Jean-Michel Muglioni veut lui aussi que nous soyons solidaires des Ukrainiens : mais il se demande si nous le sommes, nous qui depuis nos salons regardons sur nos écrans les Russes anéantir l’Ukraine. Notre essor économique nous a endormis : oublieux de la nature des rapports des États entre eux, nous avons laissé s’installer ou même voulu une situation inextricable, qui ne peut avoir d’issue que tragique : la fin de l’Ukraine, et peut-être une guerre plus générale.
Depuis vingt ans, la Russie a fait ouvertement savoir qu’elle veut retrouver son empire et son influence perdus, et nous avons attendu de voir. Comme souvent dans l’histoire du monde – comme toujours ? – nous avons laissé se mettre en place une situation absurde, inextricable, qui a rendu la guerre inévitable. Non pas seulement par lâcheté, mais par exemple parce que cela nous plaisait d’accueillir les milliardaires soutiens de la dictature russe, aujourd’hui sanctionnés : nous les avons accueillis à bras ouverts dans nos stations de ski, dans nos ports de la Méditerranée, partout en France et dans le monde. Nous nous réjouissions quand ils achetaient nos clubs de football et nos produits de luxe. La place financière de Londres s’enorgueillissait de leurs apports. Étaient-ils alors différents de ce qu’ils sont devenus ? Ignorions-nous leurs liens à la mafia ? Ignorions-nous que dictature et corruption vont de pair ?
Sans doute faut-il saluer l’unité qui s’est faite pour condamner l’agresseur et pour prendre des sanctions économiques contre lui. Mais nous sommes, devant nos écrans, au spectacle, comme devant un match où l’on prend parti pour le plus faible qu’on sait d’avance battu. Nous regardons l’Ukraine résister. Est-il plus décent de ma part d’exprimer ici ma honte ? Les assemblées législatives des pays immobiles applaudissent le président Zelensky pour son courage. Nous déclarons partout notre solidarité à l’égard d’un pays envahi et bombardé dont la population n’a d’autre issue que de mourir au combat ou d’émigrer. Je ne souhaite pas avoir à bénéficier un jour d’une solidarité pareille. Ainsi le désordre du monde nous enferme dans une logique de l’absurde : l’alliance censée nous protéger de la Russie nous interdit de défendre un pays qui n’en est pas signataire. La Russie peut conquérir l’Ukraine et massacrer les Ukrainiens jusqu’au dernier sans craindre que nous allions les secourir.
Ce qu’on appelle l’Occident a laissé les révoltes berlinoises, hongroises et tchèques se faire écraser. Il est pour l’instant égal à lui-même. Parce que l’invasion de l’Ukraine est aujourd’hui condamnée, faudrait-il croire en effet au réveil de l’Europe ? Comment, obèse, réagira-t-elle quand la guerre ne sera plus seulement des images sur ses écrans et qu’il faudra en payer le prix ? Sera-t-elle même capable de supporter un régime sec, modérément sec ? En 2018, Emmanuel Macron disait ceci : « Ce vieux continent de petits-bourgeois se sentant à l’abri dans le confort matériel entre dans une nouvelle aventure où le tragique s’invite »1. Il pensait que le tragique nous réveillerait. Optimisme paradoxal, tempérait-il. Or les horreurs de la guerre ne guérissent pas nécessairement les peuples de leur veulerie. La Grande Guerre s’est conclue par le traité de Versailles qui préparait la suivante, elle-même suivie de ce qu’on a appelé une guerre froide. L’Europe se croyait en paix pendant qu’ailleurs d’autres guerres servaient les intérêts des uns et des autres. Seule nouveauté positive, l’agression russe ne semble plus signifier aujourd’hui pour nos penseurs que le régime russe est l’avenir de l’homme2. Comprendra-t-on que l’essor inouï de notre économie n’est pas la paix ? Qu’il n‘est pas davantage garant de notre liberté, qu’au contraire il nous fait oublier que la paix repose sur notre volonté et non sur notre bien-être ?
Hérodote raconte, au début de ce qu’on considère généralement comme notre premier vrai livre d’histoire, que, dans l’Asie Mineure, il était courant qu’une cité rase sa voisine, s’empare de ses richesses et réduise sa population en esclavage. César pouvait en un jour massacrer toute la population d’une ville. Ces anachronismes pour rappeler qu’il n’y a peut-être rien d’étonnant à ce que la Russie rase l’Ukraine. Entre elles la guerre n’a jamais cessé ni avant le XIXe siècle, ni depuis. La guerre froide nous a fait croire que deux blocs s’opposaient idéologiquement : nous avons oublié que la guerre est la manière dont cités, États, ou empires, Églises même, s’imposent et s’étendent. Et cela non pas pour des raisons d’abord économiques ou idéologiques, mais parce que ce sont des puissances : s’accroître ou périr, telle est leur nature. Croire le capitalisme cause première de la guerre interdisait de voir clair, et de même croire le capitalisme unificateur du monde. Et il est dans la nature des choses qu’être à la tête d’une puissance impériale rende fou.
Que l’OTAN3, ou l’un des pays qui en font partie, intervienne en Ukraine avec son armée revient à déclarer la guerre à la Russie. Nul ne veut s’y risquer, par crainte d’un conflit atomique. Qui voudrait prendre un tel risque ? Je ne connais la guerre et ses conséquences que par les récits des historiens et des témoins, combattants de 14, résistants de 40, appelés en Algérie. Je sais trop quels malheurs en résultent. La préparation de la guerre ruine les États et nourrit les despotismes. Il n’y a pas de liberté pendant la guerre, même s’il arrive qu’elle sauve la liberté, même s’il faut parfois la faire pour sauver la liberté. Trop jeune pour avoir été faire la guerre en Algérie, j’ai vécu jusqu’à ce jour une période étrange, proprement extraordinaire : je n’ai jamais souffert des maux qu’apporte partout et toujours l’histoire. Combien sommes-nous, depuis qu’il y a des hommes, à avoir vécu une telle vie ? Et de quel droit pourrais-je envoyer depuis mon fauteuil les plus jeunes à la mort ? Nous ne sommes plus de ces vieux Romains qui sacrifiaient leurs enfants à la République. Notre prudence nous paraît nécessaire pour éviter la guerre nucléaire : quel avenir nous prépare-t-elle ?
Notes
1 – Interview à la NRF de mai 2018, reprise dans Le Monde du 28 avril 2018. La NRF interrogeait sur le romanesque.
2 – Je dois tempérer cette remarque optimiste. Les Cahiers du monde ouvrier, sur leur site internet, citent les mots d’Emmanuel Macron que j’ai repris et notent : « en réalité, sous l’expression « petit-bourgeois », Macron-le-banquier désigne les cheminots, les infirmiers et infirmières… et tous ceux qui ont un statut arraché au lendemain de la guerre dans la lutte des classes ». Où le refus de comprendre le sens des mots participe du sommeil européen. Oui, les progrès accomplis depuis 1945 ont fait de la plupart d’entre nous ce qu’on appelle des « petits-bourgeois », au sens péjoratif de ce qualificatif, aussi bien chez Marx que pour la grande bourgeoisie, elle-même devenue « petite-bourgeoise ».
3 – Rappelons-le, cette Organisation du traité de l’Atlantique Nord n’est pas un traité de défense européen et dépend des États-Unis d’Amérique.