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« Kanata » de Robert Lepage : voyages vers la réalité

Sabine Prokhoris a vu Kanata – Épisode I – La Controverse de Robert Lepage au Théâtre du Soleil1. Elle rappelle la fonction émancipatrice du théâtre où chacun est convié à congédier son « moi », à faire l’épreuve du plaisir et du tourment de l’altérité : on en sort dans un état différent de celui où on y est entré. Demander – comme le fait la polémique dont la pièce est l’objet – au théâtre de « respecter » des « identités », lui reprocher « d’oublier » des « origines » qu’on a déjà figées comme un destin imperturbable, c’est vouloir qu’il se transforme en zoo où évoluent des bêtes curieuses et intouchables. Fallait-il que les rôles d’« autochtones » fussent impérativement tenus par des « autochtones » ? La réponse est dans la pièce : une réponse juste, qui loin de reconduire le stigmate en faisant de la scène le morne lieu des selfies d’une identité discriminée, en brise au contraire les logiques sournoises.

Prospéro : « Tous mes charmes sont abolis » Shakespeare, La Tempête.

« Réjouissons-nous : nous n’en sommes plus à nos premières défaites […]. Serrons les rangs ! La lutte pour le drame n’est pas encore terminée. Peu importe que des mains aient été salies, que des mains aient été déchiquetées, que des mains aient été trop douces ou trop légères : rien n’importe tant que nous aurons encore quelque chose à faire. […] Mais le grand champ chaotique et sombre de toutes les humanités est encore là, la tempête passe encore sur nos têtes, et nous continuons à chanter quand notre navire fait eau. […] Pendons nos chemises aux mâts pour trouver le vent, et ne désespérons pas. »
Bertolt Brecht, Sur l’avenir du théâtre.

 

Kanata – Épisode I – La Controverse est une pièce de théâtre.
Il n’est pas inutile, d’entrée de jeu, de rappeler ce fait, puisqu’aussi bien la controverse – en réalité une médiocre polémique qui vira au procès en légitimité contre Robert Lepage et la troupe du Soleil, mais que l’auteur et metteur en scène canadien et Ariane Mnouchkine ont eu ensemble la générosité et l’intelligence de transformer en une controverse à destination du public –, porte très précisément sur cela : la nature et la fonction du théâtre dans la Cité – une Cité contemporaine, qu’on espérera cosmopolite.

Rappelons en deux mots l’objet de la polémique : la pièce mettant en scène le destin contemporain, souvent tragique, de quelques descendants des Premières Nations – métissés pour certains de ses personnages –, et à partir de là abordant de sombres aspects de leur histoire tourmentée, broyée dans les brutalités de la colonisation du Canada par les Européens, que les rôles d’Amérindiens fussent interprétés par des comédiens non « autochtones », pour reprendre le terme en vigueur aujourd’hui, relevait, selon les contempteurs du projet, d’un geste d’« appropriation culturelle » venant redoubler les violences de la colonisation. Un geste alors politiquement, et plus encore moralement condamnable, une sorte de blasphème contre le respect dû aux « identités » maltraitées, que les bonnes intentions affichées par l’auteur comme par le Théâtre du Soleil ne sauraient en aucun cas racheter, bien au contraire2.

Contre vents et marées, grâce donc au courage et à la détermination d’Ariane Mnouchkine et de sa troupe, qui ont maintenu leur soutien sans faille au metteur en scène canadien3, les spectateurs peuvent aujourd’hui aller à la Cartoucherie4 voir un spectacle qui met tous les sortilèges et enchantements du théâtre au service d’une réflexion sur notre commune humanité à l’épreuve des cruautés de l’Histoire, en même temps que sur le théâtre, sur les forces et limites de l’art entre et parmi nous. Quel est ce « nous » ? Au spectateur de bonne foi de construire sa réponse. Spectatrice et partant, parmi d’autres spectateurs, destinataire de l’œuvre, je me risquerai ici à quelques hypothèses.

Une histoire de rencontres

Écrite et mise en scène par le Québécois Robert Lepage, magnifiquement interprétée par les comédiens du Théâtre du Soleil, Kanata est d’abord une histoire de rencontres – rencontres multiples, aux effets imprévus, heureux ou malheureux. La pièce entrelace en effet, avec une virtuosité scénaristique saisissante, plusieurs destins que les contingences de vies marquées par différents exils vont faire se croiser sur une sorte d’île où tous, à un moment ou un autre, vont se trouver jetés : l’« île », battue de tempêtes, c’est un quartier des bas-fonds de Vancouver aujourd’hui, où ont échoué, en junkies fracassés, les existences errantes, ballottées, de tant de descendants des Premières Nations, et aussi de bien d’autres laissés-pour-compte du monde contemporain, dérivant dans les courants agités des grandes métropoles. Des jeunes femmes perdues – c’est autour de quelques-unes d’entre elles, qui connaîtront un sort tragique, et d’abord de Tanya, jeune Amérindienne « aux yeux bleus », qui finira assassinée comme quarante-huit autres de ses sœurs de misère, que Kanata articule l’un des axes de son propos, le second se nouant autour de Miranda, jeune artiste peintre arrivée là pour suivre son compagnon Ferdinand qui rêve d’une grande carrière théâtrale dans le Nouveau Monde. Miranda et Tanya deviendront des amies, l’une – Tanya – venant au secours de l’autre un jour menacée dans la rue de la dope, celle-ci l’accueillant ensuite chez elle. Dans cette « île » maudite au cœur d’une immense ville entre mer et Rocheuses, un havre fragile : le loft aux baies immenses où vivent Miranda et Ferdinand, qui deviendra l’atelier de Miranda demeurée seule. Dans la rue, un pharmacien ambulant portant kippa, nommé Ariel, veille comme il peut sur tous au milieu de cette cour des miracles. Il y a aussi la combative Rosa, venue des Antilles, qui s’occupe avec vitalité, avec bonté, du centre d’injection et de désintoxication, et des âmes en peine qui viennent tenter d’y survivre à leurs naufrages. Et Tobie, moitié Huron, « esprit double » selon la sagesse des Ancêtres – figure des passages en d’autres termes, au-delà de ce que cela signifie quant à la question sexuelle (Tobie est homosexuel, expliquera-t-il à Miranda) – Tobie qui réalise un documentaire sur la rue Hastings, Tobie le sage, le bienveillant intermédiaire de bien des rencontres. Et puis un commissariat de police, où l’on s’occupe sans trop de zèle des disparitions successives de jeunes femmes de la rue Hastings, mais où l’on finira, grâce à un flic qui « n’a pas l’air d’un flic » et occupe ses loisirs à apprendre l’art du théâtre, par confondre le tueur en série qui veut nettoyer la ville du stupre apocalyptique et détruire « la Grande Prostituée de Babylone ».

Et Leyla, la mère de Tanya, premier personnage à apparaître dans la pièce, restauratrice de tableaux, Amérindienne adoptée par un couple iranien. Elle parle persan en famille, et apprend la langue de ses ancêtres. Et sa rencontre, qui sera d’amour, avec Jacques Pelletier, un anthropologue français, lui aussi présent dans la première scène. D’autres bribes d’histoires encore, des destructions, des arrachements terribles.

Chez Miranda, ça sent le poisson – le loft est au-dessus de la poissonnerie de la propriétaire chinoise immigrée à Vancouver, avec sa nombreuse et industrieuse famille.

Mémoire, au présent

Avec délicatesse, et une poésie visuelle qui combine la rapidité des enchaînements à la création subtile de durées rêveuses qui élargissent en autant de profondes respirations contemplatives un temps alors élastique – en particulier lorsque, avant le finale de la pièce, et en écho à ce qui suivait immédiatement la scène d’ouverture, advient une scène d’une poignante douceur, onirique, si « nous sommes de la même étoffe que nos songes », qui figure un voyage initiatique où se résument peut-être tous les enjeux poétiques et politiques de la pièce –, la mise en scène de Robert Lepage renouvelle l’art ancien du théâtre par l’art moderne du cinéma. Cela au-delà même de l’usage de projections d’images vidéo, usage quasi imperceptible tant il se fond avec évidence avec la scénographie – telle est la magie de ce théâtre. Car les fils narratifs qui composent en une polyphonie subtile, toute d’échos qui se répondent, les différentes intrigues dont se tisse l’étoffe serrée et souple de cette pièce méditative, palpitante de toutes les énergies qui en modulent les rythmes et les tempi, ces fils s’articulent selon une construction qui emprunte clairement à l’art du montage cinématographique pour construire la progression de l’action dramatique.

Or ce point, qui concerne la facture artistique du projet, n’est pas indifférent à ses enjeux.

Car c’est au présent, au cœur troublé de notre monde, que se déploient la pièce, et les histoires qu’elle déroule. Un présent – celui de personnages vivant dans Vancouver aujourd’hui –, tout imprégné d’histoires passées, refoulées mais toujours effervescentes pourtant, et agissantes en lui. Venant affirmer, et renforcer cela, la dimension documentaire de la pièce, inspirée d’une affaire qui s’est effectivement produite, formidablement rendue sensible par le jeu constamment juste, jamais mélodramatique, des acteurs du Soleil. Autrement dit, pour accéder à quelque chose de l’histoire collective des Premières Nations, évanouie dans les brumes du passé, point de vaste fresque héroïque autour de figures mythiques. Non. On voyagera en s’embarquant sur les traces fragiles de cette histoire passée, traces vives, actuelles, qui hantent quelques destins singuliers d’hommes et de femmes d’aujourd’hui. Nos contemporains. Lesquels assurément ne sont pas les mêmes que leurs ancêtres. Métissages, hybridations diverses, modernité, autant de transformations qui font des descendants d’autres personnes que les purs « autochtones » qu’étaient leurs aïeux. Tanya la junkie qui désira « écrire, dessiner, aimer comme elle voudrait être aimée : « un autochtone, un Blanc, un Noir, ça m’est égal »5, porte le splendide collier indien de sa grand-mère transmis par une mère dont la langue maternelle est le persan. Mais ce bijou orne le cou d’une jeune femme d’aujourd’hui, étrangère, de bien des façons, à ce que fut l’aïeule dont le peuple fut colonisé – et continua à l’être à travers en particulier l’horreur des pensionnats6 dont il sera question dans Kanata.

On songe alors à cette réflexion de Walter Benjamin, expliquant que « la mémoire n’est pas un instrument pour l’exploration du passé. C’est le médium du vécu comme le royaume de la terre est le médium où sont ensevelies les anciennes villes. […] Et il se frustre du meilleur, celui qui fait seulement l’inventaire des objets mis au jour et n’est pas capable de montrer dans le sol actuel l’endroit où l’ancien était conservé »7. Quels sont ces « endroits », dans la pièce de Robert Lepage ? Ce sont les vies, aujourd’hui, de ses personnages, veinées d’histoires enfuies et enfouies. Et c’est cette topographie-là, qu’il s’agit d’apprendre à interpréter, que dessine et met en scène la pièce.

Ainsi le parti pris esthétique sur lequel se construit sa dramaturgie traduit-il exactement cela, en y ajoutant quelque chose cependant. Car en utilisant les ressources d’un art né au XXe siècle dans son théâtre, un théâtre dont il affirme fortement la tradition, comme l’exprime de façon, transparente sinon explicite8, et pour plusieurs raisons que le spectateur pourra méditer, la référence de Kanata à l’une des plus mystérieuses pièces de Shakespeare, La Tempête – qui est par ailleurs une pièce depuis longtemps explorée par Robert Lepage, lequel s’y est confronté plus d’une fois –, il en ravive nouvellement les formes, le rendant ainsi d’autant plus vivant et libre. Qu’est-ce que cela signifie, s’il ne s’agit pas là d’une simple coquetterie, qui serait pure frivolité eu égard à la gravité des questions abordées par la pièce ? Gageons que ce qui se joue là sur le plan de l’histoire des formes esthétiques dans le champ du spectacle, n’a en réalité rien de gratuit. Car si le présent (le cinéma) renouvelle le passé (l’art millénaire du théâtre), c’est en quelque sorte qu’il le réinvente, c’est-à-dire en reconduit la spécificité tout en la transformant. Une spécificité en devenir.

Dès lors, on peut penser qu’il pourrait bien en aller de même pour ce qui concerne l’histoire – et les histoires – des humains. Autrement dit : partir du présent, un présent « tout imprimé d’Histoire » selon le mot de M. Foucault, mais un présent vivant, un présent en mouvement, un présent sur lequel il devient possible d’agir, cela donne la force non pas de modifier le passé dans sa teneur factuelle, mais de s’affranchir du destin fixe, comme inscrit dans le marbre, qu’il semble devoir prescrire. Sous condition de la transformation – telle est l’épreuve à traverser. Mais pareille épreuve met à mal le fantasme tyrannique d’une « identité » inaltérable – à défaut d’être inaltérée –, à maintenir coûte que coûte telle que le malheur la fige. La garantira en l’occurrence une « autochtonie » alors nécessairement victimaire.

Tobie le demi-Huron, ancien junkie, gracieuse et douce figure de passeur dans la pièce, est le personnage qui aura su avec courage et imagination traverser cette épreuve. Et il initiera avec sagesse, avec tendresse, Miranda à cet art des passages, à ce voyage. Rebattues aussi les cartes de La Tempête – ses traces furtives, énigmatiquement présentes, dans Kanata. Au spectateur qui le souhaite de comprendre – un peu – pour quelle nouvelle partie.

La question que soulève la pièce, et de plusieurs façons, est alors celle de la transformation, et conjointement celle des conditions d’une émancipation qui ne vaille pas oubli, et encore moins déni. Il s’agit autrement dit, pour chacun des personnages, de parvenir à s’extraire de ce à quoi une inéluctable fatalité le vouerait, censément sans échappée possible. Mais se libérer, c’est aussi, d’une certaine façon, trahir l’injonction – imaginaire, mais pas moins puissante pour autant – à demeurer fidèle non plus tant alors à une histoire, laquelle pourrait se poursuivre en s’infléchissant autrement qu’en implacable ligne droite, mais à ce qui, à force de devoir être ressassé comme la litanie sans fin du désastre subi, se clôt sur soi-même sans issue ni avenir possibles. Seule « victoire » en ce cas, en forme de trompeuse revanche : exister comme vestale du dol, à jamais jalouse de cette fonction sacrée.

Transmissions

Ce qui demeure terrible, et la pièce n’esquive pas cette dimension tragique, ce sont les échecs, innombrables, malgré la force du désir de devenir libre ; de tout cela témoigne l’émouvant et tendre personnage de Tanya dans la pièce. Ces échecs sont-ils à interpréter comme un rappel à l’ordre, et partant comme la confirmation d’un sort funeste à accomplir pour prouver qu’un inexpiable forfait a vraiment eu lieu ? Et donc comme une disqualification du vœu que les effets n’en soient pas définitifs et partant tout-puissants – qu’au bout du compte il ne triomphe pas complètement ? Le pari de Robert Lepage et de ses personnages va tout à l’inverse. Oui, des crimes ont été perpétrés. Oui, ils sont inexpiables. Mais leur plus effrayante victoire serait d’avoir érigé un mur infranchissable entre ceux qui ont été et sont du côté des victimes, et les autres.

Or ces crimes nous affectent et nous concernent tous – en tant qu’êtres humains. Ainsi quiconque peut – doit même, si les circonstances le conduisent à pouvoir le faire – en relayer la mémoire, en même temps que le désir, libre comme le vent, transmissible au-delà des plus barbelées des lignes de démarcation, de leur faire pièce. Ne serait-ce pas le sens le plus profond de la philia grecque : l’amitié, cette inclination réciproque entre deux personnes, qui n’est pas fondée sur les liens du sang ? Entre des étrangers en somme, qui ne partagent pas nécessairement la même histoire mais se rencontrent, et se décentrant d’eux-mêmes, trouvent à inventer une fraternité neuve. Entre Tanya et Miranda, naît l’amitié – et c’est d’ailleurs Tanya, la fille perdue, qui la première protégera Miranda, l’étrangère. Et de ce que Tanya lui aura transmis, Miranda plus tard se fera l’interprète. C’est ce que nous dit sans doute la dernière image de Kanata, à travers les gestes amples, indomptables, de celle qui désormais peindra, peindra, peindra encore, envers et contre tout.

Par sa façon de traiter l’histoire des descendants des Premières Nations, nos contemporains en ce monde fait de tant de couches enchevêtrées d’histoires intimes et collectives – de la traiter c’est-à-dire aussi d’en soigner les blessures – la pièce prend en tout cas clairement position dans ce débat. Elle le fait d’une triple façon.

Du théâtre

Dans la pièce elle-même, en premier lieu, sur deux plans.

D’abord parce que clairement Kanata, en même temps qu’une action dramatique qui s’attache à revenir sur les pans les plus sombres de l’histoire du Canada, est une pièce, réflexive, sur le théâtre – ces deux dimensions étant indissociables, étroitement articulées l’une à l’autre. Cela de multiple façons, explicites – théâtre dans le théâtre, très shakespeariennement –, ou plus allusives. En outre comme on le verra dans la pièce, l’aptitude, qui dans l’histoire s’avérera salvatrice, au jeu et au transformisme de l’un des personnages, de surcroît pas le plus attendu sur ce chapitre puisqu’il s’agit du policier (certes comédien à ses heures perdues, et une scène hilarante nous en fera témoins), constituera l’un des ressorts de l’intrigue, en participant activement du dénouement.

Or dans cette disposition au déplacement et à la transformation qui remise, le temps de la représentation, le « moi »au vestiaire, gît la force du théâtre, ainsi définie par ce mot de Borges :

« L’acteur, sur une scène, joue à être un autre, devant une réunion de gens qui jouent à le prendre pour un autre. »

Autrement dit, le théâtre est puissant parce qu’il ouvre un espace au sein duquel on peut jouer. En des emplacements différents, l’acteur et le spectateur – là résident la profondeur et la justesse de la remarque de Borges – partagent cette aptitude au jeu. Jouer au sens des jeux, éminemment sérieux, de l’enfance, si bien analysés, à la suite de Freud, par Donald Winnicott9 : l’enfant distingue bien sûr parfaitement son environnement, le réel qui l’entoure en d’autres termes, de l’espace indéfiniment mobile ouvert par son activité imaginaire, mais ces deux dimensions pourtant ne sont pas sans rapport. Car le jeu, et les objets qu’il crée, que Winnicott nomma non sans raison « espace et objets transitionnels », sont pour le petit humain la barque grâce à laquelle pourra véritablement s’effectuer pour lui le « voyage vers la réalité », selon l’expression de D. Winnicott. Un périple qui loin de dénier cette réalité, permettra à l’enfant, futur adulte, d’y vivre créativement – de la comprendre, et de l’aménager inventivement, c’est-à-dire de ne pas en subir passivement la cruauté, la violence, ou la simple absurdité ; de ne pas y rester muré comme en une cellule obscure.

Le théâtre réactive cette part de jeu, essentielle et émancipatrice, comme l’a si bien compris et montré Ingmar Bergman, dans son pénétrant Fanny et Alexandre. Et puisque la pièce est accueillie par Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, rappelons-nous Molière enfant dans le film éponyme, lorsque les enfants jouent, et deviennent vraiment chevaliers et gentes dames – au beau milieu du jeu, une réalité triviale se rappelle au petit Jean-Baptiste qui, bien que « mort » dans les bras du chevalier, a besoin de pisser… (mais pour autant le jeu n’en reste pas moins « vrai »).

Évidemment, cela suppose que jouer un personnage, qu’il soit inspiré d’un contemporain, historique, ou imaginaire, ne relève pas du selfie si prisé aujourd’hui. Contrairement à ce que nous serinent les manuels de « développement personnel » à succès (« Soyez vous-même »), ou la publicité pour Mac Do (« Venez comme vous êtes »), la promotion de l’« identité » portée comme un brassard redouble au contraire et verrouille à double tour toutes les chaînes, alors inquestionnables, qui prétendent définir et délimiter une fois pour toutes ladite identité. En ce sens les auto-proclamés « racisés » sont déjà auto-racistes avant même de se révéler éventuellement racistes à l’égard de n’importe quel allogène.

Dès lors que la représentation « théâtrale » prétend manifester la pure et simple présentation d’un « soi » assigné à une identité rendue alors « visible », cette exhibition passant pour libératrice, on se retrouve au zoo, pas au théâtre10. Et donc en cage. Ainsi, pour évoquer lesdites « minorités » discriminées, ce n’est pas leur visibilité en tant que telle qui pourra permettre que se lève le stigmate. Lorsque Jérôme Bel expose sur scène des personnes handicapées mentales pour les « libérer » en produisant triomphalement la visibilité du handicap censé les définir, les invitant à la « performer » selon le vocable butlérien de rigueur, ce geste étant supposément « subversif », il ne subvertit rien du tout, il demande, perversité suprême, auxdits handicapés de confirmer aux yeux de tous leur handicap, sur le mode en somme du fameux : « C’est vous le nègre, continuez ». Lorsque Madeleine Louarn en revanche fait interpréter Lewis Caroll, Aristophane ou Beckett par sa troupe Catalyse, composées d’acteurs souffrant de handicaps mentaux, elle leur permet d’être autre chose que ce à quoi le stigmate « handicap » réduit leur identité11. Sans pour autant invisibiliser ce handicap, puisque l’interprétation qu’ils offrent de ces textes passe, nécessairement, par l’expérience humaine singulière qui est la leur – leur situation de handicap en l’occurrence. De même, dans Kanata, l’interprétation du personnage de la mère de Tanya, joué par une comédienne qui se trouve être iranienne, est-elle nourrie par l’expérience et l’histoire spécifique de cette comédienne – sa langue, le persan, devenant entre autres choses un élément qui, décentré, participe de l’écriture de la pièce. Que Shaghayegh Beheshti offre une interprétation aussi sensible du personnage qu’elle joue tient non pas à son appartenance – distanciée au service de la pièce –, et qu’ainsi elle puisse passer pour un ersatz d’« autochtone »  acceptable, mais à son talent et à son travail de comédienne. Faudrait-il croire que Maurice Durozier, qui interprète un glaçant et très convaincant tueur en série, descend de Jacques l’Éventreur ou du docteur Petiot (et qu’au fond dans le rôle le tueur de l’Est parisien, ou quelque criminel de la même espèce, c’eût été à coup sûr plus « vrai » encore) ?

Loin de soi : l’amour, cet exil

En second lieu, un des pivots de Kanata est une histoire d’amour. Non pour sacrifier aux codes des « séries télé » bas de gamme, selon les éléments de langage dont ont usé, en un touchant unisson, quelques critiques paresseux n’ayant hélas que trop tendance à prendre « des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour » 12, mais pour une raison qui rejoint, par un autre chemin, cette affaire humaine fondamentale13, dont nous parlent aussi tous les contes, d’un bout à l’autre de la planète: l’épreuve de la transformation.

Une histoire d’amour, qui se noue entre deux êtres venant, là encore, d’univers différents.

Laissons ici la parole à Beckett, qui en connaissait un bout en matière d’étrangèreté – et fait partie, notons-le au passage, de ces auteurs qui ont écrit une partie importante de leur œuvre dans une autre langue que leur langue maternelle :

« On n’est plus soi-même, dans ces conditions, et c’est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l’être, quoi qu’on en dise. Car lorsqu’on l’est on sait ce qu’on a à faire, pour l’être moins, tandis que lorsqu’on ne l’est plus, on est n’importe qui, plus moyen de s’estomper. Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir »14.

Ces lignes magnifiques, et si drôles en même temps, nous disent l’essentiel. Pouvoir devenir « n’importe qui » : épreuve, autant que grâce, de l’amour – et du théâtre. Deux expériences que non sans motif Shakespeare si souvent intrique étroitement dans son théâtre.

C’est un tel dépouillement de « soi » qui en tout cas permet à l’interprète dramatique de se faire passeur de ce de ce que Joseph Conrad appelait, dans La Ligne d’ombre, « le flot de toute l’humanité ». B. Brecht a exprimé cette exigence et cette capacité de la plus simple des façons, à propos du maquillage au théâtre, équivalent du masque :

« Avant tout, le maquillage doit faire le vide dans le visage, il ne faut pas qu’il le remplisse, le particularise, le fixe. »

Ainsi l’acteur se rendra-t-il disponible au passage par lui d’autre chose que lui, d’inattendu alors : « Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais », dit Louise face au portrait peint par Miranda de celle qui pourrait être la fille qui lui fut arrachée. Mais qui, propriété de personne, se relie à nous tous.

Que, dans l’ultime scène de la pièce, Miranda peigne dans l’air nous donne à voir cet envol au-delà de la consigne étroite des particularités. Et cet envol libre plonge en même temps au plus profond de l’humanité commune, faite de tant d’existences singulières qui se répondent. Ainsi l’énergie indomptée de son geste fait-elle surgir, comme un fragile chœur en mouvement, toutes ces existences, les vivants et les morts.

Telle est la tâche de l’artiste, qui selon les mots de J. Conrad,

« s’adresse au sentiment de mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la pitié, de la beauté et de la souffrance, au sentiment latent de solidarité avec toute la création ; et à la conviction subtile mais invincible de la fraternité qui unit la solitude d’innombrables cœurs : à cette fraternité dans les rêves, dans la joie, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l’espoir et la crainte, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l’humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître. »

Un peu plus loin, Conrad ajoutera ceci :

« Arracher, en un moment de courage, à l’impitoyable course du temps une phase éphémère de la vie, ce n’est que le commencement de la tâche. La tâche, entreprise avec tendresse et foi, consiste à maintenir résolument, sans préférence et sans frayeur, devant tous les yeux et dans l’éclairement d’une attitude sincère, le fragment ainsi sauvegardé. Elle consiste à en faire paraître la vibration, la couleur, la forme, et, à travers sa mobilité, sa forme, et sa couleur, à révéler la substance même de sa vérité, à en dévoiler le secret inspirateur, la tension et la passion qui se cachent au cœur de chaque instant persuasif. Dans un effort résolu de cette sorte, si on a assez de mérite et de bonheur, on peut parfois atteindre à une sincérité si manifeste qu’à la fin la vision de regret ou de pitié, de terreur ou de gaieté qu’on présente éveillera dans le cœur des spectateurs le sentiment d’une inévitable solidarité, de cette solidarité dans l’origine mystérieuse, dans le labeur, dans la joie, dans l’espérance, dans une incertaine destinée, qui unit les hommes les uns aux autres, et l’humanité tout entière au monde visible »15 .

Il s’agit de peindre, donc. Par le pinceau, l’écriture, le théâtre, le documentaire, toute forme d’art qui témoigne du lien humain, plus fort que toutes les destructions.

 

Enfin, et c’est un troisième axe, qui éclaire et soutient le parti que prend la pièce dans la controverse évoquée plus haut : la décision, fruit de la rencontre entre Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, et du pari de cette dernière de confier sa troupe à un metteur en scène autre qu’elle-même, de faire interpréter Kanata par les comédiens du Soleil.

Fallait-il, donc, que les rôles d’« autochtones » fussent impérativement tenus par des « autochtones » ?

La réponse est dans la pièce – bien au-delà de ce qui y est explicitement formulé sur ce point –, et dans tout ce qu’elle déploie, articulé par sa teneur artistique même, on l’a vu. Une réponse juste, qui loin de reconduire le stigmate en faisant de la scène le morne lieu des selfies « performatifs » d’une identité discriminée, en brise au contraire les logiques sournoises.

La suite ? Pourquoi pas une Tempête, interprétée par des artistes « autochtones » ou non ? Des acteurs, tout simplement, légitimes pour d’autres raisons que celles, au fond méprisantes, de leur origine. Revenons sur ce qu’explique Ariane Mnouchkine au sujet de sa troupe, laquelle au fil du temps est devenue cosmopolite :

Les comédiennes et comédiens de la troupe y sont entrés grâce à leur courage, leur imagination, leur talent, jamais à cause de la couleur de leur peau ou d’une quelconque appartenance16.

Au bout du compte, la réussite la plus généreuse de Kanata ne tient-elle pas à ceci que, geste d’un seul tenant artistique et politique, elle ouvre à cette dimension si bien résumée par B. Brecht :

« Et la discussion est l’un des niveaux les plus élevés du plaisir de l’art que puisse atteindre la société. »

Encore faut-il accueillir cette invitation.

À la fin de La Tempête, Prospéro renonce à tous ses pouvoirs magiques – à sa toute-puissance tyrannique. Mais il promet de dire son histoire et, tel Ulysse, de « charmer l’oreille » par son récit. Ainsi se voit-il « réduit à [mon] son seul pouvoir, combien pauvre ». Mais combien riche, dès lors qu’Ariel, désormais « libre et heureux », souffle dans cette voile qui se gonfle entre la scène et l’assistance.

Le théâtre est une île. Le théâtre est un navire. Accepterons-nous de voyager ?

Notes

2 – Sur la polémique, voir mon court article : https://www.liberation.fr/debats/2018/09/20/une-femme-des-lumieres_1680149
La polémique ne s’est pas éteinte : pièce « raciste » pour Françoise Vergès, égérie du collectif « Décoloniser les arts », tandis que telle journaliste, avec l’arrogance de la bêtise, n’hésitera pas à parler de geste « fasciste », aliéné par les vieilles lunes de l’universalisme (occidental-oppresseur-colonialiste bien sûr) (France Culture, La dispute, 24 décembre 2018) ; d’autres s’y sont pris plus obliquement : le châtiment de la faute morale (que l’on n’évoquera pas, sinon pour l’absoudre) étant le ratage artistique. Là gît la sanction suprême : car on ne fait pas de l’art avec des bons sentiments, n’est-ce pas ? La pièce est alors décrite comme en restant au stade des « bonnes intentions » pour aboutir à un résultat qui ne relèverait que de la « série télé » poussive, « mal joué » de surcroît. Autant d’éléments de langage que l’on a vus mécaniquement recyclés par quelques plumes autorisées, qui n’ont juste pas remarqué les allusions, pourtant transparentes, à La Tempête. Ce qui se passe de commentaire.

4 – Voir note 1.

5 – Ces mots ont été écrits dans son carnet, et Leyla sa mère les lit à voix haute, après sa mort assassinée.
Aujourd’hui, je vais faire ma liste. Je vais faire une liste de tout ce qui est désirable.
Un : écrire… ou être peintre
Ou, au moins, comme maman, restauratrice.
Deux : gagner ma vie.
Trois : voir les jardins d’Ispahan
Quatre : être aimée comme j’aimerais aimer.
Un autochtone, un blanc, un noir, ça m’est égal.
Cinq : des enfants ?
Peut-être. Pourquoi pas ?
Si j’arrive à échapper à la Grande Tueuse.
Je commence demain ?

6 – Pensionnats assez semblables à ceux, pires encore peut-être, où l’Irlande enferma, pour en faire des esclaves, les « filles-mères » séparées de leur progéniture maudite vendue à de riches familles américaines – cela jusqu’en 1996.

7 – Walter Benjamin, Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 181-182.

8 – Outre les prénoms de certains personnages – Ferdinand et Miranda, Ariel –, outre l’odeur de poisson qui renvoie à Caliban, toutes ces allusions n’étant pas dénuées d’humour par détournements et déguisements (Ariel porte kippa, Ferdinand est un nigaud poussif que Miranda éjectera, et l’odeur de saumure est celle de la poissonnerie), nombre de thèmes de Kanata résonnent avec la pièce de Shakespeare, au-delà des histoires proprement dites que relatent l’une et l’autre pièce.

9 – Sigmund Freud  « Le créateur littéraire et la fantaisie », (1908) trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard 1985, p. 30-46. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, trad. Claude Monod, Paris, Gallimard, 1984.

10 – Voir S. Prokhoris, Au bon plaisir des »docteurs graves » – À propos de Judith Butler, Paris Puf, 2017. [Voir la recension par Jeanne Favret-Saada sur ce site].

11 – Sur ces questions, on ne saurait trop recommander la lecture du livre fondamental d’Erving Goffman, Stigmate, trad. Alain Khim, Minuit, Paris, 1996.

12 – Voir Virginia Woolf, Comment lire un livre (1925) , trad. Céline Candiard, Paris, L’Arche, 2008, p. 313 : « Mais il reste qu’en tant que lecteurs, nous avons nos responsabilités, et même notre importance. […] à une époque où la critique ne peut plus s’exercer normalement, où les livres sont passés en revue comme un cortège d’animaux dans un stand de tir, où le critique n’a qu’une seconde pour charger son arme, viser et tirer, et où l’on peut bien l’excuser s’il prend des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour, ou s’il manque complètement sa cible et laisse son coup se perdre sur une vache qui broutait paisiblement dans un champ voisin. Si, derrière la fusillade fantasque de la presse, l’auteur sentait qu’il existe une autre sorte de critique, l’opinion des gens qui lisent par amour de la lecture, lentement, et pour le plaisir, et font preuve dans leur jugement d’une grande compréhension, mais aussi d’une grande sévérité, cela ne pourrait-il pas améliorer la qualité de son travail ? » Ce qui vaut pour les livres vaut tout autant pour les spectacles, bien sûr.

13 – Voir l’anthropologue Maurice Godelier notant que « la transformation est le fait humain par excellence ».

14 – Samuel Beckett, Premier amour, Paris, Minuit, 195, p. 21-22

15 – Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, trad. Robert d’Humières, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », p. 12, 13, 14, pour les deux citations.

16 – Entretien avec Ariane Mnouchkine, Charlie Hebdo , 5 janvier 2019.

© Sabine Prokhoris, Mezetulle, 2019.

Sur un prétendu droit de désobéir

Les formes de désobéissance aux lois sont très variées. Il est question ici de celles qui entendent se présenter en tant que revendications, s’appuyer sur des arguments ou se présenter comme des théories – certaines allant jusqu’à refuser la notion même de légitimité. André Perrin les examine : de quel droit s’autorise-t-on pour soutenir qu’il y a un droit de désobéir aux lois ?

Si la démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, si ses lois, votées à la majorité, expriment la volonté du peuple, c’est-à-dire la volonté générale, celle qui ne vise qu’à l’intérêt commun, si en obéissant à ces lois le citoyen n’obéit qu’à lui-même en tant que sujet raisonnable, l’obéissance à la loi constitue l’obligation politique par excellence et la désobéissance aux lois ne peut se prévaloir d’aucune légitimité. Il ne manque pourtant pas d’individus et de groupes qui revendiquent un droit de désobéir aux lois, même en démocratie. La désobéissance aux lois peut prendre des formes diverses : celle, passive et individuelle, de l’objection de conscience, celle, non-violente et collective, de la désobéissance civile, celles, actives et violentes, de l’émeute ou de l’insurrection armée. Les différences qui séparent ces modalités de la révolte ne sont assurément pas négligeables, mais elles présupposent toutes un droit de désobéir aux lois. C’est ce présupposé qu’il s’agira d’examiner ici.

La désobéissance et le droit positif

Le droit de désobéir aux lois relève-t-il du droit naturel ou du droit positif ? On voit sans difficulté qu’un droit positif de ne pas obéir au droit positif est une contradictio in adjecto : comme le dit Éric Weil, « aucun système ne peut admettre sa propre négation »1 et « il serait contradictoire de parler d’une loi qui réglerait la désobéissance à la loi en légitimant la révolte »2. On ne peut concevoir un code dont le dernier article disposerait que les citoyens ont le droit de ne pas se conformer aux articles précédents s’ils les jugent en conscience contraires à la raison ou à la justice. La disposition juridique3 en vertu de laquelle nul citoyen n’est tenu d’obéir à un ordre manifestement illégal ne donne pas un droit de désobéir à la loi, mais tout au contraire un droit de lui obéir quand bien même celui qui la représente, faillant à son devoir, prétendrait nous contraindre à lui désobéir. Il est vrai que le corrélat de cette disposition – on ne peut incriminer un agent public pour avoir appliqué la loi – est assorti de la restriction suivante : sauf si l’application de la loi le conduisait à se faire l’auteur ou le complice d’un crime contre l’humanité4. Mais c’est que dans la hiérarchie des normes, la loi qui réprime les crimes contre l’humanité a une autorité supérieure à celle dont l’application conduirait à commettre un crime contre l’humanité.

On objectera peut-être que le droit naturel de résistance à l’oppression, dont le fondement philosophique se trouve chez Locke, est « descendu » dans le droit positif. La Déclaration de l’Indépendance des États-Unis dispose que, les gouvernements étant établis pour garantir les droits inaliénables attachés à la personne humaine, « toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement ». De même, aux termes de l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Or, la Déclaration du 26 août étant intégrée au préambule de la Constitution de 1958, ses 17 articles ont valeur constitutionnelle, en particulier depuis que le Conseil constitutionnel lui a conféré une réelle portée juridique dans sa décision 71-44 du 16 juillet 1971 « Liberté d’association », portée juridique qu’il a réaffirmée dans sa décision du 16 janvier 19825.

Cependant l’article 2 de la Déclaration doit être lu en parallèle avec l’article 7 : « Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen, appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance ». On voit que le droit de résister à l’oppression n’est pas un droit de désobéir à la loi : c’est le droit de résister à l’arbitraire d’un pouvoir qui aurait substitué sa propre tyrannie à l’autorité des lois. Il en va de même dans les Constitutions des autres États qui consacrent un droit de résistance à l’oppression. Ainsi, en Allemagne, l’article 20 alinéa 4 de la Loi Fondamentale promulguée le 24 juin 1968 dispose à propos de l’ordre constitutionnel que « Tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprendrait de renverser cet ordre ». Là encore, il est clair qu’il s’agit d’un droit de résister à un coup de force qui viserait à abattre l’État démocratique et non d’un droit de désobéir aux lois de cet État. La Constitution grecque ne dit rien de très différent, qui dispose en son article 120 alinéa 4 que « L’observation de la Constitution est conférée au patriotisme des Hellènes qui ont le droit et le devoir de résister par tous les moyens à quiconque entreprendrait son abolition par la violence ».

Non seulement ces dispositions n’ont rien à voir avec un quelconque droit de désobéir aux lois votées par la majorité dans un État démocratique, mais le droit à la résistance qu’elles reconnaissent est soumis à des conditions très restrictives : comme le fait remarquer Roxani Fragkou, « la résistance n’est pas autorisée contre une simple violation du texte constitutionnel, ni ne sert d’arme contre les lois inconstitutionnelles. Elle n’est ouverte que dans l’hypothèse d’un coup de force destiné à renverser l’ordre constitutionnel »6. La prudence des Constituants se comprend sans difficulté. Le droit à la résistance est potentiellement dangereux et ne peut s’exercer que comme remède ultime dans des circonstances exceptionnelles. En outre son inscription dans le droit positif est toujours problématique dans la mesure où il constitue une sorte de monstre juridique, un « droit contre le droit », destructeur de soi-même. Il faut donc admettre, avec Sophie Grosbon, que « l’effectivité du droit de résistance est peut-être alors à découvrir au sein des effets pratiques et symboliques que la proclamation d’un tel droit peut avoir sur les consciences et les actions des individus »7.

La désobéissance comme droit naturel

Si le droit de résistance qui figure dans un certain nombre de Constitutions ne peut être invoqué en faveur d’une justification de la désobéissance aux lois, ce n’est pas seulement parce qu’il est malaisé, sinon contradictoire, d’inscrire un tel droit dans le droit positif, mais c’est d’abord parce que, même envisagé comme droit naturel, il lui est hétérogène : c’est un droit de résister à l’oppression, non à la loi, un droit de refuser la tyrannie, non la démocratie. Or il s’agit ici de savoir si des individus ou des minorités peuvent légitimement, sinon légalement, refuser de se soumettre aux lois qui ont été votées à la majorité dans un État démocratique. La légitimité du refus d’obéir aux lois présuppose l’illégitimité des lois auxquelles on refuse d’obéir, autrement dit l’existence de lois injustes. Cette présupposition n’a évidemment pas de sens dans la perspective du positivisme juridique, mais s’inscrit au contraire dans celle d’un jusnaturalisme où les lois positives peuvent être soumises au contrôle d’une normativité supérieure. La question de savoir s’il y a des lois injustes et s’il faut leur obéir ou leur désobéir s’est ainsi posée en deçà de l’avènement de la démocratie dans des régimes politiques où les gouvernants, pour n’avoir pas été choisis par le peuple, ne s’en voyaient pas moins assigner la tâche de concourir, à travers les lois qu’ils promulguaient et appliquaient, à la réalisation d’une fin juste. C’est pourquoi saint Augustin allait jusqu’à soutenir que des lois injustes ne sont pas des lois : « Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu’elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, une loi injuste n’est pas une loi »8. Thomas d’Aquin, qui accorde à Augustin que « des lois de cette sorte sont plutôt des violences que des lois »9, caractérise comme injustes les lois qui contredisent leur fin en s’opposant au bien commun ou qui, même ordonnées au bien commun, répartissent inégalement les charges dans la communauté. Il poursuit en disant que de telles lois n’obligent pas en conscience, « sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre ; car pour y parvenir on est tenu même à céder son droit »10. En fin de compte, les seules lois auxquelles il n’est jamais permis d’obéir sont celles qui s’opposent à la loi divine. S’agissant des lois humaines, le droit de désobéir aux lois injustes se trouve ainsi à la fois fondé et limité : on n’est pas tenu de leur obéir, mais on n’est pas non plus tenu de leur désobéir car la prudence peut nous conduire à y renoncer si de cette désobéissance devait résulter un désordre générateur de plus grandes injustices. Les théoriciens modernes ne diront pas des choses très différentes. Du philosophe-citoyen qui a pris conscience de l’injustice d’une loi positive contre laquelle il pourrait lutter, Éric Weil écrit : « il peut même renoncer à cette lutte, parce que, en luttant, il s’opposerait à l’universel empirique de la loi historique qui, en tant que loi, est universelle et positive et bonne, encore qu’injuste et insuffisante en soi, quand on l’oppose à l’arbitraire de l’individu »11. La loi historique est en effet la vivante contradiction de la raison qui s’incarne dans le monde empirique, universelle et raisonnable si on la considère dans sa forme de loi, toujours juste si on l’oppose à l’arbitraire de l’individu et, en même temps, toujours injuste si on la considère dans son contenu, inévitablement particulier, déterminé qu’il est par les intérêts et les passions qui ont présidé à son apparition. Forme et contenu étant indissociables dans la réalité, en s’opposant à ce que l’universel empirique de la loi comporte d’empirique et d’injuste, on risque d’atteindre et d’ébranler l’universel que la loi réalise malgré tout, imparfaitement, dans son empiricité : « ce premier bien que constitue l’ordre public »12.

On trouve la même prudence et les mêmes réserves chez John Rawls qui, après avoir fourni des justifications à la désobéissance civile, ajoute : « Reste cependant la question de savoir s’il est sage ou prudent d’exercer ce droit. […] Nous pouvons agir dans le cadre de nos droits, et pourtant de manière déraisonnable, si notre conduite ne sert qu’à provoquer la réplique cruelle de la majorité »13. On peut donc renoncer à exercer ce droit et, en tout état de cause, on ne doit « y recourir que dans les cas d’injustice majeure et évidente »14. Quels sont ces cas ? Ce sont ceux où sont violés les principes de l’égale liberté pour tous ou de la juste égalité des chances, par exemple lorsque sont refusés à certaines minorités le droit de vote ou l’accès à telle ou telle fonction publique : « la violation du principe de la liberté égale pour tous est le motif le plus valable de désobéissance civile »15. On voit sans difficulté que le geste exemplaire de Rosa Parks et l’action de Martin Luther King s’inscrivent dans ce cas de figure. En 1955, les États-Unis sont une démocratie dont les lois sont votées à la majorité, mais une démocratie qui pratique une ségrégation raciale en contradiction avec ses principes fondateurs puisqu’une minorité s’y trouve opprimée. Relisons le plus fameux discours de Martin Luther King :

« Il y a un siècle de cela, un grand Américain qui nous couvre aujourd’hui de son ombre symbolique signait notre Proclamation d’Émancipation […]. Mais, cent ans plus tard, le Noir n’est toujours pas libre […]. Quand les architectes de notre République ont magnifiquement rédigé notre Constitution de la Déclaration d’Indépendance, ils signaient un chèque dont tout Américain devait hériter. Ce chèque était une promesse qu’à tous les hommes, oui, aux Noirs comme aux Blancs, seraient garantis les droits inaliénables de la vie, de la liberté et de la quête du bonheur. Il est évident aujourd’hui que l’Amérique a manqué à ses promesses à l’égard de ses citoyens de couleur »16

Le grand Américain dont il parle est Abraham Lincoln. Quant à  la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, elle dit ceci :

« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de droits inaliénables […]. Les gouvernements sont établis par les hommes pour garantir ces droits […]. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement ».

Martin Luther King ne préconise pas de désobéir pour que le gouvernement change des lois voulues par une majorité : il demande au gouvernement de respecter le texte fondateur qui lui sert de Constitution et qui invalide d’avance toutes les lois qui ne lui sont pas conformes, eussent-elles été votées par une majorité. Or ce texte fondateur indique lui-même la source de sa légitimité : un droit naturel en vertu duquel ce sont tous les hommes qui ont été créés égaux, et non pas une simple majorité d’entre eux. Dès lors la minorité désobéissante ne désobéit à la loi de la majorité que parce que celle-ci se désobéit à elle-même en désobéissant à une loi qui, étant universelle, est une loi qui fait, en droit sinon en fait, l’unanimité.

La désobéissance aujourd’hui

La théorie classique de la désobéissance civile suppose donc que des lois puissent être réputées injustes parce qu’elles violent des droits fondamentaux de la personne humaine constitutifs d’un droit naturel surplombant le droit positif et dont l’autorité trouve sa source, sinon dans l’éternité de la loi divine, du moins dans l’universalité de la loi de la raison. Lorsque Martin Luther King définit la loi injuste comme une « loi humaine qui n’est pas enracinée dans le droit éternel et naturel »17, il n’est pas loin de l’apostrophe d’Antigone à Créon : « je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru »18. Cette théorie classique peut sembler malaisément applicable aujourd’hui, non seulement parce que le jusnaturalisme a subi les assauts conjugués du positivisme juridique et du relativisme contemporain, mais surtout parce que les Constitutions de la plupart des États démocratiques ont intégré les principes de droit naturel qui permettent de rejeter comme inconstitutionnelles les lois qui violeraient les droits fondamentaux de la personne humaine19. Il en résulte que la revendication du droit de désobéir aux lois devrait avoir un caractère exceptionnel. Or c’est l’inverse qui se produit. Comme le remarquent Albert Ogien et Sandra Laugier : « La France contemporaine vit, on l’a vu, un moment marqué par une élévation atypique du nombre d’actes de désobéissance civile »20. En outre, les raisons, très diverses, qui sont invoquées pour justifier la désobéissance à la loi, peuvent être très éloignées de celles qui ont été à l’origine de l’action d’un Gandhi ou d’un Martin Luther King : quelque légitimes que puissent être les raisons de s’opposer à l’installation d’un camp militaire dans le Larzac ou à la construction d’un aéroport à Notre Dame des Landes, elles ne peuvent être mises, sous le rapport des droits fondamentaux de la personne humaine, au même niveau que celles qui conduisent à refuser des lois qui privent les Noirs du droit de vote ou contraignent les Juifs au port de l’étoile jaune. Or Ogien et Laugier montrent que la plupart des actes de désobéissance civile dans la France d’aujourd’hui procèdent d’un refus de la logique du résultat et de la performance dont la LOLF est la loi emblématique. Sous prétexte d’éviter le gaspillage de l’argent public et de mesurer l’efficacité des politiques qu’il met en œuvre, l’État soumet ses agents à des impératifs de performance et à des procédures d’évaluation qui dépossèdent les médecins de leur liberté de soigner, les enseignants de leur liberté d’enseigner, les chercheurs de leur liberté de chercher, « limitant l’autonomie des professionnels souverains que sont les médecins, les professeurs des écoles ou les enseignants-chercheurs de l’université »21. Ceux-ci seraient donc fondés à résister à « ce qu’il faut bien nommer la violence arithmétique de la quantification »22, les professeurs des écoles en refusant d’effectuer les évaluations demandées par le ministère, les enseignants-chercheurs en refusant de lui transmettre les maquettes des masters, les masseurs-kinésithérapeutes en refusant de s’inscrire à leur ordre professionnel. Ce refus d’obéir à la loi est-il compatible avec la démocratie ? Puisque les modernes théoriciens de la désobéissance civile nous assurent qu’il l’est, qu’il se justifie par « une exigence démocratique un peu inédite »23, qu’il s’inscrit dans « le projet d’une démocratie radicale »24, il faut examiner leurs arguments.

Objectivité de la subjectivité

On a vu plus haut que l’individu ou la minorité ne peuvent désobéir légitimement à la loi de la majorité que s’ils peuvent se désigner eux-mêmes comme porteurs d’une loi universelle à laquelle la loi de la majorité, subordonnée en droit, est infidèle en fait. C’est bien dans cette voie que s’engagent, en se réclamant d’Emerson ou de Thoreau, les sectateurs de la désobéissance civile. « Personne ne peut décider à ma place de ce qui est juste et injuste », écrit Frédéric Gros, et « ce sujet indélégable n’est jamais menacé par l’individualisme, le relativisme, le subjectivisme. Parce que ce point d’indélégable en moi, c’est précisément le principe d’humanité, l’exigence d’un universel »25. Dans le même sens, Albert Ogien et Sandra Laugier disent de la désobéissance qu’« elle n’a plus besoin d’être générale, et peut (doit) être le fait d’un individu ou d’un groupe isolé. Car, dans cette conception exigeante de la démocratie, chacun vaut les autres, et une voix individuelle peut revendiquer la généralité. C’est cette possibilité de revendication qui permet de prolonger aujourd’hui le modèle de la désobéissance »26. Ainsi donc, chaque individu, chaque groupe isolé peut prétendre parler au nom de tous et dire ce qui vaut universellement. C’est que « la voix est indissolublement personnelle et collective, et plus elle exprime le singulier, plus elle est propre à représenter le collectif »27. Non seulement la voix singulière est habilitée à représenter le collectif, mais elle l’est en tant que singulière, de sorte qu’elle l’est d’autant plus qu’elle est plus singulière. Si cela est vrai, on devrait en déduire que, l’individu étant par définition plus singulier que le groupe, minoritaire ou majoritaire, auquel il appartient, il est plus apte à représenter la collectivité que la collectivité elle-même. « Qu’est-ce qui permet de dire nous ? Je (seul) puis dire ce que nous disons »28. Si cette phrase veut bien dire ce qu’elle dit, il en résulte qu’il ne peut y avoir d’expression collective – dans un vote, par exemple – mais que seul l’individu est qualifié pour parler au nom de tous. Telle semble bien être la pensée des auteurs puisqu’ils illustrent leur assertion d’une citation d’Emerson :

« Croire votre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous dans l’intimité de votre cœur est vrai pour tous les hommes – c’est là le génie. Exprimez votre conviction latente, et elle sera le sentiment universel : car ce qui est le plus intime finit toujours par devenir le plus public ». 

Ogien et Laugier résument cette formule d’Emerson de la façon suivante : « l’expression individuelle est légitimée comme publique quand elle est authentique »29. Dans le même sens, Frédéric Gros convoque Thoreau pour récuser l’article 7 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « la seule majorité qui compte est celle de la sincérité morale, face à laquelle les majorités numériques, statutaires ne valent rien : la majorité au sens comptable ne désigne que les plus nombreux. S’y plier, c’est accepter la loi du plus fort. Ce qui doit l’emporter, c’est une supériorité éthique, pas une loi arithmétique »30. Ce qui est le gage de cette supériorité éthique qui doit l’emporter contre la loi de la majorité parce qu’elle est, elle, la vraie majorité, c’est la « sincérité morale ». Rappelons ici que la sincérité n’est pas la vérité, mais qu’elle s’en distingue comme le subjectif de l’objectif : elle est la qualité de celui qui exprime ce qu’il pense ou ressent réellement, quand bien même ce qu’il pense serait faux et ce qu’il ressent l’effet de ses passions. La justification de la désobéissance civile s’effectue donc sur le fond de l’opposition construite par Thoreau entre l’individu et l’État, au profit du premier : « C’est l’individu qui est sacré »31. Ainsi, poursuit Frédéric Gros, « l’affirmation d’une primauté, d’une souveraineté de la conscience, ouvre à une redéfinition des priorités. La priorité n’est pas l’obéissance aux lois, la conformité aux règles, mais la préservation, la sauvegarde de ses propres principes »32. Mais à qui ces « propres principes » sont-ils propres ? À l’individu ou à l’humanité ? À l’individu ou à la communauté ? Les principes dont se réclame Antigone ne lui sont pas propres au sens où ils seraient tirés de son idiosyncrasie, mais du droit religieux archaïque tel qu’il est encore présent à la conscience grecque de son temps. Les principes qu’invoque Martin Luther King ne prennent pas leur source dans sa subjectivité individuelle : ce sont les principes fondateurs de la nation à laquelle il appartient. Il en va différemment ici. À la souveraineté de la loi est substituée la souveraineté de la conscience, à l’autorité de l’État la sacralité de l’individu, à la loi des majorités numériques « qui ne valent rien », celle des minorités dont les convictions intimes, dès lors qu’elles sont sincères, prétendent à l’universalité et peuvent donc, à ce titre, être légitimement imposées à tous. La redéfinition des priorités réclamée par M. Gros inscrit la désobéissance civile dans une conception des rapports de l’individu et de l’État qui en infléchit significativement le sens originel. Examinons les conséquences de cet individualisme radical.

Le contrat, le consentement et le divorce

Rawls présentait lui-même sa théorie de la justice comme une généralisation de la théorie du contrat social « telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant »33. Elle implique donc que les principes de justice sur lesquels se fonde la société fassent l’objet d’un accord originel : « les hommes doivent décider par avance selon quelles règles ils vont arbitrer leurs revendications mutuelles et quelle doit être la charte fondatrice de la société »34. Or selon les modernes théoriciens du droit de désobéir, il y a là une insupportable limitation du droit de l’individu à revendiquer. Penser la désobéissance, écrivent Ogien et Laugier en s’appuyant sur la critique de Rawls par Cavell, c’est penser « qu’il n’y a pas de règles qui limitent l’acceptabilité des revendications et leur forme »35 et « le reproche qu’on peut adresser au libéralisme politique vise donc cette incapacité à honorer jusqu’au bout le caractère légitime de toute revendication »36. À moins de supposer que les revendications des individus, si diverses soient-elles, ne peuvent pas entrer en contradiction les unes avec les autres, en sorte que jamais ne se pose dans la vie sociale le problème de leur arbitrage, on voit mal comment elles pourraient être toutes également légitimes. Toujours est-il que, si c’est le cas, il ne peut en effet y avoir de charte fondatrice de la société déterminant a priori les règles de l’arbitrage entre des revendications toutes également légitimes. C’est donc bien l’idée d’un accord originel qui est battue en brèche. Selon Ogien et Laugier, « la désobéissance n’est pas une mise en cause du contrat social, mais sa réinterprétation »37. L’idée de consentement n’est pas abolie en même temps que celle d’un consentement originel : « C’est ici et maintenant, chaque jour, que se règle mon consentement à ma société ; je ne l’ai pas donné, en quelque sorte, une fois pour toutes. Non que mon consentement soit mesuré ou conditionnel : mais il est, constamment, en discussion, ou en conversation »38 . Si mon consentement n’est ni mesuré, ni conditionnel, on a un peu de mal à comprendre comment il peut être constamment en discussion, mais passons… Fort logiquement, les auteurs se réfèrent au parallèle que Cavell instaure entre le mariage et la démocratie pour conclure que le consentement à la société, comme le consentement amoureux, est toujours à reconduire et que « rien ne peut avoir plus de prix que de retrouver la liberté après un mariage malheureux »39. Dès lors que je ne retrouve pas ma voix dans la conversation démocratique, le gouvernement cesse d’être légitime et je suis fondé à faire sécession.

La métaphore du mariage et du divorce mérite d’être examinée. On pourrait penser, à première vue, qu’elle trouve un fondement chez Locke. Pour celui-ci, en effet, l’individu ne renonce pas à tous ses droits naturels en entrant dans la société civile. Le contrat social ne prend pas la forme d’une aliénation ou d’un contrat de soumission, mais celle d’un dépôt : le peuple confie aux gouvernants le pouvoir afin que celui-ci réalise la fin du politique qui est le bien public. Si ceux-ci utilisent le pouvoir qui leur a été confié au service d’une autre fin, s’ils faillissent à leur mission, le peuple « a le droit de reprendre sa liberté première, et, en instituant un nouveau pouvoir législatif […], d’assurer sa propre sécurité, qui est la raison d’être de la société »40.

Cependant chez Locke, il ne s’agit pas d’un droit de chaque individu à désobéir aux lois parce qu’une revendication qu’il juge légitime en son for intérieur n’a pas été satisfaite, mais d’un droit du peuple à renverser un pouvoir tyrannique qui a, le premier, rompu le contrat originel qui assurait sa légitimité, instituant ainsi « un état de guerre »41. Il n’y a donc pas à craindre « que des conséquences fâcheuses [puissent] être provoquées chaque fois qu’il prendra fantaisie à une tête chaude ou à un esprit turbulent de désirer changer le gouvernement »42. En effet le peuple supporte sans murmures bien de ces erreurs et de ces injustices que la faiblesse humaine rend inévitables de la part de ses gouvernants. Pour que le droit à la résistance soit fondé, il faut que le mal soit généralisé.

Pour Locke, le motif du divorce ne peut être qu’exceptionnel, et il s’agit bien d’un divorce entre le peuple et ses gouvernants. Chez Thoreau au contraire, le droit « de se séparer d’un État qu’on ne reconnaît plus comme le sien »43 est reconnu aux individus et dès lors que l’union politique est pensée sur le modèle de l’union conjugale où le bonheur est non seulement un droit, mais un devoir, les occasions de rupture risquent de proliférer : « si le contrat du mariage est une miniature du contrat fondateur de la république, alors nous devons à la république une participation qui prend la forme d’une « conversation assortie et joyeuse »44. La métaphore du divorce devient alors problématique. Chez Locke, le droit à la résistance conduit à reconduire le contrat avec de nouveaux gouvernants, autrement dit le divorce est automatiquement suivi d’un remariage. Mais que devient l’individu qui se sépare de l’État sous prétexte que sa conversation avec lui n’est pas assez joyeuse ? À moins qu’il ne se transforme en Robinson, comment s’organiseront ses rapports avec l’État dont il se sera, en principe, séparé et avec tous les « conformistes » qui, eux, ne se seront pas séparés ? Il faut remarquer en outre que dans les États démocratiques modernes, le divorce ne peut se faire ni par consentement mutuel, ni pour faute à la demande de l’État puisque diverses conventions internationales interdisent aux États signataires de créer des apatrides45. Il en résulte donc que ce divorce prendrait la forme de la répudiation unilatérale de l’État à l’initiative de l’individu, ce qui conduirait à penser leurs rapports sur le modèle de l’inégalité de l’homme et de la femme dans certaines sociétés archaïques. La justification contemporaine de la désobéissance civile est ainsi solidaire d’un individualisme radical dont on a du mal à voir comment il est compatible avec le sens civique, mais qui est tranquillement assumé par ses sectateurs : « On peut avoir du mal à accepter une position aussi effectivement individualiste. Cet individualisme radical est pourtant une voie possible pour redécouvrir la démocratie dans un contexte où elle est étouffée par le conformisme »46.

C’est ainsi au nom d’une démocratie « à redécouvrir » que sont récusés à la fois les fondements traditionnels de la démocratie, en tant que le respect de la loi de la majorité lui est consubstantiel, et ceux de la théorie classique du droit de désobéir, en tant qu’elle reposait sur la distinction du légal et du légitime et requérait une normativité transcendante. En effet, ce que nos modernes théoriciens contestent, c’est tout simplement la nécessité de fournir une légitimation au droit de désobéir.

Le refus de discuter la question de la légitimité

La question de savoir s’il est légitime de désobéir en démocratie ne peut être posée que par ceux qui présupposent que nous vivons en démocratie. Il suffit donc de récuser ce présupposé pour la frapper de vanité. Telle est la conception de M. Cervera-Marzal : « Ceux qui prennent la peine de légitimer leur désobéissance adhèrent au présupposé de leurs adversaires : à savoir que nous serions en démocratie »47. Or nous ne sommes pas en démocratie. La France dans laquelle nous vivons, nous dit M. Cervera-Marzal n’est pas différente sous ce rapport de l’Amérique esclavagiste ou ségrégationniste ni de l’empire colonial britannique. Tous ces États sont fondés non sur le droit, mais « sur les armes »48. Les prétendus États de droit ne sont pas des démocraties « puisque le pouvoir y est exercé par une infime fraction de la population, composée de professionnels de la politique, et non par l’ensemble des citoyens »49. La question de savoir si une minorité est fondée à refuser de respecter la loi de la majorité ne se pose pas puisque derrière la prétendue loi de la majorité se dissimule la dictature d’une minorité. Et cette dictature est même pire que les autres : « La caractéristique première des institutions démocratiques est d’être, plus que toute autre, contestables » (sic)50 . En effet la violence n’est pas du côté de ceux qui refusent ces institutions, mais du côté de ces institutions elles-mêmes : « Certaines forces traitent en ennemis celles d’en face ; on peut pour cette raison les considérer comme violentes. L’armée, la police, les milices et les groupuscules terroristes en constituent des exemples paradigmatiques »51. Sous le rapport de la violence, l’armée et la police sont donc à mettre sur le même plan que les milices paramilitaires et les groupuscules terroristes. Dans ces conditions, on conçoit sans peine qu’en matière de désobéissance civile, la charge de la preuve puisse et doive être inversée : ce n’est pas à la désobéissance qu’il revient de se justifier car cela « reviendrait à admettre qu’une présomption de culpabilité pèse sur elle […] C’est aux États qu’il incombe désormais de se justifier »52.

L’élimination de la question de la justice au profit de celle de l’autonomie

Les nouveaux désobéissants n’ont donc pas à se justifier. Et cela non seulement parce que c’est sur l’État et non sur eux que doit peser la présomption de culpabilité, mais plus profondément parce qu’ils refusent la théorie classique selon laquelle « la désobéissance civile se définit avant tout par la contestation de lois jugées injustes »53. Pour quelle raison ? D’abord parce qu’il est impossible de savoir ce qui est juste. On peut le chercher, mais on ne peut pas le trouver : « Le propre des désobéissants est de reconnaître qu’ils ne sauront jamais ce qui est juste et de continuer à chercher […], d’être conscients qu’il n’existe pas de « lois justes » et de se battre en leur nom »54. Autrement dit, il n’existe pas de Justice au nom de laquelle on pourrait réputer une loi injuste parce que celle-ci serait en contradiction avec celle-là. C’est ainsi l’idée d’un droit naturel surplombant le droit positif et permettant de le juger qui se trouve récusée. Ensuite parce que « ceux qui enfreignent les lois en vigueur au nom de la Justice divine, du Tribunal de l’histoire, de la Marche du progrès ou du Règne de la science ne font pas œuvre de désobéissance civile. Ils sont dans l’alter-obéissance, au sens où ils se soumettent à une autre Idée de la justice que celle actuellement dominante »55. Cela confirme qu’il n’y a pas une Idée transcendante de la justice, mais des idées de la justice, l’une qui est actuellement dominante, l’autre qui l’a été, une troisième qui le sera peut-être un jour, toutes également immanentes à l’histoire. Cela indique en outre que ceux qui, tels Antigone ou Martin Luther King, combattent l’injustice d’une loi positive au nom d’une justice naturelle supérieure, ne sont pas des rebelles mais des soumis : ils sont dans l’hétéronomie et non dans l’autonomie. Or la désobéissance civile n’est pas avant tout volonté de justice, mais volonté d’autonomie : « Le primat accordé à la justice au détriment de l’autonomie relègue à l’arrière-plan le fait que ce que la désobéissance civile nous apprend de fondamental sur notre société est qu’elle a la main sur ses propres lois »56. La désobéissance civile consiste donc pour les nouveaux désobéissants à prendre acte que les lois sont la résultante de rapports de force et à exercer leur capacité législatrice en contraignant le pouvoir politique à abroger des lois et à en instituer de nouvelles, en reléguant au second plan la question de la justice : « la prise en compte de l’objectif parallèle d’autonomie exige que l’on conçoive la justice comme question insoluble »57.

On ne trouve rien de très différent chez un autre théoricien de la désobéissance, M. Frédéric Gros. Pour lui non plus, « l’action vraiment juste n’a pas à se justifier, elle n’a pas à se redoubler en discours qui l’inscrivent dans une légitimité supérieure […] on pourrait dire : on ne justifie que de l’injustifiable »58. Pour lui aussi, l’obéissance entre en contradiction avec l’exigence d’autonomie et par là même, elle est en quelque sorte immorale au regard de la véritable morale, c’est-à-dire de l’éthique : « L’obéissance est un renoncement, elle sacrifie le soi éthique »59.

Apologie de la subversion : la désobéissance comme fin

Pour Aristote, la vertu du bon citoyen résidait dans la double capacité de commander et d’obéir, celle-ci étant primordiale puisque seul celui qui a été capable d’obéir en homme libre est capable de commander à des hommes libres60. Nos modernes théoriciens dénoncent au contraire « l’obéissance servile qui argue en faveur d’une soumission aux lois en vigueur »61. Pour eux, l’obéissance ne peut être que servile : « Celui qui obéit par excellence, c’est l’esclave »62, écrit Frédéric Gros. La soumission est la vérité de l’obéissance et le « consentement au pacte républicain » en est une figure qu’avant Machiavel et Marx, Thrasymaque avait déjà, par avance, démystifiée63. Envisagée politiquement, l’obéissance aux lois de la cité dissimule la soumission à la loi des plus forts et envisagée moralement, elle n’est « rien d’autre qu’une suite indéfinie de négations intérieures. […]. Obéir, c’est dire non à soi en disant oui à l’autre »64. De même que M. Cervera-Marzal procédait à une inversion de la charge de la preuve, exonérant le désobéissant de l’obligation de légitimer sa désobéissance et exigeant de l’État qu’il fournisse, lui, la preuve de sa légitimité, M. Gros professe que «la désobéissance, face à l’absurdité, à l’irrationalité du monde comme il va, c’est l’évidence. Elle exige peu d’explications. Pourquoi désobéir ? Il suffit d’ouvrir les yeux. La désobéissance est même à ce point justifiée, normale, que ce qui choque, c’est l’absence de réaction, la passivité »65. C’est donc le citoyen respectueux des lois qui doit se sentir coupable et répondre de son absence de rébellion. C’est donc le désordre de la désobéissance qui doit se substituer à l’ordre de l’obéissance : « Car la désobéissance n’est pas une autre obéissance, mais un autrement qu’obéir, écrit M. Cervera-Marzal, la désobéissance civile est, littéralement, an-archique »66. Elle n’est pas le refus d’un ordre au nom d’un ordre supérieur, mais le refus de l’ordre en tant qu’ordre. C’est ce que s’efforce aussi de montrer M. Gros et, pour ce faire, il n’hésite pas à s’atteler à une tâche herculéenne : enrôler Antigone dans sa démonstration. Les lecteurs de Sophocle, et M. Gros en fait partie, n’ignorent pas en effet qu’Antigone se réclame, elle, d’une légitimité supérieure aux lois de Créon : les lois non-écrites, les lois éternelles, les lois définitives des dieux ; ils n’ignorent pas que le conflit d’Antigone et de Créon traduit le basculement du Ve siècle de la Grèce archaïque, celle du pouvoir familial et religieux, vers la Grèce classique, celle de la cité autonome qui se donne ses propres lois ; ils n’ignorent pas que dans ce conflit c’est Créon qui est l’homme moderne et qu’Antigone est à proprement parler réactionnaire, elle qui exige qu’on se soumette à l’ordre ancien et qu’on obéisse à la loi divine. Sa figure est embarrassante pour les nouveaux désobéissants. Ils ne le disent pas – aucun d’entre eux ne va jusqu’à imaginer cette hypothèse – mais que se passerait-il si des réactionnaires d’aujourd’hui plaçaient sous son patronage leurs revendications ? Ils pourraient faire valoir par exemple qu’il est plus cohérent d’invoquer les lois éternelles et inébranlables des dieux pour réclamer le respect de la vie humaine dès la conception que le retour à la retraite à 60 ans ou la suppression de la taxe sur le diesel… M. Gros décrète donc qu’« on croit trop vite que la véritable question serait : à quelle injonction suprême obéit Antigone quand elle désobéit à Créon ? »67. Étant à la fois la sœur de son père et la fille de son frère, ce « trouble dans la filiation »68 fait d’elle une subversive tous azimuts : « sa révolte, ses refus font trembler l’idée même d’un ordre.  […] Antigone, dans sa désobéissance, n’affirme pas un ordre contre un autre : elle inquiète la possibilité même de l’ordre »69. Le tour est joué. Une Antigone ainsi psychanalysée et modernisée est désormais disponible pour servir les nouvelles radicalités.

 

Le problème classique du droit de désobéissance dans une démocratie se trouve ainsi résolu grâce à toute une série de renversements et d’évidences. C’est la désobéissance qui est évidemment bonne puisque notre monde est évidemment mauvais : à son désordre, il faut évidemment opposer le désordre de notre révolte. La question de la légitimité de la révolte ne se pose pas puisque l’État est évidemment mauvais et que c’est à lui de se justifier, comme doivent se justifier ceux qui, obéissant aux lois, s’y soumettent et ne peuvent s’y soumettre que par paresse, indifférence ou lâcheté. C’est l’individu qui est sacré et les lois doivent au contraire être désacralisées70. La question du droit de désobéir aux lois démocratiquement votées par la majorité ne se pose pas puisque les majorités numériques ou arithmétiques n’ont aucune valeur et doivent s’incliner devant la « sincérité morale » des minoritaires. La question du respect de la démocratie ne se pose plus puisque les démocraties n’existent pas et que sous ce nom se dissimulent des oligarchies dont la tyrannie n’est pas celle de la majorité, mais celle d’une minorité. La question de la représentation ne se pose pas davantage puisque le soi est « indélégable » et que chaque voix individuelle est habilitée à parler au nom de tous sans avoir été mandatée par personne. La majorité porteuse de la volonté générale ne peut être produite par l’acte dérisoire qui consiste à déposer un bulletin dans l’urne « tous les cinq ans », mais, performativement, par ceux qui proclament qu’ils sont les 99%. La désobéissance civile n’est pas un moyen, mais une fin « qui se suffit à elle-même »71. Les grands ancêtres de la désobéissance civile avaient conscience de la gravité des enjeux. Ils s’attachaient à protéger les minorités d’une possible tyrannie de la majorité, en se référant à une norme supérieure de la justice, et leur réflexion comme leur action n’en étaient pas moins traversées par le doute et l’inquiétude. Leurs scrupules sont balayés par les nouveaux désobéissants qui ne semblent pas voir la contradiction qui oppose leur individualisme radical aux exigences de la vie civique.

Notes

1 – Éric Weil Philosophie politique Vrin 1966 § 10 p.33.

2 – Id. Logique de la philosophie Vrin 1974 p.245.

3 – Article 122-4 du code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires. N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ».

4 – Cf Article 213-4 du code pénal.

5 – « Les principes même énoncés par la Déclaration des droits de l’homme ont pleine valeur constitutionnelle, tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression, qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique ». Décision n° 81-132 du 16 janvier 1982.

6 – Roxani Fragkou Le droit de résister à l’oppression en droit international comparé Vol. 65 N°4 2013 p.846.

7 – Sophie Grosbon « La justiciabilité problématique du droit de résistance à l’oppression : antilogie juridique et oxymore politique » in Véronique Champeil-Desplats, Daniele Lochak À la recherche de l’effectivité des droits de l’homme Presses universitaires de Paris Nanterre, 2008, p.163.

8 – Saint Augustin Traité du libre arbitre Livre I, chapitre 5, § 11.

9 – Thomas d’Aquin Somme théologique, Iia Iae qu. 96 art.4.

10Ibid.

11 Éric Weil op. cit. p.34.

12Ibid.

13 – John Rawls Théorie de la justice Seuil Points 2009 p.415.

14Ibid. p.412.

15Ibid. p.413

16Discours de Washington du 28 août 1963.

17 – » Letter from Birmingham jail » in The Autobiography of Martin Luther King Jr Clayborne Carson, Warner books, 1998, p.187.

18 – Sophocle Antigone vers 451-457.

19 – Ainsi dans sa décision n° 2018 – 717/718 du 6 juillet 2018, le Conseil Constitutionnel, conférant une valeur constitutionnelle au troisième terme de la devise républicaine, fraternité, a partiellement invalidé l’article L 622-4 du code réprimant l’aide au séjour irrégulier d’un étranger.

20 – Albert Ogien et Sandra Laugier Pourquoi désobéir en démocratie ? La Découverte 2011 p.62.

21Ibid. p.141.

22Ibid. p.145.

23Ibid. p.93.

24Ibid. p.12.

25 – Frédéric Gros Désobéir Albin Michel/Flammarion 2017 p.174.

26 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.27.

27Ibid. p.175.

28Ibid. p.176.

29Ibid.

30 – Frédéric Gros op.cit. p.171.

31Ibid. p.170.

32Ibid.

33 – John Rawls op.cit. p.37.

34Ibid. p.38.

35 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.33.

36Ibid. p.31.

37Ibid. p.27.

38Ibid.p.28.

39Ibid.p.43.

40 – Locke Essai sur le pouvoir civil chapitre XIX De la dissolution du gouvernement PUF 1953 p.208.

41Ibid. p.211.

42Ibid. p.213.

43 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.42.

44Ibid.p.43.

45 – Il est vrai cependant que tous les États ne les ont pas signées et que la France n’a pas ratifié celles qu’elle a signées.

46Ibid. p.174.

47 – Manuel Cervera-Marzal Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? Le bord de l’eau 2016 p.42.

48Ibid. p.44.

49Ibid. p.46.

50Ibid. p.91.

51Ibid. p.124.

52Ibid. p.44-45.

53Ibid. p.60.

54Ibid. p.64.

55Ibid. p.63.

56Ibid. p.60.

57Ibid. p.63.

58 – Frédéric Gros op.cit. p.199-200.

59op.cit. p.202.

60 – Cf. Aristote Politique 1277 a 25 – b 15.

61 – Manuel Cervera-Marzal op. cit. p.91.

62 – Frédéric Gros op.cit. p.41.

63Ibid. p.46.

64Ibid. p.186-187.

65Ibid. p.17.

66 – Manuel Cervera-Marzal op. cit. p.72.

67 – Frédéric Gros op.cit. p.99.

68Ibid.

69Ibid.

70 – Manuel Cervera-Marzal op.cit. p. 65 et 76.

71 – Id. op.cit. p.65.

© André Perrin, Mezetulle 2018

L’affichage politico-religieux dans la société serait-il au-dessus de toute critique ?

Le port d’un hijab par une représentante du syndicat étudiant UNEF ne relève pas de la laïcité organique stricto sensu. Comme l’affaire du burkini en 2016, il soulève une question de liberté civile. Si on a le droit d’afficher les options politico-religieuses les plus rétrogrades, on doit aussi avoir celui (car c’est le même !) de critiquer, de caricaturer et de désapprouver publiquement ces mêmes options. On peut même considérer l’exercice de ce droit de désapprobation comme un devoir sans s’exposer pour cela à se faire injurier, à être qualifié de « raciste » ou de « facho ».

La laïcité comme régime d’association politique

Depuis plusieurs années, j’ai essayé de caractériser les dérives dont le concept de laïcité est l’objet, en les ramenant à une méconnaissance (parfois volontaire) de la dualité constitutive du régime de laïcité : principe de laïcité applicable à la puissance publique d’une part, liberté d’expression et de manifestation dans la société ordinaire de l’autre, dans le respect du droit commun. Ces dérives fonctionnent symétriquement selon un même mécanisme. On exalte l’un des principes et on piétine l’autre : vouloir accepter le marquage religieux et identitaire au point de l’introduire jusque dans le domaine de l’autorité publique / vouloir inversement interdire toute expression religieuse dans l’espace social ordinaire1.

Bannie du domaine de l’autorité publique et de ce qui participe de cette autorité, l’expression religieuse n’est pas confinée dans l’intimité : on peut porter un signe religieux (ou d’incroyance) en public (dans la rue, les transports, au restaurant, etc.), s’exprimer publiquement sur ces sujets.

En quel sens peut-on dire de la société civile qu’elle est laïque ?

Ce schéma, qui concerne l’organisation juridico-politique de l’association politique, épuise-t-il la question ? Au prétexte que la société civile n’est pas tenue par le principe de laïcité, au prétexte que l’expression religieuse en son sein est licite, faut-il prétendre que le respect de cette expression doive se traduire par le silence de toute critique et de toute désapprobation à son égard ? Si la société civile s’en tenait à la liberté d’expression religieuse elle ne serait que tolérante, elle devient laïque au sens large et civil lorsqu’elle libère aussi, dans le cadre du droit commun, l’expression a-religieuse et même anti-religieuse, de même qu’elle libère la parole politique.

La question s’est posée de manière apparemment anecdotique en 2016 au sujet du « burkini ». Elle a déplacé le débat du fait même qu’elle ne peut pas être traitée par voie juridique : une loi qui interdirait une telle tenue étendrait le principe de laïcité au-delà de son champ, abolirait la liberté d’expression, et ceux qui la proposent recourent souvent à des arguments de type identitaire. Faut-il, pour lutter contre un communautarisme séparatiste, se mettre à lui ressembler ? Délesté de ses aspects juridiques, le débat fut alors recentré sur son enjeu de société, lequel n’est pas indifférent à la question politique.

L’affaire du « burkini » ne pouvait pas être regardée en faisant abstraction des attentats meurtriers commis au nom du totalitarisme islamiste, on se souvient qu’elle survint juste après le massacre du 14 juillet 2016 à Nice et dans un lieu proche de celui-ci. Elle fut une opération particulièrement perverse destinée à faire basculer la France, en quelques jours, de la position de victime à celle de « persécuteur ». Elle s’inscrit parmi les jalons que sème depuis plusieurs décennies une version politique ultra-réactionnaire et totalitaire de l’islam. Rétrospectivement on voit bien que l’affaire de Creil en 1989 inaugurait la série de ces jalons.

La banalisation du port du voile et sa légitime critique

Aujourd’hui, avec un affichage ostensible – c’est le moins qu’on puisse dire – par le choix de la personne d’une de ses représentantes, l’UNEF apporte une contribution remarquée à la série. Cette représentante porte un hijab très soigné dont la discrétion n’est pas la vertu principale. Il ne s’agit pas, comme en 89 lors de l’affaire de Creil, de tenter de forcer le principe de laïcité sur le terrain de la puissance publique, mais de se déployer – en toute légalité, il faut le répéter – sur le terrain infiniment ouvert de la société civile en répandant, comme si elle était une norme, une vision particulièrement réactionnaire de la « femme musulmane », jetant de facto l’opprobre sur toutes celles qui ne s’y conforment pas. La banalisation d’un projet politico-religieux porteur d’un odieux ordre moral s’introduit à la faveur de cette accoutumance inlassablement réitérée, inlassablement déplacée sur l’échiquier social. Les femmes de culture musulmane, ou supposées telles, qui refusent les marquages identitaires subissent cette pression et dans certains lieux on leur rend la vie impossible. Ce sont elles qui sont victimes de « stigmatisation ».

Allons-nous accepter que le non-port du voile soit un acte d’héroïsme pour certaines femmes en certains lieux ? L’accepter pour les unes, c’est déjà l’avoir accepté pour toutes ! Un tel fait ne se combat pas par la juridisation. Refuser sa banalisation, le circonscrire comme quelque chose d’insolite, de particulier, c’est l’affaire de la société tout entière qui doit reprendre la main. Il est nécessaire d’user aussi de la liberté d’expression pour dire combien cela est inacceptable, oser dire tout le mal qu’on en pense, procéder à la critique publique de cette banalisation, à sa réprobation.

Droit d’affichage et droit de réprobation

Or cette entreprise de banalisation normalisatrice est depuis le début soutenue par une « culture de l’excuse » qui procède en trois attendus :

1° Minimisation et anecdotisation : « ce n’est qu’un fichu » version 89 ; « ce n’est qu’un costume de plage » version burkini ; « la représentante de l’UNEF s’exprime sur des sujets syndicaux, circulez, son voile ne donne rien à voir » dernière version2.

2° Sophisme de l’appel à la légalité : « ce n’est pas interdit, les critiques sont impertinentes »3. À ce compte il faudrait s’abstenir de critiquer le Rassemblement national de Mme Le Pen.

3° Fétichisation d’une figure victimaire coalisante : un opprimé par essence qui, quoi qu’il fasse, doit être sinon soutenu, du moins excusé. Jadis le prolétaire. Ce dernier s’étant fait trop rare, des substituts plus avantageux l’ont supplanté : l’ex-colonisé, sa descendance pour les siècles des siècles et la version la plus rétrograde de la religion qu’on lui attribue, avec tous les adeptes qu’on y amalgame sans s’encombrer de nuances. Ainsi critiquer le totalitarisme islamiste, ce serait s’en prendre aux musulmans, les harceler.

Ces trois attendus classiques véhiculent une prescription morale : une injonction d’approbation. Aux yeux de ce prêchi-prêcha, il ne suffit pas de respecter les lois en tolérant ce qu’on réprouve : il faudrait en plus l’applaudir, en accepter la banalisation avec le sourire – sinon vous êtes un affreux réactionnaire liberticide, un « islamophobe ». Si vous froncez le sourcil en présence d’un voile islamique, vous êtes coupable de diviser une société multiculturelle où tout devrait baigner dans l’onction de la bigoterie. Et de vous expliquer que ce n’est pas bien de faire la gueule à une femme en burkini, que c’est raciste et discriminatoire de caricaturer un affichage religieux, que c’est « lancer une meute de fachos » de faire remarquer publiquement qu’un syndicat étudiant naguère laïque a bien changé4….

Oui, on a le droit de porter le voile, oui on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, y compris lorsqu’on est un représentant syndical. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion qu’on a de cet affichage et toute la crainte qu’il inspire5. Et il n’est pas interdit, jusqu’à nouvel ordre, de s’imposer ce droit de réprobation et de critique publiques comme un devoir civil.

Qu’en est-il de la liberté si on peut encore crier « croâ croâ » au passage d’une rarissime soutane, mais qu’on ne peut pas le faire à celui d’un hijab serré bien bas sur le front ?

Notes

1- Je me permets de renvoyer, pour plus de détails, à mon Penser la laïcité (Paris : Minerve, 2015 2e éd.), particulièrement chap. 1. Cela permet, par ailleurs, de dégager de fausses questions laïques : par exemple, ce n’est pas comme signe religieux que le voile intégral est interdit dans la rue, mais parce qu’il est une des façons de masquer volontairement son visage. On peut aussi consulter l’entretien avec Laurent Ottavi paru, en deux parties, dans la Revue des Deux Mondes en ligne http://www.revuedesdeuxmondes.fr/catherine-kintzler-laicite-a-produit-plus-de-libertes-ne-aucune-religion-investie-pouvoir-politique/

2 – On trouvera le développement de cet argument (dont je donne ici l’expression vulgaire) dans un article de Luc Bentz intitulé « Voile de Maryam Pougetoux : droit, raison et politique » en ligne http://blogs.lexpress.fr/etudiant-sur-le-tard/sur_l_affaire_maryam_pougetoux/ . Je remercie par ailleurs l’auteur de ce texte pour la lecture et la citation qu’il fait d’un passage substantiel de mon livre, passage sur lequel il s’appuie pour dire que le port du voile par Maryam Pougetoux est licite et ne saurait être frappé par le principe de laïcité stricto sensu. En quoi je ne peux que lui donner raison !

3 – Il va de soi que ce sophisme ne peut plus fonctionner pour le port de signes religieux ostensibles à l’école publique, prohibés par la loi de 2004.

4 – C’est pourtant en termes mesurés et argumentés que Laurent Bouvet, co-fondateur du Printemps républicain, a exposé cette critique http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2018/05/15/31001-20180515ARTFIG00148-polemique-sur-la-militante-voilee-de-l-unef-la-reponse-de-laurent-bouvet.php . Julien Dray, ancien vice-président de l’UNEF, s’est exprimé avec plus de virulence, en disant « notre combat est souillé » https://www.ladepeche.fr/article/2018/05/15/2798158-portant-voile-islamique-representante-unef-suscite-polemique.html

5 – Comme le fait par exemple Christine Clerc dans une Lettre ouverte à Yassine Belattar « Pourquoi le voile me fait peur » en ligne : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/05/29/31003-20180529ARTFIG00194-christine-clerc-pourquoi-le-voile-me-fait-peur.php

De quoi le nom de Le Pen est-il le nom ?

Le nom de Le Pen est indissolublement associé au racisme, à l’antisémitisme, au fascisme et au nazisme. Après en avoir parcouru l’histoire et les effets politiques dans la 2e moitié du XXe siècle, André Perrin montre en quoi cette association fonctionne aujourd’hui comme une forme de censure. Elle permet en effet de « nazifier » toute proposition ou toute prise de position soupçonnée, même de très loin, de ressembler quelque peu au discours du Front national, et, bien au-delà, de discréditer en les rejetant hors-rationalité tout propos et toute personne qui, par malheur, seraient cités par ce mouvement.

Ce texte est une version de l’article récemment publié (n° 319, mars 2018) par la revue québecoise Liberté http://revueliberte.ca/en-kiosque/ dans le cadre d’un dossier intitulé « Avec ou contre nous » consacré à des figures controversées – certaines jouant le rôle d’« épouvantail » politique destiné à paralyser la réflexion. Avec les remerciements de Mezetulle pour l’autorisation de reprise.
Les sous-titres sont de la rédaction de Mezetulle.

Liberté de parole et politiquement correct

Nous vivons, en France comme au Canada, dans un de ces pays, pas si nombreux sur la planète, qu’on appelle démocratiques. On veut généralement dire par là des États de droit dans lesquels de multiples libertés sont garanties par les institutions, à commencer par la liberté d’expression : en usant de celle-ci, nous ne risquons pas d’être emprisonnés, torturés ou exécutés. De cela, nous devons assurément nous féliciter. Ce constat ne doit pourtant pas dissimuler que ce régime, pour enviable qu’il soit, est, comme le dit Pierre Manent, celui d’une « liberté surveillée ». La parole y est en principe totalement libre puisque aucune censure préalable ne s’exerce sur elle. L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, intégré au préambule de la Constitution de la Ve République, dispose que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Cependant, en l’absence de censure juridique, s’y exerce une censure plus insidieuse, celle qui, par le truchement de divers procédés d’intimidation, conduit à l’autocensure. Le nom générique de cette censure nous est venu d’outre-Atlantique : c’est le politiquement correct qui se caractérise par une double intrusion de la morale, ou plutôt du moralisme, dans le débat intellectuel comme dans le débat politique. Intrusion d’une morale de l’intention d’abord : ce que vous dites est honteux parce que vous ne pouvez le dire qu’en poursuivant des objectifs méprisables, poussé que vous êtes par des intérêts égoïstes ou des passions tristes ; intrusion d’une morale conséquentialiste ensuite : ce que vous dites est scandaleux parce qu’en le disant vous faites le jeu de X ou de Y. En France, X ou Y porte un nom, celui de Le Pen. Il faut donc dire quelques mots de ce sulfureux personnage dont le patronyme a servi à créer le substantif de lepénisation et le syntagme de « lepénisation des esprits ».

 Jean-Marie Le Pen : bref rappel d’une carrière politique

Jean-Marie Le Pen est apparu sur la scène politique française au milieu des années 50 lorsqu’il fut élu député à l’âge de 28 ans sur la liste poujadiste1. Il avait été auparavant un président de la corporation des étudiants en droit de Paris enclin à faire le coup de poing contre les communistes. Officier parachutiste en Indochine, puis en Algérie, il fut accusé d’y avoir pratiqué la torture, sans que la chose fût clairement établie. Au milieu des années 60, il participe activement à la campagne électorale de Tixier-Vignancour contre le général de Gaulle, puis disparaît de la scène politique jusqu’en 1972, date à laquelle il est choisi par le mouvement néo-fasciste Ordre Nouveau pour présider un nouveau parti à vocation électorale qui en serait comme la vitrine légaliste, le Front National. Même s’il fréquente d’anciens collaborateurs, Le Pen n’est pas un fasciste : avant tout anticommuniste, antigaulliste, populiste et conservateur, libéral en économie, il fait figure de modéré à côté des activistes d’Ordre Nouveau et n’a rien d’un séditieux : dès sa création, le nouveau parti s’inscrira dans l’ordre des institutions républicaines. Pendant 12 ans le Front National n’obtiendra que des scores dérisoires aux différentes élections, le plus élevé étant celui de 1,32 % aux élections législatives de 1973. Son ascension commence après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, donc de l’accession de la gauche au pouvoir, favorisée par le nouveau président qui cherchait ainsi à déstabiliser la droite tout en limitant les risques de défaites électorales2, et elle se poursuivra continûment jusqu’à l’élection présidentielle de 2002 où Jean-Marie Le Pen, devançant le candidat de la gauche, se qualifiera pour le second tour. Nettement battu par Jacques Chirac qui obtient plus de 82% des voix, il se représente en 2007 et ne parvient qu’en quatrième position au premier tour avec un peu moins de 10,5 % des voix. En 2011, il laisse la présidence de son parti à sa fille Marine. Celle-ci accentue de façon décisive l’évolution du Front national vers des positions antilibérales, antieuropéennes, antiaméricaines, protectionnistes et populistes : intervention de l’État dans l’économie, refus des privatisations des entreprises publiques, abrogation de la loi assouplissant le code du travail, augmentation du SMIC, revalorisation du traitement des fonctionnaires, retour à la retraite à 60 ans, sortie de l’euro, sortie de l’Otan. À l’exception de la question de l’immigration, son programme ne se distingue que par des nuances de celui de la gauche « radicale » de Jean-Luc Mélenchon. Encore faut-il noter que sur cette question, la « préférence nationale » qu’elle revendique rejoint les positions qui étaient celles du parti communiste français au début des années 80 lorsque son secrétaire général pouvait écrire dans L’Humanité : « la poursuite de l’immigration pose aujourd’hui de graves problèmes. Il faut les regarder en face et prendre rapidement les mesures indispensables »3. À l’époque, le parti communiste pouvait encore revendiquer le titre de « premier parti de France ». Aujourd’hui c’est sur le Front national que se portent les voix de la majorité des ouvriers4.

L’opération de lepénisation

Si donc le nom de Le Pen continue à jouer le rôle de repoussoir, c’est bien moins en raison de la réalité sociale et politique du Front national que de la personnalité de son ancien chef. Celui-ci, qui a toujours envisagé son action politique sur un mode tribunitien, c’est-à-dire sans ambitionner d’exercer réellement le pouvoir politique, a multiplié les provocations sous forme de déclarations, souvent à connotation antisémite, la plus célèbre étant celle qui faisait des chambres à gaz « un détail dans l’histoire de la seconde guerre mondiale ». Que sa fille l’ait exclu en 2014 du parti qu’il avait fondé pour une de ces « petites phrases », qu’elle ait elle-même déclaré que ce qui s’était passé dans les camps nazis était « le summum de la barbarie », n’y a rien changé : le nom de Le Pen demeure associé au racisme, à l’antisémitisme, au fascisme et au nazisme. Cette association permet de « nazifier » toute proposition ou toute prise de position qui se trouve, sous une forme ou sous une autre, dans le discours du Front national. Cette « nazification » a d’abord été une arme de destruction massive de la gauche contre la droite, mais elle vise désormais, au-delà du clivage traditionnel de la gauche et de la droite, tous ceux qui considèrent que l’immigration n’est pas seulement une chance pour la France, mais qu’elle pose des problèmes, ceux qui expriment des inquiétudes devant la montée de l’islam et les tendances sécessionnistes d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration arabo-musulmane, ceux qui persistent à penser que la première tâche qui incombe à l’État est d’assurer la sécurité des citoyens, exigence désormais stigmatisée comme « sécuritaire », ceux qui manifestent leur attachement à leur patrie, à leur nation, à leur culture, à leurs traditions ou à la laïcité, désormais dénoncée comme « islamophobe ». Ainsi la philosophe Élisabeth Badinter qui avait déploré que la gauche ait abandonné à Marine Le Pen la défense de la laïcité, s’est-elle vue accusée de défendre une « laïcité lepénisée »5, xénophobe et raciste. En 1989 déjà, l’avocate Gisèle Halimi, autre grande figure d’une gauche attachée à la laïcité, avait quitté SOS Racisme pour des raisons analogues. Plus récemment le philosophe Michel Onfray, qui s’est toujours réclamé de la gauche radicale, avait répondu dans un entretien consacré aux effets produits par la diffusion de la photo d’un enfant Kurde mort sur une plage turque qu’une photographie pouvait toujours, en fonction de la légende qui l’accompagnait, faire l’objet d’une manipulation : cela lui valut aussitôt un éditorial du journal Libération intitulé : « Comment Michel Onfray fait le jeu du FN »6. En mars 2011, Le Nouvel Obs consacrait sa couverture aux « Néo-réacs, agents de décontamination de la pensée du FN ». En septembre 2012, il poussait le bouchon un peu plus loin en la consacrant aux « Néo-fachos et leurs amis » : l’écrivain Alain Finkielkraut et la journaliste Élisabeth Lévy y étaient amalgamés avec le militant d’extrême-droite Alain Soral ainsi qu’avec un site américain proche du Ku-Klux-Klan… Et la disqualification par lepénisation ne frappe pas seulement les intellectuels français d’origine européenne, mais aussi ceux qui sont issus de l’immigration arabo-musulmane dès lors qu’ils prennent au sérieux la question de l’immigration ou combattent l’islamisme. Ainsi Malika Sorel-Sutter, intellectuelle née de parents algériens, qui fut membre du Haut-Conseil à l’intégration, se vit-elle imputer des « déclarations racistes » par quoi elle serait « proche des thèses du FN »7. De même l’écrivain algérien Boualem Sansal, désigné comme l’ « idiot utile des ennemis de son peuple », se voit-il reprocher de voler « au secours de Le Pen »8. Tout aussi significatif est le cas de Jeannette Bougrab, femme politique d’origine algérienne, ancienne présidente de la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité). Elle avait déclaré dans une interview : « Je ne connais pas d’islamisme modéré »9, proposition dont on pouvait penser qu’elle allait de soi dans un contexte où on nous enjoint régulièrement de ne pas confondre l’islam, religion de paix et de tolérance, avec l’islamisme, qui en est la contrefaçon et la perversion violente. Or cette déclaration suscita un tollé, le journal Le Monde jugeant ses propos « très virulents »10 et le site oumma.com l’accusant de « faire la courte échelle »11 au Front national.

En 1984 Laurent Fabius, premier ministre socialiste de François Mitterrand, disait que Le Pen apportait « de fausses réponses à de vraies questions »12. Cette proposition était juste. L’immigration et l’intégration sont de vraies questions. Les réponses de Le Pen – fermeture des frontières, immigration zéro – étaient de fausses réponses parce qu’à la fois inhumaines et inapplicables. Or toute une partie de la gauche récuse la formule de Fabius au motif qu’elle reviendrait à « intégrer les mots de l’adversaire ». L’éditorialiste Bruno Roger-Petit écrit ainsi : « Il est temps que les socialistes sortent de la formule posée par Laurent Fabius […] L’extrême-droite par nature ne pose jamais de bonnes questions »13. Ainsi, de ce que l’extrême-droite apporte de mauvaises réponses ou de ce qu’elle pose mal les questions qu’elle pose, on croit pouvoir conclure que ces questions ne se posent pas et ne doivent pas être posées. Cette hétérogénéité établie entre l’extrême-droite et toute forme de rationalité a une double conséquence. D’une part, dès lors que l’extrême-droite se réclame d’un intellectuel, fût-ce en le citant, celui-ci se retrouve exclu de la rationalité et rejeté du côté de la « lepénité ». C’est ainsi que Marine Le Pen ayant utilisé pour faire un discours sur l’écologie un texte de l’essayiste Hervé Juvin, étranger au Front national mais édité chez Gallimard par Marcel Gauchet, un journal écologiste a pu titrer : « Quand le FN s’inspire d’un intellectuel édité par le libéral Marcel Gauchet » et accuser ce dernier de « banaliser les idées identitaires et d’extrême-droite »14. Tout intellectuel dont Le Pen reprend un mot se trouve, ipso facto, lepénisé. D’autre part, il suffit qu’un Le Pen, le père ou la fille, prononce un mot pour que celui-ci soit frappé d’interdit et que soient stigmatisés ceux qui persisteraient à l’utiliser.

On voit alors sans peine de quoi le nom de Le Pen est le nom : il est le nom de la nouvelle censure, le nom qui permet d’intimider l’adversaire, de sidérer sa parole et d’interdire le débat.

Notes

1Le poujadisme est un éphémère mouvement, d’abord syndical, puis politique, de défense des artisans et petits commerçants menacés par le développement des grandes surfaces, qui naquit en 1953 d’une révolte antifiscale, connut un spectaculaire succès aux élections de 1956 et disparut complètement en 1958 avec l’avènement de la Ve République.

2 – Ce que Roland Dumas, l’un de ses proches dont il fit son ministre des affaires étrangères, puis nomma président du Conseil constitutionnel, a confirmé sans la moindre vergogne le 4 mai 2011 à l’émission télévisée « Face aux Français » sur France 2.

3 – Georges Marchais L’Humanité 6 janvier 1981.

4Alors qu’au début des années 1980, 70% des ouvriers votaient à gauche et que le vote en faveur du Front national était inexistant, 43% des ouvriers ont voté pour ce parti aux élections régionales de 2015, 37% d’entre eux ont porté leur voix sur Marine Le Pen au 1er tour des présidentielles de 2017 et 56% au second tour. Dès le mois de mai 2011, Terra Nova, un « think-thank » proche du parti socialiste, avait pris acte de cette désertion des classes populaires dans une note où l’on pouvait lire ceci : « Il n’est pas possible aujourd’hui pour la gauche de chercher à restaurer sa coalition historique de classe : la classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche, elle n’est plus en phase avec l’ensemble de ses valeurs, elle ne peut plus être comme elle l’a été le moteur entraînant la constitution de la majorité électorale de la gauche. » Et Terra Nova préconisait la constitution d’une nouvelle alliance électorale réunissant les diplômés, les jeunes, les minorités ethniques et les femmes. Autrement dit : puisque le peuple de gauche nous a fait faux bond, fabriquons un nouveau peuple de gauche.

5 – Jean Baubérot 30 septembre 2011.

6Libération 14 septembre 2015

7 – Gauchedecombat.net 24 novembre 2014.

8Algérie-Focus 20 juillet 2016.

9Le Parisien 3 décembre 2011.

10Le Monde 3 décembre 2011.

11 – 4 décembre 2011.

12 – Emission « L’heure de vérité » Antenne 2, 5 septembre 1984.

13Challenges 12 octobre 2015.

14 – Marie Astier Reporterre 12 avril 2017.

© André Perrin, revue Liberté ; Mezetulle, 2018

Tribune « Non au séparatisme islamiste »

 J’ai fait partie des 100 premiers signataires de la Tribune « Non au séparatisme islamiste » publiée par  Le Figaro du 20 mars 2018  p. 2 (voir le pdf ci-dessous) .
Ce texte est à présent proposé  publiquement à la signature.
On peut le lire confortablement, le communiquer et le signer en suivant ce lien.

[5 avril] Je me rends compte que le document pdf ci-dessous ne fonctionne pas toujours très bien : raison de plus pour aller lire le texte sur le site qui le propose à signature !

 

 

 

Conscience, liberté et mécanismes cérébraux

Jean-Michel Muglioni s’oppose à une thèse prétendument scientifique qui réduit la conscience à n’être que l’accompagnement de processus cérébraux non conscients. Il lui oppose un mouvement de révolte : une objection de conscience ! Il importe que chacun ose juger ce qui se donne comme des travaux scientifiques ou comme des jugements d’experts et sache dire non. Si en effet notre conscience n’était que le produit de mécanismes cérébraux, dire non ne voudrait rien dire, sinon qu’un mécanisme détermine notre refus : et que ce mécanisme soit cérébral et propre au cerveau humain n’en ferait rien de plus sensé que le refus d’un herbivore de manger de la viande ou celui d’un ivrogne de s’arrêter au feu rouge.

Je lis sur le net l’interview de David A. Oakley, professeur émérite en psychologie à l’UCL et de Peter Halligan, professeur en neuropsychologie à l’Université de Cardiff. sous le titre « Nos actions sont-elles vraiment régies par notre conscience ? »1 La réponse est évidemment « non », ce qui n’étonne pas quiconque a fait quelques études. Nous avons là un merveilleux exemple de la manière dont au nom de la science on enfonce des portes ouvertes – il y a quelques milliers d’années que le problème a été traité, et, par exemple, il est permis de relire les tragédies grecques. En outre la conclusion de l’interview permet de voir clairement le sens de tels travaux, du moins tels qu’ils sont compris par leurs auteurs.

Une remarque préalable. La thèse : « Notre conscience personnelle ne crée pas, ne cause pas ou ne choisit pas nos croyances, sentiments ou perceptions », est présentée comme admise par « la plupart des experts » et comme publiée dans « un nouvel article scientifique paru dans la revue Frontiers of Psychology ». L’argument d’autorité peut avoir un sens lorsqu’il s’agit d’invoquer les thèses d’un auteur reconnu, comme c’était le cas lorsqu’au Moyen Âge on se référait à l’Antiquité. Mais précisément, dans le cadre de la science moderne, il n’a plus de sens : parler d’autorité au nom de la science revient à nier la science, puisque la seule chose que puisse et doive faire un homme de science n’est pas de proclamer sa propre autorité au nom de la science et de la prouver par le fait qu’il publie dans une revue scientifique reconnue, mais de soumettre son travail au jugement de ses lecteurs. Je ne saurais donc moi-même opposer mon expertise aux experts ici invoqués. Et comme en fin de compte la question porte sur les droits de l’homme, il importe que chacun ose faire valoir son droit de juger. Mais n’est-ce pas précisément ce droit que nie la thèse ici proposée ?

Que lit-on ? « Nous ne choisissons pas – consciemment – nos pensées ou nos sentiments, nous en prenons simplement conscience. » Soutenir que nos pensées et nos décisions sont prises en nous sans nous et que la conscience ne fait que passivement les accueillir, voilà quelque chose d’assez banal. Et même si sur ce point les neurosciences conduisent à des travaux intéressants, il est non moins banal pour justifier cette thèse de se référer aux expériences d’hypnose, sur laquelle Charcot, mort en 1893, travaillait déjà. Par exemple, nos deux chercheurs disent : « Les études utilisant l’hypnose montrent que l’humeur, les pensées et les perceptions peuvent être profondément altérées par des suggestions ». N’est-ce pas là encore connu depuis toujours ?

De là nos chercheurs concluent, et je conserve leur formulation, qu’ils peuvent répondre à « la question de l’endroit où sont fabriquées nos pensées, émotions et perceptions. Nous avançons que notre conscience est un sous-ensemble de nos expériences, émotions, pensées et croyances générées par des procédés non conscients à l’intérieur de nos cerveaux ». Ainsi localisée, la conscience n’est que l’accompagnement passif de processus cérébraux non conscients. Ils la comparent à l’arc-en-ciel, qui en effet n’est rien sinon l’apparence que prennent à nos yeux les gouttes d’eau à travers lesquelles se réfléchit et se réfracte la lumière : de même qu’aucune des gouttes d’eau ne vise la formation d’un arc-en-ciel, les processus cérébraux inconscients qui paraissent à la conscience ne se produisent pas en vue de fins. C’est du moins ce que j’ai compris de cette comparaison. Ce qui veut dire que le mouvement des corpuscules qui constitue notre cerveau fabrique nos pensées, nos émotions, nos perceptions, sans que jamais une quelconque fin soit visée, qui donne à ces pensées, ces émotions, ces perceptions, un sens. Le sens que notre conscience leur prête, inconsciente de leur mode de production, peut-il dans ces conditions être autre chose qu’un épiphénomène, ou plutôt une illusion ?

Or, nouvelle banalité dans la bouche de ces deux chercheurs : « Nos conclusions soulèvent également des questions sur les notions de libre arbitre et de responsabilité personnelle ». Et plus loin : « le libre arbitre et la responsabilité personnelle sont des notions qui ont été construites par la société ». Cette formulation est contradictoire, puisqu’elle implique la négation du libre arbitre et de la responsabilité : elle fait de l’affirmation du libre arbitre le produit et seulement le produit d’un déterminisme social. Que seule l’existence sociale nous permette de découvrir que nous sommes libres, comme d’apprendre l’arithmétique élémentaire, je ne le conteste pas, mais il serait absurde de dire que l’arithmétique n’est que le produit de notre existence sociale. Peut-être le respect du principe de contradiction (ou de non contradiction) n’est-il lui-même pour cette neuropsychologie qu’un produit du mécanisme cérébral tel qu’il s’est développé au sein de la société. Car la thèse est bien, explicitement, que ces mécanisme cérébraux et sociaux nous ont donné l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes et de notre espèce, qu’ils ont construit notre « récit personnel ».

Or voici les derniers mots de l’interview :

« Ce n’est pas parce que la conscience a été mise de côté que nous devons nous passer des notions quotidiennes importantes telles que le libre arbitre et la responsabilité personnelle. En fait, ils sont intégrés dans le fonctionnement de nos systèmes cérébraux non conscients. Ils ont un but puissant dans la société et ont un impact profond sur la façon dont nous nous comprenons nous-mêmes ».

Georges Canguilhem, en 1958, concluait ainsi son article « Qu’est-ce que la psychologie ? » :

« C’est donc très vulgairement que la philosophie pose à la psychologie la question: dites-moi à quoi vous tendez, pour que je sache ce que vous êtes? Mais le philosophe peut aussi s’adresser au psychologue sous la forme – une fois n’est pas coutume – d’un conseil d’orientation, et dire : quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre ; si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le Conservatoire de quelques grands hommes, mais si l’on va en descendant on se dirige sûrement vers la Préfecture de Police. »

L’interview de David A. Oakley et Peter Halligan a le mérite d’apporter une réponse claire à cette question.

Pourquoi la Déclaration des droits de l’homme affirme-t-elle la liberté et la dignité de la personne humaine ? Nullement, si je suis le raisonnement de mes deux chercheurs, parce qu’il est vrai que l’homme est libre, mais parce que des processus inconscients ont amené les hommes à avoir de telles croyances, qui, je ne vois pas comment comprendre autrement cette interview, sont des illusions. Ces illusions sont à la fois des manières que nous avons de nous tromper sur nous-mêmes et des croyances nécessaires au fonctionnement de nos sociétés. Je pourrais certes exiger qu’on arrête les travaux de cette nature, s’il est vrai que cesser de croire au libre arbitre (par exemple comme Spinoza) présente un danger social. Mais le psychologue et le neurologue sont au-dessus de l’humaine condition et seuls savent en même temps respecter socialement ces croyances qu’ils dénoncent scientifiquement comme des illusions.

Je suis certain qu’aucun de ces chercheurs n’a conscience de travailler pour la Préfecture de police et qu’ils sont tous deux partisans d’une société qui garantit à chacun sa liberté. Mais comprennent-ils leurs propres travaux (car l’intérêt scientifique et technique des neurosciences est réel, elles doivent pouvoir être utiles à la médecine) ? Je demanderai donc seulement quels processus cérébraux déterminent leurs travaux : ne sont-ils pas eux aussi, conformément à la thèse de leurs auteurs, le récit dont leur conscience accompagne passivement des processus cérébraux inconscients ? Or par quel miracle ce récit est-il vrai ? Par quel miracle rend-il compte des choses dont il parle, au lieu d’être seulement l’expression de ces processus neurologiques ? Il faut bien, pour qu’il soit possible de prétendre tenir un discours scientifique, que la conscience ne se réduise pas à ce qu’en dit cette interview. De la même façon, la comparaison séduisante de l’arc-en-ciel oublie qu’il faut pour le voir et, comme fait Descartes dans ses Météores, pour expliquer comment il se forme, un spectateur capable de distinguer l’apparence et le réel. Cette distinction n’est-elle que le produit d’un processus cérébral ?

Qu’il nous arrive de confondre l’apparence et la réalité et de croire que ce dont nous avons conscience procède de nous alors que ce n’est que préjugé, qu’il nous arrive de tenir pour nôtre ce qui n’est jamais en nous que le produit de notre humeur ou tout simplement d’un verre de trop : qui l’ignore ? Mais lorsque je m’interroge pour savoir si ce que je pense est sensé ou non, vrai ou non, la conscience que j’ai de mes pensées n’est-elle rien de plus que celle d’un ivrogne, c’est-à-dire purement et simplement relative à un fonctionnement physiologique ? Et de quel droit alors faire prévaloir la manière dont j’ai conscience de mes pensées lorsque je ne suis pas ivre ?

Comment savons-nous que nous avons un cerveau et que l’idée que nous nous en faisons n’est pas une pure illusion ? Nos savants ont beau se référer à des études fort subtiles, ils croient comme vous et moi que le monde existe et que la perception que nous en avons, quoique en effet relative à nos sens et à tous les processus neurologiques qui la rendent possible, est vraie, bref qu’elle n’est pas un rêve. Ils ont comme tout homme confiance en la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes et en la manière dont par la perception ils se rapportent au monde. Leurs travaux reposent sur ce socle commun. Et certes il faut par exemple à Descartes six Méditations pour parvenir à justifier cette croyance commune en l’existence du monde extérieur, c’est-à-dire pour répondre aux raisons des sceptiques et se garder contre les illusions. Mais je ne sache pas que les recherches de psychologie et de neuroscience s’interrogent sur la réalité du monde et de leur objet.

S’il fallait réduire la conscience à ce qu’en dit une conception de la psychologie et des neurosciences telle qu’elle est exposée dans cette interview, comment la distinction du vrai et du faux ne serait-elle pas remplacée par celle du normal et du pathologique ? Entre les pensées que nous croyons vraies et celles que nous disons fausses, où réside en effet la différence, selon cette thèse, sinon dans la manière dont fonctionne le cerveau ? Dès lors, corriger une erreur ou surmonter une illusion revient à réparer un mécanisme. La préfecture de police dont parle Canguilhem serait donc plutôt un hôpital psychiatrique où nos chercheurs pourraient agir sur les mécanismes inconscients qui produisent nos pensées conscientes, et ils les rendraient conformes à ce qu’ils tiennent pour normal. Qu’il suffise ici de retenir qu’une thèse à prétention scientifique peut annoncer un monde infernal, que ses partisans l’aient ou non voulu. Lorsqu’on avançait des thèses racistes à prétention scientifique, on inventait une prétendue science pour justifier une haine dont l’origine n’avait rien de scientifique : c’était très clair pour qui refusait cette haine. L’affaire est plus complexe et peut-être plus grave lorsque des chercheurs développent avec sincérité des thèses qu’ils croient scientifiques, qu’une partie de la communauté scientifique cautionne, et qui pourtant ne peuvent manquer de justifier le pire. On ne conclura pourtant pas que la science en est responsable, mais que le discours de ces chercheurs n’a rien de scientifique : il est idéologique. Est-il permis d’espérer que quelques mauvais esprits saboteront leurs expérimentations ?

Résumons. Je crois maintenant formuler des pensées, mais en réalité, selon la thèse de ces deux psycho-neurologues, cette croyance n’est que le produit de mécanismes neurologiques et cérébraux, illusoirement rapportés par ma conscience à un pouvoir que j’aurais de penser par moi-même et de comprendre la vérité à propos des choses dont je parle. Il faudrait un Borgès pour développer les conséquences de ce genre de propos. Car enfin, qu’est-ce qui produit l’article dont je fais la critique ? Deux cerveaux, non pas au sens métaphorique de cette expression en français, mais au sens que les neurosciences donnent à juste titre au mot cerveau ? Le discours de ces deux cerveaux n’est-il que l’épiphénomène de leur fonctionnement, ou bien exprime-t-il une volonté de voir clair et de dire vrai, comme telle constitutive d’une conscience qui est liberté et à ce titre irréductible à ce que peut nous apprendre l’étude d’un organe, serait-ce même le cerveau2 ?

Notes

2 – Peut-être faudrait-il se souvenir que Descartes, qui soutenait l’irréductibilité de la pensée, en tant qu’elle est capable de vérité, au pur mécanisme par lequel depuis lors la physique définit la nature en nous aussi bien que hors de nous, le même Descartes savait qu’à chaque pensée ou à chaque affection ou passion d’un homme correspond un mouvement des « esprits animaux », c’est-à-dire du corps et particulièrement du cerveau. Neurologie qui fait peut-être sourire, comme le fera la nôtre dans deux siècles, mais qui dit déjà clairement qu’il n’y a rien de conscient en l’homme qui ne soit aussi un processus physique. Seulement, que la volonté puisse nous faire lever un bras ou qu’un mouvement du corps produise une douleur ou une passion, ce fait est pour Descartes aussi inexplicable que certain. De là une sagesse qui est un bon usage des passions et, inséparablement, une médecine, qui par le soin du corps nous assure la maîtrise de nos pensées. Le développement des neurosciences, s’il n’est pas seulement au service de l’idéologie que je viens d‘examiner, ne peut donc que réjouir un lecteur de Descartes. Et pour prévenir une objection, j’ajoute : aussi bien un lecteur de Spinoza ou de Leibniz ! Car le désaccord métaphysique des cartésiens sur ce qu’on appelait alors l’union de l’âme et du corps n’empêche pas que chacun savait qu’à toute pensée correspond un mouvement du corps et que pourtant nos pensées, comme le prouvent celles d’entre elles qui sont vraies, ne sont pas les simples produits de ce mouvement – lui-même au demeurant parfaitement visible pour un spectateur qui pourrait entrer dans le cerveau comme dans le moulin de Leibniz (Monadologie 17) ou comme dans une usine biochimique, comme on fait aujourd’hui.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2018

La France intolérante au ban des nations ? Allons donc !

Lettre à un ami américain

Jean-Kely Paulhan s’inscrit ici dans la tradition épistolaire réflexive. Sa « Lettre à un ami américain » n’est pas seulement une défense et illustration du républicanisme universaliste, tel que la France l’a développé, face aux accusations paresseuses et aux préjugés qui ont vite fait de le taxer d’intolérance. Car cette défense et illustration, on peut la mener en alignant des faits et des arguments sans pour autant s’efforcer d’entrer dans la pensée de ceux à qui on s’adresse et sans s’interroger sur leur façon de voir les choses. Mais une Lettre demande un effort de dépaysement, un déplacement aussi bien à son destinataire qu’à son auteur ; on se se l’écrit aussi à soi-même : « même si tu ne me lis pas jusqu’au bout, tu m’auras rendu le service de m’amener à « faire le point », au moins pour moi ». Une telle Lettre effectue un pas de côté et ouvre l’espace critique qui rend possible l’élucidation ; son objet n’est pas d’installer une harmonie factice, mais de rechercher la concorde, laquelle ne réclame pas l’abolition des dissonances, et ne peut intervenir qu’entre des esprits de bonne volonté.

Préambule et adresse

J’ai écrit cette lettre pendant l’été de 2015 à l’un de mes anciens étudiants américains qui me demandait mon opinion sur ce qui s’était passé à Paris en janvier 2015. Je l’ai rapidement relue et complétée en juin 2016 puis dans l’été et l’automne de 2017, constatant que l’actualité la rendait vite obsolète. A-t-elle aidé à une meilleure compréhension de la France ? Je n’en ai aucune idée, mais je voulais l’écrire depuis très longtemps car j’entretiens une relation particulière avec un pays où j’ai été reçu avec générosité, où j’ai été heureux, au point de me demander si je voulais y « faire ma vie ».

Parmi les préjugés les plus enracinés de mes étudiants – nous étions au début des années quatre-vingt – la conviction qu’en France on n’aimait pas les Américains. Il s’agissait pour moi non de ridiculiser ce préjugé, ni de le nier, mais de montrer qu’il méconnaissait la complexité d’une relation très riche, faite de hauts et de bas, qu’aucune relation, pas plus collective que personnelle, ne peut se réduire à un amour ou à une haine définitifs.

J’ai aussi écrit cette lettre en pensant à l’enseignant que j’ai rêvé d’être : « professeur de français », cette expression étrange, je l’ai toujours comprise comme m’imposant une attitude qui me permettait de combiner à la fois l’affection que m’inspirait mon pays et l’interrogation qui est au cœur de toute vie intellectuelle : comment aimer sans idolâtrer, comment aimer un pays, sa culture, « jusques à ses verrues et à ses taches ». Me revient alors l’affection de Montaigne, le provincial, pour Paris, qu’il voulait voir épargné par les guerres civiles menaçantes1.

Paris, le 30 septembre 2015

Cher Paul,

Tu m’as demandé, il y a quelques mois, ce que je pensais des événements de Paris en janvier 2015, assassinat de journalistes de Charlie Hebdo, coupables de se moquer du prophète Mohamed, puis assassinat des clients d’un supermarché casher près de la place de la Nation.

J’ai longtemps repoussé le moment de t’écrire personnellement. Pourquoi ? Parce que je suis très gêné par le « bruit » permanent dans lequel nous vivons, les interpellations vous sommant de « prendre position ». Je revendique pour tout intellectuel, si modeste soit-il, le droit de se taire, de suspendre son jugement, de nuancer ses affirmations, de chercher à comprendre.

Excuse la quantité de notes qui alourdissent ce texte. Elles correspondent sans doute à une mauvaise habitude universitaire quand il s’agit d’étaler son érudition. Dans l’atmosphère particulière où je t’écris ces pages, elles servent surtout à nuancer certaines de mes affirmations, voire à les contredire un peu : tenir un discours nuancé est le privilège des pays en paix, dont les citoyens savent que la paix se mérite aussi par un peu d’humilité et le sens du compromis.

Qui parle ? Un peu de sociologie simpliste

Celui qui te parle ici est un bourgeois blanc, âgé (plus de soixante ans), éduqué, d’origine protestante (c’est-à-dire se souvenant des persécutions contre sa religion sous les rois de France très catholiques), qui se considère plutôt libéral-conservateur (mais gêné par cette étiquette, dont il voit la fausseté), de culture occidentale traditionnelle, bref correspondant à toutes les caractéristiques qui le rendent haïssable et inaudible aux yeux de beaucoup. Je pense au « DWEM » (Dead White European Male) qui discrédite l’étude de plusieurs auteurs dans certains campus américains. Ajouterai-je une dernière caractéristique personnelle ? Sans être juif, je suis très sensible à ce qui concerne les Juifs en général, à la fois parce que la France a été la première à leur donner des droits en Europe, au moment de la Révolution (1791), et parce qu’une partie de ma famille est d’origine juive. (Je préciserai qu’elle est venue en France pour se trouver une identité plus large et ouverte qu’en Pologne.) Cela ne fait pas de moi un partisan inconditionnel d’Israël2. De ces caractéristiques, je n’éprouve ni fierté excessive – elles sont en grande partie héritées –, ni honte non plus – je suis convaincu que la civilisation occidentale a apporté plus de bien que de mal : si le contraire était vrai, des millions d’hommes ne rêveraient pas de s’installer en Europe ou aux États-Unis3. Celui qui te parle ici se souvient des origines étrangères d’une partie de sa famille, ce qui est très banal en France, même si on l’exprime de façon différente de la façon américaine ; méfiant à l’égard des sondages, de leur formulation, l’auteur de ces pages estime cependant que les étrangers venant en France doivent adopter les habitudes de la vie française, comme l’estiment 90 % des personnes sondées par la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 20124.

Des accusations insupportables (et paresseuses) ?

Je commencerai par exprimer mon haut-le-cœur chaque fois que j’entends appliquer à mon pays, la France, l’adjectif « antisémite » à propos des attentats de janvier 20155. Les historiens disposent d’une énorme documentation, constamment mise à jour, sur l’antisémitisme français, phénomène qui a presque totalement disparu du pays après la Seconde Guerre mondiale et qui est aujourd’hui résiduel (même Jean-Marie Le Pen est maintenant renié par sa fille6 !). Les Français juifs, parce qu’ils sont plus éduqués, qu’ils sont arrivés beaucoup plus tôt7, sont d’ailleurs très présents et influents à tous les niveaux du pouvoir politique, économique, médical, universitaire, culturel en France. La France a la deuxième population juive8 à l’extérieur d’Israël après les États-Unis. Le seul antisémitisme violent que l’on observe aujourd’hui en France est celui des musulmans fanatiques9, n’acceptant pas les lois républicaines, d’autant plus agressifs qu’ils n’ont actuellement aucun espoir de promotion sociale et d’intégration quand ils ne sont pas qualifiés10. Cela dit, je crois que personne ne met en doute la discrimination11 dans le recrutement à l’égard des jeunes d’origine maghrébine ou noirs, même si le système de l’Éducation nationale, tant décrié, est capable de leur faire obtenir des diplômes, pourvu qu’ils en sentent la nécessité et en aient la capacité : à condition socio-professionnelle identique des parents, les jeunes issus de l’immigration réussissent plutôt mieux dans le système scolaire que les jeunes Français dont les parents et grands-parents étaient déjà eux-mêmes français12, alors même que jamais aucune discrimination n’a été dénoncée dans l’attribution des aides sociales de toutes sortes dont bénéficient les familles pauvres en général. Les originaires du Maghreb, encore une fois pas tous musulmans, qui réussissent socialement et professionnellement en France, dans les affaires, dans la fonction publique, même s’ils ne sont pas encore assez nombreux, existent et ne souhaitent pas, par une sorte de discrimination à rebours, être mis en avant ; ils veulent avoir mérité leur promotion, non être des alibis ou ce que les Américains appellent des « window dressings » qui donnent conscience à bon compte au reste de la société13.

Attribuer à l’intolérance française14 le mal-être de certains jeunes d’origine maghrébine aujourd’hui me paraît peu sérieux ; je rappelle, car beaucoup de médias étrangers (et même votre ancien président américain15) semblent ne pas le comprendre, que l’on s’habille comme on le souhaite en France, à deux exceptions près : 1) il est interdit de porter en public une tenue « destinée à dissimuler » le visage, le voile intégral n’étant qu’un cas particulier du port d’une cagoule ; selon beaucoup de spécialistes de l’islam et de théologiens, d’ailleurs, le fait pour les femmes de cacher totalement leur corps et leur visage est plus une habitude culturelle que religieuse, ne relève pas d’une pratique musulmane indiscutable ; 2) tous les signes religieux sont interdits dans les écoles publiques (voile, kippa, croix, poignard des sikhs…). La société civile, à l’extérieur du terrain « neutre » de l’école, jouit de la liberté d’affichage notamment religieux, y compris en public. Cette liberté peut être l’objet de restrictions dans des cas bien précis encadrés par la loi16.

Notre conception de la laïcité est ouverte : toutes les croyances sont admises à partir du moment où elles ne prétendent pas s’imposer dans le domaine de la puissance publique, exercer des pressions sur le contenu de l’enseignement, sur autrui ou sur l’État, dont le gouvernement, comme dans toute démocratie, est élu par la majorité pour mener une politique qu’il est toujours possible de modifier si la majorité change. Le parlement vote des lois, en change d’autres, en abolit d’autres aussi…

Pourquoi l’École publique17 en France met-elle entre parenthèses la croyance religieuse (et non pas le phénomène religieux lui-même, susceptible d’explication et de distanciation), alors que dans d’autres pays ce n’est pas du tout le cas ? La démocratie française s’est construite, dans la douleur (au moins quatre révolutions entre 1789 et 1871), lentement (et avec des périodes de recul), contre la Monarchie et l’Église catholique (« Dieu et le Roi ! »). Il n’est pas question ici d’attaquer l’Église catholique, qui, aujourd’hui, accepte la forme républicaine du régime, défend le système démocratique, accepte la séparation d’avec l’État18, même si elle met en cause, comme c’est son droit, certaines lois votées par le parlement parce qu’elles lui paraissent contraires au message du christianisme19. Cependant, force est de constater qu’entre la Révolution française de 1789 et la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Église catholique a représenté l’une des forces les plus actives opposées à la Démocratie20. Elle a mené une sorte de guerre contre les gouvernements élus par les Français, n’acceptant pas de perdre le contrôle de la jeunesse qu’elle exerçait dans ses écoles, défendant une conception hiérarchisée de la société inspirée de sa propre organisation, mettant en cause la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, ce qui entraîna une sorte de guerre civile, « apaisée » ou mise entre parenthèses par la Première Guerre mondiale.

Le refus actuel de l’influence musulmane en France est lié à cette histoire, que l’on ne peut pas changer : la grande majorité des Français n’ont pas envie d’accorder à l’islam, religion étrangère et lointaine, récente sur notre territoire, même bien intentionnée – je ne doute pas que la plupart des musulmans vivant en France soient désireux d’y vivre en paix – ce qu’ils ont eu tant de mal (plus d’un siècle) à refuser au catholicisme, bien plus profondément lié à l’identité collective de notre pays.

Le cas Charlie Hebdo

Je fais partie des gens qui n’appréciaient pas outre mesure l’humour de ce journal. En particulier, je le trouvais souvent extrêmement vulgaire et inutilement cruel. Je l’achetais de temps en temps, disons deux ou trois fois l’an, à la fois pour avoir un autre son de cloche que celui des médias dominants et parce que certains de ses journalistes et caricaturistes étaient très talentueux.

Qu’ils attaquassent en images et en paroles les extrémistes musulmans ne me gênait pas outre mesure : à ma connaissance, les catholiques intégristes actuels limitent les prises d’otages, égorgent rarement, et ne font pas sauter les tours ! Les attaques de Charlie Hebdo contre l’islam, et surtout les formes perverties de l’islam, constituaient seulement une faible partie des attaques du journal. Charlie Hebdo s’en prenait d’abord aux hommes politiques français de tous bords, à l’Église catholique en général, et avec une violence qui rappelait une vieille tradition de la presse française21, pour le meilleur et pour le pire. Sa première cible célèbre a été une idole de la vie politique française, le général de Gaulle, dont il avait annoncé la mort de façon drôle et irrespectueuse, de mauvais goût : « Bal tragique à Colombey : un mort » (c’était l’époque où la presse avait fait ses gros titres sur l’incendie d’une boîte de nuit ayant fait plus de cent victimes)22. C’est après cette manchette (et un procès) que le journal dut changer de nom et devint Charlie Hebdo : auparavant il s’appelait Hara-Kiri, journal bête et méchant.

Les Français musulmans sincères n’ont pas été les seules cibles de ce journal, mais des fanatiques musulmans ont été les seuls à estimer que le meurtre des collaborateurs du journal ferait plaisir à leur Dieu (avec qui je n’ai jamais discuté de la question, eux non plus d’ailleurs).

Les assassinats du magasin casher de la Porte de Vincennes

Chez les Français musulmans les moins éduqués23 – encore une fois ce serait follement injuste de voir en ces meurtriers des individus représentant l’ensemble des musulmans vivant en France24 – existe un lien entre un antisémitisme ancien, fait de rivalité ou de compétition religieuse mais aussi de jalousie à l’égard de la réussite apparente des Français juifs 25, et les événements d’Israël et de Palestine, justifiant pour eux le projet d’étendre la guerre faite aux Juifs à tous les lieux où ils se trouvent dans le monde. Le monde arabe est aussi très divisé, malheureux, et incite beaucoup de ses meilleurs intellectuels et artistes à fuir une atmosphère irrespirable ; c’est aussi le monde où les théories du complot s’épanouissent le mieux26.

Toutes ces remarques n’ont rien d’original et tel n’est pas leur but. En un certain sens, elles m’ont permis de résumer aussi ce que je pensais, et même si tu ne me lis pas jusqu’au bout, tu m’auras rendu le service de m’amener à « faire le point », au moins pour moi.

Quelles solutions maintenant ?

Le Pape a soulevé de l’émotion et de l’intérêt – pourvu qu’ils ne retombent pas trop vite – quand il a déclaré que nous étions déjà dans la Troisième Guerre mondiale, sans le savoir parce que cette guerre ne prendrait bien sûr pas les formes des deux précédentes, elles-mêmes très différentes l’une de l’autre. Avec la Seconde, la Troisième a en commun de prendre les civils non armés comme victimes privilégiées.

Les conséquences de tels constats, c’est bien sûr d’abord la nécessité de renforcer le renseignement intérieur et extérieur, les forces militaires (sous de nouvelles formes, sans pour autant abandonner les « vieux » instruments qui peuvent toujours servir). Mais policiers et militaires sont les premiers à dire que la solution des difficultés est toujours et d’abord politique. À ce sujet, je remarque que la France et son armée sont assez seules en Afrique, alors qu’elles protègent la sécurité et la liberté de l’Europe27, pas seulement celle de notre territoire ; pour les questions de renseignement, je sais que les échanges fonctionnent bien entre tous les pays organisés, même hostiles en apparence ou séparés par des différends ponctuels, pourvu qu’ils correspondent à des intérêts communs : la solidarité reste un mot… Nous nous trouvons ici dans un domaine où les vagues et généreuses idées sur la mondialisation – tous frères et tous heureux grâce à l’échange de toujours plus de marchandises, de technologies et d’idées ! – ne marchent pas.

L’enseignement supérieur et ses chercheurs, devraient être « mobilisés » – je n’ai pas dit asservis ni militarisés – alors qu’ils donnent le sentiment en France d’être méprisés, craints ou suspectés par le pouvoir et ses représentants. L’histoire est ancienne et nous savons que le système anglo-saxon a une longue tradition de coopération avec l’université dans le domaine de la défense au sens large, qui, partant du renseignement, va jusqu’aux réflexions les plus poussées sur l’ennemi, qu’il ne faut jamais définir par des généralisations simplistes et confortables. Le malaise exprimé par Gilles Kepel a-t-il été entendu : « J’en veux à la fois à l’université française qui a détruit complètement les études arabes au moment même où Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu déclenchant la révolte arabe, et à nos dirigeants. – C’est-à-dire? – Je fais une critique au vitriol de la façon dont nos élites politiques conçoivent la nation. La France […] est gangrenée par une haute fonction publique omnisciente et inculte qui méprise l’université, notamment les études qui sont dans mon domaine »28. Cette coopération est sans doute inconfortable : le pouvoir n’aime pas qu’on mette en cause la politique qu’il mène. Mais cet inconfort est la source d’une plus grande efficacité dans l’action. Nos gouvernants en sont-ils convaincus ? L’on peut en douter en lisant l’appel virulent, presque désespérant, d’Yves Trotignon, qui souligne aussi l’ignorance d’études étrangères qui pourraient nous être utiles : « Sans surprise, la parole officielle n’est pas discutée, et ceux qui s’y risquent savent qu’ils le font pour l’Histoire. Hors de France, les universitaires travaillent, parfois avec des chercheurs français, et produisent des études d’une grande richesse »29, dont il cite plusieurs titres importants, dont apparemment la traduction n’est pas à l’ordre du jour. L’Etrange Défaite n’est pas si loin, remarque-t-il très justement.

Sur le fond, j’estime qu’il ne faut rien céder et je crois que « la laïcité à la française » convient bien à mon pays, que les nouveaux arrivants – comme partout, cela peut prendre plusieurs générations avant de se sentir totalement partie prenante – doivent s’y adapter. La démocratie implique la liberté de s’exprimer, le respect de lois votées par le parlement. Des chrétiens convaincus estiment que cette liberté d’expression n’est pas un droit sacré, que le « vivre ensemble » implique le respect de l’autre et même l’oubli de soi30. Tel n’est pas mon sentiment : chacun a le droit d’être dégoûté de certains abus de la liberté d’expression (a le droit de ne pas acheter, pour commencer, certains journaux, de ne pas aller sur certains sites Internet, de ne pas regarder tel ou tel film ou telle ou telle émission de télévision), a le droit de critiquer des lois et d’essayer de les changer par l’intermédiaire des députés auxquels nous déléguons, provisoirement, comme citoyens, notre pouvoir. Les avantages de ce système imparfait l’emportent sur ses inconvénients.

Nos gouvernants, et nos politiques, particulièrement quand, dans l’opposition, ils n’exercent pas de responsabilités, doivent moins parler et surtout ne pas tenir des discours de guerre civile en pensant que cela leur fera gagner des voix31.

Les grand principes, oui : ils doivent guider, orienter l’action publique. Ensuite, la paix civile repose sur des compromis raisonnables, des négociations permanentes, qu’il est important de ne pas mener sous une pression quelconque. La démocratie suppose que l’on se parle, que l’on s’écoute, même si la compréhension de l’autre ne doit pas entraver la liberté des décideurs « au nom du peuple français »32.

Dans le cas des Français musulmans, très divers33 et eux-mêmes très divisés, ce dialogue est d’autant plus difficile qu’ils ne disposent pas d’une instance représentative claire34. Le CFCM (Conseil français du culte musulman), organisé par N. Sarkozy quand il était ministre de l’Intérieur et des Cultes35, se voit fréquemment contesté comme trop proche du gouvernement français (et du gouvernement algérien). L’UOIF (Union des organisations islamiques de France) est considérée comme trop influencée par un islam hostile à la République (« Le Coran est notre Constitution »36).

Il faut aussi rappeler à tous les « groupes » (politiques, économiques, ethniques, professionnels…)  ̶  et là le problème dépasse beaucoup celui des Français musulmans  ̶  que la politique d’un État ne se résume pas à l’addition, à la prise en compte de tous les intérêts catégoriels37. La loyauté à l’égard du pays où l’on a choisi de vivre, si l’on admet ces termes (et je les admets pleinement pour ma part) implique que l’on s’abstienne d’y importer des conflits qui lui sont étrangers.

La France ne peut pas éviter que la situation internationale ait des répercussions sur son territoire, et nous verrons d’autres attentats, peut-être plus spectaculaires. Comment s’assurer que le pays saura y faire face, résistera au nom de ses valeurs, peut-être impossibles à appliquer jusqu’au bout mais qui au moins constituent un beau programme d’action, Liberté, Égalité, Fraternité, un projet qui fait encore rêver ?

La question de l’emploi est essentielle : avec les grandes industries demandant beaucoup de main-d’œuvre et occupant les gens, en leur proposant un avenir, où les syndicats, le Parti (communiste) assuraient un encadrement et une socialisation parallèles, ont disparu aussi tous les systèmes d’intégration et de promotion des jeunes dans de grandes organisations : armée, églises, chemins de fer, postes ; il faut sans doute les reconstituer (ou en constituer d’autres), en même temps que l’on développera davantage le service civil volontaire, non comme une fin en soi mais comme une première étape vers le monde du travail et le sentiment d’assumer des responsabilités qui vous engagent à l’égard de la société, des autres (les jeunes pères de famille, pleins de projets, qui aiment leur travail et se sentent utiles, sont sans doute moins tentés par le terrorisme, non ?).

Sur la question de l’enseignement, les millions de pages écrites découragent d’en écrire davantage. Les problèmes sont connus, bien analysés, communs à beaucoup de pays développés. Rien ne sera possible sans une politique très courageuse, et donc très impopulaire parmi les classes moyennes inférieures (celles qui de fait ne peuvent pas pratiquer les stratégies d’évitement), évitant la constitution d’écoles où ne se retrouvent que des enfants d’immigrés sans aucun contact avec la société française. Il s’agit du même coup de loger les gens autrement, de les répartir par des incitations puissantes (en restant attentif aux causes des échecs observés dans le passé car la « mixité sociale et culturelle » ne se décrète pas »38). Il importe d’étudier les difficultés liées à l’application de la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbains), qui depuis 2000 tente d’éviter le partage des villes en ghettos de « pauvres » et ghettos de « riches »39.

On ne fera pas non plus l’économie d’une réflexion en profondeur, avec les enseignants, qu’il faut encourager par tous les moyens, sur la façon de « transmettre la France », sans nationalisme et sans honte non plus, peut-être avec confiance, joie (pourquoi pas ?). Je l’avoue : je suis heureux d’être français, encore une fois sans m’en faire un mérite (mes efforts pour le devenir n’ont pas été énormes). Ce n’est pas l’apprentissage obligatoire de La Marseillaise ni le déploiement du drapeau tricolore, ni le « rétablissement de l’autorité », invoqués en boucle, qui règleront quoi que ce soit. J’imagine que là comme ailleurs ce que vivent les pays comparables au nôtre ne peut pas être imité – leur histoire est différente – mais n’est pas négligeable non plus.

Il est aussi probable qu’il faudra se poser des questions sur la place de la religion à l’école et sans a priori. Lycéen protestant, élève d’un lycée public laïque, j’y fréquentais de temps en temps l’aumônerie catholique – il y en avait une au sein du lycée – et il me semble que cette expérience a enrichi ma jeunesse (sans faire de moi un nouveau converti). La laïcité républicaine, pour vivre, doit évoluer sans se renier, s’adapter. Je crois donc que, s’il ne faut pas revenir sur l’interdiction des signes religieux ostensibles dans l’enseignement public primaire et secondaire, il ne faut pas mettre toujours l’accent sur la question du voile ailleurs. S’il est juste à mes yeux de maintenir en France l’interdiction du voile intégral, je préfère que les étudiantes qui ont envie de se voiler les cheveux se voilent sans inquiétude, que leur choix et le choix éventuel d’y renoncer plus tard soient respectés. L’important est qu’elles ne mettent pas en cause le contenu des programmes, qu’elles ne refusent pas l’étude de certains auteurs ou certains événements et se conforment à ce qui est attendu des étudiants dans le domaine de leur spécialité. De même, on ne doit rien céder dans l’organisation des hôpitaux et la réglementation de tous les lieux publics.

Enfin, l’affaiblissement de l’État et de son aptitude à faire respecter les lois ne peut pas être ignoré. Notre arsenal juridique contre toutes les discriminations est excellent et je ne pense pas que de nouvelles lois doivent être votées par le parlement. Comment s’assurer qu’elles sont appliquées ? Comment s’assurer aussi que les adversaires de l’islamisme, ou les adversaires de certaines dérives, sont aussi bien protégés par la Police et la Justice contre la violence de leurs adversaires40 ?

Comment trouver surtout un compromis acceptable entre la liberté de parole et, en partie, d’action, et le minimum de discipline nécessaire pour que tourne une société, pour qu’elle protège efficacement ses membres ? Aucun citoyen ne remet en cause l’extrême hiérarchisation d’un plateau chirurgical ou du transport aérien : sa vie en dépend, et là, il n’y a plus ni musulman ni non-musulman.

Notes

1 – Je remercie très vivement Catherine Kintzler, Patrick Kéchichian, Laura Reeck et Étienne Cazin, dont les commentaires m’ont beaucoup aidé.

2 – Pas plus qu’il n’est juste d’attribuer aux Juifs américains (majoritairement progressistes, hostiles à l’ultra-orthodoxie et à la droitisation d’Israël) une attitude générale de soutien inconditionnel à l’actuel gouvernement Nétanyahou. N T.-R. « Les juifs américains et Israël : une relation à la dérive », Réforme, n° 3733, 14 décembre 2017, p. 4.

3 – « Les migrants n’ont […] guère de légitimité à vouloir réintroduire dans le pays d’accueil un modèle social qui a […] provoqué leur départ . » Michèle Tribalat, « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/ p. 332. Il ne s’agit pas de renvoyer brutalement tout étranger à l’enfer qu’il a choisi de quitter, en n’acceptant aucune critique sur notre propre modèle de société. Mais il faut trouver un moyen de dialoguer, sans feindre d’oublier qu’au Proche et au Moyen-Orient, quelles qu’en soient les raisons, « des millions de personnes sans droits sont exposées à la violence, à l’exclusion et au racisme ethnique, politique et confessionnel, et n’y ont le choix qu’entre le silence, la conversion ou le départ […] ; [qu’] aucun pays arabe ou musulman de la région ne possède de droit d’asile et [que] cinq pays arabes seulement ont signé la convention de Genève sur les réfugiés (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte et Yémen) », Smain Laacher, « Pourquoi viennent-ils frapper aux portes de l’Europe ? », Le Monde, 7 septembre 2015, p. 15. Est-il possible de mettre les points sur les i, tout en restant à l’écoute de l’autre (en se rappelant aussi que le Liban, non signataire, reçoit actuellement plus de 800 000 Syriens, voir la note 26 ?

4 – M. Tribalat, ibid., p. 333.

5 – Le lecteur de la presse la plus estimée, tout au moins le lecteur pressé, ne continue-t-il pas d’être soumis à un tir offensif et ambigu par des titres tels que : « En France, un antisémitisme du quotidien » ? Ce sont les termes dans lesquels Le Monde du 3 novembre 2017 annonce la profanation à Bagneux de la stèle d’Ilan Halimi, assassiné en 2006. En 1982, après l’attentat de la rue des Rosiers, l’un de mes collègues américains, professeur d’allemand, avait déjà attribué l’événement à l’antisémitisme français bien connu, ce que lui confirmait sa lecture favorite, The New Republic.

6 – « Son message est clair, même si, pour des raisons évidentes, il a été reçu avec quelque scepticisme : son père a pu être un ennemi de la communauté juive, mais elle en est une amie. » Jeffrey Goldberg, “Is It Time for the Jews to Leave Europe?”, The Atlantic, April 2015, pp. 62-75. L’entretien de l’auteur avec Marine Le Pen est intéressant et l’enquête, même si je n’en partage ni les conclusions ni certains présupposés, de bonne qualité. La faire précéder d’une citation de l’idéologue antisémite Édouard Drumont montre que son auteur « a étudié », éclaire-t-elle pour autant la question actuelle ?

7 – Voir l’excellent dossier « Napoléon et les Juifs », L’Arche, décembre 2007-janvier 2008, n° 595-596, pp. 48-67. « Bons élèves, bons soldats, bons contribuables, bien installés, les Juifs n’ont plus à faire leurs preuves. […]. La République respecte ses citoyens juifs et les traite avec un juste égard. Il semble parfois que ce soient eux, désormais, qui lui demandent des comptes ou des gages. », in Grand Rabbin Gilles Bernheim, « L’invention du judaïsme français », ibid., pp. 62-67.

8 – Je préfère en bon « républicain » ce mot au mot de « communauté ». La République intègre des individus, qui ont le droit de se sentir plus ou moins proches de tel ou tel groupe, non des communautés. Je revendique aussi le droit d’être d’origine arabe et non musulman, homosexuel, amateur de Mozart ou de Dalida, admirateur des jardins japonais et grand buveur de bourgogne aligoté. Peu importe, mais en République on ne doit pas être déterminé par ses origines. L’essayiste catholique Patrick Kéchichian, auteur de Petit Éloge du catholicisme (Folio, Gallimard, 2009), à qui j’ai soumis ces lignes, précise : « La République ne nie pas les différences, elle les fédère, les respecte, dans la mesure où l’appartenance à telle ou telle communauté (l’appartenance communautaire est souvent une exigence, une revendication – ce qu’on peut avoir parfois, hélas, à déplorer…), à son tour, respecte la République. » Longtemps, j’ai lu dans la presse anglo-saxonne et dans la presse française des spécialistes, très sûrs d’eux, opposer avec condescendance le modèle républicain français (qu’il ne faut certainement pas figer), source prétendue de toutes les difficultés que nous connaissons avec les musulmans, au modèle britannique d’intégration. 700 Britanniques combattraient en 2015 aux côtés de l’État islamique et l’ancien Premier ministre britannique constate : « Il y a des gens qui sont nés, qui ont grandi dans ce pays, et qui ne se sentent pas vraiment de liens avec la Grande-Bretagne. ». Voir P. Bernard, « David Cameron veut vaincre le « poison » de l’islamisme radical. Le dirigeant conservateur prend ses distances avec le modèle d’intégration britannique et compte limiter la liberté de parole des extrémistes. », Le Monde, 22 juillet 2015.

9 – P. Kéchichian remarque à ce sujet : « L’Islam, même non “fanatique”, est-il totalement sauvé de l’antisémitisme ? Je ne crois pas. De ce point de vue des rapports du judaïsme avec les autres religions monothéistes, le travail d’approfondissement des chrétiens, notamment de l’Église catholique, a été beaucoup plus fécond » (lettre à JKP, 12 juin 2015). Le chercheur Pierre-André Taguieff accuse les élites intellectuelles françaises de négliger ou même de soutenir l’antisémitisme, sous couvert d’antisionisme, mais à aucun moment il ne cite de noms, de texte précis, ce qui affaiblit la portée de son propos contre « les intellectuels français ». Les dérives qu’il stigmatise, à juste titre, me semblent être le fait d’une extrême gauche marginale et de musulmans. « L’intelligentsia française sous-estime l’antisémitisme », Le Monde, 23 septembre 2015, p. 15. Pour être aussi honnête que possible sur ce point (et me contredire en partie), je signale que Commentaire vient de publier un article troublant, écrit par l’inspecteur général Jean-Pierre Obin, sur « La déscolarisation des élèves juifs de l’enseignement public français », dénonçant le silence de l’Éducation nationale au sujet de « la vague de départ des élèves juifs de certains établissements scolaires publics sous l’effet de la violence, de la menace et de la peur », n° 157, printemps 2017, pp. 171-174. Qu’attendre de la machinerie centrale de l’Éducation nationale ? Peu, puisqu’elle se préoccupe surtout d’éviter que des voix non autorisées s’expriment sur ce qui relève de sa compétence. En revanche, il est permis d’espérer qu’elle n’entrave pas, activement ou passivement, les acteurs de terrain qui ont le courage de relever les défis. Au collège Georges Brassens du 19e arrondissement de Paris « où nombre de familles juives ont été amenées à faire inscrire leurs enfants dans l’enseignement privé confessionnel après avoir été en butte à l’antisémitisme », deux professeurs, Jacqueline Courier-Brière et Nasser Dja Bouabdallah, ont mis en place un enseignement original, qui complète le programme, déjà offert dans trois établissements du quartier par Les Bâtisseuses de paix d’Annie-Paule Derczansky. Voir C. Chambraud, « Au collège Brassens, à Paris, un enseignement « humanité » pour prévenir racisme et antisémitisme », Le Monde, 15 novembre 2017, p. 11. Ces initiatives ne sont sans doute pas les seules ; comment parler du travail patient et modeste accompli par beaucoup d’enseignants, ignorés des grands médias ?

10 – En un sens, la désindustrialisation pose le même problème en France avec les populations d’origine maghrébine peu qualifiées qu’avec les Noirs aux États-Unis : dans l’ancien système économique qui demandait des travailleurs courageux à la tâche, dont la vigueur compensait le manque de qualification, ils pouvaient trouver leur place ; le passage à une économie de services les désavantage car les services impliquent des aptitudes et comportements très différents. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les musulmans vivant aux États-Unis, dont les porte-paroles insistent beaucoup sur leur parfaite intégration, sont proportionnellement beaucoup moins nombreux qu’en France et en moyenne beaucoup plus diplômés : « Les musulmans ne font qu’1% de la population des États-Unis. […] Globalement ils constituent une minorité de taille réduite, bien éduquée, culturellement conservatrice, qui n’attend de l’administration que le respect de son caractère à part ». P. Beinart, “The New Enemy Within”, The Atlantic, May 2015, pp. 21-22.

11 – Il semble que l’arsenal français de lois contre la discrimination soit très complet. Il est évident cependant que le faire respecter dans la pratique quotidienne est difficile. La discrimination touchant les « seniors » qui recherchent du travail serait encore plus importante que celle touchant la population maghrébine ou noire : « Depuis de nombreuses années, la discrimination la plus importante en France est celle liée à l’âge. » Guerfel-Henda Sana, Peretti Jean-Marie, « Le senior, objet de discrimination à l’embauche ? », Humanisme et Entreprise 5/2009 (n° 295), p. 73-88 URL : www.cairn.info/revue-humanisme-et-entreprise-2009-5-page-73.htm (consulté en ligne le 30 septembre 2015). Cette situation est aussi connue aux États-Unis : voir G. Sacco, « Trump, le Président d’une génération perdue », Commentaire, n° 158, été 2017, pp. 323-332.
On ne saurait louer l’ancien gouvernement socialiste d’avoir pris l’initiative de contenir cette discrimination et de la faire reculer, mais il est aussi injuste de l’accuser de n’avoir rien fait. Il a d’ailleurs soutenu plusieurs opérations de testing contournant l’interdiction républicaine de constituer des fichiers ethniques, sempiternellement reprochée à la France par les partisans d’une société à l’américaine ou à l’anglaise, aux yeux desquels notre histoire au XXe siècle est sans doute un détail. Tout récemment encore, le ministère du Travail a financé une enquête en partenariat avec une association anti-discrimination, Corum. Voir Sarah Belouezanne, « Ces noms maghrébins qui passent mal dans les CV » [sur une enquête commandée par le ministère du Travail et réalisée par la Direction de l’animation et de la recherche, des études et des statistiques (DARES) et l’association ISM Corum spécialisée dans la prévention des discriminations] ; campagne de testing portant sur 147 paires de candidatures différentes : 20% de réponses favorables aux candidatures faites avec un nom à consonance d’origine française, 9% de réponses favorables obtenues par des candidats fictifs portant un nom à consonance maghrébine (marge d’erreur : 1%). 33% : part de ceux, appartenant aux deux catégories, qui n’ont obtenu aucune réponse], Le Monde, 14 décembre 2016, p. 12. Une étude plus récente indique même que « 64 % des Français ne recevraient que rarement ou jamais une réponse à leur candidature. » Site RegionsJob, cit. par N. Santolaria, « SOS Fantômes », Le Monde (suppl. L’époque), 17-18 septembre 2017, p. 3.

12 - Lire Claudine Attias Donfut, François-Charles Wolff, Le destin des enfants d’immigrés. Un désenchaînement des générations, Stock, collection « Un ordre d’idées », 2009. Les recherches de Mathieu Ichou (Sciences Po/INED) montrent aussi que, si les enfants d’immigrés réussissent mieux dans le système scolaire britannique que dans le système français, ce phénomène peut être lié à la plus grande sélectivité de la politique d’immigration britannique, voir : http://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/les-enfants-dimmigres-ne-sont-pas-condamnes-a-lechec/

13 – De même qu’il existe une bourgeoisie noire aux États-Unis, malgré la persistance d’inégalités profondes, on parle en France d’une « beurgeoisie ». Je remarque aussi que les enfants ou petits-enfants d’immigrés, face aux discriminations, s’organisent de plus en plus efficacement et créent leurs propres entreprises. Quant au patronat français, lui aussi il change : Siben N’ser, le fondateur du groupe Planet Sushi, est d’origine marocaine, Mohed Altrad, P.-D.G. du groupe de matériel pour le bâtiment Altrad, qui a reçu en 2014 le prix mondial de l’Entrepreneur de l’année remis par Ernst and Young et L’Express, est d’origine syrienne… On pourrait continuer longtemps. À l’autre extrémité, dans l’artisanat alimentaire, il y a de plus en plus de boulangeries tenues par des personnes issues de l’immigration maghrébine à Paris, qui rencontrent beaucoup de succès. Voir Mehdi Farhat, « Le pain parisien est-il devenu halal ? », 18 juillet 2012, http://www.slateafrique.com/86353/les-tunisiens-en-france-craquent-pour-la-baguette

14 – Un sondage effectué pendant la chasse à l’homme qui a suivi l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo (IFOP pour le site Atlantico) en janvier 2015 indique que, pour 66 % des Français, il ne faut pas confondre les musulmans avec la frange extrémiste de l’islam, http://www.atlantico.fr/decryptage/66-francais-considerent-que-musulmans-vivent-paisiblement-en-france-et-que-seuls-islamistes-radicaux-representent-menace-jerome-1947238.html. France Inter, le dimanche 21 juin 2015, a fait état d’un sondage de l’institut Odoxa selon lequel « 1 – Près des deux-tiers des Français (63 %) disent mal connaître la religion musulmane. 2 – Les Français sont une majorité à juger que “les musulmans mettent le plus en avant possible le fait qu’ils sont musulmans”… mais ni les sympathisants de gauche, ni les personnes qui connaissent bien des musulmans ne partagent cette opinion. 3 – Pour une large majorité de Français, l’islam ne porte pas en elle les germes de la violence mais est au contraire une religion aussi pacifiste que les autres. 4 – Les attentats n’ont pas altéré l’image qu’ont les Français des musulmans de France. 5 – Les Français sont convaincus que l’islamophobie progresse en France et ils estiment majoritairement qu’il est plus difficile d’être un musulman en France depuis ces dernières années » http://www.odoxa.fr/sondage/limage-musulmans-de-lislam-aupres-francais/ . Une fois cette relative bienveillance constatée, nous pouvons admettre qu’elle est méritoire compte tenu de l’actualité et qu’elle est sans doute fragile. Selon un sondage IFOP pour la Fondation Eugène Bersier, en octobre 2017, 86 % des Allemands, 75 % des Français estiment que l’islam est mal adapté à la modernité. Reconnaissons enfin, même si cela est insupportable pour quelques-uns, qu’un regard critique sur l’islam ne doit pas être rejeté immédiatement sous le prétexte de ménager la susceptibilité de nos amis musulmans. Quelques esprits courageux dans notre pays continuent de réfléchir à cette question ; peut-être, sans le chercher d’ailleurs, sont-ils protégés des attaques parce qu’ils s’expriment dans des médias dits confidentiels s’adressant à une certaine élite peu portée aux simplifications. Je pense ici à la chronique de Michel Crépu, « Du Monstre » : « Ce qui frappe le plus dans l’islam actuel, dans sa dérive terrifiante, c’est son manque de tradition, en réalité son manque d’assurance. Où sont passés l’étude, la patience, la culture, les subtilités de la mystique ? […] Une enquête sur l’effacement de l’islam comme grande spiritualité pourrait avoir son utilité. En attendant, on peut visiter au Louvre le département d’art islamique : là on voit ce que transmet une tradition solide et profonde. », La Nouvelle Revue Française, avril 2015, pp. 7-15.

15 – Je fais ici allusion à son discours de juin 2009 au Caire : « Il se désolidarise des pays laïcs comme la France. Parlant de la tolérance “assaillie de plusieurs façons différentes”, il n’hésite pas à stigmatiser les pays occidentaux qui “empêchent les musulmans de pratiquer leur religion comme ils le souhaitent, par exemple en en dictant ce qu’une musulmane devrait porter”. Il va jusqu’à affirmer que “nous ne pouvons pas déguiser l’hostilité envers la religion sous couvert de libéralisme”. M. Obama omet de préciser que le port du voile n’est prohibé dans ces pays que dans des circonstances précises. », A. Grjebine, « Le renoncement aux Lumières », Le Monde, 3 juillet 2009. Je te conseille de lire l’intégralité de cet article. Le port du niqab, voile intégral, n’est-il pas un droit dans le cadre du libre exercice des cultes ? L’État français ne s’en mêle pas et ne tranche que « pour des impératifs qui seront jugés d’ordre supérieur, en l’occurrence la sécurité de tous les citoyens. D’où la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ». C. Hadji, «Laïcité, les termes du débat (2) : le triangle des tensions », The Conversation, https://theconversation.com/la-cite-les-termes-du-debat-2-le-triangle-des-tensions-55992, consulté le 15 mars 2016.
[NdE – voir le commentaire du discours du Caire par C. Kintzler sur le site d’archives Mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-32569492.html ]

16 – Cette loi prohibant le voile intégral n’est pas totalement respectée, parfois parce que la police a des préoccupations plus urgentes, ou dans les zones où le tourisme de luxe se déploie ostensiblement (et rapporte beaucoup d’argent). L’obligation de neutralité totale s’applique à tous les agents de l’État. Même si l’expression est trop souvent utilisée par les hommes politiques à tort et à travers, la France reste un État de droit ou, plus précisément qui « tend au droit », comme il tend à l’idéal républicain. Ainsi son droit, qui continue de se construire sous l’influence de l’Union européenne, représente un recours dans certaines situations. Le licenciement d’une informaticienne, à la suite de la plainte d’un client auprès de son entreprise, compte tenu des circonstances particulières qui avaient accompagné la plainte, a été annulé par la cour de Cassation en 2017 : « « Une société cliente a souhaité que les interventions de la salariée se fassent désormais sans port de voile afin de ne pas gêner certains de ses collaborateurs ». Or, une injonction de discriminer ne peut justifier une discrimination […], quel que soit l’auteur de cette injonction (client, autres salariés, etc.). Selon une jurisprudence constante, un client ne peut imposer à une entreprise ses exigences concernant les caractéristiques personnelles des salariés assurant la prestation professionnelle (sexe, couleur de la peau, handicap, etc.). La Cour de cassation conclut : « il résultait l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses ». » Lire, pour des explications plus détaillées, Michel Miné, « Liberté d’expression religieuse dans le travail : garanties et limites », The Conversation France, 3 décembre 2017, https://theconversation.com/liberte-dexpression-religieuse-dans-le-travail-garanties-et-limites-87991 (consulté le 8 décembre 2017). Dans d’autres cas, le règlement intérieur d’une entreprise privée peut parfaitement prévoir que le personnel en contact avec le public respecte une stricte neutralité.

17 – Les écoles dites privées, catholiques pour leur grande majorité, juives pour certaines, sont presque toutes subventionnées par l’État et sont dites « sous contrat » : elles suivent des programmes nationaux, acceptent un contrôle de l’État, lequel paye leurs professeurs et ne laisse à la charge des parents qu’une petite partie des frais réels à débourser. Depuis quelques années apparaissent des écoles musulmanes qui demandent à bénéficier de ce contrat, déjà obtenu par un très petit nombre.

18 – C’est grâce à cette fameuse loi que l’État républicain finance l’entretien de tous les bâtiments religieux construits avant 1905. Les musulmans français dénoncent cette loi comme discriminatoire mais elle ne l’était pas. Il est seulement vrai que l’Église catholique bénéficie de son enracinement très ancien en France et du soutien que lui ont accordé les rois (l’alliance du Trône et de l’autel). Pour la petite histoire, il y a eu entre 1857 et 1914, en même temps qu’un enclos musulman (peu utilisé) une mosquée au cimetière du Père-Lachaise, dont la Turquie, responsable de son entretien, s’est désintéressée. La loi de 1905 s’est aussi appliquée aux synagogues. Il est vrai aussi que les musulmans français n’ont pas toujours les moyens de construire des lieux de culte dignes et que, de son côté, l’État s’inquiète de l’influence exercée par les pays arabes qui leur accordent des fonds. Il s’inquiète aussi de la formation des imams, souvent ignorants de l’histoire de la France et de la notion de laïcité, dont beaucoup ne parlent pas le français, dénoncent dans leurs prêches la corruption française et appellent à l’extermination d’Israël (voir lettre de Jacques Lautman, « Islam et islamisme en France », 4 avril 2015, in Commentaire, 150, été 2015, pp. 467-468). L’imam Farid Darrouf, qui dirigeait la plus grande mosquée de Montpellier, la mosquée Averroès, et déclarait : « Ce serait malheureux que je ne défende pas la France. C’est mon pays. Et à la mosquée, l’État, c’est moi », qui dénonce l’islamisme, est une exception ; il est aussi soumis à des campagnes de dénigrement et d’intimidation salafistes, alors même que 500 fidèles sur les 1 500 habituels ont déserté son lieu de culte, A. Mendel, « L’imam du réel », Réforme, 18 juin 2015, p. 20. Le même hebdomadaire vient d’annoncer son départ de Montpellier : « Au nombre des faits que ne lui pardonnent pas les radicaux, on compte : son hommage à Hervé Gourdel, le Français assassiné en Algérie en 2014, sa phrase “Je suis Charlie” et son refus permanent d’instrumentaliser religieusement le conflit israélo-palestinien. » A. Mendel, « L’imam Farid Darrouf quitte Montpellier », Réforme, 8 septembre 2015, http://reforme.net/une/societe/imam-farid-darrouf-quitte-montpellier. Des projets, longs à mettre en place et à évaluer, existent sur la formation d’imams dans des institutions françaises.

19 – La loi de mai 2013 sur le mariage pour tous, en particulier, a fait l’objet d’une forte opposition de l’Église catholique (et de manifestations de masse), comme auparavant la loi Veil de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse. Mais les catholiques les plus opposés n’ont jamais assassiné de législateurs ni de médecins en France. Que ces deux lois aient été votées sous un gouvernement « de droite » et un gouvernement « de gauche » signifie au moins que la pression des électeurs était forte. Or dans une démocratie – et il y a des critiques de la démocratie que je trouve tout à fait recevables – ce sont les électeurs qui décident, non les manifestants (en principe).

20 – L’encyclique de Pie IX Quanta Cura (1864) « condamnait la neutralité religieuse de l’État et sa conséquence, la liberté de conscience et des cultes. La volonté du peuple ne pouvait donc être souveraine puisqu’elle aurait pu s’exprimer en faveur de la neutralité ou de l’indifférence. » Quant au Syllabus, il « semblait un défi aux États dont le droit s’inspirait plus ou moins du droit public de la Révolution française et surtout il paraissait impliquer la condamnation du catholicisme libéral ». Certes l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup rédigea une brochure affirmant que « le pape n’avait pas condamné les idées modernes mais l’expression outrée de ces doctrines », sans que Pie IX le démentît ni l’approuvât. L. Girard, M. Bonnefous, J. Rudel, 1848-1914, Bordas, 1961, pp. 200-201. Alain Besançon souligne que Quanta Cura isola seulement plus l’Église catholique du mouvement des idées et des sciences, la referma sur elle-même. Voir « L’intelligence a-t-elle déserté l’Église latine ? », Commentaire, 150, été 2015, pp. 245-256.
Pendant la Deuxième Guerre, si dans son ensemble la hiérarchie catholique se rallia publiquement au régime autoritaire du maréchal Pétain, les prêtres et les écoles catholiques ont joué un rôle efficace pour soustraire les enfants juifs aux persécutions ; ils ont contribué au sauvetage de la majorité des Juifs : « Le procès d’un gouvernement ou d’une administration qui représentait un pays n’est pas le procès de tout ce pays. Aucun pays européen n’a sauvé autant d’enfants juifs durant cette période que le nôtre […]. Si le gouvernement de Vichy a déporté environ un tiers des Juifs de France, la population en a sauvé les deux autres tiers. » S. Klarsfeld, « La France n’est pas antisémite », Réforme, 8-14 juillet 2004, n° 3086. J. Sémelin, auteur de Persécutions et entraides dans la France occupée, Les Arènes-Seuil, 2005, rep. in Le Monde, 9 novembre 2014, rappelle que 90 % des Français juifs ont échappé à la déportation en Allemagne.
Quant aux ennemis de l’Église catholique, du christianisme, ils n’étaient ou ne sont pas tous guidés par des conceptions sublimes et hautement désintéressées ! L’étroitesse d’esprit, le sectarisme, sont universels.

21 – Je pense à L’Assiette au beurre (1901-1936), parmi beaucoup d’autres, qui ne ménageait guère le personnel politique de la IIIe République, http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Assiette_au_beurre . Sous Louis-Philippe, les tentatives d’assassinat contre sa personne furent immédiatement ridiculisées par la presse d’opposition et ses caricaturistes les plus talentueux. Voir F. Erre, « Les discours politiques de la presse satirique. Étude des réactions à l’« attentat horrible » du 19 novembre 1832 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 29|2004, consulté le 10 juin 2015. URL : http://rh19.revues.org/694 ; Voir aussi http://www.vox.com/2015/1/7/7507883/charlie-hebdo-explained-covers

23 – Les plus « éduqués » sont-ils, sur ce plan, toujours irréprochables ?

24 – Comme les attentats contre les tours jumelles de New York, les attentats récents en France ont fait des victimes musulmanes : apparemment deux des trois militaires français tués en 2012 par Mohamed Merah, qui a aussi assassiné quatre Juifs, étaient musulmans ; le troisième, Abel Chennouf, d’origine marocaine, était, lui, catholique, ce qui a été quelque peu occulté, non intentionnellement mais parce que ce fait ne se prêtait pas aux simplifications imposées par l’urgence. Et l’un des employés du magasin casher de la Nation, le Malien Lassana Bathily, qui a eu la présence d’esprit et l’héroïsme de sauver plusieurs otages, est musulman (il vient d’être récompensé et a reçu la nationalité française).
[NdE. On peut mentionner les nombreuses victimes de l’attentat de Nice en juillet 2016 intervenu après l’écriture de cette lettre.]

25 – Les crimes commis par de jeunes d’origine maghrébine ou noirs « paumés » reposent sur le présupposé que tous les Juifs sont riches et que la solidarité de leur communauté est telle que les rançons finiront toujours par être payées. Que l’on pense à l’affaire du Gang des barbares (2006-2009), http://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_du_gang_des_barbares, à celle du couple juif agressé à Créteil en décembre 2014, http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/12/04/a-creteil-un-couple-agresse-car-les-juifs-ca-a-de-l-argent_4534058_3224.html
Par ailleurs, parmi les nombreuses erreurs commises en Algérie par les Français, l’attribution de la nationalité française aux Juifs algériens, en pleine guerre de 1870, par le décret Crémieux, alors que les « populations indigènes » restaient composées en majorité de « sujets », n’a pas amélioré les relations entre « communautés », http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cret_Cr%C3%A9mieux . Patrick Weil, dans Le Sens de la République, Grasset, 2015, explique les circonstances très particulières de ce décret Crémieux.

26 – Akram Belkaïd, « Une obsession dans le monde arabe ». « Les théories du complot reviennent aussi en force dans le monde arabe. Elles permettent aux populations et aux gouvernants d’éluder leurs propres responsabilités dans certains événements », in Le Monde diplomatique, juin 2015. Dernier exemple en date, dans un pays d’ailleurs déstabilisé depuis longtemps par son mode de gouvernance, ses crises intérieures et l’accueil massif de réfugiés de tous les conflits régionaux (plus de 800 000 Syriens au Liban, peut-être un million aujourd’hui !) : si le gouvernement libanais n’arrive plus à assurer le ramassage régulier des ordures ménagères à Beyrouth, c’est à cause… du Qatar, ou des ambassades occidentales, ou du Hezbollah (et derrière lui l’Iran)… Voir B. Barthe, « Au Liban, union sacrée contre la révolte antisystème », Le Monde, septembre 2015, p. 16. P. A. Taguieff s’en prend aux conspirationnistes, pas tous arabes ni musulmans, qui « imputent, par exemple, l’apparition de Daech à un vaste complot sioniste visant à affaiblir les États arabes et à mettre en difficulté l’Iran, ou bien suggèrent que les attentats meurtriers de janvier [2015 à Paris] sont le résultat de manipulations de services secrets, parmi lesquels le Mossad est toujours bien placé », art. cit. plus haut.

27 – « Entre 1981 et 1995, depuis le Liban jusqu’en Angola, François Mitterrand a conduit plus d’opérations militaires qu’aucun président de la Ve République : 65. […] [Lors d’un dialogue avec des représentants de clubs de réflexion lui demandant « Pourquoi se défendre, c’est-à-dire pour quelles valeurs ? », Mitterrand répond] : « Vivre. Je préfère vivre. J’aime bien vivre, je ne suis pas mécontent de vivre. Bon, c’est tout. Et vivant, c’est ma deuxième réponse, je préfère vivre libre. Voilà, j’ai fini. ». Cit. in N. Guibert, « François Mitterrand, homme de guerre », Le Monde, 11 juin 2015, p. 15. L’action militaire de François Hollande a été également forte.

28 – Le Temps (Genève), 26 novembre 2015. Frédéric Koller, entretien avec Gilles Kepel, « Gilles Kepel: « Le 13 novembre? Le résultat d’une faillite des élites politiques françaises ». Voir http://www.letemps.ch/monde/2015/11/26/gilles-kepel-13-novembre-resultat-une-faillite-elites-politiques-francaises, consulté le 11 décembre 2015.

30 – « Dans le Nouveau Testament, Paul, en particulier, soulignerait, d’après ces chrétiens, que l’on doit même être prêt à renoncer à ses droits pour le bien de l’autre : “Que chacun de nous cherche à plaire à son prochain en vue du bien, pour édifier” (Rm 15,2) […].“Nous aimons – et nous respectons – les autres parce que Christ, le premier nous a aimés jusqu’à donner sa vie pour nous” (1, Jn 4,7-12). » « La liberté d’expression, un droit sacré ? », lettre de la Faculté Jean Calvin, Institut de Théologie Protestante et Évangélique, juin 2015, p. 1.

31 – Nicolas Sarkozy, aujourd’hui dans l’opposition, n’agit pas comme un homme d’État, quand, pour plaire à l’électorat du Front national de Marine Le Pen, il conteste le droit du sol français, alors qu’en 2012, lors de sa campagne présidentielle il avait déclaré : « Nous le garderons […], même quand cela peut nous poser des problèmes, […] c’est la France. » A. Lemarié, « Sarkozy veut poser “la question du droit du sol”, Le Monde, 16 juin 2015, p. 10. De même, la démographe M. Tribalat remarque qu’il joue avec des concepts d’une grande importance au gré des sondages et de ce qu’il perçoit comme les attentes des électeurs : « En février 2015 […] il a commencé de se déclarer favorable à l’assimilation après avoir défendu la diversité au point de vouloir l’inscrire dans la Constitution lors de son mandat présidentiel », « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/p. 333.

32 – Patrick Weil, dans Le Sens de la République, op. cit., indique des pistes, modestes, de bon sens, et réalisables si nos gouvernants prennent leurs responsabilités, osent dépasser les débats inutiles et faussement dramatiques dans lesquels se complaisent les démagogues. Deux exemples parmi tant d’autres : au lieu de disserter sur les repas hallal dans les cantines, il est plus simple de limiter leurs menus aux 80 % de mets que toutes les religions partagent ; s’il apparaît que les cours de langue délivrés, en vertu d’accords, par des enseignants issus des pays du Maghreb, « divisent dans les écoles et assignent les enfants aux ascendances nord-africaines à la culture de leurs parents », il revient à notre gouvernement d’étudier les moyens de dénoncer ces accords. Voir M. Baumard, « Après le 11 janvier, une France en quête d’identité », Le Monde, 17 juillet 2015, p. 12. Tenir bon sur les principes, en restant pragmatique…

33 – Comme l’ensemble de la société française, les Français musulmans sont moins pratiquants qu’ailleurs. Et pour ceux qui se déclarent pratiquants, 39 % d’entre eux indiquent prier quotidiennement selon les rites prescrits. La population des jeunes Français musulmans « se démarque de la pratique intime et discrète de leurs parents et développe un mode vie “hallal” ostensible. [Sa pratique n’étant pas assise sur une véritable tradition], elle va donc se tourner vers une pratique identitaire et affective », selon l’islamologue Rachid Benzine. J. Pascal, « Le ramadan, “le plus grand des djihads, qu’on fait sur soi-même” », Le Monde, 19 juin 2015, p. 12.

34 - L’Allemagne, réputée plus ouverte ou moins « obsédée » par la laïcité puisque l’enseignement religieux a lieu dans les établissements publics, connaît la même difficulté : « Du côté musulman, il reste compliqué de trouver une autorité qui donne l’habilitation [aux diplômes universitaires mis en place pour former les enseignants de religion s’adressant aux élèves musulmans vivant en Allemagne] et certaines régions se demandent même si elles vont continuer leur coopération avec la Turquie. » N. Meyer-Lendrut, ambassadeur d’Allemagne en France, « Luther reste un moderne », Réforme, n° 3726, 26 octobre2017, pp. 2-3.

35 – Ce CFCM prenait la suite du CORIF (Conseil de réflexion sur l’Islam de France », de l’Istichara (« la consultation »). Le ministère de l’Intérieur surveillerait pour les protéger un millier de mosquées (sur les 2 400 recensées) et 3 millions d’euros de fonds publics sont disponibles pour cofinancer des investissements de sécurité (installations de caméras). C. Chambraud, « L’État pose les bases du dialogue avec l’islam », Le Monde, 11 juin 2015, p. 11. Dans un article très documenté et fondé sur des citations nombreuses, précises, du Coran, Didier Gazagnadou appelle, même si des évolutions sont probables, ont déjà eu lieu, à admettre la réalité : « L’idée d’individu-sujet […] comme l’idée de démocratie réelle complète […] ne sont pas compatibles avec les conceptions et pratiques actuelles de l’islam et ne sont pas acceptées, non seulement par les différents pouvoirs, mais aussi par une grande partie des populations arabes. » Il montre également que les aspirations démocratiques tant évoquées en France lors du « printemps arabe » concernent une très petite fraction de la société. « L’islam et la démocratie politique », Commentaire, 150, été 2015, pp. 299-306.

36 – Voir http://www.lexpress.fr/actualite/societe/religion/la-face-cachee-de-l-uoif_486103.html . Pour ce qui est de la loyauté pleine et entière à la forme de régime politique que se donne la France, l’acceptation juive sans ambigüité de la loi de l’État remonte au Premier Empire ; l’Assemblée des Notables répond aux questions posées par Napoléon en 1806 : « La loi de l’État est la loi suprême », « Les douze questions posées par Napoléon, et les réponses de l’Assemblée des Notables », in « Napoléon et les Juifs », L’Arche, décembre 2007-janvier 2008 », pp. 53-56. En 1807, le Grand Sanhédrin statue : « Tout Israélite né et élevé en France et dans le Royaume d’Italie, et traité par les lois des deux États comme citoyen, est obligé religieusement de les regarder comme sa patrie, de les servir, de les défendre, d’obéir aux lois et de se conformer, dans toutes ses transactions, aux dispositions du Code civil ; déclare en outre que tout Israélite appelé au service militaire est dispensé par la loi, pendant la durée de ce service, de toutes les observances religieuses qui ne peuvent se concilier avec lui. » « Les “décisions doctrinales” du Grand Sanhédrin, ibid., pp. 56-58. « Malheureusement, au cours de l’histoire complexe de l’islam, ce sont toujours les “intégristes”, c’est-à-dire les fidèles à la lettre du Coran qui l’ont emporté sur les courants modérés, les mystiques, etc. Déclarer sérieusement qu’en France l’adhésion de « certains musulmans » à l’intégrisme est le résultat d’une crise d’identité est une désastreuse interprétation. L’intégrisme en Iran, en Syrie, au Soudan, en Arabie Saoudite, maintenant en Algérie, est-il une réaction à une crise d’identité ? ». J. Ellul, « Non à l’intronisation de l’islam en France », Réforme, 15 juillet 1989, (rep. in « Jacques Ellul. Actualité d’un briseur d’idoles. Cinquante ans de chroniques dans Réforme », Réforme, hors-série, décembre 2004, p. 46.).

37 – « Dieu a institué la puissance publique pour maintenir l’ordre, faire régner la paix et la justice. Cette puissance publique, selon l’ordre de Dieu, est souveraine. Tout pouvoir qui essaie de dominer sur elle est un pouvoir de révolte et d’anarchie. […] Donc, les trusts (comme aussi bien les syndicats, s’ils voulaient gouverner l’État) doivent être combattus, afin que l’État ait les mains libres et la pleine responsabilité des décisions qu’il doit prendre. Voilà le motif pour lequel les chrétiens ne peuvent pas accepter les trusts, forme la plus accentuée du capitalisme, et non pour quelque vague raison de justice sociale toujours discutable. » J. Ellul, « Le capitalisme et nous », Réforme, 20 octobre 1945 (rep. in « Jacques Ellul. Actualité d’un briseur d’idoles… », pp. 23-24.)

38 – Les ouvriers autochtones (indigenous) font massivement défection et s’installent dans les petites communes « où la relative pauvreté du voisinage ne s’accompagne pas d’une cohabitation avec une présence musulmane importante. […]. Cette défection est très mal vue par ceux qui ont les moyens de la frontière dans les grandes agglomérations et sont d’ardents défenseurs d’une ‘‘mixité sociale’’ qu’ils pratiquent si peu. » M. Tribalat, « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/p. 335. L’auteure se réfère au livre de C. Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2014, qui met en cause beaucoup des dogmes de la gauche bien-pensante sur le mélange des populations.

39 – Cette loi de décembre 2000 a porté à 20 %, puis à 25 %, le pourcentage obligatoire de logements sociaux dans les villes. Elle n’est pas respectée partout, certaines communes préférant payer des amendes pour non-respect de la loi. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_relative_%C3%A0_la_solidarit%C3%A9_et_au_renouvellement_urbains
Sur l’obsession de l’entre-soi, le récent album cosigné par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Etienne Lécroart, se livre à une analyse convaincante, même s’il met l’accent sur un cas extraordinaire et caricatural : Panique dans le XVIe ! : Une enquête sociologique et dessinée, La Ville brûle, 2017.

40 – Je pense ici à l’épreuve vécue par le directeur de l’IUT de Saint-Denis (Paris XIII) quand il a voulu mettre fin au système opaque de gestion des heures supplémentaires et des vacations d’un département où, de plus, une association étudiante musulmane semble s’être emparée de locaux pour y exercer des actions de prosélytisme. Menacé de mort, agressé en pleine rue, insulté comme juif, le directeur de l’IUT a été reçu par la ministre de l’Éducation après… un an et demi, le président de l’université se gardant d’intervenir. Il s’est senti « bien seul ». « Calvaire universitaire », Le Canard enchaîné, n° 4936, 3 juin 2015, p. 8.
[NdE. Les lecteurs auront reconnu Samuel Mayol, rétabli dans ses droits par le tribunal administratif de Montreuil en novembre 2016.]

© Jean-Kely Paulhan, Mezetulle, 2017.

 

Identité et liberté de non-appartenance

L’injonction à l’identification par collection parcourt le discours politique et alimente le clientélisme. Le marquage identitaire se banalise et chacun est invité à se référer à des appartenances supposées lui donner « visibilité » jusque dans le champ politique. Mon identité est-elle le résultat de ces assignations où moi et les miens se pensent en exclusivité ? Ma liberté se réduit-elle à faire allégeance à des appartenances que l’association politique aurait pour fonction de faire coexister ?

Ces réflexions sur l’identité et l’identitaire ont été publiées dans L’Obs n° 2770 du 7 au 13 décembre 2017, p. 30-31, sous le titre « Le marquage identitaire se banalise ». Je remercie particulièrement Marie Lemonnier d’avoir accueilli ce texte.

 

La querelle Valls-Plenel dépasse leurs personnes et vaut comme symptôme. Les renvoyer dos à dos, c’est envisager qu’on puisse réitérer sans état d’âme le « oui c’est condamnable, mais… » qui suivit le massacre à Charlie Hebdo. C’est cautionner la relativisation des victimes de l’islam politique au motif d’un « respect » qu’il faudrait observer envers une identité malheureuse en quête de reconnaissance publique. Une telle identité procède d’une identification catégorielle souvent hâtive – en l’occurrence, l’idée selon laquelle les « musulmans » formeraient un groupe homogène aimanté par l’islamisme. À la lumière d’événements récents (l’organisation de stages en « non-mixité raciale » par le syndicat d’enseignants SUD-Education 93, par exemple), le différentialisme avancé par les « indigénistes » et accueilli par la bienveillance militante de Plenel révèle sa nature ségrégationniste ; il pose la question de savoir si une république laïque se réduit à organiser la coexistence de « diversités » : du même coup, c’est la conception même de l’individu qui est affectée.

Depuis des années, l’injonction à l’identification de collection parcourt le discours politique et alimente le clientélisme. Le marquage identitaire se banalise et chacun est invité à se référer à des appartenances supposées lui donner « visibilité » jusque dans le champ politique. Mon identité se confondrait avec une série adhésive dont l’expression séparatiste « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam »1 pervertit, en le singeant, l’engagement humaniste qui, de Descartes à Fénelon et à Montesquieu, déborde les proximités pour s’élargir au genre humain.

Suis-je le résultat de ces assignations où moi et les miens se pensent en exclusivité ? Ma liberté se réduit-elle à faire allégeance à des appartenances que l’association politique aurait pour fonction de faire coexister ?

Dans la Médée de Corneille (I, 5), Médée est au comble du dénuement – Jason la laisse tomber, elle n’est plus qu’une barbare, rejetée de tous. Sa confidente remue le couteau dans la plaie :

« Votre pays vous hait, votre époux est sans foi
Dans ce triste revers, que vous reste-t-il ?
[Médée répond] :                                 –  Moi »

Ce moi est à la fois sublime et dérisoire. Dérisoire, parce que si on énumère ses propriétés c’est pitoyable ou outrecuidant. Sublime parce que le mot, superbement isolé en fin de vers, évoque en cet instant fugace et fulgurant un point profond qui nous émeut. Je ne suis pas seulement une barbare, une femme, une épouse délaissée, une mère…, je ne me réduis pas à un « profil » : je suis un sujet, un « Je », infime reste qui excède ce bric-à-brac.

L’idée philosophique d’individualité n’est pas celle d’une individuation biologique, économique, ethnique, religieuse ou sociale. Le concept de sujet-législateur, qui fonde l’autorité politique en régime laïque, lui est apparenté. Mon identité comme personne juridique et agent politique n’a pas a priori de propriétés catégorielles, elle est identique par principe à celle de tout autre – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Autrui n’est pas forcément celui qui me ressemble : c’est un autre moi, absolument identique principiellement, comme être libre, pensant et sensible, et absolument différent du fait même de cette identité de principe.

En établissant chacun dans ce droit égal et universel, l’individualité juridico-politique ne confine pas les individus à leur état réel. Loin de les méconnaître, elle leur ouvre l’éventail des possibilités, leur permet de déployer leur singularité pourvu que les droits d’autrui (qui sont les miens) soient préservés. Ce déploiement peut s’enraciner dans une communauté préexistante au corps politique ou disjointe de lui. Mais le droit d’adhérer à une communauté n’est effectif que subordonné à la liberté de non-appartenance.

Une législation laïque ne se contente pas de séparer les Églises et l’État. Elle disjoint complètement la constitution du corps politique de tout lien (ethnique, religieux, coutumier…) qui lui serait préalable ou extérieur. Elle considère que le droit des individus est premier : on ne peut pas se réclamer d’un droit collectif pour assigner un individu à un groupe ou pour entraver son droit. On voit la conséquence sur la notion de « droit des communautés » : on peut se reconnaître dans une communauté mais on doit pouvoir s’en détacher sans craindre de représailles. C’est en ce sens que l’ensemble de la législation républicaine est laïque ; elle assure d’abord à tout individu le droit d’être comme ne sont pas les autres, elle ne conçoit de Contrat social que celui qui rend possible le Promeneur solitaire.

L’organisation laïque ne s’oppose donc pas aux communautés, pourvu qu’elles respectent le droit commun, elle est contraire au communautarisme. On parle de communautarisme à partir du moment où une association fait pression sur ceux qu’elle revendique comme ses membres, les intimide pour qu’ils la rejoignent et adoptent un style de vie uniformisé : sous l’effet de normes morales, la singularité est entravée. On bascule dans le communautarisme politique lorsque de tels regroupements réclament des droits spécifiques, quand s’exerce une obligation d’appartenance au sein de laquelle personne ne peut apercevoir un point de fuite, revendiquer « la différence de sa différence ». Certains de ces regroupements, tel l’islam politique proclamant une vocation planétaire, ne souffrent ni la différence individuelle ni l’existence d’autres communautés, et le font savoir en versant le sang.

S’il trouve une validité dans le cadre du droit commun, le rassemblement identitaire ne peut pas être reconnu comme agent social exclusif, encore moins être érigé en agent politique ayant autorité sur une portion de la population. L’association politique laïque n’est pas elle-même une collection identitaire, elle ne réunit pas non plus des collections constituées sur ce modèle. Ce n’est pas en vertu d’un traitement lobbyiste qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et c’est dans cet esprit qu’on s’efforce de faire les lois.

Rendre la singularisation universellement possible : tel est le défi que doit relever une république laïque. Le lien qui unit ces atomes politiques est celui par lequel ils défendent également leurs droits et peuvent dire : « Ne touche pas à celui qui n’est pas mon pote mais qui est mon égal ! ». Il en résulte un ensemble politique qui transcende les identifications : on peut accepter de combattre et d’engager sa vie pour que cet ensemble se constitue, se perpétue, se fortifie, résiste aux injonctions et aux violences qui le fracturent.

Voici comment j’imagine le propos qu’une république laïque pourrait adresser à ceux qui sont tentés ou qui, inversement, sont menacés par le communautarisme : « Si vous avez un culte, une coutume, une appartenance, vous pouvez les vivre et les manifester librement, pourvu que cela ne nuise à aucun autre droit. Si vous n’avez ni culte ni coutume ni appartenance, si vous voulez vous défaire de ceux qui vous ont été imposés ou en changer, la loi vous protège. Si vous tentez d’ériger une appartenance en autorité politique, si vous considérez une partie de la population comme une ‘chasse gardée’, alors vous trouverez la loi en face de vous. »

 

1 – Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République, dans Les Blancs, les Juifs et nous, Paris : La Fabrique, 2016, p. 72.

© Catherine Kintzler, L’Obs 7-13 décembre 2017, Mezetulle 14 décembre 2017.

 

Le livre de Fatiha Boudjahlat ‘Le Grand détournement. Féminisme, tolérance, racisme, culture’

Recension

L’ouvrage de Fatiha Agag-Boudjahlat Le Grand Détournement. Féminisme, tolérance, racisme culture (Paris : Cerf, 2017) se présente à la fois comme une parole militante et comme une analyse conceptuelle. Parole militante parce que l’auteur parle « en première personne » de son indignation face à l’assignation qui vise les personnes de culture arabo-musulmane et qui généralement fait de l’appartenance ethnique la clé des rapports sociaux. Analyse conceptuelle parce que cette indignation se déploie dans la mise à nu et le démontage d’un mécanisme de renversement par lequel la tolérance, l’antiracisme, le féminisme et les droits de l’homme, à grand renfort de discours victimaires, de culpabilisation et de psychologisation, sont retournés en un différentialisme identitaire où la liberté se réduit à des choix collectifs d’allégeance. C’est le multiculturalisme comme opération politique – et non le fait multiculturel – qui est ainsi scruté et ramené à son principe séparateur.

De l’aveu même de l’auteur1, le titre paraphrase la notion « chère à Renaud Camus » de « grand remplacement ». Mais le détournement que dissèque et que dénonce Fatiha Boudjahlat ne se combat pas en entrant dans une « guerre des civilisations ». Il s’agit d’analyser, pour la combattre, une opération qui travaille le cœur des notions dans l’esprit de chacun en s’emparant d’un champ lexical trop longtemps laissé à son évidence, pour le retourner.

Ainsi, l’injonction de tolérance, revisitée par une lecture qui place les groupes identitaires au-dessus de toute critique, débouche sur une logique relativiste qui condamne chez les uns ce qu’elle admet et encourage chez d’autres. S’installe une géométrie variable des droits doublée souvent d’une « allochronie » en vertu desquelles ce qui devrait être reconnu universellement comme crime, comme délit ou comme régression, au prétexte qu’il s’agirait d’une tradition et que ce fut ici autrefois une coutume, requiert l’absolution lorsque c’est le fait d’une communauté ethnique ou religieuse bénéficiant d’un exotique « joker culturel », renforcé par un « joker post-colonial ». Cette résurgence impérieuse de la figure condescendante du « bon sauvage » sous la forme du respect envers « l’altérité des mœurs »2 est parfaitement mise en relief. Il en va ainsi, entre autres, de l’excision, des « crimes d’honneur », de la prostitution des enfants :

« Au nom de la tolérance, les personnes devraient être jugées non sur leurs actes et selon la loi en vigueur sur le territoire, mais d’après le cadre mental de cette communauté ethnique à laquelle elles appartiennent, ou plutôt à laquelle nous les assignons. » (p. 27)

Cette opération, non seulement installe le principe de la différenciation des droits et des devoirs, mais soutient le retournement proprement dit : c’est l’égalité des droits qui, désormais, est présentée comme vexatoire et illégitime et la revendiquer, c’est être coupable d’ethnocentrisme. L’ouvrage parcourt différentes occurrences de ce renversement politique et moral, puisées dans l’actualité récente en France, au Royaume-Uni, au Canada : excision retournée en « circoncision féminine » marqueur bienveillant d’une reconnaissance communautaire, banalisation du port du voile retournée en revendication de pudeur dont on ne voit pas la limite, pressions pour se soumettre à des lois d’exception retournées en acceptations « libres », injonctions de non-mixité raciale retournées en antiracisme dans une parole « libérée » par ce qu’il faut bien appeler une purification, le tout avec documents dûment référencés à l’appui. Chemin faisant, l’auteur ne manque pas de souligner que le fonds de commerce de l’ethnicisation des rapports sociaux est commun au pseudo-progressisme multiculturaliste et à l’extrême droite la plus réactionnaire. Elle rappelle notamment que les textes et les actes des « indigénistes » sont semblables à ceux des Afrikaners, et qu’ils reprennent le souci d’authenticité présent jadis dans le discours colonial. En prolongeant le propos, dans un grand élan en quête de racines et d’authenticité, il faudrait chanter les louanges des droits que la Révolution française a abolis.

La conséquence politique, on le vérifie à chaque page, est « un droit à géométrie variable, une personnalité des lois, un régime d’historicité différencié sur un territoire pourtant commun » (p. 34) et un enfermement de nos compatriotes dans des « capsules spatio-temporelles ». Mais Fatiha Boudjahlat, en deçà de ce constat, prend la mesure des principes philosophiques rendant possible un tel détournement et permettant d’en révéler le fonctionnement et la férocité. La liberté, tapageusement et frauduleusement invoquée, se réduit à accepter l’adhésion non-critique à une communauté préconstituée. Elle s’abîme dans l’allégeance immédiate, dans l’identification à des groupes fournis « clés en mains » pour lesquels tout écart, toute velléité d’indépendance est une trahison. C’est le contraire de la liberté politique et juridique, laquelle se constitue au même temps philosophique que l’association politique et suppose une conception atomiste du corps politique, formé par des individus égaux en droits. Par une inversion inique, le droit des collectivités se voit privilégié ; on a parfaitement compris : le droit d’un individu ne saurait remettre en question la communauté à laquelle il est assigné. La croyance et la conviction ne sont plus des objets contingents, susceptibles d’examen, d’analyse, de modification et d’une possible récusation raisonnée : essentialisées par la sacralité que leur donne une « culture » prise au sens d’une donnée anthropologique que l’on pétrifie, elles deviennent des propriétés consubstantielles des personnes, le règne des intouchables concrétise alors le morcellement du droit et on assiste à la réintroduction, sous forme victimaire3, d’un nouveau délit de blasphème.

Lire ce livre c’est s’alarmer de manière précise et informée de l’ampleur et de la variété du mouvement séparateur antihumaniste qui travaille notre époque et qui gangrène le discours politique4. C’est aussi ouvrir les yeux sur les principes qui le gouvernent et qui en révèlent le caractère profondément régressif. Le livre s’achève sur un appel à la modernité et à la fermeté de la pensée républicaine, faisant écho à l’effet libérateur que l’auteur évoquait pour elle-même dès l’introduction :

« Le don le plus précieux que m’a fait la République est celui de me donner les moyens de penser par moi-même, de forger mon opinion, indépendamment de mes racines, de mon sexe, de mes convictions religieuses. »

Notes

1 – Voir la note 3 de l’Introduction.

2 – L’auteur se réfère au n° 3 1989 de la Revue du MAUSS en particulier à un article d’Alain Caillé « Notes sur le problème de l’excision ».

3 – Comme le montre Jeanne Favret-Saada dans son livre Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris : Fayard, 2017. Voir l’article sur Mezetulle.

4 – Voir le dernier chapitre intitulé « Le grand bêtisier des politiques ».

Du respect érigé en principe

Blasphème et retournement victimaire : faut-il « respecter toutes les croyances » ?

Les anciennes législations sur le blasphème tendent à disparaître dans les États où règne la liberté d’expression. La liberté d’expression est fort heureusement formelle : les abus de la liberté sont textuellement définis et on ne peut invoquer aucune interprétation philosophique pour en condamner de prétendus mauvais usages.
Mais l’accusation de blasphème n’a pour autant pas disparu ni perdu en virulence : elle a changé de nature et de sens en opérant un retournement victimaire. Ce n’est plus Dieu ou ses prophètes qui sont prétendument offensés, mais les croyants eux-mêmes dans leur sensibilité – comme le montre notamment sur l’exemple du cinéma Jeanne Favret-Saada dans son dernier ouvrage.
La conséquence d’un tel retournement, s’il était admis, n’est pas mince, ni juridiquement ni philosophiquement : faut-il considérer les convictions comme essentielles à la personne et ériger en principe le respect de toute croyance du fait qu’elle s’affirme comme telle ? On relira à ce sujet un passage de la Constitution de la Ve République.

[Texte issu d’une intervention dans le cadre du Diplôme universitaire « Laïcité et principes de la République » (organisé par G. Calvès et P. Azouaou, Université de Cergy-Pontoise), séance du 15 juin 2017 intitulée « Satire et critique des religions : quelles limites ? »]

« Du respect érigé en principe » : ce titre, j’aurais aimé l’inventer. Il pointe le glissement d’une conception formelle, extérieure, du droit, vers une normalisation subjective sous régime psychologique dont on peut craindre qu’elle s’érige en ordre moral.

Ce titre est emprunté au chapitre premier du livre posthume de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes1. Le chapitre lui-même est intitulé « L’effet papillon de la liberté d’expression ».

Je cite les p. 56-57 :

« En septembre 2012, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault, et le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, alors en visite au Caire, qualifiaient Charlie Hebdo d’irresponsable parce que plusieurs dessins traitaient du grotesque film L’Innocence des musulmans, dont nous avons déjà parlé, diffusé sur Internet, et des manifestations de colère qu’il avait suscitées dans ‘le monde musulman’. À leur suite, de nombreuses personnalités politiques et religieuses ont déploré l’irresponsabilité de Charlie Hebdo. Se moquer de ce film débile, se moquer de la réaction disproportionnée d’une poignée de musulmans en colère ainsi que de la surmédiatisation de l’événement, et tout ça en quelques coups de crayon publiés dans un journal français vendu exclusivement en kiosques, c’était ‘mettre de l’huile sur le feu’.
Les chaînes de télé diffusaient des interviews d’expatriés français qui rendaient Charlie Hebdo responsable des menaces pesant sur eux et leur famille. La sécurité des ambassades de France dans les pays dit musulmans fut renforcée, des écoles françaises à l’étranger furent fermées quelques jours…
Charlie Hebdo était devenu plus dangereux qu’Al Qaïda. Mieux, Charlie Hebdo justifiait l’existence des groupes terroristes qui se réclament de l’islam. Des dessins vite qualifiés d’islamophobes légitimaient l’action d’assassins. La provocation venait de Charlie Hebdo, il était normal de s’attendre à des réactions violentes.
Le journal, qui respecte autant que possible les lois françaises sur la presse, était d’un coup sommé, y compris par des ministres français, de respecter des lois internationales et non écrites promulguées par quelques tarés prétendument musulmans. Quelles conclusions faut-il tirer de cet épisode ? Qu’il faut céder aux pressions des terroristes ? Qu’il faut aligner les lois françaises sur la charia ? Mais quelle version ? La plus sévère, évidemment. Ça limite les risques. »

Avant que ces lignes soient publiées, Charb était tombé sous les balles des frères Kouachi un matin de janvier 2015. Et à la suite des attentats de janvier 2015, alors que les funérailles des victimes étaient à peine terminées, le même propos se répandait : Charlie ne l’avait-il pas, quand même, un peu cherché ?

 

Libertés formelles et liberté philosophique

En désignant l’accusation morale d’« irresponsabilité » qui, finalement, fournit son motif et son excuse au bras armé des assassins, en l’opposant aux lois écrites gouvernant en France la liberté d’expression, Charb évoque un schéma classique. Ce schéma oppose les libertés formelles à la liberté philosophique. Il se trouve que cette opposition a souvent été utilisée pour réclamer la révision des libertés formelles au nom de la liberté philosophique.

Le schéma a ses variantes raffinées. Il fut utilisé par les critiques des droits de l’homme à la fin du XVIIIe siècle, puis par la critique marxiste reprochant aux dits droits leur abstraction. On en connaît des formes vulgaires, comme celle que cite Charb, qui se réfugient derrière un « oui mais » : « la liberté d’expression formelle, oui mais tout de même il ne faut pas exagérer ». De cette liberté formelle, il y aurait donc de mauvais usages, des usages irresponsables. Le schéma se répète ad nauseam, de l’affaire Rushdie à Theo Van Gogh, en passant par l’affaire Redeker.

Le fondement sur lequel prétend s’appuyer cet appel à la « modération », à la responsabilité, en réalité à la restriction (quand ce n’est pas à l’abolition) de la liberté d’expression formellement énoncée par la loi est loin d’être lui-même vulgaire. Il fut développé par la théorie philosophique classique de la liberté dont le penseur le plus puissant est Spinoza. La thèse principale, d’une rationalité absolue, est que sans un contenu consistant la liberté est une illusion. Plus une idée contient de force explicative, de substance, plus on est libre quand on la pense et quand on la prend pour boussole. Tout le monde, en fait, le sait : je suis plus libre lorsque j’agis en connaissance de cause, avec un maximum de connaissance, que lorsque j’exerce un choix arbitraire sans contenu véritable – aussi j’essaie toujours d’éclairer mes décisions le plus possible.

Et cette thèse est vraie. Je suis beaucoup plus libre quand je démontre un théorème, proposition nécessaire, que lorsque j’affirme une bêtise, proposition sans attache. Car lorsque je déroule une démonstration, rien ni personne ne me dicte ce que je fais et ce que je pense : je suis l’auteur de mes pensées et de mes actes. Nous avons tous fait cette expérience de la liberté par la force des raisons : un enfant qui a compris comment fonctionne une addition est dans une position divine d’absolue liberté. Et on comprend pourquoi Spinoza soutient que seul Dieu est absolument libre puisque son entendement est infini.

La liberté philosophique se pense donc en régime d’autonomie, elle repose sur la consistance du contenu. On pourrait caractériser cette liberté par la maîtrise. C’est une conception substantielle.

Schéma moralisateur et « vérité »

Comment le schéma moralisateur s’installe-t-il sur cette idée très forte, très élevée de la liberté, pour finalement conclure à l’irresponsabilité de Charlie Hebdo, de Rushdie, de Theo Van Gogh, des mécréants ? Comme il avait conclu naguère à l’irresponsabilité des opposants à Staline pour les envoyer au goulag, à celle de tous ceux qui méritaient le camp de rééducation ?

La conception philosophique de la liberté s’intéresse aux contenus. Mais ces contenus eux-mêmes ne peuvent être déterminés et appréciés que par une autorité critique immanente aux propositions et à leur production par la raison partagée : la raison partagée ne s’érige pas en pouvoir absolu de décider du vrai et du faux, elle n’a pas de référence extérieure, elle construit ses propositions de manière critique. C’est le champ de la connaissance et ses procédures qui en fournissent le terrain, les objets et le modèle. On établit un théorème par voie d’argumentation, une loi physique par voie d’expérimentation et de test, une connaissance historique par voie de critique, de croisement des sources, etc. Le contenu sur lequel s’appuie la liberté philosophique ne lui est pas fourni ex cathedra par une instance extérieure : il est le contraire d’un dogme, d’une parole dictée et imposée qui s’érige en sage et qui décide que d’autres, ceux qui ne pensent pas comme elle, sont des imbéciles, des irresponsables.

Dans l’affaire des caricatures publiées par Charlie-Hebdo, dans l’affaire Redeker et d’autres semblables, des demi-habiles s’érigent en sages : « La liberté d’expression, c’est très important, c’est sacré, mais il ne faut pas la galvauder, il ne faut pas en faire un mauvais usage ». Et lorsqu’on leur objecte que la loi définit expressément les abus de la liberté (et non ses mauvais usages), ils rétorquent qu’il ne s’agit pas de cela, qu’il faut réfléchir plus loin que le bout de son nez avant de « faire de la provocation »… Les demi-habiles ont les yeux fixés sur leur riche intériorité qu’ils érigent en référence, ils prennent des airs dégoûtés, se pincent le nez et finissent pas déclarer que, au nom de la liberté et de la haute idée qu’il convient de s’en faire, ils désapprouvent la publication de telles caricatures, la publicité de tels propos, et qu’il serait même bon de réclamer des poursuites contre leurs auteurs, une interdiction professionnelle par exemple. C’est ce que décrit Robert Redeker dans son livre Il faut tenter de vivre2.

Au nom de la plénitude de la liberté, de son plus haut degré que l’on pense détenir et qu’on se donne pour mission d’imposer, on abolit la liberté formelle, son plus bas degré. Cela peut se dire aussi avec des mots plus gros : au nom de Dieu on finit par tirer sur un homme à terre. Car pour récuser ainsi le plus bas degré de la liberté, il faut se prendre pour Dieu, parler du point de vue de la vérité absolue. N’a-t-on pas entendu le même argument au plus fort de l’époque stalinienne? La forme vide, occidentale, de la liberté et ceux qui s’en réclamaient n’étaient-ils pas dénoncés comme manquant de « conscience politique » ? Autrement dit encore : le mauvais usage de la liberté c’est celui avec lequel je suis en désaccord. Et au lieu d’user moi-même de la liberté pour critiquer ou réfuter ce qui me déplaît, je demande l’interdiction de sa publication car ce serait contraire à la vérité, à l’avant-garde, au progrès historique, au mouvement des masses, au progrès social, au Parti, à la parole de Dieu (ici peuvent prendre place différentes variantes de la divinité).

Voilà comment, à mon sens, fonctionnent les interdictions du blasphème, et la notion de blasphème elle-même : on admet qu’un dogme peut s’énoncer et s’imposer de l’extérieur sous la forme d’une parole que tous doivent tenir pour vraie. La notion de blasphème n’a de sens que dans une dogmatique. On comprend aisément alors pourquoi elle est étrangère à un régime laïque qui par définition ne s’autorise d’aucune transcendance, qui ne peut pas exister sans un espace critique, celui qui est mis en place notamment par les droits formels. Il n’y a aucun « droit au blasphème » dans un tel cadre politico-juridique puisqu’il n’y a de blasphème que pour ceux qui y croient. L’expression est libre, dans la limite du droit commun qui détermine textuellement et formellement les abus de cette même expression : articles 4, 5 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Préambule de la Constitution de 1958, articles, 23, 243, 29, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881, articles R 621. R 621.2 du Code pénal. Il faut donc rester intraitable sur le formalisme de la liberté d’expression, sur le droit de dire des choses fausses et même des bêtises4.

 

Le retournement subjectif victimaire et l’essentialisation des croyances comme propriétés des personnes

Mais avec ce rappel philosophique, on ne fait qu’effleurer le sujet. Car d’une part le délit de blasphème a bien disparu en France depuis la Révolution, comme le note Thierry Massis5. Et d’autre part, les législations pénalisant le blasphème sont en déclin dans les États de droit attachés aux libertés formelles, y compris non-laïques. On a vu récemment le Royaume-Uni, et dernièrement le Danemark abolir les leurs. La pénalisation d’une expression, d’une manifestation, d’un affichage, au seul motif que cela choque Dieu, ou que cela choque un discours transcendant que chacun serait tenu de respecter devient rare.

Faut-il en conclure que la persécution pour motif de blasphème a disparu ? Non, bien évidemment. On continue à menacer et à tuer au nom de dogmes. Mais il serait trop facile de mettre ces attentats sur le compte d’intrusions d’une barbarie dogmatique extérieure importée dans de gentils États de droit… Car c’est au sein même des États de droits, au sein même de leur législation que le délit de blasphème et son cortège de menées punitives refait surface sans dire son nom : sorti par la porte, il revient par la fenêtre, ayant changé d’habits.

On me dira que les menées punitives sont elles-mêmes des délits et des crimes, et poursuivies comme tels lorsqu’il y a violence ou contrainte sur des personnes ou atteinte aux biens. C’est vrai. Pourtant la demande de « punition », la revendication d’interdiction d’expression pour motif d’outrage à une religion, à un dogme, et cela devant les tribunaux, au nom de la loi elle-même, non seulement n’a pas disparu, mais elle se répand. Seulement elle a changé de nature et même de sens : devenue respectable, elle s’exerce aujourd’hui au nom du « respect » qui serait dû à une victime.

L’incrimination de blasphème et son retournement

Thierry Massis souligne ce tournant6. Et c’est ce que décrivent de manière très minutieuse et informée les récents travaux de Jeanne Favret-Saada7. La demande de poursuite pour « blasphème » (le mot lui-même a disparu des incriminations) ne s’exerce plus de manière inquisitoriale classique, sur une thèse qui présenterait objectivement un discours dogmatique s’autorisant à accuser et à persécuter : le schéma accusatoire à l’impératif au nom d’une autorité s’efface, il est retourné en plainte subjective. Nous n’avons plus affaire à des procureurs tonnant du haut de leur chaire contre des blasphémateurs : le scénario s’inverse. Les bourreaux de jadis se présentent comme des victimes : ce n’est plus un Livre sacré, ni Dieu qu’on prétend offensé, mais la sensibilité des croyants. On entre dans un schéma victimaire de subjectivation. Ce n’est plus ce que je juge contraire à la vérité qui est incriminé, c’est ce qui me choque subjectivement, ce qui me blesse.

Dans un article mis en ligne sur Mezetulle en juin 2016 intitulé « Les habits neufs du délit de blasphème », lui-même issu d’un livre alors en préparation et qui vient d’être publié8, Jeanne Favret-Saada retrace et analyse l’histoire sinueuse de la disparition de l’incrimination de blasphème en France. Cette histoire aboutit à la loi du 29 juillet 1881, notamment avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État ». C’est un moment crucial : l’évidence acceptée d’une autorité absolue et extérieure présentée sous régime objectif autorisant les poursuites, cette évidence tombe. Je cite JFS :

« Lors des débats parlementaires, l’inconsistance des objections cléricales est le fait le plus nouveau, ainsi que le plus stupéfiant : les locuteurs réalisent au moment même où ils parlent qu’ils ont cessé d’être crédibles, alors qu’ils l’étaient encore quelques mois plus tôt, au temps de l’Ordre moral. L’arrangement politico-religieux qui a rendu possible, durant tant de siècles, la criminalisation du blasphème, est soudain périmé, et il l’est une fois pour toutes. Car le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion. »

Le délit d’opinion religieuse en tant que tel est aboli. Mais JFS poursuit, passant à notre époque :

« Nul n’aurait pu imaginer le spectaculaire retournement de situation que nous vivons depuis le début des années 1980. Exploitant les virtualités ouvertes par une loi de 19729 contre le racisme, des associations dévotes issues de l’extrême-droite catholique – bientôt rejointes par une association ad hoc de l’Episcopat – obtiennent des condamnations pour « injure au sentiment religieux », « diffamation religieuse », ou « provocation à la discrimination, à la violence et à la haine religieuse ». Des juristes, parfois réputés, invoquent désormais un « droit au respect des croyances », élevé à la dignité d’un « droit fondamental de la personnalité », et, tant qu’à faire, d’une « norme constitutionnelle d’égale valeur à celle de la liberté d’expression ». Un siècle après sa disparition, le délit d’opinion religieuse a donc fait sa réapparition dans nos prétoires, sinon dans nos lois. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la sensibilité de ses fidèles : car si l’on parle encore de « blasphème », ce n’est plus dans les prétoires, où le terme n’a pas cours, mais dans le débat public ou entre dévots. »

Elle souligne que ce retournement a pris du temps. En 1984 Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès l’affiche du film de Jacques Richard Ave Maria pour « outrage aux sentiments catholiques ». En 1985, l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française et chrétienne (AGRIF) assigne Jean-Luc Godard, réalisateur de Je vous salue, Marie et son producteur pour « diffamation raciste envers les catholiques ». L’AGRIF perd son procès, mais elle inaugure une politique d’occupation perpétuelle des tribunaux, à seule fin de défendre les « sensibilités catholiques » contre toute production susceptible de les « blesser ».

Selon JFS, le point d’appui de ce retournement s’inspire de la loi du 1er juillet 1972 dans la mesure où cette dernière, dans la modification de la loi de juillet 1881, introduit la notion d’appartenance religieuse :

« […] les magistrats se révéleront rapidement incapables de distinguer entre les fidèles (qu’ils dotent d’une « sensibilité » devant être protégée) et leur religion : ainsi, par exemple, quand sont en cause une déclaration pontificale (qu’il s’agisse de l’antisémitisme chrétien ou du préservatif), ou un épisode fâcheux de l’histoire de l’Église. »

Elle s’interroge aussi sur la signification de la notion de « groupe de personnes » s’agissant d’une appartenance religieuse. Comment délimiter ces groupes ?10:

« la Convention européenne des droits de l’homme elle-même – encline depuis peu à protéger les « sensibilités religieuses » – a veillé à n’évoquer dans son traité que des individus. Dans la nouvelle loi française, au contraire, il est difficile de désigner avec certitude la cible (individuelle ou collective) que le prévenu est supposé viser : « tous les baptisés de l’Église catholique » (y compris les « progressistes » et ceux qui sont détachés de la pratique) ? les pratiquants ordinaires ? ou un très petit nombre d’entre les fidèles, les dévots qui se disent blessés dans leurs convictions ? ».

Enfin, elle soulève la question de la nature des associations pouvant se porter partie civile (art. 48.1 de la loi du 29 juillet 1881, modifiée par la loi Pleven qui introduit uniquement les associations de lutte contre le racisme, puis modifiée en 1990 pour y introduire celles qui combattent les discriminations religieuses).

« … les magistrats auront tendance à considérer les associations confessionnelles comme représentatives de la « sensibilité blessée » des « groupes de personnes » protégés par la loi. L’on peut tout de même se demander si le scandale ressenti par l’Association Saint-Pie X – et même par l’Episcopat – est celui d’un groupe particulier de fidèles ou de tous les « groupes de personnes » catholiques ? »

Elle conclut sur une note contrastée11 :

« Les magistrats français n’étaient nullement préparés à faire face à une inflation de procès en défense de la religion, surtout dans le cadre d’une loi antiraciste. Pendant une vingtaine d’années, ils prononcèrent les verdicts qu’ils purent : tantôt favorables à la liberté d’expression, bien qu’avec une motivation souvent fautive, tantôt privilégiant le « droit au respect des croyances », avec une argumentation non moins fragile. En 2002, l’arrivée dans les prétoires des associations musulmanes – pour une déclaration de Michel Houellebecq sur l’islam -, a prestement remis les pendules à l’heure : s’il faut reconnaître un statut égal à toutes les demandes religieuses, la magistrature française préfère se résoudre à la laïcité. Le jugement rendu en 2007 au procès intenté à Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures du Prophète Mahomet marque, on l’espère, la fin du chaos judiciaire – sinon des procès en défense de la religion. »

Du respect envers les personnes au respect envers les doctrines

Du point de vue philosophique qui m’intéresse ici et que j’ai esquissé au début de cet article, le problème posé est bien encore une fois une question d’intériorité : avec la notion de « sensibilité blessée » nous avons ici la juridisation d’un moment psychologique. En effet, les convictions religieuses deviennent une propriété constitutive de la personne, elles sont indissolublement incluses en elle et peuvent prétendre au même niveau de reconnaissance et de protection. L’appartenance religieuse ou d’opinion est considérée comme essentielle et peut donc prétendre à une protection en tant que telle12. On vérifie alors la pertinence de la rédaction du titre que j’ai emprunté à Charb : « Du respect érigé en principe » ; on glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes. L’affaire des caricatures montre que cette problématique ne concerne pas exclusivement la religion catholique et qu’elle offre un boulevard à l’intégrisme musulman, qui ne manque pas de s’en emparer. De manière générale, cette inclusion des croyances dans la personne essentialise les croyances et cela soulève une question philosophique passionnante.

En revanche, une législation formelle, extérieure, protège non pas les doctrines et convictions elles-mêmes, mais leur expression dans un cadre de droit commun qui pénalise l’injure et la diffamation, qui pénalise le fait de s’en prendre aux personnes elles-mêmes et non pas celui de s’en prendre à des croyances, à des opinions, à des doctrines. Dans la perspective classique des droits formels, l’expression du dénigrement de telle ou telle appartenance ou croyance, pourvu qu’elle s’exerce elle aussi dans les limites définissant l’injure et la diffamation, non seulement n’est pas incriminable, mais elle bénéficie de la même protection que l’expression des croyances et diverses appartenances ; la liberté d’expression est la même pour tous. Il n’y a donc de ce point de vue et dans ce cadre aucun délit dans une critique ou une satire, même virulente, même de « mauvais goût », d’une doctrine, d’une conviction.

 

« La France… respecte toutes les croyances »

Je terminerai en évoquant quelques difficultés.

Les lois dites mémorielles et le débat dont elles sont l’objet entrent évidemment dans ce champ. La question a été soulevée par des historiens, notamment dans un texte intitulé « Liberté pour l’histoire » paru dans Libération du 13 décembre 2005, dont voici un extrait :

« L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire
C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives ­ notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ­ ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.
Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique. »13

On retrouve ici la question de la liberté philosophique et de son apparente disjonction avec la liberté formelle exploitée pour faire taire un discours : les lois citées s’autorisent d’un contenu « vrai » pour restreindre une liberté. Mais ce que font remarquer les historiens est beaucoup plus intéressant : ils montrent qu’il n’y a plus de liberté philosophique si la liberté formelle d’expression est trop restreinte ou abolie. Si on n’a plus le droit de dire ou de supposer des propositions fausses, c’est tout simplement la recherche de la vérité qui est entravée : pour établir une proposition il faut pouvoir la falsifier, il faut pouvoir en douter. On voit donc que la conception formelle de la liberté, loin de s’opposer à la liberté philosophique, en est au contraire l’une des conditions. Ce que risquent de pertrurber des lois mémorielles, c’est la méthode scientifique elle-même : elles ont une conception extérieure de la vérité.

Je m’intéresserai finalement, excusez du peu, à un passage de la Constitution.

L’alinéa 1 de l’article premier de la Constitution de 1958 est ainsi formulé :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. »

Je m’interroge en effet sur la phrase « Elle respecte toutes les croyances ». Qu’est-ce que cela veut dire ? N’étant pas juriste, j’essaie de la comprendre avec mes propres lumières.

Il me semble que cela ne peut pas vouloir dire que la RF respecte les contenus des croyances. Car si c’était le cas, on pourrait fonder là-dessus une forme de reconnaissance publique des autorités religieuses à travers le respect de leurs dogmes, lesquels comprennent une mythologie, des propositions philosophiques, mais aussi des propositions à portée politique et juridique. Plus absurdement, il faudrait interdire d’enseigner par exemple que la Terre est sphérique car il y a des groupes qui croient qu’elle est plate, ou interdire d’enseigner la théorie de l’évolution au même motif. Je ne peux comprendre cette phrase que si elle a pour objet, non pas les croyances dans leur contenu, mais uniquement leur expression.

On peut aussi lire cette phrase (et cette seconde lecture est compatible avec la précédente) en comprenant qu’elle parle de la République, de l’association politique et uniquement de l’association politique. Les personnes ne sont donc pas tenues de respecter les croyances, de même qu’elles ne sont pas tenues d’être laïques alors que la République est tenue, elle, par le principe de laïcité. Si on lit de cette manière, il est alors infondé de poursuivre une personne ou un groupe de personnes pour non-respect de croyances, mais la République elle-même doit observer une réserve sur tous ces sujets. J’espère que c’est bien le cas, mais je n’en suis pas si sûre, ou plutôt je suis sûre que non…

Enfin je n’arrive pas à lever une objection sur la formulation très restrictive de ce passage. Respecter « toutes les croyances », c’est refuser ce même respect aux diverses espèces de non-croyance et donc installer une inégalité de principe entre les croyants d’une part et les non-croyants de l’autre. Sans compter qu’il peut y avoir des conflits absolus : faut-il privilégier la sensibilité du croyant qui se dit blessé par une déclaration d’athéisme ou bien la sensibilité de l’athée qui se dit blessé par l’affirmation qu’il existe un ou des dieux ? Dans ces cas, on peut craindre que ce soit la « sensibilité » du juge qui tranche.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’il serait préférable ou de ne rien dire, ou de remplacer cette phrase par la suivante :

« Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

 

Références

Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, Paris, Les Echappés, 2015.

Favret-Saada Jeanne, – Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015
– « Les habits neufs du délit de blasphème » par Jeanne Favret-Saada, Mezetulle, 14 juin 2016 http://www.mezetulle.fr/habits-neufs-delit-de-blaspheme/ .
Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988 Paris : Fayard, 2017.

Kintzler Catherine, Penser la laïcité, Paris, Minerve (2014, 2015).

Leclerc Henri, « Laïcité, respect des croyances et liberté d’expression », Legicom 55, 2015/2, p. 43-52.

Legicom n° 55, 2015/2  « Liberté d’expression et religion. Le point sur le droit applicable après les attentats de Charlie Hebdo ».

« Liberté pour l’histoire », collectif, http://www.liberation.fr/societe/2005/12/13/liberte-pour-l-histoire_541669.

Massis Thierry « Le droit au respect des croyances, un droit fondamental de la personnalité ? » Legicom 55, 2015/2, p. 53-57.
– « La foi et la liberté d’expression », Legicom 54, 2015/1, p. 69-75.
– « Le droit au respect des croyances, un droit fondamental », lemonde.fr, 23 déc. 2011, http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/12/23/le-droit-au-respect-des-croyances-un-droit-fondamental_1621998_3232.html#tMjQuHgbbtr7sr7V.99

Monfort Jean-Yves, « Liberté d’expression, loi de 1881, et respect des croyances : une cohabitation impossible ? », Legicom 55, 2015/2, p. 29-35.

Redeker Robert, Il faut tenter de vivre, Paris, Seuil, 2007.

 

Notes

1 Paris : Les Echappés, 2015, p. 56.

2 Robert Redeker, Il faut tenter de vivre, Paris : Seuil, 2007.

3 Art. 24 : incitation à la haine, à la violence contre des personnes, apologie du crime. Mais l’article 24bis (dont la 1er introduction date de 1990) introduit un délit de nature différente : la « contestation » d’une vérité historique, c’est pourquoi je l’exclus de cette énumération.

4 Voir note précédente : l’art. 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 introduit un délit de contestation et non pas seulement un délit d’apologie ou d’incitation.

5 Article « Le droit au respect des croyances, un droit fondamental de la personnalité ? » Legicom n° 55 2015/2, p. 53-57.

6 « l’atteinte au droit du respect des croyances n’est pas une résurgence du délit de blasphème, supprimé à la Révolution », art. cité voir réf. Note précédente.

7 Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris ;Fayard, 2017. Jeanne Favret-Saada est anthropologue ; ancienne directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a publié de nombreux ouvrages, notamment Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015. Voir sa bibliographie et des textes en ligne sur le site de l’EHESS http://gspm.ehess.fr/document.php?id=1408

8   « Les habits neufs du délit de blasphème » par Jeanne Favret-Saada, Mezetulle, 14 juin 2016.

9 Loi dite Pleven du 1er juillet 1972, modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48).

10 Ainsi, art. 24, al. 5 : « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » seront condamnées à une peine de prison et/ou d’amende aggravée. – C’est moi qui souligne.

11 On peut rappeler aussi le constat allant dans le même sens, au sujet de la jurisprudence, présenté par Henri Leclerc dans son article « Laïcité, respect des croyances et liberté d’expression », Legicom 2015/2 (N° 55), 43-52.

12 C’est ce que soutient notamment Thierry Massis, voir article cité à la note 5.

13 Texte signé initialement par Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. Accessible en ligne http://www.liberation.fr/societe/2005/12/13/liberte-pour-l-histoire_541669 . Le délit de presse de « contestation » ou de négation d’un crime contre l’humanité est introduit en 1990 par un article 24bis dans la loi du 29 juillet 1881.

« Les sensibilités religieuses blessées » de J. Favret-Saada

En juin 2016, avec l’article « Les habits neufs du délit de blasphème », Jeanne Favret-Saada a bien voulu confier à Mezetulle quelques « bonnes feuilles » de son livre à paraître chez Fayard. Celui-ci vient d’être publié sous le titre Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988. Il est disponible en librairie à partir du 11 septembre.

On lit sur la Quatrième de couverture :

Depuis la parution des Versets sataniques de Salman Rushdie en 1988, nous nous sommes habitués aux accusations islamiques de blasphème contre des productions artistiques, ainsi qu’aux redoutables mobilisations qui les accompagnent. Or elles ont été préparées, dans l’Europe et les États-Unis des années 1960 à 1988, par celles des dévots du christianisme (dont parfois leurs Églises) contre des films dont ils voulaient empêcher la sortie. Ils en ont successivement visé quatre, qui font aujourd’hui partie du répertoire international : Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot (Jacques Rivette, 1966) ; Je vous salue Marie (Jean-Luc Godard, 1985) ; Monty Python : La vie de Brian (1979) et La dernière tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988).

En se fondant notamment sur des archives inédites, Jeanne Favret-Saada propose une suite de récits qui relatent les ennuis de chacun d’entre eux, et la modification progressive de l’accusation de « blasphème » en une « atteinte aux sensibilités religieuses blessées ». Ce sont autant de moments vrais, qui retracent à eux tous un moment unique de l’histoire de la liberté d’expression.

Lire l’article Les habits neufs du délit de blasphème

 

Considérer l’excision pour penser le multiculturalisme

Pour lutter contre des pratiques « culturelles » comme l’excision et récuser le communautarisme, il ne suffit pas de recourir à l’indignation et à des arguments moraux. Il faut examiner et prendre au sérieux le discours multiculturaliste qui considère l’universalisme comme destructeur d’altérité et qui en fait une position « occidentale ethnocentrée » équivalente à d’autres : la réduction de l’universalisme s’accompagne toujours du relativisme.
En allant résolument sur le terrain adverse, de manière détaillée et en prenant l’excision comme « sujet archétypal pour mesurer ce qu’implique le multiculturalisme », Fatiha Boudjahlat invite les laïques et les républicains à déplacer, à approfondir et à affiner leur argumentation. C’est l’ensemble de l’articulation entre droits collectifs et droits individuels qu’il convient de penser avec plus d’acuité et de fermeté, afin de soutenir, avec le dispositif de l’État-nation, l’autonomie de chaque individu et de récuser une conception pour laquelle la liberté se définit par l’appartenance.

Le Canada est un État qui s’affirme dans son guide de la citoyenneté comme multiculturaliste. Il place même le multiculturalisme comme « un des droits les plus importants ». Son gouvernement actuel élabore justement un nouveau guide. La presse canadienne s’est fait l’écho de ces changements qui consisteront pour l’essentiel à supprimer des passages qui avaient été ajoutés par le gouvernement conservateur Harper, dont celui-ci:

« Égalité entre les femmes et les hommes

Au Canada, les hommes et les femmes sont égaux devant la loi. L’ouverture et la générosité du Canada excluent les pratiques culturelles barbares qui tolèrent la violence conjugale, les « meurtres d’honneur », la mutilation sexuelle des femmes, les mariages forcés, la polygamie ou d’autres actes de violence fondée sur le sexe. Les personnes coupables de tels crimes sont sévèrement punies en vertu des lois pénales du Canada. Tous les citoyens canadiens ont des droits et des responsabilités, qui nous viennent de notre passé, qui sont garantis par le droit canadien et qui reflètent nos traditions, notre identité et nos valeurs communes»1.

Qualifier certaines pratiques « culturelles » de « barbares » rebute le gouvernement Trudeau. Il n’accepte pas les pratiques comme l’excision, mais préfère le terme d’inacceptable à celui de barbare2. Il aurait dû tout autant s’offusquer de décrire ces pratiques comme culturelles, terme qui est porteur d’une sorte d’immunité. L’excision, qui est reconnue comme une mutilation génitale depuis les années 1990, est une réalité qui, de nos jours, touche selon l’OMS entre 100 et 140 millions de femmes dans le monde et menacerait 3 millions de filles3. La prévalence de cette pratique varie mais dans 7 pays, elle concerne plus de 85% des femmes et des filles : 91% des femmes égyptiennes et 98% des femmes somaliennes ont subi cette pratique. En France, selon les chiffres de l’association alerte-excision.org, 60000 femmes auraient subi ce qui est considéré comme une mutilation depuis les années 1990. Pratique interdite et pénalisée en France, elle se fait souvent à l’occasion d’un retour au pays pour les vacances, mais elle est une réalité dont nous devons prendre acte. L’OMS précise en effet qu’« avec le développement des migrations, on constate un accroissement du nombre de filles et de femmes vivant en dehors de leur pays d’origine qui ont subi des mutilations sexuelles ou risquent d’être soumises à cette pratique.»

C’est un acte qui permet de questionner le multiculturalisme et ses implications comme dispositif philosophique et juridique, mais aussi la conception que les laïques et universalistes ont de la culture, et qui diffère de celle que soutiennent les partisans du multiculturalisme. Le rejet de cette pratique dans les sociétés occidentales n’est pas discutable, mais les arguments au nom desquels ce rejet se justifie, comme la violence faite aux filles, l’atteinte à la dignité des femmes, la discrimination, trouvent vite leurs limites. En régime multiculturaliste et libéral, les religieux, les communautariens et les intellectuels accommodants jugent en effet ces arguments ethnocentrés. Selon eux, la condamnation d’un acte aussi spectaculaire que l’excision, mais aussi celle du voilement, des mariages arrangés et/ou précoces, actes qui ne présentent pas une différence de nature avec l’excision, mais de degré, relèvent d’une conception du juste et de la vie bonne occidentale qui ne peut être imposée à des communautés et à des individus non occidentaux sauf à établir un universalisme destructeur d’altérité. L’exemple de l’excision permet de repenser les modalités de la reconnaissance de l’individu et du groupe, l’articulation entre droits collectifs et droits individuels.

Le multiculturalisme comme dispositif

Il faut distinguer le multiculturalisme de la multiculturalité. Le premier est la prise en compte institutionnelle, juridique et politique de la seconde, qui est une donnée empirique que nul ne peut contester et qui est caractéristique de nos sociétés. En régime multiculturaliste,

« Les pouvoirs publics jouent un rôle actif, afin d’assurer la reconnaissance équitable des différentes cultures en donnant aux individus les moyens de cultiver et de transmettre leurs différences. […] Les individus ne veulent plus simplement disposer de droits égaux mais être reconnus dans leurs différences et leurs spécificités. Ils formulent des demandes d’ordre identitaire, afin que les institutions prennent en compte la préservation de leur héritage culturel ou linguistique dans la liste des droits qui leur est accordée»4.

En fait, il s’agit de droits collectifs concédés à des groupes d’appartenance, droits qui peuvent être dérogatoires au droit territorial, qui peuvent prendre la forme d’une « politique publique octroyant une importance accrue aux communautés culturelles pouvant aller jusqu’à un certain degré d’autonomie»5. Ces droits peuvent relever du symbolique, comme les dérogations vestimentaires qui permettent aux fonctionnaires de police sikhs, au Canada ou en Angleterre, de troquer la casquette réglementaire contre le turban traditionnel. Il peut s’agir aussi de concéder la gestion d’un territoire sur lequel s’appliqueraient les règles de la communauté et non celle de l’État, c’est le cas des ‘réserves’ dont la gouvernance est laissée aux tribus amérindiennes.

Regardant les sociétés multiculturalistes, on peut parler de dispositif au sens de Foucault, dont la définition a été affinée par le philosophe Giorgio Agamben :

« J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre , la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.[…] Le dispositif nomme ce en quoi et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l’être. C’est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation. Ils doivent produire leur sujet», sans quoi « le dispositif ne saurait fonctionner comme processus de gouvernement mais se rédui[rait] à un pur exercice de violence. Foucault a ainsi montré comment dans une société disciplinaire, les dispositifs visent, à travers une série de pratiques et de discours, de savoirs et d’exercices, à la création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement »6.

Le multiculturalisme est un dispositif en ce sens qu’il repose sur et exacerbe l’intériorisation d’un système de croyances et de règles qui vont définir un individu en tant que sujet : l’identité individuelle passera donc par le respect de ces règles, respect qui lui vaudra reconnaissance par son groupe d’appartenance. L’individu n’est plus valorisé en tant qu’individu mais comme sujet d’un groupe ayant librement consenti à son assujettissement. Ce pourquoi il faudrait absolument renoncer à présenter les pratiques comme le voilement en France comme une coercition ou à les condamner au nom de la défense de la liberté : les femmes peuvent tout à fait adhérer volontairement à un système de normes qui semble leur être défavorable, parce que par exemple il est moralement plus gratifiant ou émotionnellement plus épanouissant.

L’argument de la liberté

Dans la majorité des cas, avec des femmes nées en France, éduquées sans voile dans l’école publique et ayant décidé de se voiler, c’est une contrainte volontaire, une obligation librement consentie, caractéristique de la pratique religieuse : on ne peut leur opposer qu’elles se voilent parce qu’elles y sont obligées. Elles se sont obligées à le porter par piété le plus souvent. Cette servitude volontaire nous est devenue inconnue. On entend comme argument que les femmes d’ici devraient renoncer au voilement, parce que des femmes se voient menacées ailleurs si elles ne se voilent pas. L’argument est bancal : les femmes d’ici sont ici chez elles et ne sont en rien responsables de ce qui se passe ailleurs. Elles n’ont pas à endosser ce combat. Elles sont justement dans un pays libre et exercent un droit, ce qui est la définition même d’une liberté. Elles associent voilement et indépendance financière, conduite automobile, usage du smartphone. Mais elles ne perçoivent pas qu’elles doivent ces facilités au système libéral de nos États libéraux et démocratiques. Elles vivent un islam qu’elles estiment authentique parce qu’orthodoxe, mais dans les faits, très ‘casual’. Et pourtant, la critique n’épargne pas la France. Notre État démocratique est même présenté comme oppressif parce qu’il restreint une liberté, celle de pratiquer sa religion et de l’afficher. Combattre le voilement reviendrait à refuser aux femmes le droit de s’habiller comme elles l’entendent. Et puis, si des femmes peuvent porter des mini-jupes, où est le problème avec le voilement ? On peut s’exposer, on peut donc refuser de s’exposer. Qui est le plus victime des canons de la mode : les femmes qui se dénudent ou les femmes qui refusent de s’exposer aux regards forcément concupiscents des hommes7 ? L’argument de la liberté se retourne donc facilement.

Nous posons que le voilement, comme l’excision, n’est pas un choix libre parce qu’il repose sur l’alternative entre le vice et la vertu, la piété et l’impiété, et qu’il ne peut y avoir de liberté que lorsqu’il y a équivalence morale entre les termes du choix. C’est un raisonnement pertinent mais laïque que les religieux rejettent parce qu’ils se réclament d’un autre système de valeurs que les non-religieux. Bhikhu Parekh, un des chantres du multiculturalisme, écrit : « Par définition, une société multiculturelle se compose de plusieurs cultures ou communautés culturelles disposant chacune de ses propres systèmes de sens, de significations et de vues sur l’homme et le monde »8. On peut choisir de son plein gré d’embrasser une tradition comportant des normes discriminatoires selon les standards européens, mais acceptables et même désirables selon ceux de sa communauté d’appartenance. Comment parler d’oppression à une convertie occidentale qui est née et a grandi dans la campagne normande ? Elle a choisi de s’invisibiliser par le port de la burqa. La communauté, plus particulièrement religieuse repose sur cette adhésion ‘libre’, c’est une servitude qui « avilit l’homme au point de s’en faire aimer »9.C’est au nom de la liberté que Parekh se prononce contre l’interdiction de l’excision puisqu’elle « ne montre aucun respect pour la liberté de choix et de la culture des femmes. » Il écrit ailleurs : «  L’excision pratiquée sur les enfants est inacceptable. […] Dans certaines communautés cependant, l’excision est librement consentie par des femmes adultes, saines et éduquées après la naissance de leur dernier enfant comme moyen de réguler leur sexualité, ou pour se rappeler qu’elles sont désormais avant tout des mères »10, et dans ce cas de figure du libre consentement de la femme adulte, il ne comprend pas au nom de quoi il faudrait interdire cette pratique. Il tient le même raisonnement au sujet des mariages arrangés : « Même s’ils n’ont pas fait ce choix de manière consciente et se satisfont de la situation par routine sociale, [les mariés] devraient avoir le même droit que les autres à gérer leur vie personnelle »11. On peut inclure le voilement et les mariages précoces dans cette « routine sociale », mais celle-ci est associée, dans nos États démocratiques, à l’exercice d’une liberté. Il ne faut donc pas mettre en avant l’argument de la liberté, mais s’interroger sur son contenu, les finalités et les modalités de son exercice.

Il convient donc de redonner un contenu éthique à la liberté, en reprenant la définition que Montesquieu en donne dans le livre XI de De l’Esprit des Lois : « La liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir ». Il faut déconnecter la liberté de la communauté pour lui rendre son universalité et mettre en regard l’individu et l’État-Nation sans l’intercession de la communauté, pour ce qui est des impératifs catégoriques comme l’égalité femme-homme. Le choix libre demande aussi une autonomie dans le jugement, loin de la « routine sociale ». John Stuart Mill écrit ainsi :

« Les facultés humaines de perception, de jugement, de discernement, d’activité mentale et même de préférence morale ne s’exercent que lorsqu’on fait un choix. Celui qui agit parce que c’est la coutume ne fait aucun choix. Il n’apprend nullement à discerner ou à désirer ce qui vaut le mieux. […] On n’exerce pas ses facultés en faisant ou en croyant une chose simplement parce que d’autres la font ou qu’ils y croient. Si une personne adopte une opinion sans que les principes de celle-ci lui paraissent concluants, sa raison n’en sortira pas renforcée, mais probablement affaiblie ; et si elle fait une action (qui n’affecte ni les affections ni les droits d’autrui) dont les motifs ne sont pas conformes à ses opinions et à son caractère, ceux-ci tomberont dans l’inertie et la torpeur au lieu d’être stimulés. Celui qui laisse le monde, ou du moins son entourage, tracer pour lui le plan de sa vie, n’a besoin que de la faculté d’imitation des singes. Celui qui choisit lui-même sa façon de vivre utilise toutes ses facultés : l’observation pour voir, le raisonnement et le jugement pour prévoir, l’activité pour recueillir les matériaux en vue d’une décision, le discernement pour décider, et quand il a décidé, la fermeté et la maîtrise de soi pour s’en tenir à sa décision délibérée. Il lui faut avoir et exercer ces qualités dans l’exacte mesure où il détermine sa conduite par son jugement et ses sentiments personnels. Il est possible qu’il soit sur une bonne voie et préservé de toute influence nuisible sans aucune de ces choses. Mais quelle sera sa valeur relative en tant qu’être humain ? Ce qui importe réellement, ce n’est pas seulement ce que font les hommes, mais le genre d’hommes qu’ils sont en le faisant » 12.

En situation multiculturaliste, la personne abdique et délègue ses droits à la communauté, c’est à travers sa reconnaissance par le groupe et par son hyperconformité à ses exigences qu’elle obtient « sa valeur relative». L’argument de la liberté est donc à manier avec finesse et exigence. Un autre argument peut se retourner tout aussi facilement que celui de la liberté : celui de la dignité des femmes.

L’argument de la dignité des femmes

L’excision est couramment dénoncée au nom de la dignité des femmes. Or les multiculturalistes demandent de se placer du point de vue de la communauté qui la pratique : l’excision est un acte traditionnel qui participe justement de la dignité des femmes. Pour le comprendre, il faut rappeler le lien qu’Axel Honneth établit entre la problématique de la reconnaissance et celle de la dignité : La première permet la seconde. La reconnaissance permet d’établir un rapport positif à soi :

« L’expérience de la reconnaissance est un facteur constitutif de l’être humain : pour parvenir à une relation réussie à soi, celui-ci a besoin d’une reconnaissance intersubjective de ses capacités et de ses prestations ; si une telle forme d’approbation sociale lui fait défaut à un degré quelconque de son développement, il s’ouvre dans sa personnalité une sorte de brèche psychique, par laquelle s’introduisent des émotions négatives, comme la honte ou la colère »13.

Or dans le dispositif multiculturaliste, la reconnaissance de la valeur attachée à l’être humain en tant qu’être humain ne relève pas d’un impératif catégorique. C’est l’estime sociale qui prime. Axel Honneth décrit la différence entre ces deux conceptions :

« Dans les deux cas, un homme est respecté pour certaines de ses qualités, mais il s’agit dans le premier cas de cette qualité universelle sans laquelle il n’aurait pas même le statut de personne, dans le second des qualités particulières par lesquelles il se distingue au contraire d’autres personnes. C’est pourquoi la question centrale, relativement à la reconnaissance juridique, est de savoir comment se définit la qualité constitutive de la personne, tandis qu’il faut se demander, à propos de l’estime sociale, en quoi consiste le système de référence par rapport auquel se mesure la “valeur” des qualités caractéristiques d’une personne particulière »14.

Dans le dispositif multiculturaliste, la mesure de la valeur d’une personne se fait à l’aune des critères de sa communauté d’appartenance, et parmi ceux-ci figurent celui de l’authenticité, métastase de l’identité, ainsi que celui de l’hyper-conformité à ces règles. Avec ce double phénomène de la distinction vis-à-vis des autres et de l’hyper-ressemblance vis-à-vis des siens. La reconnaissance communautaire passe donc par la retraditionalisation, vecteur d’authenticité : il s’agit de se débarrasser des effets de la créolisation, inévitable quand on naît dans un pays autre que celui de ses parents. C’est le sens du combat des Indigènes de la République et des camps d’été décoloniaux. Ces derniers ne sont pas sans rappeler l’expérience de Louis II de Bavière, dit Louis le Fou, qui avait retiré des nouveaux-nés à leurs mères, les avait confiés à des nourrices avec l’interdiction de leur parler, parce qu’il espérait que les bébés purs et innocents, débarrassés de l’influence linguistique de leurs parents, parleraient la langue ‘naturelle’ des humains, comme une façon de contrer la Tour de Babel. Sans ce contact verbal, ils moururent tous. Avec les camps d’été décoloniaux, il s’agit de recouvrer une authenticité affranchie des scories de la fréquentation des Blancs, authenticité souvent reconstruite, mais que l’on prétend vectrice de dignité et d’estime de soi.

La dignité, ce rapport positif à soi, ce respect que l’on se doit à soi-même serait altéré par le dispositif multiculturaliste qui ne le fait dépendre que de la reconnaissance du groupe. Une femme digne sera une femme qui reste dans les limites morales que sa communauté d’identification lui assigne en tant que femme. Une femme digne est une femme hyperconforme. Au nom de cette hyperconformité, elle acceptera, voire exigera, d’être excisée pour garder une valeur, y compris une valeur d’échange reconnue par la communauté. Le concept de dignité ajouté à celui de reconnaissance forment un alibi commode pour vitrifier les droits moindres de la femme. Or cet argument de la dignité fonctionne de manière bien plus large si on le libère de la dépendance d’un groupe et s’il est adossé à la défense ferme de l’universalité des valeurs consignées dans des textes fondamentaux comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

L’excision comme valeur ajoutée : l’approche anthropologique des accommodants

On ne peut donc pas se contenter de dénoncer la barbarie, la violence et la douleur de l’excision. Il faut cesser de n’y voir que l’expression de la méchanceté des hommes qui refuseraient à la femme une source de plaisir indépendante de leur intervention, ou la présenter comme une violence infligée par des parents haineux. Le cas égyptien est intéressant : l’excision y concerne toutes les strates sociales et on ne peut croire que les parents des 91% des femmes et filles concernées soient maltraitants. C’est perdre en crédibilité que de s’enfermer dans une condamnation purement morale. L’excision est un fait social complexe. Il est nécessaire d’affûter nos arguments pour répondre avec efficacité. Un détour par les arguments d’intellectuels relativistes et accommodants est utile.

Ainsi, selon la sociologue Martine Leleuvre, « l’excision est un marquage sur le corps qui prend cohérence dans un rituel ». « Marquage », et non mutilation donc. La sémantique est ciselée, il faut y prêter attention. Selon elle, il ne faut pas se prononcer sur le geste et l’acte en eux-mêmes, mais prendre en compte le « contexte » communautaire. Il est demandé aux sociétés occidentales de sortir de leur cadre mental et moral et d’admettre l’existence d’une multiplicité de moyens de parvenir à la vie bonne. L’excision est présentée comme l’accomplissement d’un rite, la mise en conformité avec une tradition plus culturelle que religieuse. Alors, le retournement de l’accusation s’opère : « Renvoyer ce marquage du sexe à la barbarie, c’est ignorer que pour ces sociétés un corps très naturel n’a aucun intérêt et qu’il convient de la transformer, de le travailler, de le remodeler, de l’améliorer »15. L’excision valoriserait donc la femme selon les standards de la communauté : la femme acquiert de la valeur et de la beauté, elle sort de l’état de nature, c’est sa valeur matrimoniale qui importe. La dimension identitaire est tangible dans la mesure où, selon M. Leleuvre, l’exciseuse « vous inscrit dans un groupe, dans une communauté, vous donne un sexe, vous désigne les lieux à occuper, les tâches à faire, les paroles à dire… Quoi de plus fort contre l’errance, le doute, l’incertitude? Marquer les corps, c’est donc lier les êtres »16. La femme devient femme et féminine quand elle est excisée. Elle remplit alors les attentes de sa communauté, ce qui lui permet d’être reconnue comme membre de cette communauté. Refuser l’excision, c’est être bannie de la communauté, affronter « l’errance, le doute, l’incertitude ». L’errance à l’est de l’Eden du groupe de référence. Le « doute et l’incertitude » ? Cela signifie que la femme non excisée n’est pas femme, elle n’est pas homme, elle ne sait pas quel rôle elle doit tenir dans la société, quel comportement elle doit adopter. L’excision fonctionne comme une école des femmes. Non pas tant parce que subitement, elles acquerraient les savoir-faire liés à leur condition de femme, comme la cuisine. Mais par l’excision, elles signalent leur consentement : elles consentent à tenir leur rôle et à s’en tenir à leur rôle. Contre le voilement et l’excision, il nous faut analyser les modalités de l’obtention de ce consentement, et non plus nous contenter de le nier. Lié à la reconnaissance par le groupe, il n’est pas libre. Martine Leleuvre écrit plus loin : « La société vous offre un statut : vous devez l’acquérir en échange d’un morceau de votre corps, de votre sexe. Là où les femmes sont circonsises17, les hommes sont eux aussi circoncis. Chaque individu est en dette par rapport à la tribu, […] l’instance du pouvoir serait le clan »18. Selon cette sociologue, cette « livre de chair » est un prix bien dérisoire au regard du statut obtenu. En situation multiculturaliste, l’individu est abandonné par l’État qui abdique son rôle de Tiers neutre et garant des droits de chacun. Seule la communauté délivre la reconnaissance constitutive de l’identité.

Martine Leleuvre a titré son article : le « devoir d’exciser ». L’argument anthropologique, comme son pendant culturaliste, fonctionne comme un coupe-circuit de l’universel. La translation du cultuel vers le culturel permet d’anthropologiser les normes sociales. Les critiquer revient alors à s’attaquer à l’humain.

L’excision est un sujet archétypal pour mesurer ce qu’implique le multiculturalisme : il réclame l’empathie envers une pratique communautaire qui ne devrait pas être jugée selon nos standards mais selon ceux de la communauté qui la pratique. La grille de lecture doit être différenciée. Il convient donc de combattre ce marquage du corps, stigmate volontaire et totalisant, qui permet la circulation de la femme comme bien, sans en rester à des arguments moralisateurs sur la violence infligée, réelle mais qui est une conséquence non recherchée. Trop souvent, en réduisant l’excision à un acte barbare, nous mettons en avant les conditions dangereuses et douloureuses de sa réalisation. Piètre argument : Qu’à cela ne tienne, si l’État consentait à le dépénaliser, cet acte pourrait être réalisé dans des conditions optimales, chirurgicalement, selon nos standards. L’argument s’effondre et se retourne : c’est notre intolérance qui mettrait en danger les jeunes filles, les parents profitant d’un retour au pays pour faire pratiquer cet acte par une exciseuse traditionnelle, alors qu’il pourrait être effectué ici en toute sécurité ! D’ailleurs, deux médecins américains ont publié une tribune appelant à accepter cette pratique et à la faire réaliser par des professionnels de santé, sous anesthésie, parce que c’est la sécurité qui prime et qu’il est de toute façon impossible de l’interdire19. C’est une singulière défaite de l’esprit que de vouloir admettre une pratique parce que l’on est impuissant à la faire disparaître. Parce que c’est une pratique intériorisée, parce qu’elle ouvre la voie à la reconnaissance et à l’estime sociales, peu de filles la dénoncent, d’autant que cela reviendrait à ester ses propres parents en justice. D’où le faible nombre de procédures pénales. Face à l’emprise communautaire, il faut réhabiliter l’autonomie de l’individu.

Le multiculturalisme et l’immunité diplomatique

S’agissant du voilement, des mariages arrangés et/ou précoces, de l’excision, il nous faudrait, selon les thuriféraires du multiculturalisme, prendre conscience de nos biais occidentaux et européens d’interprétation. Il faudrait donc littéralement de changer de point de vue : Dans notre système de références morales mais aussi dans notre régime juridique, l’excision relève de la mutilation. Mais parce que les personnes et les sociétés la pratiquant ne la vivent pas comme telle, nous n’aurions pas le droit, sous peine d’être accusés de colonialisme ou d’ethnocentrisme, d’avoir recours à cette terminologie. Nous ne pourrions la condamner moralement et pénalement. C’était le sens de l’Appel contre la criminalisation de l’excision en France porté par la Revue du Mauss et Alain Caillé en 198920. On comprend la différentialisation des droits inséparable du multiculturalisme. C’est un rite pratiqué chez eux. Et ils sont chez nous, ils le sont en tant qu’individus, mais ils le sont aussi en tant que communauté. Ils ont d’autant plus besoin de ces signes d’appartenance qu’ils sont minoritaires dans une société libérale, occidentale qui ne reconnaît pas la valeur de leurs rites. Pour exister en tant que communauté, ils doivent pouvoir importer en France ces morceaux d’identité culturelle que sont l’excision ou les mariages précoces ou arrangés. On ne peut les soumettre à un droit qui repose sur des valeurs qui n’ont pas cours chez eux. Mais ils sont ici aussi chez eux. Doivent donc coexister des régimes juridiques différents. La territorialité des droits est vécue comme discriminatoire, puisque notre droit découle de notre conception du bien et du juste, qui elle-même dépend de nos valeurs européennes, libérales, occidentales.

Le dispositif multiculturaliste fonctionne comme un quartier des ambassades : les communautés humaines deviennent des territoires consulaires, des morceaux de là-bas installés ici, fonctionnant selon les règles de là-bas, que l’État reconnaît. On pourrait appliquer à ces communautés le préambule et l’article 22 de la Convention de Genève sur les relations diplomatiques de 196121 : « [ Les États étant] persuadés qu’une convention internationale sur les relations, privilèges et immunités diplomatiques contribuerait à favoriser les relations d’amitié entre les pays, quelle que soit la diversité de leurs régimes constitutionnels et sociaux, convaincus que le but desdits privilèges et immunités est non pas d’avantager des individus mais d’assurer l’accomplissement efficace des fonctions des missions diplomatiques en tant que représentants des États ». C’est la même argumentation qui est utilisée en situation multiculturaliste, la communauté devenant en effet une mission diplomatique. Les lois de l’État ne s’y appliquent pas. Ses membres bénéficient d’une immunité face au Droit territorial. C’est aussi le sens de l’Appel de la Revue du Mauss de 1989 : réclamer l’immunité pour les parents exciseurs.

Cet exemple est d’autant plus intéressant qu’il met en évidence la conséquence logique du multiculturalisme : il y a juxtaposition de communautés davantage liées à leur pays d’origine qu’à leur pays d’accueil ou d’adoption. Quant aux enfants nés ici, ils sont pris dans un conflit de loyautés entre leur pays de naissance et de vie et le pays d’origine présent sous la forme consulaire et diplomatique. Ils restent étrangers à leur pays, établissant avec ce dernier des relations d’amitié. On se rappelle les propos tenus le 18 janvier 2016 par Jean-Guy Talamoni, fraîchement élu comme président du parlement de la collectivité Corse : « La France est un pays ami », avec qui il veut entretenir des « relations apaisées »22. Entretenir des relations d’amitié avec le pays dans lequel on vit n’est pas la même chose que d’appartenir à la communauté nationale, c’est au contraire la mettre à distance. C’est se vivre et vouloir être reconnu comme étranger, mais comme étranger disposant de droits collectifs particuliers, dérogatoires. C’est réclamer une immunité culturelle, vecteur d’étanchéité entre le pays d’accueil et la communauté. C’est enfin vitrifier les coutumes de la communauté et développer le discours de l’authenticité.

C’est aussi dans ce cadre mental qu’il faut comprendre les propos tenus par Tariq Ramadan lors d’un forum au Moyen-Orient qui s’est tenu en juin dernier23. Il y a déclaré que les mutilations génitales féminines étaient un sujet de discussion qui devait être traité à l’intérieur de la communauté musulmane. Se défendant devant le tollé provoqué par ses propos, Tariq Ramadan a rappelé sa participation à des campagnes contre l’excision. Personne ne peut douter du fait qu’il n’approuve pas cette pratique. Le point vraiment intéressant est que pour lui seule l’autorité religieuse musulmane peut se prononcer pour l’interdiction de l’excision. C’est la communauté religieuse qui est normative, pas les États comme la France. C’est un refus de l’universalité de certaines valeurs ainsi que le rejet de la territorialité des lois. C’est la volonté de défendre la personnalité des lois : à chaque communauté ses règles, et à chaque communauté le droit de légiférer pour ses membres.

Pour les thuriféraires du multiculturalisme, c’est la reconnaissance du groupe, ses normes et ses standards qui priment sur la communauté nationale et ses lois et qui définissent l’identité d’un individu. Il n’y a donc plus de valeur universelle, il y a différentes normes, différents chemins vers le bien et le juste, et celui montré par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme n’en est en fait qu’un parmi d’autres. Les valeurs que nous défendons comme la liberté de penser, l’égalité femme-homme, sont présentées comme une vision propre à l’occident, qui correspond aux normes européennes. Elles ne peuvent s’appliquer aux communautés d’installation récente et d’origine extra-européenne sauf à pratiquer un ethnocentrisme abrasif et destructeur d’altérité. L’excision comme cas d’étude permet d’appréhender les ressorts philosophiques, anthropologiques et juridiques du multiculturalisme et de mesurer combien nos arguments pèsent peu et peinent à convaincre au-delà des personnes déjà d’accord. Parce que nous ne combattons pas pour l’essentiel : L’État-Nation garant d’un droit territorial et artisan d’un sentiment d’appartenance que les défenseurs du multiculturalisme brocardent et dénoncent quand il s’applique à la communauté nationale mais qu’ils vantent lorsqu’il concerne les communautés minoritaires. Le multiculturalisme apparaît comme un dispositif ultralibéral : multiculturalisme et ultralibéralisme concourent à détruire l’État-Nation et ses prérogatives. Les deux combattent l’universalité des valeurs. Les deux rejettent la dignité comme impératif catégorique24.

Il nous faudrait comprendre que « la république est une forme forte de la politique, une violence même faite au vivre-ensemble »25, vivre-ensemble qui, en situation multiculturaliste s’apparente à la coexistence et à la concurrence d’ordres normatifs avec le droit territorial, les communautés vivant selon leurs règles les unes à côté des autres. En régime multiculturaliste, l’État n’est vu et traité que comme un simple opérateur juridique, de même rang que celui de l’individu ou de la communauté ; les lois qu’il prescrit ne s’appliquent pas aux communautés habitant le territoire qu’il administre : « La question d’une autonomie dévolue aux groupes se pose avec une acuité particulière lorsqu’elle s’applique aux communautés religieuses dans la mesure où celles-ci peuvent constituer un ordre normatif concurrent du droit positif »26.

Or la République est un régime juridique mais c’est aussi une catégorie de l’imaginaire et un contenu fort en termes de vertu civique. À ce titre, elle repose sur le consentement vis-à-vis des lois dont la Nation décide souverainement, et dont les citoyens reconnaissent la légitimité. Cette conception politique de co-souveraineté au nom de l’intérêt général se dissout dans des revendications faussement individuelles. Nous sommes dans la logique de ce que l’État doit à l’individu (dont l’identité se définit par la reconnaissance d’un groupe), et non plus dans ce que l’individu doit aux autres, ses concitoyens et non ceux qui lui ressemblent, pour former une association politique. C’est un détournement considérable, qui porte atteinte à la communauté nationale politique, et à son État. Il nous faut donc défendre l’État-Nation et sa conception politique de la communauté nationale que régit un droit territorial qui assume de ne pas reconnaître les communautés, spécialement religieuses, comme exerçant le monopole du chemin vers la vie bonne. Par cette fermeté, nous autoriserons ce que les membres des communautés ne peuvent s’autoriser : s’enraciner en France tout en préservant les traits culturels essentiels. Une culture ne devrait pas construire sa stabilité et sa valeur sur la perpétuation de rites comme l’excision, les mariages précoces ou le voilement des petites filles. Il faut déconnecter la préservation de la communauté de la vitrification de ses pratiques les plus ostentatoires ou invasives. Comme l’écrit Will Kymlicka, « La communauté culturelle continue d’exister même lorsque ses membres sont libres de modifier les caractéristiques de la culture en question, et même s’ils trouvent que ses modes de vie traditionnels ne sont plus valables »27. Le problème posé par le multiculturalisme, et sa défense de pratiques insupportables au nom de la préservation de l’authenticité culturelle de certaines communautés, est aussi celui de l’autonomie de l’individu et de la maîtrise éthique de son destin.

Notes

4 Philosophies du multiculturalisme, Introduction, Paul May, Les Presses SciencesPo, juin 2016.

5 Ibid.

6 Qu’est-ce qu’un dispositif ?, traduction de Martin Rueff, petite bibliothèque, Rivages poche, juillet 2016.

7 On se rappelle la comparaison faite par la sénatrice Benbassa entre la mini-jupe et le voilement. Voir ma tribune :https://www.marianne.net/debattons/tribunes/hijab-day-burkini-la-femme-est-toujours-l-arme-du-crime

8 Superior people, the narrowness of liberalism from Mills to Rawls, The Times Literary, 1994.

9 Réflexions et maximes, Vauvenargues, 1746.

10 Article « A Varied Moral World » in Is Multiculturalism bad for Women?, J. Cohen, M. Howard et M.Nussbaum, Princeton University Press, 1999.

11 Rethinking Multiculturalism : Cultural diversity and political Theory, Palgrave, Macmillan education, 2ème édtion, 2005.

12 De la liberté, 1859, édition Paris Gallimard 1990.

13 La lutte pour la reconnaissance – Paris, Cerf, coll. « Passages », traduit de l’allemand par Pierre Rusch (éd. or. Kampf um Anerkennung, 1992), p 166, 2002.

14 Ibid p. 138.

15 « Le devoir d’exciser », Numéro 3 de la Revue du Mauss, premier trimestre 1989 p. 76.

16 Ibid p. 79.

17 Pour en banaliser le recours, les défenseurs de l’excision usent d’un élément de langage pratique : ils parlent de circoncision féminine, qui vise par l’analogie avec la pratique masculine à faire admettre l’excision. On interjettera que la circoncision masculine n’est pas moins une mutilation, et qu’elle est acceptée. Des pays comme l’Allemagne songent à son interdiction. Mais la circoncision ne consiste pas en l’ablation d’un organe à part entière mais à celle d’une membrane. Elle donne lieu à une fête qui voit le garçon circoncis couvert de cadeaux, ce qui étrangement n’est pas le cas avec l’excision. Enfin, qui dit que le temps passant, et l’exigence d’égale dignité se développant, cette pratique aussi ne sera pas interdite ?

18 Voir référence note 14 ,p. 78.

19 Ces deux médecins gynécologues expliquent aussi que de telles pratiques de communautés minoritaires ne diffèrent en rien de certaines procédures chirurgicales esthétiques acceptées voire valorisées par la culture majoritaire, comme les tatouages et autres gonflements mammaires et autres interventions chirurgicales esthétiques. « We are also not suggesting that people whose beliefs or sense of propriety leads them to perform these procedures on their children would necessarily accept alterations in their practices to conform to the authors’ views of what is acceptable. Rather, we only argue that certain procedures ought to be tolerated by liberal societies. We hold that the ethical issues are no different for procedures that are performed as cultural or religious expressions by a minority group than for procedures that are performed for aesthetic reasons by members of a mainstream culture.” Female genital alteration: a compromise solution, Kavita Shah Arora et Allan J Jacobs. Il est intéressant de relever l’association des croyances avec le droit de la propriété. http://jme.bmj.com/content/early/2016/02/21/medethics-2014-102375.short?g=w_jme_ahead_tab

24 Lire à ce sujet La Gouvernance par les nombres d’Alain Supiot, Fayard collection Poids et mesure du monde et l’analyse qu’il fait de l’arrêt Viking de la Cour de Justice de l’Union Européenne.

25 P-J. Salazar, Blabla République, Lemieux éditeur, 2017, p.56.

26 Paul May, op. déjà cité. Page 23.

27 Liberalism, Community and Culture, Oxford, Clarendon Press, 1989.

© Fatiha Boudjahlat, Mezetulle, 2017.

Art, transgression, permissivité : sur un livre de N. Heinich

Commentaire du livre « Le Triple jeu de l’art contemporain »

Nathalie Heinich, lauréate du prix Pétrarque de l’essai 2017, a été récemment la cible d’une méprisable polémique de la part d’« intellectuels » lanceurs d’anathèmes fondés sur des ragots1. Indignée par tant de bassesse et de malhonnêteté, je remets en ligne un article (publié sur l’ancien site en 2006) consacré au livre Le Triple jeu de l’art contemporain.
Il s’agit d’un très bel ouvrage de sociologie de l’art qui engage une réflexion sur les rapports entre transgression, norme et liberté. C’est aussi un livre de philosophie morale et politique qui révèle la face inquiétante de la permissivité.

L’art contemporain, si on le considère du point de vue des comportements, se laisse décrire en termes de transgression, et cela sous trois angles : production transgressive des artistes, réactions du public, intégration par les experts – critiques et institutions. Le rapport entre artistes et prescripteurs y est décisif : il s’agit, non plus de dire « c’est de l’art », mais de le faire dire. Triple jeu dans lequel la transgression s’emballe de telle sorte que les frontières de l’art reculent de plus en plus et que l’on se demande finalement ce qui pourrait ne pas être de l’art.

Une telle description est possible ; elle est pertinente, susceptible non seulement de vérification mais aussi de variation et de falsification. Elle permet de comprendre un pan non négligeable de ce que nous appelons « art » par la construction et l’opposition de trois paradigmes – art classique, art moderne, art contemporain.

Mais cet éclairage sur l’art comme phénomène social laisse dans son sillage une traînée lumineuse – et peut-être sulfureuse – hors-sociologie : car ce livre est aussi une réflexion philosophique, non pas de philosophie de l’art, mais plutôt de philosophie morale. Il révèle en effet un syndrome contemporain dont la manifestation esthétique est l’un des symptômes : la remise en cause de toute norme, dès qu’elle devient prescription, s’érige elle-même en norme et témoigne de la quête désespérée de la loi.

 

Sociologie et philosophie : trois mauvais procès

Il convient d’abord d’éviter trois mauvais procès trop faciles à faire à cet ouvrage.

Sciences humaines et esthétique

Il ne s’agit pas d’une analyse de l’art contemporain à prétention esthétique, mais d’une analyse sociologique dont l’hypothèse est minimaliste. On touche ici au sérieux des sciences humaines : il faut appréhender ce qui, dans les comportements humains, relève d’une formalisation ou au moins d’une régularité, ce qui fait loi ou structure, ce qui n’est pas de l’ordre de la liberté.

Pourquoi parler de minimalisme ? Il s’agit de donner toute sa puissance à l’analyse sociologique, mais rien qu’à elle. Nathalie Heinich part d’un principe simple : elle analyse des postures (faits sociaux) accessibles par une description rigoureuse et susceptibles de variation expérimentale (on en donnera plus loin un exemple). Ainsi, là où une analyse à prétention substantialiste échoue à saisir des constantes, on conclurait mal en croyant qu’il y a désordre et qu’il faut alors s’en remettre au relativisme.

La double illusion de l’essentialisme et du relativisme repose sur un même faux positionnement : croire que l’art est fondamentalement lié à la question du jugement de goût, et faire de cette liaison un usage dogmatique, réificateur. Au fond, et ironiquement, la démarche est plus kantienne qu’il n’y paraît. C’est précisément en disposant les éléments d’une dialectique à la manière de la Critique de la raison pure (à ceci près qu’il s’agit d’une dialectique expérimentale et non pas transcendantale) que l’on peut prendre en défaut la vulgate philosophique inspirée de la Critique de la faculté de juger.

L’antithétique contemporaine est une antithétique du jugement sur la question « c’est de l’art ».

  • – Thèse : l’art est déterminable par une constante de type ontologique (l’art est nécessaire).
  • – Antithèse : il n’y a d’art que relativement à une extériorité sociale, historique, etc. (l’art est contingent).

Or les deux propositions sont fausses parce qu’elles sont secrètement articulées à une même croyance dans le jugement de goût, tantôt érigé en absolu (substantialisme), tantôt récusé comme impossible (relativisme). Alors apparaît la symétrie entre croyance naïve et croyance déçue : on constate une fois de plus que le scepticisme est un dogmatisme qui s’ignore. Le jugement sur le caractère artistique d’un objet ou d’un phénomène n’est pas fondé sur une constante ontologique ; il n’est pas non plus dispersé dans une contingence radicale, pourvu qu’on l’accroche, non plus à un jugement de goût exalté ou délaissé, mais à la question « que fait l’art ? ». C’est donc une pragmatique des jugements qui résout expérimentalement l’antinomie en la déplaçant sur une question de description sociologique.

« […] il n’existe pas de substantialité des goûts, ni quant à leur objet (l’art), ni quant à leurs sujets (les gens) : il n’existe que des postures, admiratives ou réactives, positives ou négatives, intégratrices ou oppositionnelles, à l’égard d’objets fluctuants, dans des contextes variables, de la part de sujets aux statuts divers. Mais ces postures sont, elles, suffisamment constantes, et portées par des valeurs suffisamment investies, pour donner prise à l’analyse sociologique : à condition du moins que celle-ci se détache d’un projet d’« explication » par des causes plus générales (milieu social ou propriétés esthétiques) au profit d’un projet d’« explicitation » des procédures d’investissement, d’argumentation et d’activation des valeurs. » (p. 61)

On comprend, au passage, la fascination et le malaise des philosophes à la lecture de ce livre, qui singe la philosophie, qui la révèle, qui la trahit en retenant sa démarche et en dénonçant ses objets…

Le concept d’art contemporain : un paradigme

Un second mauvais procès consiste à réduire le terme « contemporain » à une signification chronologique. Le terme « contemporain » ne désigne pas en effet une donnée brute relevant d’une périodisation purement empirique, d’un « déjà-là », mais au contraire, il se construit – c’est un concept qui définit une attitude, une position, un « paradigme ».

Il faut donc, non pas s’en tenir aux dates, mais lier et opposer le paradigme contemporain aux deux autres :

  • – le paradigme de l’art classique repose sur la figuration et se donne pour tâche de « rendre le réel » ;
  • – le paradigme de l’art moderne, toujours attaché au respect des matériaux traditionnels, repose plutôt sur l’intériorité de l’artiste ;
  • – le paradigme de l’art contemporain repose sur la transgression systématique des critères artistiques couramment admis.

En quoi cela le distingue-t-il du second paradigme qui lui aussi avait mis en place une série de transgressions ? L’auteur donne cette réponse dans un texte bref Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain (Paris : L’Echoppe, 1999) :

La distinction avec l’art moderne est, en revanche, radicale, lorsque la transgression concerne non seulement les cadres esthétiques (« cadre » pouvant à l’occasion être pris au sens le plus littéral, comme avec Stella), mais aussi les cadres disciplinaires (avec les mélanges d’expressions plastiques, littéraires, théâtrales, musicales, cinématographiques), voire les cadres moraux et même juridiques.

La transgression est essentielle au paradigme contemporain, elle en est constitutive parce qu’elle y est systématique.

Le découpage en paradigmes, même s’il coïncide grosso modo avec des cadres chronologiques, est donc génétique ou catégoriel. Ce découpage permet aussi de revenir sur le premier mauvais procès : car ce qui s’affronte dans les antinomies, ce ne sont pas des goûts, mais bien des paradigmes. On peut donc conclure à une pluralité des façons de voir l’art ; on peut aussi rester fidèle à ses goûts à travers des attitudes différentes. Enfin, on peut et même on doit supposer que la question de la valeur esthétique reste indépendante des paradigmes eux-mêmes, lesquels sont des modalités accessibles à l’analyse des comportements. La confusion entre l’analyse esthétique et l’analyse sociologique est alors fermement dénoncée :

« […] faute de reconnaître l’existence de ces genres, on tend à confondre les critères génériques (qui déterminent l’appartenance à l’art moderne ou à l’art contemporain) et les critères évaluatifs (qui déterminent, à l’intérieur de chaque genre, la plus ou moins grande qualité des propositions artistiques). Ainsi, on tire argument du caractère transgressif d’une œuvre (critère générique) pour la considérer comme intéressante (chez les défenseurs de l’art contemporain) ou inintéressante (chez ses détracteurs) : ce qui évite aux uns comme aux autres d’expliciter les critères proprement esthétiques qui leur permettent de défendre ou de rejeter. » 

L’art contemporain n’est pas un « non-art »

Un troisième mauvais procès consisterait à dire : « faire de la transgression un critère de l’art contemporain, est-ce bien nouveau ? ». Ce serait confondre la démarche de l’auteur. avec une tendance critique de déploration, de méfiance ou d’hostilité envers l’art contemporain. Il est vrai que tout un courant critique, de J. Baudrillard à J.-P. Domecq, a parfaitement décelé l’importance de la transgression comme posture. Mais c’est encore une fois mal conclure, du fait qu’il s’agit d’une posture, au vide de son contenu et à son absence d’objet. C’est, observe l’auteur, remonter trop vite de l’effet – la déconstruction – à une cause imaginaire – une intention de destruction. Or les artistes ne se donnent nullement pour objet de faire du non-art en transgressant les frontières de l’art existantes, bien au contraire :

« Mais il ne s’agit pas pour les artistes de faire du « non-art », comme le croient souvent ceux qui, jugeant de l’extérieur, remontent trop vite de l’effet – la déconstruction – à la cause – une intention de destruction : il s’agit de faire de l’art avec ce qui n’est pas habituellement considéré comme tel. […] L’art contemporain n’obéit pas à une démarche iconoclaste qui viserait à détruire l’art (même si, aux yeux de certains, il y aboutit) : il obéit au contraire à une démarche « iconolâtre » (si l’on peut dire à propos d’œuvres qui font si souvent l’économie de l’image), adoratrice de l’art, consistant à tout lui accorder, à exiger son extension à la totalité du monde. Si les frontières de l’art bougent sous les coups que leur portent les artistes, c’est bien dans le sens d’un spectaculaire agrandissement de son territoire, toujours plus étendu, colonisant toujours plus loin de nouvelles zones de l’expérience – tel, augurent certains, l’Empire romain à son apogée, avant la chute. » (p. 171-172)

Ainsi reste ouverte, demeurant en deçà du champ sur lequel l’auteur travaille, la question de l’art au sens esthétique. Les paradigmes articulent bien des positions ; mais seule l’épreuve du temps peut donner à une œuvre un type de reconnaissance qui excède la seule reconnaissance sociale.

 

Le « triple jeu » et ses conséquences morales

Je propose à présent de suivre quelques-unes des analyses de Nathalie Heinich, choisies en fonction de leur prolongement philosophique, tout en conservant l’ordre de l’exposition suivi par le livre.

Du prologue, consacré aux questions de méthode, on a déjà beaucoup parlé, puisque la démarche y est en effet située dans une topique du partage entre sciences humaines et philosophie. L’auteur y expose aussi les exemples scientifiques dont elle s’inspire. Au-delà de Pierre Bourdieu (Les Règles de l’art), c’est à la sociologie des religions qu’il convient de remonter – déjà mobilisée dans un ouvrage antérieur La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration 1991. L’étude de « ce que fait l’art » peut en effet épouser les trois fonctions de ce que font les religions : innovation (analogie entre artistes et prophètes) ; médiation (analogie entre critiques et prêtres) ; adhésion/rejet (analogie entre public et fidèles/mécréants). Trois fonctions qui engagent le triple jeu – de la transgression par les artistes, des réactions du public, de l’intégration par les experts – mais à la différence des religions c’est la nature même de l’innovation qui emballe la machine dans une « partie de main chaude ». À faire de la transgression une prescription, on congédie le sens même de la transgression, tenue, pour rester fidèle à son propre impératif, à une perpétuelle surenchère…

C’est l’occasion d’une mise au point liée à la pertinence et à la valeur de l’analyse sociologique. En s’attaquant de manière minimaliste aux strictes modalités et aux stricts effets de la transgression, une telle analyse dénonce un certain nombre d’illusions liées à une interprétation trop forte de l’acte transgresseur. On en citera deux.

L’illusion de la liberté de l’artiste. Rien n’est plus contraint que l’attitude de l’artiste dans ce mouvement de pseudo-libération. Chercher à modifier les règles du jeu artistique, c’est certes le maîtriser, mais c’est aussi se conformer à un modèle. Alors que l’artiste classique pouvait copier une manière ou des objets, l’artiste contemporain copie une posture : l’impératif de singularité et d’originalité inaugure un nouvel académisme.

L’illusion de l’incohérence du public. Il est tentant mais vain de dire que les gens aiment n’importe quoi ou qu’ils sont prêts à brûler ce qu’ils ont adoré : l’infidélité à des objets peut fort bien s’expliquer par la fidélité à une attitude et la logique de l’avant-gardisme (faut-il dire du snobisme ?) enjoint une forme d’infidélité au nom d’une fidélité à soi-même.

 

Les formes de la transgression et leur falsification

Suit une revue raisonnée et illustrée des formes prises par la transgression, revue classée selon le type de frontière franchie. Parcourons-en quelques-unes.

Frontières de l’art. L’art contemporain s’évertue à brouiller systématiquement la démarcation entre le monde ordinaire et le monde de l’art, entre l’art et la vie, de sorte que « tout est art » (ex. de Rauschenberg et du « lit » 1955, fondation du groupe des « nouveaux réalistes » par Restany, appropriation du réel par le pop art, usage tautologique de la reproduction) ou que « tout le monde est artiste » (diverses formes d’implication du public). On procède aussi à des opérations d’élimination des contenus (le minimalisme, peinture monochrome, J.P. Raynaud) et des contenants (jeu sur les « marqueurs » de l’art : cadre, socle). Puis viennent les transgressions « au second degré », les transgressions de transgressions (Bazile ouvrant une « boîte de merde d’artiste » de Manzoni en 1989 ; hyperréalisme et « nouvelle figuration », Bad painting).

Frontières du musée : faire du « hors-musée » ou transformer le musée en espace ordinaire (land art, œuvres inaccessibles visibles d’avion, dispositifs interactionnels, mail art, diverses formes de « dématérialisation » : destruction de l’objet, identification de l’œuvre à la démarche de l’artiste, installations en cours).

Frontières de la morale et du droit : c’est le cas de certaines formes de body art où l’on risque sa vie, exemple de Michel Journiac qui fabrique du boudin avec son propre sang, ou encore les expositions d’objets volés, etc.

Frontières de l’authenticité et de l’originalité : invention d’une authenticité sans objet (être l’auteur d’un non-objet – ex de la « carte d’authenticité » de Manzoni), invention d’objets sans auteur – ex readymade produit par un autre que celui qui le signe), jeux sur la sincérité (déclarations d’inauthenticité, dépersonnalisation, copy art…).

C’est ici que Nathalie Heinich procède à une variation qui mérite qu’on s’y arrête pour des raisons épistémologiques. Une opinion répandue veut en effet que les sciences humaines soient impuissantes, pour des raisons de structure, à se donner des procédures de falsification de leurs hypothèses : on prétend en effet qu’elles ne sauraient mettre en place des prédictions. On fera d’abord remarquer que la prédiction en matière de sciences de la nature ne suppose nullement une temporalité séquentielle  – celle-ci n’étant bien souvent relative qu’au temps de la prise de connaissance2. La notion de prédiction peut donc s’entendre en termes synchroniques (on peut même prédire le passé comme c’est le cas en astrophysique), on peut citer aussi l’exemple trop négligé aujourd’hui de l’anthropologie structurale3.

Mais suivons l’auteur dans une démarche de prédiction synchronique où elle teste son hypothèse en construisant la possibilité d’une contre épreuve qui pourrait l’invalider et dont on peut contrôler l’existence sur le terrain observable.

On se souvient que la loi fondamentale qui règle les variétés de transgression est dans la fonction de reconnaissance: la transgression n’a de sens que si elle permet à l’artiste de rester dans le jeu, y compris et surtout en en brisant les règles – s’il peut faire dire aux prescripteurs pertinents « ceci est de l’art ». L’impératif d’originalité est donc un noyau dur de l’hypothèse. Si cet impératif peut trouver son application dans la maxime de la transgression, la maxime ne peut cependant pas être appliquée de telle sorte qu’elle ruine la loi qui installe son fonctionnement. On pourra donc, si l’hypothèse est valide, supposer que la transgression ne sera poussée que jusqu’au moment où elle pourrait s’abolir en indifférenciation et en indifférence sociale. Un scénario de test expérimental peut alors être imaginé : certaines configurations sont a priori exclues du fait qu’elles conduiraient à la ruine de l’objectif de reconnaissance sociale ; il suffit de les construire et de regarder si elles sont avérées.

Or, dans cette partie effrénée de main-chaude et de surenchère à la poursuite de l’originalité, il arrive nécessairement un moment où l’impératif d’originalité aboutit à faire de la non-originalité quelque chose d’original. Après avoir épuisé le cercle des transgressions possibles, les artistes sont inévitablement amenés à redécouvrir les vertus de la copie pure et simple, prise cette fois au second et au troisième degrés. Il finissent par inventer une manière originale de ne pas être original – on peut citer le cas du copy art de Tinguely. Mais un cas limite apparaît : le comble de la copie, de la non-originalité redécouverte, serait en effet de s’en prendre à la fois à la personnalisation de l’œuvre et à sa nouveauté. Ce serait de produire quelque chose d’impersonnel (comme l’a parfois fait Warhol), et aussi quelque chose qui a déjà été fait (comme le fait Aubertin en décidant de devenir peintre monochrome après Yves Klein). Peut-on trouver des réalisations qui satisfont ces deux conditions ? Si oui, alors l’hypothèse est falsifiée. Il se trouve que ces deux conditions ne sont jamais réunies – si on produit quelque chose d’impersonnel, il faut que ce soit nouveau c’est-à-dire remarquable; si on produit quelque chose de déjà vu, il faut que ce soit sous une signature originale c’est-à-dire digne d’être remarquée. La réunion des deux conditions « pousserait à son extrême limite la transgression de l’impératif d’originalité, mais aurait l’inconvénient de condamner l’intéressé à une totale obscurité » (p. 139), c’est pourquoi elle ne se produit jamais parce qu’elle contredirait la fonction de la transgression.

Cette revue abondamment illustrée conduit à une conclusion que l’on peut énoncer sous une forme restreinte : les frontières de l’art reculent sans cesse de façon structurelle. Mais elle peut s’énoncer aussi sous forme plus générale : l’art contemporain, de ce point de vue, est plus proche d’une iconolâtrie que d’un iconoclasme – l’adoration de l’art fait qu’il peut s’étendre partout et à tout ; il ne forme plus monde, mais s’étend à tout l’univers. J’y ajouterai une formulation philosophique en forme de problème. On peut se demander si cette abolition de la distinction entre le monde ordinaire et le monde de l’art, entre le réel ordinaire et un réel second, n’aboutit pas à un univers sans issue – qu’il s’agisse d’une logique de cauchemar ou d’une logique de rêve – duquel tout point de fuite est exclu. Ce jeu transgressif serait à lui-même sa propre dupe en produisant comme sa limite une absence de jeu : à force de vouloir se libérer, l’impératif de libération devient lui-même un étouffoir.

À ces formes de transgression s’articulent des formes de réaction du public, qui vont de l’indifférence à l’interrogation et au rejet – lequel peut être profane ou savant. Cette seconde partie est peut-être la moins excitante de l’ouvrage, du fait qu’elle répète parfois la première, notamment dans l’analyse des formes de vandalisme. On y rencontre sous d’autres formes le problème posé par la fusion entre l’art et le monde de la vie ordinaire – fusion prise à la lettre par les « récepteurs » et parfois plus ironiquement qu’on ne pourrait le supposer au premier abord. Ainsi cet exemple, rapporté et analysé par Thierry De Duve, d’un peintre en bâtiment canadien parodiant une œuvre de Barnett Newman intitulée Voice of Fire sous le titre Voice of Taxpayer ; ou celui d’une éponge ménagère oubliée dans une salle du Carré d’art à Nîmes et déclenchant la perplexité des conservateurs ; ou encore celui d’une installation vidéo jetée à la décharge par un jardinier lors d’une exposition à Bienne en 1980.

 

Un art assujetti à son propre impératif de transgression

Quant à la troisième partie, consacrée aux mécanismes d’intégration – qui une fois engagés emballent le moteur d’une transgression toujours plus poussée -, j’en retiendrai avant tout une idée décapante, qui va contre une doxa tenace.

Dans la course à la reconnaissance, les prescripteurs occupent évidemment une fonction clé. Or il se trouve que parmi ces prescripteurs – en position de dire « c’est de l’art » et d’être entendus – les plus efficaces, les plus pertinents, les plus puissants ne sont pas tant les critiques (tout de même assez bien placés) et les galeries d’art que les institutions publiques. On est renvoyé à la forme la plus exécrée de l’autorité, en l’occurrence l’autorité de la cité – osons les « gros mots » : l’autorité politique… C’est par le musée et la subvention publique que passe l’adoubement. La logique d’avant-garde, loin de se définir comme on serait tenté de le croire par une rébellion contre l’autorité et la commande publiques, en recherche au contraire la faveur (p. 274).

Cela rompt bien sûr, comme le souligne l’auteur, avec le schéma romantique de l’artiste en marge des salons officiels, mais je me permets de suggérer que la rupture est encore plus spectaculaire et intéressante avec le schéma classique. Si Richelieu avait bien pensé à reconnaître l’activité artistique, il ne poussait pas l’absolutisme jusqu’à considérer qu’il était en son pouvoir, par cette reconnaissance même, de faire exister l’art. Et la pratique de la commande publique par Louis XIV, si elle a entraîné des effets discriminants bien connus, n’a jamais prétendu s’exercer au-delà de cette frontière ontologique : le souverain, s’il avait le pouvoir de faire connaître l’existence de l’art et plus particulièrement celle de tel art plutôt que celle de tel autre ; celle de tel artiste plutôt que celle de tel autre, n’avait pas en revanche celui de faire exister l’art en lui-même, considéré alors comme toujours préexistant à l’autorité qui le couronne, du moins ontologiquement. La pensée de l’art à l’âge classique est nette sur ce point, et l’Art poétique de Boileau propose (dans ses derniers vers) un concept de la censure qui n’a de sens que négativement et a posteriori, en cela complètement symétrique du concept de génie (abordé par les premiers vers du poème). Or la censure / reconnaissance telle qu’elle est pratiquée par les institutions publiques contemporaines semble bien être l’inverse de celle dont parle Boileau : au lieu de s’exercer sur les défauts et a posteriori, elle se fonde sur des exigences positives et a priori parmi lesquelles figure en place décisive l’obligation de transgression.

On pourra ici reprendre l’exemple d’une œuvre figurative refusée par une commission chargée d’attribuer la manne de l’argent public, non pas au motif qu’elle est figurative, mais parce que l’artiste la présente « au premier degré » sans intention ironique de dérision et de transgression de formes préexistantes.

« C’est ainsi qu’un projet à base de portraits figuratifs, accueilli tout d’abord favorablement [par une commission d’experts], a été rejeté violemment par la commission dès lors que la confrontation du rapporteur avec la personne de l’artiste a fait apparaître l’absence de référence à l’art contemporain et d’intention parodique, disqualifiant l’ensemble du projet artistique comme inauthentique, voire frauduleux : l’artiste n’était authentique qu’au premier degré, croyant naïvement à l’intérêt de peindre des visages sur une toile, sans distance, sans malice ; mais il était inauthentique au second degré, faute de références explicites à la tradition parodique de l’art contemporain ; ainsi cette distance ironique, voire cynique, avec sa propre pratique, qui serait un défaut rédhibitoire en régime de singularité de premier degré (paradigme moderne), devient une indispensable qualité dans ce régime de singularité au second degré qu’est le paradigme contemporain. » [p. 299]

 

Conclusion : une inquiétante permissivité

Je prendrai appui sur cette remarque, qui oppose positivité et négativité, pour conclure sur ce qui me semble être le prolongement philosophique le plus intéressant de cet ouvrage, qui en fait aussi un livre de philosophie morale et politique. On y retrouve de manière nouvelle et inattendue une thèse classique notamment méditée par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit, mais plus récemment élucidée par la réflexion fondée sur la théorie freudienne : l’énonciation de la norme en termes positifs de prescription ou d’autorisation ou encore de permission est profondément contraire à la liberté ; il est plus libérateur d’interdire que d’autoriser. Sans interdit et sans rapport conflictuel et négatif à la loi, la liberté se retourne en fardeau.

Or on voit ici comment cette thèse se noue étroitement à la question de l’art, en tant que celui-ci pose le problème de l’existence d’un monde fictif, et comment par conséquent esthétique et morale s’entrecroisent. De même que l’abolition de toute limite entre monde ordinaire et monde fictif tend à l’extension infinie d’une hyperréalité qui rend tout point de fuite impossible et toute position critique inaccessible ou vaine, de même la transgression, dès qu’elle est traduite en prescription, efface la loi et tue l’effet de liberté qu’elle était censée produire. Nathalie Heinich propose en ce sens quelques pages très fortes sur ce qu’elle appelle « le paradoxe de la permissivité » (p. 338 et suiv.). Elle rejoint par là quelques réflexions actuelles – je pense surtout aux psychanalystes4 – sur un inquiétant phénomène contemporain d’aplanissement des différents mondes sans lesquels il n’y a pas de vie humaine, mondes fondés nécessairement sur des fonctions séparatrices. Ces mondes, qui rendent la vie respirable en même temps que pathétique, s’estompent sous les coups de boutoir de la permissivité et fusionnent en un univers indéfini, un bric-à-brac lisse où l’omniprésence du sexe abolit la sexualité, où l’omniprésence de l’humanitaire abolit l’humanité, où il est mal vu d’avoir une autre passion que celle des droits de l’homme et celle de la féroce charité (c’est-à-dire où l’on ne peut s’enthousiasmer que pour la réalité telle qu’elle est), où la génuflexion obligée envers le prochain récuse la reconnaissance critique du semblable, où la communauté abolit la cité, où la condition humaine se résorbe en machine neuronale, où la transparence des cœurs verrouille tout recul en le rendant suspect5. Le règne sans partage du permis, du positif, de la transparence, de l’univocité, rend les gens fous car il ne leur laisse d’autre choix que celui, impossible, de se libérer de leur propre liberté.

 

Notes

1 – Voir le détail et la réponse de Nathalie Heinich à ses détracteurs pétitionnaires : http://revuelimite.fr/tribune-nathalie-heinich-contre-la-meute.
Article de Libération sur le sujet http://www.liberation.fr/debats/2017/07/09/sociologie-et-homophobie-un-prix-et-une-discorde_1582689  

2 – Le Verrier prédit la présence de Neptune pour l’observateur, mais Neptune existait néanmoins avant cette prédiction . Ce serait une erreur, dit Pascal (préface au Traité du vide) « de croire que la vérité a commencé d’être au temps qu’elle a commencé d’être connue ».

3 –  Voir l’ouvrage de Françoise Héritier Les Deux sœurs et leur mère, Paris : O. Jacob, 1994 qui offre un choix exemplaire de procédures rigoureuses de falsification autour d’une hypothèse, et dont on s’étonne qu’il n’ait pas davantage retenu l’attention des historiens des sciences.

4 – Voir notamment Elisabeth Roudinesco Pourquoi la psychanalyse ? Paris : Fayard, 1999.

5 – Je m’appuie ici sur la lecture comparée des grands critiques du théâtre, notamment Nicole (Traité de la comédie), Bossuet (Maximes et réflexions sur la comédie) et bien sûr J.-J. Rousseau (Lettre à d’Alembert sur les spectacles). Voir l’article Bossuet, Nicole et Rousseau

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2006 et 2017.

Mélenchon à Toulouse: une gauche qui ose renouer avec les Lumières

En écoutant le discours de Jean-Luc Mélenchon à Toulouse le 16 avril et son éloge philosophico-historique de la liberté de conscience, en l’entendant évoquer à ce propos l’histoire de cette région, rappeler les persécutions religieuses dont elle fut le théâtre, et remonter jusqu’aux Cathares, je me disais : aura-t-il l’audace d’évoquer l’affaire Calas peu glorieuse pour les capitouls  ? Eh bien oui, il l’a fait ! Ce tribun force l’admiration pas seulement par son souffle, sa culture, sa force talentueuse : il ne renonce jamais, sous prétexte clientéliste, à s’adresser à l’intelligence des « gens », à les traiter à la hauteur qui leur sied.

Parler de liberté, c’est la moindre des choses pour un candidat à la présidence de la République française. Mais il fallait, à Toulouse même, oser parler de l’affaire Calas : c’était créditer l’auditoire de la capacité à penser contre soi-même, à penser rigoureusement et librement1.

Et une grande partie du propos fut à l’avenant de cette audace éclairée.
Il fallait, au nom même de la gauche – et bientôt en son sein qu’on espère ainsi refondé – réhabiliter la thèse classique des Lumières, la maîtrise de soi-même « par la force de l’intelligence » et la souveraineté du peuple, réhabiliter la stricte laïcité avec notamment l’abolition des dispositions concordataires.
Il fallait, en rupture avec cette gauche embourbée dans une politique scolaire trentenaire d’animation culturelle asservie aux impératifs immédiats locaux et marchands2, oser réaffirmer la nécessité d’instruire, d’étudier, dans le cadre de programmes nationaux et dans des établissements homogènes en qualité sur l’ensemble du territoire.  

Mais que fait donc la « gauche » moderne, progressiste et antirépublicaine, pédagogiste et antilaïque, celle qui naguère voua aux gémonies Jean-Pierre Chevènement pour « réac-républicanisme » ? C’est drôle, on ne l’entend guère s’alarmer sur ces points et hurler à la « régression »… ! Risquons sur ce silence une hypothèse à l’appui de celle de son effondrement : devant l’audace d’un sapere aude3 étendu à sa dimension politique contemporaine, on comprend qu’elle demeure interdite.

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2017.

  1. Conformément à l’éloge du doute et de la pensée critique que l’on a également entendu dans ce discours. []
  2. Politique à laquelle J.-L. Mélenchon a lui-même participé en tant que ministre – que de chemin parcouru ! []
  3. « Ose savoir » : devise des Lumières selon Kant, locution empruntée à Horace. []

Dossier sur le livre de J.-C. Milner « Relire la Révolution »

Récapitulation des articles en ligne sur Mezetulle consacrés au livre de Jean-Claude Milner Relire la Révolution (Lagrasse : Verdier, 2016).

En ordre chronologique :

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« Relire la Révolution » de Jean-Claude Milner relu par D. Liotta : l’exact et le réel

Le lecteur du dernier livre de Jean-Claude Milner, Relire la Révolution (Lagrasse : Verdier, 2016), est d’abord saisi par sa richesse. Catherine Kintzler a rendu compte des « dérangements » intellectuels que le livre propose1. D’une analyse des ouvertures, des synthèses, des réflexions diverses que de tels dérangements produisent, on peut conclure que le livre est non seulement brillant mais, ce qui importe bien plus, profond. Nous souhaitons ici, d’une part, énoncer et justifier des désaccords et, d’autre part, expliquer ce qui nous semble être le principe constitutif du livre. Paradoxalement, les deux projets vont de pair : l’explicitation des désaccords acquiert sa signification au regard de ce principe et l’examen de ce principe est aiguisé par l’explicitation. C’est pourquoi nous nous permettons d’entrelacer la critique du livre et l’exposition de son mode de constitution.

Dans un premier moment nous proposerons des éléments de critique historique. Dans le deuxième nous nous efforcerons de déterminer la structure constitutive du livre. Dans un troisième moment nous en proposerons une critique politique. Enfin, nous achèverons notre lecture en considérant le mode d’intelligibilité spécifique des principes et des événements que le livre propose : il nous semble finalement mettre en jeu le statut moderne de l’« interprétation » et la distinction entre le philosophe et l’« analysant ».

1 – Quatre critiques historiques

Celles-ci ont pour objet un manque d’exactitude. Laissons le mot en suspens pour l’instant. Il faudra le reconsidérer. Voici les affirmations qui nous semblent contestables.

a) La fuite de Varennes : elle a effectivement lieu les 20-21 juin 1791 mais Milner précise : « On était en guerre » (p. 105). Or la guerre, contre la Hongrie et la Bohème, est déclarée le 20 avril 92 ; fin avril les armées françaises franchissent la frontière belge ; et Frédéric-Guillaume II mobilise en mai 92.

b) « Un légiste scrupuleux trouvera peu à dire sur le procès du roi. » (p. 111). Or Les députés durent déclarer leur vote publiquement, l’un après l’autre, et le motiver. Et non seulement il n’y a pas de secret de délibéré mais, selon Emmanuel de Waresquiel (dans sa biographie de Fouché, Fouché. Les silences de la pieuvre) et selon bien d’autres historiens, le procès se déroule devant une salle pleine, vociférant, toute entière acquise à la condamnation à mort. Souhaitons que tout procès ne se déroule pas ainsi afin que les droits de la défense soient pleinement reconnus comme cela est nécessaire juridiquement. Nous pouvons ajouter que le procès était « surdéterminé » ; il visait entre autres choses à engager la Convention dans une rupture radicale ; ceux qui ne votaient pas la mort seraient définitivement suspects, ceux qui la voteraient définitivement liés.

c) On repère ce qui nous semble être un coup de force théorique, voire un sophisme. Analysant le passage des massacres de septembre 92, commis par les foules, aux exécutions légales décidées au nom du peuple, Milner déclare : « La foule avait mis la mort au poste de commandement ; précisément parce que le pouvoir de la foule a pris fin et pour qu’on voie distinctement qu’il a pris fin, la mort demeure.» (p. 143). Bref : afin de manifester distinctement la différence, il faut affirmer le même. Le lecteur pense : pour montrer que, désormais, l’État impose sa différence, il convient que la peine soit différente ; mais le « précisément » justifie et impose un coup de force « logico-ontologique » : la différence est proclamée dans le maintien de l’identité. Et donc on continue de tuer.

Cependant cette critique est encore inattentive à la pensée de Milner. En effet celui-ci repère le mouvement par lequel « le peuple se disjoint de la foule » et il précise : « Mais afin qu’on voie clairement le transfert, il faut un référent constant ; cette fonction revient au « faire mourir » lui-même. Le pouvoir doit se matérialiser à l’identique ; alors seulement on rend sensible le changement de décideurs et d’exécutants.» (p. 143). Ce propos nous interdit-il d’invoquer un coup de force ? Il est très contestable. La voie la plus courte et la plus directe, la solution la plus économique et la plus simple pour rendre « clair » le « transfert », pour « rendre sensible le changement » est de superposer à la différence entre la foule et le peuple la différence entre le « faire mourir » et le respect de la vie : que, désormais, le pouvoir du peuple cesse de mettre à mort comme le faisaient les foules. Le « référent constant » souffre au contraire d’une double déficience. D’une part, il est la cause d’un effet paradoxal qui manque de « clarté »: donner l’apparence du même, c’est-à-dire continuer de tuer, pour manifester la différence. D’autre part, du point de vue d’une logique de l’action, il n’est pas économique : il suppose que l’on « clarifie » la différence entre la foule et le peuple grâce à un invariant, alors que la seule superposition des différences suffit à produire cette clarté. Les défauts de ce mode de clarification nous déterminent à douter de son existence ; or Milner ne cite aucun texte d’acteur de la Révolution qui permette de prouver sa réalité historique.

Dès lors le lecteur peut suspecter une ressemblance avec ce que l’épistémologie nomme une « hypothèse ad hoc » et condamne. L’hypothèse ad hoc est inventée dans le seul but de résoudre le défaut manifeste d’une théorie sans mettre en question les présupposés de celle-ci ; elle est très précisément ajustée (trop précisément ajustée, pouvons-nous dire) à une fin : maintenir une théorie malgré les déficiences que celle-ci présente. Or ériger le « faire mourir » en référent constant est admirablement ajusté à une fin : rendre logiques les mises à mort au nom du peuple en les distinguant des massacres sauvages, et ainsi maintenir l’idée selon laquelle la Terreur, malgré ses indéniables violences, ne produit pas de massacres. Mais de la sorte une question se pose : n’a-t-on pas opéré une certaine minimisation des violences de la Terreur ? Elles sont le nécessaire prix à payer pour que le peuple se substitue aux foules.

d) Milner remarque que le « despotisme » de la Terreur est tel que le « soupçon suffit » pour être condamné (p. 147). De plus il condamne à juste titre le « démon de l’analogie » (p.236). Mais n’est-ce pas céder à ce démon que « rapprocher » des « états d’urgence » aussi dissemblables que la « loi des suspects » de la Terreur, l’état d’urgence français et le Patriot Act ? Précisément, pouvons-nous fonder le « rapprochement » sur la « suspension des libertés » (p. 156) ? Nous ne connaissons pas assez les modalités du Patriot Act pour nous prononcer mais comparons la « loi des suspects » aux récentes mesures d’urgence de l’État français. La loi du 20 vendémiaire an II se réfère non seulement aux immigrés et aux royalistes mais, entre autres, à ceux « à qui on a refusé des certificats de civisme » et à ceux « qui n’ont pas constamment manifesté leur attachement à la Révolution » ; le décret du 22 prairial An II supprime de fait toute défense aux personnes déférées devant le Tribunal révolutionnaire et ne laisse aux jurés que le choix entre l’acquittement et la mort. Le présent état d’urgence français limite les possibilités de manifester, il permet d’assigner des individus à résidence sans autorisation préalable du juge judiciaire mais sous le contrôle du juge administratif, il autorise les perquisitions administratives sous le contrôle d’un juge indépendant (administratif pour la perquisition, judiciaire pour ses éventuelles conséquences). Peut-on alors évoquer un « rapprochement » ? D’un certain point de vue, la chose est aisée : on fait jouer des différences de degré et il est alors toujours possible de légitimer in fine le point de vue qui « rapproche » les deux politiques. Le jeu est donc permis. Retire-t-il toutefois de la valeur au point de vue adverse et à ce qui attesté empiriquement et juridiquement ? La catégorie de « suspect » et « la » suspension de libertés possèdent des sens très différents pendant la Terreur et dans la France de 2016. Le texte est cependant sauvé : précisément la « ressemblance » n’est déterminée ni par un retour de la peine de mort ni par le statut juridique du « suspect » mais par la « réapparition » de ce dernier (p.156). La gêne ne cesse cependant pas. La dangerosité qui fait le « suspect » n’a jamais cessé d’être présente, différemment modulée certes, par les politiques normatives qui travaillent au sein des politiques de la loi. Les analyses développées par Foucault et les historiens qui ont travaillé en son sillage ont analysé ce fait : la norme depuis le XVIIIe siècle ne cesse de « coloniser », selon le mot du généalogiste, la loi. Les figures de l’« anormal » et du « dangereux » se sont continuellement développées en contradiction avec le formalisme juridique. De ce point de vue, les états d’urgence n’inventent rien et ne renouent pas, par-dessus les siècles, avec la Terreur. L’un des intérêts d’une généalogie de la délinquance et des « urgences » politiques est de dissiper le mirage selon lequel le suspect « réapparaît ». L’affirmation d’une continuité s’impose, non celle d’une courbure présente du temps politique.

Quelles sont les conséquences de ces erreurs ? Minimiser les violences des institutions révolutionnaires (points b et c), accentuer la faute du roi (a), ce qui revient in fine, et derechef, à minimiser ces violences et, enfin, interpréter sur un mode excessif la puissance de pouvoirs étatiques présents (d). On pourrait dire : minimiser la violence de l’État révolutionnaire qui prétend travailler pour les droits des l’homme. On doit ajouter : jouer l’État révolutionnaire contre des États présents, en transférant excessivement sur ceux-ci la violence indument minimisée de celui-là.

2 – Le principe du livre : un mouvement de torsion

Deux questions se posent alors. D’une part, comment penser et « situer » les références historiques et donc les forçages auxquels elles sont parfois soumises? Dans ce livre qui prétend relire la Révolution, quel statut est accordé à la lecture des réalités historiques et donc aux erreurs (s’il en existe) de lecture ? D’autre part, le lecteur est habitué à ces moments de « précipitations » de la pensée qui produisent souvent, outre un bonheur d’écriture, des effets de vérité et des fulgurances remarquables mais aussi, parfois, disions-nous, des erreurs. Une deuxième question apparaît alors : peut-on interpréter celles que le livre nous paraît présenter ? Quelle signification accorder aux inexactitudes ?

Puisque le livre est à la fois historique et politique, afin de tenter de répondre à ces questions il convient d’articuler le discours historique qui, parfois, nous semble manquer d’exactitude, au discours politique. Il convient donc de saisir ce qui pourrait être le principe constitutif du livre.

Torsion entre intérieur et extérieur

Reportons-nous à l’analyse de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, précisément à un de ses moment clefs : « les droits de l’homme sont extérieurs à une collectivité politique constituée, mais ils ne peuvent être définis que de l’intérieur d’une telle collectivité et après qu’elle a été constituée. L’extérieur provient de l’intérieur » (p.194). Et cette extériorité permet de juger l’intérieur : les droits de l’homme permettent de l’extérieur, en qualité d’étalon, de juger la légitimité des droits des citoyens. Or ce « mouvement de torsion », dit Milner, ne produit « aucune contradiction » (p. 194-195). La linguistique saussurienne en fournit en effet une homologie : la relation du signifié et du signifiant, nécessaire à l’intérieur d’une langue donnée, ne peut être qualifiée d’arbitraire qu’à la condition de passer de cet intérieur à l’extérieur de toute langue, et cette extériorité fait retour à l’intérieur afin de définir en vérité le signe, « l’extérieur de la langue est construit depuis l’intérieur, pour permettre en un second mouvement, de revenir de l’extérieur vers l’intérieur ». (p. 195).

Le statut de la référence linguistique – toujours majeure chez Milner – doit sans doute alerter le lecteur : ici se joue un mouvement essentiel de la pensée. Peut-être, cependant, la référence linguistique est-elle seconde ou en tout cas nouée à une autre référence implicite – à savoir la psychanalyse. Que permet de penser la psychanalyse ? Que la vérité inconsciente ne peut être saisie, à titre d’effet, que de l’intérieur d’un discours et d’un « savoir » qu’elle déchire (pensons par exemple au lapsus) ; or cette vérité, grâce à cette déchirure, s’impose toutefois comme irréductiblement extérieure au savoir qu’elle fait vaciller et elle dont dénonce, en retour, le caractère de semblant. Ce qui implique que la vérité soit corrélée au savoir. Précisément savoir et vérité sont disjoints dans la mesure où ils sont corrélés, ils sont donc articulés, comme le sont nécessairement l’intériorité et l’extériorité en cette relation dynamique de torsion2. La « topologie » (p. 195) à laquelle Milner fait allusion fut méditée par Lacan afin de donner un statut enfin intelligible au « sujet de l’inconscient ». La référence, énoncée dans la Conclusion (p. 239), à la différence lacanienne entre « réalité » (ordre du savoir, de l’exactitude) et réel (ordre de la vérité) fait système avec les références à Freud et Lacan qui déplient une analogie, entendue ici au sens précis d’un rapport identique entre termes différents (pp. 194-195) : non seulement l’homme est au citoyen ce que les droits de l’homme sont à ceux du citoyen, mais, doit-on préciser, ce que le réel est à la réalité, et la vérité au savoir d’exactitude. La page 262 explicite les pages 194-195 en situant, dans la lignée de Freud, l’homme du côté du réel. Il semble ainsi que toutes ces analogies sont fondées en raison dans le mouvement de torsion qui constitue la structure matricielle du texte.

De la sorte la maxime éthique – ne jamais opposer exactitude et vérité, qui sont radicalement différentes (p. 246) – doit être réfléchie en maxime politique (et l’inverse) : ne jamais opposer homme et citoyen, droits de l’homme et droits du citoyen, qui sont radicalement différents. Ces maximes dessinent ainsi un trajet de pensée analogue, qui situe la vérité et les corps parlants en extériorité active au savoir et au citoyen, et en font des principes d’injonction : ne jamais céder sur ce qui est hétérogène à la fois au savoir et aux montages constitutionnels. Injonction qui n’a de pertinence qu’à la condition de ne pas opposer les premiers et les seconds, qu’à la condition donc de ne jamais perdre la conjonction au profit de la disjonction (et l’inverse). Ne jamais céder ni sur le réel ni sur l’exactitude. Notre gêne peut alors être mieux comprise ; il nous semble que nous pouvons répondre à notre première question et situer les erreurs que nous avions attribuées à Milner : il a trop cédé sur l’exigence d’exactitude. Peut-on alors répondre à la deuxième question ? S’achemine-t-on vers une lecture possible des inexactitudes? Considérons donc la critique politique que l’on pourrait adresser à Milner.

3 – Critique politique : le respect des corps parlants

Corps parlant et capacité de choix

La lecture de la Déclaration que propose Milner est l’objet d’un débat. À la lumière de cette belle et brillante analyse, faut-il distinguer, comme Milner nous y invite, l’homme et le citoyen ? Au contraire, selon des lectures « classiques », la Déclaration institue les droits identiques de l’homme et du citoyen, juridiquement identifiés, en maître étalon politique et en extériorité active aux politiques empiriques. Il existe cependant un principe commun à la lecture de Milner, qui disjoint et conjoint l’homme et le citoyen, et aux lectures classiques qui les identifient : une nécessaire et positive opération de désubstantialisation de la figure de l’homme et, ajoutent les classiques, du citoyen. La Déclaration dépouille l’homme – et le citoyen donc ? – des contingences empiriques pour l’élever à la hauteur d’une heureuse abstraction. Un des enjeux de la différence de lecture est la position du curseur normatif : convient-il de situer ensemble les droits de l’homme et du citoyen qui fondent un droit de critique à l‘égard des politiques empiriques, ou bien convient-il de situer les droits de l’homme en position d’étalon et les droits du citoyen en position de figure empirique, comme s’y emploie Milner ? Mais là n’est peut-être pas le seul enjeu.

Partons de ce qui se présente apparemment comme un détail. Évoquant Calais et ce qui avait été nommé sa « jungle », Milner se réfère à « ceux qui y ont été regroupés depuis 2000 » (p. 259). Bonheur de la voix passive. Les corps parlants ici évoqués ont quitté des territoires car ils ne pouvaient supporter des conditions de vie politiques, économiques, voire climatiques, réellement mortifères. Ils ont fait le choix de venir non dans tel ou tel pays situé dans l’Espace Schengen mais en Grande-Bretagne, et se sont heurtés à une impasse. Ils ont subi des conditions de vie terrifiantes auxquelles tout pouvoir politique doit mettre fin. Et certes à Calais, pouvait à bon droit écrire Milner, « l’on n’a pas réglé la question de l’eau, de l’hygiène, de la nourriture, de l’espace personnel » (p. 260). On doit ajouter : l’on n’avait pas réglé la question des violences physiques faites au plus faibles, dont des femmes, des enfants et des membres de minorités ethniques, violences parfois commises par des individus extérieurs à ceux qui sont nommés des « migrants », parfois par des migrants eux-mêmes. Or, bien avant que le « camp » soit démantelé (pour combien de temps ?), l’État français avait proposé à ces migrants de demander l’asile. Le dépôt de cette demande permettait d’être hébergé loin de Calais. Certains avaient accepté ce départ, d’autres avaient fait le choix de rester. Notre gêne ici ne vient nullement de l’insistance sur les besoins et les exigences corporelles. Elle ne vient pas de l’insistance très légitime de Milner sur le devenir des corps. Cette insistance est toujours justifiée et il faut la rappeler alors que des migrants et des nationaux sont présentement confrontés aux grands froids de l’hiver. Notre gêne porte sur la minimisation, de fait, d’une propriété des corps parlants : des corps doués de parole, donc doués de raison et de capacité de choix, y compris lorsque les alternatives sont effrayantes.

La question de la passivité et de l’activité est centrale. Un corps parlant, en effet, est un mélange de passivité et d’activité. Tel est son réel, que l’on doit toujours considérer. L’activité n’est jamais totale mais, lorsque la parole est totalement éliminée – anéantie matériellement ou tenue pour un néant –, la passivité est totale ; alors le corps est livré à toutes les menaces et la place est faite pour que l’horreur puisse surgir. Précisément, lorsque la parole est niée de telle sorte qu’est niée sa puissance de refuser et d’interdire ce qu’on veut fait subir au corps – le sujet est traité comme une bête, Milner a raison de le rappeler (p. 264) et parfois comme on n’ose pas traiter des bêtes, pourrions-nous ajouter. Mais inversement, lorsque le corps est mis entre parenthèses, le sujet devient illusoirement un ange et les droits angéliques ; Milner a également raison le rappeler (p. 261). Or, qu’est-ce qui est dû à tout corps parlant ? D’être respecté comme corps parlant, c’est-à-dire comme sujet. Être respecté comme corps parlant : ici, les pages de Milner sont d’une grande puissance. Être respecté comme corps parlant c’est être respecté comme pouvoir matériel d’articuler des choix et d’en être responsable, c’est-à-dire d’en répondre, en tous les sens du terme. Les quatre droits sur lesquels insiste Milner – la liberté, la propriété, la sûreté, la résistance à l’oppression – enveloppent certes ce respect des corps parlants, et donc de leurs paroles, et donc de leur responsabilité. Milner envisage le cas terrifiant dans lequel le sujet est radicalement nié dans son corps, dans sa parole et donc en son humanité. Mais il ne dit mot, explicitement, des choix dont le corps parlant est responsable. Ainsi il semble ne pas prêter attention au choix dont les migrants, dans des conditions terribles, portaient la responsabilité : accepter ou refuser le dépôt d’une demande d’asile. Ces migrants eux-mêmes avaient souvent énoncé leur volonté de rejoindre la Grande-Bretagne et leur choix de ne pas déposer une demande d’asile. Encore fallait-il les écouter et ne pas les réduire à des objets de piété sociologique ou politique. Milner ne cède nullement à ce défaut mais il ne nous semble pas reconnaître pleinement le réel de ces corps parlants en ne considérant ni leur choix ni leur responsabilité.

Parlant, le corps s’affirme être celui d’un sujet et il doit être reconnu comme tel quoi qu’il dise, taise (ce qui est une manière de dire) ou fasse. Il s’affirme ainsi être celui d’une individualité responsable. Telle est une des leçons de la psychanalyse qui articule la thèse sur le mode singulier de la torsion : aussitôt que le corps parlant est dessaisi de la maîtrise de la parole – dans la surprise du lapsus, du silence ou de la sidération – par un mouvement nécessaire, il s’affirme comme responsable à la fois de cette dessaisie réelle et du leurre de la maîtrise. De l’intérieur du savoir, la dépossession surgit, mais elle doit être entendue comme l’extériorité qui défait le semblant et fait fulgurer le sujet. On connaît la version freudienne : le sujet est responsable de ses rêves. Ne pas entendre cette responsabilité, ou n’en dire mot, n’est-ce pas nier le réel en jeu ?

Des droits sans devoirs ?

Autre angle critique : ce livre sur les droits des corps parlants dit fort peu de choses sur leurs devoirs. Nous ne lisons qu’une seule remarque à ce propos, la formulation suivante à propos de la nécessité du « tour de parole » : « Chacun parle en sachant qu’il devra consentir, le moment venu, à se taire. » (p. 255). Ce consentement obligé au silence est insuffisant au regard des problèmes en jeu. En effet, que sont des droits sans devoirs ? Entendons non les devoirs – nécessaires et irréductibles – qui sont dus au corps parlants par les États et les institutions politiques mais ceux qu’ils se doivent les uns aux autres, en vertu du principe classique selon lequel le droit de l’un est la face positive du devoir auquel sont tenus tous les autres. Ce principe est-il donc si tautologique qu’il ne soit pas nécessaire de le développer ? Mais n’est-il pas nécessaire, au moins, de le mentionner ? La Déclaration disjoint-elle et conjoint-elle droits de l’homme et droits du citoyen, ou plus simplement les identifie-t-telle ? En tous les cas elle affirme, dans l’article 4, que « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société, la jouissance des mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.»

La loi – « expression de la volonté générale » à la formation de laquelle « tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants » (art. 6) –, cette institution des citoyens, limite les droits naturels de chaque homme selon le principe de l’égalité. N’est-ce pas ce qu’il convient de penser ? Comment Milner entend-il la formulation selon laquelle les citoyens bornent ainsi ces droits ? Les lois positives sont-elles incontestables du point de vue des droits de l’homme lorsqu’elles inventent des modes de compossibilité entre les droits naturels de chacun ?

Tentons une dernière approche. Oui, « le réel disjoint, fracture, crée de l’hétérogène » (p. 239). Or les violences sexuelles commises par certains migrants contre des femmes à Cologne, la nuit de la Saint-Sylvestre 2015, constituent-elles une telle fracture ? Nous rencontrons une question essentielle : qui assure, et à partir de quel lieu, qu’une fracture dans l’ordre des réalités et dans l’ordre des savoirs a « eu lieu » ? C’est une question très vaste qu’on ne peut pas résoudre ici. Elle ne peut pourtant être évacuée, et ne saurait bien sûr être expédiée. Nous y reviendrons dans le quatrième et dernier moment. Qu’il suffise de remarquer ceci : on ne doit certes pas « offrir en cadeau » cet événement au Front national. À cette fin, la question des droits et des devoirs des corps parlants – et donc aussi des « migrants » – est stratégiquement essentielle. Le moment l’impose : ne surtout pas se satisfaire de la seule affirmation, absolument nécessaire et irrécusable, des droits universels des corps parlants, et singulièrement de ceux qui sont les plus fragilisés, dont les migrants font partie ainsi que certains nationaux. Mais aussi : affirmer leurs devoirs universels qui sont l’envers nécessaires de ces droits. Évidemment, ne pas se satisfaire des silences et des injonctions – bref : des discours – d’une certaine gauche, selon laquelle parler de ce qui s’est passé à Cologne serait faire le jeu du « racisme » et de l’ethnocentrisme. Les textes de Milner ont toujours manifesté un grand intérêt pour ces questions et furent parmi les premiers, nous semble-t-il, à repérer les faiblesses et les fautes politiques et intellectuelles du « progressisme ». Nous sommes alors d’autant plus déçus qu’il ne dise presque rien des devoirs et de la responsabilité de tous les corps parlants.

Une lecture des inexactitudes

Deux conclusions s’imposent donc ici.

En premier lieu il convenait, au moins, de faire mention de ces devoirs et de cette responsabilité : le réel des corps parlants l’impose, l’indissociabilité et l’égalité des droits et des devoirs le requiert, et la conjoncture l’appelle. Ainsi, nous aimerions connaître le statut que Jean-Claude Milner accorde aux devoirs et à la responsabilité des corps parlants. Précisons l’interrogation. Faut-il laisser le soin aux citoyens de déterminer, non les droits, mais les devoirs de l’homme ? Les citoyens jouiraient ainsi, disions-nous, de la possibilité d’inventer des compossibilités entre les droits naturels de chaque homme. Ou bien faut-il admettre que la détermination de ces devoirs relève d’une logique immanente des droits de l’homme – une logique à laquelle, certes, doit toujours être comparé l’édifice des droits du citoyen ? Mais l’alternative est peut-être contestable. Les droits de l’homme, bien qu’ils soient « invariables », sont « vides », remarque Milner, lorsqu’ils ne sont pas corrélés aux droits du citoyen (p. 212-213) : la logique immanente des droits et des devoirs n’est-elle pas soumise à des « évaluations » (p. 212) historiques qui actualisent les droits et les devoirs? – Ce sont autant de questions auxquelles nous espérons que Jean-Claude Milner propose des réponses. À la condition que ces questions lui semblent correctement posées.

En second lieu, il est possible de tenter une lecture des inexactitudes. Prendre au sérieux l’indissociabilité et l’égalité des droits et des devoirs des corps parlants impose que l’on soit attentif à l’institution qui peut garantir cette indissociabilité et cette égalité, l’institution assez communément appelée État. Nul n’est assez naïf pour penser que les États assurent nécessairement cette garantie. Mais l’on doit accorder une certaine considération à un État qui fait de cette garantie son principe et qui s’impose ainsi une tâche qu’il est présentement seul à pouvoir accomplir. Une nouvelle question se pose alors. Avouons qu’elle a son origine dans un sentiment de lecteur. Minimiser les violences de l’État révolutionnaire qui travaille pour les droits des corps parlants (et, avec Milner, ne disons pas pour leurs devoirs), proposer inversement une lecture excessive de l’état d’urgence de l’État français, n’est-ce pas dévaloriser au profit de l’État révolutionnaire la machine étatique actuelle ? Celle-ci travaille mal : non seulement elle fait l’épreuve d’une usure et d’une déformation de ses principes, mais elle confond trop souvent la loi et la norme. Elle travaille cependant et s’efforce d’assurer, tant bien que mal certes, l’indissociabilité et l’égalité des droits et des devoirs des corps parlants. De la sorte, ne peut-on pas lire dans les inexactitudes historiques qui minorent les violences révolutionnaires l’envers d’une certaine indifférence à l’égard des institutions étatiques présentes qui, pesamment et sans gloire, sans être auréolées du prestige de la Révolution, et non sans ratages effectifs, savent que le droit de l’un est le devoir de l’autre et s’activent à les égaliser ?

La seconde conclusion suppose la première, mais précisons que la première ne dépend nullement de la seconde et que la seconde ne prétend nullement livrer le « dernier mot » du texte ; elle prétend simplement proposer une lecture possible des inexactitudes : la pente facile qui dévalorise trop aisément la nécessité et l’activité de l’État présent au profit d’une certaine minimisation des violences révolutionnaires. Pente qui contraint à céder à la fois sur l’exigence d’exactitude et sur le réel.

Les questions précédentes ne sont pas de pure forme. Les critiques qu’elles enveloppent ne doivent pas masquer le mouvement de pensée singulier du texte de Milner, dont le repérage avait permis d’élaborer ces interrogations. C’est sur l’analyse de ce mouvement que nous souhaitons désormais revenir afin d’achever notre lecture.

4 – La distinction moderne entre l’analysant et le philosophe

En effet, en deçà des critiques que l’on peut lui adresser, le livre invite à affronter une question à laquelle il se confronte avec un courage certain. Qu’est-ce qui légitime à interpréter un événement en termes de fracture et de déliaison ?

Cette fracture est singulière ; elle est à la fois historique et non-historique. Elle est non-historique dans la mesure où l’histoire déploie des savoirs et, plus largement, des ordonnancements de discours et de choses que l’événement, précisément, fracture. Elle est historique pour deux raisons distinctes. D’une part, parce que le réel déchire le tissu historique et donc s’inscrit nécessairement en lui : la peste d’Athènes, les camps de la mort, la Révolution française peuvent ainsi être interprétés comme des « expériences du réel » (p.242). Il existe une historicité de la matière en laquelle s’inscrit la déchirure. D’autre part, la fracture est historique pour une raison différente, qui ici nous importe plus et qui met en jeu l’histoire de la pensée. En effet, la reconnaissance et l’intelligibilité du geste de fracture s’inscrivent dans une histoire de la pensée ; il existe une historicité de la pensée qui élucide et explicite ce mouvement de déchirure. Certes, « parler au nom du réel, c’est impossible » (p. 245), puisque le réel fracture les discours. Mais il n’est pas impossible de donner à entendre les fractures de ce réel. Ainsi la pensée s’impose d’affirmer les « expérience[s] du réel » (p. 242). C’est pourquoi l’on peut dire qu’elle travaille à fracturer le discours. Ce travail relève-t-il de la « modernité »?

Le terme est si équivoque qu’il peut condamner le propos à l’insignifiance. De plus, le geste qui fait saillir le réel avait jadis été effectué et médité par des théologies qui s’élèvent à Dieu à partir des savoirs pour, en un second temps « fracturer » et abaisser ceux-ci. Cependant, considérons le trajet du geste et non cette finalité-ci. Le geste fut aussi exercé, selon une finalité opposée à tout abaissement intellectuel, pour fonder en droit la scientificité et la vérité de certains savoirs. Le parcours des Méditations métaphysiques de Descartes– à partir de la preuve (ou des preuves) par l’effet de l’existence de Dieu dans la troisième Méditation – ne consiste-t-il pas, si nous modifions comme il convient la formule déjà citée de Milner, à « construire l’extérieur des représentations depuis l’intérieur, pour permettre, en un second mouvement, de revenir de l’extérieur vers l’intérieur » afin de fonder en raison la vérité de certaines représentations et ainsi fonder la science ?

Or, en opposition aux deux gestes que nous venons d’indiquer, nous pouvons envisager une des aventures de la modernité : il ne s’agit ni d’abaisser les savoirs ni de fonder des savoirs en vérité mais de disjoindre et de corréler les savoirs et la vérité afin de faire entendre le réel. Ceci grâce au mouvement qui, de l’intérieur des savoirs, affirme un extérieur – lequel n’est point une transcendance – afin de revenir, en un second temps, vers les savoirs et d’expérimenter l’inconsistance de leur vérité. Un des noms de ce mouvement est : l’interprétation.

De ce point de vue, il ne semble pas possible de réduire l’« interprétation » à une nécessité universelle expérimentée par tous les penseurs, un effet de dictée, une contrainte intellectuelle qui forcerait la pensée à penser. Pratiquée, assumée, et élevée à l’intelligibilité par le penseur, elle désigne un mouvement historique de pensée, torsion grâce à laquelle émerge de l’intérieur des discours l’effet de vérité qui fait rupture avec l’ordre des discours. C’est de ce point de vue que la psychanalyse est un des centres de la modernité. L’intelligibilité de ce geste appartient en effet, et pour une part, à l’histoire de la psychanalyse. Ou plutôt, la psychanalyse appartient à ce geste, car c’est par lui qu’elle s’est constituée en tentant de le rendre intelligible. La question « qu’est-ce qui légitime une interprétation ? » exige donc une réponse singulière, non réductible à la contrainte générale que subit la pensée. Or une réponse semble s’imposer : elle ne peut ici se fonder sur nul discours de principe, précisément parce que le discours se développe en savoir et parce que l’interprétation, au lieu de se stabiliser sur un savoir du principe, engage ce qui fracture le savoir. À la question, il ne nous semble donc exister qu’une réponse : un sujet s’autorise de lui-même à effectuer l’interprétation. Ce sujet peut expliciter ce geste : nous lisons ainsi la Conclusion du livre de Milner qui possède une sombre noblesse (malgré les désaccords qu’elle peut faire naître) ; mais il ne peut s’en décharger sur une autorité autre que lui-même. Ajoutons que, dès Les Noms indistincts, Milner est, avec Lacan et après Lacan, l’auteur qui a le plus instruit des nœuds, chicanes et paradoxes de cette torsion ; cet ouvrage, nous pouvons en témoigner, n’a cessé d’être pour certains un repère et une source de réflexions.

S’autoriser de soi-même pour faire valoir l’hétérogène est peut-être indiquer la place laissée en creux par la formule : écrire sur la révolution « à ma manière, qui n’est pas celle d’un historien, ni celle d’un philosophe et encore moins d’un écrivain » (10). À la manière, disons, faute de mieux, en jouant sur les mots, d’un analysant de la révolution. S’autoriser de soi-même s’effectue toujours à ses risques et périls, au fil du rasoir, sans garantie, sans métalangage, l’enjeu étant de ne céder ni sur l’exactitude ni sur le réel. Et il nous a semblé que l’auteur a, pour une part, cédé sur les deux exigences. S’autoriser de soi-même, c’est précisément se livrer à un exercice de haute responsabilité, responsabilité qu’il convient de reconnaître à tous les corps parlants. C’est pourquoi on doit considérer Milner comme un penseur non seulement « dérangeant » mais en danger pour lui-même d’abord – ce qui fait son intérêt – car le geste qui s’autorise de soi-même divise le même et ainsi l’engage dans une parole sans protection « intérieure » des discours. Notre étude, de ce point de vue, est une esquisse d’enquête sur ce devenir.

Le statut de la déliaison

Ce geste de pensée effectué par Milner, geste de déliaison des discours et des réalités, relève, ainsi que nous le disions, de la psychanalyse ; il est également (nous pourrions le montrer) l’héritage assumé d’un certain gauchisme, usons du mot selon un mode neutre, ni laudatif ni dépréciatif. Ainsi, à l’intersection de ce gauchisme et de la psychanalyse et d’autres pratiques encore (pensons à la linguistique), la pensée de Milner ne cesse de fulgurer et de se raconter.

Sur un mode singulier qui n’est pas philosophique, écrit l’auteur. C’est pourquoi il convient, pour finir, de distinguer l’« analysant » et le philosophe. Une fois de plus les deux principes – disjoindre et corréler- s’imposent. Nous pouvons aisément le vérifier en comparant son travail à celui de Catherine Kintzler. La comparaison est justifiée car les deux penseurs expérimentent une complicité intellectuelle et politique qui n’exclut cependant pas une différence essentielle. Les lecteurs des textes philosophico-politiques de Catherine Kintzler le savent : le mouvement qui, à la perpendiculaire des savoirs, les fracture et les ouvre sur l’hétérogène, la philosophe le déplace et le stabilise intellectuellement à titre de principe du lien politique. L’enjeu philosophico-politique est non pas d’accomplir le geste de déliaison en fracturant les savoirs, mais de situer la déliaison en principe de légitimité politique. Nous lisons ainsi le questionnement : « Comment penser un lien qui se constitue par la suspension de tout lien ? Ou encore :  »trouver une formule de liaison non seulement qui s’autorise de la déliaison entre eux des éléments qui la composent, mais encore qui la rende possible ».» (Qu’est-ce que la laïcité ? p. 40-41). Milner, analysant, fracturant, ne se préoccupe pas du « fondement » du lien politique et jamais il ne pense, dans Relire la Révolution, en termes de « fondement » (la page 212 est  très claire : les droits de l’homme ne constituent pas le fondement idéal du lien politique). Catherine Kintzler, philosophe et non « analysante », œuvre à élucider le fondement du lien politique légitime, grâce à une logique et une ontologie de la déliaison constitutive. Ce n’est pas elle qui s’autorise (au sens où l’analysant s’autorise), mais la déliaison qui – élevée à la hauteur d’un principe – autorise et rend possible la liaison politique, de sorte que cette liaison ainsi légitimée rend à son tour matériellement possibles et légales des déliaisons entre sujets politiques. On sait que cette déliaison fondatrice du lien politique est nommée « laïcité ».

Selon cette perspective, la question des rapports entre philosophie et pensée de l’analysant se présente ainsi : quel est le statut de la déliaison ? Celle-ci travaille-t-elle le discours pour le fracturer ou permet-elle de situer un discours (« laïque ») en position de fondement idéal ? L’interrogation peut aussi être articulée en termes de vérité : celle-ci n’est-elle identifiée que par ses effets de déliaison des savoirs et des discours, qui sont aussi des effets « réels » de justice, ou est-elle la propriété d’un savoir (le discours de la laïcité) qui permet de fonder la justice politique ?

Voir l’ensemble du dossier consacré au livre de J. C. Milner.

Notes

2 – Dans la Conclusion, Milner explicite avec une grande pédagogie ce que nous désignons ici en termes de disjonction et de corrélation. Le savoir a pour principe l’homogénéité et la régularité. Pensons aux mises en relations rationnelles des événements au sein du récit historique ; chaque événement est une réalité particulière parmi d’autres, qui peut être comparée et mise en liaison avec les autres. Pensons également au savoir médical qui distribue les symptômes et les pathologies en des classifications raisonnées et permet ainsi d’établir des nosologies et des nosographies qui différencient et décrivent les maladies. Mais, précise Milner, « la chambre à gaz, au-delà de sa réalité », touche au réel (p. 242) : elle doit être ainsi corrélée avec d’autres événements historiques mais sur un mode précis : briser les ressemblances et les ordonnancements du récit historique. Elle fait de la sorte vaciller de l’intérieur le récit et l’ouvre sur le dissemblable et l’hétérogène. La peste décrite par Thucydide, qui ravage la cité athénienne, défait de l’intérieur le savoir philosophique platonicien, dit Milner (p. 240-241). Nous pourrions ajouter qu’elle déchire aussi les tableaux médicaux et confronte la médecine à ce qu’elle tente de réduire par l’objectivité nosographique : le réel des cadavres et de la décomposition des corps. Les deux « épisodes » (p. 244) mettent en évidence que le réel fracture de l’intérieur ce que les savoirs travaillent à lier et à homogénéiser. C’est pourquoi la corrélation entre le réel et le savoir est aussi leur disjonction.
 
© Daniel Liotta, Mezetulle, 2017.

Loi, laïcité, droits des femmes, coutumes dans le débat public

Quatre notions difficiles à démêler

Jean-Michel Muglioni propose une analyse de notions. Son ambition est seulement de faire quelques distinctions pour permettre de s’orienter dans des débats où règne la plus grande confusion. Par exemple, en République, la loi ne règle pas les manières de s’habiller ; ou encore la défense de la laïcité et celle des droits des femmes ne doivent pas être confondues, etc. La rhétorique antirépublicaine joue sur la confusion de ces ordres. Les distinguer est donc essentiel, si l’on ne veut pas lui donner raison, comme le font trop de réactions improvisées ou parfois même simplement racistes.

L’instrumentalisation de la laïcité

Les campagnes électorales instrumentalisent aujourd’hui la laïcité. Invoquer par exemple la laïcité lorsqu’il s’agit des droits des femmes est une faute d’analyse. Débats d’opinion et conflits juridiques ne cessent depuis longtemps déjà d’entretenir la plus grande confusion sur son sens. D’un côté certains musulmans (qui ne sont pas nécessairement des islamistes partisans du terrorisme) veulent détruire la laïcité, avec l’aide de tous ceux qui, pratiquants ou non, rêvent de la réduire, parce qu’elle serait incompatible avec la liberté de pratiquer la religion musulmane. De l’autre côté des défenseurs sincères de la laïcité se méprennent sur son sens lorsqu’ils l’invoquent par exemple pour règlementer la manière de s’habiller en ville ou sur les plages. L’extrême droite s’en prend en son nom aux immigrés et aux musulmans, et même une partie de la droite se prétend laïque pour défendre un catholicisme qui serait essentiel à l’identité française, et elle s’en prend ainsi à la liberté des musulmans de pratiquer leur religion. Il convient donc de distinguer ce qui relève de la laïcité (et en quel sens), ce qui relève au contraire des droits des femmes, ce qui ne relève ni de la laïcité ni des droits des femmes mais de la loi générale, et enfin ce qui, indépendamment de la loi, relève des habitudes ou des normes sociales ordinaires dans tel ou tel pays à tel ou tel moment de son histoire. Laïcité, droits des femmes, loi et coutume : quatre éléments dont la confusion alimente toutes les rhétoriques et qu’il faut essayer de démêler dans ces débats.

Les guerres de religion

Ces distinctions sont essentielles dans un débat où tous les mots sont piégés, comme toujours quand l’enjeu est la question religieuse. La loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’État avait réussi à assurer la paix civile. Le terrorisme islamiste, non pas seulement par la violence et l’horreur de ses assassinats, mais par la séduction qu’exerce sa doctrine, a remis au premier plan la question religieuse et donc menace cette paix. Faudrait-il, pour le faire comprendre, rappeler l’histoire des persécutions dont les hommes qui ont cherché à voir clair ont été victimes ? L’histoire des crimes commis d’abord entre coreligionnaires ?

« L’affaire du voile » et la confusion qui en résulte

La confusion a commencé avec « l’affaire du voile », quand certaines familles, alors très peu nombreuses, ont tenté de faire entrer des jeunes filles voilées à l’école publique. C’était en effet une affaire de laïcité : l’école publique est laïque. Il a fallu du temps pour que, des premières lois de Jules Ferry en 1881 jusqu’à la séparation des Églises et de l’État en 1905, elle devienne laïque. En 1936 et 1937 les circulaires de Jean Zay ont réglementé pour les élèves le port de signes politiques et religieux à l’école : le gouvernement de Front Populaire s’opposait alors à la propagande des ligues fascistes plus qu’au prosélytisme religieux. Depuis lors les élèves pouvaient porter des signes discrets d’appartenance religieuse sans qu’on y prête attention. Après l’affaire du voile il a fallu réaffirmer le principe de l’absence de tout signe religieux à l’école pour répondre aux provocations intégristes qui remettaient délibérément en question la laïcité. Cette provocation n’ayant pas reçu alors de réponse ferme des autorités de la République, les islamistes ont compris par quels détours ils pouvaient remettre en question non pas seulement la laïcité à l’école, mais toutes les institutions républicaines. Depuis lors, les polémiques ne cessent plus. Le débat ainsi ranimé ne pouvait que s’exacerber et les pires dérives – espérées par les islamistes – n’ont pas manqué. Ainsi, depuis longtemps, l’élève qui ne mange pas de porc trouvait à la cantine un plat de substitution : pour bien montrer que les islamistes les plus criminels ne sont pas seuls stupides, des maires ont décidé d’interdire les menus de substitution. Les uns cherchent et trouvent toujours un moyen de placer un coin pour ébranler l’édifice républicain et laïque, les autres sous prétexte de le défendre, prennent des décisions qui n’ont rien à avoir avec la loi de 1905 ni avec aucune loi républicaine et font ainsi le jeu de leurs ennemis.

Les différents sens des mots public, privé, civil

La principale aberration consiste à confondre l’école et la rue, soit pour autoriser le port du voile dans un cadre scolaire, soit pour l’interdire dans la rue. La rue est publique, mais elle ne l’est pas dans le sens où l’école publique est publique1. Il est permis de manifester publiquement sa foi comme son appartenance politique, dans le cadre de la loi. Par exemple une procession peut se dérouler sur la voie publique : il suffit d’en demander l’autorisation aux autorités compétentes comme pour toute manifestation syndicale ou politique. Aussi Catherine Kintzler a-t-elle raison de montrer la symétrie de deux confusions qui consistent pour l’une à vouloir imposer à la société civile ce qui relève de la puissance publique (par exemple interdire le voile dans une location de vacances privée) et pour l’autre à faire prévaloir dans ce qui relève de la puissance publique ce qui vaut pour la société civile (par exemple réserver dans une piscine municipale un horaire aux femmes ou installer une crèche dans une mairie).

Notons, autre exemple de distinction essentielle, que la pratique religieuse appartient à ce qu’on appelle la société civile : ici, religieux et civil ne sont pas deux termes opposés. La confusion est du même ordre sur le terme privé : lorsqu’on dit que la religion est une affaire privée, on veut dire qu’elle est pour chacun une affaire de conscience et que l’Etat ou la puissance publique en général n’a pas à imposer une croyance ou à s’opposer à une croyance. Il n’y a donc pas de contradiction à dire que la religion est d’ordre privé et peut avoir une expression publique. Privé n’a pas ici le même sens que dans l’expression vie privée. La laïcité assure la liberté de conscience, de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer une religion, et c’est tout autre chose que protéger la vie privée d’un couple, par exemple. Si la laïcité prétendait mettre la religion sur le même plan que la vie privée, il faudrait considérer le journal La Croix comme les journaux people qui dévoilent la vie des artistes du showbiz. Ce qui ne vient à l’idée de personne2.

En république, il est permis de s’habiller comme on l’entend, même de manière excentrique

Revenons à l’affaire du voile. La laïcité met l’école publique à l’abri de tout prosélytisme religieux ou politique, ce qu’on appelle faute de mieux la neutralité scolaire. Cette neutralité n’aurait aucun sens dans la rue, où il est permis d’afficher son appartenance religieuse et politique dans le cadre de la loi (on ne placarde pas son programme électoral sur n’importe quel mur et ce programme ne peut faire un appel au meurtre ou à la ségrégation d’une partie de la population). De la même façon, en dehors de l’école, il est permis de s’habiller comme on l’entend, même de manière excentrique. On peut donc aller à la plage en tenue de soirée, cela ne concerne pas la laïcité.

Distinguer mixité et laïcité

Mais le voile est revendiqué au nom d’une religion. Quand la ségrégation des sexes est exigée au nom d’une certaine conception de l’islam, elle contrevient à la laïcité dans tout ce qui relève de la puissance publique. Mais dans un café comme dans n’importe quel commerce, ce n’est pas la laïcité qu’il convient d’invoquer, ni les droits des femmes : la loi suffit, qui signifie qu’on n’en peut interdire l’accès à personne (sauf cas prévus par elle, comme le refus de servir au bar une personne ivre). Au contraire un club privé peut être réservé aux hommes (ou réservé aux femmes) sans que cela puisse être contesté au nom des droits des femmes. Le refus d’ordonner des femmes, qui peut passer pour un refus de l’égalité entre les hommes et les femmes, est fondé sur le statut de l’Église romaine, et donc la loi ne s’y oppose pas plus qu’au statut de n’importe quelle association non mixte, et là encore ce n’est pas une question de laïcité. Mais dans la mesure où une église est un lieu public, on ne peut en interdire l’accès à personne (dans le cadre du droit commun et le respect de offices, et c’est la raison pour laquelle il peut y être exigé une tenue décente). On voit comment une certaine complexité juridique inévitable peut être exploitée par tous les groupes de pression et occuper les tribunaux.

Le poids des préjugés

Des religions ancestrales donnent aux femmes, dans des textes tenus pour sacrés, et parfois aujourd’hui dans leurs discours et dans leur pratique, un statut d’êtres inférieurs, sinon diaboliques. Ces préjugés sont encore présents là même où les croyances religieuses n’ont plus guère de poids. C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes loin d’avoir obtenu l’égalité salariale dans toutes les entreprises, malgré la loi. Entre la loi républicaine, la laïcité et le principe de l’égalité des hommes et des femmes, d’un côté, et de l’autre ces préjugés, les mœurs ou les habitudes qui leur correspondent, il y a nécessairement un conflit. Lutter contre ces préjugés relève du débat public et de l’école, plus encore que de la loi3.

La liberté de conscience et la liberté de critique

On m’objectera que faire la critique de pratiques comme le port du voile est une atteinte à la liberté de religion. Mais ce qui est contraire à la liberté, c’est d’interdire cette critique, comme de vouloir que la loi sanctionne le blasphème. Faire la critique des mœurs et des croyances d’une religion n’est pas s’opposer à liberté de la pratiquer. J’accorde à tout homme le droit de pratiquer sa religion, mais par là je ne m’engage pas à l’approuver ; par là je ne m’engage pas non plus à ne pas dénoncer ce que je considère comme ses illusions, ses superstitions, et le cas échéant ses crimes. De la même façon un croyant peut déclarer publiquement qu’il réprouve l’athéisme, pourvu qu’il respecte le droit d’être athée, et même qu’il combatte pour ce droit, comme un athée doit défendre la liberté de religion. L’accusation d’islamophobie aujourd’hui lancée contre quiconque critique la religion musulmane montre jusqu’où peut aller la remise en cause des libertés fondamentales. L’enjeu dépasse le cadre de ce qu’on appelle la laïcité à la française.

Le communautarisme est-il un problème de laïcité ?

La laïcité (en dehors de l’école) règle le rapport des cultes et de l’État. L’égalité de l’homme et de la femme est un principe d’un autre ordre. Ainsi l’égalité salariale ne relève pas de la laïcité. La confusion vient de ce que certains, au nom d’une croyance religieuse, refusent l’égalité républicaine : il n’y a pas lieu d’invoquer alors la laïcité mais seulement l’application de la loi commune.

De la même façon le refus du communautarisme n’est pas seulement une question de laïcité, car il peut y avoir des communautarismes fondés sur une appartenance ethnique et non religieuse, ou sur n’importe quel autre critère. Le communautarisme est la subordination de l’individu au groupe, la subordination de la liberté individuelle à la loi d’un groupe quel qu’il soit, ou d’une secte. Il est la négation de l’idée républicaine, qui requiert que chacun, comme citoyen, c’est-à-dire comme législateur, soit lors d’un vote en mesure de juger de l’intérêt général par lui-même, sans qu’aucune pression ne s’exerce sur lui : d’où le sens de l’isoloir, qui permet de ne pas être sous le regard d’un groupe quelconque. Il est vrai qu’un politique qui fait une campagne corporatiste, tenant un discours pour les artisans, un autre pour les médecins libéraux, un troisième pour les fonctionnaires, un tel politique n’est pas républicain et ignore l’intérêt général, la res publica, la chose commune. Là encore la lutte contre le communautarisme et les différentes sortes de tyrannie de groupe (les pressions familiales en sont une forme, et non la moindre) relève du débat public et de l’école, et non pas seulement de la loi (tombent sous le coup de la loi les cas de harcèlement moral avéré, par exemple dans un contexte sectaire ou même familial).

La ruse réussie du burkini

On voit donc à quel point la ruse des provocateurs islamistes est habile, et avec quelle précipitation la plupart de nos politiques et de nos commentateurs se sont laissé berner. Soit l’affaire du burkini de l’été 2016. Porter un burkini à la plage et dans l’eau n’a rien de contraire aux lois de la République, ni à la laïcité. Il a été porté sur les plages par quelques femmes (peu nombreuses) qui ne savaient peut-être pas toutes que c’était une provocation. Pourquoi suis-je fondé à parler de provocation ? Parce que c’est une pratique vestimentaire ignorée des pays musulmans, dont le nom a été inventé pour l’occasion, non sans un certain génie de communicant. Le succès d’une telle provocation se mesure au bruit qu’elle a fait. Et comme l’a fait remarquer Gilles Kepel4 elle a réussi à retourner l’opinion internationale : en vingt quatre heures, de victime, après le massacre de Nice, la France est devenue coupable d’intolérance religieuse et la laïcité «  islamophobe ». En interdisant cet accoutrement au nom de la laïcité, certains maires et le premier ministre lui-même ont fait le jeu des islamistes. Le Conseil d’État n’a pu leur donner raison : je peux prendre mon bain en bonnet phrygien ou en soutane. C’est pour la même raison que l’interdiction de la burqa en ville n’est qu’un cas particulier de l’interdiction du masque intégral, comme une cagoule5. Elle n’est pas fondée sur le principe de la laïcité mais sur celui de l’ordre public. Cacher volontairement son visage est une façon d’échapper à tout contrôle.

Les caricatures et le débat public sont la seule manière de combattre ce genre de tentative de remise en cause de l’égalité des hommes et des femmes – et que cette tentative se présente comme une revendication de liberté de croyance n’a pas à être pris en compte. Aucune sorte de croyance ne saurait justifier une mise en question du principe de l’égalité républicaine, dont on sait que la mise en pratique a demandé du temps. Les femmes ne peuvent voter en France que depuis 1944.

La guerre des déguisements

Si donc il est vrai que chacun est libre de se déguiser comme il lui plaît, pourvu qu’on voie son visage, il est permis de se demander à quoi ressemblerait la rue si chacun s’y promenait habillé de manière à exprimer son appartenance religieuse ou politique. La plage elle-même deviendrait le lieu de manifestations permanentes et de revendications communautaires ou corporatistes de toute sorte. Certes, je ne veux pas que sur le territoire français s’impose une mode uniforme et prétendument française : ma djellaba m’est utile par grosse chaleur. Je dis seulement que certaines façons d’exprimer ses revendications religieuses par son habillement, si elles devenaient la règle et qu’elles étaient prises au sérieux, ne pourraient aboutir qu’à un carnaval, et que ce carnaval serait la guerre de tous contre tous. Où l’on voit aussi la ruse de l’islamisme, qui fait valoir un droit à la diversité, comme on dit, pour imposer aux femmes un uniforme même à la plage, les forçant ainsi à se conformer partout et toujours à une norme communautaire (quand même elles ne reconnaissent pas leur appartenance à cette prétendue communauté). Ce qui aujourd’hui peut apparaître comme une diversification des normes vestimentaires aboutirait, si on n’y prend garde, à une uniformisation. Ou plutôt il faudrait que chaque communauté ait son uniforme ou ses signes distinctifs. J’ai vu il y a quelques années que les Juifs de Djerba étaient vêtus comme les autres djerbiens, mais qu’ils avaient sur leur pantalon une sorte de galon qui permettait de les distinguer. Voulons-nous ce genre de société ?

La norme sociale qui fait que telle façon de s’habiller est acceptée ou non est contingente et varie au gré des modes et des préjugés. Jusqu’aux années soixante du siècle dernier, porter un pantalon était interdit aux jeunes filles dans les lycées, et si par grand froid le pantalon était toléré, il fallait lui superposer une jupe. Aujourd’hui, dans certains quartiers, la jupe est interdite et le pantalon de rigueur. La liberté de s’habiller comme on veut dans l’espace civil est pourtant garantie par le silence de la loi, car la loi n’a rien à dire là-dessus : il est donc permis d’arborer un signe religieux. Les prêtres, les moines et les religieuses peuvent conserver dans l’espace public le vêtement défini par leur ordre. Toutefois l’imposition par les islamistes d’une norme vestimentaire revient à faire qu’une loi impose à toute femme une façon de s’habiller dans l’espace public ou civil au nom d’une règle religieuse. C’est alors non seulement un conflit avec les coutumes du pays, mais avec le principe qui veut que la loi ne règle pas les manières de s’habiller. Non pas à proprement parler avec la laïcité ou les droits des femmes, mais avec la loi et les normes sociales. Dans certaines circonstances, lorsque ces revendications vestimentaires provoquent des conflits, un tribunal peut donc interdire le burkini, s’il y a trouble de l’ordre public, mais non pas, comme il est pourtant arrivé, au nom de la laïcité6.

Le voile, « c’est mon choix » ou la liberté républicaine invoquée contre la République

Certaines femmes prétendent aujourd’hui s’habiller de diverses sortes de voiles (qui ne couvrent pas le visage) ; ces voiles ne contreviennent pas à la loi et parfois même donnent l’impression d’être, comme certains chapeaux, des effets de mode plutôt que des signes religieux. Ces femmes prétendent en avoir fait le choix. Je l’ai déjà noté : la loi n’a pas à dire comment les femmes doivent ou non s’habiller et les revues de mode montrent au demeurant assez clairement que tout est permis en la matière. Pourquoi faut-il s’opposer au discours de ces femmes qui justifient leur accoutrement par des raisons de principe, au nom de la liberté religieuse ? On peut donner au moins deux réponses, qui ne relèvent pas directement de la laïcité. La première, celle de Delphine Horvilleur7 : invoquer la liberté individuelle de choix, c’est invoquer une loi de la République. Or c’est précisément cette liberté que refuse le communautarisme religieux quand il impose une façon de se vêtir qui est propre aux femmes et qui symbolise leur soumission. Insistons : on invoque la liberté républicaine, mais c’est pour y mettre fin. De la même manière les partis religieux intégristes (ou dits modérés) utilisent la démocratie pour prendre le pouvoir et une fois vainqueurs ils la récusent au nom de la religion victorieuse. La seconde réponse, qu’on n’entend que rarement, est que cette mode vestimentaire est récente : ces voiles n’étaient pas portés autrefois dans les pays d’Afrique du Nord, par les mères ou grands-mères de ces jeunes femmes revendicatrices. Ce qui prouve qu’il s’agit bien d’une intervention de puissances religieuses intégristes sur notre territoire pour ébranler la République. Les mêmes pressions s’exercent sur les femmes d’Afrique du Nord et d’ailleurs : l’islamisme qui agite le Maghreb n’est pas d’origine maghrébine et son financement non plus. J’ai moi-même entendu des femmes musulmanes, pratiquantes, se plaindre de ce que la République ne leur permettait pas de se défendre contre la pression qu’exercent sur elles des milieux intégristes ou tout simplement machistes.

Dire « c’est mon choix » ne justifie aucun choix

Les jeunes femmes qui revendiquent le port du voile comme étant leur choix se croient libres alors qu’elles sont le jouet de ces manœuvres politiques (quand elles ne sont pas elles-mêmes devenues intégristes). Je ne doute pas de leur sincérité. Mais la sincérité d’un choix ne prouve pas qu’il est libre : rien n’est plus sincère qu’une illusion. Et surtout, dire « c’est mon choix » ne justifie pas ce choix. A ce compte, en effet, il faudrait admettre n’importe quel choix si celui qui le fait prétend que c’est le sien. Je vais donner un exemple qui scandalisera certains lecteurs. Certains signes, parce qu’ils sont devenus le symbole de l’oppression et de la barbarie, ne peuvent plus être arborés sans passer pour l’apologie de cette oppression et de cette barbarie. Ainsi la croix gammée est une fort belle figure géométrique vieille de plusieurs millénaires ; elle est devenue aujourd’hui insupportable, et l’arborer est interdit par la loi : nous n’admettrions pas qu’un homme la porte et s’en justifie ne disant : « c’est mon choix ».

Il est permis de penser que le voile est devenu aujourd’hui, par la volonté expresse des musulmans les plus radicaux, des islamistes, le symbole de l’oppression dont les femmes sont victimes. Alors que naguère il pouvait être indifférent qu’une femme de tradition musulmane porte un fichu, comme le font encore certaines d’entre elles, la politique des intégristes a fait du voile un drapeau : il signifie leur volonté d’imposer leur loi à leur prétendue communauté. Aujourd’hui, tant que le terrorisme islamiste durera, et d’abord dans le monde musulman, et tant que le monde musulman n’aura pas su vaincre la doctrine qui anime ce terrorisme, nul ne peut prétendre que le port du voile est un signe de liberté. Et il faut le répéter, la pression qu’exercent sur les femmes certains milieux – et pas seulement radicaux – amène nombre d’entre elles à se voiler pour avoir la paix. Ce n’est pas une question de laïcité : cela signifie qu’il y a « des territoires perdus de la République » où une femme ne peut vivre libre. A quoi certes seule la laïcité à l’école peut remédier, mais à condition qu’il y ait une école publique digne de ce nom…

Notes

1 – Voir à ce sujet la différence entre principe de laïcité (qui vaut pour la puissance publique et ce qui participe d’elle) et régime de laïcité (qui articule le principe de laïcité et la liberté dans la société civile), ainsi que théorie des deux dérives symétriques dans C. Kintzler, Penser la laïcité, Minerve, 2015, p. 35-41. Les distinctions que j’essaie de formuler ici doivent beaucoup, le lecteur l’aura remarqué, au travail de Catherine Kintzler.

2 – Voici un exemple que je propose uniquement parce qu’il correspond à une façon courante de s’exprimer. Un pasteur protestant (http://laicite.protestants.org/index.php?id=31596) qui ne conteste en rien la laïcité et qui voudrait « mieux faire reconnaître la voix des chrétiens et des Églises, voix parmi d’autres dans l’espace public », ce qu’il est en effet en droit de faire grâce à la laïcité, ce pasteur publie un article intitulé La privatisation de la religion dans nos sociétés garantit sa liberté, mais rétrécit son expression. La formulation du titre est confirmée dans le cours de l’article lorsqu’il écrit que la loi de 1905 (qu’il approuve) « relègue la foi dans le domaine du privé » : c’est faire la confusion que je viens de dénoncer. Est-ce seulement une maladresse d’expression ? On voit en tout cas qu’il y a une façon de ne pas vouloir comprendre ce que signifie privé dans ce contexte qui peut exprimer chez d’autres un refus de la laïcité.

4 – Interview dans Charlie Hebdo du 4 janvier, p. 14-15

5 – La loi prévoit des exceptions, pour certaines cérémonies et certaines fêtes.

6 – Voici un exemple parlant des débats provoqués par l’affaire dite des burkinis. Extrait du site du tribunal administratif de Bastia

« Sortir du manichéisme, des roses et du chocolat » de M. Storti

Dans son livre Sortir du manichéisme. Des roses et du chocolat1, Martine Storti s’en prend aux « oppositions paresseuses » qui tiennent trop souvent lieu de pensée sur les questions dites « d’identité » et propose une analyse – qui est aussi une mise à plat – de leur profonde complicité.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture superficielle de son titre principal, le livre ne plaide pas en faveur d’un « juste milieu » tiède renvoyant dos à dos les « concurrences identitaires » : il montre en quoi les grilles d’interprétation convenues, en exerçant une sorte d’attraction d’autant plus toxique qu’il est facile de s’y abandonner, appauvrissent et même interdisent la pensée.

Ces grilles, parcourues avec minutie, se présentent comme deux ornières parallèles. À la fois complices et adversaires, mutuellement fascinées par leur symétrie, conjointement déterminées par l’actualité tragique des attentats et par l’abandon des territoires perdus de la République, des lectures en forme de système s’alignent, se répondent et occupent le champ médiatique dans un appauvrissement spectaculaire général.

C’est cette symétrie même et son cortège d’idées grossières, taillées pour l’exhibition, que Martine Storti entend refuser, ce qui suppose la mise en évidence de leurs communs mécanismes :

« […] refuser cette correspondance à la fois inversée et exclusive d’opinions qui nous étouffe. Dire non pour respirer.
« Dire non à ceux qui ne voient que l’antisémitisme ou que l’islamophobie, les uns et les autres nous obligeant à mesurer lequel est le plus développé et le plus dangereux. Dire non à ceux qui ne voient dans les « issus de l’immigration », surtout s’ils sont jeunes, que menaces contre l’identité française et la France elle-même et à ceux qui ne les regardent que comme des « dominés », des « victimes », donc à jamais intouchables et même irresponsables. Dire non à ceux qui rangent toute critique de l’islam dans l’islamophobie, et à ceux qui rendent complice du terrorisme quiconque ne met pas tous les musulmans dans le sac du fanatisme islamiste. Dire non à ceux qui jugent que l’antiracisme est pire que le racisme et à ceux qui sont aveugles à la part d’identitaire et de communautarisme que comprend l’antiracisme.
Dire non aussi à ceux qui transforment les femmes en marquage d’une identité, nationale ou religieuse, ou qui nient, par idéologie, l’historicité de leur émancipation. […] Ce fonctionnement est à l’œuvre sur bien des enjeux, avec des oppositions dogmatiques, et souvent des manipulations, il met en scène des confusions systématiquement entretenues, ce qui, par exemple, transforme tout défenseur du libéralisme culturel en acteur de la financiarisation du monde et de l’écrasement des prolétaires autochtones. Ou encore fait du féminisme tantôt l’autre nom de l’impérialisme occidental et du néocolonialisme, tantôt l’une des composantes de l’horreur sociétale, responsable de l’abandon du peuple et de la montée du Front national. »2

Une mauvaise manière d’apprécier ce livre consisterait à le réduire à l’énumération du double chapelet formé par ses « objets » de référence en en fétichisant les repères remarquables (par exemple Michéa, Finkielkraut, R . Camus, Zemmour… vs le PIR, Bouteldja, Plenel, Delphy…). En effet, le lecteur qui aurait envie de lui faire un mauvais procès ne manquera pas d’utiliser ce procédé réducteur pour glaner des occasions de dire que le chien a la rage et de s’en détourner… En s’en prenant à tel ou tel point et en le vidant de l’appareil critique qui l’alimente3, on pourra toujours dénicher un prétexte facile pour jeter le bébé et l’eau du bain – c’est-à-dire pour ne pas lire et refuser d’entrer dans la pensée de l’auteur : « mettre Finkielkraut et Zemmour dans le même sac, non quand même elle exagère… ! ; et puis pourquoi n’est-il pas question de X, de Y, de Z ? »

Alors, plutôt que d’aligner ici sommairement et abstraitement des noms propres invitant à pinaillage, je préfère schématiser et faire fonctionner l’idée principale. Devant les affirmations et les exactions communautaristes, devant les ravages du marquage religieux, devant l’extension de l’islam politique, brandir « l’identité française » et crier à l’invasion du « repeuplement » en appelant l’antériorité chrétienne à la rescousse, c’est consentir à structurer sa pensée de la même manière que ceux qui hurlent à « l’islamophobie » en entendant la moindre critique de l’islam, qui vont jusqu’à taxer un mariage mixte de geste colonial et raciste, et qui voient dans la laïcité « un outil de domination ». Il convient de préciser, cependant, que ces derniers n’hésitent pas à excuser (et même à soutenir) un bras plusieurs fois meurtrier et dont on peut craindre d’autres actes sanglants – ce qui fait une grosse différence. Mais le mécanisme de pensée est le même et son élucidation est un acte de salubrité intellectuelle : pour lutter contre un communautarisme identitaire, faut-il se mettre à lui ressembler ? Car ce que partagent alors les uns et les autres, à travers une structure commune qui les relie au cœur même de leur opposition, c’est une « extension du domaine de l’identité ».

Pour mettre en évidence ce fléau, tel celui d’une balance dont les plateaux s’opposent en vertu d’une solidarité mécanique autour d’un appui qui permet d’en comprendre le fonctionnement inversé, Martine Storti recourt fort pertinemment à une question centrale qui joue le rôle de révélateur et de discriminant par un éclairage transversal : les droits des femmes. C’est sur elle que s’ouvre le livre, avec le rappel de la double réception calamiteuse dont la Saint Sylvestre 2015 de Cologne fut l’objet :

« […] l’événement, pourtant sidérant, fut rapidement intégré à une grille de lecture préétablie. Pour les un(e)s, il fallait vite le banaliser, en affirmant que les violences sexuelles contre les femmes étaient le fait d’hommes de tous temps, de tous pays, de toutes cultures et de toutes religions. Telle était la manœuvre : mettre un signe égal entre tout pour échapper à l’opprobre suprême, le racisme, et ne pas faire le jeu de l’extrême droite, des opposants à l’immigration, des tenants du choc des civilisations et des cultures. Pour d’autres, il s’agissait bien de s’autoriser de cette chasse aux femmes pour faire la chasse aux immigrés, aux réfugiés, aux Arabes, aux musulmans, tous mis dans le même sac, tandis que des antiféministes affirmés, des opposants constants à l’émancipation des femmes s’affichaient dans l’instant en apôtres de leur liberté. »4

Ce fil rouge parcourt le livre, l’éclaire, l’arrime solidement à un noyau dur de pensée qui fait constamment signe au lecteur, lui sert de boussole et se cristallise dans l’image finale des roses et du chocolat :

« Du pain et des roses, voilà ce que réclamaient des ouvrières au début du XXe siècle. Opposant social et sociétal, certains s’autorisent du peuple pour lui refuser les roses. Comparant le féminisme à du chocolat, d’autres veulent l’interdire au nom de ce qui se donne pour une loyauté religieuse ou communautaire. »5

En réaffirmant obstinément ce qu’un déplorable balancier s’acharne à évacuer, à ne jamais mettre à l’ordre du jour au prétexte que ce seraient là des chemins de perdition, le sous-titre du livre – Des roses et du chocolat – dit du même coup qu’il y a urgence, en retrouvant l’esprit du 11janvier, à « oser prononcer des mots anciens, Lumières, unité du genre humain, universel. »6

© Catherine Kintzler, 2017.

  1. Paris : Michel de Maule, 2016 []
  2. p. 11-12. Voir aussi l’article sur le blog de l’auteur. []
  3. Notamment des citations très précises, scrupuleusement référencées dans les notes []
  4. p. 10 []
  5. p. 120 et art. cité []
  6. p. 135 []

Le coup d’État masqué de Georges Clemenceau

Sur un passage du livre de J.-C. Milner « Relire la révolution »

Admirateur des ouvrages de Jean-Claude Milner, Samuël Tomei en est aussi un lecteur très minutieux. Un passage du dernier livre de J.-C. Milner Relire la révolution1 a retenu l’attention de ce spécialiste de Clemenceau et de Ferdinand Buisson2. Peut-on suivre entièrement Jean-Claude Milner lorsqu’il caractérise l’accès au pouvoir de Clemenceau en 1917 comme un « coup d’État », l’incluant dans une série de coups d’État d’autant plus réussis qu’ils furent masqués ?

Nous reproduisons ci-dessous le passage de Relire la révolution dont Samuël Tomei propose ensuite le commentaire détaillé, en illustration et défense de Georges Clemenceau.

Jean-Claude Milner, Relire la révolution, p. 53-54.

« L’histoire de France, au cours du XXe siècle, a connu plusieurs coups d’État ; ils ont atteint un degré de perfection tel que peu de gens les tiennent pour tels. La prise de pouvoir par Georges Clemenceau en novembre 1917 a certes bénéficié d’un consentement parlementaire, ce qui préserve les apparences, mais la réalité ne laisse pas place au doute. Clemenceau est l’homme fort que la bourgeoisie républicaine accepte, pour faire pièce à la révolution qui menace. Février, puis octobre 1917 en Russie, révoltes de soldas dans les deux pays, « année trouble », dira Poincaré dans ses Mémoires. Comme la République romaine autrefois, la République française a temporairement remis son salut entre les mains d’un dictateur. En 1920, il fut renvoyé, contre son gré, dans ses foyers, Cincinnatus contraint. Même si les fins étaient strictement inverses, l’arrivée du maréchal Pétain en 1940 se passe dans des conditions comparables ; plus ouvertement encore, elle relève du coup d’État. Avec le consentement des élus républicains, la forme républicaine de gouvernement est abandonnée. Les pétainistes ont eu le souci d’éviter le vocabulaire infamant du putsch ; par une loi inexorable du discours, ils n’ont pu que recourir au nom de révolution. De là le nom de Révolution nationale, employé dans le projet de loi constitutionnelle de 1940.

Tout ce qu’on sait du retour du général de Gaulle en 1958 se conforme au coup d’État. Seul le soutien actif du président de la République d’alors, René Coty, a permis que la locution fatale ne se répande pas dans le grand public. La rhétorique de la protection préventive atteignit alors son degré de perfection ; le coup d’État des civils était censé éviter le coup d’État militaire. »

Un bref passage (page 53) du dernier ouvrage de Jean-Claude Milner évoque Georges Clemenceau. Puisqu’il est question de relire la Révolution, on s’attend à l’étude qui fait toujours défaut sur la notion (la théorie ?) de « bloc », la révolution française étant pour Clemenceau un bloc dont on ne peut rien distraire (1891). L’apostasie ultérieure qu’on prête au Tigre est-elle en effet à prendre au premier degré ? Or c’est dans la partie « coup d’État », ce « frère indigne des révolutions », que Jean-Claude Milner range le Tigre.

On n’est guère surpris, pour la période contemporaine, et pour ce qui concerne la France, de trouver, parmi les fomenteurs de coup d’État, le de Gaulle de 1958 et le Pétain de 1940 ; mais le Clemenceau de 1917 ? Et, « même si les fins étaient strictement inverses » entre ces deux derniers, pourquoi alors ne pas les avoir séparés d’un alinéa, comme entre le même Pétain et de Gaulle ? L’apparente solution de continuité est ici comme subrepticement annulée par la typographie, ce qui crée un malaise. Voyons-y une négligence de l’éditeur.

Présupposons que Jean-Claude Milner s’exprime ici au premier degré3 et ne joue donc pas avec son lecteur quand il associe « Clemenceau » et « coup d’État » – Clemenceau qui a passé sa vie à honnir le bonapartisme, qui a été jeté en prison, en 1862, pour avoir voulu célébrer la révolution de 1848, qui accusait outrancièrement Gambetta de pouvoir personnel – qualification odieuse à tout républicain, alors –, qui a férocement combattu les élans césariens du général Boulanger et s’employait avec plus ou moins de succès à faire élire « le plus bête » à la présidence de la République afin que le pouvoir reste au Parlement…

« La réalité ne laisse pas place au doute » avertit l’auteur – procédé imparable qui permet de ruiner d’avance toute contestation, toute question même, vouées à se briser toujours contre l’irréfragable réel. Ici, Clemenceau aurait bénéficié « d’un consentement parlementaire » qui « préserve les apparences ». Le trompe-l’œil est pourtant bien flou, comme pour donner par contraste plus de netteté, de solidité à la réalité qu’il recouvre. Eût-on douté de celle-ci si l’auteur avait précisé, d’une part, que Clemenceau a été investi, en novembre 1917, plus que par un vague consentement, par un vote on ne peu plus net (418 voix sur 483 votants), et que son opposition n’excédera presque jamais 110 voix ? L’auteur laisse en outre accroire que la légitimité de Clemenceau, en novembre 1917, ne repose guère que sur un « consentement parlementaire » alors qu’elle trouve son assise sur une donnée que ne peuvent ignorer les députés : la popularité du Tigre auprès des Français, renforcée par ses visites dans les tranchées (en tant que président de la commission sénatoriale de l’armée), par la tonicité de ses éditoriaux quotidiens (la diffusion de son journal progresse pendant la guerre) et par ses discours à la tribune.

Le voile des apparences est donc moins ténu qu’on ne le lit et à y regarder de près on risque bien de se rendre compte qu’il figure bien une bonne partie de la réalité. Mais faisons comme si et acceptons néanmoins de le déchirer : quels sont les éléments de la « réalité » qui, selon l’auteur, font de « la prise du pouvoir » par Clemenceau, en novembre 1917, de ces « [coups d’État qui] ont atteint un degré de perfection tel que peu de gens les tiennent pour tels » ?

– D’abord, l’expression « prise du pouvoir », qui donne en effet un parfum de coup de main à l’arrivée à la présidence du conseil de Clemenceau, est rigoureusement inexacte. Selon Jean-Claude Milner, « les acteurs du changement forment un groupe restreint », « l’acteur principal [du coup d’État] s’organise en groupe de conjurés ». Clemenceau a bien quelques amis mais rien d’une clique qui lui permette de fabriquer un coup d’État ; c’est, en politique, un homme seul (il n’aura cessé d’invoquer la formule finale de Un ennemi du peuple d’Ibsen : « L’homme le plus puissant du monde, c’est celui qui est le plus seul. »). C’est sans doute ce qui fait penser à l’auteur que le coup d’État du sénateur du Var est si impeccable qu’il n’en a même pas les apparences… Mais il parle bien de « prise » du pouvoir.

Clemenceau, après la démission de Paul Painlevé, a été appelé à former un gouvernement par le président Poincaré, longtemps hésitant, après les consultations d’usage, ne s’éloignant donc en rien de la pratique institutionnelle ordinaire. Clemenceau, de son côté, n’a forcé en aucune manière les portes du pouvoir, ni par la violence, ni par aucune pression – ou alors il faudrait découvrir laquelle… – ; au cours des semaines précédentes, il a même obstinément refusé, contre les objurgations de son entourage, de mettre un bémol à ses attaques contre Poincaré ; on peut même constater que son incapacité à composer l’a écarté du pouvoir pendant longtemps. Quand bien même on ne le croirait pas quand il dit à son secrétaire avoir « une peur atroce du pouvoir » alors que Poincaré est sur le point de le lui confier, encore une fois, nulle trace de manœuvre laissant apparaître le moindre soupçon de « prise » du pouvoir.

Or l’expression neutre d’« arrivée au pouvoir » est réservée… au maréchal Pétain. Pire, Jean-Claude Milner écrit qu’elle « se passe dans des conditions comparables » à celle de Clemenceau. Puisque, on l’a vu, l’auteur admet que « les fins étaient strictement inverses », tâchons de faire comme si les fins et les acteurs n’influaient jamais sur les conditions et nous verrons que, loin d’être identiques, elles sont également loin d’être « comparables » : en novembre 1917, la France est dans une situation critique mais elle n’est pas militairement défaite, les pouvoirs publics ne sont pas réfugiés à Bordeaux, une soixantaine de parlementaires communistes n’ont pas été déchus de leur mandat, l’homme qui « prend » le pouvoir est un civil qui a toujours entendu – surtout depuis l’affaire Dreyfus – que la toge eût la suprématie sur le glaive.

Et l’on notera au passage, puisqu’il est question de coup d’État, que, contrairement à de Gaulle et à Pétain, Clemenceau n’a en rien changé le modèle institutionnel existant – sur certains aspects il en a même renforcé les traits caractéristiques !

– Ensuite, Clemenceau est « l’homme fort que la bourgeoisie républicaine accepte pour faire pièce à la révolution qui menace ». Pour Jean-Claude Milner, contrairement à la révolution, le coup d’État « ne se préoccupe que des gouvernants ; s’il invoque les gouvernés, c’est pure rhétorique […] ». Ici, à bien lire, la bourgeoisie gouvernante (au sens large), ne se préoccupant que de soi, « accepte » l’homme fort Clemenceau pour mater la révolution qui menace ses intérêts, laquelle menace se résume ainsi sous la plume de l’auteur : « Février, puis octobre 1917 en Russie, révoltes de soldats dans les deux pays. » Curieux : d’abord, pour nous en tenir à la France, les mutineries survenues en 1917, par leur caractère spontané et non organisé n’avaient rien de révolutionnaire ; ensuite, la plupart et les plus graves ont eu lieu et ont été enrayées avant l’arrivée au pouvoir de Clemenceau. Si l’on prend en considération les remous du monde ouvrier, là encore les deux grandes vagues de grève, en 1917, ont eu lieu avant l’arrivée au pouvoir du Tigre ; de plus, ces grèves ont davantage tenu de la revendication corporative que de l’insurrection révolutionnaire puisqu’elles ont cessé une fois les augmentations de salaire obtenues.

Jean-Claude Milner aurait pu faire allusion aux mouvements ouvriers du printemps 1918. À leur propos, Jean-Jacques Becker conclut : « Pendant plus de quatre ans, la révolution n’a jamais menacé en France, mais on n’en avait jamais été aussi proche ! 4» Or même en 1918, selon l’historien, l’esprit patriotique a fini par l’emporter sur l’esprit révolutionnaire et la répression du gouvernement fut bien moins brutale qu’on a pu le dire. Car, faut-il le rappeler, Clemenceau a été appelé au pouvoir pour gagner la guerre et toute son action y tend ; l’union nationale en vue de la victoire est son obsession. C’est pourquoi son ministre de l’intérieur et lui se montrent aussi prudents qu’il est possible, sauf à se montrer retors, afin d’étouffer les foyers insurrectionnels. Il s’agit alors bien moins de détruire dans l’œuf la révolution qui menacerait que d’éviter qu’on ne sabote l’effort de guerre. La « bourgeoisie républicaine », dans son ensemble, ne pense alors pas différemment.

Sans doute le mouvement ouvrier se fait-il davantage révolutionnaire en 1919, année qu’eût dû choisir Jean-Claude Milner car la victoire acquise, l’unité nationale n’est alors plus requise et une certaine gauche se fait de plus en plus sensible à la « grande lueur » moscovite. Les mouvements sont violents et la répression d’égale intensité. Clemenceau fait d’une pierre deux coups : pour désamorcer un 1er mai qui s’annonce brutal, il fait voter par la Chambre une vieille revendication de la gauche radicale-socialiste, reprise par les socialistes : la fameuse journée de huit heures. Pour désamorcer le projet de grève générale internationale prévu pour le mois de juillet, le Tigre reçoit les dirigeants de la CGT pour leur annoncer qu’il acceptera une amnistie totale et que la démobilisation aura lieu en septembre mais que si le projet de grève générale était maintenu, il prendrait les dispositions nécessaires pour assurer la continuité du service public. La grève générale est ajournée… Les menées « révolutionnaires », insistons-y, ne menacent donc pas de renverser le régime républicain (rien à voir avec ce qui se passera en Allemagne quelques années plus tard ou dans l’Italie du Biennio rosso). De plus, ne faut-il pas faire preuve d’imagination pour déceler les traits du coup d’État dans les méthodes employées par Clemenceau pour faire échec aux grèves ? Pour l’auteur, le « recours à la force ouverte [par le coup d’État] est étroitement circonscrit » ; mais c’est aussi le cas pour la plus banale démocratie…

Certes Clemenceau est l’adversaire résolu des bolcheviks, déclarant dans son discours de Strasbourg du 4 novembre 1919 – propos qu’il n’aurait pu tenir en 1917, année retenue par Jean-Claude Milner – : « Entre eux et nous c’est une question de force, puisqu’en réclamant la liberté pour eux-mêmes, ils prétendent nous imposer une dictature d’absolutisme par un système d’exécrables attentats où s’exalte le délire de férocité qui distingue si remarquablement les serfs mal émancipés de Russie. […] » ; parlant plus loin, dans un vif reproche aux socialistes admiratifs de la révolution russe, « d’un régime de sang comme il ne s’en vit jamais ». Mais l’alternative n’est pas entre révolution et coup d’État. Entre les deux, pour Clemenceau, il y a la République démocratique à défendre et parfaire sans cesse par la justice et par la liberté (ses deux maîtres-mots). Il est vrai que depuis Rome et depuis de Gaulle, on sait que la République, pour se défendre, n’exclut pas la dictature.

– « Comme la République romaine autrefois, la République française a temporairement remis son salut entre les mains d’un dictateur. » L’extrême gauche et la gauche socialiste persistent à parler de la dictature de Clemenceau, idée que l’on s’étonne de retrouver ici alors que les historiens l’ont depuis longtemps ruinée, fût-elle atténuée en dictature à la romaine, exercice de pouvoirs exceptionnels mais réguliers et temporaires pour faire face avec efficacité à une situation extraordinaire. Or, contrairement au dictateur (à la romaine toujours) de Gaulle qui, d’avril à septembre 1961, a appliqué l’article 16 de la Constitution de la Ve République, Clemenceau n’a sollicité aucun pouvoir d’exception de ce type (que du reste les lois constitutionnelles de 1875 ne prévoyaient pas) et, on l’a mentionné, il s’est constamment soumis au verdict du Parlement qui pouvait le renverser à tout instant – Parlement qui s’est davantage réuni sous son règne, d’ailleurs, que sous celui de ses prédécesseurs (« Je vous ai dit que je voulais faire la guerre. Certainement ! C’est ma seule raison d’être ici. […] Je viens vous donner les quelques derniers jours qui me restent. Si vous ne les voulez pas, dite-le ; il vous est facile d’émettre un vote de défiance. » (20 novembre 1917) ; refusant de faire arrêter les campagnes de presse de la droite nationaliste contre les socialistes, il leur lance, le 8 mars 1918 : « Je n’arrêterai pas les campagnes. Si vous voulez les arrêter, nommez-en un autre à ma place ; renversez-moi tout à l’heure. »)

Homme d’autorité, sans doute autoritaire avec ses ministres, jamais il ne s’est affranchi des règles institutionnelles. Poincaré lui reprochait ses dissimulations ; mais Clemenceau tirait sa légitimité du Parlement (lui-même sensible, on l’a dit, à la popularité du Tigre) et c’est devant lui qu’il s’expliquait, ou devant ses commissions – notons que ce « golpiste » a poussé le vice jusqu’à supprimer la pratique des comités secrets, qu’il jugeait trop peu démocratique. Malvy, Caillaux ? Ils ont été injustement traités, peut-être, mais par le Parlement… Le « dictateur » n’a certes pas supprimé la censure (nous étions tout de même en temps de guerre !) mais l’a relâchée en matière politique, rappelant aux députés socialistes, toujours le 8 mars 1918, que « les républicains ne doivent pas avoir peur de la liberté de la presse », rappelant même dans une note au bureau de la presse, le 8 juin 1918, que « le droit d’insulter les membres du gouvernement est inviolable ». Le brevet de dictateur décerné à Clemenceau par une opposition socialiste vociférante et systématique était un faux.

– « Cincinnatus contraint », pour finir. Une fois l’œuvre achevée, le « dictateur » est renvoyé dans ses pénates. Il est étrange que la « bourgeoisie républicaine » congédie ainsi « l’homme fort » alors que, bien plus qu’en novembre 1917, l’esprit révolutionnaire imprègne un mouvement socialiste en pleine ascension… À l’occasion de l’élection présidentielle de janvier 1920, s’il a accepté, après avoir beaucoup résisté, que ses amis présentent sa candidature au scrutin préparatoire (sorte de primaire rassemblant les parlementaires républicains), candidature que fera échouer l’action conjuguée des briandistes et des socialistes, c’était parce qu’il estimait être le seul de taille pour faire face à l’éventuel lâchage américain et aux trahisons britanniques déjà à l’œuvre, donc le seul à être en mesure de faire appliquer le traité de Versailles contre une Allemagne qui n’avait en 1920 rien à voir avec l’Allemagne défaite et ruinée de 1945 (et dont les alliés pouvaient aisément maîtriser les destinées). Mais alors que Poincaré, battu en 1913 contre Pams à la « primaire » s’était tout de même présenté à la présidence de la République, contre l’avis de Clemenceau et de la plupart des ténors du « parti » républicain, le « dictateur » Clemenceau refuse en 1920 de se présenter à l’élection présidentielle (« Monsieur le président de l’Assemblée nationale, Je prends la liberté de vous informer que je retire à mes amis l’autorisation de poser ma candidature à la présidence de la République, et que, s’ils passaient outre et obtenaient pour moi une majorité de voix, je refuserais le mandat ainsi conféré ») et quitte définitivement la vie politique. Donc Cincinnatus pas si contraint que cela.

En somme, et pour nous résumer, le coup d’État de Clemenceau de 1917 est en effet le plus parfait de tous car c’est celui qui se voit le moins. Aucun coup de force, aucune pression, aucune manipulation pour arriver au pouvoir. Désigné le plus régulièrement du monde par Poincaré et investi non moins régulièrement par la Chambre, il aura poussé la perversion dictatoriale jusqu’à se soumettre au contrôle des parlementaires plus souvent qu’à son tour.

En comparaison, les maîtres de « coup[s] d’État réussi[s] au point qu’on ne le[s] perçoi[t] pas », Pétain et de Gaulle, font figure d’amateurs.

Ce bref commentaire d’une partie d’un paragraphe ne doit en rien jeter la moindre suspicion sur l’ensemble de l’ouvrage de Jean-Claude Milner dont chaque livre dément à lui seul l’idée qu’il n’y aurait plus de vie intellectuelle en France. Nul doute que le présent ouvrage marque la littérature sur la Révolution ; il aura en tout cas marqué de façon décisive l’auteur de ces lignes qui en profite pour adresser sa gratitude et son admiration à Jean-Claude Milner.

© Samuël Tomei et Mezetulle, 2016.

Voir l’ensemble du dossier consacré au livre de J. C. Milner.

Notes

1– Jean-Claude Milner, Relire la révolution, Lagrasse : Verdier, 2016. Voir l’analyse du livre par C. Kintzler en ligne sur Mezetulle.

2 – [Note de l’éditeur] Samuël Tomei est notamment l’auteur de Clemenceau, le combattant (Paris : La Documentation française, 2008) et de Clemenceau au front (Pierre de Taillac / Ministère de la Défense, 2015).

3– [Note de l’éditeur] Le passage pourrait-il être lu « au second degré » ? Il semble intéressant de préciser ici que, dans le livre de Jean-Claude Milner, le paragraphe consacré à cette série de « coups d’État » succède immédiatement – et dans le même chapitre – à l’exposé des propriétés de la « croyance révolutionnaire » que l’auteur récuse. La notion de « coup d’État » s’oppose à la notion de « révolution ». Mais, en passant ainsi de la morphologie de la « croyance révolutionnaire » à l’exposition des propriétés du « coup d’Etat », l’auteur ne dit pas si cette opposition doit être comprise comme structurée par la « croyance révolutionnaire » et comme constitutive de cette « croyance », auquel cas effectivement une lecture « au second degré » serait légitime. Au contraire tout invite le lecteur à penser, comme le fait ici Samuël Tomei, que les propriétés du « coup d’Etat » décrites p. 53-54 valent pour elles-mêmes, indépendamment de cette croyance et donc qu’on doit lire ce passage « au premier degré ».

4  – Jean-Jacques Becker, Clemenceau chef de guerre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 144.

Révolution, croyance révolutionnaire, Terreur et Déclaration des droits

Compte rendu du livre de Jean-Claude Milner « Relire la Révolution »

Le livre de Jean-Claude Milner Relire la Révolution (Lagrasse : Verdier, 2016) met en dérangement nombre d’objets politiques et intellectuels empilés et alignés sur l’étagère « révolution ». Un changement de grille de lecture se déploie. Le train des pensées couramment admises au sujet de l’idée de Révolution (et singulièrement de la révolution française1) déraille ; les vulgates, même les plus brillantes – notamment l’interprétation donnée par Hannah Arendt, mais aussi l’usage indistinct du terme « Terreur », les lectures convenues des Déclarations des droits – volent en éclats. En résulte non pas un champ de ruines, mais un travail historique et théorique à poursuivre en urgence sur le chantier d’une pensée politique délivrée « du livre de la croyance »2.

La croyance révolutionnaire

Puisqu’il s’agit de relire, c’est dès l’écriture du mot « révolution » que se signale le dérangement initial, en forme de renversement. D’ordinaire employée pour désigner des événements singuliers (que l’auteur, contrairement à l’usage, écrira avec une minuscule tout au long du livre – ex. « la révolution française »), la majuscule marque au contraire sous sa plume un substantif générique. Le gros mot « Révolution » renvoie à la « croyance révolutionnaire » qui a organisé les représentations politiques jusqu’à une date récente.

La croyance révolutionnaire a tracé en forme de modèle un parcours linéaire jalonné par des figures censées en illustrer l’idéal – révolutions française, russe, chinoise… Elle a rassemblé partisans et adversaires en structurant indissolublement leurs passions contraires. L’auteur en dissèque la morphologie. C’est précisément parce que la croyance révolutionnaire aujourd’hui décline qu’il devient possible d’en considérer lucidement la première occurrence – qui, à cet examen, va se révéler être la seule.

La révolution française peut alors être dégagée de la forme modélisante qui, d’un même geste, l’avait encensée et haïe, si bien mythifiée qu’elle en était devenue inaudible. On peut donc « relire la Révolution » parce que la révolution française est de nouveau accessible sous le régime de l’événement. On le doit, car au moment où la croyance révolutionnaire cesse de s’ériger en perspective idéale où ses figures s’entre-interprètent, il se trouve que « le lexique de la soumission et de la terreur a réapparu 2015 avec une force qu’on n’aurait pas imaginée » (p. 17).

Ce premier dérangement met en déroute un alignement idéal. Rendus à leur hétérogénéité, les empilements révolutionnaires s’écroulent, et ne laissent finalement subsister que leur première prétendue figure. À voir l’auteur soutenir que la seule révolution soit la révolution française, les doctes sourient et lèvent les yeux au ciel : n’est-ce pas proposer une autre croyance, franco-française ? Et puis l’auteur n’a-t-il pas lu les pages définitives de Hannah Arendt sur ce sujet ? Si, justement, et c’est le deuxième dérangement. Au-delà des croyants politiques, il atteint une opinion courante chez nombre d’intellectuels. En quelques pages fortement argumentées, la vision arendtienne dédaigneuse de la révolution française – issue d’une déception légitime à l’égard de la France – au profit de la révolution américaine, cette vision est ruinée. Faire de la révolution américaine une « réussite triomphale », c’est être peu regardant sur l’esclavage, sur l’anéantissement des amérindiens, sur la nécessité de guerres internes et extérieures.

Le modèle polybien

Mais comment la révolution française peut-elle rester le premier et seul objet révolutionnaire si on la dégage de la croyance qui s’en autorise et qui la recouvre ? Plus précisément : dans cette hypothèse, l’emploi même du mot « révolution » fait problème. Surgit alors le troisième dérangement : il faut changer de grille de lecture.

Le mot « révolution » fut employé le 14 juillet 1789 par le duc de La Rochefoucauld répondant à Louis XVI en un célèbre mot d’esprit : « – C’est une révolte ? – Non Sire, c’est une révolution ». Comment les deux interlocuteurs pouvaient-ils comprendre ce mot en un sens politique ? De quelle intelligibilité ce mot pouvait-il être porteur alors que personne à ce moment ne savait que la révolution française était enclenchée ? Plus largement, en se déployant, la révolution française s’est pensée et nommée elle-même comme révolution, alors que la croyance révolutionnaire n’était pas née.

Il faut pour éclairer cela recourir à la référence qui organisait alors la pensée politique et qui mentionne les révolutions comme objets politiques : les Histoires de Polybe. Ces ouvrages qui résument le savoir politique de l’Antiquité ont été enseignés dans toute l’Europe savante depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle. Selon ce modèle, les formes de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie) se succèdent de manière cyclique, la succession étant la conséquence de trois corruptions qui les affectent respectivement (tyrannie, oligarchie, ochlocratie). Le passage d’une forme corrompue à la forme suivante « saine » s’effectue par une période qui n’est pas un régime, mais un état instable et passager : la révolution. Outre cette cyclicité, le modèle polybien thématise la supériorité des régimes mixtes (thèse ultérieurement repensée par Montesquieu) combinant et tempérant les régimes fondamentaux. On néglige trop le fait que les agents de la révolution française étaient imprégnés de cette pensée.

Échec et maintien de la grille polybienne. Équivocité de la Terreur

La grille polybienne est éclairante aussi bien dans la mesure où elle fonctionne que dans celle où elle est mise en crise par un événement majeur qui pour elle était impensable. La fuite du roi Louis XVI discrédite et criminalise à jamais la légitimité de la forme monarchique. Rompu, le cycle polybien est mis en échec et dès lors seule peut être révolutionnaire une séquence visant à établir le gouvernement de tous.

Mais la grille continue cependant à fonctionner. Ce qui mène à un quatrième dérangement : il touche la représentation que nous nous faisons encore de Robespierre et de la Terreur. Car Robespierre, en 1794, souscrit au modèle polybien – ce qui le distingue de Saint-Just qui le congédie. À ses yeux, la révolution n’est pas un régime et n’a pas vocation à s’installer : elle revêt un caractère exceptionnel et temporaire, exacerbé par la guerre extérieure. D’où le statut et le nom même de Terreur, lequel dit l’éminence d’une exceptionnalité : ce nom désigne l’intervalle hors-régime, intervalle nécessaire mais qui devait tout aussi nécessairement cesser.

Il faut alors reconsidérer (cinquième dérangement) la notion même de terreur, car ce nom est équivoque. En effet, deux phénomènes distincts aussi bien par leurs manifestations que par leur intelligibilité sont trop souvent regroupés sous ce terme et en font un « nom indistinct ». Alors que durant la Première Terreur de 1792, la foule incontrôlée et l’anonymat meurtrier aveugle jouent le rôle principal, la Grande Terreur de la Convention montagnarde confère un statut politico-juridique à la violence : pour être exceptionnelle, cette Terreur n’en est pas moins pensée comme un objet réglé. Décidée par un pouvoir législatif, elle est prononcée par une autorité judiciaire publique qui la confisque à la foule, réduisant cette dernière au rôle de spectateur. Elle est exécutée par un instrument – la guillotine – qui, pour être répugnant, est néanmoins pensé comme évitement de la torture et qui place la violence légale aux antipodes du meurtre anonyme : « Tout confondre dans une même réprobation, au nom de la sensibilité, ou dans une même admiration, au nom de la raideur politique, cela relève de la non-pensée. » (p. 153)

La Déclaration des droits comme étalon

De la révolution française, il ne faut donc jamais écarter la Terreur, mais on doit s’obliger à la penser. Il faut aussi retenir les droits en tant qu’ils furent l’objet de déclarations.

Déclarer des droits ne va pas de soi, il faut pour cela surmonter l’obstacle de la vulgate polybienne renforcée par la lecture de Montesquieu ; elle raisonne en termes de formes de gouvernement. Or une déclaration suppose que certains droits ne sont pas liés à la forme du régime politique. À la différence des déclarants de 1776 aux États-Unis, les déclarants de 1789 ne pensent pas à un régime républicain ; mais autant que les États-Uniens, ils vont sur ce point bien au-delà de Polybe.

Un sixième dérangement apparaît alors, récusant une idée encore admise de nos jours. Aucune constitution et aucune législation ne sauraient se déduire de la Déclaration des droits. Le rapport rationnel qui les relie n’est pas de principe à conséquence, il est de report et de vérification. Tout dispositif constitutionnel, tout dispositif législatif peut et doit être rapporté à la Déclaration, qui fonctionne sur le modèle du mètre-étalon dans le système métrique : instrument de mesure permettant d’apprécier les dispositions réelles et de rejeter celles qui lui sont contraires. S’ensuit une cohorte de dérangements corollaires dont le plus marquant consiste à ruiner la critique marxiste selon laquelle « l’abstraction universelle » des droits de l’homme n’est que le masque d’une domination particulière – raisonnement reconverti de nos jours au service d’une culture de l’excuse notamment en ce qui touche le déni des droits des femmes. Au prétexte que le mètre-étalon est abstrait et universel, imaginerait-on récuser toute mesure concrète l’employant pour déterminer une longueur ? Cette « abstraction » que serait « l’homme des droits de l’homme » va en réalité se révéler être un noyau dur empirique très concret – septième et dernier dérangement.

Homme et citoyen. Les droits d’un corps parlant

Poser, comme l’ont fait les déclarants, la distinction entre droits de l’homme et droits du citoyen, c’est inviter à mettre entre parenthèses, « par un doute méthodique », les relations sociales déterminées historiquement, et rendre tout individu capable de s’interroger sur ce qui lui est fondamentalement dû. Pour être non-citoyen, pour être non-inclus dans un groupe social reconnu, pour être même expressément écarté de la protection des lois nationales, un être humain en perd-il tous ses droits ?

Où l’on retrouve enfin Rousseau, jusqu’alors absent des références convoquées par l’auteur. Pour que le Promeneur solitaire soit possible, il faut que personne ne soit exposé à recevoir des pierres : il faut un ensemble de garanties minimales, lesquelles, tous comptes faits, se ramènent très concrètement aux droits d’un corps parlant – ce que le système de référence des déclarants nommait « nature ». Dépouillé de tous les droits qui résulteraient de son inclusion dans une association politique particulière, un être humain conserve des droits qu’il est criminel de violer. Alors que les droits du citoyen sont liés à l’état d’un corps politique donné, ceux de l’homme (que l’auteur écrit « homme/femme »), loin de renvoyer à une figure éthérée ou relative, doivent leur constance, leur imprescriptibilité et leur universalité à une entité empirique : l’individuation d’un corps parlant. Le but de l’association politique est de ne jamais contredire les droits de l’homme, qu’il appartienne ou non à cette association, ou même qu’il en ait été expressément retranché3.

« […] la question de Marx reçoit sa réponse : pour définir le citoyen, on ne peut ignorer la constitution de la société où il est inscrit, le réseau de déterminations qui lui confèrent de nombreux traits ; ceux-ci peuvent varier suivant les temps et les lieux. Mais pour définir l’homme/femme, on n’a besoin que du corps parlant, aussi peu variable que possible suivant les temps et les lieux. Considéré en lui-même, ce corps ne devient support de droits que si l’on annule les inégalités et notamment les plus élémentaires : les inégalités de force physique entre forts et faibles doivent être réduites à rien; quels que soient les droits qu’on lui reconnaît, il ne peut en jouir effectivement que s’il est assuré de n’être pas tué comme un gibier; il ne peut échapper librement à la contrainte de l’isolement et transformer ainsi en liberté le choix de la solitude que si la multiplicité des corps parlants se projette en fraternité et non en inimitié; il ne peut inscrire son propre corps dans la réalité que s’il peut, à propos de fragments de réalité – sol, temps de loisir, objets – dire, en langue, « ceci est à moi ». Les droits classiques, liberté, égalité, propriété et quelques autres naissent et demeurent des droits du corps. » (p. 200)

L’attention du grammairien que Jean-Claude Milner n’a jamais cessé d’être est attirée par un détail de rédaction : la Déclaration n’est pas, comme on le croit en une lecture banale, celle des droits de l’homme et des droits du citoyen, mais celle des droits de l’homme et du citoyen. Les droits de l’homme doivent pouvoir être rendus explicites de manière absolue, mais pour les dire il faut des citoyens qui s’en saisissent. La Déclaration adopte donc le point de vue d’un individu à la fois homme et citoyen : s’il n’était qu’homme, aucune constitution politique ne s’aviserait de lui reconnaître ce minimum ; s’il n’était que citoyen, il serait un insecte dans une fourmilière, rouage du corps d’un grand animal politique. Le « et » de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen s’entend aussi bien en disjonction qu’en corrélation : seule une association politique peut reconnaître et garantir à l’homme ses droits, mais encore faut-il qu’elle en soit saisie et qu’elle les déclare sous le régime de sa propre extériorité4.

 

Il faut donc relire la Révolution pour prendre la mesure des errances que la croyance révolutionnaire a légitimées. Il faut relire la révolution française, les yeux bien ouverts, pour s’interroger sur le statut inouï d’une violence légale qui se pensa comme méta-politique, mais aussi pour s’emparer au plus près de la question des droits et pour mettre en urgence une politique des êtres parlants qui ne cède pas devant la « politique des choses ».

Jean-Claude Milner, Relire la Révolution, Lagrasse : Verdier, 2016.

Voir l’ensemble du dossier consacré au livre de J. C. Milner.

Notes

1 – Je suivrai dans cet article l’usage adopté par l’auteur touchant la majuscule et la minuscule du mot « révolution ».

2 – Chantier dont le volet actuel et théorique a été ouvert par l’auteur dans Court traité politique 1 La politique des choses et Court traité politique 2 Pour une politique des êtres parlants (Lagrasse : Verdier, 2011).

3 – L’auteur donne les exemples de l’étranger, du fou, de l’enfant, du criminel : ils conservent absolument les droits de l’homme en tant que ces derniers sont déductibles du statut empirique fondamental d’un corps parlant individué. On regrette à cet égard qu’il n’ait pas davantage affiné son analyse, comme l’ont fait en réalité les Déclarations elles-mêmes, car ces exemples ne sont pas équivalents. On pourrait objecter, par exemple, que la liberté (droit de l’homme) est ordinairement refusée aux criminels et dans une moindre mesure aux prévenus. En s’inspirant de la démarche de l’auteur qui raisonne ici en termes de reste (que reste-t-il des droits ?), on répondra que les droits de l’homme consistent dans ces cas à fixer des limites à la privation de liberté qui ne peut pas être totale ou telle qu’elle atteindrait l’essence même du corps parlant individué (ce qui pose la question de la peine de mort). Ainsi la Déclaration interdit « toute rigueur qui ne serait pas nécessaire » pour s’assurer de la personne d’un prévenu, elle précise que les peines doivent être « strictement et évidemment nécessaires » et donc on peut penser qu’elle garantit même au condamné l’intégrité de son corps et la possibilité de parler (par exemple écrire et même publier), ainsi qu’une portion non négligeable des libertés civiles.

4 – On pourrait ici s’inspirer des analyses de Condorcet relatives à la Déclaration des droits : il s’agit d’énoncer ce que la loi n’a pas le droit de faire et ce qu’elle a le devoir de faire afin d’assurer à chacun la jouissance de ses droits fondamentaux.

© Catherine Kintzler, 2016.