claveciniste Wanda Landowska qu’elle allie le respect scrupuleux du texte à une pénétration géniale de « tout ce qui dans une œuvre demeure toujours en marge des signes musicaux ». La rencontre de ces deux éléments pourrait constituer une bonne définition de l’interprétation.

Aujourd’hui encore, les « absolutistes » s’opposent aux « référentialistes », pour employer les termes de Leonard B. Meyer. Prenons seulement un exemple dans chaque camp : Santiago Espinosa, dans L’inexpressif musical (2013), veut à toute force que la musique ne renvoie jamais qu’à elle-même ; Philippe Nemo, dans Le chemin de musique (2010), verse dans un logocentrisme qui le conduit à tenter de traduire la musique en mots, comme si elle avait une signification littérale. Certains regrettent qu’elle ne puisse pas parler, d’autres rêvent de la ramener à une immatérialité introuvable : sans doute la musique naviguera-t-elle longtemps entre ces deux nostalgies.

Notes

1- Violaine Anger Sonate, que me veux-tu ? Pour penser une histoire du signe, Lyon, ENS Éditions, 2016.

2- Premier Prix du Conservatoire de Paris, Thierry Laisney a écrit de nombreux articles sur la musique dans La Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau dont il fut le secrétaire de rédaction.

© Thierry Laisney, Mezetulle, 2017.

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Art, transgression, permissivité : sur un livre de N. Heinich

Commentaire du livre « Le Triple jeu de l’art contemporain »

Nathalie Heinich, lauréate du prix Pétrarque de l’essai 2017, a été récemment la cible d’une méprisable polémique de la part d’« intellectuels » lanceurs d’anathèmes fondés sur des ragots1. Indignée par tant de bassesse et de malhonnêteté, je remets en ligne un article (publié sur l’ancien site en 2006) consacré au livre Le Triple jeu de l’art contemporain.
Il s’agit d’un très bel ouvrage de sociologie de l’art qui engage une réflexion sur les rapports entre transgression, norme et liberté. C’est aussi un livre de philosophie morale et politique qui révèle la face inquiétante de la permissivité.

L’art contemporain, si on le considère du point de vue des comportements, se laisse décrire en termes de transgression, et cela sous trois angles : production transgressive des artistes, réactions du public, intégration par les experts – critiques et institutions. Le rapport entre artistes et prescripteurs y est décisif : il s’agit, non plus de dire « c’est de l’art », mais de le faire dire. Triple jeu dans lequel la transgression s’emballe de telle sorte que les frontières de l’art reculent de plus en plus et que l’on se demande finalement ce qui pourrait ne pas être de l’art.

Une telle description est possible ; elle est pertinente, susceptible non seulement de vérification mais aussi de variation et de falsification. Elle permet de comprendre un pan non négligeable de ce que nous appelons « art » par la construction et l’opposition de trois paradigmes – art classique, art moderne, art contemporain.

Mais cet éclairage sur l’art comme phénomène social laisse dans son sillage une traînée lumineuse – et peut-être sulfureuse – hors-sociologie : car ce livre est aussi une réflexion philosophique, non pas de philosophie de l’art, mais plutôt de philosophie morale. Il révèle en effet un syndrome contemporain dont la manifestation esthétique est l’un des symptômes : la remise en cause de toute norme, dès qu’elle devient prescription, s’érige elle-même en norme et témoigne de la quête désespérée de la loi.

 

Sociologie et philosophie : trois mauvais procès

Il convient d’abord d’éviter trois mauvais procès trop faciles à faire à cet ouvrage.

Sciences humaines et esthétique

Il ne s’agit pas d’une analyse de l’art contemporain à prétention esthétique, mais d’une analyse sociologique dont l’hypothèse est minimaliste. On touche ici au sérieux des sciences humaines : il faut appréhender ce qui, dans les comportements humains, relève d’une formalisation ou au moins d’une régularité, ce qui fait loi ou structure, ce qui n’est pas de l’ordre de la liberté.

Pourquoi parler de minimalisme ? Il s’agit de donner toute sa puissance à l’analyse sociologique, mais rien qu’à elle. Nathalie Heinich part d’un principe simple : elle analyse des postures (faits sociaux) accessibles par une description rigoureuse et susceptibles de variation expérimentale (on en donnera plus loin un exemple). Ainsi, là où une analyse à prétention substantialiste échoue à saisir des constantes, on conclurait mal en croyant qu’il y a désordre et qu’il faut alors s’en remettre au relativisme.

La double illusion de l’essentialisme et du relativisme repose sur un même faux positionnement : croire que l’art est fondamentalement lié à la question du jugement de goût, et faire de cette liaison un usage dogmatique, réificateur. Au fond, et ironiquement, la démarche est plus kantienne qu’il n’y paraît. C’est précisément en disposant les éléments d’une dialectique à la manière de la Critique de la raison pure (à ceci près qu’il s’agit d’une dialectique expérimentale et non pas transcendantale) que l’on peut prendre en défaut la vulgate philosophique inspirée de la Critique de la faculté de juger.

L’antithétique contemporaine est une antithétique du jugement sur la question « c’est de l’art ».

  • – Thèse : l’art est déterminable par une constante de type ontologique (l’art est nécessaire).
  • – Antithèse : il n’y a d’art que relativement à une extériorité sociale, historique, etc. (l’art est contingent).

Or les deux propositions sont fausses parce qu’elles sont secrètement articulées à une même croyance dans le jugement de goût, tantôt érigé en absolu (substantialisme), tantôt récusé comme impossible (relativisme). Alors apparaît la symétrie entre croyance naïve et croyance déçue : on constate une fois de plus que le scepticisme est un dogmatisme qui s’ignore. Le jugement sur le caractère artistique d’un objet ou d’un phénomène n’est pas fondé sur une constante ontologique ; il n’est pas non plus dispersé dans une contingence radicale, pourvu qu’on l’accroche, non plus à un jugement de goût exalté ou délaissé, mais à la question « que fait l’art ? ». C’est donc une pragmatique des jugements qui résout expérimentalement l’antinomie en la déplaçant sur une question de description sociologique.

« […] il n’existe pas de substantialité des goûts, ni quant à leur objet (l’art), ni quant à leurs sujets (les gens) : il n’existe que des postures, admiratives ou réactives, positives ou négatives, intégratrices ou oppositionnelles, à l’égard d’objets fluctuants, dans des contextes variables, de la part de sujets aux statuts divers. Mais ces postures sont, elles, suffisamment constantes, et portées par des valeurs suffisamment investies, pour donner prise à l’analyse sociologique : à condition du moins que celle-ci se détache d’un projet d’« explication » par des causes plus générales (milieu social ou propriétés esthétiques) au profit d’un projet d’« explicitation » des procédures d’investissement, d’argumentation et d’activation des valeurs. » (p. 61)

On comprend, au passage, la fascination et le malaise des philosophes à la lecture de ce livre, qui singe la philosophie, qui la révèle, qui la trahit en retenant sa démarche et en dénonçant ses objets…

Le concept d’art contemporain : un paradigme

Un second mauvais procès consiste à réduire le terme « contemporain » à une signification chronologique. Le terme « contemporain » ne désigne pas en effet une donnée brute relevant d’une périodisation purement empirique, d’un « déjà-là », mais au contraire, il se construit – c’est un concept qui définit une attitude, une position, un « paradigme ».

Il faut donc, non pas s’en tenir aux dates, mais lier et opposer le paradigme contemporain aux deux autres :

  • – le paradigme de l’art classique repose sur la figuration et se donne pour tâche de « rendre le réel » ;
  • – le paradigme de l’art moderne, toujours attaché au respect des matériaux traditionnels, repose plutôt sur l’intériorité de l’artiste ;
  • – le paradigme de l’art contemporain repose sur la transgression systématique des critères artistiques couramment admis.

En quoi cela le distingue-t-il du second paradigme qui lui aussi avait mis en place une série de transgressions ? L’auteur donne cette réponse dans un texte bref Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain (Paris : L’Echoppe, 1999) :

La distinction avec l’art moderne est, en revanche, radicale, lorsque la transgression concerne non seulement les cadres esthétiques (« cadre » pouvant à l’occasion être pris au sens le plus littéral, comme avec Stella), mais aussi les cadres disciplinaires (avec les mélanges d’expressions plastiques, littéraires, théâtrales, musicales, cinématographiques), voire les cadres moraux et même juridiques.

La transgression est essentielle au paradigme contemporain, elle en est constitutive parce qu’elle y est systématique.

Le découpage en paradigmes, même s’il coïncide grosso modo avec des cadres chronologiques, est donc génétique ou catégoriel. Ce découpage permet aussi de revenir sur le premier mauvais procès : car ce qui s’affronte dans les antinomies, ce ne sont pas des goûts, mais bien des paradigmes. On peut donc conclure à une pluralité des façons de voir l’art ; on peut aussi rester fidèle à ses goûts à travers des attitudes différentes. Enfin, on peut et même on doit supposer que la question de la valeur esthétique reste indépendante des paradigmes eux-mêmes, lesquels sont des modalités accessibles à l’analyse des comportements. La confusion entre l’analyse esthétique et l’analyse sociologique est alors fermement dénoncée :

« […] faute de reconnaître l’existence de ces genres, on tend à confondre les critères génériques (qui déterminent l’appartenance à l’art moderne ou à l’art contemporain) et les critères évaluatifs (qui déterminent, à l’intérieur de chaque genre, la plus ou moins grande qualité des propositions artistiques). Ainsi, on tire argument du caractère transgressif d’une œuvre (critère générique) pour la considérer comme intéressante (chez les défenseurs de l’art contemporain) ou inintéressante (chez ses détracteurs) : ce qui évite aux uns comme aux autres d’expliciter les critères proprement esthétiques qui leur permettent de défendre ou de rejeter. » 

L’art contemporain n’est pas un « non-art »

Un troisième mauvais procès consisterait à dire : « faire de la transgression un critère de l’art contemporain, est-ce bien nouveau ? ». Ce serait confondre la démarche de l’auteur. avec une tendance critique de déploration, de méfiance ou d’hostilité envers l’art contemporain. Il est vrai que tout un courant critique, de J. Baudrillard à J.-P. Domecq, a parfaitement décelé l’importance de la transgression comme posture. Mais c’est encore une fois mal conclure, du fait qu’il s’agit d’une posture, au vide de son contenu et à son absence d’objet. C’est, observe l’auteur, remonter trop vite de l’effet – la déconstruction – à une cause imaginaire – une intention de destruction. Or les artistes ne se donnent nullement pour objet de faire du non-art en transgressant les frontières de l’art existantes, bien au contraire :

« Mais il ne s’agit pas pour les artistes de faire du « non-art », comme le croient souvent ceux qui, jugeant de l’extérieur, remontent trop vite de l’effet – la déconstruction – à la cause – une intention de destruction : il s’agit de faire de l’art avec ce qui n’est pas habituellement considéré comme tel. […] L’art contemporain n’obéit pas à une démarche iconoclaste qui viserait à détruire l’art (même si, aux yeux de certains, il y aboutit) : il obéit au contraire à une démarche « iconolâtre » (si l’on peut dire à propos d’œuvres qui font si souvent l’économie de l’image), adoratrice de l’art, consistant à tout lui accorder, à exiger son extension à la totalité du monde. Si les frontières de l’art bougent sous les coups que leur portent les artistes, c’est bien dans le sens d’un spectaculaire agrandissement de son territoire, toujours plus étendu, colonisant toujours plus loin de nouvelles zones de l’expérience – tel, augurent certains, l’Empire romain à son apogée, avant la chute. » (p. 171-172)

Ainsi reste ouverte, demeurant en deçà du champ sur lequel l’auteur travaille, la question de l’art au sens esthétique. Les paradigmes articulent bien des positions ; mais seule l’épreuve du temps peut donner à une œuvre un type de reconnaissance qui excède la seule reconnaissance sociale.

 

Le « triple jeu » et ses conséquences morales

Je propose à présent de suivre quelques-unes des analyses de Nathalie Heinich, choisies en fonction de leur prolongement philosophique, tout en conservant l’ordre de l’exposition suivi par le livre.

Du prologue, consacré aux questions de méthode, on a déjà beaucoup parlé, puisque la démarche y est en effet située dans une topique du partage entre sciences humaines et philosophie. L’auteur y expose aussi les exemples scientifiques dont elle s’inspire. Au-delà de Pierre Bourdieu (Les Règles de l’art), c’est à la sociologie des religions qu’il convient de remonter – déjà mobilisée dans un ouvrage antérieur La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration 1991. L’étude de « ce que fait l’art » peut en effet épouser les trois fonctions de ce que font les religions : innovation (analogie entre artistes et prophètes) ; médiation (analogie entre critiques et prêtres) ; adhésion/rejet (analogie entre public et fidèles/mécréants). Trois fonctions qui engagent le triple jeu – de la transgression par les artistes, des réactions du public, de l’intégration par les experts – mais à la différence des religions c’est la nature même de l’innovation qui emballe la machine dans une « partie de main chaude ». À faire de la transgression une prescription, on congédie le sens même de la transgression, tenue, pour rester fidèle à son propre impératif, à une perpétuelle surenchère…

C’est l’occasion d’une mise au point liée à la pertinence et à la valeur de l’analyse sociologique. En s’attaquant de manière minimaliste aux strictes modalités et aux stricts effets de la transgression, une telle analyse dénonce un certain nombre d’illusions liées à une interprétation trop forte de l’acte transgresseur. On en citera deux.

L’illusion de la liberté de l’artiste. Rien n’est plus contraint que l’attitude de l’artiste dans ce mouvement de pseudo-libération. Chercher à modifier les règles du jeu artistique, c’est certes le maîtriser, mais c’est aussi se conformer à un modèle. Alors que l’artiste classique pouvait copier une manière ou des objets, l’artiste contemporain copie une posture : l’impératif de singularité et d’originalité inaugure un nouvel académisme.

L’illusion de l’incohérence du public. Il est tentant mais vain de dire que les gens aiment n’importe quoi ou qu’ils sont prêts à brûler ce qu’ils ont adoré : l’infidélité à des objets peut fort bien s’expliquer par la fidélité à une attitude et la logique de l’avant-gardisme (faut-il dire du snobisme ?) enjoint une forme d’infidélité au nom d’une fidélité à soi-même.

 

Les formes de la transgression et leur falsification

Suit une revue raisonnée et illustrée des formes prises par la transgression, revue classée selon le type de frontière franchie. Parcourons-en quelques-unes.

Frontières de l’art. L’art contemporain s’évertue à brouiller systématiquement la démarcation entre le monde ordinaire et le monde de l’art, entre l’art et la vie, de sorte que « tout est art » (ex. de Rauschenberg et du « lit » 1955, fondation du groupe des « nouveaux réalistes » par Restany, appropriation du réel par le pop art, usage tautologique de la reproduction) ou que « tout le monde est artiste » (diverses formes d’implication du public). On procède aussi à des opérations d’élimination des contenus (le minimalisme, peinture monochrome, J.P. Raynaud) et des contenants (jeu sur les « marqueurs » de l’art : cadre, socle). Puis viennent les transgressions « au second degré », les transgressions de transgressions (Bazile ouvrant une « boîte de merde d’artiste » de Manzoni en 1989 ; hyperréalisme et « nouvelle figuration », Bad painting).

Frontières du musée : faire du « hors-musée » ou transformer le musée en espace ordinaire (land art, œuvres inaccessibles visibles d’avion, dispositifs interactionnels, mail art, diverses formes de « dématérialisation » : destruction de l’objet, identification de l’œuvre à la démarche de l’artiste, installations en cours).

Frontières de la morale et du droit : c’est le cas de certaines formes de body art où l’on risque sa vie, exemple de Michel Journiac qui fabrique du boudin avec son propre sang, ou encore les expositions d’objets volés, etc.

Frontières de l’authenticité et de l’originalité : invention d’une authenticité sans objet (être l’auteur d’un non-objet – ex de la « carte d’authenticité » de Manzoni), invention d’objets sans auteur – ex readymade produit par un autre que celui qui le signe), jeux sur la sincérité (déclarations d’inauthenticité, dépersonnalisation, copy art…).

C’est ici que Nathalie Heinich procède à une variation qui mérite qu’on s’y arrête pour des raisons épistémologiques. Une opinion répandue veut en effet que les sciences humaines soient impuissantes, pour des raisons de structure, à se donner des procédures de falsification de leurs hypothèses : on prétend en effet qu’elles ne sauraient mettre en place des prédictions. On fera d’abord remarquer que la prédiction en matière de sciences de la nature ne suppose nullement une temporalité séquentielle  – celle-ci n’étant bien souvent relative qu’au temps de la prise de connaissance2. La notion de prédiction peut donc s’entendre en termes synchroniques (on peut même prédire le passé comme c’est le cas en astrophysique), on peut citer aussi l’exemple trop négligé aujourd’hui de l’anthropologie structurale3.

Mais suivons l’auteur dans une démarche de prédiction synchronique où elle teste son hypothèse en construisant la possibilité d’une contre épreuve qui pourrait l’invalider et dont on peut contrôler l’existence sur le terrain observable.

On se souvient que la loi fondamentale qui règle les variétés de transgression est dans la fonction de reconnaissance: la transgression n’a de sens que si elle permet à l’artiste de rester dans le jeu, y compris et surtout en en brisant les règles – s’il peut faire dire aux prescripteurs pertinents « ceci est de l’art ». L’impératif d’originalité est donc un noyau dur de l’hypothèse. Si cet impératif peut trouver son application dans la maxime de la transgression, la maxime ne peut cependant pas être appliquée de telle sorte qu’elle ruine la loi qui installe son fonctionnement. On pourra donc, si l’hypothèse est valide, supposer que la transgression ne sera poussée que jusqu’au moment où elle pourrait s’abolir en indifférenciation et en indifférence sociale. Un scénario de test expérimental peut alors être imaginé : certaines configurations sont a priori exclues du fait qu’elles conduiraient à la ruine de l’objectif de reconnaissance sociale ; il suffit de les construire et de regarder si elles sont avérées.

Or, dans cette partie effrénée de main-chaude et de surenchère à la poursuite de l’originalité, il arrive nécessairement un moment où l’impératif d’originalité aboutit à faire de la non-originalité quelque chose d’original. Après avoir épuisé le cercle des transgressions possibles, les artistes sont inévitablement amenés à redécouvrir les vertus de la copie pure et simple, prise cette fois au second et au troisième degrés. Il finissent par inventer une manière originale de ne pas être original – on peut citer le cas du copy art de Tinguely. Mais un cas limite apparaît : le comble de la copie, de la non-originalité redécouverte, serait en effet de s’en prendre à la fois à la personnalisation de l’œuvre et à sa nouveauté. Ce serait de produire quelque chose d’impersonnel (comme l’a parfois fait Warhol), et aussi quelque chose qui a déjà été fait (comme le fait Aubertin en décidant de devenir peintre monochrome après Yves Klein). Peut-on trouver des réalisations qui satisfont ces deux conditions ? Si oui, alors l’hypothèse est falsifiée. Il se trouve que ces deux conditions ne sont jamais réunies – si on produit quelque chose d’impersonnel, il faut que ce soit nouveau c’est-à-dire remarquable; si on produit quelque chose de déjà vu, il faut que ce soit sous une signature originale c’est-à-dire digne d’être remarquée. La réunion des deux conditions « pousserait à son extrême limite la transgression de l’impératif d’originalité, mais aurait l’inconvénient de condamner l’intéressé à une totale obscurité » (p. 139), c’est pourquoi elle ne se produit jamais parce qu’elle contredirait la fonction de la transgression.

Cette revue abondamment illustrée conduit à une conclusion que l’on peut énoncer sous une forme restreinte : les frontières de l’art reculent sans cesse de façon structurelle. Mais elle peut s’énoncer aussi sous forme plus générale : l’art contemporain, de ce point de vue, est plus proche d’une iconolâtrie que d’un iconoclasme – l’adoration de l’art fait qu’il peut s’étendre partout et à tout ; il ne forme plus monde, mais s’étend à tout l’univers. J’y ajouterai une formulation philosophique en forme de problème. On peut se demander si cette abolition de la distinction entre le monde ordinaire et le monde de l’art, entre le réel ordinaire et un réel second, n’aboutit pas à un univers sans issue – qu’il s’agisse d’une logique de cauchemar ou d’une logique de rêve – duquel tout point de fuite est exclu. Ce jeu transgressif serait à lui-même sa propre dupe en produisant comme sa limite une absence de jeu : à force de vouloir se libérer, l’impératif de libération devient lui-même un étouffoir.

À ces formes de transgression s’articulent des formes de réaction du public, qui vont de l’indifférence à l’interrogation et au rejet – lequel peut être profane ou savant. Cette seconde partie est peut-être la moins excitante de l’ouvrage, du fait qu’elle répète parfois la première, notamment dans l’analyse des formes de vandalisme. On y rencontre sous d’autres formes le problème posé par la fusion entre l’art et le monde de la vie ordinaire – fusion prise à la lettre par les « récepteurs » et parfois plus ironiquement qu’on ne pourrait le supposer au premier abord. Ainsi cet exemple, rapporté et analysé par Thierry De Duve, d’un peintre en bâtiment canadien parodiant une œuvre de Barnett Newman intitulée Voice of Fire sous le titre Voice of Taxpayer ; ou celui d’une éponge ménagère oubliée dans une salle du Carré d’art à Nîmes et déclenchant la perplexité des conservateurs ; ou encore celui d’une installation vidéo jetée à la décharge par un jardinier lors d’une exposition à Bienne en 1980.

 

Un art assujetti à son propre impératif de transgression

Quant à la troisième partie, consacrée aux mécanismes d’intégration – qui une fois engagés emballent le moteur d’une transgression toujours plus poussée -, j’en retiendrai avant tout une idée décapante, qui va contre une doxa tenace.

Dans la course à la reconnaissance, les prescripteurs occupent évidemment une fonction clé. Or il se trouve que parmi ces prescripteurs – en position de dire « c’est de l’art » et d’être entendus – les plus efficaces, les plus pertinents, les plus puissants ne sont pas tant les critiques (tout de même assez bien placés) et les galeries d’art que les institutions publiques. On est renvoyé à la forme la plus exécrée de l’autorité, en l’occurrence l’autorité de la cité – osons les « gros mots » : l’autorité politique… C’est par le musée et la subvention publique que passe l’adoubement. La logique d’avant-garde, loin de se définir comme on serait tenté de le croire par une rébellion contre l’autorité et la commande publiques, en recherche au contraire la faveur (p. 274).

Cela rompt bien sûr, comme le souligne l’auteur, avec le schéma romantique de l’artiste en marge des salons officiels, mais je me permets de suggérer que la rupture est encore plus spectaculaire et intéressante avec le schéma classique. Si Richelieu avait bien pensé à reconnaître l’activité artistique, il ne poussait pas l’absolutisme jusqu’à considérer qu’il était en son pouvoir, par cette reconnaissance même, de faire exister l’art. Et la pratique de la commande publique par Louis XIV, si elle a entraîné des effets discriminants bien connus, n’a jamais prétendu s’exercer au-delà de cette frontière ontologique : le souverain, s’il avait le pouvoir de faire connaître l’existence de l’art et plus particulièrement celle de tel art plutôt que celle de tel autre ; celle de tel artiste plutôt que celle de tel autre, n’avait pas en revanche celui de faire exister l’art en lui-même, considéré alors comme toujours préexistant à l’autorité qui le couronne, du moins ontologiquement. La pensée de l’art à l’âge classique est nette sur ce point, et l’Art poétique de Boileau propose (dans ses derniers vers) un concept de la censure qui n’a de sens que négativement et a posteriori, en cela complètement symétrique du concept de génie (abordé par les premiers vers du poème). Or la censure / reconnaissance telle qu’elle est pratiquée par les institutions publiques contemporaines semble bien être l’inverse de celle dont parle Boileau : au lieu de s’exercer sur les défauts et a posteriori, elle se fonde sur des exigences positives et a priori parmi lesquelles figure en place décisive l’obligation de transgression.

On pourra ici reprendre l’exemple d’une œuvre figurative refusée par une commission chargée d’attribuer la manne de l’argent public, non pas au motif qu’elle est figurative, mais parce que l’artiste la présente « au premier degré » sans intention ironique de dérision et de transgression de formes préexistantes.

« C’est ainsi qu’un projet à base de portraits figuratifs, accueilli tout d’abord favorablement [par une commission d’experts], a été rejeté violemment par la commission dès lors que la confrontation du rapporteur avec la personne de l’artiste a fait apparaître l’absence de référence à l’art contemporain et d’intention parodique, disqualifiant l’ensemble du projet artistique comme inauthentique, voire frauduleux : l’artiste n’était authentique qu’au premier degré, croyant naïvement à l’intérêt de peindre des visages sur une toile, sans distance, sans malice ; mais il était inauthentique au second degré, faute de références explicites à la tradition parodique de l’art contemporain ; ainsi cette distance ironique, voire cynique, avec sa propre pratique, qui serait un défaut rédhibitoire en régime de singularité de premier degré (paradigme moderne), devient une indispensable qualité dans ce régime de singularité au second degré qu’est le paradigme contemporain. » [p. 299]

 

Conclusion : une inquiétante permissivité

Je prendrai appui sur cette remarque, qui oppose positivité et négativité, pour conclure sur ce qui me semble être le prolongement philosophique le plus intéressant de cet ouvrage, qui en fait aussi un livre de philosophie morale et politique. On y retrouve de manière nouvelle et inattendue une thèse classique notamment méditée par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit, mais plus récemment élucidée par la réflexion fondée sur la théorie freudienne : l’énonciation de la norme en termes positifs de prescription ou d’autorisation ou encore de permission est profondément contraire à la liberté ; il est plus libérateur d’interdire que d’autoriser. Sans interdit et sans rapport conflictuel et négatif à la loi, la liberté se retourne en fardeau.

Or on voit ici comment cette thèse se noue étroitement à la question de l’art, en tant que celui-ci pose le problème de l’existence d’un monde fictif, et comment par conséquent esthétique et morale s’entrecroisent. De même que l’abolition de toute limite entre monde ordinaire et monde fictif tend à l’extension infinie d’une hyperréalité qui rend tout point de fuite impossible et toute position critique inaccessible ou vaine, de même la transgression, dès qu’elle est traduite en prescription, efface la loi et tue l’effet de liberté qu’elle était censée produire. Nathalie Heinich propose en ce sens quelques pages très fortes sur ce qu’elle appelle « le paradoxe de la permissivité » (p. 338 et suiv.). Elle rejoint par là quelques réflexions actuelles – je pense surtout aux psychanalystes4 – sur un inquiétant phénomène contemporain d’aplanissement des différents mondes sans lesquels il n’y a pas de vie humaine, mondes fondés nécessairement sur des fonctions séparatrices. Ces mondes, qui rendent la vie respirable en même temps que pathétique, s’estompent sous les coups de boutoir de la permissivité et fusionnent en un univers indéfini, un bric-à-brac lisse où l’omniprésence du sexe abolit la sexualité, où l’omniprésence de l’humanitaire abolit l’humanité, où il est mal vu d’avoir une autre passion que celle des droits de l’homme et celle de la féroce charité (c’est-à-dire où l’on ne peut s’enthousiasmer que pour la réalité telle qu’elle est), où la génuflexion obligée envers le prochain récuse la reconnaissance critique du semblable, où la communauté abolit la cité, où la condition humaine se résorbe en machine neuronale, où la transparence des cœurs verrouille tout recul en le rendant suspect5. Le règne sans partage du permis, du positif, de la transparence, de l’univocité, rend les gens fous car il ne leur laisse d’autre choix que celui, impossible, de se libérer de leur propre liberté.

 

Notes

1 – Voir le détail et la réponse de Nathalie Heinich à ses détracteurs pétitionnaires : http://revuelimite.fr/tribune-nathalie-heinich-contre-la-meute.
Article de Libération sur le sujet http://www.liberation.fr/debats/2017/07/09/sociologie-et-homophobie-un-prix-et-une-discorde_1582689  

2 – Le Verrier prédit la présence de Neptune pour l’observateur, mais Neptune existait néanmoins avant cette prédiction . Ce serait une erreur, dit Pascal (préface au Traité du vide) « de croire que la vérité a commencé d’être au temps qu’elle a commencé d’être connue ».

3 –  Voir l’ouvrage de Françoise Héritier Les Deux sœurs et leur mère, Paris : O. Jacob, 1994 qui offre un choix exemplaire de procédures rigoureuses de falsification autour d’une hypothèse, et dont on s’étonne qu’il n’ait pas davantage retenu l’attention des historiens des sciences.

4 – Voir notamment Elisabeth Roudinesco Pourquoi la psychanalyse ? Paris : Fayard, 1999.

5 – Je m’appuie ici sur la lecture comparée des grands critiques du théâtre, notamment Nicole (Traité de la comédie), Bossuet (Maximes et réflexions sur la comédie) et bien sûr J.-J. Rousseau (Lettre à d’Alembert sur les spectacles). Voir l’article Bossuet, Nicole et Rousseau

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2006 et 2017.

Classicisme et violence

Du désinvestissement à l’authenticité

Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle en France, un changement esthétique se produit qui va des « passions » au « sentiment ». Cette étude1 s’intéresse plus particulièrement au régime des émotions produites par la fiction littéraire, en s’attardant sur l’exemple de la violence : on passe du régime du désinvestissement à celui de l’authenticité. La modification, au-delà de son enjeu esthétique, engage aussi une morale et une conception de l’humanité. La disqualification du désinvestissement et sa reconversion en authenticité signent l’avènement d’une esthétique du proche qui, paradoxalement, a pour effet un déni de reconnaissance : en art comme ailleurs, le culte de la proximité peut nous rendre étrangers à l’humanité.

Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle en France, un changement esthétique se produit, qui est bien connu ; la place de la musique y est décisive : le livre déjà ancien de Louis Striffling2 et de nos jours la magistrale étude de Jean Mongrédien3 en ont étudié le mouvement. S’agissant des passions et de leur représentation ou de leur traitement par les arts, on assiste à un changement de régime – la notion moderne du « sentiment » en résulte. Mais ce résultat – dont la version vulgaire déferle aujourd’hui sous la forme de l’exaltation de la vie passionnée dans laquelle chacun est invité à « s’éclater », de préférence un casque stéréo sur les oreilles – ce résultat qui a connu ses formes élevées et travaillées est en même temps une occultation, un opérateur d’opacité et de refoulement. C’est au retour de ce refoulé que je souhaite contribuer.

Je soutiendrai qu’on passe du régime du désinvestissement à celui de l’authenticité. Le statut de l’art en général est remanié, principalement à travers celui de la fiction. À travers le type d’engagement des passions apparaît une pensée du rapport entre l’œuvre, l’artiste et le public. La façon dont ce rapport est installé, la façon dont est produit et situé l’effet esthétique, révèlent aussi une façon de penser le rapport entre les hommes, une conception de l’humanité. La disqualification du désinvestissement et sa reconversion en authenticité signent l’avènement d’une esthétique du proche qui, paradoxalement, a pour effet un déni de reconnaissance : en art comme ailleurs, le culte de la proximité peut nous rendre étrangers à l’humanité.

Batteux vs Schlegel : un débat d’un autre âge ?

Pour mesurer la différence entre l’engagement par désinvestissement et l’engagement par authenticité, je commencerai par rappeler un débat apparemment anecdotique et désuet. Il oppose au milieu du XVIIIe siècle deux théoriciens mineurs – ce qui le rend d’autant plus symptomatique – l’abbé Charles Batteux et l’un de ses premiers traducteurs allemands Johann Adolf Schlegel4, le père des deux célèbres frères Schlegel. Le débat a été rendu fameux de nos jours par le commentaire qu’en a donné Gérard Genette dans son Introduction à l’architexte5.

Quel est l’objet du débat ? Batteux, théoricien du classicisme, ramène l’ensemble des beaux-arts au principe de l’imitation de la nature, en précisant bien qu’il s’agit, non pas d’une esthétique réaliste qui se donnerait des modèles préexistants à reproduire, mais d’une esthétique du choix et de la constitution d’un modèle idéal, en quelque sorte d’un modèle perdu que l’art a pour objet de retrouver, de reconstituer en allant au-delà du réel observable pour remonter à une vérité essentielle : c’est ce qu’on appelle « la belle nature ».

Privilégiant, conformément à la hiérarchie classique, la poésie dramatique, il donne notamment l’exemple des personnages de Molière : ce sont des archétypes, comme on n’en rencontre jamais dans la vie ordinaire, mais qui révèlent la vérité enfouie sous le masque atténuateur de l’ordinaire observable. Leur vraisemblance n’est pas qu’ils pourraient être vrais, mais au contraire, c’est parce qu’ils ne sont pas « pour de vrai » qu’ils sont hautement vraisemblables.

Ajoutons encore que le processus par lequel l’artiste remonte à la « belle nature » n’est nullement un processus de simple transposition par esthétisation, ni de généralisation de la réalité. C’est un processus qui s’apparente à ceux de la science : il s’agit, non pas de composer une image de type « portrait robot », mais d’analyser les choses, de les dissoudre pour en isoler les « traits » pertinents, analogiquement à ce que sont les paramètres du scientifique. Ce point, qui n’est pas très développé par Batteux mais qui apparaît bien dès qu’on s’intéresse d’un peu près aux œuvres classiques elles-mêmes, doit retenir toute notre attention car il suppose comme moment décisif une opération non pas de collection, mais de dissolution et d’analyse6. Comme la science (mais par d’autres moyens, sur d’autres objets et en vue d’autres effets), l’art fait voler la réalité en éclats. Nous le verrons un peu plus loin sur l’exemple du théâtre, mais pensons à celui de la musique : la position de l’harmonie classique soutient que le son musical révèle l’audible en vertu de ce qui ne s’entend pas ordinairement, ou de ce qui est « sous-entendu », à savoir en l’occurrence la décomposition du son en ses harmoniques naturels, décomposition fondatrice du système tonal.

Revenons au débat littéraire et à Batteux. Toute cette élaboration prend place dans une perspective systématique de classification des beaux-arts selon un schéma poétique hérité d’Aristote et repensé par le classicisme7 : c’est aussi une théorie des genres, sur laquelle règne le principe de l’imitation. Mais au sein de cet ensemble, un genre poétique pose problème : c’est la poésie lyrique. Comment l’insérer dans le système, alors qu’elle semble échapper au principe de l’imitation ? N’arrive-t-il pas en effet que le poète lyrique chante des états émotifs qu’il éprouve lui-même réellement, sans les soumettre au parcours complexe d’une dissolution-reconstitution ? En d’autres termes, les passions chantées n’échappent-elles pas dans ce cas au désinvestissement (dissolution, mise à distance, opération effectuée par la poésie dramatique) en restant soumises au régime d’authenticité, et n’est-ce pas ce régime d’authenticité qui leur donne toute leur force ? Voilà, en peu de mots, le problème soulevé par Schlegel, qui s’appuie sur ce régime d’authenticité pour récuser la prétendue universalité du principe de l’imitation, objection dont Batteux mesure toute la portée et à laquelle il s’efforce de répondre :

« M. Schlegel ne peut comprendre comment l’ode ou la poésie lyrique peut se rappeler au principe universel de l’imitation. C’est sa grande objection. Il veut qu’en une infinité de cas, le poète chante ses sentiments réels, plutôt que des sentiments imités. Cela se peut : j’en conviens, même dans ce chapitre qu’il attaque. Je n’avais à y prouver que deux choses : la première, que les sentiments peuvent être feints comme les actions : qu’étant partie de la nature, ils peuvent être imités comme le reste. Je crois que M. Schlegel conviendra que cela est vrai. La seconde, que tous les sentiments exprimés dans le lyrique, feints ou vrais, devaient être fournis aux règles de l’imitation poétique, c’est-à-dire, qu’ils devaient être vraisemblablement choisis, soutenus, aussi parfaits qu’ils peuvent l’être en leur genre, et enfin rendus avec toutes les grâces et toute la force de l’expression poétique. C’est le sens du principe de l’imitation, c’en est l’esprit. On a dit et répété vingt fois que la vérité pouvait être employée quand elle était aussi belle et aussi piquante que la fiction : il ne s’agit que de la trouver avec ces qualités. » [note de 1764, page 317 de l’édition de 1775, p. 222 éd. Mantion 1989]

Et l’argumentation de Schlegel peut même s’autoriser d’une lecture scrupuleuse de La Poétique d’Aristote, où la poésie lyrique n’est pas traitée. Cela n’arrête pas Batteux, qui plaide pour une lecture « adaptée » et plus souple du maître :

« Aristote l’a dit lui-même : l’épopée, la tragédie, la comédie, le dithyrambe, la musique qui emploie la flûte et la lyre, conviennent, en ce qu’elles sont des imitations. Or, rien ne répond mieux à notre poésie lyrique que le dithyrambe des Grecs. » [note de 1764, page 322 de l’édition de 1775]

S’appuyant sur l’analyse des notes que je viens de citer, que Batteux ajoute au chapitre XII8 de la IIIe partie section I des Beaux-arts, Gérard Genette conclut que l’effort désespéré de Batteux pour maintenir le principe de l’imitation sonne le glas de l’esthétique classique, dont l’essoufflement s’inscrit ici, symptomatiquement, dans un déplacement infime ouvrant une fissure qui va devenir une fracture irréversible :

« Comme on le voit, la rupture essentielle s’exerce ici dans un infime déplacement d’équilibre : Batteux et Schlegel s’accordent manifestement (et de toute nécessité) pour reconnaître que les « sentiments » exprimés dans un poème lyrique peuvent être feints ou authentiques ; pour Batteux, il suffit que ces sentiments puissent être feints pour que l’ensemble du genre lyrique reste toujours soumis au principe d’imitation […] ; pour Schlegel, il suffit qu’ils puissent être authentiques pour que l’ensemble du genre lyrique échappe à ce principe, qui perd donc aussitôt son rôle de « principe unique ». Ainsi bascule toute une poétique, et toute une esthétique9 . »

Oui, c’est bien un basculement, mais on aurait tort de le réduire à l’opposition entre une esthétique de la fiction et une esthétique de la réalité : l’enjeu n’est pas tant dans l’opposition entre fiction et non-fiction que dans le statut de l’effet de vérité que l’une et l’autre des positions se donnent pour finalité, à travers le mode d’engagement ou d’investissement non seulement de l’auteur, mais aussi du lecteur, de l’auditeur, du spectateur.

Si on analyse d’un peu plus près les réponses de Batteux, on constate que celles-ci ne consistent pas seulement à maintenir coûte que coûte le primat de la fiction pour sauver le principe de l’imitation, mais aussi et surtout à soulever la question de la modalité de la vérité dans l’effet esthétique. Il faut alors, non pas s’en tenir aux notes du chapitre XII de la 1re section de la IIIe partie des Beaux arts réduits à un même principe (chapitre consacré à la poésie lyrique), mais remonter au chapitre V de la Ire partie, où Batteux a déjà abordé dans une note son différend avec Schlegel :

« Voici en peu de mots le raisonnement de M.S. L’imitation de la nature n’est pas le principe unique en fait de poésie si la nature même peut être sans imitation l’objet de la poésie. Or la nature, etc., donc…
On lui répond, que la seconde proposition de son raisonnement est vraie de toute vérité, mais qu’on la trouve enseignée partout dans l’ouvrage dont il s’agit et principalement dans les chapitres 2 et 3 de la première partie10.
C’est donc dans la première proposition qu’il y a quelque équivoque ou quelque malentendu. Il ne s’agit d’un bout à l’autre dans le livre attaqué par M.Schlegel que de la nature choisie et embellie autant qu’elle peut l’être par le génie et par le goût. On tâche d’y prouver partout que dans la poésie comme ailleurs il faut rendre le beau et le bon en suivant la nature, hors de laquelle il n’y a rien de bien. Fallait-il faire deux principes, l’un pour la nature parfaite rendue sans art, et sans choix, lorsque par hasard elle n’en a pas besoin ; l’autre pour la nature rendue avec art et choix, parce qu’elle ne se présente presque jamais sans défaut à l’artiste qui veut la rendre ? C’eût été s’embarrasser d’une métaphysique trop subtile, et peut-être déplacée. Dans tous les genres de poésie, peignez la simple vérité, si elle est assez belle et assez riche pour les arts, sinon, choisissez ses plus beaux traits : voilà l’abrégé des règles. »

Ce texte, malgré son ton professoral, rappelle les propos fiévreux échangés plus d’un siècle auparavant lors de la Querelle du Cid, où il avait été reproché à Corneille de mettre en scène une histoire vraie, mais invraisemblable11, impropre à la poésie par son caractère trop anecdotique.

Pour Batteux, l’effet de vérité produit par l’œuvre d’art n’est jamais, du point de vue de son essence, l’objet d’une rencontre particulière, empirique, mais il est toujours le fruit de l’élaboration d’un objet non existant par essence, même si celui-ci peut exister par accident : l’art imite la nature, mais cette imitation imite quelque chose qui ne lui préexiste pas. En quelque sorte, l’art invente la nature qu’il imite et il en constitue la vérité ; rien de paradoxal dans cette position, comparable, mutatis mutandis, à celle de la science classique. Certes il peut arriver qu’un tel objet se présente dans notre expérience observable, mais alors ce n’est que par hasard. Reprenons l’exemple du Misanthrope ou de l’Avare : on peut certes supposer qu’ils existent empiriquement, mais c’est comme si Galilée avait rencontré la loi de la chute des corps « en chair et en os » avant de la constituer et de l’inventer véritablement… Ces personnages ne tirent pas leur vérité de cette rencontre, en elle-même hasardeuse, mais du fait qu’ils excèdent toute rencontre empirique possible : c’est de cette manière qu’ils sont vrais, que les œuvres d’art en général sont vraies. Du reste, même présents dans notre expérience ordinaire, ils supposent un jugement qui les reconnaîtra comme exemplaires : ainsi le détour fictif est au principe de la vérité esthétique.

Donc l’authenticité, l’investissement direct des sentiments chantés par le poète lyrique peuvent bien sûr atteindre la même valeur d’essentialisation et de perfection que les sentiments fictifs, mais ils ne tirent leur pouvoir, leur charme, leur beauté, que de ce rapport qui réside essentiellement dans une opération de déplacement, d’éloignement, de reconstitution d’un modèle absent. Ce n’est qu’anecdotiquement que ce rapport peut se présenter sous forme naïve et spontanée dans la réalité. Autrement dit, pour donner toute sa force à son œuvre, le poète lyrique ne doit pas se contenter d’esthétiser les sentiments qu’il éprouve peut-être réellement, il doit leur donner toute la vertu de la fiction pour qu’ils puissent atteindre l’ordre de la vérité, qui est universel12.

Le travail esthétique produisant cet effet de vérité – sur lequel les protagonistes sont d’accord – n’est donc pas pensé de la même manière et il n’a pas le même point d’appui : le moment d’autorité fondateur de l’effet de vérité se déplace. C’est ici, me semble-t-il, que se produit le « basculement » philosophique et moral dont G. Genette souligne l’aspect morphologique.

Dans une esthétique de l’authenticité, la force de vérité qui s’exerce sur le lecteur (l’auditeur, le spectateur), a pour fondement un engagement en référence à la réalité observable : l’art me touche parce qu’il me parle du réel, réel qui peut être esthétisé, magnifié, transposé ; mais c’est ce réel que je reconnais finalement, il n’est pas désavoué.

Dans une esthétique du désinvestissement comme l’esthétique classique, le schéma est inverse. La force de vérité est fondée sur la dissolution d’une réalité toujours par principe fade, anecdotique, mièvre, ordinaire ; et c’est sur cette dissolution initiale que peut s’édifier l’objet esthétique. Il en résulte un paradoxe s’agissant de ce qu’il est convenu d’appeler l’identification du spectateur ou du lecteur : si je me reconnais dans une œuvre, si je suis moi-même atteint par un affect, ce n’est pas en vertu d’un processus de ressemblance, c’est parce que j’identifie en moi un paradigme ou un principe qui n’apparaît que dans le laboratoire de la fiction. Des choses inouïes vont alors faire surface : l’œuvre d’art ne me tend pas un miroir, elle m’analyse.

Le malentendu est total : car il s’agit bien dans les deux perspectives de toucher, mais est-ce le même moi qui est touché par Phèdre et par un personnage du théâtre larmoyant ? Il n’est pas très difficile de comprendre comment opère une esthétique de l’authenticité, comment elle peut parvenir à nous toucher : car le parcours qui va de l’œuvre à son lecteur ou à son spectateur y est pensé sous la catégorie de la continuité. En revanche, l’opération que défend si désespérément l’abbé Batteux est autrement complexe, puisqu’elle fait de la rupture, de la discontinuité, de la dissolution (de la distance13) la condition même de l’engagement aussi bien de l’auteur que du spectateur. C’est dans la mesure où les œuvres ne parlent pas de moi que je peux m’y reconnaître14.

L’exemple de la violence et la critique de Corneille par Lessing

Pour rendre compte de cette opération complexe et de ses effets analysants, le secours de l’abbé Batteux se révèle à présent insuffisant. Il faut aller y voir, et s’appuyer sur ce que cette esthétique de l’extraordinaire a produit de plus puissant, de plus outré, de plus excessif, et que du reste elle a elle-même porté au sommet de ses productions : le théâtre, en particulier le théâtre tragique. Je prendrai, pour faire bonne mesure, l’exemple de la violence à travers l’une des situations les plus tendues : l’infanticide.

Voyons comment le désinvestissement, ou le désaveu de la réalité, agit de manière proprement analytique, et penchons-nous un instant sur deux personnages monstrueux, qui ne nous ressemblent vraiment pas, une mère dénaturée – la Cléopâtre de la Rodogune de Pierre Corneille et un père criminel – le Thésée de la Phèdre de Racine.

Il est clair que la Cléopâtre de Rodogune ne ressemble à rien, et c’est précisément cette absence de ressemblance que Corneille revendique hautement, c’est par cet écart que le personnage est fascinant et efficace : il ose vivre ce que nous n’osons même pas nous avouer. On connaît les admirables textes de Corneille15 soutenant la gloire criminelle d’une de ses héroïnes préférées :

« Cléopâtre, dans Rodogune, est très méchante ; il n’y a point de parricide qui lui fasse horreur, pourvu qu’il la puisse conserver sur un trône qu’elle préfère à toutes choses, tant son attachement à la domination est violent, mais tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent. » [op. cit. p. 78-79]

« II est peu de mères qui voulussent assassiner ou empoisonner leurs enfants de peur de leur rendre leur bien, comme Cléopâtre dans Rodogune, mais il en est assez qui prennent goût à en jouir, et ne s’en dessaisissent qu’à regret et le plus tard qu’il leur est possible. Bien qu’elles ne soient pas capables d’une action si noire et si dénaturée que celle de cette reine de Syrie, elles ont en elles quelque teinture du principe qui l’y porta et la vue de la juste punition qu’elle en reçoit leur peut faire craindre non pas un pareil malheur, mais une infortune proportionnée à ce qu’elles sont capables de commettre. Il en est ainsi de quelques autres crimes qui ne sont pas de la portée de nos auditeurs. » [op. cit. p. 101]

Qu’est-ce que nous n’osons pas nous avouer au juste ? C’est d’abord que toute mère porte en elle ce désir d’infanticide, sous forme médiocre et atténuée. C’est aussi que l’héroïsme féminin, pour se déployer, n’a que peu de possibilités, et dans le spectre restreint qui s’offre à une femme pour sortir de l’ordinaire et faire quelque éclat, l’infanticide n’est pas exclu – c’est ce qu’on voit bien aussi dans le cas de Médée.

Mais s’il ne s’agissait que de se dire : « en situation extrême, qui est celle de l’héroïsme, les femmes peuvent aller jusqu’à l’infanticide, ce qui n’est heureusement pas mon cas », nous pourrions encore sortir à peu près tranquilles du théâtre. Oui, le désinvestissement permet dans un premier temps une mise à distance rassurante, qui éclaire en protégeant : c’est ainsi que l’interprète Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles. En versant des larmes de crocodile au théâtre, je me sens réconforté, en accord avec moi-même, tout va bien.

Seulement, il y a un second temps, qui apparaît très bien dans la pièce, et qui n’est pas du tout rassurant. Décidée à éliminer les deux fils, frères jumeaux, qui font obstacle à son pouvoir, la reine leur mère se pose atrocement une question de technique criminelle : par lequel va-t-elle commencer ? A l’issue de deux scènes effarantes (acte IV, scènes 3 et 6) au cours desquelles elle teste l’un et l’autre, elle se décide en faveur – si l’on peut dire – de Séleucus. Oui, c’est bien en sa faveur. La faute de Séleucus est d’avoir laissé transparaître sa clairvoyance au sujet du pouvoir de nuisance de sa propre mère. Autrement dit, sa faute est en partie due à son intelligence politique, à son intelligence des choses du pouvoir, laquelle il ne peut avoir héritée que de sa mère. C’est donc celui qui lui ressemble, son préféré, qu’elle préfère assassiner d’abord : celui-ci est aussi dangereux que moi, il est bien le fils de sa mère. Cela est confirmé, à la fin de la pièce, par les derniers mots de la reine mourante jetant, en guise de cadeau de noces, sa malédiction sur la descendance du fils survivant qui épouse Rodogune:

« Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble ! »

C’est au second temps qu’apparaît l’insoutenable violence et que l’horreur, en se réinvestissant, vient se ficher au cœur du spectateur – réinvestissement dont la force est directement proportionnelle au désinvestissement qui l’a précédé. Non seulement l’infanticide est présent en toute mère, mais il est lié à la reconnaissance filiale. Autrement dit, l’infanticide est une maxime dont l’amour maternel pourrait bien être la loi : c’est une des formes que peut prendre l’amour maternel.

Le cas de Thésée dans la Phèdre de Racine n’est guère plus rassurant, l’auteur ayant laissé planer l’hypothèse la plus noire : Thésée condamnant Hippolyte sans instruire son procès, se hâtant de conclure à sa culpabilité quant à la tentative de viol et de meurtre sur Phèdre. Ce qui accable Hippolyte aux yeux de Thésée, plus que des preuves fortement ambivalentes, c’est qu’il est, lui aussi, le fils de son père, et qu’il pourrait de ce fait lui ressembler par son inconduite sexuelle.

La reconnaissance filiale peut donc être au principe de l’infanticide. Thèse insoutenable qui m’atteint non pas par proximité, mais comme un boomerang, chargée de toute l’énergie de l’éloignement, chargée par son invraisemblance même, force concentrée par un parcours exotique qui en a révélé et concentré le poison. Je sors du théâtre touché, non pas attendri, mais touché au plus profond de moi-même par une vérité qui n’a aucune vertu de réconciliation. L’effet est de division, non pas entre les proches et les lointains,entre mes « potes » et mes ennemis : je me divise avec moi-même en me reconnaissant dans ces étrangers que sont la reine de Syrie et Thésée. On pourrait poursuivre l’étude sur l’exemple dIdoménée, et comparer la version classique de Crébillon (adaptée par Danchet pour l’opéra de Campra) avec la version affadie, réconciliatrice, du livret de Varesco pour l’opéra de Mozart16.

Quand on se tourne à présent vers la féroce critique de la tragédie française à laquelle se livre Lessing dans sa Dramaturgie de Hambourg17 on prend la mesure de la surdité qui s’installe à la faveur d’une esthétique de la proximité. S’inspirant des arguments de Voltaire, Lessing a beau jeu de dénoncer l’invraisemblance d’une pièce comme Rodogune. Mais ce qui semble le déranger au plus haut point dans cet énormité de l’écart observé par Corneille avec la réalité de la vie ordinaire, écart que Corneille assume et proclame dédaigneusement, c’est la conception extrémiste et monstrueuse que celui-ci propose des rôles féminins. Corneille est coupable d’avoir osé montrer des femmes aussi redoutables, aussi audacieuses, aussi dures que leurs homologues masculins.

« La Cléopâtre de Corneille est une femme de caractère : pour satisfaire son ambition et son orgueil offensé, elle se permet tous les crimes ; elle se répand en maximes machiavéliques : c’est un monstre dans son sexe. Médée, en comparaison d’elle, est un caractère vertueux et aimable ; car toutes les cruautés de Médée ont la jalousie pour cause. Je pardonnerai tout à une femme éprise et jalouse : elle est ce qu’elle doit être avec trop d’emportement. Mais quand je vois une femme se livrer aux forfaits par de froids calculs d’orgueil et d’ambition, mon cœur se soulève, et toute l’habileté du poète ne saurait me la rendre intéressante. »

Il ajoute que dans cette pièce « […] les femmes […] sont plus implacables que des hommes en furie, et les hommes y sont plus femmes que des femmelettes. » (op. cit., p. 154).

Il y a là quelque chose que Lessing ne peut pas « digérer » – ce sont ses propres termes, quelque chose d’incompréhensible qui heurte sa vision de la vie et de l’art. Plus généralement, Corneille ne serait-il pas coupable d’avoir osé présenter une humanité qui ne se distribue pas en rôles apparents comme le sont les rôles sexuels ? D’où l’on pourrait conclure que les différenciations et les ressemblances ordinaires n’ont rien à voir avec le principe même de l’humain, lequel traverse tous les hommes en les divisant avec eux-mêmes. Cette étrange humanité du théâtre tragique ne se forme pas en effet par ressemblance et différence de proche en proche, car cela ne peut guère former que des groupes hasardeux, de simples attroupements coutumiers : elle s’autorise par son étrangeté même d’un principe profond de similitude qui rend chacun de nous, au parterre du théâtre, inquiet et soucieux de lui-même, découvrant que l’étrangeté réside en son propre sein.

Même si les grands moralistes l’avaient soupçonné, il faudra attendre Freud pour faire la pleine lumière sur le caractère constitutif d’un tel parcours sinueux, où le désinvestissement est nécessaire pour que s’institue, par un réinvestissement paradoxal, une subjectivité essentiellement frappée de défaillance. Sur le plan esthétique, il faudra attendre le romantisme pour réaffirmer et redécouvrir par d’autres voies que l’art n’est pas fait pour consoler et qu’il ne faut pas confondre civiliser et adoucir les mœurs.

Références bibliographiques

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        – Einschränkung der schönen Künste auf einem einzigen Grundsatz, trad. Johann Adolf Schlegel, Leipzig : Weidmann, 1751.
        – Principes de la littérature (contient une nouvelle édition des Beaux-Arts réduits à un même principe avec les notes répondant à Schlegel) Paris : Desaint et Saillant, 1764, 5 vol. Nombreuses rééditions aux XVIIIe et XIXe siècles.
        – Les Beaux-Arts réduits à un même principe, édition critique avec introduction, notes, bibliographie et annexes par Jean-Rémy Mantion, Paris : Aux amateurs de livres, 1989. Edition récente de référence, avec de nombreux documents.

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         –Théâtre et opéra à l’âge classique, Paris : Fayard, 2004, chap. 3 .

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        – Dramaturgie de Hambourg, trad. de Suckau revue par L. Crouslé, introd. Alfred Mézières, 2e édition, Paris : Didier, 1873.

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  • Striffling Louis, Esquisse d’une histoire du goût musical en France au XVIIIe siècle, Paris : Delagrave, 1912.

Notes

1 – Variante d’un texte publié dans dans De la rhétorique des passions à l’expression du sentiment, Paris : Cité de la Musique, 2003, p. 8-14.

2 – Louis Striffling, Esquisse d’une histoire du goût musical en France au XVIIIe siècle, Paris : Delagrave, 1912.

3 – Jean Mongrédien, La musique en France des Lumières au romantisme, Paris: Flammarion, 1986.

4 – Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris : Durand, 1746, traduction commentée et critiquée par J.A. Schlegel, Einschränkung der schönen Künste auf einem einzigen Grundsatz, Leipzig : Weidmann, 1751. Batteux répond à Schlegel dans des notes ajoutées à l’édition de 1764 et aux suivantes. La discussion sur Batteux en Allemagne ne se limite pas à Schlegel, mais se poursuit notamment avec Herder et Mendelssohn. Voir l’édition française critique des Beaux Arts par Jean-Rémy Mantion, Paris : Aux Amateurs de livres, 1989, dans laquelle on trouvera un dossier et une bibliographie. Pour les commentaires de la réception de Batteux en Allemagne parus après 1989, voir la notice bibliographique ci-dessus.

5 – Gérard Genette, Introduction à l’architexte, Paris : Le Seuil, 1979, repris dans Théorie des genres, Paris : Le Seuil, 1986, p. 113 et suiv.

6– Voir sur ce site l’article « L’imitation en art : aliénation ou invention ? »

7 – Je me permets sur ce point de renvoyer à mon Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 1991 (2e éd. 2006).

8 – Chapitre XII de l’édition de 1764, qui deviendra le chapitre XIII dans les éditions ultérieures.

9Introduction à l’architexteThéorie des genres,  op. cit., p. 120.

10 – Voir en particulier le chapitre 3 :
« Ce n’ est pas le vrai qui est ; mais le vrai qui peut être, le beau vrai, qui est représenté comme s’ il existoit réellement, et avec toutes les perfections qu’ il peut recevoir. Cela n’ empêche point que le vrai et le réel ne puissent être la matière des arts. C’ est ainsi que les muses s’ en expliquent dans Hesiode.
Souvent par ses couleurs l’ adresse de notre art,
au mensonge du vrai sait donner l’ apparence,
mais nous savons aussi par la même puissance,
chanter la vérité sans mélange et sans fard.
Si un fait historique se trouvait   tellement taillé qu’ il pût servir de plan à un poème, ou à un tableau ; la peinture alors et la poésie l’ emploieraient comme tel, et useraient de leurs droits d’ un autre côté, en inventant des circonstances, des contrastes, des situations, etc. »

11 – Voir notamment Georges de Scudéry, Observations sur Le Cid (1637), dans Les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du ‘Cid’, Paris : Hachette, 1912.

12 – Ce point est notamment mis en relief par l’article de José Maria Pozuelo Yvancos, « Lirica e finzione (in margine a Ch. Batteux) », Strumenti Critici, Bologna : Il Mulino, 1991, 6 (65), 63-93 : « La cosa più importante dell’argomentazione di Batteux non è tanto la possibilità che i sentimenti siano simulati (argomento, per altro, tutt’altro che spregevole se riferito a secoli interi di poesia non romantico-expressiva), quanto piuttosto l’affermazione successiva : l’essere irrilevante la loro veridicità o simulazione, giacché si tratta di semplice materia oggetuale, trattata dal poeta in modo da poter essere sottomessa al principio dell’imitazione verosimile per mezzo del quale i sentimenti si generalizzano e raggiungonon una dimensione poetica, ormai ristretta unicamente alla sua capacità di rappresentare le cose umane per mezzo di una qualità specifica dell’espressione poetica. Quindi, il campo di battaglia non è proposto dalla possibilità di verità/finzione (como ritiene Genette 1979 : 42), ma dal principio di opposizione tra il reale particolare vs l’universale artistico ; anche se i sentimenti sono veri non sono per cio stesso più poetici o meno poetici. » Ajoutons que Batteux se trouve ici en plein accord avec une perspective aristotélicienne (Poétique, chapitre IX).

13 – Le terme brechtien n’est nullement déplacé ici : voir l’article de Jean-Paul Sartre, « Brecht et les classiques », Hommage international à Brecht. Programme du Théâtre des nations – Sarah Bernhardt, avril 1957.

14 – Voir François Regnault, La Doctrine inouïe. Dix leçons sur le théâtre classique, Paris : Hatier, 1996, p. 106.

15 – Pierre Corneille, Trois discours sur le poème dramatique, éd. Marc Escola et Bénédicte Louvat, Paris : GF, 1999.

16 – J’ai proposé cette comparaison ailleurs, voir C. Kintzler, – « Idoménée et l’infanticide successoral dans le théâtre et l’opéra », Echos de France et d’Italie, Liber amicorum Yves Gérard, Paris : Buchet-Chastel, Société Française de Musicologie, 1997, pp. 47-58, repris dans C. Kintzler, Théâtre et opéra à l’âge classique, Paris : Fayard, 2004, chap. 3, p. 73.

17 – Lessing, Hamburgische Dramaturgie (1767-1770), Einleitung von Otto Mann, Stuttgart : Alfred Kröner Verlag, 1963 ; Dramaturgie de Hambourg, trad. de Suckau revue par L. Crouslé, introd. Alfred Mézières, 2e édition, Paris : Didier, 1873.

© Catherine Kintzler, 2008.

Bergson, Freud et le rire

Pris comme objet philosophique, le rire contraint ses théoriciens et les mène souvent sur un terrain commun où ils élaborent, chacun à sa manière, des concepts qui forment, une fois réunis, ce qu’on appelle ici « la théorie classique du rire ».
Mezetulle en a déjà donné un exemple avec Baudelaire et le rire classique.
La première partie est consacrée à l’explication classique du rire, ramené à un phénomène quantitatif de décharge émotionnelle. La seconde, qui examine la célèbre thèse de Bergson « le mécanique plaqué sur du vivant », aborde l’aspect moral du rire et son rapport avec les textes de Freud1 .

Quelques préliminaires théoriques

J’oserai m’avancer sur un sujet amplement traité, notamment par Frédéric Worms, dont l’article « Le rire et sa relation au mot d’esprit. Notes sur la lecture de Bergson et Freud »2  commence de façon décourageante. En effet, F. Worms montre pourquoi le parallèle entre Bergson et Freud est trop facile, en remarquant d’abord que les deux ouvrages Le Rire de Bergson et Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient de Freud3  s’inscrivent dans des perspectives différentes. Si Freud rattache la théorie du mot d’esprit à la psychanalyse, en revanche l’ouvrage de Bergson se présente comme détaché du reste de son œuvre. Et F. Worms de suggérer une lecture croisée qui rétablirait l’équilibre : voir « comment Le Rire suppose le bergsonisme » (p. 196) et « comment Le Mot d’esprit ne se réduit pas à une étape […] dans l’élaboration de la psychanalyse ». F. Worms ajoute que ce croisement révèle le rire comme « terrain privilégié » parce qu’il emmène l’un et l’autre des penseurs « au-delà de leur visée initiale ». Il y aurait donc une sorte de dynamique propre à l’objet lui-même qui forcerait les théoriciens à emprunter certaines voies.

Si je me suis essayée à une lecture croisée de plus, c’est parce que j’étais déjà convaincue (par d’autres lectures) que le rire, pris comme objet de réflexion philosophique, contraint ses théoriciens. J’ai en effet été frappée par l’étonnante convergence et par l’homogénéité de nombre de théories philosophiques du rire – s’agissant du contenu de leurs propositions et au-delà de la visée particulière qui pouvait les inclure. Cet ensemble homogène par sa substance, je l’appelle « les théories classiques du rire ». Il s’agit d’une grille de lecture, ou plutôt d’un filtre, et comme tous les filtres, celui-ci est à la fois un opérateur d’éclairage (ce que j’espère montrer) et un opérateur d’opacité. C’est de cette seconde fonction qu’il faut parler d’abord, afin d’avoir le champ libre en sachant situer le point aveugle.

Ne m’intéressant qu’au contenu des propositions, je m’expose à l’aveuglement qui consiste à ne pas s’interroger sur la position des problèmes par l’un et par l’autre des auteurs. Or évacuer la question préalable « quelles sont les conditions de possibilité de ce discours et de cet autre sur le rire? » revient à accepter la dissymétrie soulignée par F. Worms. En effet, il y a inégalité entre les deux ouvrages. Celui de Freud, étant inclus d’emblée dans un ensemble explicatif plus large, en reçoit un poids théorique plus important. J’ai pensé qu’il pouvait être intéressant de prendre cette inégalité au sérieux, ce qui revenait à adopter la thèse de la puissance de l’explication freudienne. Une fois appliquée au sein d’un ensemble de théories que je tiens pour homogène, la  thèse se transforme en programme et finalise cet ensemble a posteriori : Freud serait le plus complet et le plus puissant des théoriciens classiques du rire. Et si Le Rire de Bergson tirait une partie de son intérêt de quelque chose qu’il aurait en commun avec une « tendance lourde » qui l’inclut dans les théories classiques du rire ? Cela expliquerait pourquoi il apparaît comme relativement détaché du reste de son œuvre, et aussi pourquoi, avec Le Mot d’esprit de Freud, il demeure en position remarquable au sein de l’abondante production du moment 1900 sur le sujet du comique et du rire4 .

Mais le champ ainsi vectorisé par la théorie freudienne est de nature explicative. Au-delà de l’explicativité positive, il y a un reste philosophique, lui aussi commun aux théories classiques. Freud rentre ici dans le rang. L’étude freudienne dégage, mais pas mieux que les autres, l’enjeu fondamental, esthético-moral, de la question du rire : c’est alors que Freud est rattrapé par Bergson, et comme on le verra, par Descartes.

Dans un premier temps, j’essaierai d’établir à l’aide d’une classification et d’exemples en quoi Bergson, dans Le Rire, et Freud, dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient et dans L’Inquiétante étrangeté, élaborent l’un et l’autre une théorie classique du rire. En effet tous deux rencontrent et développent des traits caractéristiques du point de vue classique, dont le modèle est fourni par Les Passions de l’âme de Descartes, précédé par le Traité du ris de Joubert (1579), suivi par les textes d’Antoine de Courtin (Traité de la paresse, 1673). Il convient d’inclure aussi dans les textes classiques les célèbres analyses de Hobbes dans son traité De la nature humaine (1650, chap. 13) et certains passages de l’Éthique de Spinoza (Livres III et IV)5 .
Dans un second temps, je m’intéresserai à un point particulier de la thèse bergsonienne sous la forme d’une objection assez vulgaire qu’on pourrait lui faire. « Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose » écrit Bergson p. 44. L’objection consiste à dire qu’à ce compte il n’y aurait rien de plus drôle qu’un camp de concentration. Pour éclairer ce point, je m’aiderai de la lecture de Freud et ce détour, loin de démentir la thèse bergsonienne, permettra de la maintenir et de mettre en évidence la profonde convergence philosophique qui rassemble les théories classiques du rire.

1 – Quelles sont les caractéristiques principales d’une théorie classique du rire ? En quoi les textes bergsoniens et freudiens peuvent-ils figurer au nombre de ces théories ?

Voici les références aux textes cartésiens qui m’ont permis d’élaborer l’énumération sur laquelle je vais travailler afin de mettre en parallèle Bergson et Freud.

A l’article 94 des Passions de l’âme, Descartes explique le phénomène du chatouillement. Le plaisir du chatouillement vient de ce que l’âme se rend compte qu’un mouvement qui pourrait être douloureux, s’il était plus accentué, est aisément surmonté par le corps, et « elle se représente cela comme un bien ». Une énergie qui aurait été investie à charge et sous le régime de la pénibilité est économisée, et c’est dans la représentation que l’âme se fait de cette économie que l’agrément apparaît grâce à un mécanisme quantitatif. Descartes utilise une explication analogue pour rendre compte de l’agrément pris aux représentations théâtrales, au jeu et aux exercices physiques gratuits (la chasse, le jeu de paume) « qui ne laissent pas d’être agréables, encore qu’ils soient fort pénibles » (A Élisabeth, 6 oct. 1645). On retrouve la référence esthétique de cette fonction modélisante à l’article 180 des Passions. Ainsi sont mis en place deux composantes de la théorie classique : la convertibilité du rire et le régime de fiction.
On trouvera dans Les Passions de l’âme, art. 61 et 62, la mise en symétrie de la réversibilité pitié-raillerie. L’analyse en termes de symétrie et de convertibilité est également dans la Seconde partie, ainsi qu’une élaboration de la typologie des rieurs articles 178 à 181, (l’article 179 donnant une très belle analyse du rire qu’on pourrait qualifier de « réactif ») puis à l’article 196. La différence entre le « railleur honnête », le railleur déshonnête et le « brutal » est que le premier parvient à trouver la juste distance entre moi et autrui6  alors que le second s’identifie trop à l’autre (le « pitoyable » n’est autre que le moqueur disgracié de l’article 179) et que le troisième enfin (le brutal) se croit à tort exempt de toute identification à autrui et se pense comme exception radicale. Ainsi est mise en place la dimension morale et sociale du rire, qui repose sur une manière de régler son rapport à l’idée que l’on se fait d’autrui.

Cinq caractères dominants me semblent pouvoir être relevés. 

1° – Le point de vue économique

C’est ce point de vue qui fonde les phénomènes de convertibilité. Le rire est intelligible par des phénomènes d’intensité ou de charge émotionnelle et par une forme de circulation des charges, de telle sorte qu’elles peuvent se créditer ou se débiter au profit ou aux dépens du sujet. En général, le rire est expliqué comme résultat d’une décharge émotionnelle issue de la reconversion d’une charge : le rire signale la récupération d’une énergie que l’on aurait pu croire investie aux dépens du sujet. C’est pourquoi les théoriciens classiques du rire s’intéressent particulièrement aux phénomènes de conversion et les expliquent de manière satisfaisante (par exemple, de la pitié ou de la colère en rire) et, dans le champ esthétique, au phénomène de la réversibilité entre tragédie et comédie7.
Qu’en est-il de nos deux auteurs ?

A – Bergson
Bergson conclut son livre sur le mélange de l’amertume et de la gaieté. Il met la réversibilité du pénible (amer) et du comique au service de son analyse de la fonction « correctrice » et sociale du rire : cf. p. 107-108, l’idée de « sympathie artificielle» et l’exemple de la différence entre tragédie et comédie à propos de L’Avare , ainsi que l’idée de détente, p. 148.
Le chapitre III (comique de caractère) repose sur l’idée que l’auteur comique se donne pour objectif d’empêcher une émotion de type sérieux (pitié, humilité, voir p. 106) : une identification trop forte à l’objet comique nous fait basculer dans la compassion. Cela reprend et éclaire la thèse « le plaisir de rire n’est pas pur » (p. 104) : il suppose un détachement relatif.
Dans ce même chapitre, on soulignera l’analyse de l’opposition entre la comédie et la tragédie (p. 124 et suiv.). L’opposition n’est pas simple, elle s’articule à la manière d’une conversion. En un sens, la comédie ne contredit pas la tragédie : elle la porte à son degré extrême de généralité, elle en est la vérité. La comédie accomplit le mouvement amorcé par la tragédie et finit par abolir la notion même de drame. Du reste, le comique arrête l’action et la réduit à son point de gesticulation (voir p. 40 et suiv. et l’analyse des procédés du comique, p. 53 et suiv.).
La réflexion sur la vanité comme moteur du rire ne se réduit pas à une analyse purement morale, mais passe par un moment quantitatif de comparaison. Bergson n’est pas très loin d’une théorie des humeurs. Il expose l’effet du rire sur la vanité comme celui d’une substance neutralisante : tout se passe comme si non seulement le rire parvenait à neutraliser la vanité, mais aussi à en modifier la nature et à en changer le signe, c’est un travail de transmutation. Les exemples donnés p. 134, p. 138 et suivantes, sont ceux d’un effort (investissement) réduit à son moment d’inefficacité (désinvestissement) : exemple l’effort dérisoire du petit homme qui se baisse pour passer sous une haute porte, etc.

B – Freud
L’expression de « point de vue économique » est empruntée à Freud qui lui donne une portée générale unifiant la théorie du rire. La thèse principale du Mot d’esprit est celle du rire de décharge : une dépense d’énergie psychique est épargnée, l’énergie ainsi désinvestie est libérée, ce qui produit le rire. Voir la conclusion de l’ouvrage p. 410-411 :

Le plaisir du mot d’esprit nous a semblé provenir de l’économie d’une dépense d’inhibition, celui du comique de l’économie d’une dépense (d’investissement) de représentation, et celui de l’humour de l’économie d’une dépense de sentiment.

Au chapitre 7, Freud commente l’une des thèses de Bergson (la mécanisation du vivant, p. 367) dans le sens de l’allégement d’une dépense de compréhension et de représentation. On citera également la mise en symétrie très classique faite à la fin de l’ouvrage entre rire et pitié (chap. 7, p. 402 et suiv.) : « l’économie en matière de pitié est l’une des sources les plus fréquentes du plaisir humoristique ».

2° – Une théorie continuiste qui se présente sous forme scalaire

Les différentes positions du rieur s’ordonnent en une sorte de gamme ou de spectre qui se présente parfois sous forme de typologie. Les positions se différencient de proche en proche et s’organisent de façon hiérarchisée ou scalaire en séquences continues. Par exemple, Les Passions de l’âme proposent les figures du « brutal », de l’« insensible », du « railleur déshonnête », du « railleur honnête » sous la forme d’une variation continue qui est fonction du degré de liberté.

A – Bergson.
Le travail en séquences continues apparaît maintes fois
a) Sur les techniques du comique La distinction entre le spirituel et le comique, p. 82-83, obéit à une variation en degré. Le rapport entre les techniques du rêve et celles du comique (p. 142) également.
b) Sur la typologie du rieur. On peut citer la relation entre l’humoriste et le moraliste p. 97. La fonction sociale du rire est également sous-tendue par une idée de variation quantitative. Pp. 4-5, Bergson donne l’exemple des groupes constitués : on rit plus facilement lorsqu’on est inclus dans un groupe – c’est la notion de complicité – et le rire au théâtre « est d’autant plus large que la salle est plus pleine ». Bien que l’hypothèse d’une classification en valeurs continues ne soit pas vraiment exploitée, elle est néanmoins présente dans cette analyse où apparaissent l’idée de la fonction atténuante du groupe par rapport au réel et celle de la fonction surestimante de ceux qui sont inclus dans le groupe.

B – Freud.
La continuité des séquences et la présence de classifications scalaires n’ont pas besoin d’être établies chez Freud, elles font partie de l’outillage fondamental de la théorie de l’inconscient. Freud examine le mot d’esprit comme « contribution de l’inconscient au comique » avant d’aborder le comique proprement dit. La différence entre mot d’esprit et comique est de localisation psychique : on peut donc les regarder comme des formes voisines qui se différencient de proche en proche par la modification de tel ou tel paramètre. Cette méthode scalaire est omniprésente : on citera l’élaboration de la séquence « jeu, plaisanterie, mot d’esprit technique, mot d’esprit tendancieux » au chapitre 4 (p. 246-247 et la récapitulation p. 254). Freud exploite cette méthode non seulement à des fins de classification, mais aussi à des fins de clarification : dans le spectre qui est parcouru, l’une des formes, soit parce qu’elle est plus simple, soit parce qu’elle est plus accentuée (c’est le cas du mot d’esprit tendancieux, voir p. 223), sert de modèle et de révélateur pour l’intelligibilité de l’ensemble.

3° – L’importance du moment esthétique

C’est dans le recours à la situation esthétique ou fictive (en particulier à l’exemple de la comédie) que se dévoile pleinement l’intelligibilité du rire comme phénomène de reconversion d’une charge émotionnelle et de son changement de signe dans la comptabilité passionnelle. La situation de contemplation esthétique a la valeur d’un modèle. Elle révèle éminemment que la décharge manifestée par le rire ne peut s’effectuer qu’à partir d’une charge possible. Le désinvestissement qui me fait rire est toujours sous la condition d’un investissement. La situation fictive dont l’expérience esthétique est le lieu fait comprendre cette structure fondamentalement relative et indirecte du rire8 . Dans la situation esthétique (par exemple au théâtre), la convertibilité entre rire et larmes, ou entre rire et colère, se trouve épurée et peut alors être vécue sous le régime de la maîtrise. La raison en est que l’expérience esthétique de la fiction opère une sorte d’atténuation de l’émotion en tant que celle-ci est « à charge » (atténuation qu’il ne faut pas confondre avec celle des symptômes de l’émotion – la situation fictive ayant plutôt pour effet de renforcer ces derniers) ; de telle manière que la charge passe du côté créditeur. En se transformant en décharge, elle devient une source de plaisir pour le sujet, qui se perçoit alors comme autonome. Dans la tragédie, cette conversion repose sur une « généralisation » qui convertit la crainte et la pitié en leurs formes spécifiquement esthétiques. Dans la comédie, les émotions subissent un changement plus radical, une inversion de signe algébrique en quelque sorte, ce qui fait de la comédie le lieu esthétique par excellence. Mais il faut souligner que c’est parce qu’elles auraient pu être pénibles que les émotions deviennent agréables. L’idée est qu’une dépense est évitée et reprise dans la colonne crédit.

A – Bergson.
On citera l’analyse centrale de la comédie comme exemple privilégié du comique. Il faut souligner l’idée du détachement, de l’intellectualité du rire (« l’indifférence est son milieu naturel » p. 3, « il a quelque chose d’esthétique » p. 16). On note une analyse des procédés comiques comme procédés de détachement passionnel : concentrer l’attention sur des petits détails matériels, c’est la détourner du sérieux de l’existence. On a également cité plus haut l’exemple de l’empêchement de l’émotion (p. 106), qui s’insère aussi dans la thèse d’une position esthétique.

B – Freud
Au chap. 3, Freud énonce la condition fondamentale du plaisir esthétique : c’est le travail gratuit de l’appareil psychique (« nous le faisons travailler tout seul pour son plaisir » p. 186). C’est le cas, notamment, du mot d’esprit. Rappelons que Descartes fait de la gratuité la condition qui rend les passions agréables en les délivrant de leur caractère aliénant (Passions, art. 147).
Le chapitre 7, qui s’intéresse aux « variétés du comique » souligne tout particulièrement l’aspect réfléchi du plaisir comique. La thèse est qu’une économie est reçue « en cadeau » par le rieur. Dans le cas du mot d’esprit (« contribution de l’inconscient au comique »), il s’agit d’une dépense d’inhibition. Fidèle à sa méthode des comparaisons en séquences continues, Freud expose d’abord le cas de la naïveté (variété du comique la plus proche du mot d’esprit). Pour que le naïf fasse rire, il faut qu’un spectateur pourvu d’une inhibition sache que le naïf en est dépourvu : la position du rieur n’est accessible que de manière réflexive et contemplative. Il analyse ensuite les formes plus éloignées du mot d’esprit et montre que le comique naît de la comparaison entre deux dépenses d’énergie dans leur représentation – par exemple on rit de quelqu’un qui se rend la besogne trop facile ou trop difficile.

4° – La question de l’identification et du rapport à autrui

Cette réversibilité entre émotions pénibles possibles et émotions agréables suppose comme condition une forme d’identification. Je ne peux en effet envisager la possibilité de pénibilité que si je me mets fictivement dans une situation où je me pense à la place d’un autre, mais il faut que cette identification soit sous le régime du possible et non sous celui du réel ; elle va donc engager des rapports subtils entre la proximité et l’éloignement, entre l’identité et la différence. Ainsi le « généreux » cartésien reste fidèle à sa condition de sujet libre en ne se pensant jamais au-dessous de personne et jamais au-dessus de personne : ce réglage juste de la position de l’autonomie entraîne un rapport paradoxal à autrui qui récuse aussi bien la proximité d’identification immédiate que l’éloignement absolu d’une absence totale d’identification. Il n’est donc pas étonnant que la référence esthétique, particulièrement au théâtre, soit présente, puisque cette référence est en mesure de donner une figure au paradoxe d’une similitude de non ressemblance : c’est précisément dans la mesure où je ne coïncide pas avec les personnages que je peux reconnaître en eux et en moi-même les caractères généraux de l’humanité.
La position esthétique permet de constituer la notion d’autrui en relation à celle du sujet comme une similitude paradoxale. Toutes les théories classiques du rire admettent que le rire suppose une relation à autrui, et que le rire est un phénomène exclusivement humain. Ce point a été remarqué par les commentateurs, mais il est souvent interprété comme une limitation de la pensée classique à un point de vue « moral », pour ne pas dire « moralisateur »9 . Certes, c’est bien un « moment moral », mais, loin de révéler une étroitesse ou une idée normalisante, ce moment repose sur la constitution de l’idée d’autrui conjointement et corrélativement à celle du sujet et s’appuie sur une théorie du concernement et du non-concernement.
Le rieur se constitue sur le terrain d’une subjectivité capable de s’excepter du sérieux de l’existence, et pour s’en excepter il doit se le représenter. De sorte que le postulat esthétique du retrait (ou du non-concernement) a par lui-même une valeur morale : « l’humeur enjouée » qui s’acquiert par la vertu de la distance paradoxale est la clé aussi bien de la contemplation esthétique (y compris pour la tragédie) que de la fermeté d’âme.

A – Bergson.
Les procédés de détachement et d’allégement comique peuvent être repris dans cette rubrique – procédés de rupture du concernement qui sont exposés dès le début de l’ouvrage. De même pour l’idée de « sympathie artificielle » que nous avons déjà rencontrée (p. 107) : il faut qu’il y ait identification possible, mais que cette identification soit repoussée, niée. La sanction du rire, « correcteur social », s’adresse bien à l’autre, mais à un autre que je dois pouvoir être pour pouvoir en rire. De ce point de vue, la théorie bersgonienne ne semble pas réductible à une stricte théorie sociale du rire, mais elle suppose une disposition passionnelle. L’aspect social du rire y étant rattaché à une position spécifique à l’égard des passions d’autrui en tant qu’elles pourraient être les miennes, il faut faire intervenir la thèse d’une passion reconnue, à la fois assumée et niée par le rieur pour que la socialité du rire soit possible.
On a souligné à plusieurs reprises la notion d’empêchement de l’émotion (p. 106) : Il ne faut pas qu’il m’émeuve. Bergson explique que le comique suppose une forme de détachement : ce sont les défauts d’autrui qui nous font rire, vus pour ainsi dire du balcon social. Mais ce balcon, tout surplombant qu’il soit, donne aussi sur nous-mêmes et cela est dit dans l’impératif de la formule Il ne faut pas qu’il m’émeuve  – que l’on peut aussi comprendre comme « je pourrais être ému ».

B – Freud
Freud souligne à plusieurs reprises la nécessité du tiers pour que le mot d’esprit et le comique en général se produisent. Ce tiers n’est pas non plus réductible à une présence sociale, mais c’est au contraire celle-ci qui est rendue possible par une structure psychique supposant que l’identification soit à la fois pensée et mise à distance. On prendra comme exemple de ce dispositif psychique les conditions du rire étudiées dans le chapitre 4 (Les mobiles du mot d’esprit).
D’abord, le mot d’esprit ne fait rire son auteur que s’il peut le raconter à un tiers, réel ou fictif : c’est un effet de ricochet qui permet l’allégement de la dépense psychique dans ce cas. Cette première condition signifie aussi que l’auteur et le tiers doivent partager les mêmes inhibitions (l’investissement possible doit être homogène)
Ensuite, le réinvestissement de l’énergie libérée doit être empêché – ceci évidemment ne peut pas se produire si le sujet s’identifie de façon trop forte à l’objet du rire.
Enfin, l’énergie libérée est proportionnelle à celle de l’investissement à laquelle elle échappe et dont elle est issue, d’où les procédés qui consistent, dans le premier temps du mot d’esprit, à renforcer l’adhésion de l’auditeur, lesquels accroissent le montant d’énergie qui entrera dans la décharge. Le mot d’esprit est ainsi présenté par Freud sous la forme d’un scénario de dénouement d’une adhésion (exemple de l’histoire drôle : « pendant des heures la bataille fit rage, et finalement elle resta indécise »). 

5° – Les conditions de la conversion comique : allégement du réel et surestimation du sujet

Les conditions de la conversion se règlent sur l’idée de la situation de contemplation esthétique et ont pour horizon la notion de fiction ainsi que la position d’un sujet en état d’exception. Tout ce qui facilite l’opération de désinvestissement est favorable au rire, ces conditions se résument à deux principales :
a) Conditions d’allégement qui atténuent la charge de sérieux liée à la « vraie vie » et qui frappent le réel d’un coefficient de frivolité (l’existence d’un groupe, l’euphorie, l’ivresse, ou tout simplement l’humeur enjouée, une disposition à se détacher du réel).
 b) Conditions de surestimation du sujet qui le placent volontiers en position de bénéficiaire « récupérateur » de l’énergie désinvestie. Cette surestimation s’obtient la plupart du temps par les procédés de réduction de l’objet comique. Elle peut s’obtenir aussi dans des situations que je caractériserai comme un « désenchantement émerveillé » : par exemple c’est l’effet que produit le savoir, la découverte et la compréhension d’un mécanisme (« ce n’était que cela ! »).
La conjugaison entre les conditions d’allégement de la charge réelle et de surestimation du sujet permet en outre de rendre compte d’un effet paradoxal : le rire est aussi bien un opérateur de dissolution qu’un opérateur de constitution, il est à la fois un agitateur et un correcteur social. Un groupe peut en effet se constituer aux dépens de la dissolution d’une réalité qui lui indiffère, de même qu’un sujet peut se placer en état d’exception aux dépens d’un autre qui se trouve alors réduit à l’état d’objet (que l’opération s’effectue à tort ou à raison ne change rien au mécanisme, mais soulève la question de sa légitimité morale). Le rire permet aussi bien de s’assembler que de s’isoler, il permet également à un groupe de se constituer sur la modalité de l’exception.

A – Bergson
La thèse de la surestimation du sujet traverse l’intégralité du livre de Bergson : voir par exemple l’analyse de la vanité (p. 132 et suiv.).
En outre, l’allégement du concernement, de l’identification à autrui, est l’un des points fondamentaux de la fameuse thèse du « mécanique plaqué sur du vivant ». Une liberté ou ce qui prétend être une liberté (semblable à moi, qui suis placé en position de sujet) se révèle n’être qu’une chose, un mécanisme. L’intérêt d’identification que je peux y investir se trouve donc libéré par un processus de réduction (pp. 59-60).
La surestimation du sujet en position de rieur et l’allégement de l’investissement passionnel « sérieux » soutiennent toute l’analyse du caractère social du rire : constitution de groupes (par exemple voir l’analyse du « rire professionnel » p. 136) – le groupe associe ses membres en une position de maîtrise et dévalue la réalité extérieure. D’où la fonction ambivalente du rire, à la fois dissolvant et constituant puisque cette position fonctionne en tiroir, comme le montre bien l’adage « rira bien qui rira le dernier ».

B – Freud
De son côté, Freud détaille minutieusement les procédés qui conditionnent l’apparition du comique (chapitre 7, p. 382 et suivantes). Il s’agit de favoriser le phénomène de décharge et sa quantité. Il cite successivement :
a) L’humeur enjouée générale, qui favorise la tendance à délier les éléments et les événements du réel, à les isoler (et par conséquent à les déréaliser)
b) Dans le même ordre d’idées la préparation au plaisir comique, l’intention de trouver tout comique.
c) Le détournement de l’attention qui évite toute analyse trop sérieuse : il s’agit d’éviter toute comparaison réelle, « le processus comique ne supporte pas le surinvestissement opéré par l’attention » – tout ce qui vient resserrer la distance entre le sujet et le réel est un obstacle au comique.
d) L’évitement du réinvestissement affectif – or un affect sera réinvesti s’il est débarrassé de son coefficient d’irréalité, s’il est ramené à une émotion dont la causalité est réelle. Il vaut donc mieux rester dans le régime de fiction.
En ce qui touche la surestimation, l’article « L’humour », dans L’inquiétante étrangeté, lui est entièrement consacré. L’auteur y souligne d’abord le « caractère grandiose » de l’effet humoristique, « manifestement lié au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi » (p. 323). Il s’interroge ensuite sur une situation caractéristique de l’humour, qui consiste en une sorte d’auto-dérision : il faut faire alors l’hypothèse « que la personne de l’humoriste a retiré l’accent psychique de son moi et l’a déplacé sur son Surmoi » (p. 326) ; l’économie de dépense psychique est alors assurée par la réduction de la situation, obtenue par adhésion au point de vue du Surmoi.

2 – Discussion de la thèse bergsonienne « du mécanique plaqué sur du vivant »

La célèbre thèse du chapitre I du Rire, « le mécanique plaqué sur du vivant », telle qu’elle est présentée par Bergson, a un caractère de généralité qui la rend vulnérable. Cette vulnérabilité apparaît à partir d’une objection possible. Aussi cette thèse, pour être maintenue, réclame une lecture plus précise. Sa validité exige qu’on ne la sépare pas des remarques initiales par lesquelles Bergson commence ce chapitre, et au nombre desquelles figure le caractère « insensible » ou encore fondamentalement esthétique du rire, l’idée que le rire n’est possible que dans une position de distance dont l’expression pathologique est souvent une forme de froideur, d’insensibilité, ou encore d’intellectualité. Mais cette lecture rétroactive qui permet de maintenir la thèse et d’en comprendre des aspects insoupçonnés, prend toute sa dimension si l’on consent à effectuer un détour par le texte de Freud « L’inquiétante étrangeté ». C’est en effet à la lecture de « L’inquiétante étrangeté » que l’objection aussi bien que la réponse apparaissent.

Page 44 du Rire, Bergson écrit, en résumant une série de développements et d’exemples, et il souligne : « Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose ».
La formule ne se contente pas de résumer les diverses occurrences de la thèse « du mécanique plaqué sur du vivant », mais elle anticipe sur un passage du chapitre II où l’effet comique de la « mécanisation » est expliqué par la réduction d’une liberté prétendue et illusoire (celle de l’objet comique, en l’occurrence une personne) aux yeux d’une liberté qui est affirmée et maintenue parce qu’elle est ou qu’elle se croit épargnée, en situation d’exception (celle du rieur). C’est l’exemple du pantin à ficelles :

Le pantin à ficelles.—Innombrables sont les scènes de comédie où un personnage croit parler et agir librement, où ce personnage conserve par conséquent l’essentiel de la vie, alors qu’envisagé d’un certain côté il apparaît comme un simple jouet entre les mains d’un autre qui s’en amuse. Du pantin que l’enfant manœuvre avec une ficelle à Géronte et à Argante manipulés par Scapin, l’intervalle est facile à franchir. Écoutez plutôt Scapin lui-même: « La machine est toute trouvée », et encore: « C’est le ciel qui les amène dans mes filets  » etc. Par un instinct naturel, et parce qu’on aime mieux, en imagination au moins, être dupeur que dupé, c’est du côté des fourbes que se met le spectateur. Il lie partie avec eux, et désormais, comme l’enfant qui a obtenu d’un camarade qu’il lui prête sa poupée, il fait lui-même aller et venir sur la scène le fantoche dont il a pris en main les ficelles. Toutefois cette dernière condition n’est pas indispensable. Nous pouvons aussi bien rester extérieurs à ce qui se passe, pourvu que nous conservions la sensation bien nette d’un agencement mécanique. C’est ce qui arrive dans les cas où un personnage oscille entre deux partis opposés à prendre, chacun de ces deux partis le tirant à lui tour à tour: tel, Panurge demandant à Pierre et à Paul s’il doit se marier. Remarquons que l’auteur comique a soin alors de personnifier les deux partis contraires. A défaut du spectateur, il faut au moins des acteurs pour tenir les ficelles.
Tout le sérieux de la vie lui vient de notre liberté. Les sentiments que nous avons mûris, les passions que nous avons couvées, les actions que nous avons délibérées, arrêtées, exécutées, enfin ce qui vient de nous et ce qui est bien nôtre, voilà ce qui donne à la vie son allure quelquefois dramatique et généralement grave. Que faudrait-il pour transformer tout cela en comédie ? Il faudrait se figurer que la liberté apparente recouvre un jeu de ficelles, et que nous sommes ici-bas, comme dit le poète,
             … d’humbles marionnettes
Dont le fil est aux mains de la Nécessité.
Il n’y a donc pas de scène réelle, sérieuse, (dramatique même, que la fantaisie ne puisse pousser au comique par l’évocation de cette simple image. (pp. 59-60).

Chaque fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose, c’est que sa liberté prétendue se défait et se réduit en un déterminisme mécanique, et que cette défaite s’apprécie du point de vue d’une liberté spectatrice.
Mais l’objection surgit, on peut en donner la forme la plus vulgaire : à ce compte, le spectacle des atrocités accomplies de manière purement automatique et programmées sous un régime mécanique et tyrannique devraient être comiques. Mais cet exemple est peut-être trop gros, il est peut-être trop surdéterminé pour que nous puissions tranquillement théoriser à partir de lui. Pour contourner l’obstacle, prenons une forme plus subtile de l’objection, telle qu’on peut la formuler à partir du texte de Freud « L’inquiétante étrangeté », où les exemples du mannequin et de la poupée sont fréquemment cités comme manifestation de l’étrangeté. La transformation d’une personne en mannequin a sans doute quelque chose de risible, mais elle peut aussi être « étrangement inquiétante ». L’explication freudienne doit retenir toute notre attention : si le mannequin me trouble, c’est parce que ses évolutions libèrent en moi une antique croyance toujours à l’affût, celle d’une indifférenciation entre les choses et les êtres animés, un vieil animisme toujours tapi au fond de moi :

[…] l’inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées. (p. 258)

L’effet inquiétant ne vient pas de ce qu’une liberté se précipite en chose et se trouve abolie, mais bien plutôt de ce que ce mouvement est solidaire d’une vieille croyance où choses et libertés sont réversibles : « et si les choses étaient animées, et si les choses étaient elles aussi habitées par de la liberté? ». L’idée qu’une chose pourrait être plus qu’une simple chose et cacher des intentions libres, par définition imprévisibles, n’est pas du tout drôle, mais inquiétante. Effectivement, la mécanique mortelle d’un camp de concentration est inquiétante notamment parce que nous savons que cette mécanique est l’effet volontaire d’une liberté, d’une politique qui a pour objet de transformer les êtres humains en choses et qui à cet effet utilise les êtres humains comme des choses. Mais ce n’est pas la seule raison.

En ce point de notre réflexion, la question du pantin tiré par des ficelles se retourne : comment cela peut-il devenir comique ? Or c’est exactement l’une des questions que se pose Freud à la fin de son étude « L’inquiétante étrangeté ». Dans la dernière section du texte il s’objecte à lui-même toute une série de contre exemples, où ce qui devrait être inquiétant ne l’est pas et où, symétriquement, ce qui ne devrait pas être inquiétant le devient. Manifestement notre problème relève de la première figure de la symétrie : le clown qui se raidit et qui répète des gestes comme un pantin me fait rire alors qu’il devrait être inquiétant (du reste beaucoup d’enfants sont effrayés par ce genre d’exercice, pourvu que celui-ci dure un certain temps). Or Freud remarque que tous les contre exemples qu’il trouve sont tirés d’œuvres littéraires, c’est-à-dire supposent une situation fictive dans laquelle un auteur entraîne un lecteur (ou un spectateur) qui est à la fois son complice et sa victime consentante.

L’explication fournie par Freud est simple. L’effet d’inquiétante étrangeté est aboli chaque fois que l’auteur réussit à poser un monde à part, dans lequel il y a une espèce de vraisemblance à ce que de tels phénomènes se produisent, à construire une cosmologie de supposition dans laquelle le normal inclut ce qui serait totalement anormal ou extraordinaire dans notre monde10 . En revanche, l’effet d’inquiétude est produit lorsque l’auteur reste au plus près de notre monde réel et réussit à nous faire douter que nous sommes en présence d’une fiction.
On ne peut mieux dire que c’est le coefficient de réalité qui fait obstacle au comique en réinvestissant l’affect, et que c’est au contraire le coefficient de fiction, la possibilité de l’attitude suspensive, qui permet la libération de l’énergie. Si le pantin est drôle, c’est que je ne peux pas croire qu’il puisse manifester un pouvoir occulte, et le clown n’est drôle lorsqu’il se transforme en pantin que parce que je sais que la situation est momentanément suspendue par la fiction : le clown est dans la « bulle » de la représentation à laquelle je sais que j’assiste. Si cette mécanisation se prolongeait suffisamment, elle aurait pour effet de prendre une coloration réelle, de s’insérer vraiment dans ma réalité ou du moins d’introduire le doute à ce sujet, et elle deviendrait alors inquiétante.
La thèse de Bergson Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chosepeut donc être maintenue, à condition de lire attentivement le texte et de comprendre que le terme « impression » doit être pris rigoureusement : il doit s’agir d’une impression et non d’une certitude. Le fond de toile de l’éclosion du comique est donc le moment fictif qui rend possible le désinvestissement de l’affect et sa libération.

Je reviendrai pour finir à l’exemple qui pouvait sembler trop fort, celui du spectacle de l’atrocité et de la réduction de l’humain au statut de chose, pour remarquer que le thème a été traité par la fiction littéraire, d’une manière qui illustre parfaitement et de manière très inquiétante la thèse de Freud. Dans W ou le souvenir d’enfance, Georges Perec met en effet en scène ce que nous pourrions prendre pour un monde ludique, fondé sur les conventions d’un jeu sportif où les personnes sont mécanisées, mais nous nous apercevons, à mesure que la lecture avance, que ce monde n’a rien de fictif pour ses protagonistes et qu’il leur est impossible d’en sortir11  . Les personnes n’y jouent pas à être des choses, elles sont vraiment des choses en vertu d’un vraie décision politique, d’une liberté maligne invisible mais omniprésente et il n’y a pas de point de fuite, pas de moment où on peut dire « pouce » : ce paradis olympique n’est autre qu’un camp de concentration. Ce qui se présentait à première vue comme un monde de fiction est bel et bien un univers, le seul univers puisqu’il est infini, comme le dit le titre de l’ouvrage de David Rousset, L’Univers concentrationnaire .

Ainsi, les théories classiques du rire ne sont pas seulement des explications unifiées et hiérarchisées par la thèse de la décharge. Elles engagent des options philosophiques qui nouent esthétique et morale, et dans un sens inattendu : c’est que l’expérience esthétique y apparaît comme fondatrice et modélisante. La convertibilité du rire et des larmes s’inscrit dans une perspective moraliste pour laquelle vices et vertus s’engendrent réciproquement, ce qui ne signifie nullement qu’ils se confondent. Et la condition de possibilité de toutes ces conversions n’est autre que les variations de position d’un supposé sujet, d’une liberté ou du moins d’une instance qui se croit libre, à tort ou à raison. Qu’elle ait tort importe peu finalement ici où seule importe l’idée de la liberté, laquelle advient dans l’expérience esthétique par projection dans le possible et arrachement fictif au réel.
On peut penser que c’est par leur classicisme que Bergson et Freud sont placés en position remarquable et aussi en position vraiment philosophique par rapport à la production ordinaire de leur époque sur le même sujet. C’est aussi ce qui les inclut dans un XXe siècle où l’on trouvera encore de grands moralistes, comme Brecht, Debord ou Lacan.

Références bibliographiques

  • Bergson Henri, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris : PUF (1900, série d’articles parus en 1899). Les références sont faites à l’édition critique PUF : 2007, sous la dir. de Frédéric Worms où on trouvera, outre des notes, un dossier et une abondante bibliographie.
  • Bertrand Dominique, Dire le rire à l’âge classique : représenter pour mieux contrôler, Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 1995.
  • Courtin Antoine de, Traité de la paresse ou l’art de bien employer le temps en forme d’entretiens, (1673), 4e éd. Paris : J.F. Josse, 1743.
  • Descartes René, Les Passions de l’âme (1649).
  • Freud Sigmund, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905). trad. D. Messier, Paris : Folio-Essais, 1988
    – « L’inquiétante étrangeté » (1919) et « L’humour » (1927) dans L’Inquiétante étrangeté, tard. B. Féron, Paris : Folio Essais, 1985.
    – Trois Essais sur la théorie de la sexualité, trad. fr. B. Reverchon-Jouve, Paris : Gallimard, 1962.
  • Freud et le rire, éd. A. Szafran et A. Nysenholc, Paris : Métailié, 1993.
  • Hobbes Thomas, De la nature humaine, (1650) chap. 13, trad. d’Holbach, introd. E. Naert, Paris : Vrin, 1991.
  • Joubert Laurent, Traité du ris, Paris : Chesneau, 1579.
  • Kintzler Catherine, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 1991 et 2006.
    – La France classique et l’opéra, Arles : Harmonia mundi, 1998.
  • Perec Georges, W ou le souvenir d’enfance, Paris : Denoël, 1975.
  • Rousset David, L’Univers concentrationnaire, (1945), rééd. Paris : Minuit, 1965.
  • Spinoza Baruch, Ethique, III et IV (1677).
  • Worms Fédéric, « Le rire et sa relation au mot d’esprit. Notes sur la lecture de Bergson et Freud », dans Freud et le rire (Cf. supra).

Notes

1 Version remaniée d’un texte publié dans Le Moment 1900 en philosophie, éd. F. Worms, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 287-304. En ligne sur Mezetulle.net le 25 janvier 2009.

2 Dans Freud et le rire, éd. A. Szafran et A. Nysenholc, Paris : Métailié, 1993, pp. 195-223.

3 Pour les éditions citées, voir les références bibliographiques ci-dessus.

4 On consultera la bibliographie donnée par Paul-Laurent Assoun dans Freud et le rire, op. cit. p. 31-32; il cite notamment des textes de Sully, Philbert, Penjon, Mélinand, Gaultier, Ribot, Hecker, Lipps, Uberhorst, Shauer, Heyman, Brissaud, Toulzac, Cosella, Betcherew. Voir aussi la bibliographie dans l’édition critique du Rire, Paris : PUF, 2007.

5 Cependant Spinoza est à la fois un exemple et une exception, mais une exception qui confirme et qui constitue la régularité de la théorie classique du rire. Comme ses textes sont exorbitants, je ne l’inclurai pas ici au nombre des théoriciens classiques de plein statut, car le faire demanderait une étude spécifique. Voir la note 8.

6 Il s’agit d’une identification paradoxale : un non concernement qui se pense sous la condition du concernement – ainsi le généreux éprouve de la pitié de manière générale et non parce qu’il se représente les maux d’autrui comme « lui pouvant arriver », c’est sur cette position qu’il peut aussi rire d’autrui.

7 Voir par exemple article 196 des Passions de l’âme où Descartes met en parallèle “ les larmes de Démocrite ” et “ le rire d’Héraclite ”.

8 C’est principalement sur ce point que Spinoza se distingue des autres positions : la considération de la position esthétique, qui se fonde sur une forme criticable de la fiction, ne peut être pour lui qu’une concession à un imaginaire nécessairement aliénant. Aussi Spinoza est-il le seul des classiques à soutenir l’idée d’une gaieté absolue issue directement de la positivité de l’être. La fameuse proposition 45 du Livre IV de l’Ethique ne propose qu’un usage divertissant (direct) et non esthétique du théâtre, mis sur le même plan que d’autres agréments (les parfums, les jardins, etc.). Du reste on ne doit en user que de manière “ non exclusive ”, est-il-bien précisé, car un plaisir exclusif renvoie à une partition du corps. Or c’est en des termes opposés que Descartes théorise le “ chatouillement ” (Passions, 94) ou qu’il traite les exemples de la chasse, du jeu de paume et du théâtre dans ses Lettres à Elisabeth.

9 Voir notamment Dominique Bertrand, Dire le rire à l’âge classique, Aix en Provence : Publications de l’Université de Provence, 1995.

10 On peut trouver une confirmation de cette thèse dans l’étude de la représentation de la violence et de l’horreur dans la tragédie lyrique française des XVIIe et XVIIIe siècles, qui repose sur l’idée d’une vraisemblance du merveilleux. Les pires horreurs dont cet opéra est rempli et qu’il représente avec une certaine complaisance prennent une coloration comique. Je me permets de renvoyer à mon Poétique de l’opéra français  (Kintzler, 1991 et 2006) ainsi qu’au petit fascicule accompagné de deux disques La France classique et l’opéra (Kintzler, 1998).

11 Voir l’article Sport, jeu, fiction et liberté : W ou le souvenir d’enfance de G. Perec.

© C. Kintzler et Presses du Septentrion, version de 2004, Catherine Kintzler version de 2009 sur Mezetulle.net

L’opéra merveilleux : machines ou effets spéciaux ?

Merveilleux d’opéra, quasi-nature et physique romancée

L’opéra merveilleux de la France classique (de Lully à Rameau) pose des questions analogues à celles que posent aujourd’hui le cinéma de science-fiction, d’anticipation et le cinéma fantastique : celles de la présentation réelle d’un monde possible. Il les résout, comme on sait, par le recours à des machines qui réalisent une physique romancée. Serait-ce une esthétique des effets spéciaux ? On s’interroge ici sur la pertinence et les limites de cette analogie1.

Se demander par où une Furie doit faire son entrée, quelle est la sonorité du mugissement de l’Averne, quelle intensité donner aux aboiements de Cerbère et si une ombre sortant de son tombeau chuchote, siffle ou gronde, ce sont là des questions parfaitement frivoles que se posent, avec une ludique gravité, poètes, musiciens et amateurs d’opéra dans la France classique2. Loin de s’assouplir et de s’assoupir par l’attente où ils sont de produire ou de voir des merveilles, leur sagacité s’exerce d’autant mieux qu’elle évolue dans un monde qui n’existe pas mais qui, en élargissant la nature, s’interroge sur ce que doit être toute nature possible pour se présenter. Car encore faut-il, pour qu’elle figure sur une scène, qu’elle soit présentable.

Il y a des choses et des phénomènes dont nous sommes certains qu’ils n’existent pas mais qui sont tels que, s’ils existaient, nous pourrions les déterminer, les décrire, savoir quelles propriétés leur donner ou non : nous saurions leur donner figure, par exemple pour les convier sur une scène d’opéra où leur présence n’est pas de simple fantaisie, mais de stricte obligation. En effet l’opéra, en s’emparant de ce que le théâtre délaisse, s’engage à représenter le merveilleux, cette « pierre fondamentale de l’édifice » que Cahusac3 attribue justement au génie conjoint de Quinault et Lully. À tel point que, comme le dit au même moment Batteux4, à l’opéra « ce qui ne serait point merveilleux cesserait en quelque sorte d’être vraisemblable ». Mais cet engagement n’est pas si léger et flexible qu’on pourrait le penser ; il suppose une gravité, élément indispensable (et sans lequel du reste aucun ballet, si aérien soit-il, ne serait possible) d’une physique qui n’est pas exempte de rigueur et dont nous proposons de prendre ici la mesure, laquelle trouvera à la fois son concept et son schème dans l’idée de machine.

1 – Du fabuleux au merveilleux comme quasi-nature

Dans les Lettres à Mme la marquise de P*** sur l’opéra5, Mably met en scène, au cours d’une dispute de salon violemment antiramiste, de beaux esprits qui s’amusent, après une représentation, à refaire quelques opéras où ils relèvent des incohérences. Ainsi en va-t-il de la Furie Alecton qui, pendant la dernière scène de l’Atys de Quinault-Lully, invoquée par Cybèle en proie à la jalousie, survole le théâtre, secoue son flambeau sur Atys et lui inspire ainsi la folie meurtrière qui va plonger l’opéra dans la désolation générale : la perspicace Mme de C*** y trouve à redire. Ce n’est pas que l’apparition d’une Furie, ou celle d’une folie meurtrière déclenchée par une cause surnaturelle soient invraisemblables à l’opéra, c’est que, dans le cas présent, la Furie n’est pas convenable – entendons qu’elle n’a pas les attributs qu’on est en droit de lui voir, ou qu’elle en a qu’elle ne devrait pas posséder. Quelque chose ne va pas, argumente Mme de C*** :

« […] pour les vols, il me semble […] qu’on les prodigue souvent sans nécessité, et dans les occasions même où il serait plus raisonnable de ne pas s’en servir. Pourquoi fait-on envoler dans les airs l’Alecton que Cybèle évoque des Enfers pour inspirer à son amant toute sa fureur ? Les Cieux ne sont point sa demeure, et ne serait-il pas mieux que cette Furie, après avoir secoué deux ou trois fois son flambeau sur Atys, se replongeât dans les Enfers ? »

Effectivement, les Cieux « ne sont point la demeure » d’une Furie : comme chacun sait, son lieu naturel est le bas, et non le haut. Rien de plus raisonnable que cette objection à ce qui nous apparaît toutefois, à lire de près le texte de Quinault, plus comme une faute de mise en scène que comme une faute poétique – car Quinault a fait s’envoler Alecton, ce qui suppose bien qu’elle vient du bas ; du reste nous pouvons très bien l’imaginer avec des ailes, pourvu que celles-ci soient à membranes (du genre chauve-souris) et non à plumes (du genre oiseau – impensable ici…). Mais cessons de chicaner Mme de C*** et demandons-nous de quelle nature nous nous autorisons pour admettre avec elle qu’une Furie a un lieu naturel dont nous savons pourtant qu’il n’existe pas.

Le point d’appui le plus proche est bien sûr l’idée que nous nous faisons d’une Furie, et que nous sommes en mesure de partager avec un spectateur de l’époque : nul doute qu’elle s’enracine dans une opinion prenant source dans la littérature fabuleuse dont les opéras s’inspirent abondamment. La fable (entendue comme référence, corps de texte, et non comme concept poétique) fournit une série de données contingentes (on peut supposer leur inexistence ou leur contraire) mais qu’un poète d’opéra sera malvenu de falsifier. Ainsi, et sauf intention comique délibérée (qui suppose les données connues), on ne fera pas vivre Achille cent ans, on n’attribuera pas à Vénus les compétences et les pouvoirs de Jupiter, on ne dira pas que l’eau du Styx est transparente ou tiède, et on peuplera donc les Enfers convenablement d’Ombres, de Furies et de Démons. Il y a là une butée, fondée sur une connaissance supposée, que l’opéra emprunte mutatis mutandis au théâtre où, de manière analogue mais dans un autre domaine, on ne fera pas faire à César ce qu’il n’a notoirement pas fait, où on ne pourra pas faire agir Auguste autrement qu’en empereur. Soulignons ici que, dans un cas comme dans l’autre, la résistance est formée non par le corpus de référence pris absolument, mais bien par une opinion, l’idée qu’on s’en fait communément. Pour prendre un exemple célèbre, bien que Séville ne soit pas Rouen, il est pourtant licite de donner au Guadalquivir qui la traverse le même aspect que la Seine a dans la ville natale de Corneille, puisque, comme ce dernier le fait dédaigneusement remarquer dans l’Examen du Cid, les auditeurs « n’y sont pas allés » : la fiction passe aussi bien à la faveur d’une connaissance que d’une ignorance et s’appuie sur ce qui est notoire. Ainsi des faits n’ont pas toujours le même degré de résistance face à l’invention du poète. Pour servir d’ancrage à la vraisemblance, peu importe qu’ils soient avérés, il faut surtout qu’ils jouissent d’un certain poids de notoriété. Il en va de même, toutes proportions gardées, à l’opéra : le « lieu naturel » de la Furie et la géographie infernale dans lequel il s’inscrit sont fondés ici sur la notoriété fabuleuse (transposition de la notoriété historique et géographique en vigueur au théâtre).

On a là un exemple de la vraisemblance particulière, laquelle vaut autant à l’opéra qu’au théâtre : de même qu’un poète dramatique ne peut pas contredire des faits attestés même s’ils sont par eux-mêmes contingents (imaginer par exemple que César et Pompée se réconcilient après la bataille de Pharsale), de même un poète d’opéra ne pourra pas représenter Médée « comme une femme fort soumise »6 ni montrer l’implacable Neptune revenant sur un serment7. Dans cette pensée de la vraisemblance, tout se passe comme si le poète d’opéra, pour écrire son ouvrage, utilisait le clavier du poète de théâtre, mais en appuyant sur une sorte de touche Shift.

Il faut alors supposer cette première résistance abolie pour trouver quelque chose qui, mieux qu’une référence de convention, mérite pleinement le nom de nature. Supposons donc, comme le fait Corneille en réfléchissant sur la comédie au théâtre (qui, à la différence de la tragédie fondée sur l’histoire, est « toute d’invention »), qu’un poète et un musicien soient assez audacieux et inventifs pour effacer de leur esprit les repères commodes puisés dans le fabuleux et construisent leur ouvrage sur fond de carte muette – « toute d’invention ». On passe alors de la vraisemblance particulière à la vraisemblance générale, laquelle fixe les choses « sur qui le poète n’a jamais aucun droit »8. Telles sont, par exemple, au-delà des « choses permanentes » comme les constellations (qu’on peut à l’opéra figurer autres qu’elles ne sont en réalité), les lois rendant possibles l’évolution des corps sur une scène, leurs entrées, leurs sorties, leur présence et leur absence. Et c’est précisément en « shiftant » du côté de l’opéra qu’on en aura une idée plus juste, parce que plus large et plus problématique : car, pour s’interroger par exemple sur les modalités d’une apparition sur la scène, on en apprendra bien plus sur toute apparition possible s’il s’agit de Mercure, d’une Furie, d’un Démon ou d’Apollon que d’un homme ordinaire dont l’évolution va de soi. C’est pourquoi l’opéra, loin de trahir le théâtre, en révèle ici les appuis cachés mais fondamentaux. Et c’est en passant, en deçà d’un fabuleux encore encombré de circonstances particulières, à l’hypothèse d’un strict merveilleux plus dépouillé que la philosophie du théâtre se révèle.

Avant tout, il faut une physique, plancher et cadre nécessaire de toute phénoménalité, sous peine de ne rien montrer et de ne rien faire entendre : de la durée, de l’espace, de la matière, de l’inertie et du mouvement, de l’ici visible et du là-bas invisible autorisant des entrées et des sorties. Il faut ensuite que dans ce milieu naturel (puisque gouverné par des lois) des événements arrivent, qu’il se produise quelque chose qui soit à la fois suffisamment surprenant pour retenir l’attention curieuse du spectateur et suffisamment prévisible pour ne pas faire exploser totalement son attente. L’attente poétique ne pourra admettre ni ce qui est complètement prévisible (une pièce qui se contenterait de mettre en scène les lois du mouvement ou la pesanteur) ni ce qui est absolument imprévisible (une pièce dans laquelle on pourrait s’attendre à tout, sans aucune liaison, ce qui est une définition suffisante du miraculeux) – deux manières, diamétralement opposées, de ruiner l’attente du spectateur, de le lasser ou de l’abrutir. Ainsi le merveilleux, parce qu’il congédie la vraisemblance ordinaire et parce qu’il installe l’idée de monde possible sous la forme d’une quasi-nature (où bien des choses peuvent arriver, mais pas n’importe quoi), place le théâtre dans un bain de révélateur. En ce sens, l’opéra merveilleux est l’épreuve du théâtre, il en construit la gamme de visibilité et d’audibilité. 

2 – L’élargissement de la nature comme opération critique

Une telle plongée dans la frivolité du merveilleux (qui inclut le fabuleux mais qui exclut le miraculeux) nous ramène à la gravité de l’opération esthétique, qui s’effectue paradoxalement par un allégement. En déstabilisant la nature telle qu’elle est, en la soulageant des dimensions qui la rendent à la fois étroite et banale, l’opéra merveilleux en élargit le concept. D’abord et évidemment du fait qu’il construit une cosmologie de supposition dont la régularité doit rendre possible et vraisemblable qu’un dieu arrive sur un nuage, qu’un démon se trémousse au bord du Styx ou qu’un raz-de-marée déclenché par une colère divine vomisse un monstre marin pour enlever un personnage. Dans un tel cadre en effet il se produit des merveilles, mais aucune ne peut se présenter sous le régime exorbitant du miraculeux, c’est-à-dire celui d’un phénomène lacunaire faisant effraction dans un monde qui vaut comme quasi-nature. Toutes proportions gardées, c’est sur un fondement analogue qu’un spectateur actuel de Star Trek9 admet la téléportation des personnages (qu’il sait par ailleurs être impossible) : une opinion romancée de la biologie moléculaire assure ici la même fonction que pouvait le faire jadis une mécanique romancée. Que la physique puisse être l’objet d’un exercice romanesque n’a rien de nouveau ni d’étonnant, et nous aurons à revenir sur l’idée d’une physique pensée comme un roman, particulièrement présente à l’âge classique.

L’élargissement de la nature en quasi-nature ne se borne pas à la supposition d’une physique de fantaisie fonctionnant en analogie avec ce qu’on sait ou ce qu’on croit savoir de la nature réelle. En tant qu’opération esthétique, il produit aussi une position critique. Il hisse l’expérience perceptive ordinaire à son point réflexif en la rendant fragile, contingente, en la bouleversant. C’est ainsi que le vers inquiète, malmène et exalte tout à la fois la prose quotidienne et élève la langue ordinaire à sa propre conscience : sans les poètes, il n’y aurait à vrai dire pas de langues, mais seulement des idiomes. C’est ainsi que la peinture, par l’opération perspective ou même par sa simple planéité, trouble le regard qui est mis en demeure de se situer à la fois devant le tableau et « de travers », en « recréant subjectivement l’extérieur »10, elle ne se contente pas de donner à voir ce qui est déjà visible mais elle contraint l’œil, du fait même de ce recommencement énigmatique, à s’interroger sur la possibilité de sa propre vision. Comme la musique qui, en faisant entendre ce qu’on n’entend jamais, arrache l’oreille au bruit ambiant ou ordinaire dont elle est alors disposée à réentendre – de manière parfois inquiétante – tout l’éclat.

Ainsi l’élargissement dû au merveilleux étend l’idée de nature à l’extrémité de ses possibles, ce qui est du même coup une manière de poser la question de la possibilité de toute nature. Et comme il s’effectue ici à l’opéra, et non dans l’utopie d’une fiction sans corps, c’est toute la scène théâtrale qui se voit requalifiée par un tel déplacement : en osant le merveilleux, l’opéra convie le théâtre à son dépouillement et à sa propre révélation. Il met à nu une de ses vérités fondamentales, celle de sa nécessaire matérialité comme d’une physique-plancher avec laquelle il peut certes jouer mais qu’il ne peut abolir. Rien d’étonnant à ce que, depuis son apparition, l’opéra se soit souvent attiré l’aversion des amoureux du théâtre, comme s’il exhibait, par quelques grimaces qui le caricaturent, ce que le théâtre ne tient pas toujours à voir sur lui-même. Pour être tout à fait juste, il faut souligner que, fort souvent dans son histoire, le théâtre a su remplir contre lui-même cette fonction décapante de procureur. Songeons par exemple à Corneille, osant avec Othon une anti-tragédie où il ne se passe rien, ou encore à Peter Handke osant, avec Outrage au public, un simulacre de pièce auto-ravageuse où le temps limité de la représentation est la seule planche de salut libérant acteurs et spectateurs d’une chambre de torture – ce que le théâtre serait effectivement s’il voulait sérieusement abolir ses propres conditions matérielles de possibilité.

De toutes ces expériences (et on pourrait allonger la liste, en y incluant notamment la danse, accusation-révélation de tout geste, de tout mouvement, de toute immobilité, de toute posture), on sort à la fois déstabilisé et re-constitué. Le merveilleux d’opéra en fournit une version ludique et enchantée, il ne s’y inscrit pas seulement et évidemment par la profusion de ce qu’il construit avec tant d’éclat et de tapage, mais aussi et plus étrangement, par ce qu’il défait et révèle tout à la fois. Car pour penser une nature possible avec ses enchantements, il faut avoir l’audace de désarçonner la nature réelle, et pour la représenter ici et maintenant sur la scène (et non par quelque projection imaginaire ou même virtuelle) il faut de plus en restaurer la vérité. 

3 – Le merveilleux d’opéra : une esthétique des effets spéciaux ? Truc ou machine ?

C’est en ce point précis que le merveilleux d’opéra échappe à ce qu’on pourrait prendre pour une esthétique des effets spéciaux avec laquelle il est cependant en rapport. Car même s’il est rempli de tels effets (et on aurait tort, s’agissant des procédés, de s’en priver), il ne souscrit pas au régime de l’esthétique qui les gouverne. Une esthétique des effets spéciaux s’inscrit dans le régime de l’illusion ; elle a pour résultat, après avoir certes arraché le spectateur à l’envoûtement ou à l’ennui (phénomènes symétriques) de l’immédiateté sensible ordinaire, de le river à une nouvelle fascination « épatante » : elle ne le libère que pour le transformer en badaud ébloui qui sort du cinéma dans le même état moral qu’il y est entré. Inversement, et bien que les techniques employées soient analogues ou même semblables, une opération esthétique produit une réforme libératrice diamétralement opposée à cet effet d’évasion11.

Il faut donc, pour éclaircir ce point, distinguer envoûtement et enchantement, évasion et libération, étonnement et émerveillement, et montrer pourquoi l’esthétique de l’opéra merveilleux, en tant précisément qu’il est merveilleux et qu’il se présente lui-même sous la catégorie du divertissement, ne se réduit pas à une question de diversion.

Envoûter, fasciner, étonner: c’est ainsi qu’on pourrait caractériser une esthétique des effets spéciaux dans la mesure précise où, comme dans les tours de prestidigitation, elle repose sur une manœuvre de diversion qui éblouit précisément parce qu’elle n’instruit pas. D’où une distinction à introduire également au sein de ce qu’on appelle globalement les effets spéciaux, car tous ne relèvent pas de la diversion étonnante. On en proposera deux paradigmes.

Les uns, apparentés au trompe-l’œil et aux anamorphoses en peinture, reposent sur des dispositifs qui, une fois élucidés et expliqués, attirent l’admiration par leur caractère quasiment visible, leur absence d’opacité : on ne les voyait pas parce qu’on ne savait pas voir, parce qu’on n’y avait pas pensé, mais ils sont bel et bien présents sous nos yeux. Le modèle le plus parfait en est peut-être L’Illusion comique de Corneille, pièce dans laquelle l’illusion n’est produite que par le jeu de la profondeur théâtrale12. Pour revenir au cinéma, tel est par exemple le procédé mis au point par l’opérateur Eugen Schüfftan pour le film de Fritz Lang Metropolis en 192713. Tels sont les procédés d’animation classique, ou encore les montages utilisant des maquettes et des miniatures : les éléments manipulés demeurent accessibles en droit à la perception, qui est à la fois le principe de l’illusion et le principe de sa dissipation.

D’autres en revanche reposent sur une manipulation qui reste opaque même alors qu’on en connaît le procédé, y compris pour celui qui est capable de le produire : il restera indécelable, caché au sein d’une « boîte noire ». On en prendra pour exemple le procédé employé par Anderson dans la série Star Trek de Gene Roddenberry pour filmer une « téléportation »14: nous savons bien que ce que nous voyons alors n’est pas un simple fondu-enchaîné, ni le produit d’un montage au sens classique du terme, mais que c’est le résultat d’une série d’interventions et de manipulations qui sont irrémédiablement au-delà de toute visibilité ici et maintenant, qui restent dérobées, inaccessibles non seulement en fait mais surtout par principe. Ici le terme de trucage nous semble davantage pertinent.

Pour caractériser cette distinction, on pourrait parler d’effets spéciaux immanents et d’effets spéciaux transcendants15. Les premiers produisent un effet d’émerveillement désabusé et amusé : « ce n’était que cela ! », qui s’accompagne d’un effet libérateur, à proprement parler moral – une sorte de réforme de ma propre perception qui revient sur elle-même en un mouvement critique : « ce n’était que cela, et ce que je n’ai pas vu tout à l’heure, je le vois à présent ». Immanence de l’effet : ce qui est merveilleux ici n’est pas qu’on soit ébloui, mais qu’on ait pu produire un tel effet sans autre recours qu’à ce qui est présent ici et maintenant, sans autre recours qu’à des moyens simples et naturels. On en sort à la fois enchanté et instruit. Les seconds en revanche produisent un simple effet d’étonnement (au sens le plus fort du terme, qui emporte avec lui l’empêchement de la pensée) ou d’éblouissement, au sens où ce dernier emporte avec lui un aveuglement. Transcendants puisque, si la raison se rebiffe et s’avise de connaître le procédé employé, elle ne peut que le penser comme un « truc » situé en tout cas au-delà de la portée des sens, coupé radicalement de toute accessibilité au sein même du spectacle et devant lequel la perception elle-même est impuissante. Nul effet moral de libération – le truc supposant au contraire un spectateur aliéné – et même si, agacé, je m’interroge sur la question de savoir « comment c’est fait », cela n’a pas d’effet critique sur ma propre pensée, sur ma propre perception qui font du « sur-place » ; même si la réflexion est mobilisée, aucun écart entre « tout à l’heure je ne comprenais rien » et « maintenant je vois » ne vient y introduire sa réflexivité.

Or, dans l’un et l’autre cas, un certain rapport à la connaissance est mobilisé et une science peut à chaque fois en fournir le schème. Si l’on s’en tient aux chefs de file : mécanique terrestre et optique d’une part, chimie, microphysique, informatique et cybernétique de l’autre. Science des visibles d’une part science des invisibles de l’autre. D’un côté la chambre claire, de l’autre la boîte noire. D’un côté l’enfant qui démonte une montre ou un vélo et regarde, émerveillé, la clarté-distinction des mouvements produits sous ses yeux, de l’autre l’enfant qui appuie sur des boutons et auquel, une fois démonté (ou plutôt cassé), le cœur du jouet télécommandé n’offre que des cartes opaques alignant de mystérieux circuits imprimés. On m’objectera que le second y comprendra quelque chose une fois effectué le parcours qui le conduira à réaliser l’algèbre de Boole dans les circuits « éteint-allumé » rendus possibles par la miniaturisation de la puce de silicium. Mais toute la différence est là, si l’on s’en tient justement au domaine esthétique, affine par définition à celui de la mécanique et de l’optique en ce sens qu’il suppose une présence du sensible élevé à sa propre puissance critique : un sensible capable de s’auto-réfléchir dans sa présence elle-même.

Je tiens que l’opération esthétique, y compris lorsqu’elle romance la physique, ne peut se dispenser de ce modèle de présence sensible réflexive dont la mécanique et l’optique fournissent ici le schème. Elle opère avec ce qui se déroule ici, maintenant, sous nos yeux, en recourant à des moyens audibles et visibles « simples et naturels » au sens que les classiques donnaient à ces termes. Mais elle en redistribue les cartes, de sorte qu’elle fait voir et entendre ce qu’on aurait dû voir et entendre, ce qu’on avait là pourtant depuis toujours sous les yeux et dans les oreilles, produisant à la fois la perception et la pensée de celle-ci au sein même de la chose perçue. Or, à cet effet, une forme de machine est à la fois nécessaire et suffisante – machine, et non pas truc. 

4 – « La philosophie est devenue bien mécanique » : le roman de la physique

Retournons alors à l’opéra de l’âge classique, et cette fois accompagnés d’un des textes les plus célèbres qui le caractérisent dans sa forte analogie avec la mécanique et l’optique classiques alors triomphantes :

« Sur cela, je me figure toujours que la nature est un grand spectacle, qui ressemble à celui de l’opéra. Du lieu où vous êtes à l’opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est : on a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela se joue. Il n’y a peut-être que quelque machiniste caché dans le parterre, qui s’inquiète d’un vol qui lui aura paru extraordinaire, et qui veut absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui, à l’égard des philosophes, augmente la difficulté, c’est que, dans les machines que la nature présente à nos yeux, les cordes sont parfaitement bien cachées, et elles le sont si bien, qu’on a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de l’univers : car représentez-vous tous ces sages à l’opéra, ces Pythagores, ces Platons, ces Aristotes, et tous ces gens dont le nom fait aujourd’hui tant de bruit à nos oreilles : supposons qu’ils voyaient le vol de Phaéton que les vents enlèvent, qu’ils ne pouvaient découvrir les cordes, et qu’ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L’un d’eux disait : « C’est une vertu secrète qui enlève Phaéton ». L’autre : « Phaéton est composé de certains nombres qui le font monter. » L’autre : « Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre ; il n’est pas à son aise quand il n’y est pas. » L’autre : « Phaéton n’est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide ;  » et cent autres rêveries que je m’étonne qui n’aient perdu de réputation toute l’antiquité. A la fin Descartes et quelques autres modernes sont venus, qui ont dit : « Phaéton monte parce qu’il est tiré par des cordes, et qu’un poids plus pesant que lui descend. » Ainsi on ne croit plus qu’un corps se remue, s’il n’est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps : on ne croit plus qu’il monte ou qu’il descende, si ce n’est par l’effet d’un contrepoids ou d’un ressort ; et qui verrait la nature telle qu’elle est ne verrait que le derrière du théâtre de l’opéra. A ce compte, dit la marquise, la philosophie est devenue bien mécanique ? »16

Le machiniste n’est autre qu’un spectateur d’opéra accompli : il cesse de s’ébahir, sans cependant cesser de s’émerveiller, parce qu’il sait que ce qu’il y a derrière le théâtre est exactement de même nature que ce qu’il y a devant. Et si « la philosophie est devenue bien mécanique », c’est qu’elle a cessé, en rompant avec tous ces « sages », de postuler inutilement qui un décret divin, qui une finalité, qui un arrière-monde transcendant, pour rendre compte des effets admirables qui se produisent sous nos yeux : ceux-ci ne sont que le produit d’autres phénomènes de même nature, aucune boîte noire ne venant intercepter la série explicative qui en rend compte. Et la preuve, c’est qu’on arrive à faire pareil… ! La simulation de la nature est à l’instar d’une production de nature, en tout cas elle nous instruit clairement sur ce que peut être la nature et on en conclut que « toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles »17 : aussi voit-on dans les jardins de l’époque se mêler les machines et les êtres vivants.

Cela ne prouve pas, cependant, que nos explications soient vraies dans l’absolu, mais seulement qu’elles sont suffisantes et que, jusqu’à ce que d’autres effets se produisent inexplicables par là, il faut se contenter de l’hypothèse qui en rend le mieux compte sans mobiliser d’autres forces que celles qui nous sont accessibles, et la tenir pour vraie. La preuve porte davantage sur la nature de l’explicativité à rechercher que sur le contenu de l’explication.

Il n’est donc pas anecdotique que la science à laquelle Fontenelle se réfère ici (et à laquelle il resta fidèle contre vents et marées, même après qu’elle fut falsifiée) soit la physique de Descartes que son auteur lui-même, bien avant le Voltaire des Lettres philosophiques, présente comme un roman. Physique éminemment mécanique (mais la physique newtonienne qui la supplantera l’est aussi) bien sûr, mais physique romanesque qui s’attache d’abord à l’ingéniosité de l’explication pourvu qu’elle soit claire et distincte. C’est ainsi que la caractérise d’Alembert, tout en lui en faisant le reproche :

« Ainsi on ne pourra regarder comme vrai le système de la gravitation qu’après s’être assuré par des calculs précis qu’il répond exactement aux phénomènes ; autrement l’hypothèse newtonienne ne mériterait aucune préférence sur celle des tourbillons, par laquelle on explique à la vérité bien des circonstances du mouvement des planètes mais d’une manière si incomplète et pour ainsi dire si lâche, que si les phénomènes étaient tout autres qu’ils ne sont, on les expliquerait toujours de même, très souvent aussi bien, et quelquefois mieux »18.

Roman en effet que cette physique, mais roman avoué que le jeune Descartes présentait d’abord dans son Traité du monde (1633) comme une fable dont le fonctionnement suppose qu’on recommence le monde dans des « espaces imaginaires » afin de se demander si, en se donnant de la matière et en l’abandonnant à elle-même, on obtiendrait la nature telle qu’elle est. Ainsi l’objet de cette fiction n’est pas de rêver, de s’évader ou de se divertir, mais d’effectuer une performance à laquelle le lecteur est convié afin de construire l’hypothèse en tant qu’elle peut être vraie et, ce faisant, de se saisir de sa raison. Comme l’écrit Jean-Pierre Cavaillé, loin de vouloir produire l’étonnement, il s’agit plutôt de solliciter la faculté explicative et critique :

« […] l’étonnement, autant qu’il dure, rend impossible la connaissance, parce que celle-ci requiert la capacité intellectuelle et imaginative de faire varier les aspects de l’objet, d’en graver les diverses faces en l’imagination pour le soumettre au regard pur de l’entendement. L’étonnement interdit l’appréhension de ce qui ne se montre pas de prime abord et dont la connaissance requiert à la fois le recul de la réflexion et un usage actif de l’imagination. Une imagination étonnée est tout à fait passive, entièrement occupée, obsédée par une seule image qui s’impose brutalement. Le souci de dire la vérité « sans étonner l’imagination de personne », lié à l’invention de la fable, est donc le souci de permettre une action continue de l’imagination du lecteur, sans laquelle les vérités de la physique cartésienne resteraient lettre morte »19.

En reprenant son expression (p. 196), on pourra parler d’une « échappée critique hors du monde de l’opinion et des sens » en vue d’une « reconstruction mécaniste »20. Et même plus tard, lorsque Descartes est en possession d’une métaphysique qui lui permet d’asseoir l’édifice « vrai » des connaissances, il ne renonce pas pour autant à cette présentation fictive de la physique comme en témoigne la IVe partie des Principes de la philosophie (1644). C’est que, s’agissant de l’explication du détail des phénomènes, nous ne pouvons pas savoir de science certaine par quelles voies Dieu les a réellement produits. Nous pouvons en revanche avancer de façon satisfaisante, parce que nous pouvons les comprendre et les expliquer clairement ainsi, et aussi parce que nous saurions comme machinistes construire des procédés les produisant à l’identique, qu’ils sont des effets mécaniques.

« Nous avons sujet de conclure que, bien que le monde n’ait pas été fait au commencement en cette façon, et qu’il ait été immédiatement créé de Dieu, toutes les choses qu’il contient ne laissent pas d’être maintenant de même nature que si elles avaient été ainsi produites »21.

Ainsi la mécanique est nécessaire et suffisante pour saturer le champ de la philosophie naturelle, mais on n’en conclura pas pour cela qu’elle a la même certitude que la métaphysique. On rappellera la célèbre image de la montre par laquelle Descartes rend compte du statut de l’explication en physique :

« […] comme un horloger industrieux peut faire deux montres qui marquent les heures en même façon, et entre lesquelles il n’y ait aucune différence en ce qui paraît à l’extérieur, qui n’aient toutefois rien de semblable en la composition de leurs roues : ainsi il est certain que Dieu a une infinité de divers moyens, par chacun desquels il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que maintenant elles paraissent, sans qu’il soit possible à l’esprit humain de connaître lequel de tous ces moyens il a voulu employer à les faire. Ce que je ne fais aucune difficulté d’accorder. Et je croirai avoir assez fait, si les causes que j’ai expliquées sont telles que tous les effets qu’elles peuvent produire se trouvent semblables à ceux que nous voyons dans le monde, sans m’enquérir si c’est par elles ou par d’autres qu’ils sont produits. Même je crois qu’il est aussi utile pour la vie, de connaître des causes ainsi imaginées, que si on avait la connaissance des vraies : car la médecine, les mécaniques, et généralement tous les arts à quoi la connaissance de la physique peut servir, n’ont pour fin que d’appliquer tellement quelques corps sensibles les uns aux autres, que, par la suite des causes naturelles, quelques effets sensibles soient produits ; ce que nous ferons tout aussi bien, en considérant la suite de quelques causes ainsi imaginées, bien que fausses, que si elles étaient les vraies, puisque cette suite est supposée semblable, en ce qui regarde les effets sensibles »22.

Autrement dit, les voies par lesquelles Dieu a créé toutes les choses nous sont radicalement inaccessibles, mais nous devons expliquer ces choses mécaniquement parce que nous pouvons les rendre ainsi intelligibles – claires et distinctes – et parce que la mécanique nous offre un modèle de simulation suffisant du monde sensible dans lequel nous sommes plongés. Dieu opère mystérieusement et il serait outrecuidant de ne pas loger son efficace dans une boîte noire qui signale son inaccessibilité.

Conviée sur la scène de l’opéra, et ramenée à la problématique esthétique des effets spéciaux, cette thèse dit en somme que l’homme est un machiniste, alors que Dieu est un truqueur… Ou, dit moins irrévérencieusement : Dieu seul peut produire de véritables effets spéciaux, dont le mode de production se dérobe par définition à toute explication et à toute reproduction. L’habileté humaine produit des effets mécaniques. Considéré métaphysiquement, le monde est un immense effet spécial dont la production demeure radicalement opaque ; considéré physiquement, il est une machine parce que la mécanique est capable de l’expliquer et de le produire comme effet sensible.

5 – La musique d’opéra, machine fondamentale et forme a priori de la sensibilité du merveilleux

Nous sommes maintenant dans l’état d’esprit qui convient pour retourner avec Fontenelle à l’opéra et nous « inquiéter » d’un vol ou d’un effet merveilleux : nous pouvons et devons supposer que ce vol ou cet effet ne sont autres qu’une machine, laquelle se trouve effectivement derrière. D’ailleurs l’opéra, mieux que le monde, offre à nos yeux de quoi s’émerveiller (et non pas de quoi s’étonner ou être fascinés) puisqu’il réalise, et cette fois de façon absolument certaine, la machine du monde sensible. En effet, nous sommes sûrs qu’aucun dieu ne dérobe à notre intellection et à notre perception les voies par lesquelles il est produit : un machiniste réel en chair et en os y pourvoit. Ce qui fait que le machiniste est à la fois dans le parterre, « derrière le théâtre » et sur la scène…

Reste alors à nous « inquiéter » d’une dimension constitutive de l’opéra, puisqu’elle en permet la définition, mais que Fontenelle ne mentionne pas : la musique comme continuum. Comment la penser au sein d’une esthétique qui mobilise les effets ? S’insère-t-elle dans une problématique générale de l’effet spécial ? Non seulement elle n’y est pas un corps étranger, mais nous allons voir qu’elle n’a pas à s’y introduire : elle en est tout simplement l’essence et le cœur. La musique d’opéra, telle qu’elle est présente sur la scène de l’âge classique et telle qu’elle est pensée au même moment, n’est autre que la présence même de tout effet à modèle mécanique – aux antipodes de l’effet de boîte noire : elle est en elle-même une machine, la machine fondamentale de l’opéra de telle sorte que si l’on supprimait toutes les autres, il faudrait conserver celle-là : ce qui la met en deçà de tout effet spécial.

L’opéra parvient à conquérir l’espace esthétique de la France classique – qui lui était par principe hostile ou indifférent – à partir du moment où il peut se présenter comme un théâtre, en rivalité et en analogie (et donc à égalité) avec le théâtre dramatique, notamment la tragédie classique. La reconnaissance qu’il obtient est de l’ordre de l’homologation23. Plus intéressant et plus révélateur pour la question qui nous intéresse ici est le rapport entre l’opéra et le théâtre à machines existant au XVIIe siècle. Car si l’opéra le supplante, il ne s’y substitue pas pour autant de façon exacte. En effet, l’opéra n’est nullement un théâtre à machines avec de la musique, il est un théâtre où la musique subvertit le dispositif machinique au point de l’inverser, tout simplement parce que la musique s’y présente non pas comme un ingrédient parmi d’autres, mais – à l’égal du texte et conjointement avec lui – comme essence. Pour que l’opéra soit possible, il faut consentir à cette insolence de la musique comme essence théâtrale.

Corneille, auteur de pièces à machines, ne croyait pas à l’opéra (qu’il pouvait pourtant connaître) : pour lui, la musique a bien sa place sur une scène merveilleuse, mais seulement à titre d’intermède ou parce qu’elle dissimule le bruit des machines. C’est un contre-bruit, tout au plus un dispositif de cache. Dans l’Argument d’Andromède, il précise en effet qu’il n’a employé la musique

« […] qu’à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou remonter une machine, ou s’attachent à quelque chose qui leur empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les acteurs, comme fait le combat de Persée contre le monstre; mais je me suis bien gardé de faire rien chanter qui fût nécessaire à l’intelligence de la pièce […]. »

L’opéra inverse cette relation d’instrumentalisation. Il le fait bien sûr pour une raison générale qui tient à la définition même de l’opéra où la musique est un continuum, où sa présence est ontologique et pas seulement en occurrence. Cette promotion au rang de substance interdit à la musique d’être reléguée au rang d’un accident, d’une simple modalité et d’être réduite à un rôle asservi. Mais cette inversion s’effectue plus spécifiquement parce que la musique est expressément pensée comme la phénoménalisation indispensable du merveilleux, la voie matérielle obligée par laquelle le merveilleux doit passer pour se montrer. Plus concrètement : la musique est le corps substantiel du merveilleux, de sorte qu’elle enveloppe toute machine possible en lui donnant son lieu naturel. Loin de masquer la machine ou de l’excuser, la musique d’opéra la présente, elle en est la condition de possibilité (et d’admissibilité pour les spectateurs), à la fois la forme a priori qui la rend possible et l’étoffe qui la rend sensible.

Le monde merveilleux propre à l’opéra, « pierre fondamentale de l’édifice » selon l’expression de Cahusac, requiert en effet la musique parce qu’elle lui donne en quelque sorte son élément. Tous les théoriciens contemporains de l’opéra merveilleux, de Perrin à Batteux, en passant par Dubos, présentent la musique d’opéra comme une nécessité qui rend possible et admissible la présence du merveilleux sur la scène. Ainsi le merveilleux – à l’instar de la passion qui justifie le monologue sur la scène dramatique – fournit à la musique un motif légitime pour se présenter au théâtre en situation poétique. Il donne à la musique sa raison d’être et d’être admise. Réciproquement la musique donne au merveilleux sa réalité sensible, elle lui fournit sa substance matérielle, l’élément sans lequel il ne pourrait prendre aucune forme accessible à la perception, ou sans lequel toutes les autres formes sensibles (et notamment les formes visibles, lumineuses, colorées) manqueraient de consistance et pour tout dire de vraisemblance. On peut donc dire que la musique réalise le merveilleux. Un raisonnement analogue vaudra pour la danse – du reste, on voit mal, à part danser, comment pourraient se mouvoir des Démons et des Furies sur une scène. Mais à cette différence capitale près que la danse, dont la présence est seulement en occurrence, n’est pas requise avec la même nécessité absolue : elle donne à certains mouvements merveilleux leur convenance, mais elle n’en est pas la substance. En revanche, merveilleux et musique sont consubstantiels. 

Rapportée à la question de la production d’une quasi-nature, la musique n’est donc pas une machine parmi d’autres, mais l’enveloppement de toute machine, de même que dans une tragédie classique, le vers alexandrin n’est pas une manière de parler parmi d’autres, mais le représentant de toute langue parlée24. Il faut donc, si cette thèse a quelque validité, oser en tirer la conséquence extrême : si on parvenait à supprimer toutes les autres machines de l’opéra merveilleux, celle-ci demeurerait. Bien entendu elle resterait parce que sans musique il n’y a pas d’opéra, mais elle resterait comme machine fondamentale, comme dispositif « machinant » qui convie le spectateur à élargir la nature25.

Elle reste précisément comme machine d’abord pour des raisons de statut et d’intelligibilité. A l’instar de la mécanique et de l’optique, claire et distincte au sens classique et non « truc » opaque, la musique est par elle-même un phénomène naturel « simple et facile », entièrement intelligible que Rameau, à la même époque, théorise sous le régime de la science moderne – aussi d’Alembert parle-t-il de lui comme du « Descartes de la musique ». C’est à la fois une critique (Rameau n’a-t-il pas, comme Descartes, forgé un « roman » ?) et un éloge : il a rendu le champ musical homogène à celui de la physique moderne en le mécanisant.

Ensuite, il s’agit bien d’une machine au sens esthétique du terme, produisant l’effet esthétique fondamental qui désempare, désenvoûte, réenchante, inquiète et rafraîchit tout à la fois l’expérience perceptive en la rendant à son autonomie, en faisant d’elle un objet libéral. Car si l’art a pour effet de montrer dans et par le sensible (ce qui le différencie fortement de la science) ce qui ne se voit ni ne s’entend jamais, de remonter à l’invu et à l’inouï, il ne peut procéder à cette opération de mise en déroute reconstituante qu’en recourant sinon à des machines au sens ordinaire du terme, du moins à une forme de machination.

L’instrument de musique, qui fait entendre par définition un son qui n’existe pas autrement ni ailleurs que par cette opération de production du son pour lui-même, est à cet égard une machine acoustique produisant un double effet. Non seulement il fait entendre l’inouï, une sonorité telle qu’elle s’arrache par son timbre même à l’univers sonore ordinaire : on n’a jamais rien entendu de pareil, et ce qui est le plus étonnant, c’est que l’enchantement se produit à chaque fois que la musique est bien jouée – par bonheur, on ne s’y habitue pas ! Mais encore il produit le son pour lui-même, et non en relation à la cause qui l’émet, et par conséquent il invite l’oreille à le traiter comme un objet en soi : il le désindicialise et le soustrait à l’univers finalisé où le son n’est ordinairement que le signe qu’« il se passe quelque chose ». L’instrument est alors une machine esthétique du fait qu’il promeut le son musical à son autonomie. Il n’est alors en relation qu’avec lui-même (c’est-à-dire avec d’autres sons de même nature), ce qui autorise une définition suffisante de la musique : un ensemble sonore tel qu’on sait, dès qu’on l’entend, que les sons sont émis pour eux –mêmes et n’ont de relation qu’avec eux-mêmes, ce qui requiert de l’oreille une écoute structurale fondée sur ces relations. Où l’on voit, si on veut suivre le raisonnement jusqu’au bout, que la machine minimale (ou l’instrument minimal) pour que de la musique soit possible n’est autre qu’une position d’écoute : c’est une oreille décidée à déconnecter ce qu’elle entend des causes ordinaires qui produisent le son – il n’y a rien de plus abstrait que la musique concrète.

On m’objectera peut-être que l’opéra merveilleux réinjecte pour sa part le son musical dans un monde où il signale souvent un autre que lui-même : l’arrivée de Mercure, la descente d’Apollon, le souffle de Borée, la démence d’Atys, le frémissement des chênes sacrés de Dodone…. Cette objection est une variante de la haine de l’opéra par amour de la musique : l’opéra vulgariserait et prostituerait le son musical en le ramenant à une fonction signifiante ordinaire, il l’assujettit. Or dans le cas précis de l’opéra merveilleux, l’objection ne vaut pas, du fait qu’elle met les choses à l’envers : on a vu tout à l’heure que, précisément, sans musique le merveilleux ne serait pas lui-même, il n’aurait même pas de substance. Comme le disent maintes répliques qui marquent l’entrée d’un phénomène ou d’un personnage merveilleux : « Mais quels sons se font entendre ? » : il ne s’agit pas d’un simple effet d’annonce, qui serait particulier, contingent, et pour tout dire « spécial », c’est bien au contraire le dispositif merveilleux lui-même, qui par cette voie, prend corps et fait sentir sa présence. La musique est ici l’archétype de toute machination merveilleuse – qui à son tour renvoie à l’idée de toute machination esthétique, de toute opération productrice de ce que Valéry appelait un « univers poétique »26, opération qui est incluse au sein même de la chose produite. En l’occurrence, elle n’est pas une conséquence ou un simple outil27 dont le merveilleux s’emparerait, mais elle est au contraire au principe de sa phénoménalité comme mon corps est au principe de la mienne, et c’est parce qu’il est merveilleux que l’opéra de l’âge classique la fait entendre continuellement.

On mesure alors la distance qui sépare cette pensée d’une pensée des effets spéciaux : se demander comment faire crier King-Kong ou mugir un dinosaure et n’envisager à cet effet que l’hypothèse du bruitage (ou du bruit numérique)28, c’est effectivement se borner à une technique « spéciale » et par définition asservie. Or la musique d’opéra, qu’il soit ou non merveilleux, n’est pas spéciale, elle est véritablement générale. Cela fait qu’elle ne peut pas y devenir une technique, et encore moins un procédé, mais qu’elle y est toujours un art autonome.

Notes

1– Texte publié dans Regards sur la musique au temps de Louis XV, textes réunis par Jean Duron (Centre de musique baroque de Versailles), Mardaga, 2007, p. 141-158.

2– D’après les questions soulevées par l’abbé Dubos dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris : ENSBA, 1993 (Paris : Pissot, 1719 et 1770), Ire partie, Section 45 « De la musique proprement dite », p. 154-155. On peut s’amuser de les voir posées presque dans les mêmes termes par Réjane Hamus-Vallée dans un chapitre de son ouvrage Les effets spéciaux, Paris : Cahiers du cinéma, CEREN-CRDP, 2004, p. 78 : « Comment faire crier King Kong ? Quels bruits peuvent produire des dinosaures ? » – la différence notable étant que dans ce dernier cas la musique est a priori exclue au profit exclusif des bruitages.

3 – Louis de Cahusac, Traité historique de la danse (la Haye: Neaulme, 1754), éd. J.N. Laurenti, N. Lecomte et L. Naudeix, Paris/ Pantin : Desjonquères / CND, 2004.

4 -Abbé Charles Batteux, Les Beaux Arts réduits à un même principe, (Paris : Durand, 1746), éd. J.R. Mantion, Paris : Aux amateurs de livres, 1989.

5 – Gabriel Bonnot de Mably, Lettres à Mme la marquise de P*** sur l’opéra, Paris : Didot, 1746.

6 – Corneille, Premier discours (De l’utilité et des parties du poème dramatique), dans Trois Discours sur le poème dramatique, éd. M. Escola et B. Louvat, Paris : GF, 1999, p. 82 ; commentaire du vers 123 de l’Art poétique d’Horace.

7 – Ainsi qu’on le verra dans Idomeneo de Varesco-Mozart (1781) où le protocole du merveilleux classique est ignoré. Cela l’oppose fortement à l’Idoménée de Danchet-Campra (1712).

8 – Corneille, Discours de la tragédie…, op.cit.., p. 125.

9 – Série télévisée de Gene Roddenberry (1966-1969) qui a inspiré le film de Robert Wise en 1979.

10 – J’emprunte l’expression à l’analyse de la peinture hollandaise par Hegel, Esthétique, IIe partie, Sect. III, chap. 3 (trad. Bénard revue par B. Timmermans et P. Zaccaria, Paris : Le Livre de poche, 1997, vol. I, p. 732 et suiv.).

11 – On pense notamment aux arguments philosophiques par lesquels Hegel, dans l’Introduction de son Esthétique, s’en prend à la thèse de « l’art comme évasion », montrant en quoi elle nie la liberté de l’art en l’assujettissant à une fonction servile, mais aussi en quoi la catégorie d’évasion elle-même est une forme de non-liberté.

13 – Voici la description qu’en donne Pascal Pinteau dans son livre Effets spéciaux : un siècle d’histoires, Genève : Minerva, 2003, p. 32-33 : [le décor est constitué par des maquettes] « Fritz Lang souhaite insérer des images de ses comédiens dans ces miniatures. Le chef opérateur Eugen Schüfftan met alors au point le procédé qui portera son nom. Il place une vitre à un angle de 45° entre la caméra et la maquette de gratte-ciel. Il délimite le contour d’un balcon ou d’une fenêtre en regardant dans le viseur de la caméra. Il reporte ensuite ce contour sur un miroir qu’il décape à l’acide nitrique pour retirer toute la couche argentée à l’extérieur de son tracé, et le place à 45° devant la caméra. La petite partie du miroir qui subsiste sur la vitre transparente joue alors un double rôle : elle cache un segment de la maquette et reflète une image. Schüfftan place des comédiens à l’autre bout du plateau, à une dizaine de mètres de distance, afin qu’ils se reflètent dans le petit miroir. Il réalise ainsi un trucage d’excellente qualité, qui intègre les acteurs dans la maquette. »

14 – Pascal Pinteau (ibid.  p. 395) le décrit ainsi : «  Anderson pouvait employer un simple fondu-enchaîné pour représenter la téléportation, mais il veut mettre au point un trucage qui deviendra une des références visuelles de Star Trek. Il filme d’abord les comédiens qui prennent place sur les plots du téléporteur. Il leur demande de rester figés puis ferme progressivement le diaphragme de la caméra pour obtenir un fondu au noir. Les comédiens quittent le décor, qui est filmé une seconde fois vide. Anderson se sert alors d’une copie du négatif pour dessiner des caches des silhouettes des acteurs. Ces contours noirs sur fond blanc sont filmés pour générer un contre cache négatif : des silhouettes blanches sur un fond noir. Anderson filme alors des paillettes d’aluminium qu’il disperse dans un faisceau lumineux très intense. La tireuse optique lui permet d’incruster les images des paillettes argentées dans les contours des silhouettes grâce au cache obtenu précédemment. L’effet de scintillement apparaît et disparaît pendant le fondu-enchaîné. L’un des trucages les plus célèbres de la télévision est né. ».

15 – Il va de soi que notre classification en est une parmi d’autres. Réjane Hamus-Vallée en rappelle d’autres dans son livre Les effets spéciaux (voir référence note 2), p. 6-8. Dans ses Essais sur la signification du cinéma (t. 2, « Trucage et cinéma »), Paris : Klincksieck, 1973, Christian Metz distingue entre trucages imperceptibles, trucages visibles et trucages invisibles. Sa grille repose sur le degré d’illusion produit sur le spectateur, toutes techniques confondues. La nôtre repose sur le type d’intelligibilité du procédé.

16 – Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), Premier soir.

17 – Descartes, Principes de la philosophie, IV, art. 203, éd. Adam-Tannery, Paris : Vrin, 1996, IX, p. 321-322.

18 – D’Alembert, Essai sur les éléments de philosophie (1759), chap. XVII, Paris : Fayard-Corpus, 1986, p. 150.

19 – Jean-Pierre Cavaillé, Descartes, la fable du monde, Paris : Vrin / EHESS, 1991, p. 199.

20 – Dans un ouvrage plus ancien, Ferdinand Alquié explique en quoi  la « déréalisation du monde est la condition de son explication » : La Découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, Paris : PUF, 1991 (1950), p. 115. Sur cette question de la fiction cartésienne, on consultera aussi Sylvie Romanowski L’illusion chez Descartes, Paris : Klincksieck, 1974.

21 – Descartes, Principes de la philosophie, IV, art. 1, éd. Adam-Tannery, Paris : Vrin, 1996, IX, p. 101. Je remercie Bernard Joly de m’avoir communiqué son texte inédit « La science de Descartes : un roman ? » dont je m’inspire ici librement et à qui je dois une grande partie des références citées. Sur la puissance du modèle de l’imitation mécanique, voir Jean-Pierre Séris « Descartes et la mécanique », Bulletin de la Société française de philosophie, 1987, 81, 2, notamment p. 52-54.

22 – Descartes, Principes IV, 204, ibid. p. 322.

23– Je me permets, pour me dispenser de développer cette thèse, de renvoyer à mes livres Poétique de l’opéra français (Paris : Minerve, 2006 2e éd.) et Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004).

24 – Représentant sensible bien sûr, et dont les propriétés ont quelque chose de mécanique. Voir Jean-Claude Milner, « La machine du vers », Papiers du Collège international de philosophie, n° 16, 1993, p. 55-63.

25 – Or c’est précisément ce qu’a fait, et de façon explicite, Jean-Marie Villégier dans sa célèbre mise en scène d’Atys : suppression des machines. Ce qui n’a nullement supprimé le merveilleux, présent par la musique et par les lumières : démonstration éblouissante établissant que le schème mécanique admet pour degré zéro un schème optique-acoustique. On conservera ici néanmoins la notion de schème mécanique parce qu’il signale un type d’intelligibilité et parce qu’il fonde le concept de machine comme fonctionnement autonome (voir la note 26).

26 – Paul Valéry, « Poésie et pensée abstraite », Variété ; Théorie poétique et esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard La Pléiade, 1957, p. 1326 et suiv.

27 –  Rappelons l’une des différences principales entre l’outil et la machine : l’outil ne fonctionne que par une habileté extérieure qui le met en mouvement et en œuvre  (une technique jointe à une personne, l’ouvrier) ; la machine au contraire inclut tout ou partie de la technique dans sa matérialité, elle tend vers l’automate.

28 – Voir la note 2.

© Editions Mardaga 2007, Mezetulle 2007.

L’imitation en art : aliénation ou invention ?

L’imitation en art a mauvaise presse : n’est-elle pas un geste inutile répétant ce qui existe déjà, une soumission à l’extériorité qui instrumentalise l’art ou, pire, une grimace, un mensonge qui trahit l’original qu’elle prétend imiter ? En tout état de cause, elle semble contraire à l’idéal répandu d’un artiste créateur et aux antipodes de l’autonomie qui caractérise la position esthétique, l’art pris dans sa caractéristique « libérale ». Cet aspect, nourri par une forte tradition philosophique de critique de l’imitation, reste dominant encore de nos jours. Pourtant l’imitation fut érigée en principe esthétique par une tradition tout aussi forte, quoique moins prisée par la philosophie. Il s’agira alors de comprendre, en partant de la théorie classique de « l’imitation de la nature » pour aller vers les formes actuelles d’imitation comme hyper-mimésis, pourquoi on peut soutenir qu’imiter c’est inventer, comment une forme apparente d’aliénation de soi, une sorte de fidélité à l’extériorité, contribue à former la liberté de l’esprit, et plus largement comment le principe d’imitation débouche sur une perspective ontologique de « recréation ».

La critique philosophique de l’imitation

Les lectures admises du Livre X de La République de Platon donnent d’emblée le ton philosophique au statut déprécié de l’imitation dans le domaine de l’art. Le lit peint par l’artiste – dans lequel personne ne peut s’allonger – est une copie du lit fabriqué par l’artisan, lui-même déjà copie de l’Idée du lit – on ne peut s’empêcher ici de penser au fameux « lit » que Robert Rauschenberg dresse le long d’un mur, prenant peut-être l’exemple au mot : car dans le lit de Rauschenberg, on ne peut pas non plus se coucher. Mais la critique platonicienne de l’imitation est bien différente de celle qui aujourd’hui prétend s’en inspirer pour céléber un « artiste créateur», car pour Platon l’?uvre artistique, loin de donner l’existence à ce qui n’en avait pas auparavant, subit une déperdition ontologique qui l’éloigne deux fois de la vérité.

Paradoxalement, c’est un éloge de la copie qui pourtant traverse ce texte et inspire la virulente critique de l’imitation : l’artisan guidé par l’archétype (que connaît véritablement « celui qui sait ») n’a pas la prétention de donner son produit pour vrai, mais se cantonne sagement à sa place de copiste. Il n’en va pas de même pour l’artiste, qui ose brandir une apparence et propose ce prestige chatoyant comme s’il était vrai. Ce geste de substitution et de suppléance donne à l’art sa structure sophistique. Aussi c’est dans Le Sophiste qu’on trouve la distinction entre la copie (« eikon ») et le simulacre (« eidolon ») : ce dernier montre que l’artiste se règle sur une pure apparence et s’intéresse à l’inessentiel. L’opération esthétique, jugée sur la peinture et surtout sur la poésie dramatique, ne se réduit pas à cet aspect ontologico-logique, elle a aussi un effet moral : livrant l’amateur d’images au règne du sensible et de l’apparence, elle le précipite dans un désordre de la pensée. Projeté hors de lui, se réglant sur l’extériorité, il n’a alors aucun principe ferme susceptible de soutenir sa conduite. Ainsi, déperdition ontologique et fausseté logique aboutissent à une perdition morale.

On retrouvera bien plus tard sous la plume de Hegel (dans son Introduction à l’Esthétique) une critique sévère de l’imitation, menée d’un point de vue très différent puisque pour Hegel l’art lui-même est liberté, attention portée aux choses de manière gratuite et élection de l’extériorité à un statut libéral, travail par lequel l’apparence s’érige au niveau contemplatif. C’est alors au nom même de cette liberté de l’art que l’imitation se voit décriée. Elle est en effet un moment où l’art se trahit lui-même en s’instrumentalisant, en se donnant une fin extérieure où le donné empirique (ce qui est imité) est sacralisé comme indépassable. Ce moment se caractérise par son abstraction, il faut entendre par là que l’intérieur et l’extérieur y sont posés comme séparés, dans un rapport antithétique où le donné vient imposer sa loi à une liberté sans contenu. Alors que Platon critique l’imitation comme perdition en faisant de l’art (particulièrement de la poésie dramatique) le comble de la soumission à l’extériorité, Hegel la critique au nom d’une conception libérale de l’art : elle se contente en effet de considérer l’extérieur comme extérieur et n’accomplit pas le moment substantiel par lequel l’art parvient à faire de l’extériorité une forme de l’intériorité.

Tout espoir n’est alors pas perdu de ce côté. Hegel ajoute tout de même que l’imitation, en se réglant sur l’extérieur, évite le piège d’une liberté pseudo-créatrice qui prétendrait trouver sa loi dans ce qui n’est que son propre vide. Un intérieur qui n’est qu’intérieur n’a aucune intériorité. En copiant un modèle, l’artiste imitateur apprend au moins à enrichir ses techniques, ses connaissances : il fait l’expérience de la discipline sans laquelle aucune intériorité ne prend forme. Cette espèce de culte de l’extériorité n’est pas étranger à la libération véritable et pas entièrement contraire au principe libéral des beaux-arts : il indique une voie qui, prise au sérieux, engage une dialectique de l’intérieur et de l’extérieur.

 

Les vertus de la copie

 Sur cette indication, faisons un moment confiance à l’acte de la copie la plus banale et en apparence la plus servile et voyons comment il est susceptible de produire une forme de désaliénation par la constitution d’une « substance ». Nous prendrons à cet effet appui sur l’analyse que fait Rousseau du copiste dans son Dictionnaire de musique.

Rousseau fait en effet remarquer que le copiste musical ne se contente pas de recopier à l’identique le manuscrit fourni par le compositeur, mais que l’opération même de la copie lui permet de déceler les fautes évidentes ou implicites laissées dans l’original : son devoir est alors de « restituer », au-delà de l’original matériel fautif que lui a laissé l’auteur, une partition plus conforme à son idée. Parce qu’il a pour tâche la mise au point de l’épreuve définitive (comme par exemple je mets mon texte « au propre »), il est conduit à remonter à un original qu’il suppose, au-delà de la copie qui lui a été remise, plus « vrai ». L’épreuve de l’extériorité (on parle d’épreuve en imprimerie, en gravure, en photographie) ne se réduit pas à un acte mécanique ou à une pure technique : elle introduit, précisément par l’écart qui la constitue, le moment réflexif qui construit le vrai au-delà du donné, au risque bien sûr de se tromper. Le copiste analysé par Rousseau, dessaisi un moment d’une liberté spontanée, acquiert une liberté substantielle en se hissant au niveau de l’auteur et en re-composant la musique qu’il était censé reproduire : situé idéalement au même point que l’auteur, il se pose comme une subjectivité instruite par l’épreuve de l’extériorité.

C’est sur ce modèle qu’on pourra comprendre le geste imitatif par lequel l’artiste se met à l’école des « maîtres » et par lequel, en les copiant, il s’approprie leur technique, la dépasse et finit par se trouver lui-même. Rien de plus libre, en un sens, que Picasso ou Cézanne copiant Rubens : ils finissent par se copier eux-mêmes et par produire le schème de leur propre inventivité. Il faut alors se demander par quelle voie l’acte de la copie s’élargit pour trouver le moment original. A cet effet, une comparaison entre le contrefacteur, le faussaire et l’artiste imitateur sera utile. Un contrefacteur ne se propose rien de plus que de reproduire un objet à l’identique : aucun écart critique ne le hisse à la production d’un moment d’originalité. Le faussaire (on parle ici du faussaire en art) qui peint par exemple « un Rembrandt » ne peut en revanche faire l’économie de ce que Kant aurait appelé un jugement réfléchissant : il suppose, dans la série des tableaux peints par Rembrandt, des places vides qu’il remplit en s’inspirant d’un principe dégagé à partir des œuvres existantes. Son mensonge, logé dans un trou ou dans un écart, atteint une vérité de l’œuvre contrefaite. Or on sait que Kant fait du jugement réfléchissant la clé du jugement esthétique. Nous trouvons alors, en poussant l’opération jusqu’à son terme, le moment créatif où l’auteur, à l’école des maîtres qu’il copie, passé par toutes les étapes du jugement réfléchissant, aboutit à un principe actif qui, impossible à formuler, opère cependant comme principe de ses productions. On retrouve ici la définition que Kant donne du génie, disposition de l’esprit par laquelle la nature donne à l’art ses règles, moment où l’artiste agit comme s’il obéissait à une règle qu’on ne peut pourtant pas formuler sous peine de le voir se transformer en technicien. Le génie est « force de la nature », mais ajouterons-nous, il le devient « à force » de se régler sur une nature qui lui est d’abord extérieure.

Ce détour permet de caractériser la voie de la désaliénation au sein même de l’acte en apparence le plus asservi. Nous en retiendrons, afin de poursuivre notre réflexion, deux jalons principaux : l’idée de « moment vrai » paradoxalement atteint sous la condition du mensonge et de la fausseté, et celle d’un « schème productif » qui apparente l’artiste à une sorte de nature naturante. Le premier de ces jalons philosophiques va permettre de comprendre en quoi l’imitation dans l’art peut être une forme de liberté sur le modèle de la liberté produite par la connaissance de l’idée vraie : c’est ainsi que procède la célèbre doctrine classique de « l’imitation de la nature ». Le second nous amènera à réfléchir sur la notion plus large d’une imitation comme reprise ou re-création d’une force de production, imitation d’un geste par lequel quelque chose accède à l’existence : alors le concept d’imitation prend une dimension ontologique qui se déploie particulièrement dans l’art contemporain. 

 

La théorie classique de l’imitation de la nature

C’est l’âge classique qui, en reprenant les chapitres initiaux de La Poétique d’Aristote, élève l’imitation au niveau d’un principe esthétique. Or imiter ne consiste pas à reproduire ce qui s’offre immédiatement à l’observation, mais à rechercher une sorte d’essence dont le donné observable ne fournit que la forme particulière et anecdotique. En cela, les classiques s’inspirent d’abord et principalement du chapitre 9 de l’ouvrage d’Aristote, où est énoncée l’opposition entre d’une part l’histoire (nous dirions aujourd’hui plus volontiers la chronique) qui s’attache au réel particulier (« ce qui a été ») sans lui donner la profondeur de « ce qui aurait pu être », qui ne prend donc aucune distance critique avec les choses mais les présente telles qu’elles sont, et d’autre part la poésie, « plus noble, plus philosophique » et plus instructive parce qu’elle cherche à atteindre un niveau de généralité que le réel n’offre pas et parce qu’elle n’est possible que dans la perspective de la contingence des choses (« ce qui aurait pu être »). Ainsi le poète n’imite pas ce qui est mais élargit ses vues pour s’interroger sur les possibles : cette opération d’élargissement s’effectue par la fiction. Loin de s’aliéner dans l’immédiateté de la diversité sensible, l’artiste s’élève au-dessus d’elle et recrée un objet plus beau parce que plus exemplaire.

Pour être plus précis, ce principe une fois repris par les classiques s’articule à la nature qu’il s’agit d’imiter. Or en examinant son fonctionnement, on voit qu’il s’agit moins de se conformer à une nature en tant que donné immédiat que de remonter à une nature profonde qui ne s’offre pas à l’observation directe. La nature objet d’imitation de l’âge classique est plus proche de la nature de la science moderne que d’un donné particulier sans principe et sans éclat. Pour expliquer ce point, l’abbé Batteux donne l’exemple des personnages de Molière : son Misanthrope n’est en aucun cas le portrait fidèle d’un misanthrope réel qui pourrait se rencontrer. C’est au contraire un composé de « traits » choisis qui, bien que n’existant pas dans la réalité, est plus vrai, plus coloré, plus vigoureux que tout ce que le réel peut contenir : la « belle nature » n’est pas nécessairement une nature d’agrément, c’est une nature ramenée à son principe et affranchie des obstacles qui l’affadissent et la rendent ordinaire. On retrouve ici une idée qui relie art et connaissance : la construction de l’artifice nous instruit plus sur la constitution de la nature que la soumission servile à celle-ci. L’objet esthétique fictif a ceci de commun avec le dispositif scientifique qu’il en concentre les mécanismes ? mais en outre il les fait voir et les rend sensibles, c’est un « extrait » de nature, qui par son « rendu » la ramène à elle-même et lui redonne l’éclat que le réel ordinaire avait terni. C’est ainsi que l’alcool a plus de goût que le fruit dont il est tiré, et que le vers hausse la prose à son moment le plus aigu. C’est ainsi que les personnages du théâtre tragique osent vivre ce que nous n’osons même pas nous avouer. Les choses redeviennent ce qu’elles sont. On rencontre alors un paradoxe qui n’est autre que celui de la connaissance elle-même : la fiction, forme de mensonge, est un moment qui permet de saisir le vrai.

Rien de moins aliéné que cette forme d’imitation. Non seulement l’artiste s’y affranchit de la surface des choses pour atteindre leur « vérité » en les décapant, non seulement le spectateur, en éprouvant le plaisir du vrai, le plaisir d’identifier dont parlait déjà Aristote au chapitre 4 de La Poétique, « reconnaît la nature » (Boileau) et jouit de cette liberté philosophique que donne la puissance de la connaissance, mais on peut dire encore que la « nature » elle-même y est libérée de sa propre apparence et que, « réduite à ses principes », elle apparaît dans tout son éclat.

Une réflexion plus poussée conduit en outre à s’interroger sur la nature même de cet objet produit par l’art et sur celle du geste producteur qui lui donne naissance. En effet, à y bien réfléchir, on a ici un paradoxe supplémentaire. Car l’objet imité ne préexiste pas à l’acte qui exhibe son imitation. Molière imitant le Misanthrope n’imite aucun homme réel préalable qui lui servirait de modèle : c’est au contraire son personnage qui en imitant tout misanthrope possible, invente l’original dont Alceste est la présentation sensible ! D’ailleurs, comme le remarque Arthur Danto dans La Transfiguration du banal, Aristote ne dit nulle part que l’imitation doive imiter un objet qui lui préexiste. 

 

L’invention de l’original par hyper-mimésis : l’imitation de la nature naturante

Avec l’artiste produisant l’original dont son œuvre est la « copie » et l’unique exemplaire, un degré de plus s’offre à notre réflexion. L’imitation alors, plus que celle d’un objet ou d’un donné, serait celle d’une activité productrice. Et que l’art soit pris ou non dans la problématique de la représentation ou de la figuration, il effectue toujours ce geste démesurément ambitieux et inouï qui consiste à faire exister quelque chose, non pas en vue d’autre chose (comme ferait l’artisan ou le technicien) mais « gratuitement » pour que cette chose existe : c’est l’une des thèses, notamment, que développe Etienne Gilson dans Peinture et réalité. On pourrait ici pousser les choses encore plus loin, et entendre aussi par là que ce qui est imité n’est pas seulement et pas nécessairement un objet (la nature naturée) mais une activité, une modalité de production. A la différence du technicien ou de l’artisan qui complètent la nature, l’artiste imite la nature naturante elle-même, il supplée à la nature et se conduit comme s’il était une force naturelle. La musique par exemple nous fait toujours entendre les sons en tant qu’ils sont « inouïs ». C’est comme intériorité que l’artiste façonne et recrée l’extériorité, laquelle porte alors son empreinte et lui ressemble : il faut donc plutôt inverser les choses et dire que c’est la chose qui imite son producteur.

Dans sa célèbre analyse de la peinture hollandaise (Esthétique II, III, chap. 3), Hegel montre comment, en peignant des natures mortes et des scènes de la vie domestique, les Hollandais ont su faire du quotidien un objet grand et héroïque, mais surtout comment ces toiles, issues d’une méditation sur l’apparence, l’ont élevée en essence, et comment s’y trame « la recréation subjective » de ce que l’extériorité a de plus fugitif. Le regard n’y est pas confronté à la présence inerte de la chose, mais à travers l’éphémère, la fugacité d’une lueur, il perçoit que seul un esprit peut émouvoir un autre esprit. L’extériorité qui s’offre alors au regard, passée par le moment réflexif, n’est autre que la forme sensible de l’intériorité : le tableau imite en réalité la subjectivité dont il anime le regard, et réciproquement seul le regard d’une véritable subjectivité peut voir le tableau et élever le sensible à son point d’autonomie réflexive et faire de l’apparence un moment essentiel. L’imitation d’un plat d’huîtres se retourne alors en une véritable « transmutation métaphysique » par laquelle la pensée s’imite elle-même. Sans ce devenir-autre (aliénation) dans l’extériorité, elle ne pourrait pas vraiment se saisir comme intériorité.

La leçon de la peinture hollandaise, pourtant fixée à une époque déterminée, se répand sur l’ensemble du geste esthétique. L’art moderne et contemporain, pourtant très éloigné de toute idée d’imitation prise au sens ordinaire du terme, peut à certains égards être caractérisé comme une hyper-mimésis, étudiée notamment par Gérard Wajcman dans L’Objet du siècle. Hanté par un mouvement de purification qui lui fait reléguer comme accessoire tout ce qui relève de la technique et de la superficialité d’un savoir-faire aliéné dans sa propre virtuosité, l’art du XXe siècle s’attache à bannir tout ce qui respire la façon, la manière : Duchamp congédie de la peinture « l’odeur de térébenthine ». A trop « faire peinture », à trop « faire musique », à trop « faire théâtre » on oublie en effet l’essence de la peinture, de la musique, du théâtre. Et si l’art moderne s’attache à « ce qui ne ressemble à rien », c’est bien parce que son intérêt n’est pas de figurer les choses, mais de rendre visible ce qui rend possible le visible, de rendre audible ce qui rend possible l’audible. Tel est en effet le Carré noir de Malévitch qui met sous nos yeux la simple découpe de ce qui constitue tout tableau possible et qui, en noir et blanc, épelle l’alphabet élémentaire de « ce qui se voit ». Tels sont les « monuments invisibles » de Jochen Gerz qui renvoient au spectateur médusé le message de l’effacement : « on n’a rien vu, on n’était pas là » disaient les gens après la découverte des camps de concentration ? et le monument répond « moi non plus, je ne suis pas là, il n’y a rien à voir ». Congédiant la ressemblance extérieure, cet art convoque la ressemblance fondamentale d’un geste et se présente comme une imitation de la pensée.

L’idée d’imitation est polysémique et on peut en parcourir différents sens en passant d’une hétéronomie à une autonomie. Si l’imitation comme réglage superficiel sur l’extérieur peut correspondre à une perte de soi, en revanche, pourvu qu’on le prenne au sérieux, le moment d’extériorité peut être compris comme un parcours ou plutôt une épreuve permettant de se constituer comme intériorité en se donnant une règle, en s’interrogeant sur la vérité même des choses, enfin en se constituant comme force autonome et en donnant à la pensée la forme sensible sans laquelle elle ne pourrait sans doute pas se saisir elle-même.

© Catherine Kintzler, 2010

La danse, art du corps engagé et la question de son autonomie

L’histoire relativement récente de la danse moderne et contemporaine peut être présentée comme un mouvement d’émancipation de la danse qui la sort du statut d’art subordonné auquel elle fut longtemps assujettie. On pourrait caractériser ce mouvement comme une histoire du rapport de l’intériorité du corps à lui-même : celle de l’avènement d’un corps réflexif. On s’attache ici à en examiner quelques figures et à montrer que leur interprétation philosophique, à deux belles exceptions près, débouche sur des paradoxes.

 

1 – Le paradoxe de Cahusac

Dans son Traité historique de la danse1  et ses articles pour l’Encyclopédie, Louis de Cahusac expose un paradoxe qui hante la danse et dans lequel, contrairement aux apparences, elle semble toujours prise à tel point qu’on peut se demander s’il est constitutif.

Ce paradoxe est celui d’un art subordonné, mis sous tutelle, en l’occurrence la tutelle du théâtre et de la musique. La question de l’autonomie de la danse se pose de façon particulièrement virulente dans l’opéra français de l’âge classique. En effet, la danse y figure de façon obligatoire – on ne conçoit pas un opéra sans danse – , et le problème est de montrer que cette obligation est aussi une nécessité. La danse n’intervient pas dans l’opéra uniquement parce que le public l’exige, ce n’est pas un pur divertissement superflu: elle contribue de façon substantielle à l’action théâtrale de sorte qu’on ne pourrait pas la retrancher sans dommage pour la conduite de l’ouvrage. Ainsi la danse conquiert une place majeure dans l’opéra et grâce à lui, mais le paradoxe est que cette conquête s’effectue sous la tutelle du théâtre. L’une des thèses de Cahusac est que l’invention de la tragédie lyrique par Quinault et Lully a paradoxalement révélé la danse à elle-même : elle fait voir la puissance de la danse, elle montre de quoi la danse est capable. Je ne reviendrai pas sur le détail de l’argumentation2 , mais je rappellerai que l’un des points forts, au-delà de la participation de la danse à l’action dramatique elle-même, est la présence du merveilleux dans cet opéra. La danse ne se contente pas de contribuer à l’action, elle donne un corps sensible au merveilleux (ce que fait aussi la musique) et elle fait évoluer les corps dans un merveilleux de représentation auquel elle donne un monde physique avec un haut et un bas, des appuis, une gravité.

En d’autres termes, l’art chorégraphique ne se trouve vraiment qu’en effectuant une sortie, un « hors de soi » : c’est le détour par une forme de théâtre qui le révèle sans pour autant le libérer puisque cette révélation reste sous la condition de son assujettissement. J’emploie ici à dessein l’expression « art chorégraphique », entendant par là l’effectuation réelle de la danse sous la forme d’une œuvre destinée à être vue par d’autres que les danseurs. Nous sommes, aujourd’hui, immédiatement tentés de dissocier « la danse » et la notion de cet art chorégraphique, précisément pour indiquer le chemin parcouru par la danse et pour dire que la conquête de son autonomie a fini par s’accomplir, laissant loin derrière elle le moment où lelle restait tributaire d’une narration, d’une dramatisation et du rôle symbolique ou expressif qui, en la fixant au théâtre, l’éloignait d’elle-même.

Ainsi, l’histoire de la danse moderne et contemporaine délivre la danse, la rend à elle-même et mettrait le paradoxe de Cahusac à une distance préhistorique… Je voudrais examiner d’abord ce grand mouvement d’émancipation qu’a déployé la danse durant tout le siècle dernier, et essayer de le traduire en termes philosophiques : celui de l’avènement d’un corps réflexif et celui de cet avènement comme temps second, comme re-naissance et secondarité.

C’est en réfléchissant sur cette secondarité que je m’interrogerai sur la manière dont la philosophie classique et contemporaine s’en empare. Ce parcours nous fera rencontrer la phénoménologie de la fin du XXe siècle, mais il ne sera pas inutile de rappeler la réticence de Hegel à traiter la question de la danse, alors même que son Esthétique semble particulièrement adéquate pour le faire. Je reviendrai alors au paradoxe de Cahusac en le réinterprétant, avec un détour que je considère comme essentiel par des philosophes qui ont consacré un développement spécifique à la danse comme œuvre chorégraphique et comme effectuation seconde et auxquels, peut-être pour cette raison, on ne s’intéresse que peu lorsqu’il s’agit de penser la danse : Alain et Etienne Gilson. 

 

2 – L’autonomie enfin conquise. L’âme du corps.

L’histoire relativement récente de la danse moderne et contemporaine se présente comme un mouvement remarquable d’émancipation de la danse qui semble-t-il la place hors de portée du paradoxe de Cahusac dont on vient de faire état. Loin de vouloir retracer les étapes et les figures de cette émancipation, je me contenterai d’en donner quelques exemples et d’en proposer une lecture philosophique sommaire. On pourrait la caractériser globalement comme l’histoire du rapport de l’intériorité du corps à lui-même : celle de l’avènement d’un corps réflexif.

En libérant le geste du symbole, de la narration, de la dramatisation, de l’analogie et même de la musicalisation, la danse moderne et contemporaine, dès les premières années du XXe siècle, opère une profonde modification qui rend le corps à lui-même et l’affranchit d’un rapport extérieur à ce qui n’est pas lui. L’effet décrit, quelle que soit la technique (ou l’absence de technique), quelle que soit la tendance esthétique, est celui d’un corps radicalisé par une sorte de réforme. J’emploie « radicalisé » au sens strict : à la fois souligné, rehaussé, et ramené à un en-deçà de sa présentation ordinaire – un corps débarrassé de ses oripeaux gestuels ordinaires, y compris de ceux qu’ont déposés à sa surface les techniques traditionnelles de la danse. C’est pourquoi le paradigme de la nudité revient si souvent s’agissant de la danse du XXe siècle.

Dans sa Poétique de la danse contemporaine, Laurence Louppe propose plusieurs formules cernant cette remontée vers un corps enfin dénudé, et comme réapparu à lui-même. Elle souligne à maintes reprises que ce reflux peut aussi se dire en termes d’autosuffisance :

« Le danseur ne dispose de rien d’extérieur ou de supplémentaire à la maîtrise de soi. Il ne modifie rien, ne capture rien sur les objets du monde, même s’il entre avec eux en relation. La danse moderne sera cet art essentiellement et volontairement démuni. » (Bruxelles : Contredanse, p. 44 édition de 2004).

Elle écrivait déjà dans l’Avant-propos à l’ouvrage Que dit le corps ?3 :

« A l’origine de la danse contemporaine dès la fin du XIXe siècle, il y a l’idée que le corps n’est pas seulement un objet de savoir, mais qu’il pourrait devenir le sujet de sa propre instrumentation cognitive. [….] Je dirais qu’au départ la révolution de la danse contemporaine n’a pas été d’instaurer un nouvel art chorégraphique, mais un corps comme lieu d’expérience et lieu de savoir. Cette révolution permit d’affirmer que le corps peut développer sa propre énonciation par rapport à lui-même et par rapport au monde. »

Méditées et écrites avec soin, ces formulations sont philosophiquement fortes. Le corps de la danse y apparaît (ou plutôt y réapparaît) comme une autosuffisance de nature spéculative : n’ayant affaire qu’à lui-même, son action se pense comme autoaffection sur le mode de la réflexivité. Le corps de la danse contemporaine est un surcorps, ou un hypercorps « capable de développer sa propre énonciation » et cette énonciation n’a pas d’autre objet que lui-même.

Pour parvenir à ce degré de réflexivité, le parcours est celui d’un « dénuement », une opération de déblaiement qui ôte les obstacles par opposition à l’opération traditionnelle de la danse qui semble plutôt accabler le corps de techniques supplémentaires, sans parler du fardeau extérieur dont le chargeaient la musique et le théâtre.

Dans ce périple, la danse moderne et contemporaine ne contredit pas vraiment la danse qui la précède : elle en révèle le moment vrai, elle révèle que toute danse a toujours voulu réinventer le corps et lui rendre son dû, que toute danse a toujours visé le moment vrai du corps dissimulé par les couches successives de « techniques du corps » qui sont à notre corps ce que le préjugé est à notre entendement.

Dans un article intitulé « Sensation, analyse et intuition: les techniques de conscience du corps »4 , Benoît Lesage décrit sous le terme de « techniques de conscience du corps » l’opposé de ce que Marcel Mauss a caractérisé comme les techniques du corps au sens sociologique. Les techniques de conscience du corps pratiquées par les pionniers de la danse moderne et par leurs successeurs visent à une réappropriation du corps par lui-même, laquelle passe non pas par l’acquisition d’une maîtrise gestuelle, mais d’abord par un nettoyage qui renvoie le corps à un état antérieur, non perturbé par le geste acquis. Il n’est question, quelle que soit la technique envisagée, que de « supprimer des schémas aberrants », de « réveiller » un moment enfoui en le « conscientisant ».

Ce mouvement de renaissance du corps à lui-même consiste bien à débarrasser la danse de tout ce qui l’entravait. La notion même de geste, comme forme a priori qui s’échappe vers une finalité extérieure, est mise en question, ainsi que l’expose Isabelle Launay dans un article intitulé « La danse entre geste et mouvement »5  où elle examine notamment la démarche de Merce Cunningham comme une radicalisation qui, à la recherche d’un corps pur et initial, tente aussi d’évacuer toute subjectivité et parvient à une sorte de « logique formelle » sans auteur ni sujet, dépolarisée de l’adresse au spectateur :

« Cunningham recherche une forme de mouvement pur : ‘J’aime les mouvements purs, complètement clairs, et je tente toujours d’amener la danse vers le plus haut degré de ce que je considère comme la pureté. Poignets, coudes, épaules, tout doit n’être qu’un. Le geste comme mouvement particulier d’une partie du corps est ici refusé ; le mouvement est toujours du corps entier. Le danseur doit s’efforcer de suivre la logique interne du mouvement sans y introduire d’intention. La danse n’est donc pas ‘dirigée vers le spectateur ni faite pour lui. Elle lui est simplement présentée en vue d’affiner sa perception’. Cunningham utilise pourtant nombre de gestes quotidiens mais ils sont déconnectés de leur sens et de leur finalité ; ils sont tous mis sur le même plan logique du mouvement. Le geste n’existe plus, il est fondu dans le mouvement. »

Une comparaison avec l’histoire de l’art moderne et contemporain s’impose alors comme l’histoire de la quête de leur moment constituant et initial. Quête qui passe d’abord par une sorte de surabondance d’appareillages, puis qui reflue vers la raréfaction et le dénuement : alors que l’art classique s’empare, l’art moderne et contemporain se désempare, mais l’objet de la quête est comparable. 

Pour entendre les sons en tant qu’ils se constituent en musique, il était nécessaire d’abord de produire des sons inouïs tels que les émettent les instruments de musique traditionnels : solution universellement répandue, comparable à la figuration en peinture qui ne se donne pas comme réplique du réel mais comme sa représentation. Ensuite, une fois ces systèmes installés et émoussés, privés de leur tranchant réformateur et troublant, il fallut en malmener l’évidence, en s’écartant par exemple des marches harmoniques admises, en récusant le système des couleurs comme le firent les Fauves, en « touchant au vers ». Enfin, après avoir parcouru le champ en rupture avec l’évidence des systèmes ordinairement et universellement admis, il restait, pour la musique, à se tourner vers l’univers délaissé du bruit, et à le reconstituer en l’absorbant dans le monde musical. Il restait, pour la peinture, à se tourner vers l’abolition de toute technique, de tout « métier » de tout ce qui, selon Duchamp, « sent la térébenthine », et à exhiber, d’une part l’élémentarité des formes atomiques du visible (ligne droite, monochrome), d’autre part à inventer le ready-made, qui donne à voir ce qu’il y a à voir et vers les sérigraphies, qui nous mettent devant la nullité de notre vision. Après avoir parlé en alexandrins, après avoir dit au fruit doré « mais tu n’es qu’une poire », après avoir disloqué le vers, il restait, pour la littérature – mais n’est-ce pas ce qu’elle a toujours fait ? – à absorber la langue quotidienne, à récuser la linéarité du récit, à récuser tout récit.

Revenons à la danse. Après avoir organisé le mouvement militaire et celui des rassemblements festifs et religieux en formes fixes, après avoir découvert la danse en action comme art de théâtre et d’imitation, après avoir codifié les genres et les pas, avoir numéroté les positions, après avoir installé le danseur dans un tranquille, quoique pénible, exercice à la barre, après l’avoir abrité sous le bouclier de la technique, après l’en avoir libéré, après l’avoir exposé aux ruptures et aux dislocations, après avoir congédié le théâtre et réduit la musique à un état auxiliaire, il restait à la danse à se retrouver comme art de la maladresse, à se tourner vers mouvement quotidien, et finalement, pourquoi pas, ou plutôt inévitablement – le corps étant passé par tous ses états – , à ne plus danser et à se dessaisir complètement…

On ne peut que rester admiratif devant ce parcours de dénuement, cette espèce de passion où la danse se défait de ses oripeaux, renonce à ses strass et à ses virtuosités, se réforme pour se retrouver elle-même et faire du corps à la fois l’agent et l’objet « de sa propre énonciation ». Il a même quelque chose de comique, au sens émerveillé qu’exhibe le clown auguste entrant dans l’arène et redécouvrant le monde comme étrange, redécouverte que nous trouvons drôle précisément parce que nous n’osons pas l’effectuer nous-mêmes. C’est ce qui explique peut-être que la danse contemporaine se tourne parfois, pour cette purgation, vers la caricature, le grossissement du trait ayant la même vertu que son abolition- voir Pina Bausch. C’est aussi peut-être ce qui explique que le spectateur sort de la salle avec un sentiment de trouble : et si mon corps, une fois dépouillé de ce qui n’est pas lui, n’avait pas d’âme ? Mais c’est aussi un itinéraire de déréliction qui se solde bien souvent par une raréfaction et une désertification…

 

3 – Le modèle phénoménologique

Cette émergence d’un corps réflexif agent-objet de la danse est déjà en elle-même un objet philosophique. Il n’est donc pas étonnant que le discours philosophique s’en soit emparé tout particulièrement à la fin du XXe siècle et aujourd’hui. Mon propos n’est pas de passer en revue tous les modèles philosophiques actuellement en vigueur, mais d’en examiner d’abord un qui semble prédominant et de m’interroger sur son apparente adéquation avec l’idée d’un corps réflexif. M’inspirant d’une thèse développée par Frédéric Pouillaude6 , je me demanderai si cette adéquation, s’accomplissant au profit du « danser » ne perd pas de ce fait la danse comme objet chorégraphique – ou encore comme œuvre, ou encore, pour recourir aux mots tabous, comme l’un des beaux-arts. J’évoquerai alors d’autres positions philosophiques.

On ne peut évoquer ces positions philosophiques sans citer d’abord l’ouvrage de Véronique Fabbri Danse et philosophie. Une pensée en construction (Paris : L’Harmattan, 2007). Le modèle qu’elle propose, tourné vers une poétique du langage comme construction non systématique, s’intéresse surtout à l’articulation des forces et fait de l’acte un concept central, s’inspirant, au-delà d’Aristote, de Deleuze : en allant vite, on pourrait dire qu’il s’agit d’une philosophie de la danse comme dynamique. V. Fabbri s’interroge plus sur une question horizontale tendant à dégager des appareillages communs entre danse et philosophie que sur la question classique de genèse philosophique qui m’intéresse ici.

C’est tout naturellement, pourrait-on dire, du côté de la phénoménologie de langue française qu’on trouve sans doute l’intérêt le plus fort et l’outillage le plus approprié pour la question de la réflexivité sensible, ce moment critique où le corps s’élève à sa propre dimension spéculative. Il est évident que la réflexion de Merleau-Ponty sur la chair et le toucher, sur la dualité indissociable du « senti-sentant » ne pouvait que convenir à un tel objet et s’offre de manière quasi inévitable à qui veut méditer sur le dénuement et la renaissance dont j’ai parlé.

Dans ce dispositif, le grand article de Renaud Barbaras « Sentir et faire. La phénoménologie et l’unité de l’esthétique » publié en 19987 est un des textes les plus intéressants, non seulement parce qu’il s’inscrit dans la perspective phénoménologique issue de Merleau-Ponty et qu’il propose des vues profondes et pertinentes sur la danse, mais aussi et surtout parce qu’il prolonge cette perspective en la critiquant, précisément parce qu’il réfléchit sur la danse. R. Barbaras rappelle en quoi la phénoménologie s’attache à « traiter la manière d’apparaître des choses comme un problème autonome », ce qui la place de manière incontestablement favorable pour réfléchir sur l’opération esthétique, laquelle suppose une désindicialisation et une ré-intensification du moment perceptif que Valéry avait déjà développées et pour lesquelles il propose l’heureuse formule : « s’attarder dans la perception »8 , désignant par là un processus par lequel la sensation finit par se nourrir d’elle-même. 

Or c’est justement sur une relecture et une méditation de Valéry que R. Barbaras commence par fonder la critique qu’il adresse à Merleau-Ponty. Il lui reproche de ne pas être resté suffisamment au plus près du « profond entrelacement entre la vie perceptive et l’activité créatrice de l’art », d’avoir court-circuité le moment spécifiquement sensible pour décrire l’opération esthétique comme dévoilement d’un sens : l’élément sensible n’est pas suffisamment mis en avant, ou il ne l’est que comme un moyen de décrire l’unité de sens entre perception et activité artistique. En reprenant les textes de Valéry, R. Barbaras s’attache à refonder cette unité dans un « sentir » et avance la thèse d’une articulation fondamentale entre l’expérience du « sentir » et l’expérience esthétique. Le sentir contient en lui-même le principe d’articulation avec la production artistique, par une vertu productrice propre à la sensibilité. Cela suppose qu’on comprenne, à la suite de Erwin Straus, le sentir comme désir, comme activité, comme relation à un manque, comme production spontanée d’une forme dans l’épreuve originaire d’un contenu. Le sentir induit spontanément son propre dépassement dans un agir,

« […] agir originel qui rend compte à la fois de la forme même de l’apparaissant et de la prolifération des formes créées, des productions spontanées au sein du sensible et de la création artistique. »

L’opération esthétique, et particulièrement la production artistique, relèverait donc de l’amplification d’un mouvement déjà inscrit dans l’expérience perceptive, un mouvement constitutif de la sensibilité dont l’art est à la fois le prolongement et l’apothéose autonome.

Cette thèse continuiste aboutit à faire de la danse un art pilote, le paradigme dans lequel « se lit pour nous l’essence de l’art » :

« Il nous semble en effet qu’il faut conférer à la danse le rôle que Merleau-Ponty attibuait à la peinture. […] La danse se situe ainsi à l’articulation des créations spontanées de la sensibilité et de la création artistique et elle en révèle par là même la continuité. La danse précède l’acte chorégraphique. […] comme la peinture pour Merleau-Ponty, elle permet une réduction phénoménologique de l’art en ce qu’elle en dévoile le mode d’exister constitutif. » (p. 39)

Cette position est certes au cœur de la question d’une genèse philosophique ; elle pense la danse sur le modèle d’une remontée, et en cela elle s’accorde avec l’histoire de la danse moderne et contemporaine que j’ai évoquée plus haut. Mais elle le fait sur un mode continuiste qui unit le second temps (l’acte chorégraphique) au premier (la danse) et qui l’y réfère par la voie de la réduction, de l’essentialisation, dans une temporalité philosophique réordonnée.

Dès lors non seulement le second temps est ontologiquement et phénoménologiquement dévalué, mais la réduction fait l’impasse sur l’idée de réforme et de rupture, pourtant fortement présentes dans toutes les descriptions de l’expérience de la danse en acte, c’est-à-dire des actes chorégraphiques. On parvient ainsi à une sorte de danse essentielle, et comme le dit F. Pouillaude, à un « danser » qui irrigue l’acte chorégraphique réel. Mais en l’irriguant, il s’extrait de ce qui est proposé réellement à des spectateurs invités à partager l’avènement d’un corps critique dans une effectuation qui rompt avec leur expérience ordinaire tout en s’y référant de manière tourmentée. Et malgré la multiplication des formules évoquant la création artistique, on est en droit de se demander si ce « danser », une fois réduit à son essence, en faisant surgir un corps spéculatif, ne s’offre pas comme un objet spéculaire et non plus comme une œuvre c’est-à-dire comme un objet (chose ou événement) qui vient s’ajouter aux autres objets du monde – ce que fait tout art – ajout que l’artiste effectue pour un motif ontologique, absolu : le seul motif étant qu’il faut que cette chose existe, et qu’elle existe pour d’autres que lui.

L’idée selon laquelle le moment second, celui de la rupture, de la réforme, non seulement conduit au premier, mais encore le constitue et ne s’en retire pas une fois révélé, est reléguée à un statut non-substantiel.

On pourrait peut-être alors se tourner vers un modèle bachelardien9. Non pas le Bachelard de la poétique, mais celui d’une épistémologie de la réforme dans laquelle la levée des obstacles constitue le moment fécond de la connaissance, pourvu qu’on ne pense pas cette levée comme un accomplissement mais comme un acte à réeffectuer sans cesse. On ne comprend que quand on comprend pourquoi on n’avait pas compris : de même on ne danse que quand on effectue réellement, comme un parcours d’obstacles constituant qui ne peut jamais être économisé, le désemparement du corps – cela pourrait expliquer pourquoi le spectateur sort du spectacle chorégraphique avec des courbatures. Le corps n’atteint pas un état réflexif enfin révélé : il se constitue problématiquement dans ce parcours, de même que l’esprit scientifique n’est pas une substance, mais un effort constamment réitéré pour lever les obstacles, lesquels doivent toujours être ressuscités parce que c’est l’opération de leur levée qui est réformatrice, et non son résultat.

Cette perspective bachelardienne conduirait en outre à des développements moraux – ceux de la formation par la réforme – étrangers à la perspective phénoménologique mais pourtant réellement présents dans l’expérience esthétique. Enfin, en réhabilitant le moment chorégraphique réel, celui de l’œuvre en constitution comme objet du monde, elle nous ramène au paradoxe de Cahusac.

 

4 – Les systèmes des beaux-arts et le parti-pris cosmologique

Art du corps engagé et objet inouï ajouté au monde : le parti-pris cosmologique

Mais plutôt que de me lancer dans une problématique à construire, je me tournerai à présent vers d’autres modèles philosophiques existants qui mettent l’accent sur la danse comme art du corps engagé dans la production d’objets inouïs proposés publiquement. Production d’objets inouïs – c’est la problématique des beaux-arts. Dans la perspective des beaux-arts, les arts ajoutent tous quelque(s) chose(s) à la nature, mais seuls les beaux-arts le font par nature et comme s’ils étaient une force de la nature, parce que ces choses doivent exister, ils le font donc en suppléant à la nature et non seulement en la complétant : ils se pensent à la fois comme une quasi et comme une contre-nature. Les beaux-arts sont inclus dans la nature mais il se conduisent comme une sorte de nature : il sont une seconde nature. Je rappellerai juste la remarque de Batteux au début de ses Beaux-Arts réduits à un même principe, par laquelle il situe les beaux-arts dans l’ensemble des arts :

« Ce sont eux [les arts] qui ont bâti les villes, qui ont rallié les hommes dispersés, qui les ont polis, adoucis, rendus capables de société. Destinés les uns à nous servir, les autres à nous charmer, quelques-uns à faire l’un et l’ autre ensemble, ils sont devenus en quelque sorte pour nous un second ordre d’ élémens, dont la nature avoit réservé la création à notre industrie. »10

Comment les beaux-arts, dans cette perspective très classique, s’emparent-ils d’un corps engagé à la fois comme objet et comme agent de l’opération esthétique ? Le peuvent-ils ? La danse ne leur pose-t-elle pas problème par cette réflexivité qui tend à faire refluer le corps sur lui-même ? Je ne poursuivrai pas la lecture de Batteux, qui donne à la danse une place majeure – mais il le fait sous l’autorité du paradoxe de Cahusac et on sent bien qu’il est question à ses yeux de la danse de théâtre ; je poserai la question plus généralement.

Les systèmes des beaux-arts, inspirés d’une problématique classique elle-même puisée dans la Poétique d’Aristote, ont ceci de réconfortant qu’ils ne se posent pas a priori la question de savoir ce qu’est l’art – car tout le monde le sait : ils prennent l’existence des œuvres comme quasi-naturelle, comme Aristote l’a fait pour la poésie dramatique, et s’interrogent sur les effets et les conditions de possibilité de cette existence, lesquels sont, dans cette perspective, indissociables de l’étude morphologique des œuvres. C’est dire que pour eux la phénoménalité des œuvres est indissociable de leur ontologie et que cette liaison s’exhibe sur un mode cosmologique. Les œuvres existent, elles existent dans des formes déterminées, et cette morphologie se laisse étudier comme un système de choses sensibles11, autrement dit comme un monde proposé à la perception commune et accessible par elle. Voilà encore un point où l’on retrouve le paradoxe de Cahusac, lequel légitimait la danse parce qu’elle donnait corps au monde merveilleux de rigueur à l’opéra français. Or ce monde merveilleux était tenu de se présenter avec une certaine tenue, c’est-à-dire comme un monde consistant.

Le parti-pris réaliste et cosmologique que je viens de rappeler permet de trancher sur le statut des œuvres. En effet, la désindicialisation et la réopacification du sensible, si elles sont nécessaires pour qu’il y ait acte esthétique, ne sont pas suffisantes. Car si elles l’étaient, on n’aurait pas de moyen de différencier art et folie, ou plus modestement il serait difficile de faire la différence entre une œuvre d’art et, par exemple, un symptôme hystérique, une hallucination ou même un rêve. Le symptôme en effet prélève un moment sensible, l’extrait de la chaîne des phénomènes dans laquelle il est ordinairement pris, l’accentue et l’isole, lui faisant dire quelque chose que tout le monde ignore, à commencer par son auteur. Mais il ne fait pas monde, d’abord parce qu’il est par définition lacunaire et que surtout il ne vaut que pour celui qui en est à la fois la source et l’objet : la description que je viens de faire n’est pas très loin de celle du corps dansant ou du « danser » en termes isolationnistes…

Alain insiste fortement sur cette différence : un fou n’est pas un artiste ; il n’a pas cette exigence de l’œuvre réelle et achevée parmi les choses, parce que le moment artistique consiste à sortir de l’imaginaire et à se régler sur ce que l’on fait. La tendance cosmologique de l’art est ontologique par elle-même. C’est ainsi que l’on peut comprendre que l’art se voue à la puissance de l’objet et que l’œuvre d’art se présente comme un objet « capable de terminer les divagations »12.

Or Valéry, dans sa réflexion sur la danse, insiste également sur ce point: l’opération poétique (esthétique), outre la désindicialisation et la réopacification du sensible, produit toujours une « sensation d’univers ». Dans son analyse, la danse apparaît comme un « système d’actes qui ne vont nulle part » et cette constitution cosmologique est partageable, elle implique la formation d’un public. 

Le temps second et le paradoxe de Hegel

Si l’on reprend les termes que j’ai suggérés plus haut, c’est bien le temps second, celui de la réalisation inscrite dans le monde et formant elle-même un monde en relation avec d’autres objets seconds, qui est décisif. La nature de l’art est une seconde nature : elle ne se saisit qu’en se faisant, et par son existence effectuée.

A dire ainsi les choses, on ne peut éviter la référence à Hegel, penseur de la secondarité comme commencement philosophique : il a développé explicitement cette thèse dans ses Principes de la philosophie du droit, et elle irrigue constamment son Esthétique dont elle thématise l’immense et remarquable Introduction. L’art réalise, au sens strict et fort du terme, l’idée même de liberté et de vérité : mieux et plus fortement que la nature, il produit des objets sensibles sous régime de libéralité. L’art élève le sensible à son moment vrai et libre.

On pourrait donc s’attendre, dans cette Esthétique hegélienne, à un développement consistant consacré à la danse, et cela d’autant plus que Hegel ne néglige pas d’examiner le corps humain comme l’une des premières œuvres d’art. On se rappellera les pages célèbres où il compare et oppose le corps de l’animal – « pressentiment » – au corps humain qui respire et expire la pensée par tous ses pores et toutes ses émanations. On devrait s’attendre à ce que la moindre goutte de sueur répandue par le danseur, le moindre souffle qui s’échappe de sa poitrine soient hautement investis d’un statut libéral.

Or ce n’est pas seulement avec parcimonie que la danse est abordée par Hegel, c’est avec une condescendance qui la réduit à un statut auxiliaire où elle n’atteint même pas le degré d’autonomie accessible pourtant aux arts décoratifs. La raison principale tient à l’évidence d’un aspect du paradoxe de Cahusac, observable sur la scène du ballet et du théâtre. Dans le chapitre 3 de la 3e section de la IIIe partie de l’Esthétique (Epopée, poésie lyrique et drame), Hegel place la danse au même niveau que le merveilleux de théâtre, celui du « charme de l’exécution extérieure », précisément parce que c’est ce qu’il a sous les yeux, un spectacle décevant qui s’acharne à subordonner la danse à d’autres arts. La danse n’y existe que par une extériorité qui finit par recouvrir la révélation que Cahusac pouvait encore y déchiffrer. Parvenue à son point extrême d’extériorité, l’intériorité paradoxale qui la constitue n’est même plus décelable à ses propres yeux. Ainsi le paradoxe de Hegel, qui repose sur les mêmes attendus que le paradoxe de Cahusac, en inverse la conclusion. Mais il en est malgré tout une forme.

En ce point de la quête au sein des théories philosophiques, on est tenté d’esquisser une sorte d’aporie qui se traduit en une partition des modèles, laquelle pousse le paradoxe de Cahusac à ses extrémités.

Ou bien la conceptualisation philosophique s’intéresse à la réflexivité du sensible et au corps comme figure spéculative, mais au prix d’une négligence à l’égard de l’acte chorégraphique comme œuvre inscrite dans l’ensemble des beaux-arts et dans le monde : la danse reflue vers un acte essentiel, primaire, mais indéterminé même si c’est pour être élevée au statut de paradigme esthétique. Ou bien la conceptualisation prend au sérieux l’acte chorégraphique en l’incluant dans le cercle des beaux-arts, mais c’est au prix d’une subordination qui lui dénie le statut de « temps second décisif » de telle sorte que l’art chorégraphique tient sa disposition réflexive d’un art majeur extérieur en dehors duquel cette disposition n’apparaîtrait pas et qui ne la révèle pas toujours.

Tout se passe comme si la reconnaissance d’un corps réflexif ne pouvait se faire qu’au prix d’une forme d’évaporation de la matière chorégraphique seconde, ou comme si la reconnaissance de cette dernière ne pouvait se faire qu’au prix d’une dépréciation à la fois esthétique et ontologique.

 

5 – Alain et Etienne Gilson : « Aucun possible n’est beau, seul le réel est beau »

Dans cet ensemble décevant – mais qui, par un chiasme philosophique, témoigne de la force du paradoxe de Cahusac – , on peut repérer deux exceptions remarquables par l’ampleur et le soin philosophique qu’elles accordent à la danse comme réalisation chorégraphique, comme « objet du monde » et comme objet philosophique à la fois producteur et produit d’un corps réflexif. D’une part le Système des beaux-arts d’Alain, publié initialement en 1926 (Gallimard). D’autre part le traité de Etienne Gilson Matières et formes. Poïétiques particulières des arts majeurs publié en 1964 (Vrin) à la suite (1963) de son Introduction aux arts du beau, traité qui peut être inclus dans la lignée des systèmes des beaux-arts, même s’il n’en retient pas tous les principes. Pour être tout à fait juste, il conviendrait aussi de mentionner la Correspondance des arts de Etienne Souriau, publiée en 1947 (Flammarion), où la danse trouve sa place comme « art majeur », mais les développements de Souriau, quoique fortement tournés vers des préoccupations cosmologiques, sont plus généraux, moins spécifiques à la danse. Je m’intéresserai donc seulement à Alain et à Gilson.

La pulsion ontologico-cosmologique de l’artiste

Il peut sembler étrange de placer côte à côte d’une part un philosophe athée, inspiré par la tradition classique de continuité entre la connaissance, l’esthétique et la morale, et d’autre part un thomiste avoué qui prend soin de disjoindre l’opération esthétique de toute relation avec l’idée de vérité. C’est principalement ce qui les sépare et les rend irréconciliables.

Mais leurs points de convergence apparaissent dans leurs analyses respectives de la danse comme acte, comme réalisation. On ne peut qu’être attentif à la fréquence et à l’insistance avec lesquelles Gilson cite les passages d’Alain consacrés à la danse, pour les critiquer certes, mais aussi pour les souligner dans une sorte de filiation secrète que je voudrais ici esquisser.

L’idée même des beaux-arts soutient les deux analyses. Qu’est-ce qui distingue un art du beau d’un autre art ? C’est sa libéralité, sa gratuité, un rapport purement ontologique à l’existence de ce qu’il produit : l’artiste n’a pas d’autre fin que de faire exister ce qu’il produit comme objet du monde. Sur ce point, c’est sans doute Gilson le plus explicite et le plus flamboyant dans ses déclarations de la gratuité ontologique. Son analyse de la nécessité du « faire » artistique comme besoin d’un déploiement d’existences ne varie jamais, elle est déjà dans Peinture et réalité, on la retrouve dans son Introduction aux arts du beau :

« […] ignorés de l’État, des professeurs et du public, mais parfois encouragés par des amateurs encore plus inconnus qu’eux-mêmes, de nouveaux artistes cèdent à leur tour au besoin si peu raisonnable d’ajouter à la beauté du monde en produisant de nouveaux objets dont la seule fin soit d’être beaux, désirables à voir et, si possible, à avoir, pour être toujours à même de les revoir. Ce sont les artistes. Ils travaillent pour un transcendantal inutile. » (Introduction aux arts du beau, p. 119)

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce passage n’est pas extrait d’un texte général sur l’art, mais d’un Appendice intitulé « Le philosophe et la danse », où l’auteur insiste particulièrement sur l’aspect matériel de la production chorégraphique : celle-ci ajoute bien des existences inouïes aux autres objets du monde.

« […] ils ajoutent à la nature, en dansant, quelque chose qui sans eux n’aurait aucune existence. »

Cet ajout sous un régime totalement libéral, faire en sorte que quelque chose existe qui n’existait pas auparavant, est constitutif du beau – ce qui existe par la seule demande d’existence et ce qui est désirable à appréhender en soi, mais par les sens. C’est cela que « veut » l’artiste : faire exister des objets qui n’ont d’autre finalité que cette existence en soi désirable par sa seule appréhension sensible. Le beau n’est pas l’objet d’un jugement, mais l’affirmation sensible d’un accroissement d’être.

Or Alain défendait déjà, à sa manière, ce que je propose d’appeler la pulsion ontologico-cosmologique de l’artiste sous régime absolu et sensible de pure liberté. De manière plus classique, et peut-être plus problématique, c’est précisément cette alliance du sensible et du libre dans une production matérielle qui traverse tout le début de son Système des beaux-arts. Or Alain, par ailleurs grand lecteur de Kant, ne résout pas cet accord de la nature et de la liberté par une théorie du jugement sous régime hypothétique : il la traite d’une manière à la fois robuste et aporétique par ce qu’on pourrait appeler un fétichisme rationnel. Une célébration de la matière, objet et institutrice d’un « faire » qui se découvre lui-même pendant qu’il fait : telle est la caractéristique de l’artiste, qui l’oppose à l’artisan. « Un beau vers n’est pas d’abord en projet et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète. » (SBA, I, 8, Folio-Essais, p. 38).

Ce réalisme profond rassemble les deux auteurs dans leur extrême attention pour l’effectivité matérielle du « faire artistique », et on pourrait citer maint passage d’Alain qui aurait pu être signé par Gilson, à commencer par cette superbe déclaration : « Aucun possible n’est beau, seul le réel est beau ». On est ici aux antipodes d’une démarche de réduction à un « danser » : toute la production artistique est pensée selon un schéma de progression, à la fois d’accroissement d’être (ontologie) et d’élimination des possibles dans un « faire-monde » (cosmologie) – éliminer c’est soustraire, ce n’est pas réduire.

Le « faire artistique », que Gilson nomme précisément poïétique, s’interroge toujours sur une matière et se forme dans et par la matière. Une matière tend vers et désire une forme, une forme se prend et se découvre dans l’acte qui la plonge dans une matière. Alain dit cela de manière plus dialectisée et plus morale, en recourant au souvenir des catégories fournies par Auguste Comte, non sans leur donner une secrète résonance épicurienne : l’ordre artistique est effectivement une mise en ordre et une victoire sur les peurs passionnelles, sur les fantasmes qui viennent de nous-mêmes, parce qu’il règle l’intérieur sur l’extérieur.

Ce culte raisonnable voué à l’extériorité dit qu’il y a toujours quelque chose d’un objet trouvé dans l’invention d’un objet artistique qui en accuse la gratuité et qui explique l’émerveillement qu’il cause, aussi bien à son auteur qu’aux autres. 

La poïétique du corps : une leçon de politesse que l’extérieur donne à l’intérieur

« L’artiste se demande toujours d’un matériau donné : qu’est-ce qu’on peut en faire ? » affirme Gilson. En lisant cela, on se pose aussitôt la question du corps, on se demande bien ce que vient faire le corps dans cet atelier qui dispose de matières extérieures inertes.

Or, ce qu’il y a de plus étonnant est que la réponse va de soi pour Alain comme pour Gilson : c’est bien en ce sens qu’il faut l’entendre. Le corps est le premier des objets trouvés, précisément parce qu’il ne faut pas le chercher ; il se trouve éminemment avec moi, tout le temps. C’est tout naturellement que le corps se présente comme matière, et éminemment qu’il incarne la dimension poïétique où le faire est à lui-même son propre instituteur :

« Entre les matières que l’homme peut mettre au service de l’art, son propre corps est une des premières qu’il ait découvertes. » (Gilson, Matières et formes…, chap. 6, p. 183)

La formule de Gilson a quelque chose de provocateur dans sa naïveté volontaire : il y est question de mon corps propre comme d’une matière qui me serait donnée. Mais si l’on y pense bien, mon propre corps qui m’est d’abord donné comme façonné par la parole d’autrui est peut-être la matière qui, dans cette trop chaleureuse proximité, m’est la plus étrangère. Sans une pratique qui ne peut se cantonner à des techniques (lesquelles ne font que substituer une facticité à une autre ou superposer une facticité à une autre), sans une poïétique donc, comment peut-il devenir mon corps propre ? L’art du corps propre consiste donc à s’approprier une matière que le corps intime ne faisait qu’éloigner.

Cette évidence d’un corps qui ne peut s’accomplir que dans une poïétique qui est aussi une pratique se présente chez Alain comme une sorte d’urgence. Parce que notre corps nous est continuellement présent, parce qu’il est la première matière immédiatement hantée par les torsions d’une intériorité tourmentée incapable de se maîtriser, il est urgent de le disposer « selon l’aisance et la puissance, et d’abord pour lui-même ».

Dans un magnifique retournement où la prétendue expressivité du visage est dénoncée, Alain explique comment la danse, véritable leçon de politesse que l’extérieur donne à l’intérieur, libère le corps du rictus pathétique qui le soumet et l’empêche d’être lui-même. Il s’agit alors de donner à l’intériorité la dignité et l’audace de l’extériorité. La danse montre et réalise le souci du corps comme celui de l’œuvre et de l’accomplissement. La danse accomplit ce que l’auteur dira plus loin du nu sculptural : déverrouillant la prison faciale et grimaçante qui prétend renfermer en elle toute l’humanité et lui donner sa seule forme extérieure présentable, elle répand l’humanité sur l’ensemble du corps, et elle le fait non pas par une habitation ni une animation, ni même par une sorte de mouvement ascétique, mais en prenant l’extériorité au sérieux. Le corps réflexif n’est pas un corps investi par la réflexion, ce n’est pas un corps hystérisé : c’est le moment d’homomorphie entre la forme et la matière du corps d’une part et la pensée de l’autre.

Ce moment n’est autre que le moment chorégraphique où le corps devient œuvre d’art en osant devenir ce que Alain appelle un « objet éminemment ». Un objet éminent, c’est un objet qui ose l’accomplissement sensible de sa forme et de sa matières propres. L’objet éminent ne peut être pour Alain qu’une œuvre d’art, parce que seule l’œuvre d’art pousse cette audace sous le régime d’une pulsion ontologique prise dans sa propre matière et qui, par cette prise, augmente le monde et forme monde : un projet qui ne peut s’inspirer que de sa nature même d’objet. C’est au sens fort du terme une réalisation, moment où la chose est elle-même dans son effectuation mais aussi dans sa réflexion. On comprend alors que le corps soit concerné au premier chef et qu’il ne puisse se réaliser que dans un engagement qui le constitue en autonomie objective, objet du monde observable. Dans sa caractérisation du danseur, Gilson en propose une définition rigoureusement analogique : le danseur n’est pas seulement une âme qui use d’un corps, c’est plutôt un « corps qui se meut comme une âme pense. »13  

 

Références

  • Alain, Système des beaux-arts, Paris : Gallimard, 1926 (Paris : Gallimard, 1978).
  • Barbaras Renaud, « Sentir et faire. La phénoménologie et l’unité de l’esthétique », Phénoménologie et esthétique, éd. Eliane Escoubas, La Versanne : Encre marine, 1998, p. 21-39, repris dans Vie et intentionnalité : recherches phénoménologiques, Paris : Vrin, 2003
  • Batteux Charles, Les Beaux Arts réduits à un même principe, (Paris : Durand, 1746), éd. critique J.-R. Mantion, Paris: Aux amateurs de livres, 1989.
  • Cahusac Louis de, Traité historique de la danse, La Haye : Neaulme, 1754 (éd. Laurenti, Lecomte et Naudeix, Paris, Pantin : Desjonquères – CND, 2004).
    – Articles de l’Encyclopédie : « Divertissement » et « Enchantement ».
  • Fabbri Véronique, Danse et philosophie. Une pensée en construction, Paris : L’Harmattan, 2007.
  • Gilson Etienne, Peinture et réalité, Paris : Vrin, 1958 ;
    – Introduction aux arts du beau, Paris : Vrin, 1963 ;
    – Matières et formes. Poïétiques particulières des arts majeurs, Paris : Vrin, 1964.
  • Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Cours d’esthétique, éd. Hotho, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris : Aubier, 1995.
  • Kintzler Catherine, Théâtre et opéra à l’âge classique, une familière étrangeté (ch. 7), Paris : Fayard, 2004, chap. 7 ;
    – « Le divertissement dans l’opéra classique merveilleux et la libération de la danse », en ligne sur Mezetulle
    – « L’improvisation et les paradoxes du vide », in Approche philosophique du geste dansé, éd. A. Boissière et C. Kintzler, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 15-40.
  • Launay Isabelle, « La danse entre geste et mouvement », dans La Danse, art du XXe siècle ? Lausanne : Payot, 1990, p. 275-287.
  • Lesage Benoît, « Sensation, analyse et intuition: les techniques de conscience du corps », Danse : le corps enjeu, (M. Arguel éd.), Paris: PUF, 1992, p. 226-242.
  • Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles: Contredanse, 1997, 2000 et 2004.
  • Macherey Pierre et Regnault François, «L’opéra ou l’art hors de soi», Les Temps modernes, août 1965, n° 231, pp. 289-331.
  • Pensée de la danse à l’âge classique; écriture, lexique et poétique (La) éd. C. Kintzler, Cahiers de la Maison de la Recherche de l’Université de Lille-III, n° 11, 1997.
  • Pouillaude Frédéric, Le désœuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’œuvre en danse, Paris : Vrin, 2009 (thèse, Lille-III, 2006), ouvrage analysé sur Mezetulle.net.
  • Que dit le corps ? Actes de la table ronde du 25 mars 1995, organisée par le Cratère-Théâtre d’Alès, Alès : Le Cratère-Théâtre, 1996.
  • Souriau Etienne, Correspondance des arts, Paris : Flammarion, 1947.
  • Valéry Paul, Théorie poétique et esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard La Pléiade, 1957.

 

Notes

1 Cahusac Louis de, Traité historique de la danse, La Haye : Neaulme, 1754 (éd. Laurenti, Lecomte et Naudeix, Paris, Pantin : Desjonquères – CND, 2004).

2  Voir Catherine Kintzler chapitre VII de Théâtre et opéra à l’âge classique, une familière étrangeté, Paris : Fayard, 2004 et «Le divertissement dans l’opéra classique merveilleux et la libération de la danse», en ligne sur Mezetulle.

3 Actes de la table ronde du 25 mars 1995, organisée par le Cratère-Théâtre d’Alès, Alès : Le Cratère-Théâtre, 1996, p. 9.

4  Dans Danse : le corps enjeu, (M. Arguel éd.), Paris : PUF, 1992, p. 226-242.

5  Dans La Danse, art du XXe siècle ? Lausanne : Payot, 1990, p. 275-287.

6  Frédéric Pouillaude, « Le Désœuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’œuvre en danse », Thèse, Lille-III, 2006, p. 21-22, publiée sous le même titre, Paris : Vrin, 2009.  Voir l’analyse sur Mezetulle.net.

7  Dans Phénoménologie et esthétique, éd. Eliane Escoubas, La Versanne : Encre marine, 1998, p. 21-39. R. Barbaras a ensuite repris ce texte dans un chapitre de Vie et intentionnalité : recherches phénoménologiques, Paris : Vrin, 2003.

8 Paul Valéry, « Notion générale de l’art », Théorie Poétique et Esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard, 1957, vol I, p. 1404 et suiv.

9 C’est ce que j’ai esquissé, sans expressément citer Bachelard, dans « L’improvisation et les paradoxes du vide », in Approche philosophique du geste dansé, éd. A. Boissière et C. Kintzler, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 15-40.

10 Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris : Durand, 1746, Ire partie, chapitre 1 (Numérisation BnF Gallica). Ed. critique par Jean-Rémy Mantion, Paris : Aux Amateurs de livres, 1989.

11 Paul Valéry, « Notion générale de l’art », Théorie Poétique et Esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard, 1957, vol I, p. 1407.

12 Alain, Système des Beaux-Arts, I, 6, Folio-Essais, p. 33.

13 Gilson, Matières et formes… chap. 6, p. 190.

Article publié initialement sur Mezetulle.net en août 2009 http://www.mezetulle.net/article-35091309.html Repris dans le collectif Philosophie de la danse sous la direction de Julia Beauquel et Roger Pouivet, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 127-142.

© Catherine Kintzler, 2009

Bossuet, Nicole et Rousseau

La critique du théâtre

Les fortes similitudes entre la Lettre à d’Alembert sur les spectacles de J.-J. Rousseau et les critiques rigoristes du théâtre au XVIIe siècle (notamment les Maximes et réflexions sur la comédie de Bossuet) et leur rapport commun avec une origine platonicienne ont été soulignés par les commentateurs. Mais la ressemblance des textes pourrait bien à la fois révéler et masquer des conceptions diamétralement opposées s’agissant de la théorie des passions.

« Qui saurait connaître ce que c’est en l’homme qu’un certain fonds de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition inquiète et vague au plaisir des sens, qui ne tend à rien et qui tend à tout, connaîtrait la source secrète des plus grands péchés. »
Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie

« Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher incessamment son cœur sur la scène, comme s’il était mal à l’aise au-dedans de nous »
Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles

Je prendrai pour point d’appui la violente critique du théâtre qui se développe à l’âge classique, d’abord sous sa forme rigoriste – les traités de Nicole et Bossuet (1) -, puis telle qu’elle est reprise par Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles. Ces deux séries de textes offrent des similitudes frappantes ; et pourtant elles relèvent de conceptions diamétralement opposées au sujet de la théorie des passions et indiquent ainsi un clivage irréversible qui sépare Rousseau des grands théoriciens classiques. Bien entendu, cette similitude et la question des divergences qu’elle peut masquer ont été déjà relevées par plusieurs commentateurs, notamment Margaret M. Moffat dans son ouvrage Rousseau et la querelle du théâtre au XVIIIe siècle qui elle-même cite le commentaire de Fontaine dans son édition de la Lettre à d’Alembert, et plus récemment d’une part Jean Goldzink dans Les Lumières et l’idée du comique (Cahiers de Fontenay : ENS Fontenay-Saint Cloud, 1992) et d’autre part Laurent Thirouin dans son édition du Traité de la comédie de Nicole (Paris : Champion, 1998) ainsi que dans l’ouvrage qu’il a consacré à la querelle du théâtre (2) . Je me propose de rendre compte de cette similitude et de cette opposition d’une manière quelque peu différente (3).

1 – La fiction coupable et les passions

La critique du théâtre suppose une théorie des passions qui permet d’accéder à la question décisive du plaisir ; son opérateur principal est le concept de fiction. La fiction théâtrale s’emploie à manipuler les passions afin de les présenter dans leur aspect agréable. Le poète procède à une sorte d’extraction et d’affinement des passions, il les arrache à la vie ordinaire (où elles sont toujours amères, où elles nous sont toujours à charge) et les traite de manière à leur donner un éclat qu’elles n’atteignent jamais dans la vie. Ainsi la fiction est une opération de transmutation des passions, ce sont ces passions métamorphosées par la grâce de la poésie que nous venons chercher au théâtre.

« La scène, en général, est un tableau des passions humaines, dont l’original est dans tous les cœurs : mais si le peintre n’avait soin de flatter ces passions, les spectateurs seraient bientôt rebutés, et ne voudraient plus se voir sous un aspect qui les fît mépriser d’eux-mêmes. » (4)

On décèle l’allusion à Platon, Livre X de La République (5). On reconnaît aussi l’argument avancé par Nicole dans Les Imaginaires: le théâtre et la fiction en général ne sont agréables que par leur degré d’éloignement du réel. Le sérieux de la vraie vie y est entièrement négligé:

« Ce qui rend l’image des passions que les comédies nous proposent plus dangereuse, c’est que les poètes pour les rendre agréables sont obligés, non seulement de les représenter d’une manière fort vive, mais aussi de les dépouiller de ce qu’elles ont de plus horrible, et de les farder tellement, par l’adresse de leur esprit, qu’au lieu d’attirer la haine et l’aversion des spectateurs, elles attirent au contraire leur affection; de sorte qu’une passion qui ne pourrait causer que de l’horreur, si elle était représentée telle qu’elle est, devient aimable par la manière ingénieuse dont elle est exprimée. » (6)

On comparera facilement avec Rousseau :

« Plus j’y réfléchis, et plus je trouve que tout ce qu’on met en représentation au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne (GF, p. 79 ; OC V, p. 24). »

Ainsi, en introduisant une forme de jeu, en desserrant la mécanique étouffante du réel, le théâtre introduit une respiration qui n’a d’autre fonction que de faire surgir le mal sous la forme d’un plaisir qui se prétend innocent sous prétexte qu’il relève d’une situation fictive. Ce plaisir, chez Rousseau comme chez ses prédécesseurs, s’installe sur le terrain ainsi déblayé de la passion: la fiction, en éloignant les motifs sérieux qui ordinairement la déclenchent, exacerbe une forme épurée et frivole de la passion qui dispose au vice:

« Le mal qu’on reproche au théâtre n’est pas précisément d’inspirer des passions criminelles, mais de disposer l’âme à des sentiments trop tendres qu’on satisfait ensuite aux dépens de la vertu. Les douces émotions qu’on y ressent n’ont pas par elles-mêmes un objet déterminé, mais elles en font naître le besoin; elles ne donnent pas précisément de l’amour, mais elles préparent à en sentir [?]. Quand il serait vrai qu’on ne peint au théâtre que des passions légitimes, s’ensuit-il de là que les impressions en sont plus faibles, que les effets en sont moins dangereux? » (GF, pp. 119-120 ; OC V, p. 47.)

Ici encore la comparaison est facile, avec Nicole (7), et avec Bossuet:

« […] et s’il y fallait remarquer précisément ce qui est mauvais, souvent on aurait peine à le faire: c’est le tout qui est dangereux; c’est qu’on y trouve d’imperceptibles insinuations, des sentiments faibles et vicieux; qu’on y donne un secret appât à cette intime disposition qui ramollit l’âme et ouvre le cœur à tout le sensible: on ne sait pas bien ce qu’on veut, mais enfin on veut vivre de la vie des sens; et dans un spectacle où l’on n’est assemblé que pour le plaisir, on est disposé du côté des acteurs à employer tout ce qui en donne, et du côté des spectateurs à le recevoir. » (8)

C’est bien, d’un côté comme de l’autre, la généralité et la pureté des passions génératrices de plaisir qui sont visées, et non pas nécessairement le rapport des passions à telle ou telle malignité particulière. Le théâtre est condamnable, non parce qu’il représente occasionnellement des mouvements vicieux, ni parce qu’il montre telle ou telle passion, mais parce qu’il propose au plaisir du spectateur un mode de représentation général des passions comme agréable en lui-même. La condamnation ne porte donc pas naïvement sur ce que la fiction prétend dire ou représenter, mais sur la nature des passions une fois affinées par la fiction. En le coupant du réel et du sérieux, le fictif conduit le spectateur dans les délices pervers d’une passion déconnectée de sa cause (9). La fiction fait surgir un objet ordinairement enfoui, elle révèle un état général, pur et élémentaire des passions.

Une telle critique est parfaitement compatible avec une théorie moderne des passions de type cartésien, dans laquelle on distingue entre la cause d’une passion (qui peut être réelle ou fictive, et à son tour vraie ou fausse) et son déroulement mécanique. Ce déroulement, par lui-même, est un agrément sensuel: voilà le point où convergent précisément les analyses de Bossuet et Nicole d’une part et celles de Rousseau de l’autre, conformément à la théorie classique. Qu’il faille condamner cette jouissance, lorsqu’elle apparaît ainsi, par le jeu du fictif, dans sa gratuité et dans sa forme abstraite, épurée, débarrassée de sa causalité réelle (10) : voilà encore qui les réunit tous trois, et qui les oppose au jugement cartésien, pour lequel seul un jugement faux est moralement condamnable. 

Résumons l’essentiel des convergences.
La condamnation du plaisir engendré par la situation fictive :
1° s’inspire d’une même argumentation: le théâtre a pour effet de couper, de déconnecter les passions de leurs causes réelles et sérieuses, par un dispositif de soustraction puis de masquage et d’exaltation.
2° porte sur le même objet: un mouvement, une agitation, dégagés grâce au jeu introduit par l’opération de déconnection, se présentent comme agréments purement sensibles. C’est cet agrément qui est mauvais, immoral.
3° conduit aux mêmes conclusions, au même programme moral : il convient de resserrer la mécanique ordinaire des passions en les replongeant dans l’univers sérieux où elles reprennent leur dimension réelle et totale.

C’est en ce dernier sens qu’il faut comprendre l’appel, familier à Rousseau, au modèle lacédémonien. Un spectacle, certes, est bien pensable, mais seulement par la réintroduction du concernement et l’abolition du jeu qui sépare le réel du fictif, et donc la salle de la scène. Le vrai spectacle est dans les cœurs, il ne se place plus dans le cadre de la salle, dont l’organisation spatiale et architecturale accuse la thèse de la coupure et de la séparation, où tout est fait pour que le spectateur ne se sente jamais concerné en particulier; c’est le cadre de la fête qui autorise un spectacle où le regard n’est plus détourné de l’essentiel, où il est orienté vers la vraie vie.

« Mais n’adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence de l’inaction; qui n’offrent aux yeux que cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité. Non, peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes! C’est en plein air, c’est sous le ciel qu’il faut vous rassembler et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur.
Que vos plaisirs ne soient efféminés ni mercenaires, que rien de ce qui sent la contrainte et l’intérêt ne les empoisonne, qu’ils soient libres et généreux comme vous, que le soleil éclaire vos innocents spectacles; vous en formerez un vous-mêmes, le plus digne qu’il puisse éclairer.
Mais quels seront enfin les objets de ces spectacles? Qu’y montrera-t-on? Rien, si l’on veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore: donnez les spectateurs en spectacle; rendez-les acteurs eux-mêmes; faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis. » (GF pp. 233-234 ; OC V, p. 114-115).

Par le fantasme de la fête spartiate, Rousseau met bien sous les yeux du lecteur une assemblée d’église, une réunion pastorale et populaire où règnent la transparence et la communion. La fête populaire, en réduisant le jeu de la fiction, a les mêmes vertus simplificatrices que la mélodie: elle est mise en scène d’une voix intérieure et authentique.

Ainsi, et de même que les rigoristes du XVIIe siècle, Rousseau convie le spectateur à abandonner l’artifice de la représentation fictive pour l’inviter à revenir vers de vraies larmes et de vrais soupirs. A la différence de Nicole cependant, il introduit l’idée d’un divertissement innocent, mais cette divergence n’est pas vraiment décisive : en effet, s’agit-il vraiment de divertissement ? Rousseau ne réintroduit nullement la substance du spectacle, qui est l’exclusivité, la propriété de diviser la salle et la scène ainsi que les spectateurs entre eux, il imagine un anti-spectacle ou plutôt un auto-spectacle inclusif. Le peuple y est à lui-même son propre spectacle (11) ; l’abolition de la fiction conduit donc, d’un même mouvement, dans les espaces également sacrés d’une église ou d’une place publique conviviale.

2 – Les passions : vraies ou fausses ?

Il apparaît donc dès maintenant que la question de la vérité et du masque est décisive. L’éloignement ludique introduit par la fiction théâtrale arrache les passions à l’amertume qu’elles ont dans la vie réelle, et les rend agréables parce qu’il les place sous un régime de non-concernement, un régime d’irréalité (12). Un tel régime d’irréalité peut, à cette étape de notre étude, être caractérisé par une opération d’extériorisation. La perversion opérée par le spectacle consiste, par l’abstraction et l’exaltation des passions, à projeter le spectateur dans le « dehors » de la scène, c’est une extraversion, une projection imaginaire. D’où le programme moral qui, de part et d’autre, se laisse également décrire en termes de redressement, de réorientation et de resserrement sur le réel.

Jusqu’à présent, rien de vraiment décisif ne distingue Rousseau de ses prédécesseurs. Le problème se pose de savoir ce qui rend ce régime d’irréalité mauvais, et quelle est la nature de cette extériorité du théâtre : que vient-on y chercher au juste, et qu’est-ce qui la rend à la fois si agréable et si dangereuse?
Que disent les commentateurs modernes sur cette rencontre entre Rousseau et les rigoristes ?

Dans son ouvrage Rousseau et la querelle du théâtre au XVIIIe siècle (13), Margaret M. Moffat soulève, au-delà de la similitude, la question des divergences profondes entre les deux analyses. Selon elle, il s’agirait de l’opposition entre un point de vue religieux et un point de vue laïque:

« La véritable portée de la Lettre à d’Alembert consiste donc en ce qu’elle reprend la thèse catholique d’un point de vue laïque, anti-chrétien, et la renouvelle en l’appliquant à un cas particulier. »

écrit-elle page 97.

Laurent Thirouin reprend la thèse de l’opposition entre le point de vue religieux et le point de vue laïque. Il s’attache particulièrement à souligner la profonde convergence entre Rousseau et les rigoristes, qui épousent les uns et les autres la thèse de la « mimèsis contagieuse » (p. 123) à la faveur de l’identification du spectateur aux personnages. Le contraste le plus « flagrant » (p. 229) à ses yeux est que Rousseau ne rejette pas entièrement l’idée de divertissement, comme le fait Nicole.

Ces différences sont-elles fondamentales ? Je ne le crois pas. Je crois que l’opposition est d’un autre ordre, profondément philosophique et je souhaiterais ici développer une thèse que j’ai rapidement abordée dans mon Poétique de l’opéra français (14). En 1993, dans un très bel essai, Jean Goldzink a de son côté soutenu une position assez proche de la mienne et c’est à cette fructueuse lecture que je dois un nouvel approfondissement de la question (15).

On ne peut pas se contenter de l’opposition entre le point de vue religieux et le point de vue laïque ou civil pour distinguer les rigoristes et la Lettre à d’Alembert.
Tout d’abord, bien qu’il ne soit pas fondé sur une doctrine religieuse attestée, le raisonnement de Rousseau est d’essence religieuse, fondé qu’il est sur l’idée de sacralité et de primauté du lien social et sur l’idée que tout détachement de l’individu est pernicieux. C’est en vertu d’un argument pastoral que Rousseau réhabilite la fête, et construit l’idée oxymorique d’un spectacle inclusif.

D’autre part, Rousseau rejette bien le dogme du péché originel. Mais la dégénérescence liée dans sa pensée à l’apparition de l’état social instable infléchit la destinée du théâtre dans un mauvais sens, ou plutôt l’idée même de théâtre, de spectacle exclusif, ne peut naître que de ce moment perverti. Avec l’état social, qui déverrouille le premier état de nature, apparaît le moment critique, celui où les hommes apprennent à se comparer, à s’étudier à travers le regard d’autrui, à désirer la faveur de l’autre en même temps que l’abaissement de celui-ci ; ils apprennent d’un même mouvement à séduire, à mentir, à asservir. Le moment social des passions est leur contamination par l’amour-propre, il est contemporain d’une forme de rapprochement qui est en même temps une division : celle du commerce. C’est de cette division, cette exclusivité, que le théâtre est le symptôme, il y est pour ainsi dire dans son lieu naturel, un lieu extérieur où entrent en rapport des partes extra partes.

A mon sens, la divergence entre Rousseau et les rigoristes se trouve ailleurs. En termes de technicité philosophique, on peut l’exprimer ainsi: le raisonnement de la Lettre à d’Alembert est profondément platonicien, alors que celui de Nicole et de Bossuet ne l’est pas. C’est une forme de vérité qui rend les spectacles haïssables aux yeux de Bossuet et de Nicole ; c’est leur fausseté qui les rend odieux à Rousseau. Par ailleurs, le moment pervers de la projection imaginaire n’est pas situé au même point : phénomène originaire pour Nicole et Bossuet, il est pour Rousseau un  phénomène secondaire, dérivé.
La divergence apparaît bien lorsqu’on examine deux similitudes, qui se révèlent n’être finalement que des homonymies.

3 – La question du concernement. Idolâtrie ou fétichisme ?

La première similitude est en amont de la théorie. Il est vrai que toute l’argumentation critique repose sur la thèse de l’intéressement du spectateur et sur celle d’une mimèsis contagieuse. Mais encore convient-il de poser une question discriminante : qu’est-ce qui, dans ce mouvement d’identification, est l’objet d’une reconnaissance et qui lui donne son caractère à la fois plaisant et condamnable ?

Pour répondre à cette question, il convient de revenir à l’analyse de la nature du mouvement passionnel. On s’en souvient, l’analyse s’autorise de l’opération de déconnection entre le réel de la cause d’une part et l’agitation pure d’autre part. En isolant le mouvement passionnel, le théâtre procède à une épuration: il réussit à dégager la passion comme pur mécanisme. Voilà qui permettait à Descartes de soutenir la thèse de l’innocence des passions, prises en elles-mêmes. Voilà qui, d’un autre côté, permet à Nicole, à Bossuet et à Rousseau, de soutenir la malignité de la même opération et du plaisir qu’elle produit. Il faut donc se demander d’où vient le plaisir pour savoir en quoi il pourrait être mauvais. Et il faut, d’autre part, résoudre une contradiction apparente présente chez Rousseau: comment le même auteur peut-il d’un côté exalter la voix passionnée (Essai sur l’origine des langues ; Dictionnaire de musique, notamment article « Imitation ») et de l’autre jeter l’anathème sur les passions ressenties au théâtre ?
La différence dans le motif qui rend compte de la malignité des passions théâtrales (et en général de celles qui sont engendrées par une fiction) est très simple, mais absolue. Aux yeux de Bossuet et de Nicole, ces passions sont mauvaises parce qu’elles sont vraies : le spectateur se reconnaît dans sa vérité. Aux yeux de Rousseau, elles ne le sont que parce qu’elles sont fausses : le spectateur s’identifie à un leurre.

Voyons d’abord les rigoristes. Ils s’appuient sur l’argument de la déconnection entre cause et mouvement passionnel pour montrer que ce qui est ainsi isolé et épuré, et qui devient le support du plaisir, c’est précisément la vérité nue et fondamentalement UNE des passions, lesquelles se ramènent toutes à la libido sentiendi, forme de concupiscence qui caractérise l’homme pécheur (16). Les émotions ressenties au théâtre sont dangereuses du fait que, une fois coupées de leur rapport au réel qui les rend amères, une fois retravaillées dans une situation délibérée où le spectateur vient chercher du plaisir, elles deviennent agréables, non seulement parce qu’elles produisent de l’agitation, mais encore pour une raison plus profondément immorale qui dépasse une simple analyse mécanique: ce que le spectateur (et surtout la spectatrice) vient chercher au théâtre, c’est sa propre et haïssable vérité, c’est son moi. Le mouvement de déconnection ne doit pas nous abuser : loin de nous détourner de nous-mêmes, il ne nous y ramène que trop. L’opération qui place les passions sous régime d’irréalité nous renvoie notre propre vérité pécheresse.

Le théâtre semble détourner chacun de lui-même et l’intéresser à une forme de divertissement, certes l’homme vient s’y oublier, mais il vient aussi s’y retrouver pour le pire. On s’y plaît parce qu’on n’y est que trop concerné: S’y dévoile le plaisir attaché à la contemplation orgueilleuse de soi-même, à la complaisance pour soi-même, lesquelles sont mauvaises, parce qu’on y adore en soi l’ordre du péché et qu’on s’y détourne de Dieu. La vérité haïssable de la passion se dévoile, et c’est cette vérité que je viens adorer au théâtre. La vérité est ce que Nicole appelle le fond de corruption (chap. 12) dont toute passion est animée, fond que la situation fictive libère et prétend disculper. De son côté, Bossuet ramène l’unité des passions à un fonds de joie sensuelle :

« Qui saurait connaître ce que c’est en l’homme qu’un certain fonds de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition inquiète et vague au plaisir des sens, qui ne tend à rien et qui tend à tout, connaîtrait la source secrète des plus grands péchés. » (Maximes et réflexions sur la comédie)

Nicole et Bossuet souscrivent donc à la thèse classique sur le théâtre (qu’ils retournent contre celui-ci) : c’est précisément dans la mesure où les héros ne me ressemblent pas que je peux m’identifier à eux et me reconnaître.

« On devient bientôt un acteur secret dans la tragédie : on y joue sa propre passion ; et la fiction au-dehors est froide et sans agrément si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde »

Le spectacle me met face à ma propre vanité dont il est la célébration, mais il s’agit là d’un ressort secret et l’identification s’effectue par le détour de la projection imaginaire. L’extériorité du personnage – du masque – recouvre l’intériorité vaniteuse qui croit se suffire à elle-même. »

Rousseau voit les choses de façon totalement différente. Les émotions ressenties au théâtre sont mauvaises du fait que, coupées du sérieux de la vie, elles s’offrent comme fiction et mensonge: on n’y est pas concerné; le regard se détourne de la vérité pour s’arrêter sur un obstacle matériel qui la cache en prétendant la révéler. Je crois que le théâtre me révèle mon humanité, je verse quelques larmes de crocodile, mais je n’ai fait que m’incliner devant une image, un masque dont l’effet est de me dispenser de tout devoir moral réel (17). L’éloignement des héros m’éloigne de ma propre vérité et fait que je me fixe sur une sorte de moment pervers qui, en prétendant représenter l’humanité, ne fait que la singer et la trahir.

« Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher incessamment son cœur sur la scène, comme s’il était mal à l’aise au-dedans de nous. » (OC, V, p. 15)

L’identification aux personnages, le plaisir « pur » pris aux passions ainsi déréalisées ne contente que l’amour-propre qui est une passion seconde, forme dérivée et dégénérée de l’amour de soi. Ce plaisir reste donc fixé sur un état dégénéré, socialisé, médiatisé et urbanisé des passions, sur un moment inadéquat, inauthentique et faux. Le point d’où le plaisir tire sa source n’est pas originaire, mais dérivé:

« Les continuelles émotions qu’on y ressent nous énervent, nous affaiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions, et le stérile intérêt qu’on prend à la vertu ne sert qu’à contenter notre amour-propre, sans nous contraindre à la pratique. » (OC, V, p. 52-53)

Alors se résout la contradiction soulevée tout à l’heure. Les passions issues de l’ordre de la représentation sont fausses; elles ne sont que l’habit, la superficie symptomatique et parcellaire d’une vérité essentielle et non matérielle. Rousseau se montre, une fois de plus, platonicien: ce qu’il s’agit de condamner, c’est une erreur, une méprise qui place l’apparence en situation de vérité. Ce qu’on adore au théâtre n’est qu’un moment de l’histoire de l’humanité, le moment d’inauthenticité des passions. En revanche, il existe un état authentique des passions, dont témoigne, entre autres, la manière dont Rousseau « refait » Le Misanthrope de Molière. Cet état authentique et naturel des passions est également décrit au début de la Lettre de manière platonicienne sous la forme de l’amour du beau que Rousseau met explicitement en relation avec l’amour de soi-même :

« L’amour du beau est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même ; il n’y naît point d’un arrangement de scènes ; l’auteur de l’y porte pas, il l’y trouve ; et de ce pur sentiment qu’il flatte naissent les douces larmes qu’il fait couler. »

Ce sentiment naturel est bien entendu exploité par les poètes, et ils ne peuvent l’exploiter que parce qu’il existe déjà. Mais la plupart du temps, les poètes ne font que s’adresser à la partie médiatisée des passions, aux passions sociales.

Alors que pour les rigoristes le fond de l’âme humaine est la corruption, phénomène originel, celle-ci n’est pour Rousseau qu’un état second de l’humanité dont le fond originaire est innocent. Alors que pour les rigoristes, le théâtre atteint le fond primitif dans sa vérité, il ne le fait que par accident pour Rousseau et ne renvoie par essence qu’à des phénomènes dérivés.
Nicole et Bossuet dénoncent, à proprement parler, une idolâtrie (adoration d’un dieu qui n’est faux qu’en tant que dieu, mais qui est vraiment présent et à l’?uvre sous la forme de mon intériorité) Rousseau dénonce un fétichisme ou plutôt un stade fétichiste (moment incomplet, vue tronquée des choses, moment où l’on prend la partie pour le tout, la surface pour le fond, l’extérieur pour l’intérieur). Derrière une extériorité grimaçante, Nicole et Bossuet démasquent une intériorité imbue d’elle-même, alors que Rousseau fait de cette même extériorité le lieu de perdition d’une intériorité authentique.

4 – Deux programmes de « régénération » : conversion et reconversion

La seconde similitude est en aval de la théorie, du côté programmatique. Les uns comme l’autre invitent en effet à un programme d’assainissement, de redressement, de régénération, d’épuration, qui se présente sous le régime de la conversion. Détournez-vous du théâtre et de ses mirages pernicieux et tournez-vous ailleurs. La question discriminante devient alors : vers quoi, vers qui convient-il de se tourner ?

Regardons ce que propose Rousseau. Il convient, pour sortir de ce fétichisme, de renvoyer les hommes à la vérité et à l’authenticité de leur nature. En cela, le programme intimiste de spiritualisation, d’intériorisation et de mélodisation de l’esthétique se pense comme un programme d’assainissement, de régénération et de moralisation. Ce n’est pas vraiment une conversion, c’est plutôt un retour, une reconversion. Davantage : ce programme peut prendre figure esthétique pourvu qu’il évite le moment pervers de l’exclusivité, de la fausseté imitative. Une imitation « vraie » est possible, et Rousseau en énonce la règle esthétique à l’article « Imitation » du Dictionnaire de musique : il s’agit d’imiter directement le mouvement passionnel pris à sa source en évitant les médiations matérielles. Voilà aussi pourquoi la voix devient le schème de tout geste esthétique.

La reconversion à laquelle Rousseau invite le lecteur de la Lettre à d’Alembert n’a de commun avec celle que proposent les rigoristes que le mouvement, mais elle va exactement dans l’autre sens. Il s’agit pour lui de ramener l’homme à lui-même, à sa vérité propre, en le détournant des objets artificiels dont il s’éprend au théâtre et qui le corrompent en lui enseignant la duplicité. Moraliser, c’est être attentif aux sources de l’humanité par delà les obstacles artificiels dont le théâtre est exemplaire ; on parlera alors de régénération.

De leur côté, les rigoristes invitent plus à une conversion au sens strict qu’à une reconversion: il s’agit de détourner l’homme de lui-même et de le tourner vers Dieu, de l’arracher aux pensées par lesquelles il s’éprend de soi, pensées vraies – mais il s’agit de la vérité du mal. Abolir le théâtre alors, ce n’est pas se régénérer, ce n’est pas retourner aux sources de l’humanité, c’est aller puiser des forces dans l’amour de Dieu pour résister à la tentation de l’amour-propre. Le salut n’est pas en moi-même, mais dans un parcours de rédemption qui suppose que je sorte de moi pour rencontrer le Sauveur. Seule l’extériorité de ce parcours me sauve d’une intériorité désastreuse.

Pour Rousseau, devenir meilleur, c’est redevenir attentif à l’humanité naturelle et profonde que chacun porte en soi : le mouvement s’effectue de l’extérieur vers l’intérieur, c’est une moralisation.
Pour Nicole et Bossuet, devenir meilleur, c’est reporter son attention sur la grâce qui sauve l’humanité d’elle-même : le mouvement s’effectue vers l’extérieur, c’est une édification. Sortez de vous et pensez à Dieu disent les uns. Rentrez en vous-mêmes et pensez aux hommes dit l’autre. Cela signifie, également, mais pour des raisons différentes, qu’il faut fermer les portes des théâtres.

C’est donc dans la mesure où la passion est vraie qu’elle est mauvaise pour les uns et qu’elle est bonne pour l’autre. On mesure ici toute la distance qui sépare deux visions des passions. De même, c’est par une autre voie, celle de la moralisation qui remplace l’édification que la pensée réactionnaire trouve son souffle moderne.

5 – Haïr l’opéra par amour ou par haine du théâtre ?

Il a été question de théâtre, mais la question de l’opéra et celle de la musique ne sont pas indifférentes à cette relation tourmentée qui fait d’une similitude apparente une homonymie réelle.
Elle permet d’éclairer certains aspects de ce que j’appellerai la haine envers l’opéra. Il s’agit aussi d’un objet éminemment ambivalent. En effet, nous savons que la haine envers l’opéra peut s’alimenter à des sources opposées, et notamment à la haine envers le théâtre ou à l’amour du théâtre, à la haine envers la musique ou à l’amour de la musique.
Il est clair que les détracteurs du théâtre haïssent aussi l’opéra par haine du théâtre. Évidemment, cet élément est absent des textes de Nicole, qui sont antérieurs à la naissance de l’opéra français, mais il faut souligner que Nicole privilégie Corneille dans ses attaques ; or on sait par ailleurs que l’opéra applique une poétique d’inspiration cornélienne (18).
Les textes de Bossuet attaquent le tandem Lully-Quinault avec beaucoup de lucidité, et font de l’opéra une cible de choix (19). Quant à Rousseau, il est superflu de revenir sur ses attaques contre l’opéra français (20).

Pourquoi ? Parce que pour Bossuet, comme pour Rousseau, l’opéra révèle la vérité du théâtre : c’est un théâtre grossi, caricaturé et par là réduit à son essence. L’opéra montre le théâtre à nu ; il en montre le profonde complicité avec les passions concupiscentes (version Bossuet, qui attaque Lully) ; il en  montre la profonde nature mensongère, la face grimaçante. Loin de le trahir – comme le pensent les amoureux du théâtre – il en accuse la grossièreté.

Dans le cas de Rousseau, on m’objectera que cette haine de l’opéra est sélective, puisqu’elle ne retient que l’opéra français. D’abord, il faudrait se pencher un peu plus sur les textes pour montrer que Rousseau situe aussi la musique et la langue italiennes dans le même moment dégénéré que la musique française. Simplement les Français, à leur habitude, sont toujours plus extrémistes – je dois dire que c’est une très belle manière de voir le classicisme. L’opéra français n’échappe pas à ce penchant classique et hyperbolique : il porte à son point le plus élevé l’essence profondément mensongère et gesticulatoire du théâtre. De même la musique française, passionnément haïe par Rousseau, représente hautement le moment aliéné, développé et dégénéré tout à la fois, moment où l’intériorité des passions s’est exilée dans la matérialité et l’exclusivité spectaculaires de l’harmonie. 

Notes

1 – Nicole, Lettres sur l’hérésie imaginaire, Liége: A. Beyers, 1667 (voir ci-dessous édition récente par L. Thirouin). Bossuet, Lettre au Père Caffaro et Maximes et réflexions sur la comédie, Paris: Anisson, 1694 ; édition par A. Gazier, Paris : Belin, 1881 où l’on trouve une notice récapitulative de l’ensemble de la querelle au XVIIe siècle. On consultera aussi Marc Fumaroli, « La querelle de la moralité du théâtre au XVIIe siècle », Bulletin de la Société française de philosophie, juil-sept. 1990.

2L’aveuglement salutaire : réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris : H. Champion, 1997. Quant au commentaire et aux notes de la Lettre à d’Alembert dans le volume V des ?uvres de Rousseau Paris : Gallimard la Pléiade, 1995, il n’y est fait mention des rapprochements avec Bossuet et Nicole que de façon purement anecdotique.
3 – L’essentiel de l’argumentation reprend le chapitre 2 de la IIIe partie de mon Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 2006 (1re éd. 1991).

4 – Rousseau, Lettre à d’Alembert, Paris: Garnier-Flammarion, 1983, pp. 68-69 et ?uvres complètes, Paris : Gallimard, 1995, vol. V, p. 17.

5 -Rappelons que Rousseau, sous le titre De l’imitation théâtrale, a fait un résumé du texte de Platon.

6 – Nicole, Lettres sur l’hérésie imaginaire, Liége: A. Beyers, 1667, vol. 2, chap. XIX.

7 – Voir le passage cité ci-dessus.

8 – Bossuet Maximes et réflexions sur la comédie, Paris: Belin, 1881, p. 50.

9 – Nicole, préface : « On tâche de faire en sorte que la conscience s’accommode avec la passion et ne la vienne point inquiéter par ses importuns remords [?]. Le moyen qu’emploient pour cela ceux qui sont les plus subtils, est de se former une certaine idée métaphysique de la Comédie, et de purger cette idée de toute sorte de péché. » Voir aussi le texte cité ci-dessus. Et Rousseau, OC V, p. 23 : « Si, selon la remarque de Diogène Laërce, le c?ur s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables ; si les imitations du théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne ferait la présence même des objets imités, c’est moins, comme le pense l’abbé du Bos, parce que les émotions sont plus faibles et ne vont pas jusqu’à la douleur, que parce qu’elles sont pures et sans mélange d’inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l’humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre […] »

10 – Voir Descartes, Les Passions de l’âme, art.94 et Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645 : « Et il est aisé de prouver que le plaisir de l’âme auquel consiste la béatitude, n’est pas inséparable de la gaieté et de l’aise du corps, tant par l’exemple des tragédies qui nous plaisent d’autant plus qu’elles excitent en nous plus de tristesse, que par celui des exercices du corps, comme la chasse, le jeu de la paume et autres semblables, qui ne laissent pas d’être agréables, encore qu’ils soient fort pénibles; et même on voit que souvent c’est la fatigue et la peine qui en augmente le plaisir. Et la cause du contentement que l’âme reçoit en ces exercices, consiste en ce qu’ils lui font remarquer la force, ou l’adresse, ou quelque autre perfection du corps auquel elle est jointe; mais le contentement qu’elle a de pleurer, en voyant représen ter quelque action pitoyable et funeste sur un théâtre, vient principalement de ce qu’il lui semble qu’elle fait une action vertueuse, ayant compassion des affligés; et généralement elle se plaît à sentir émouvoir en soi des passions, de quelque nature qu’elles soient, pourvu qu’elle en demeure maîtresse. » Le principe de la position esthétique et celui du jeu consiste à ôter aux passions la causalité réelle et non libre qu’elles ont ordinairement dans la vie, une fois déconnectées de cette causalité extérieure, elles cessent d’être à proprement parler des passions (des phénomènes que l’on subit) et deviennent des mouvements causés par le sujet lui-même. Cela explique 1° que les passions, dans ces conditions, deviennent toutes agréables (même la tristesse et la haine) puisqu’elles sont ramenées à leur strict aspect mécanique 2° que dans de telles situations, on peut s’y livrer avec plus d’intensité que si la situation était réelle.

11 – Les uns et les autres font du reste appel à la même thématique populiste. Les Juifs, dit Bossuet dans la Lettre au père Caffaro, « n’avaient de spectacles pour se réjouir que leurs fêtes, leurs sacrifices, leurs saintes cérémonies: gens simples et naturels par leur institution primitive, ils n’avaient jamais connu ces inventions de la Grèce. Il n’y a point de théâtre, il n’y a point de ces dangereuses représentations: ce peuple innocent et simple trouve un assez agréable divertissement dans sa famille, parmi ses enfants; et il n’a pas besoin de tant de dépenses, ni de si grands appareils pour se relâcher. » On comparera avec Rousseau: « Mais laissez un peuple simple et laborieux se délasser de ses travaux, quand et comme il lui plaît; jamais il n’est à craindre qu’il abuse de cette liberté, et l’on ne doit point se tourmenter à lui chercher des divertissements agréables: car, comme il faut peu d’apprêts aux mets que l’abstinence et la faim assaisonnent, il n’en faut pas, non plus, beaucoup aux plaisirs des gens épuisés de fatigue, pour qui le repos seul en est un très doux » (p. 130). Il est très tentant, comme le fait L. Thirouin, de comparer ici Guy Debord à Rousseau, mais Debord ne souscrit nullement à la thèse du peuple au spectacle de lui-même, on peut même avancer qu’il la combat comme le comble du leurre et le comble du virtuel qui caractérise la société du spectacle. Rousseau, en critiquant la séparation, ne la distingue pas de la distance ; or cette distinction est au contraire fondamentale chez Debord : l’homme aliéné est séparé de lui-même précisément parce qu’il est rivé sans aucune distance critique aux représentations.

12 – C’est exactement ce qu’exposait Descartes dans ses Passions de l’âme (articles 94, 147) et dans plusieurs Lettres (18 mai et 6 octobre 1645, janvier 1646) où il recourt du reste à l’exemple du théâtre et à celui de l’exercice physique. Mais loin de condamner cet effet d’allégement moral et de renforcement passionnel, Descartes y voit au contraire une marque de liberté et de puissance. Le moment non aliéné des passions est celui où elles peuvent être vécues comme un effet de la causalité libre du sujet, et l’une des modalités de cette causalité libre est le régime de la fiction.

13 – Paris: E. de Boccard, 1930. « Il y a entre Bossuet et lui des analogies qui vont jusqu’à l’expression, et qui ne sauraient être regardées comme fortuites. C’est ce que Fontaine a parfaitement indiqué dans l’introduction de la Lettre à d’Alembert « .

14 – Voir ci-dessus note 3.

15 – A l’évidence, il s’agit ici d’une convergence entre des travaux menés de façon totalement indépendante, car J. Goldzink n’avait certainement pas lu à l’époque ce que j’écrivais à ce sujet (noyé dans un ouvrage sur l’opéra) en 1990-91. J. Goldzink a parfaitement vu que la convergence entre Rousseau et les rigoristes tient à des motifs philosophiques profondément divergents, ce que je crois aussi. Mais il fonde l’essentiel de son argumentation sur le champ moral. Or je pense que la question de la vérité liée à celle des passions rend compte des positions (y compris morales) de manière plus simple et plus générale. Par ailleurs, J. Goldzink sous estime la pénétration et la force des arguments rigoristes comparés à ceux de la Lettre à d’Alembert, peut-être parce qu’il a restreint son examen aux textes de Bossuet, laissant de côté le Traité de la comédie de Nicole. Quoi qu’il en soit, Les Lumières et l’idée du comique est ce que j’ai lu de plus éclairant et de plus stimulant sur la question. Pour l’essentiel, du reste, ma thèse s’accorde avec la sienne : la moralisation effectuée par les Lumières remanie l’édification morale chrétienne, mais elle le fait au nom d’un humanisme moderne qui n’a plus rien à voir avec la doctrine chrétienne pour laquelle l’homme n’a de valeur que par l’extériorité du salut.

16 – Bossuet, Maximes? : « Il faut, dit Saint Augustin, distinguer dans l’opération de nos sens la nécessité, l’utilité, la vivacité du sentiment, et enfin l’attachement au plaisir [note de Bossuet : Contra Julianum, I, IV, 14 ; Confessions, I, X, 31] : libido sentiendi. De ces quatre qualités des sens, les trois premières sont l’ouvrage du Créateur […]. Ces  trois qualités ont Dieu pour auteur ; mais c’est au milieu de cet ouvrage de Dieu que l’attache forcée au plaisir sensible et son attrait indomptable, c’est-à-dire la concupiscence introduite par le péché, établit son siège. […] mais ce Père a démontré qu’elle est la même partout, parce que c’est partout le même attrait du plaisir, la même indocilité des sens, la même captivité et la même attache du cœur aux objets sensibles. Par quelque endroit que vous la frappiez, tout s’en ressent. Le spectacle saisit les yeux ; les tendres discours, les chants passionnés pénètrent le cœur par les oreilles. Quelquefois la corruption vient à grands flots ; quelquefois elle s’insinue goutte à goutte ; à la fin on n’en est pas moins submergé. On a le mal dans le sang et dans les entrailles avant qu’il éclate par la fièvre. »

17 – « Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? N’est-il pas content de lui-même ? Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu’il fît de plus ? Qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a point de rôle à jouer : il n’est pas comédien. » (OC, V, p 23-24)

18 – Je me permets de renvoyer sur ce point encore une fois à mon travail, voir notamment La France classique et l’opéra, Arles : Harmonia Mundi, 1998.

19 – Lettre au Père Caffaro : « Si Lulli a excellé dans son art, il a dû proportionner, comme il a fait, les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses à leurs récits et à leurs vers: et ses airs, tant répétés dans le monde, ne servent qu’à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables et les plus vives qu’on peut.Il ne sert de rien de répondre qu’on n’est occupé que du chant et du spectacle, sans songer au sens des paroles, ni aux sentiments qu’elles expriment; car c’est là précisément le danger, que pendant qu’on est enchanté par la douceur de la mélodie, ou étourdi par le merveilleux du spectacle, ces sentiments s’insinuent sans qu’on y pense, et gagnent le c?ur sans être aperçus. »

20Lettre sur la musique française et La Nouvelle Héloïse. Dans ce dispositif reliant théâtre et opéra, il faut souligner que le passage de Lettre à d’Alembert sur les spectacles consacré à la critique des tragédies de Racine reprend les critiques que Boileau adressait à Quinault.

© Catherine Kintzler, 2007