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« La France en miettes » de Benjamin Morel, lu par Samuël Tomei

Il est convenu et convenable de s’afficher « girondin », donc partisan des libertés locales ; ainsi est-on un démocrate éclairé. Il est par conséquent convenu et convenable de repousser les « jacobins » et leur centralisme par nature autoritaire et archaïque, rappelant les heures les plus sombres de la Révolution française (ou celles du bonapartisme). Curieuse simplification sémantique, anachronisme grossier, grâce auxquels on peut disqualifier le caractère indivisible de la République française. Sus aux États-nations fauteurs de nationalismes donc de guerres. Et après tout, vos républicains patriotes de la Troisième et, plus tard, le général de Gaulle lui-même n’étaient-ils pas de fervents décentralisateurs ? Et c’est à qui fera tourner le plus vite la centrifugeuse. Au point, selon le politiste et constitutionnaliste Benjamin Morel (La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022), que la France serait en miettes ; au point que le régionalisme tel qu’on le promeut ne serait autre qu’un séparatisme.

Au milieu de son livre, Benjamin Morel, en quelques pages, réduit à rien l’idée selon laquelle les Girondins auraient été décentralisateurs voire fédéralistes. L’auteur cite nombre d’historiens contemporains ayant fait un sort à cette idée reçue. On pense aussi à Alphonse Aulard qui déjà en 1901 la réfutait : « Pouvait-on citer un seul Girondin qui eût fait acte de fédéralisme ou manifesté une tendance fédéraliste ? Et qui donc avait prêché le fédéralisme à la France ? N’étaient-ce pas deux Montagnards, Billaud-Varenne en 1791 et Lavicomterie en 1792 ?1 » Benjamin Morel y insiste : pour tout révolutionnaire, la souveraineté ne saurait être divisée et c’est bien pourquoi les Montagnards, pour les frapper d’opprobre, vont accuser les Girondins de fédéralisme. Or ces derniers n’ont au contraire jamais réclamé que l’égalité de statut entre tous les départements, même en temps de guerre, quand les Montagnards voulaient réserver un sort particulier à Paris. Et jamais les Girondins n’ont imaginé rompre avec l’unité de la loi, jamais ils n’ont eu l’idée d’un pouvoir législatif délégué – ils n’étaient même pas décentralisateurs. (p.136-140) C’est donc par abus de terme qu’on a évoqué un « pacte girondin » lors de la révision constitutionnelle avortée en 20182.

La structure maurrassienne de l’ethnorégionalisme français

Tout le monde souhaite rompre avec la centralisation, autant les républicains attachés à la souveraineté nationale que, cela va de soi, les différents autonomistes, indépendantistes et autres nationalistes. Les sources et les formes diffèrent toutefois et la Révolution française partage les eaux. Les décentralisateurs républicains et ceux que Benjamin Morel appelle les ethnorégionalistes vouent aux mêmes gémonies la Constitution bonapartiste de l’An VIII. Mais c’est avant tout l’anticésarisme qui pousse les premiers à vouloir décongestionner le pays, conforter la démocratie en renforçant les pouvoirs locaux, à commencer par la commune et le département, cellules administratives et politiques de base de la République républicaine. Comme Pierre Legendre, l’auteur estime que la commune et le département ont « ouvert la voie à une décentralisation comme instrument de démocratisation et non comme outil de reconnaissance identitaire » (p. 85). La commune surtout. On se souvient qu’Albert Thibaudet est allé jusqu’à écrire que « la République est le régime du maire élu » : la loi de 1884 sur l’élection des maires est en effet aux yeux du grand critique « la loi essentielle et utile de la République, celle qui mieux que toute autre a assuré son triomphe et sa durée3 ». Cette décentralisation suppose que chaque entité soit pourvue des mêmes compétences. En outre, le découpage administratif ne saurait si peu que ce soit se fonder sur des critères ethniques ou linguistiques. (p. 69-84) Bref, à chacun son folklore, sa cuisine, son patois mais, dès qu’il s’agit de politique, de légalité, la République ne reconnaît que des citoyens égaux en droits et qui délibèrent en français.

Les ethnorégionalistes s’abreuvent, eux, au courant contre-révolutionnaire avec Charles Maurras pour figure centrale. On sait que l’attachement au « pays réel » – « ontologiquement premier » par rapport au pays légal, par rapport à l’État –, la défense de ses droits, de sa diversité, se trouve au fondement du nationalisme maurrassien4. Aussi, ici, la France intégrale est-elle la France fédérale. Mais pour éviter qu’un fédéralisme aussi poussé que possible ne provoque l’éclatement de la nation, Maurras plaide pour un État « en son centre très monarchique » et, à « son extrémité, très républicain, formé d’une poussière de républiques […]5. » C’est pourquoi, pour Maurras, la République ne peut pas décentraliser, encore moins la République parlementaire et il reprochera assez à Clemenceau6 et à Brisson, décentralisateurs fervents, de s’être mués en « centralisateurs féroces » dans l’exercice du pouvoir7. Le département, création de la Révolution, est ici voué à l’exécration même si, comme le rappelle à trois reprises l’auteur (p. 62, 85 et 140), il tient compte des limites des anciens bailliages et sénéchaussées. On pourrait même remonter dans le temps puisque l’historien Bertrand Lançon lui aussi note que le département n’a pas été conçu par des esprits ignorants des réalités locales donc de l’histoire : les révolutionnaires se sont, pour en tracer les contours, inspirés de la carte des cités gallo-romaines8. Le fédéralisme de Maurras est une doctrine « de l’autonomie locale ou tout au moins ethnique » ; il est un instrument de résistance à la pénétration des idées issues de la Révolution et des cultures exogènes ; il implique enfin que les collectivités votent leurs lois (p. 82-83). On retrouve là les traits principaux de l’ethnorégionalisme contemporain, en particulier, donc, l’ethnicisme, l’ethno-linguisme, plus précisément, à deux notables exceptions qui font justement écrire à l’auteur qu’il relève d’un maurrassisme mal compris. En effet, pour Maurras, la préservation de l’unité nationale est essentielle alors que, pour nos autonomistes et autres indépendantistes, la nation française doit avoir le même sort que Carthage pour les Romains. En outre, le fédéralisme maurrassien ne concerne que les provinces « gallo-romanes » ; il exclut donc l’Alsace, les Flandres, le Pays basque et la Bretagne… (p. 86-88)

Pro-pétainistes, pro-fascistes et pro-nazis

L’ethnorégionalisme prétend lutter contre l’impérialisme de l’État français, broyeur des identités locales. Sauf que les cultures régionales en question ont été « remodelées et idéalisées par des urbains en quête de racines ». (p. 28 et p. 57) Ils se sont à cette fin inspirés des royalistes ultras, des images d’Épinal et… des sociétés de tourisme. (p. 51) Cela au point que même l’architecture est contaminée par cette authenticité fabriquée et piquant est l’exemple choisi par l’auteur de la ville d’Hossegor aux constructions d’un style basque qui n’a jamais existé, « l’alliance entre l’ethnorégionalisme militant, le tourisme et le commerce [ayant] ainsi contribué à produire une culture locale artificielle vécue sur un mode existentiel ». (p. 56) Toutefois, les mouvements autonomistes ne se limitent pas à la sympathique disneylandisation de leurs desseins. L’essentialisme qui les caractérise les a naturellement fait glisser sur la pente qu’on imagine, pendant l’entre-deux-guerres, jusqu’à plonger dans des eaux sulfureuses. Le PNV basque (Partido Nacionalista Vasco) a été fondé par Sabino Arana Goiri qui « considérait les Basques comme le peuple élu et promouvait la pureté de la race basque9 ». (p. 92) C’est déjà beaucoup mais on précisera que le dessinateur du drapeau basque (l’Ikurriña), d’inspiration britannique, celui qui flotte à Bayonne aujourd’hui, était antisémite. Cependant, les Catalans, eux, s’imaginaient Celtes. Quant aux Corses, Santu Casanova, l’un des fondateurs du nationalisme, développait, à la fin du XIXe siècle, les « thèmes du sang, de la race, de l’instinct » ; dans les années 1920, le mouvement s’est étoffé et Petru Rocca, fondateur du bulletin A Mura, se rapprochait de l’Italie mussolinienne qui accorda bourses universitaires et voyages d’études aux jeunes autonomistes (p. 109) ; ledit bulletin donnait alors dans le racisme et l’antisémitisme avant d’être interdit et Rocca fut déchu en 1938 de sa Légion d’honneur pour avoir comploté contre la nation. Pour tous ces adversaires de la République fille de 1789, l’avènement du régime de Vichy fut donc une « divine surprise » : Pétain loua Mistral en 1940 et l’année suivante le maréchal fut fait sòci d’honneur du Félibrige et Charles Maurras en devint élu majoral. (p. 81) En Flandre, en 1940, on écrivit à Hitler pour demander le rattachement de la région au IIIe Reich. (p. 94) En Bretagne, rappelle Benjamin Morel, l’ethnorégionalisme s’est structuré autour du journal Breiz Atao « qui se qualifiera lui-même de national-socialiste », journal créé par Morvan Marchal, créateur du drapeau (le Gwenn ha du), d’inspiration étasunienne, celui de la région Bretagne de nos jours et qu’on trouve donc sur les plaques d’immatriculation des Bretons… Le PNB, le parti national breton, ne cachait pas alors son antisémitisme et tenta de négocier avec le régime nazi la création d’un État breton. (p. 94-95) Pour ce qui est des régionalistes alsaciens, ils eurent partie liée avec le régime nazi au point que les chefs de deux des nombreux mouvements intégrèrent la SS. (p. 96-97)

Or comme le souligne l’auteur, ce passé n’est guère passé. On a raboté les aspérités les plus saillantes, changé de vocabulaire, certains mots étant devenus moralement et légalement imprononçables, mais on justifie, on relativise : le coupable est (comme toujours) l’État jacobin, les résistants ont fait plus de dégâts que les collaborateurs etc. Dans les années 1960 et 1970, les mouvements régionalistes portent à gauche (sauf en Alsace) (p. 196-197), n’étaient, en passant, de fréquentes alliances avec le Front national. Puis l’ethnorégionalisme s’est éloigné de ce parti au fur et à mesure de sa « normalisation », les drapeaux régionaux disparaissant de ses défilés (p. 203). Avec le déclin des communistes et des socialistes, les régionalistes trouvent aujourd’hui nombre d’accointances avec les écologistes et avec la mouvance macronienne. L’auteur montre bien la plasticité de l’ethnorégionalisme, facilitée par la grande porosité des partis traditionnels à leurs thèses.

Malgré ces opportunes alliances, reste le noyau dur et qui explique l’absence de solution de continuité avec un passé trouble : « L’ethnorégionalisme est tenu par un héritage qui en structure le rapport au monde. Il est une force qui naît au XIXe siècle, reposant sur une vision conservatrice de la région comme cadre d’existence d’un peuple dont l’identité est antagoniste à celle de la nation. » (p. 201) Reste donc l’ethnicisme dont le principal vecteur, l’arme de guerre, est la langue.

La néo-langue, arme de guerre

Benjamin Morel souligne que ces langues sont en bonne part des reconstructions militantes. Le Félibrige, au milieu du XIXe siècle, fabrique une langue d’Oc artificielle inspirée par le provençal ; or, « si elle permet à ses auteurs de briller dans les salons parisiens, elle n’est en réalité parlée par personne » (p. 32). Pour le corse, on ne peut pas ne pas songer à cet extrait du discours de réception d’Angelo Rinaldi à l’Académie française : « Quelques victimes d’une sorte de régression infantile s’efforcent, là-bas, de promouvoir, au détriment du français, un dialecte certes inséparable de la douceur œdipienne des choses, mais dénué de la richesse de la langue de Dante. À la surface des sentiments et des idées, le dialecte ne creuse pas plus profondément qu’une bêche, quand il faut, pour atteindre les profondeurs, les instruments du forage, d’une langue à chefs-d’œuvre, telle que le français […]10 » ; et puisque, selon l’écrivain, « nous sommes devant une mosaïque de dialectes aux accents divers que leur sonorité apparente, dans l’ensemble, à celle d’un dialecte toscan qui n’aurait pas évolué depuis le Moyen Age11 », on va constituer un corse qui est selon certains puristes, rapporte Georges Ravis-Giordani, une sorte d’espéranto. (p. 32) Il en va de même pour le breton, synthèse forgée au début du XXe siècle. (p. 34)

Les régionalistes vont employer toute leur énergie à promouvoir les langues régionales, principal marqueur identitaire, fût-ce au détriment des langues locales. Le cas du breton est intéressant : on appose des panneaux en cette langue où on ne l’a jamais parlée, comme à Nantes ou à Rennes, zones gallo. Ce colonialisme, cet impérialisme – celui même qu’on reproche au français et à la culture française – va jusqu’à l’invention de noms (par l’Office de la langue bretonne) comme la commune de Monteneuf qui devient Monteneg, toponyme qui n’a jamais existé sous cette forme. (p. 43) Et Benjamin Morel fait bien de préciser qu’il est tout à fait favorable à la sauvegarde des langues régionales authentiques, pour peu qu’à Rennes, par exemple, on enseigne non, donc, le breton militant, le néo-breton, mais le gallo. C’est que, note-t-il fort à propos – idée qui revient dans son livre comme un leitmotiv –, « loin d’être une alliée [des ethnorégionalistes], la petite patrie [leur] est un danger. Elle est productrice de dissonance, car, plus proche, elle est un meilleur reflet du réel ». (p. 65). Aux yeux des ethnorégionalistes il s’agit de faire sécession par la langue, tant il est vrai qu’elle permet de « bâtir et cloisonner les univers mentaux et sociaux » (p. 191) D’où l’insistance à réclamer le bilinguisme des documents officiels, à obtenir les moyens d’enseigner, d’imposer la néo-langue locale.

La trahison des élites

Les républicains universalistes tendent à incriminer l’Union européenne dans l’essor de l’ethnorégionalisme, puisqu’elle s’est construite sur l’amnésie des États-nations en promouvant les grandes régions. Or l’auteur montre que c’est un peu malgré elle que l’UE, quand bien même travaillée au cœur par de très efficaces groupes de pression, a « stimulé le régionalisme » (p. 128). Pour l’auteur, à force d’invoquer l’UE, les ethnorégionalistes vont finir par la faire détester. Surtout, le séparatisme déstabilise les États et les rend moins avides d’une intégration qui déjà a vocation à les fragiliser. Mais, donc, le moteur de la division n’est pas à chercher à Bruxelles : « On peut reprocher à l’Europe beaucoup, mais la fusion des régions, la multiplication de collectivités à statuts particuliers et à ressorts identitaires sont uniquement le fruit de l’imagination destructrice de nos élites tricolores. » (p. 129) Lesquelles mettent ainsi un empressement confondant à vouloir ratifier la Charte des langues régionales, qui reconnaît des droits collectifs à des groupes ethniques et de ce fait a été censurée par la Conseil constitutionnel (p. 125). Ces mêmes élites, de tous bords, par cynisme, acceptent, on l’a vu avec les drapeaux régionalistes, l’effacement des symboles nationaux ; elles acceptent sans ciller la disjonction entre citoyenneté et nationalité, un des instruments les plus efficaces pour briser l’unité nationale – peut-être aurait-il fallu rappeler que le traité de Maëstricht (1992) avait donné le la en permettant l’éligibilité aux élections locales des citoyens des États membres. La plupart du temps, les partis nationaux traditionnels ont été pris à leur propre piège, échouant à assécher les mouvements ethnicistes en s’efforçant de récupérer leurs revendications, laissant donc aux séparatistes donner le tempo. La surenchère est devenue permanente entre mouvements (qui sera le plus « authentique » et donc le plus radical ?) et entre collectivités (telle veut autant de compétences que telle autre à qui on vient d’en accorder un peu plus pour avoir la paix). De nombreux exemples étrangers rapportés par l’auteur inquiètent. Est lancé un processus de désagrégation sur fond d’une décentralisation de plus en plus illisible, une décentralisation asymétrique impliquant la fin de la solidarité nationale (p. 246). Pour Benjamin Morel, la différenciation territoriale, qui s’impose avec une force croissante depuis vingt ans, est le « tombeau de la France ». (p. 259) Bref, sous couvert de modernité, on ne nous promet rien d’autre qu’un retour au féodalisme. La République est morte, vive l’ancien régime…

L’ombre de Mirabeau…

Plutôt que d’y voir l’éloge d’une France centralisée et niveleuse, il faut considérer cet ouvrage non seulement, certes, comme un vibrant plaidoyer pour un modèle politique sabordé avec un acharnement consciencieux par nos élites, mais aussi comme le plus bel hommage aux petites patries12 sans lesquelles la République indivisible ne serait qu’une construction aussi artificielle que les régions des ethnorégionalistes, les petites patries qui sont la condition de la Grande, laquelle, en retour, les préserve de toute régression raciste.

La fin de ce livre courageux, franc, net (non dénué de piques ironiques), se veut volontariste – mais on sent que l’auteur, au milieu des décombres et avant que quelques pans de murs encore d’aplomb ne s’effondrent à leur tour, brûle de dire : « Vive la République quand même ! » Aucun des lecteurs de Benjamin Morel n’aura d’ailleurs si peu que ce soit été surpris par la déclaration du chef de l’État devant l’assemblée de Corse, le 28 septembre 2023, premier président de la République à envisager l’autonomie de l’île. Ce séparatisme est-il moins mortel à la nation que l’autre ? Bien sûr, on songe à Mirabeau rappelant à l’Assemblée nationale, le 19 avril 1790, qu’avant de constituer une nation, les Français étaient « une agrégation inconstituée de peuples désunis ». Tout est à recommencer.

Benjamin Morel, La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022, 265 p., 20 euros

Notes

1 – Alphonse Aulard, Histoire politique de la Révolution française – Origines et développement de la démocratie et de la République (1789-1804), Paris, Armand Colin, 1901, p. 401

3 – Albert Thibaudet, Les idées politiques de la France, in Réflexions sur la politique, Paris, Robert Laffont (« Bouquins »), 2007, p. 173. Les idées politiques de la France a été publié en 1932.

4 – Cité par Axel Tisserand, Actualité de Charles Maurras – Introduction à une philosophie politique pour notre temps, Paris, Pierre Téqui, 2019, p. 233-235.

5Op. cit.

6 – Je me permets de renvoyer à mon article : Samuel Tomei, « Georges Clemenceau : la décentralisation au service de l’émancipation individuelle », in Vincent Aubelle et Nicolas Kada, Les grandes figures de la décentralisation – De l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Berger-Levrault, 2019, p. 181-196

7 – Charles Maurras, « Le Roi et les Provinces », Revue Fédéraliste, n° 100, Guirlande à la Maison de France, préface de Georges Bernanos, 1928.

8 – Bertrand Lançon, Quand la France commence-t-elle ?, Paris, Perrin, 2021, p. 57-59.

9 – Benjamin Morel cite ici Frans Schrijver.

11 – Angelo Rinaldi, « Ils ne le lâcheront pas ! », Le Nouvel observateur, 10-16 août 2000.

12 – Voir Jean-François Chanet, L’Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, et Olivier Grenouilleau, Nos petites patries – Identités régionales et Etat central, en France, des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2019

« Le courage de la dissidence » de Bérénice Levet, lu par Samuël Tomei

Depuis plusieurs années un vent lourd souffle d’outre-Atlantique, pénible aux esprits libres. Dans les premières pages de son dernier livre Le Courage de la dissidence (Paris, L’Observatoire, 2022), Bérénice Levet montre en France « une atmosphère toujours plus servilement diversitaire et victimaire ». Une malaria qu’on désigne désormais sous le nom générique de « wokisme », qui a contaminé les institutions culturelles, la plupart des médias, l’université, les grandes entreprises, les partis politiques (ceux de gauche postés à l’avant-garde)… et prend tous les traits d’un totalitarisme mou, d’une religion du Bien pourvue de ses prêtres, de ses croyants, de ses fanatiques et qui donc chasse les hérétiques, récrit l’histoire, déboulonne des statues, remise des tableaux au dépôt, expurge la littérature… contrôle le langage.

La France, nation civique, est-elle en passe de devenir une contrée ethnique ? La régression essentialiste qui fonde l’idéologie en vogue ruine « la possibilité de se quitter, de se décentrer, qui était la noble promesse de l’école » (p. 27) Cette volonté que nous avions de transcender les différences sans les nier s’essouffle au point qu’on parle désormais de « dictature des identités1 ». La mouvance woke « s’attaque à la matrice intellectuelle de notre civilisation, à nos méthodes scientifiques, à notre système de connaissance, à notre conception de l’art » (p. 30), bref, cette américanisation « ne porte pas le fer seulement contre la lettre mais contre l’esprit, l’esprit européen, l’âme européenne » (Id.).

Ces mots, « âme européenne », restent assez étrangers au républicain de gauche, qui, au prétexte d’un anticléricalisme un peu étroit, a cru bon, moderne, d’en débarrasser son vocabulaire (oubliant au passage que Jaurès dont sans cesse il se réclame avec force trémolos était tout sauf un matérialiste fruste2). Ainsi du mot « foi » qui n’aurait pas rebuté les grands républicains qui ne réduisaient pas le réel à la raison raisonnante et qui surtout avaient conscience qu’un pays ne vaut que par la ferveur qu’on met à le grandir. Bérénice Levet juge ainsi que la préservation et la continuation de notre civilisation, fondée sur un humanisme exigeant, commandent détermination et confiance, « c’est-à-dire foi, dans notre propre modèle » (p. 35), foi en ce que nous sommes. On aimerait, écrit-elle, que « la France s’obstinât dans sa singularité, qu’elle demeurât fidèle à une certaine idée d’elle-même » (p. 40).

La nation émiettée

Les facteurs de cette faillite au ralenti (à l’échelle humaine car à celle de l’histoire le phénomène est rapide) sont multiples. Ainsi la construction européenne, fondée sur la dissolution de la nation, présupposée fautrice de guerre, conduit-elle à « l’effacement de ce formidable intermédiaire […] entre l’individu et l’humanité ». (p. 43) La tribalisation de la République3 à laquelle conduit inéluctablement une Europe ethno-régionale a été accentuée par l’adhésion des élites gouvernantes au discours de la repentance, à leur soumission à la tyrannie de minorités vindicatives. L’auteur cite à propos (et à contre-courant) le discours prononcé par Jacques Chirac le 17 juillet 1995 lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’ où, ne se contentant pas de reconnaître – et à raison – les crimes du gouvernement de Vichy, il a incriminé la France, niant par-là l’existence, la légitimité de la France résistante… (p. 47). Ainsi « au fil des années, l’esprit critique, génie et grandeur de l’Occident, tourna à ce que Octavio Paz qualifia de « masochisme moralisateur » ». (p. 45)

Le troc par la gauche, dans les années 1980, du modèle républicain pour l’idéologie diversitaire, avec la sacralisation de l’altérité, l’abandon du social pour le sociétal, n’a pas été la moindre cause de l’affaissement français. L’année 1989 fut à cet égard doublement symbolique, depuis un bicentenaire festif entérinant la fin de la Révolution, théorisée par François Furet4, au point que le processus entamé en 1789 devenait extérieur à la forma mentis de la gauche, jusqu’à la trahison de la laïcité par Lionel Jospin avec l’affaire des voiles islamiques à Creil, malgré le rappel aux principes d’Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler selon lesquels « l’avenir [dirait] si l’année du bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine » (p. 50). L’école est l’objet alors d’un bouleversement (p. 47), les murs porteurs de ce qui subsistait d’instruction publique ont été minés par le pédagogisme à l’œuvre depuis les années 1970. « L’école ne se donne plus pour mission de former des héritiers, au sens dynamique du terme, elle ne désigne plus où sont les trésors. De cette école procèdent ces héritiers sans testament que sont les moins de cinquante ans […] » (p. 47). Les ouvrages désormais abondent sur l’effondrement de l’école et s’il fallait en retenir un, qu’on aurait aimé que l’auteur cite, ce serait De l’école5, de Jean-Claude Milner, publié en 1984, le réquisitoire le plus puissant, et plus actuel que jamais, contre la délégitimation du savoir par ceux qui auraient dû en être les inflexibles garants.

L’écroulement du primaire et du secondaire en appelait mécaniquement un autre, celui du supérieur. Le niveau des étudiants n’est pas seul en cause. La soumission de l’enseignement supérieur et de la recherche aux critères néo-libéraux du processus de Bologne (que Bérénice Levet n’a-t-elle réservé un sort à la matrice des maux du supérieur ?), grâce au tandem Jospin-Allègre, a permis sa wokisation. Or, rappelle l’auteur, c’est par le monde universitaire « que cette idéologie s’est diffusée » dans toute la société. Le rôle et la responsabilité des facultés et des grandes écoles « dans l’oubli de nous-mêmes, est décisif […] » (p. 56)6.

Une double prison

Suit une analyse fine et ferme du wokisme. Bérénice Levet, convoquant maints auteurs, compositeurs, peintres… montre que la religion diversitaire conduit à une double incarcération : enfermement de l’individu dans son moi et dans un présent amnésique.

Réduit à sa race, son genre, ses appétits sexuels, l’individu ne s’appartient plus, il est du groupe auquel on l’assigne. Tout un tas de travaux à prétention savante « encapsulent l’individu dans son moi » (p. 68), un moi haïssable tant qu’il n’est pas déconstruit puis reconstruit pour les besoins de la cause ; « patriarcat, sexisme, racisme systémique, suprématisme blanc sont les nouveaux poumons de Molière, des clefs censées ouvrir toutes les serrures » (p. 65), qui sont autant, l’auteur reprend à son compte l’idée d’Élisabeth Badinter, de « concept[s] obstacle[s] ». Les études diversitaires, dans leur dogmatisme, relèvent de la thèse plutôt que de l’hypothèse. (p. 75). L’individu est de la sorte ramené à l’état de minorité. Cette infantilisation des esprits va de pair avec leur fragilisation, renforcée, maintenue par le primat que le wokisme donne à l’émotion. Criblés de « micro-agressions », « le Noir, la femme, le musulman sont regardés comme de chétives choses incapables d’endurer le choc de la réalité » (p. 94).

En outre, le wokisme réduit l’épaisseur du temps, pratique un méthodique anachronisme, tranche tout ce qui, du passé, n’entre pas dans son lit de Procuste. Interrogé sur les black studies en France, Pap Ndiaye estime qu’elles « secouent un peu le monde français. Les historiens ne peuvent plus distiller le savoir du haut de leur Olympe. Ils doivent répondre aux interpellations de ceux qui luttent pour la reconnaissance des torts faits à leurs ancêtres ». Bérénice Levet ne peut guère que conclure que « ce n’est plus là de l’histoire, c’est de la thérapeutique » (p. 90). Or, écrit-elle si à propos, « il est essentiel de préserver, à l’héritage des siècles, le piquant du fantôme, le mordant du revenant. L’histoire est ainsi émancipatrice en cela qu’elle nous libère de la plus insidieuse des prisons, celle dont les barreaux ne se ressentent pas, la prison du présent » (p. 85). Pour résumer, l’auteur regrette que « d’une civilisation qui éperonnait en chacun la faculté de s’étonner, de s’émerveiller, d’interroger ce réel foisonnant, nous en sommes venus à cette forme racornie d’humanité, vindicative, aimant peu de choses si elle en déteste beaucoup » (p. 97). Et elle cite Alain pour qui le commerce intellectuel avec les morts fait « penser plus haut que soi », tant « l’admiration ne cesse de nous hausser » (p. 101).

La marche ironique du cavalier

Pour s’échapper de ce double enfermement, Bérénice Levet plaide pour le pas de côté – sans qu’il soit jamais question de cesser d’être soi-même –, « subtile dialectique de l’enracinement et de l’émancipation » qui est aux échecs la marche du cavalier. L’auteur reprend le mot d’Albert Thibaudet – un des plus brillants et profonds esprits du premier tiers du XXe siècle, qu’on se réjouit de voir ici cité –, selon qui le génie de la France est celui des contrariétés ; la France, « patrie littéraire, patrie politique, patrie des arts, patrie de la conversation, patrie de la gaieté et de la légèreté, patrie des formes et de la mise en forme », pays où « tout fait signe vers l’art de se quitter, d’emmener son esprit en voyage, d’élargir son être, de l’agrandir ». Ce goût pour le jeu et pour l’écart est une « sorte de basse continue qui traverse les siècles » (p. 106).

L’esprit libre, en mouvement, s’incarne dans l’ironie, « remarquable et redoutable puissance d’ébranlement » (p. 118) (on s’étonne ici de l’absence de Jankélévitch7). Le modèle en est Voltaire, par lequel Bérénice Levet nous invite à faire un détour. L’ironie qui fissure les dogmes – et non la foi –, fait vaciller les pédants. L’auteur loue le traité sur la tolérance du patriarche de Ferney, tolérance considérée non comme un éloge du relativisme mais comme un « consentement au régime de la conversation civique ». Au passage, puisqu’on ne saurait évoquer Voltaire sans son pendant, on ne s’accordera pas avec l’idée que Rousseau voudrait substituer « une innocence primordiale que la civilisation aurait souillée » au péché originel dont l’homme, selon Voltaire, serait dépourvu (p. 123). Et pourquoi opposer le « primitivisme » d’un Rousseau à l’idée que, selon Voltaire, « l’homme ne devient homme qu’en se cultivant et en se poliçant » (p. 124) ? En effet le Genevois plaide également pour la civilisation au chapitre VIII du livre I du Contrat social8. Ajoutons que Rousseau était lui aussi capable d’une fine ironie, comme le montre sa réponse du 10 septembre 1755 à Voltaire qui lui écrivait que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes lui donnait envie de marcher à quatre pattes9.

La dialectique de l’abstraction et de l’incarnation

Bérénice Levet, au terme d’un essai bref et stimulant, au style qui tranche avec tant d’essais seulement bien rédigés, qui fourmille de références (l’auteur a l’art de la citation) boucle la boucle par un vibrant plaidoyer pour une citoyenneté incarnée, pour un patriotisme bien compris. Elle emporte la conviction malgré une tendance à faire de tous les républicains universalistes d’étroits abstracteurs. Elle a en tout cas raison de nous enjoindre de « retremper notre plume dans l’encrier des fondateurs de la IIIe République » (p. 147) qui voulurent forger une école à la fois émancipatrice et humaniste (avec Condorcet) et intégratrice et patriote (on pense bien sûr à Quinet). Mais quitte à aller dans son sens, plus encore que l’emblématique Ferry peint par Mona Ozouf, on invoquera Edgar Quinet, de nouveau, et Ferdinand Buisson, plus que d’autres conscients de la nécessité, pour faire une nation, de faire grandir l’homme en formant le citoyen, et qui plus que d’autres ont su trouver les mots pour dilater les cœurs rabougris par le dogme ou asséchés par l’abstraction seule. Suivant l’auteur, on ira plus loin même que l’intégration, réaffirmant que l’assimilation « se fonde assurément sur l’autonomie des individus » (p. 157), d’individus, faut-il le répéter, auxquels on ne demande pas de se renier mais de hiérarchiser leurs appartenances, de manière qu’il n’y ait pas de conflit de loyauté entre les sphères de l’existence « où il est donné à l’individu d’être plus que soi-même » : la vie politique, la vie religieuse et l’art. (p. 145)

Ainsi doit-on cultiver sa singularité, avoir « le courage de la dissidence » (p. 43), qui n’est pas sans rappeler la figure de l’hérétique, celui qui choisit. Celui en tout cas qui résiste au « forcement des consciences », principale cause de la maladie de la France, selon Sébastien Castellion, dont est publié en 1562 le célèbre Conseil à la France désolée10. L’insurrection des consciences est le seul moyen d’en finir avec la sensiblerie autoritaire, tyrannique, qu’on veut nous imposer.

Notes

1 – Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.

2 – Voir, sur la métaphysique de Jaurès, le remarquablement stimulant ouvrage de Camille Grousselas (Jean Jaurès – Oser l’idéal, Nancy, Arbre bleu, 2020).

3 – Pierre-André Taguieff, La République enlisée – Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Ed. des Syrtes, 2005.

4 – Régis Debray, Que vive la République, Paris, Odile Jacob, 1989.

5 – Jean-Claude Milner, De l’école, Lagrasse, Verdier, 2009 (Le Seuil, 1984).

6 – De ce point de vue, le travail de collecte et d’analyse des informations de l’Observatoire du décolonialisme est édifiant.

7 – Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, Flammarion, 1987 (1964).

8 – « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. » (Rousseau, Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p.60.)

9 – Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 2008 (1969), note 1, p. 266-268 pour la lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755 et p. 156-159 pour la réponse de Rousseau, du 10 septembre 1755.

10 – Sébastien Castellion, Conseil à la France désolée, Genève, Droz, 1967.

« Le Mirage #MeToo » de Sabine Prokhoris, lu par C. Kintzler

Dans Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français (Paris, Cherche-midi, 2021) Sabine Prokhoris démonte minutieusement, avec une plume alerte et à la lumière d’enquêtes documentées, les paralogismes inquisitoriaux qui se répandent sous le mot-dièse #MeToo dans sa version française. Elle en caractérise la doctrine contradictoire en la confrontant à des mises au point lumineuses, pleines de délicatesse et de profondeur tirées de sa grande culture et de sa pratique psychanalytique. Porté par la contagion propre aux réseaux sociaux, fort de sa performativité, le mouvement #MeToo ne prolonge ni n’accentue le féminisme, il le renverse et remet la bi-partition en scène – mais pas celle que l’on croit.

Au nom d’une cause juste1, et par le moyen d’une surmédiatisation fulgurante, s’installe un espace justicier sacralisé. En faisant fi de la présomption d’innocence, en rendant valide toute dénonciation du fait de sa seule existence, en revendiquant une présomption de culpabilité en matière d’agression sexuelle, en constituant un rassemblement victimaire et vengeur où infractions, délits et crimes sont mutualisés sans que soit posée la question de leur vérité, en revendiquant même une « vérité alternative » s’autorisant de « nouveaux récits », le mouvement #MeToo ne se contente pas d’introduire un « malaise dans le féminisme ». Loin de pouvoir être pensé indulgemment au régime de l’excès, du bâton qu’on redresse en le tordant dans l’autre sens, des œufs qu’il faut bien casser pour faire l’omelette, il actionne une machine accusatoire aux propriétés inquisitoriales qui non seulement dénie la justice, mais qui finit par gangrener l’institution judiciaire. Il construit, rejoignant l’opération de la nébuleuse intersectionnelle, un « réel » formé de représentations qui prétendent s’imposer par l’adhésion qu’elles sont susceptibles d’emporter.

Machine accusatoire, machine performative

À la suite de l’affaire Weinstein en 2017 apparaît le mot-dièse #MeToo, secondé par #Balancetonporc. Rapidement il se caractérise par une extension totale où ce n’est pas une cause juste qui est soutenue contre des pratiques intolérables avérées, mais où une redéfinition générale du Juste et du Vrai prétend s’imposer à l’ensemble de la société par la sacralisation du statut de victime. En novembre 2019, « le moment Adèle Haenel »2 fournit un condensé exemplaire des mécanismes et des conséquences de la « logique #MeToo ». La parole des « victimes » (que l’on se garde bien d’appeler plaignantes) est créditée par sa propre existence, et il suffit qu’un crime soit allégué pour être caractérisé.

Ce retournement qui piétine la présomption d’innocence n’a rien de ponctuel, il ne se réduit pas au mépris de l’institution judiciaire sur tel ou tel cas particulier, mais il engage une forme de raisonnement infalsifiable où l’on gagne sur tous les tableaux. Supposons qu’une « victime » porte plainte : si son grief est reconnu, elle gagne, mais elle gagne aussi si elle est désavouée car ce désaveu est la preuve d’une justice patriarcale et systémique3. Plus fort encore : le fait qu’un accusé de viol ne soit pas passé à l’acte est retenu contre lui par une accusation extra-lucide qui connaît ses désirs inavoués de violeur essentiel4. On peut ainsi décider que quelqu’un, par la vertu d’une simple accusation, est impliqué par essence dans un dispositif criminel. Que l’accusé se défende et proteste sera une preuve de plus qu’il s’accroche à une attitude nuisible en s’y aveuglant.  Une telle machine accusatoire n’est pas nouvelle : on y reconnaît les procédés inquisitoriaux et, plus près de nous, ceux des procès staliniens visant à faire coïncider l’investigation « avec la vérité que l’accusateur possède déjà » (p. 71).

Et ça marche. C’est pourquoi, comme pour l’Inquisition, comme pour les procès staliniens, le démontage des paralogismes et des dénis de justice est la plupart du temps inaudible et impuissant. Car la machine accusatoire produit un « réel » de substitution, formé de représentations construites par un « nouveau récit » qui s’impose par sa seule énonciation. Le mirage #MeToo, par le fonctionnement des mécanismes accusatoires truffés de paralogismes qui s’inspirent d’une représentation du monde victimaire, fabrique cette représentation et se révèle être de ce fait une machine performative. Comment expliquer sinon le pouvoir de fascination qui amène des responsables politiques à renoncer à toute rationalité et aux principes élémentaires du droit pour s’enthousiasmer pour un mouvement aux yeux duquel le ressenti tient lieu d’attestation et où la valeur de vérité est celle qu’on accorde à la source émettrice ?

Une réalité de substitution par constitution d’un continuum offensé

Cette production d’une « vérité alternative » où seul compte le témoignage à charge se caractérise par des opérations de globalisation, de mises en équivalences erronées et de compilations à effet militant coalisant. Il s’agit de constituer une continuité de combat, le continuum d’un « peuple victimaire » où l’infraction est assimilée au crime par mutualisation des types d’agression.

C’est ainsi qu’on apprend qu’il existerait (à côté du viol par abstention dont il a été question) un « viol par le regard » (p. 105). Peu importe que l’expérience réelle vécue par la victime d’une tournante dans une cave soit incommensurable avec la rencontre, réelle ou imaginaire, d’un regard appuyé : la qualification traumatisante doit être la même ; il s’agit de bâtir des « communautés d’expérience » sous la houlette d’une « sororité » qui entend proclamer sa « fierté ». Les dols s’équivalent, et donc l’échelle des peines, réduite à son maximum, n’a plus qu’à disparaître. On assimile le viol à un crime contre l’humanité en parlant d’un « holocauste féminin », évacuant la différence de statut entre l’usage du viol comme arme dans un contexte de crimes de guerre et le viol de droit commun ; on met sur le même plan les principes fondamentaux du droit et les lois ; on confond procès à portée politique (qui consiste à défendre les accusés d’une loi inique en respectant la procédure judiciaire) et procès politique (qui consiste à exhiber des coupables et l’ensemble de leurs soutiens au service d’une cause, qu’il y ait ou non crime commis) ; on s’appuie sur des faits anciens et avérés pour construire par extrapolation une fausse réalité actuelle.

Le règne omnipotent du fake et de l’amalgame où les seules valeurs sont l’indignation et l’adhésion qu’un récit est capable d’emporter atteste la nature de cette réalité de substitution. À la pratique virtuose des procédés inquisitoriaux se joint le culte du discours le plus fort, le plus performatif : la sophistique ancienne, déjà démontée et déjouée par Platon, est rénovée et surclassée.

Et le féminisme ?

Tout cela, à défaut de justification – car ce n’est pas rien, entre autres, de récuser la présomption d’innocence, de mettre en parallèle et de glorifier indistinctement le meurtre (Jacqueline Sauvage) et le combat juridico-politique (Gisèle Halimi), d’inverser la charge de la preuve –, pourrait présenter une cohérence si le féminisme s’y retrouvait.

Des questions sérieuses s’agissant de la manière dont les femmes sont maltraitées méritent en effet d’être rendues publiques, les pratiques intolérables dont elles sont l’objet depuis des siècles doivent être soulevées, instruites et punies. La législation le permet, et de manière sévère selon une échelle rationnelle qui va de l’infraction au délit et au crime – en l’occurrence le viol. Il s’agit de l’appliquer et aussi de la faire progresser en sortant d’un silence complice trop longtemps observé et en respectant les procédures. Telle est en la matière, et entre autres, la tâche d’un féminisme conséquent – conséquent en ce qu’il montre et assume que l’état des droits des femmes est la mesure des droits de toute personne en général : il suffit que le droit d’une seule femme soit bafoué pour que celui du corps entier de la nation le soit. Or cet universalisme de bon aloi, qui envisage et tente de construire l’humanité sans exclusive où personne ne ferait les frais d’un « arrangement des sexes »5, qui fit notamment la conquête des conditions matérielles de la liberté des femmes dans les années 70, est récusé comme une « crispation » absolutisante.

Non seulement sont oubliés les combats décisifs des années 70, mais on les soupçonne d’avoir encouragé les comportements machistes, et le combat de Simone de Beauvoir est accusé de biais « racistes ». Ce déplacement révèle alors une autre cohérence. Le « féminisme 2.0 » (p. 174), « intersectionnel », en attaquant Elisabeth Badinter, en avançant que « la pilule a à voir avec le colonialisme »6, en soutenant que la maîtrise de leur fécondité par les femmes est le fruit d’un dispositif occidental d’oppression, inscrit insolemment la contradiction à sa dogmatique : lorsque les atteintes aux droits des femmes procèdent d’une tradition « respectable » (i.e. « non-blanche »), on tolère le patriarcat ! La jonction avec l’intersectionnalité porte la déréalisation et le déni à leur comble et se jette, à la faveur d’une gendérisation kaléidoscopique, dans l’océan du multi-identitarisme globalisé où on n’en finit pas d’étiqueter les « minorités » figées dans leurs « blessures » respectives dont elles seraient coupables de vouloir se libérer. Tout est désormais affaire de classification selon une grille de lecture où les places sont assignées selon le critère de la « domination ». Ainsi, le gay blanc devient un hétéro malgré lui et Mila est traitée en brebis galeuse alliée de l’oppression hétéropatriarcale7 : il ne saurait y avoir de victime que « systémique ».

La partition identitariste combattue par le féminisme refait surface, revue et corrigée au prisme d’un bréviaire dogmatique. Elle inspire l’usage inconsidéré de la notion d’emprise, redéfinie et réduite par une pétition de principe simpliste à celle d’un homme « non-racisé » sur une femme, sur un enfant, ou sur un « racisé ». On lira avec bonheur la magistrale et subtile mise au point par laquelle Sabine Prokhoris, soutenue par sa culture et par sa pratique de psychanalyste, éclaire la complexité de cette notion gouvernée par les multiples régimes de l’absorption. Ces pages (202 et suivantes) où le lecteur s’instruit rejoignent celles, tout aussi subtiles, que l’auteur consacre à l’arrangement des sexes (p. 141 et suivantes) et celles de la flamboyante conclusion consacrées à la sexualité infantile – point théorique dur où vient se fracasser la représentation obsessionnellement « genrée » et fixiste qui rend un culte labellisé aux « petites différences ». Différences, traits distinctifs que le féminisme universaliste ne sacralise ni ne néglige mais dont il combat la fétichisation et la conversion en significations essentielles, en marqueurs légitimant l’oppression et l’affrontement.

 

Le livre devait se terminer sur ces analyses d’un fanatisme séparatiste qui banalise un discours belliqueux et sur le rappel du sens du combat féministe tendant vers « une société véritablement et profondément mixte, dans laquelle le commerce des sexes – y compris au sein de chaque vie psychique, puisque aucune, en ses identifications intimes, n’est unisexuée – soit un des creusets d’un monde plus juste. Celui que Virginia Woolf appelait de ses vœux. Un monde où « les filles et les fils des hommes éduqués » combattraient ensemble contre les injustices » (p. 272).

Mais une péripétie, annoncée dans le Préambule, est intervenue. Achevé juste avant la parution de La Familia grande de Camille Kouchner (Seuil, 2021), le livre avait fait l’objet de « réticences éditoriales » qui en avaient retardé la parution. Cette nouvelle affaire ne le disqualifiait-elle pas ? Loin de l’invalider, elle permit à Sabine Prokhoris, en un admirable Post-Scriptum, de pousser l’analyse « sur ce que le traitement #MeToo de la très sérieuse question de l’inceste nous apprend des logiques et des enjeux du mouvement ». Cette question exalte, grossit les procédés déjà analysés, elle les pousse jusqu’à leur point d’obscénité qui déborde leurs paravents théoriques. Et, à travers les affaires récentes jugées en appel8, elle révèle un ultime et inquiétant retournement : une justice en perdition, fascinée par la puissance du mirage, va jusqu’à prononcer des jugements contradictoires et à y assumer des confusions grossières. Ainsi l’institution judiciaire, en adoptant dans ces affaires les dogmes de la nouvelle religion, n’apparaît plus comme une instance de sérénité dont on peut attendre qu’elle distingue allégations et faits ou qu’elle assure les principes fondamentaux du droit. On peut craindre que s’annonce le temps des exorcistes officiels.

Notes

1 – « #MeToo est un mouvement structurellement vicié qui a eu cependant quelques effets bénéfiques, en attirant l’attention sur des questions sérieuses : les violences sexuelles, à combattre, et l’inadmissible arrogance de certains comportements en effet odieusement sexistes » p. 339.

2 – Dont la cible principale est Roman Polanski, et la cible secondaire le réalisateur Christophe Ruggia. S. Prokhoris analyse minutieusement le déroulement et la teneur des accusations à travers les opérations Mediapart menées par Adèle Haenel, Marine Turchi, Edwy Plenel et Iris Brey. Elle rappelle opportunément que Adèle Haenel n’a jamais rencontré Roman Polanski. Les détails de « l’affaire Polanski » sont récapitulés dans la longue note 13 p. 38-39. Elle y revient p. 88 et suiv., p. 178 et suiv. Il en résulte entre autres qu’un film contre l’antisémitisme (J’accuse), requalifié en film antiféministe au prix de contorsions effarantes (son héros n’est-il pas, en la personne du colonel Picquart, le représentant d’une institution patriarcale? cf. p. 197), fut boycotté et déprogrammé dans certaines salles.

3 – P. 34.

4 – P. 48-49. Il s’agit en l’occurrence de Christophe Ruggia. On serait donc alors en présence d’un « viol par abstention » !

5Expression empruntée par l’auteur à Erving Goffman.

6 – Paul B. Preciado, cité p. 154.

7 – Voir p. 169-173.

8 – Notamment affaires Georges Tron, Eric Brion, Pierre Joxe.

Sabine Prokhoris, Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français, Paris : Cherche-midi, 2021, 368 p.

Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran (par Véronique Taquin)

Réviser la laïcité, pourfendre le « privilège blanc » : une nuit du 4 août à l’envers

Véronique Taquin1 a lu de près le livre de François Héran Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression2 . Dans cette analyse critique détaillée et documentée, elle met en évidence, notamment, comment F. Héran appelle de ses vœux un droit multiculturaliste (sous forme d’une diversité juridique surplombante) qui, par l’effet d’une législation européenne fantasmée, obligerait la France à réviser le droit laïque et républicain engoncé dans un « particularisme ».

Au passage quelques énormités et sophismes sont épinglés, tel le présupposé paternaliste selon lequel les immigrés seraient naturellement brimés par la loi laïque et ne pourraient pas en être, comme les autres, les bénéficiaires – cela en dit long sur une conception de la liberté qui consiste à préserver l’identité et les traditions religieuses figées dans une essence. Une analyse approfondie est également consacrée au retour du délit de blasphème par le biais victimaire des sensibilités offensées, ainsi qu’à la notion infalsifiable de discrimination indirecte.

Finalement, pour décider une « nuit du 4 août » à l’envers – événement qui inaugurerait une politique racialiste détruisant le droit national et l’égalité devant la loi – les experts d’un courant identitaire des études postcoloniales seraient-ils plus légitimes que les citoyens ?

Dans trois interventions publiques destinées à revoir la liberté d’expression au profit de la liberté de croyance, François Héran dispense aux professeurs les conseils d’un savant, mais pas seulement : cette charge contre « le camp laïciste »3 invite à « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base »4, lesquelles seraient mises à mal par l’abus de la liberté d’expression. Il est d’autant plus important de décrypter les propos de François Héran que celui-ci s’adresse aux professeurs du secondaire depuis sa chaire du Collège de France, prestigieuse institution qui l’a élu en 2017 pour enseigner sur le thème « Migrations et société » : l’autorité institutionnelle sert ici une démarche pour le moins engagée.

Dans sa « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie. Ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression », parue sur le site de La Vie des idées le 30 octobre 20205, François Héran s’adressait aux enseignants chargés de préparer pour le 2 novembre un cours d’Enseignement Moral et Civique (EMC) en hommage à Samuel Paty, professeur assassiné le 16 octobre 2020 par un terroriste islamiste. En mars 2021 paraissait aux éditions de La Découverte la Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage de 247 pages qui actualise et développe la lettre de 13 pages lue en ligne par plus de 200.000 lecteurs en un mois. Au-delà de l’hommage à Samuel Paty, il s’agit alors de savoir quelle orientation donner à un cours sur la liberté d’expression. Enfin, l’auteur reprend les idées essentielles du livre dans l’entretien accordé le 10 avril à Ariane Chemin dans Le Monde pour son lancement, entretien intitulé « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance »6.

Le 30 octobre 2020, bien conscient que « les enseignants bénéficie[raie]nt du “cadrage” préparé par l’Éducation nationale », François Héran s’appuyait sur la liberté d’expression pour justifier une démarche qui l’oppose directement au ministre de l’Éducation nationale7 : « si la liberté d’expression nous est chère, nous devons pouvoir lui appliquer aussi notre libre réflexion, à condition de l’appuyer sur des données avérées » 8. Mais au-delà de cette libre réflexion, l’invitation militante émerge en conclusion de la charge anti-républicaine, dans un dérapage surprenant : le « vous » ne s’adresse plus alors à tout professeur destinataire de la lettre, mais à l’adversaire nommé peu avant, Pierre-André Taguieff : « Je vous invite, cher collègue, à vous joindre au mouvement » pour agir contre les discriminations et en finir avec la disqualification de ceux qui les combattent, car il y aurait urgence à délivrer la France d’un « double déni », celui de son « passé colonial » et des « discriminations » qui en découlent (p. 240). Le message est repris dans l’entretien accordé au Monde, dans l’espoir d’une nouvelle « nuit du 4 août », pas moins.

Comme nous le verrons, les enjeux politiques des positions prises par François Héran relèvent parfois moins de la formation des éducateurs que de la délibération démocratique qui devrait revenir à l’ensemble des Français en matière de laïcité et de « discriminations » pour savoir si oui ou non ils souhaitent l’alignement de leur droit sur celui d’autres pays européens, et au nom de quoi.

Au nom de l’offense aux sensibilités religieuses

La liberté de croyance serait mal protégée en France par rapport à la liberté d’expression, car on en abuse en offensant les croyants : tel est l’argument avancé par François Héran, partant de l’erreur pédagogique que Samuel Paty aurait commise en montrant des caricatures de Mahomet, et surtout le dessin particulièrement offensant de Coco9. François Héran déplace subtilement l’accusation de blasphème en s’appuyant sur une sensibilité offensée.

Le déplacement de l’accusation de blasphème, de plus en plus abolie en démocratie, vers celle d’offense aux sensibilités religieuses a été étudié depuis un moment déjà. Ironie de l’histoire, Jeanne Favret-Saada a mis en évidence l’évolution de l’argumentation en France chez des prêtres catholiques du XXe siècle dans une affaire de censure bien antérieure aux débats soulevés par le terrorisme islamiste et par des revendications communautaristes musulmanes10. Clément Arambourou notait récemment une convergence entre les critiques de la liberté d’expression dans son rapport avec la liberté de croyance : ces critiques qui « existent à foison dans l’espace politique français […] sont un point de convergence pour ceux qui à gauche sont prêts à toutes les compromissions pour défendre un certain islam comme religion des opprimés et ceux qui à droite veulent imposer une identité française traditionnelle et catholique »11. S’agissant des sensibilités musulmanes offensées, en 2007, peu après l’affaire danoise des caricatures de Mahomet, la stratégie argumentative de Saba Mahmood, universitaire états-unienne islamo-gauchiste, peut s’analyser dans la même perspective quand elle comprend que l’argumentation de son maître Talal Asad, opposé au sécularisme démocratique, ne peut réussir en restant sur le terrain du blasphème : elle joue alors sur le pathos après que Tariq Ramadan, prédicateur islamiste conscient du même problème, se fut efforcé à sa manière de pervertir l’argumentation démocratique12.

François Héran a bien connaissance du déplacement actuel d’une problématique juridico-politique du blasphème vers un discours victimaire, moraliste et psychologisant qui tente de contourner la logique du droit démocratique, quand il mentionne la critique par Guy Haarscher de cette tactique insidieuse (p. 179-181). Néanmoins il préfère mettre en cause la dureté et l’injustice du droit (« summa jus summa injuria. En traduction libre : “poussé à l’extrême, le droit produit le comble de l’injustice” », p. 178), car nous vivons « dans un monde où coexistent de multiples conceptions de l’existence » (p. 178) : en découlerait la nécessité de revoir les prérogatives des « sciences juridiques » en matière religieuse pour mieux tenir compte de la diversité qu’étudient « sciences humaines et sciences sociales » en tout relativisme (p. 160). À moins que le droit devienne multiculturaliste, ou que la construction européenne oblige la France à réviser en ce sens son droit laïque et républicain. C’est dans cette optique que prend sens le raisonnement de l’auteur « à droit constant » (p. 54) : « je ne demande aucune modification de la législation française ou européenne, rien qu’une application raisonnable qui mette en balance tous les droits » (p. 241), cela en influençant les professeurs dans l’attente d’une contrainte européenne renforcée.

Du multiculturalisme au multi-juridisme

Dans ce plaidoyer pour repenser le rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance au nom des croyants offensés, l’orientation multiculturaliste de François Héran explique la place faite au port du voile à l’école et du voile intégral dans l’espace commun. Cette position en faveur d’une laïcité accommodante se retrouve dans son soutien à l’Observatoire de la laïcité de Jean-Louis Bianco (p. 29, p. 30)13, dans son soutien au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), présenté comme « principale association de défense des musulmans dans les affaires de discrimination »14, et dans sa charge contre les positions républicaines du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer (p. 31). Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « l’application de l’idéologie multi-culturaliste prônant les accommodements “raisonnables” et donc des dérogations juridiques fondées sur des croyances religieuses radicales revient […] à mettre le doigt dans l’engrenage du multi-juridisme revendiqué par les théocrates »15. Mais François Héran ne veut voir dans ce type de raisonnement qu’un sophisme, celui de la pente fatale (p. 176), et il ne semble prendre en compte la cohérence contraignante d’un édifice juridique que pour faire valoir la construction d’un droit européen qui s’imposerait aux nations, car « les droits de l’homme ne sont pas un Mikado », d’où l’on pourrait adroitement extraire la liberté d’expression en laissant de côté le droit au regroupement familial : apparition révélatrice d’une préoccupation de démographe engagé en faveur de l’immigration dans un ouvrage censé porter sur la révision du rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance à la suite d’un assassinat pour blasphème (p. 146-147). Selon François Héran, il y aurait lieu de « démocratiser toujours plus la République en la libérant de son particularisme » (p. 126), grâce à la construction du droit européen limitant sa souveraineté juridique.

Il y a là une philosophie politique pour le moins discutable. François Héran avance que la législation française est incomplète, caduque, particulière, et qu’il faut la revoir à l’aune d’une « diversité » juridique. La législation de la France serait insuffisamment démocratique du fait même qu’elle est nationale : tel est le postulat idéologique de ce plaidoyer, même si l’État-nation est encore le seul cadre connu dans lequel s’exerce aujourd’hui une souveraineté populaire, c’est-à-dire la démocratie16.

La liberté d’expression étant nécessairement bornée par une limite d’ordre public et les droits d’autrui, la question est de savoir comment chaque État démocratique en fixe les limites. La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a reconnu une « marge d’appréciation nationale » à chaque pays membre pour régler l’équilibre entre la liberté d’exprimer son opinion ou de manifester sa religion et les contraintes d’ordre public ou les droits d’autrui. La CEDH avait précisé en quel sens entendre cette liberté : « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population »17.

Seulement la souveraineté juridique des États paraît regrettable à François Héran. Il insinue que ses défenseurs emboîtent le pas à un discours de droite ou d’extrême droite, notamment en France où des politiciens LR (Les Républicains) et RN (Rassemblement national) chercheraient surtout à limiter le regroupement familial des immigrés (p. 146-147) : voilà un procédé de disqualification aujourd’hui courant dans un texte adressé à un auditoire supposé bien-pensant. Le démographe avance également que serait en jeu une défense des gens issus de l’immigration contre la position « républicaine » — comme si ces personnes, énorme présupposé, devaient être considérées comme les offensés de la loi laïque et non pas comme ses bénéficiaires. C’est le thème de la contrainte « paternaliste » que les républicains voudraient exercer pour « forcer » certains de leurs concitoyens à être libres (p. 44, p. 48). Au contraire, selon François Héran, l’authentique liberté, pour des populations issues de l’immigration, résiderait dans la préservation d’une identité religieuse que la laïcité républicaine bafoue – ce qui essentialise les musulmans, alors que les croyances qui s’avèrent activement hostiles au sécularisme « occidental » sont des traditions nouvellement réinventées dans des circonstances particulières, et non une essence18 – n’importe, la loi n’aurait plus qu’à se conformer à la nécessité nouvelle de l’accueil multiculturaliste.

De plus, pour François Héran, le raisonnement s’appuyant sur un droit national perd de sa légitimité en matière de liberté d’expression du fait même de la mondialisation de l’espace où l’on communique. Désormais, « la cantonade est mondiale » (p. 114), dans un monde où « les propos et les images circulent sans frontières » (p. 143), et l’argument est ici décliné dans le registre de la peur, puisque François Héran compare la liberté d’expression et la liberté de croyance aux tours jumelles attaquées en 2001, « à la fois imposantes et fragiles », selon une image qui « n’est pas innocente » (p. 98)19. L’allusion aux tours jumelles est chargée de menaces, mais que déduire de ce nouvel espace de communication ? Car cet espace entrechoque, sans traduction ni règle, des populations hétérogènes et des régimes politiques radicalement différents, en un échange qui, pour être dominé par des géants de la communication mondiale, ne s’en avère pas moins anarchique et violent. Selon François Héran, il s’ensuivrait que les pays démocratiques doivent se voir imposer le respect des croyants dans le monde. Comme si la possibilité d’une circulation planétaire de l’information rendait les pays démocratiques comptables de réactions dans l’opinion de pays étrangers, y compris lorsqu’elles sont manipulées par des pouvoirs dictatoriaux20. Quant à l’apaisement de ces flambées de fanatisme religieux, le seul souvenir de la crise mondiale des dessins de Mahomet (2005-06) devrait rappeler que des accommodements multiculturalistes ne peuvent y suffire : en effet les exigences islamistes en matière de liberté d’expression ne portaient pas sur la législation française et allaient bien au delà, puisqu’elles s’en prenaient au secularism anglo-saxon, socle minimal de toutes les démocraties. Par ailleurs, l’argument pourtant rationnel selon lequel, croyant ou non, on reste libre dans un pays démocratique de lire ou de ne pas lire les images en circulation dans les journaux ou les réseaux sociaux est écarté par François Héran sous prétexte qu’il serait « ressassé » (p. 143).

Par parenthèse, un élève dans une classe se trouve dans une situation très différente, il n’est pas un consommateur libre de consulter ou non un journal ou un réseau social, difficulté perçue par Samuel Paty quand il a proposé aux élèves réticents de sortir de la classe. Personne ne sait comment il comptait présenter et expliquer telle ou telle caricature, et au fond on a déjà réglé la question en sa défaveur en disant qu’il l’a simplement montrée : c’est identifier le temps de la réflexion pédagogique à celui d’une polémique reposant sur le spectaculaire d’une monstration. Or il importe, en l’occurrence, de déconnecter le temps de la réflexion pédagogique de celui de la polémique dans une situation bouleversante : ce n’est ni le moment de trouver la moindre excuse sociologique à un crime abject, ni le moment de schématiser le problème à outrance pour marquer des points dans une cause ou une autre, par exemple en faveur du multiculturalisme comme solution aux problèmes posés par l’immigration, ou encore en faveur des statistiques ethniques comme moyen de combattre les « discriminations » qui résulteraient d’un passé colonial. Dans la voie de cette réflexion nécessaire, il resterait à envisager le prévisible rebondissement des difficultés, dès lors que des croyants invoquent leur sensibilité pour contester la laïcité à l’école ou ailleurs. On peut craindre que le tact ne suffise pas à prévenir des conflits préparés par des agitateurs antilaïques décidés soit à imposer un multi-juridisme (c’est la voie conquérante de l’islam dit « politique »), soit à multiplier provocations, incidents et violences (jusqu’à l’assassinat jihadiste). Prosélytisme religieux et propagande décoloniale sont à pied d’œuvre contre la laïcité, comme le montrent les travaux déjà cités de Gilles Kepel, Bernard Rougier et Hugo Micheron.

Pour en finir avec la détestation de la laïcité républicaine chez François Héran, il faut mentionner la façon dont il symétrise sacralité religieuse et sacralité républicaine pour discréditer la laïcité en niant la rationalité d’une construction politique indépendante des affiliations religieuses, ethniques ou raciales. La défense de la liberté d’expression aurait été, selon François Héran, sacralisée depuis les attentats de 2015 à travers le symbole qu’est devenu Charlie Hebdo, les attentats auraient « sacralisé toutes les caricatures sans distinction », (p. 18), l’unicité de la République n’aurait d’équivalent que dans l’unicité en islam ou tawhid (p. 19), la République aurait ses fanatiques comme l’islam (p. 203-204), la République ne serait qu’une religion particulière (p. 183-184). Ce chapelet d’inversions polémiques converge logiquement avec l’argument principal d’un anti-séculariste ultra-relativiste comme Talal Asad, qui s’appuie sur une généalogie foucaldienne pour réduire une chose à son contraire et dénoncer le sécularisme anglo-saxon comme une religion opprimant les autres, en premier lieu l’islam. Quant aux complicités intellectuelles qui paraissent inconcevables à François Héran entre islamo-gauchisme universitaire et terrorisme (p. 31-34), la rhétorique tendancieuse d’Attentats suicide du même Talal Asad permet de les concevoir malgré sa prudence21, de même que son refus de soutenir Salman Rushdie qui avait osé se désolidariser de sa prétendue communauté musulmane pour faire allégeance à l’ancienne puissance coloniale. Et pourtant cet anthropologue fait autorité dans une mouvance décoloniale qui propage sa doctrine pour contester en France laïcité et valeurs républicaines22.

Au nom des victimes de l’histoire coloniale

Il faut démêler deux types de problèmes dans les propos de François Héran sur le droit de critiquer les religions et l’offense aux croyants : François Héran charge les citoyens d’une obligation de neutralité qui incombe à l’État, et cela en confondant critique des croyances et offense aux croyants.

Comme l’explique Gwénaële Calvès, il y a d’abord chez l’auteur de la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » du 30 octobre 2020 une confusion entre les droits reconnus aux citoyens de critiquer toute religion, et l’obligation faite à l’État et à ses agents de s’abstenir de juger telle ou telle croyance religieuse pour autant que son expression ne contrevienne pas à l’ordre public23. À ce défaut repéré par Gwénaële Calvès dans la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie », François Héran répond dans son livre de mars 2021 en déplaçant son argumentation pour mettre en cause l’État sous prétexte qu’il se serait lié à l’association Dessinez Créez Liberté24 : l’État serait donc responsable des outrages infligés aux musulmans du fait même du matériel pédagogique diffusé pour l’heure d’Enseignement Moral et Civique, peut-être pas utilisé par Samuel Paty, le point serait douteux, mais par d’autres professeurs après son assassinat.

Ensuite il y a, derrière la satire ou la critique des croyances, l’offense aux croyants invoquée par François Héran. Aux termes de la loi, les citoyens sont « libres de critiquer à leur guise, y compris dans des termes virulents ou blessants, la religion en général ou une religion en particulier » 25, et la loi réprime le fait de provoquer « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminés »26, provocation qui suppose des généralisations et des assignations enfermant les individus dans des groupes. La loi n’interdit pas d’offenser une croyance, une opinion, une doctrine, et offenser une croyance n’est pas offenser une personne. Mais François Héran confond droit positif et « droit rêvé », comme l’explique Gwénaële Calvès : « il est impossible d’affirmer, devant des élèves, qu’[un droit au respect des croyances religieuses »] est effectivement opposable à ceux dont les propos heurtent la sensibilité des croyants, ou tournent leur dieu en dérision. Ce rêve (pour d’autres, ce cauchemar) ne saurait être présenté comme une réalité »27. François Héran prône-t-il ici une évolution du droit en France ?

C’est ici que la victimisation des musulmans en tant que collectif se révèle indispensable à ce plaidoyer tendancieux pour une révision de la laïcité. Car en tirant parti du pathos de l’offense, François Héran ne s’en tient pas à la « souffrance des croyants »28 qui pourraient être individuellement atteints dans leur foi par un dommage spirituel, la dégradation proprement blasphématoire d’une figure sacrée29 : il considère que dans ces outrages « c’est bien un collectif qui est visé, l’ensemble des musulmans » (p. 24), et cela sur des motifs qui ne sont pas nécessairement religieux. C’est ainsi que les musulmans se sentiraient visés par une caricature de Mahomet, puisqu’elle jouerait nécessairement sur « le musulman type, avec son physique », et d’autres traits stéréotypés (p. 24) ; et que certaines caricatures, en associant islam et terrorisme, viseraient en France des « millions de musulmans […] qui souffrent d’être exposés au soupçon de terrorisme » (p. 69). Une image défavorable des musulmans serait ainsi au principe de l’offense impliquée par la critique de l’islam, et sa gravité tiendrait au statut victimaire de ce collectif ; en France il s’agirait de victimes de la colonisation et des discriminations religieuses, ethniques et raciales qui en résultent : dans ces conditions, cesser d’abuser de la liberté d’expression permettrait de « resserrer le lien social » (p. 167), car de nos jours le croyant victime « doit littéralement s’écraser » (p. 113) devant la volonté d’avilissement qu’on fait passer pour une critique (p. 152-153, p. 170).

Le chapitre final précise le contenu du grief fondamental : le « double déni » de l’histoire coloniale et des discriminations empêcherait de comprendre pourquoi la liberté d’expression doit être revue (p. 197-246). Il y est conseillé de méditer les « crimes de la République coloniale » pour « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base » (p. 157-158). Cet acte de contrition conduirait à rechercher des accommodements raisonnables avec des revendications religieuses, car « une ancienne puissance coloniale » ne peut prétendre « administrer une leçon de liberté aux peuples qu’elle avait colonisés » (p. 45). Or l’auteur ne se demande pas pourquoi les modèles devraient être recherchés chez d’anciennes puissances coloniales, impérialistes ou même esclavagistes et ségrégationnistes, même si leurs réalisations multiculturalistes, des États-Unis à la Grande-Bretagne, ne fournissent aucune solution miraculeuse, ni pour revenir à la paix civile, ni pour éradiquer le terrorisme islamiste30.

Qu’importe : pour le démographe engagé en faveur de l’immigration, entraîné fort loin des caricatures de Mahomet, les « discriminations ethnoraciales », qui sont des séquelles de la colonisation, relèvent du « racisme systémique » (p. 239) – d’où, dans l’entretien accordé au Monde, des développements sur les réunions racialement non mixtes en glissement incontrôlé vers le thème de la « race », alors que la « question noire » par exemple, est tout à fait distincte de celle de la religion musulmane31. Le lien est fourni par « l’islamophobie » : ce qui serait la plus grave des discriminations systémiques aujourd’hui (p. 233) est dénoncé comme un cas particulier de « racisme d’État » au prix d’une confusion militante entre race et religion. Le professeur au Collège de France partage ainsi la position d’extrémistes racialistes et décoloniaux dont l’emprise, paradoxalement, s’accroît aujourd’hui au nom de la bienséance politique (political correctness). Que sont ces « discriminations systémiques » ? Irréductibles aux inégalités sociales auxquelles elles se surajoutent (p. 216), elles seraient décelées par des études statistiques objectivant le phénomène hors de tout projet de persécution, indépendamment de toute intention de réserver un traitement injuste à quiconque. Il s’agirait de « discriminations indirectes et non intentionnelles » dont l’effet serait massif et mesurable (p. 208, p. 211, p. 213), de surcroît imputable à l’État dès lors que celui-ci ne fait rien pour y mettre fin (p. 233, p. 235). Il est donc longuement question des discriminations d’origine policière dans un ouvrage sur la liberté d’expression.

On comprend alors la fréquence et la virulence des attaques contre Pierre-André Taguieff dans ce livre32. Il a en effet soumis cette victimisation à une analyse historique et critique, en tant que phénomène idéologique, tandis que François Héran ne veut y voir qu’une « formule d’exécration » utilisée de nos jours quand on veut nier l’existence des discriminations (p. 177). Pierre-André Taguieff interprète la dénonciation de « l’islamophobie » comme celle d’un racisme imaginaire à l’intérieur du plus vaste ensemble sur lequel veut mobiliser le pseudo-antiracisme politique : l’opération ne progresse qu’à condition de travailler systématiquement l’opinion selon le couple victimisation/culpabilité sur le thème postcolonial puis dans le cadre de l’offensive décoloniale. Cette offensive décoloniale a gagné d’autant plus de terrain que la gauche intellectuelle entrait en crise et que la gauche politique se décomposait, avec le recul des mobilisations fondées sur la classe sociale. Si Pierre-André Taguieff a vu juste au tournant des années 1980-9033, l’antiracisme s’est transformé en idéologie dominante, susceptible de jouer le rôle d’une idéologie de substitution par rapport au socialisme : après le discrédit jeté sur les utopies marxistes par la vague anti-totalitaire des années 1970-80, la nouvelle religion politique reconstituait son messianisme et sa martyrologie en investissant un prolétariat de substitution, d’abord dans le peuple palestinien puis dans l’ensemble des musulmans, leur religion devenant celle des opprimés. On ne s’étonnera pas que la nouvelle bienséance politique se répande en oblitérant cette analyse idéologique, malgré son information irréprochable et sa profondeur : François Héran répète sans le moindre argument que L’imposture décoloniale de Pierre-André Taguieff ne serait qu’un « pamphlet » 34.

Cette victimisation a une fonction sur le plan juridique, analysée par Anne-Marie Le Pourhiet. Alors que le droit républicain n’accepte que « l’égalité de droit », les revendications communautaires exigent « l’égalité réelle », passant par des mesures « compensatoires » des discriminations « passées » (subies dans le passé par des minorités « dominées »)35. La demande de privi-lèges  (littéralement, les lois particulières dont la Révolution française a entrepris de nous débarrasser) passe par l’invocation d’une injustice subie. Le droit européen fait une place croissante à la notion de discrimination qui contrevient selon la juriste au principe d’égalité devant la loi du droit français. S’y introduit également la notion de « discriminations indirectes » : selon les partisans de cette notion, il s’agit de discriminations réelles qu’un droit faisant abstraction de particularités sexuelles, ethniques, raciales ou religieuses ne pourrait pas ne pas produire, malgré une apparente égalité de traitement, en désavantageant certaines personnes pour des motifs prohibés. La définition est donnée dans une directive européenne de 2000, qui l’ajoute à celle de la « discrimination directe » : « une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes à moins que […] cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires »36. Ce sont précisément des « discriminations indirectes » que François Héran voudrait voir mesurées dans le cadre d’un Observatoire national des discriminations à instituer selon ses voeux par une nouvelle « nuit du 4 août », comme il le dit dans l’entretien qu’il accorde au Monde le 10 avril 2021. Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « la notion de “apparemment neutre” n’a pas de sens, un traitement est neutre ou il ne l’est pas », et la notion de discrimination indirecte a ceci d’ « absurde » qu’elle revient en pratique à refuser toute règle générale, qui a forcément toujours pour effet de « désavantager » quelques-uns »… y compris les naturistes, désavantagés par l’interdiction de se promener nus dans les rues37… Difficile donc de faire prévaloir l’éclairage relativiste de certaines sciences sociales sur les questions religieuses, que ce soit pour mettre en veilleuse l’éclairage des sciences juridiques comme le voudrait François Héran, ou bien pour écarter d’incontournables questions de philosophie politique38.

Dans l’espace politique en recomposition qui est le nôtre, cette exigence d’« égalité réelle », passant par la réparation d’injustices subies par des « minorités » pourrait réunir provisoirement des courants aux objectifs très différents : les partisans d’un néolibéralisme favorable aux migrations et à l’affichage bien-pensant d’une politique de commisération rejoindraient là des idéologues décolonialistes, racialistes, indigénistes, ou intersectionnels dont les objectifs sont révolutionnaires, car tous disent viser une « égalité réelle » que l’égalité devant la loi ne suffit pas à atteindre. Les courants révolutionnaires reprennent la distinction marxiste entre « droits formels » et « droits réels », et voudraient donner des habits neufs à une vulgate communiste qui ressurgit dans une curieuse alliance avec la bien-pensance néolibérale, l’injustice des rapports de classe ne comptant pas parmi les « discriminations »39  : cette convergence repose sur une opposition à l’État-nation, au souverainisme, au droit laïque et républicain, actuellement diabolisés par association avec la droite elle-même amalgamée à l’extrême droite.

Des prétentions scientifiques sujettes à caution

L’injonction à repenser la liberté d’expression pour faire droit à la liberté de croyance, révisée en dignité des croyants de façon très contestable, demande que soit étayée factuellement l’allégation de discriminations religieuses héritées de l’histoire coloniale. Or cet étayage pose problème, aussi bien du côté de l’histoire de la colonisation et de ses séquelles que de la sociologie des discriminations. Concernant l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, on se contentera de renvoyer aux travaux solides et précis qui, de Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meynier à Pierre Vermeren, en passant par Sophie Bessis, se tiennent à l’écart des interprétations décoloniales aujourd’hui en vogue, quelles que soient les préférences politiques des chercheurs cités40. On s’en tiendra ici à la question des démonstrations sociologiques qui voudraient se fonder sur des statistiques. On ne peut donner qu’un nombre limité d’illustrations, mais elles suffisent à poser le problème d’interprétation dans une discipline qui, sans être uniformément conquise, s’est souvent précipitée dans la critique antilaïque.

François Héran considère que des études statistiques permettent de démontrer l’ampleur et la gravité des phénomènes de discrimination en France dans l’accès à l’embauche (p. 210, p. 215) et l’accès aux services publics (p. 212), qu’il s’agisse de discriminations ethnoraciales ou de discriminations religieuses qui s’en distinguent (p. 223). Pourtant, certains travaux en cours mettent en question les méthodes utilisées pour produire et interpréter les statistiques correspondantes. La question n’est pas de nier l’existence de discriminations, mais d’examiner de plus près l’argument des discriminations dont il est fait un grand usage militant : c’est précisément son omniprésence dans les médias, chez des politiques et dans l’opinion qui rend nécessaire l’examen critique de certaines évidences idéologiques en circulation.

Par exemple, en étudiant les réactions des lycéens à l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo et à la minute de silence en hommage aux victimes, Jean-François Mignot a infirmé plusieurs idées reçues concernant leurs motivations, leur situation familiale et socio-économique mais également leur sentiment de discrimination pour motif ethno-religieux : le sociologue-démographe montre que le degré d’acceptabilité de la violence est irréductible aux explications convenues dont le discours bien-pensant se contente trop souvent. L’étude rejoint ainsi les conclusions de l’ensemble de cet ouvrage collectif, qui montre que « la radicalité religieuse ne semble pas être principalement la fille de l’exclusion socio-économique et [que] sa racine spécifiquement religieuse semble forte » (p. 366)41.

Autre critique éclairante, Philippe d’Iribarne souligne une confusion trop répandue entre traitement différencié et discrimination religieuse : il voudrait démêler les jugements portant sur des comportements et ce qui relève à proprement parler de la discrimination contre les musulmans. Une analyse très précise du Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie émanant de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme permet à Philippe d’Iribarne de contester la méthode et les résultats d’une « étude militante » qui prétend démontrer l’islamophobie viscérale de la société française, mais multiplie pour cela questions biaisées et erreurs de raisonnement42. Philippe d’Iribarne revoit l’interprétation de testings récents sur les demandes d’entretien d’embauche, et cette critique serrée le conduit à dégager « le poids idéologique de la vision victimaire de l’islam et des musulmans » qui altère le raisonnement au moment de conclure. Il montre ainsi que les choix entre candidats à l’entretien d’embauche, souvent caractérisés comme « discriminatoires » dans un discours bien-pensant, sont en fait guidés par « l’anticipation rationnelle » des aptitudes supposées des candidats à convenir aux postes, certes dans l’intérêt de l’entreprise, mais d’une façon qui ne relève pas du préjugé dans son irrationalité43 . C’est bien le comportement qui est ainsi apprécié selon une anticipation rationnelle, et si certains indices suscitent des craintes concernant l’aptitude du candidat à remplir le poste, d’autres jouent en sens inverse, le choix se faisant dans l’intérêt de l’entreprise.

Dans un même souci de rigueur, Nathalie Heinich, qui épinglait la confusion entre différence et discrimination dans son Bêtisier du sociologue, y revient dans Ce que le militantisme fait à la recherche44 et s’étonne d’une méconnaissance des « effets de structure » dans certains raisonnements victimaires. Par exemple, quand est occulté le fait que les différences de couleur de peau recouvrent pour une grande part des différences de statut social : délinquance et irrégularité du titre de séjour sont plus fréquentes dans les quartiers populaires, pour des raisons socio-économiques. Curieusement, ce type d’effet de structure est passé sous silence malgré son rôle fondamental en sociologie45. Le même type d’objection s’appliquerait aux enquêtes concernant les violences policières, ou concernant la surreprésentation dans les prisons de descendants d’une immigration originaire d’anciennes colonies. Ajoutons que ces erreurs de raisonnements, chez les adversaires, universitaires ou non, du droit républicain, suscitent la méfiance de lecteurs qui n’oublient pas tout réflexe critique lorsqu’ils y sont confrontés : il en est ainsi lorsque François Héran se présente comme « épargné » par les « interpellations » policières au « terminus d’une ligne de métro située dans une banlieue de la seconde ceinture », contrairement aux personnes « de couleur ou basané[e]s », et en déduit qu’il lui faut mettre en évidence le « privilège blanc » (p. 230-231).

Il est vrai qu’à propos des discriminations, de leur analyse et de la façon de les combattre, on finit par se heurter à des limites dans l’argumentation sur la scientificité des travaux, fort bien indiquées par Wiktor Stoczkowski dans « La guerre des visions du monde à l’Université »46. Néanmoins, avant d’en arriver au choix portant sur des visions du monde, l’allégation de scientificité ne devrait pas inhiber l’esprit critique, et surtout pas dans une période où les conflits les plus durs parcourent les sciences humaines et sociales. Constamment invoquée par les militants racialistes, indigénistes, décoloniaux ou intersectionnels, la réalité d’un « racisme systémique », plus encore celle d’un « racisme d’État », n’est établie par aucune démonstration scientifique, comme l’indiquent les travaux de Pierre-André Taguieff47, qui n’ont jusqu’à aujourd’hui pas été démentis par des analyses statistiques rigoureuses – sans parler de la méthodologie très contestée des enquêtes fondées sur l’auto-déclaration du sentiment de discrimination raciale ou ethno-religieuse.

Reste donc à attendre l’avancée de travaux aussi rigoureux que possible, si l’on veut trouver les moyens de contrarier efficacement les « discriminations », au lieu de se fourvoyer dans une mobilisation victimaire dont les effets pervers sont prévisibles. Wiktor Stoczkowski les pointe à sa manière quand il oppose vision « solidariste » et vision « antagoniste » de la société, puis reconnaît la seconde dans le courant « décolonial » et la récuse en craignant « qu’elle engendre un jour la société qu’elle dépeint »48. De leur côté, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel sont fortement inspirés par Bourdieu, ce qui en l’occurrence ne les empêche pas de se méfier d’une victimisation racialiste : ils mettent en garde contre la « violence symbolique » du vocabulaire racial, contre le renforcement de « l’enfermement identitaire » qu’on voudrait combattre, contre l’accentuation de la division des classes populaires49. Pour l’heure, un professeur au Collège de France fait sien un vocabulaire militant qui semble fortement lié à une vision du monde. « Islamophobie d’État », « discrimination institutionnelle », « racisme d’État » (p. 237), « privilège blanc » (p. 230-231), au détriment des « racisés » (p. 219), pure évidence du combat « intersectionnel » (p. 225), ce vocabulaire codé devrait être admis sur la foi d’un argument massue de pure « communication » : à savoir que la critique de ce vocabulaire et des notions correspondantes ne saurait relever pour François Héran que de la cancel culture, puisqu’il s’agirait d’après lui du déni des discriminations (p. 209).

Des opinions à soumettre au plus large débat démocratique

La réflexion de François Héran sur la liberté d’expression est orientée vers la dénonciation de discriminations d’une « ampleur » considérable : c’est le mouvement de son livre. La suite, dont son essai ne traite pas mais dont la conséquence est logique, réside dans une politique de discrimination positive destinée à compenser les préjudices subis, mais l’auteur songe aussi à d’autres mesures dérogatoires quand il évoque, dans son entretien avec une journaliste du Monde, l’encouragement à donner aux réunions non mixtes qui permettent aux discriminés « d’unir leurs forces » contre préjugés et obstacles50. Des changements d’une telle ampleur doivent-ils être institués sans être soumis aux électeurs, avant qu’on n’autorise, par exemple, les réunions syndicales de professeurs dans les conditions de cette non-mixité, et avant que les professeurs ne soient formés pour enseigner dans cet esprit ? Or, comme on le voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021, les propos de François Héran expriment plutôt une certaine réticence au contrôle par des instances résultant, directement ou non, des élections. Ainsi le vote unanime du Sénat le 1er avril 2021, visant à dissoudre les associations qui organisent des réunions racialement non mixtes, est-il réduit par lui à l’effet d’un « emballement » médiatique.

Qu’arriverait-il, s’il fallait présenter à l’ensemble des électeurs une politique racialiste contraire aux principes du droit français, et d’abord au principe constitutionnel de l’égalité devant la loi ? Posée clairement avec explicitation de ses nombreuses conséquences, la question ne devrait pas déclencher l’approbation. Dès lors qu’on est conscient des risques attachés à la racialisation de la société qui peut découler de l’usage de la catégorie sociologique de la « race », comme le sont Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, on demande que le suffrage universel décide : « ce n’est pas aux experts, écrivent le sociologue et l’historien, mais à l’ensemble des citoyens de décider » s’ils veulent des statistiques ethniques51, pour « créer des catégories étatiques qui n’existent pas dans le droit français », avec tout ce qu’elles impliquent52.

Est-il légitime de démolir progressivement le droit national, sans expliquer clairement aux électeurs les objectifs d’un acte révolutionnaire qui mérite pourtant d’être analysé en tant que tel ? Car la « nuit du 4 août » 1789 a un sens précis dans notre histoire : c’est alors que fut votée l’abolition des privilèges féodaux par l’Assemblée constituante. Est-ce pour abolir le trop fameux « privilège blanc » que l’auteur voudrait trouver appui auprès du Défenseur des droits pour « mettre sur pied un Observatoire national des discriminations digne de ce nom »53 ?

S’agissant des ministres, si l’on en croit François Héran, il faudrait surtout que Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, laisse « les chercheurs débattre » de questions telles que la mesure de l’islamophobie, les études décoloniales ou les méthodes intersectionnelles54. Quant au ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, et au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, que dire de leur esprit républicain, que semble dénigrer François Héran du seul fait qu’il est républicain ?

Et tout cela pour une « nuit du 4 août » à l’envers, qui supprimerait l’égalité devant la loi ? Espérons que nos concitoyens ne suivraient pas cette contre-révolution prétendument généreuse : espérons qu’ils ne permettront pas la restauration du privilège sous les formes en vogue promues par la « gauche identitaire », qui a déjà fait la preuve de sa nocivité politique 55.

Notes

1Véronique Taquin, professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires et écrivain http://lejeudetaquin.free.fr/ .

2 – Voir la référence note suivante.

3 – François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, mars 2021, p. 29.

4 – François Héran, ouvrage cité, p. 157-158.

6 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021.

7 – François Héran, ouvrage cité, p. 21, p. 31. La lettre du 30 octobre 2020 est reproduite p. 7-20.

8 – Ouvrage cité, p. 8.

9 – On trouve différentes déclinaisons de la même accusation, nécessairement euphémisée dans les tribunes parues à cette occasion : voir Jean-Louis Schlegel et Olivier Mongin, « Les défenseurs de la caricature à tous les vents sont aveugles sur les conséquences de la mondialisation », Le Monde, 3 novembre 2020 ; ou Fabien Truong « Le drame de Conflans-Sainte-Honorine nous rappelle qu’une salle de classe n’est pas une arène politique publique », dans Le Monde, 23 novembre 2020.

10 – Entretien de Jeanne-Favret Saada avec Arnaud Esquerre, « 1988-2019 : Le retour de l’accusation de blasphème est une révolution dans notre vie publique », site de l’association Europe Solidaire Sans Frontière, 12 octobre 2019. Jeanne Favret-Saada, « Les habits neufs du délit de blasphème », Mezetulle, 14 juin 2016 . Voir aussi Catherine Kintzler, « “It hurts my feeelings”. L’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème », Mezetulle, 28 janvier 2020. Voir également Jean-Éric Schoettl, « Le blasphème va-t-il être rétabli au nom du respect dû à autrui ? », Figarovox, le 3 mai 202 .

11 – Clément Arambourou, « Lettre à François Héran », site de la revue Le Droit De Vivre, Ligue internationale de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, 12 avril 2021.

12 – Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

13 – François Héran soutient la tribune « Les menaces sur l’Observatoire de la laïcité cachent mal une dangereuse récupération idéologique », où 119 universitaires mettent en garde contre « la tentation de faire de la laïcité un outil répressif, de contrôle et d’interdiction, en contradiction totale avec la loi de 1905 » : « C’est à cette tendance voulant renforcer le contrôle des cultes et rendre invisible la religion dans l’espace public que s’oppose, depuis son installation, l’Observatoire de la laïcité ».

14 – Le CCIF a été dissous le 2 décembre 2020 à l’initiative du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.

15 – Anne-Marie le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », La modernité disputée. Textes offerts à Pierre-André Taguieff, Textes rassemblés, édités et introduits par Annick Duraffour, Philippe Gumplowicz, Grégoire Kauffmann, Isabelle de Mecquenem, Paul Zawadzki, CNRS Éditions, 2020, p. 211-217.

16 – Voir Gil Delannoi, La nation contre le nationalisme, Paris, PUF, 2018.

17 – François Héran cite dans sa lettre du 30 octobre l’arrêt rendu le 7 décembre 1976 par la Cour européenne des droits de l’homme : voir ouvrage cité, p. 11.

18 – Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Paris, Seuil, 1987. Albert Memmi, Portrait du décolonisé, Paris, Gallimard, « Folio », 2004. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Florence Bergeaud-Blackler, Le marché halal ou l’invention d’une tradition, Paris, Seuil, 2017. Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020. Hugo Micheron, Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, Paris, Gallimard, 2020.

19 – François Héran, ouvrage cité, p. 98.

20 – Jeanne Favret-Saada a analysé ce mécanisme dans l’affaire des caricatures de Mahomet, dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007. Jeanne Favret-Saada, « L’affaire des dessins de Mahomet et le supposé pouvoir performatif des images », le 11 mars 2016 .

21 – Talal Asad, On suicide bombing, New York, Columbia University Press, 2007, traduit en Attentats suicide. Questions anthropologiques, traduit par Rémi Hadad, préface de Mohamed Amer Meziane, Kremlin-Bicêtre, Zones Sensibles Éditions, 2018. Extrait de l’introduction : « je voudrais suggérer que la violence légitime exercée par et dans les formations étatiques modernes – dont l’État démocratique libéral – possède en outre une particularité absente de la violence terroriste (non du fait d’une quelconque vertu de cette dernière, mais en raison des moyens dont dispose la première) : une combinaison de cruauté et de compassion que sanctionnent légalement, voire qu’encouragent, des institutions sociales progressistes » (« Introduction » en ligne sur le site des éditions Zones sensibles).

22 – Voir par exemple Mohamed Amer Meziane, qui introduit le dossier « Décoloniser la laïcité » de Multitudes, 2015/2, n° 59, juin 2015, et y traduit Talal Asad sous le titre « Penser le sécularisme » (p. 69-82). Voir aussi Nadia Marzouki, « La réception française de l’œuvre de Saba Mahmood et de l’asadisme » (p. 35-51).

24 – L’association Dessinez Créez Liberté (DCL) a été créée par Charlie Hebdo peu après l’attentat de janvier 2015 perpétré contre le journal.

25 – Gwénaële Calvès, article cité.

26 – Ajout, par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881.

27 – Gwénaële Calvès a critiqué en juriste les arguments littéralistes de François Héran sur l’apparition récente des mots « liberté d’expression » et sur leur absence de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, d’où découlerait que c’est une idée neuve (article cité).

28Lettre aux professeurs, ouvrage cité, p. 177.

29 – C’était la voie privilégiée par Saba Mahmood, qui faisait valoir la relation intime du croyant au Prophète, ainsi qu’une croyance dans le pouvoir spirituel des images, fort éloignée de la conception chrétienne du symbole. Voir Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

30 – Farhad Khosrokhavar l’a montré pour la Grande Bretagne à travers un ensemble de comparaisons entre pays européens, mais il n’en modifie pas pour autant sa position multiculturaliste : Le nouveau jihad en Occident, Paris, Robert Laffont, 2018.

31 – Le dérapage se voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021 par François Héran.

32Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage cité, p. 21, p. 32, p. 202, p. 219-220, p. 229-230, p. 239.

33 – Pierre-André Taguieff mentionne ses convergences avec Paul Yonnet et Jean-François Revel dans L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire/Humensis, 2020, p. 262, p. 269, p. 303. Voir sur ce point ma recension de l’ouvrage dans le numéro 86 de Cités, à paraître en juin 2021.

34 – Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale, ouvrage cité, 2020, et Liaisons dangereuses. Islamo-nazisme, islamo-gauchisme, « Questions sensibles », Paris, éd. Hermann, 2021.

35 – Pour la critique de la notion de « discrimination passée », voir Anne-Marie Le Pourhiet, « Pour une analyse critique de la discrimination positive », Le Débat, Gallimard, mars-avril 2001, n° 114, p.166-177.

36 – Directive 2000/78/CE du Conseil de l’Union Européenne 27 novembre 2000, article 2. Anne-Marie Le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », article cité.

37 – Anne-Marie le Pourhiet, article cité, p. 214.

38 – Anne-Marie Le Pourhiet soulève de vraies questions dans « L’égalité », dans Serge Guinchard (dir.), Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, Issy-les-Moulineaux, Lextenso-éditions, 2016, p. 651 sq. Elle relève dans la critique de l’égalité juridique (et donc du modèle républicain français) « une mixture [de ses] contestations réactionnaires [par Edmund Burke et Joseph de Maistre] et marxiste ». Elle souligne le sens clientéliste des atteintes à la règle méritocratique, et voit dans la discrimination positive le retour d’ « une appropriation privée et corporatiste de la chose commune que la Révolution française avait justement entendu éradiquer ».

39 – L’énumération des discriminations prohibées repose sur vingt-trois critères dans le dernier état de l’article 225-1 du Code pénal français et la liste pourrait bien s’allonger (voir Anne-Marie Le Pourhiet, Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, ouvrage cité). Cependant, comme le remarquent Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Alors que le problème de la sous-représentation des femmes ou des minorités revient périodiquement dans le débat public, pratiquement personne ne trouve surprenant qu’il n’y ait aucun ouvrier parmi les députés, bien qu’ils constituent 20% de la population active » (Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 165).

40 – Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, « Des vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique », à propos de Coloniser exterminer, d’Olivier Le Cour Grandmaison, Études coloniales, 10 mai 2006. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Sophie Bessis, La double impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La découverte, 2015.

41 – Jean-François Mignot, « Les lycéens face aux attentats de 2015 », dans La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, sous la direction de Olivier Galland et Anne Muxel, Paris, PUF, 2018, p. 153-202.

42 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « L’islamophobie vue par la CNCDH. Entre démarche militante et légèreté scientifique », p. 23-36. Voir le Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Paris, La documentation française, 2017.

43 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « Les employeurs sont-ils islamophobes ? », p. 55-78.

44 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009, p. 90-92 sur la confusion entre différence et discrimination, p. 68-69 sur l’ignorance des effets de structure. Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, « Tracts », à paraître fin mai 2021.

45 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, ouvrage cité, p. 68-69.

46 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », site de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, 9 avril 2021.

47 – Pierre-André Taguieff, « Racisme institutionnel », article du Dictionnaire historique et critique du racisme, sous sa direction, Paris, PUF, 2013.

48 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », article cité.

49 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 213, p. 369-371.

50 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021, article cité.

51 – François Héran en est partisan. Voir par exemple, « Cessons d’opposer les principes républicains à la statistique ethnique », Le Monde, 20 juin 2020.

52 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, ouvrage cité, p. 375.

53 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

54 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

55 – C’est le titre d’un ouvrage états-unien de Mark Lilla, La gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Paris, Stock, 2018.

Un regard sur la conscience : « Galileo’s Error » de Philip Goff lu par T. Laisney

Avec cette recension de l’ouvrage de Philip Goff, Galileo’s Error. Foundations for a New Science of Consciousness (Vintage Books, 2020), Thierry Laisney nous plonge dans une tradition un peu déroutante et familièrement étrange – du moins pour nous les « continentaux » – de réflexions que livre la philosophie anglo-saxonne depuis trois siècles.

La conscience pour nous n’est pas un mystère. Mais, si elle est la chose la plus familière, la seule que nous connaissions avec certitude, rien n’est plus difficile que de l’intégrer dans notre image scientifique du monde. Selon le philosophe britannique Philip Goff, auteur de Galileo’s Error1, c’est dans le panpsychisme que réside la solution à ce problème tellement ardu.

Science avec ou sans conscience

D’après l’auteur, c’est à cause de Galilée que nous sommes confrontés à une telle difficulté. En effet, Galilée a retiré la conscience du domaine de l’investigation scientifique. Dans le monde qu’il décrit, les objets matériels n’ont pas de qualités sensibles (couleur, odeur, goût, etc.) ; ils n’ont que les caractéristiques (taille, forme, lieu, mouvement) que le langage des mathématiques peut traduire. Où se trouvent alors les qualités subjectives ? Dans l’âme. Cela fait quatre siècles que le dualisme galiléen (objets matériels d’un côté, âmes de l’autre) imprègne notre vision des choses. « Galilée, écrit Goff, est le père de la physique, mais il n’a jamais cherché qu’à nous fournir une description partielle de la réalité. » Délibérément, il nous a abandonné le problème de la conscience, autrement dit de l’expérience subjective.

Comment corriger cette « erreur », ou plutôt cette omission ? Selon l’auteur, trois remèdes peuvent être envisagés : le dualisme naturaliste ; le matérialisme ; le panpsychisme, selon lequel « la conscience est une propriété fondamentale et omniprésente du monde matériel ».

Un dualisme pourra-t-il en corriger un autre ? Philip Goff remarque que le dualisme, c’est-à-dire l’opposition entre des esprits immatériels et des choses physiques, est puissamment ancré en nous, ce qui ne plaide, ajoute-t-il, ni pour sa vérité ni pour sa fausseté. Selon le partisan le plus connu du « dualisme naturaliste », le philosophe australien David Chalmers (à qui l’on doit l’expression devenue fameuse « The Hard Problem »), la plupart des explications qu’on a pu donner de la conscience ne faisaient que se centrer sur des phénomènes comportementaux (« easy problems », « faciles » seulement par comparaison !) ; en réalité, il existerait des lois psycho-physiques particulières régissant les interactions entre l’esprit et le monde matériel – les neurosciences ne pouvant, quant à elles, expliquer que des corrélations entre certains états physiques et certains états de conscience.

De nombreux philosophes se sont employés à montrer la fausseté du dualisme (dont les tenants, en défense, ont notamment recouru à la mécanique quantique) ; pour Philip Goff, rien ne permet de dire que le dualisme est absurde mais cette conception satisfait moins que d’autres théories de la conscience à l’exigence de simplicité, essentielle en science (c’est ainsi, par exemple, que la théorie de la relativité d’Einstein a été préférée à celle de Lorentz).

Réfutation du matérialisme

Quant au matérialisme, on peut, selon Philip Goff, le réfuter tout en restant dans son fauteuil. L’usage du seul principe de non-contradiction pour écarter une hypothèse s’observe dans d’autres domaines, et l’auteur nous en offre deux illustrations. La première est relative au « voyage dans le temps », notion qui n’implique pas contradiction mais exige seulement qu’on adopte une théorie éternaliste. Cette théorie s’oppose au présentisme : selon elle, tous les événements sont également réels ; il s’agit d’une sorte d’égalitarisme temporel qui combat un « chauvinisme chronologique », lequel pourrait rejoindre – l’auteur ne le dit pas – le racisme, le sexisme, le spécisme, le validisme, voire le chosisme. Toujours est-il que, si le voyage dans le temps n’est pas logiquement impossible, l’idée de modifier le passé, elle, est contradictoire : elle mène à deux versions différentes de l’Histoire, ce qui n’a pas de sens. Autre exemple, c’est par le seul raisonnement que Galilée fut à même de prouver que le poids d’un objet n’affecte pas sa vitesse de chute, contrairement à ce qu’affirmait la physique aristotélicienne. Aucune expérience n’est nécessaire pour le montrer. Posons-nous la question de savoir si, attaché à un objet léger, un objet lourd verra sa chute accélérée ou ralentie. La conception que Galilée détrône conduit à deux réponses contradictoires.

C’est la même méthode, d’après Goff, qu’il faut employer contre le matérialisme. L’auteur commence par rappeler des expériences de pensée célèbres. Celle de Thomas Nagel, d’abord, qui s’est demandé ce que ça fait d’être une chauve-souris. On ne le saura jamais, quelque étendue que puisse être notre connaissance des chauves-souris. L’histoire de Mary, ensuite, cette neuroscientifique de génie qui connaît tout sur le phénomène de la couleur mais qui depuis toujours vit enfermée dans une pièce dépourvue de toute couleur. Un jour, elle est enfin libre et l’expérience qu’elle fait alors de la couleur lui apporte quelque chose de tout à fait nouveau. Ces expériences de pensée montrent que l’affirmation selon laquelle la réalité peut être capturée complètement dans le langage quantitatif de la physique est contredite par l’existence d’une conscience qualitative.

Selon Goff, la possibilité purement logique des zombies – ces créatures qui se comportent comme n’importe qui mais ne sont pas conscientes – permet de réfuter le matérialisme. Comme je ne peux pas prouver que telle personne n’est pas un zombie, les zombies sont logiquement possibles (logiquement seulement, comme le sont, par exemple, les cochons volants ; les cercles carrés, eux, sont impossibles à tous égards) et le matérialisme ne peut être vrai. Le matérialisme est la conception qui veut que les états cérébraux soient identiques aux expériences subjectives (ils ne se « contentent » pas de les produire, comme le laisse croire une vue erronée du matérialisme). Mais alors si les expériences et les états cérébraux sont identiques, ils ne peuvent – en vertu du principe d’identité – exister séparément. Or, le cas des zombies prouve que, d’un point de vue logique, ils le peuvent. Donc le matérialisme est faux.

L’illusionnisme – la croyance que la conscience est une illusion – est tout aussi faux selon Philip Goff. Ce serait une façon d’effacer toutes les difficultés, mais comment voir une illusion dans ce qui nous est le plus immédiat et le plus familier ? L’illusionnisme est incohérent : je pense consciemment, donc l’illusionnisme est faux. Une nouvelle digression offre à l’auteur l’occasion d’affirmer que les ordinateurs ne pensent pas. Tout au plus pourraient-ils être programmés pour croire qu’ils ont des sensations et des expériences.

Le panpsychisme

Matérialiste repenti, l’auteur est aujourd’hui un ardent défenseur du panpsychisme, une théorie qui commence à être prise au sérieux depuis quelques années. Les panpsychistes pensent que les constituants fondamentaux du monde physique sont conscients ; ils ne pensent pas que s’exerce partout une conscience comme la nôtre. Il est « possible que la lumière de la conscience ne s’éteigne jamais complètement, mais plutôt décline à mesure que se réduit la complexité organique ». Et ce continuum s’étend jusqu’à la matière inorganique. Selon Philip Goff, le panpsychisme, qui évite les impasses du dualisme et du matérialisme, est en mesure de faire entrer la conscience dans notre image scientifique du monde.

L’auteur rappelle que, il y a près d’un siècle, Russell et Eddington ont été des pionniers dans ce domaine. Selon eux, les équations de la physique n’expliquent pas ce que sont les propriétés fondamentales (masse, distance, force, etc.) du monde matériel ; elles se bornent à les désigner pour définir leurs relations. La physique est un instrument de prédiction : elle ne nous dit pas ce qu’est la matière mais uniquement ce qu’elle fait. « Il y a un réel sens dans lequel nous n’avons aucune idée de ce que sont l’hydrogène et l’oxygène, et donc nous n’avons aucune idée de ce qu’est l’eau ! », écrit Goff. C’est le « problème des natures intrinsèques ».

Eddington, influencé par Russell (dont la position, le « monisme neutre », est un peu différente), résout en même temps le problème de la conscience et celui des natures intrinsèques en postulant que c’est la conscience qui constitue la nature intrinsèque de la matière (pour lui, les propriétés physiques d’une particule sont elles-mêmes des formes de conscience). Selon Philip Goff, il n’y a pas d’autre candidat que la conscience pour remplir cette fonction, et le panpsychisme présente aussi l’avantage de la simplicité. Il ne définit aucune expérience subjective par quelque chose qui serait extérieur à cette expérience. On n’est pas obligé, bien sûr, d’être aussi convaincu que l’auteur par ce deus ex machina. Mais, pour s’opposer au panpsychisme, il faudrait selon lui « une raison de supposer que la matière a deux sortes de nature intrinsèque plutôt qu’une seule ». Trois siècles après que Galilée eut retiré du monde matériel les qualités sensibles, Russell et Eddington ont donc, selon Goff, trouvé le moyen de les y remettre.

La difficulté la plus notable rencontrée par le panpsychisme semble être le « problème de la combinaison » : comment, à partir de micro-éléments conscients, parvenir à quelque chose comme un cerveau humain ? Ce problème, souligne Goff, est moins difficile que celui auquel le matérialisme doit faire face ; ici, on « ne fait que » passer de qualités subjectives (simples) à d’autres qualités subjectives (complexes). Relativement à ce « problème de la combinaison », les « réductionnistes » s’opposent aux « émergentistes ». Pour les premiers, toute la diversité de la nature est réductible aux propriétés et arrangements des particules fondamentales. Pour les seconds, il s’agit au contraire – le tout étant plus que la somme des parties – de découvrir ce qui donne naissance à des touts émergents. C’est ce dernier programme qui, selon l’auteur, est le plus prometteur.

Quoi qu’il en soit, Philip Goff résume en ces termes son propre manifeste (il précise qu’une révolution serait nécessaire pour qu’il soit adopté) : « Le but d’une science post-galiléenne serait de formuler la théorie la plus simple et la plus économique en mesure de rendre compte à la fois des données quantitatives de la physique – connues par l’observation et l’expérimentation – et de la réalité des qualités subjectives – connues par notre appréhension immédiate de notre propre expérience. »

Quelques implications

Philip Goff imagine un guide cosmique dans lequel notre monde serait présenté ainsi : « Un univers physique dont la nature intrinsèque est constituée par la conscience. Vaut le détour ». Il examine quelques implications de sa conception panpsychiste. À propos de la crise climatique, il remarque d’abord que le climato-scepticisme est dû à une conception fausse du savoir. Le savoir n’est pas la certitude et, en la matière, le consensus de 97 % des scientifiques est plus que suffisant. Ailleurs dans l’ouvrage, Goff cite cette phrase magnifique de Locke : « Celui qui, dans les circonstances ordinaires de la vie, n’admettrait rien d’autre que l’évidence d’une démonstration ne serait sûr que d’une chose dans ce monde, c’est de périr très vite. » Ensuite, et pour en venir au panpsychisme, l’auteur note que notre propension à agir face au changement climatique est de toute façon très limitée : notre vision dualiste invétérée n’y serait-elle pas pour quelque chose ? Le dualisme, selon Goff, engendre une relation malsaine avec la nature, en créant une séparation irrémédiable entre les êtres humains et tous les autres, et en déniant à la nature une valeur intrinsèque. « Pour un enfant élevé dans une vision panpsychiste du monde, écrit-il, étreindre un arbre conscient pourrait être aussi naturel que de caresser un chat. » Il semble que « les plantes communiquent, apprennent et se souviennent. Je ne vois pas de raison autre qu’un préjugé anthropocentrique pour ne pas leur reconnaître une vie consciente qui leur soit propre ».

Un autre avantage du panpsychisme par rapport au matérialisme, c’est qu’il est compatible avec le libre arbitre. L’auteur n’exclut pas que le libre arbitre soit une illusion, mais il souligne que rien ne prouve qu’il le soit. La thèse déterministe juge qu’il n’y a pas de moyen terme entre un comportement déterminé (non libre) et un comportement entièrement livré au hasard. Or, ce moyen terme existe selon Goff : ce sont les choix libres impliquant une sensibilité à des considérations rationnelles. Plutôt qu’ils ne les déterminent, il se pourrait que les événements passés exercent une pression sur les entités physiques présentes, celles-ci demeurant libres d’accepter ou non cette pression. Plus les formes de vie sont simples, plus les comportements deviennent prévisibles. Cette idée m’a fait penser à la thèse du philosophe français Émile Boutroux (1845-1921) – on pourrait célébrer cette année le centenaire de sa mort – qui, pour sauvegarder la liberté de l’homme, affirme que la nécessité n’est pas la seule loi qui régisse le monde phénoménal et que tout est affaire de gradation : « dans les mondes inférieurs, la loi tient une si large place qu’elle se substitue presque à l’être ; dans les mondes supérieurs, au contraire, l’être fait presque oublier la loi » (De la contingence des lois de la nature, 1874).

Selon Philip Goff, le panpsychisme pourrait aussi apporter son éclairage à la question si difficile de savoir ce qui peut fonder dans la réalité une vérité morale. Si l’hypothèse mystique – relayée par le panpsychisme – qui fait s’effondrer la distinction sujet/objet est vraie, alors « l’objectivité éthique est fondée dans la nature de la réalité », puisque la croyance en la séparation totale des êtres n’est plus de mise. « Le sadique est objectivement dans l’erreur exactement au même titre que celui qui prétend que la terre est plate : l’un comme l’autre ont une vue fausse de la réalité. »

La conclusion de cet ouvrage fortement argumenté est empreinte d’idéalisme : « Mon espoir, écrit Goff, est que le panpsychisme puisse aider les êtres humains à sentir de nouveau qu’ils ont une place dans l’univers. » Alors, ajoute-t-il, nous pourrons rêver – et réaliser peut-être – un monde meilleur.

1 – Philip Goff, Galileo’s Error. Foundations for a New Science of Consciousness, Vintage Books, 2020.

Les symptômes d’une société malade, entretien avec Jean-Pierre Le Goff

Propos recueillis par Philippe Foussier

Dans son dernier livre, La Société malade (Stock, 2021), le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff propose un diagnostic des effets de la pandémie de Covid-19 sur notre société mais aussi sur ce que celle-ci n’a pas modifié mais plutôt révélé.

Philippe Foussier – Vous affirmez que la pandémie a « révélé » une société malade et fracturée. A-t-elle pour autant accentué ces caractéristiques ?

Jean-Pierre Le Goff – Si tout le monde a subi la pandémie et le confinement, tout le monde ne les a pas vécus de la même façon. Les fractures sociales et culturelles, tout particulièrement entre la « France périphérique », les banlieues et les grandes métropoles étaient manifestes. Quant à la coupure entre la société et le pouvoir politique, elle s’est accentuée après plus d’un an de gestion chaotique de la pandémie. S’y est ajoutée la vision d’un pays affaibli et désindustrialisé, dépendant d’une mondialisation dérégulée, sans parler de la situation dégradée du système hospitalier soumis depuis des années à des restrictions budgétaires et à un management déshumanisant. La pandémie a été comme la plaque sensible de ces phénomènes existant antérieurement mais qu’on ne peut plus dénier ou secondariser comme beaucoup le faisaient précédemment. Ce qui ne veut pas dire qu’on y voit plus clair pour autant. Le discrédit de l’autorité politique et la désorientation de la société sont un terrain sur lequel prospèrent les démagogues et les idéologies rétrogrades.

P. F. – En analysant le caractère « tourbillonnant » du débat démocratique depuis le début de la pandémie, vous affirmez qu’il pose « un défi à notre conception de la citoyenneté issue des Lumières ». Pour quelles raisons ?

J.-P. L. G. – L’angoisse et la désorientation ont été démultipliées par ce que j’appelle une « bulle langagière et communicationnelle » développée par les grands médias audiovisuels en direct et en continu, et les réseaux sociaux qui fonctionnent à la réactivité et à l’émotionnel. Les « événements » chocs, recouverts d’emblée d’un flot ininterrompu de commentaires et de polémiques, tournent en boucle à l’infini. Ce mode de fonctionnement donne le tournis et finit par décourager l’envie même de démêler le vrai du faux et d’agir sur le monde. Le recul réflexif et critique, l’autonomie de jugement et l’engagement responsable dans la cité sont rendus plus difficiles dans ces conditions. Il n’y a nulle fatalité en l’affaire pourvu que l’on fasse l’effort de penser par soi-même en se dégageant du maelstrom ambiant.

P. F. – La pandémie a aussi entraîné l’expression décuplée de discours catastrophistes nous promettant l’effondrement généralisé, la multiplication des malheurs voire la fin du monde, tout comme une rhétorique à connotation religieuse nous alertant sur l’imminence d’un châtiment divin ou la revanche d’une nature que l’homme aurait décidément trop maltraitée…

J.-P. L. G. – La collapsologie et l’écologie fondamentaliste ont été à la pointe de ces discours catastrophistes. Ils ont repris à leur façon l’idée de péché et de punition divine : avec la pandémie, nous paierions le prix de nos fautes envers la nature, ou encore la pandémie serait le « dernier ultimatum » envoyé par la « Terre » – encore appelée « Gaïa » – à notre endroit. Cette vision pénitentielle désarmante s’est accompagnée d’une critique qui ne l’est pas moins. Au moment même où nous manquions cruellement de connaissances et de moyens pour combattre le virus, il est pour le moins paradoxal que nombre de discours s’en soient pris à la science, à la technique et au progrès. La perspective de la décroissance et d’une réconciliation angélique avec la nature a été mise en avant dans le moment même où le virus faisait des ravages. Ces courants écologistes radicaux prônent un changement radical de nos modes de vie et de pensée en jouant sur la peur de la catastrophe comme suprême argument. Les préoccupations et les inquiétudes légitimes sur les questions écologiques méritent un autre traitement en s’intégrant à l’idée même de progrès, aux valeurs humanistes et rationnelles de notre civilisation.

P. F. – On a également assisté durant les périodes de confinement à la promotion de méthodes de développement personnel, de méditation, de relaxation, accompagnées d’un vocabulaire new age souvent ésotérique. Là encore, sont-ce des phénomènes passagers ou qui peuvent connaître une certaine postérité ? 

J.-P. L. G. – Le premier confinement a donné lieu à de multiples activités au sein même de l’espace privé pour tenter d’en adoucir les contraintes et éviter le stress ou la dépression. Le yoga et la méditation ont été ainsi valorisés comme des méthodes efficaces pour se relaxer et se débarrasser des « pensées négatives ». Par-delà leurs vertus thérapeutiques, ces techniques s’accompagnent de considérations plus ou moins claires issues des conceptions orientales revisitées à l’aune de l’individualisme postmoderne. Dans ce cadre, la « concentration sur l’instant présent » en dehors des désordres du monde et du souci de l’avenir me paraît faire écho non seulement au temps arrêté du confinement, mais aussi à une situation historique marquée par le repli sur soi dans des sociétés déconnectées de l’histoire qui ont le plus grand mal à affronter le tragique qui lui est inhérent. C’est dans ce cadre que se développent de nouvelles formes de spiritualité éclectiques et diffuses en dehors des religions traditionnelles. Ces spiritualités diffuses expriment elles aussi un malaise réel et un certain état du monde, en fournissant l’espoir illusoire d’une harmonie totale avec soi-même, avec les autres et avec la nature. Mais encore faut-il ajouter qu’elles concernent surtout des catégories pour qui le souci de soi occupe une place centrale dans l’existence. Ce qui m’a du reste frappé dans le premier confinement, c’est la façon dont toute une culture propre aux catégories sociales plus ou moins aisées habitant les grandes villes et que l’on surnomme les « bobos » a été mise en avant dans les médias et les réseaux sociaux comme une sorte de modèle hégémonique.

P. F. – Vous pointez dans votre livre la prolifération des théories complotistes dans ce contexte particulier et le fait que beaucoup voient ou croient voir des intentions ou des volontés cachées partout. Que pourrait-on faire, si c’est possible, pour endiguer cette tendance ? 

J.-P. L. G. – Le complotisme développe une représentation imaginaire où rien ne serait dû aux aléas de l’histoire mais où tout répondrait à un projet concerté de forces occultes qui manipulent et dominent les populations. Pour faire valoir sa fantasmagorie, il s’appuie sur des réalités : méconnaissance des origines exactes du virus, gestion chaotique de la crise, contradictions entre scientifiques…. Quiconque réfute ses présupposés se voit alors accusé de nier les faits en question. La critique et les arguments rationnels, pour nécessaires qu’ils soient, ne suffisent pas pour venir à bout du complotisme. Ce dernier se développe sur fond de désorientation sociale et de ressentiment. La cohérence entre la parole politique et les actes, la victoire contre la pandémie et la vision d’un avenir positif discernable me semblent des conditions indispensables pour le contrer efficacement, en sachant que l’irrationnel et la recherche de boucs émissaires prospèrent dans les périodes critiques de l’histoire comme celle que nous vivons.

P. F. – L’ère actuelle du repli individualiste et communautariste a paradoxalement fait apparaître de grandes réserves d’humanité et de solidarité durant la période. Est-ce selon vous temporaire ou durable ? 

J.-P. L. G. – Les événements tragiques de l’histoire voient resurgir des ressources auxquelles on ne s’attendait pas forcément. Celles-ci traversent les clivages idéologiques et politiques, les préférences partisanes, les institutions… Par-delà les grands discours, elles engagent une éthique personnelle en situation qui s’est formée au cours d’un parcours de vie et de formation. Je ne crois pas que « plus rien ne sera jamais comme avant », mais il importe de s’appuyer sur ceux qui affrontent l’épreuve du réel en sachant faire preuve de discernement, en ayant le souci des autres et de la collectivité. Ce sont les véritables élites et les forces vives du pays. « Développer l’esprit critique », « partager le patrimoine culturel », « former des élites issues du peuple », ces orientations de l’éducation populaire me paraissent plus que jamais d’actualité.

Jean-Pierre Le Goff, La société malade, Paris :  Stock, 2021, 216 p.

« Génération offensée » de Caroline Fourest (lu par P. Foussier)

« De la police de la culture à la police de la pensée » : tel est le sous-titre du livre de Caroline Fourest Génération offensée1 où elle narre « l’histoire de petits lynchages ordinaires qui finissent par envahir notre intimité, assigner nos identités, transformer notre vocabulaire et menacer nos échanges ».

Nous avons probablement tous en tête le souvenir de tel spectacle censuré ou de telle production littéraire contestée. L’un des mérites de ce livre consiste déjà à en dresser sinon une liste exhaustive du moins à illustrer le propos à travers de nombreux cas d’école. Pour y avoir enseigné, pour s’y rendre fréquemment, l’éditorialiste et réalisatrice Caroline Fourest évoque souvent la réalité de l’Amérique du Nord. Les États-Unis et le Canada préfigurent ce que l’Europe vivra un peu plus tard tant l’imprégnation culturelle du Nouveau Monde sur le Vieux Continent est considérable.

Police de la culture

Les temps ont changé depuis 50 ans. « En mai 1968, la jeunesse rêvait d’un monde où il serait interdit d’interdire. La nouvelle génération ne songe qu’à censurer ce qui la froisse ou l’offense », remarque Caroline Fourest qui souligne l’inversion des rôles : « Jadis, la censure venait de la droite conservatrice et moraliste. Désormais, elle surgit de la gauche. Ou plutôt d’une certaine gauche, moraliste et identitaire ». Elle en détaille donc les exemples, en particulier s’agissant du concept d’appropriation culturelle, qui dénie à des personnes le droit d’arborer des tresses, de proposer un menu asiatique dans une cantine, d’organiser des cours de yoga ou de suggérer l’étude d’une œuvre littéraire ou artistique. La parole est confisquée, parquée selon l’origine, le genre ou la couleur de peau. Sur les campus américains ou canadiens, les renvois d’enseignants qui contreviennent aux canons de cette jeunesse ne sont plus des cas isolés. La censure rôde en permanence : « Cette police de la culture ne vient pas d’un État autoritaire mais de la société ». Le dévoiement de combats anciens pour le féminisme, l’antiracisme ou pour les droits des personnes LGBT se généralise dans les milieux universitaires et militants et les réseaux d’influence s’étendent aux syndicats, aux partis politiques et au monde médiatique : « Ses cabales pèsent de plus en plus sur notre vie intellectuelle et artistique. Le courage d’y résister se fait rare ». En France aussi. En effet, les exemples sont multiples de telle ou telle institution qui cède à la menace de groupes de pression. « Les inquisiteurs de l’appropriation culturelle fonctionnent comme les intégristes. Leur but est de garder le monopole de la représentation de la foi en interdisant aux autres de peindre ou dessiner leur religion », observe Caroline Fourest, qui montre aussi comment l’obsession racialiste habite la plupart du temps les motivations des censeurs. L’identité est le maître-mot de ces fanatiques de l’ethnicité. Le séparatisme est leur projet, l’approche par l’intersectionnalité leur caution académique. Les exemples sont légion, mais la manière dont la pièce Kanata de Robert Lepage, qui dépeint l’oppression des peuples autochtones, a été censurée au Canada en dit long sur la façon dont cette gauche identitaire menace clairement la liberté d’expression au nom de sa Vérité. Que la troupe du Théâtre du Soleil compte 24 nationalités importe peu pour ces « talibans de la culture ». Aux yeux des censeurs, les rôles doivent être joués par des « racisés ».

Monde monoculturel

Le multiculturalisme institutionnel de l’Amérique du Nord a bien entendu favorisé cette évolution ; la manière dont il répand son influence en Europe et en France même nous prépare à de funestes perspectives. Caroline Fourest montre ainsi comment des mouvements comme la Brigade anti-négrophobie, le CRAN ou le parti des Indigènes de la République propagent leur manière d’appréhender le monde. Les connexions avec l’islamisme sont légion pour ces promoteurs d’un « monde monoculturel » qui rêvent de la « retribalisation du monde ». En France, ses thuriféraires convient dans leurs débats Dieudonné, Tariq Ramadan ou la pasionaria indigéniste Houria Bouteldja mais font interdire Mohamed Sifaoui ou la pièce de Charb. Des syndicats étudiants se font à l’occasion le relais de la censure, tant les milieux universitaires sont contaminés par ces approches, à Paris 1, à Paris 8, à l’EHESS, à Normale Sup ou ailleurs : « La dérive d’une certaine jeunesse n’est pas seulement en cause. La démission culturelle de certaines élites doit également être interrogée. Jusqu’à quand va-t-on tolérer cette intimidation ? Ne voit-on pas où elle mène ? ».

1– Caroline Fourest, Génération offensée, Paris, Grasset, 2019.

Texte publié avec l’aimable autorisation de la revue Humanisme, que je remercie.

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Michel Guérin sur André Leroi-Gourhan, lu par Alain Dermerguerian

En lisant le dernier ouvrage de Michel Guérin André Leroi-Gourhan – L’Évolution ou la liberté contrainte (Hermann, 2019), Alain Dermerguerian1 propose une méditation sur un matérialisme non réductionniste et réflexif. Il montre comment, dans les trois essais qui composent le livre, « Michel Guérin réitère sur l’œuvre de Leroi-Gourhan l’opération même de celui-ci sur la poïétique préhistorique. L’art et la philosophie culminent chez Michel Guérin en une pensée comme geste inchoatif, la matière vivante de la Forme qui se féconde, se métamorphose, et se retrouve enfin dans l’accomplissement de l’œuvre – cette idée auto-matérialisée ».

Dialogue du préhistorien et du philosophe

L’œuvre de Michel Guérin et celle d’André Leroi-Gourhan étaient destinées à se rencontrer et à longuement dialoguer, tant leurs voies, pourtant a priori différentes, convergent en bien des points essentiels. La recherche philosophique de Michel Guérin – une des rares qui soient aussi créatives et originales en France ces dernières décennies – et celle d’André Leroi-Gourhan (1911-1986), illustre paléoanthropologue et préhistorien français, interrogent toutes deux un point focal que Michel Guérin nomme « Figure » : énigme qu’éclaire brillamment toute la réflexion d’André Leroi-Gourhan, comme les livres du préhistorien ont nourri, de façon récurrente, la sienne. La Figure, justement, n’est cantonnée ni à la rhétorique, ni à l’esthétique ou à la sémiologie, mais s’impose chez Michel Guérin comme une morphologie générale de l’acte de penser, ou une généalogie, transversale à la nature et à la culture, de la Forme fécondant son propre sens.

Ce que Michel Guérin a toujours tenté de dépasser en philosophie, c’est l’opposition stérile d’un spiritualisme éthéré, faussement platonicien, où les formes se dégradent en des abstractions vidées de leur intuition première, et un matérialisme qui témoigne pour lui-même dans un réductionnisme parfois agressif, dont Musil fit un saisissant pastiche. Découvrir une incarnation, sans nul mysticisme, des formes signifiantes dans la matérialité même, comme le faire-sens immanent à l’organisme biologique ou à l’opération artisanale, c’est cela que poursuit Michel Guérin, de même que Leroi-Gourhan a analysé la naissance de l’herméneutique du monde chez les premiers hommes, l’« animal symbolicum » dont parlait si bien le philosophe allemand Ernst Cassirer.

C’est dire si l’œuvre du grand préhistorien est loin ici d’être l’objet passif d’un commentaire extérieur, mais c’est bien plutôt le geste inaugural de la philosophie que Michel Guérin décrypte dans ce dialogue avec Leroi-Gourhan, à même l’intentionnalité à demi-consciente des premiers hommes, dont nous ne connaissons que quelques traces matérielles, comme le museau d’un bison ou le pochoir d’une main se découvrant signature …

Un livre en trois essais

L’ouvrage de Michel Guérin se compose de trois essais : le premier déjà ancien mais révisé, le second sensiblement plus récent et le dernier inédit. Le premier essai considère Leroi-Gourhan comme « notre Buffon ». Le parallèle est pertinent si l’on se souvient que le paléoanthropologue, même sans se doubler d’un botaniste et d’un zoologue, a constamment réfléchi le rapport humain à la totalité de son environnement, minéral, végétal et animal. On lit ou relit trop peu ce passionnant naturaliste admiré de Jean Rostand, et souvent on ne se souvient que de la célèbre formule : « le style, c’est l’homme ».

C’est justement à une généalogie de la pensée humaine apparue sur Terre comme style d’être encore inouï, une quasi-ontologie du Style anthropique en tant que marque émergente d’une conscience se faisant geste puis œuvres, que s’attache Michel Guérin en ce premier moment. On sait avec quelle maestria Leroi-Gourhan a rendu compte de la dialectique du geste et de la parole au Paléolithique culminant chez Sapiens en capacité symbolique toujours plus réflexive. Du sens de la technique à la technique du sens qu’est tout langage, c’est dans cette poïétique générale que Michel Guérin retrouve le concept (fondamental dans son travail) de geste, où le legs de Leroi-Gourhan est tout à fait assumé et revendiqué (voir Philosophie du geste, 1995 et 2011, Actes Sud). Tout geste humain, du plus humble à la création artistique libérée de l’urgence vitale, tout geste donc inscrit notre contingence corporelle, ce corps à nous donné par la nature, dans les linéaments de la matière humanisée ; en la faisant résonner – et raisonner – comme symbole : un geste enraciné biologiquement dans l’humanité qui forge par sa liberté créatrice sa nécessité ontologique, son devoir de devenir ce qu’elle est .

Le second essai, sensiblement plus court, porte sur ce que Guérin nomme chez Leroi-Gourhan « le primat de la matière ». Penser vraiment la matière permet de délester le dogme matérialiste, selon lequel la matière suffit à penser, de tout son poids de réductionnisme. Cette inhérence de l’intelligence à la matière comme puissance et désir de forme est bien entendu préfigurée chez Aristote, mais elle ne pourra s’identifier à une vraie philosophie du vivant, dans sa définition darwinienne d’histoire évolutive et sélective, qu’avec Bergson. Mais là où chez Bergson la certitude d’un esprit irréductible à la matière sonne comme un credo métaphysique, chez Leroi-Gourhan, et tel serait son « rasoir d’Ockham », il ne peut être attesté d’autre esprit que l’organisation même de la matière vivante se modelant par les lois immanentes de la nécessité. La technique humaine naît dans et de l’histoire du vivant parce que la vie se sculpte déjà elle-même, selon la belle métaphore de Jean-Claude Ameisen, et se produit en une très longue série de perfections muettes et aveugles, mais bientôt réflexives avec Sapiens.

Le Mythogramme et la Figure

Le dernier essai montre (ainsi que dans l’œuvre de Merleau-Ponty, où l’art est pensé comme paradigme et épreuve de l’être-au-monde corporel, comme le corps projette toujours déjà toute la structure de la relation esthétique au monde) comment l’art transcende le banal artifice ou artefact, pour rencontrer la finalité ultime des cinq sens dans un Sens incarné, soit la Figure chez Michel Guérin et le Mythogramme chez Leroi-Gourhan.

Ce que le préhistorien nomme ainsi, c’est cette écriture-peinture qu’est d’abord la trace anthropique pariétale, bifurquant très tardivement en arts plastiques et écriture linéaire en Occident, force d’une civilisation fascinée par la domination de la nature, en pensée et en actes, mais travaillée par un lancinant remords ou nostalgie d’une unité fusionnelle perdue. Le mythogramme serait allégorie abstraite du monde s’il ne contenait dans sa matière même le geste humain qui l’a mis à jour, le marmonnement supposé de la voix du premier artiste accompagnant sa main en mouvement, et sans doute tous ces fantômes, peut-être chamaniques, dont nous n’avons à présent d’idée que dans les incantations enregistrées de peintres aborigènes australiens se livrant à des rituels ancestraux. Et de même que Leroi-Gourhan reconstitue dans son style admirable le continent inconnu de la pensée gestuelle paléolithique accouchant de ses propres formes, de même Michel Guérin pense le geste philosophique comme tel dans l’acte de scription, où le concept en train de s’inventer jaillit, par le miracle du cerveau de Sapiens, de la main du penseur.

Dans son style limpide et précis, avec ses rigoureuses métaphores, où l’on retrouve souvent l’héritage si français d’Alain et de Valéry, bien loin des routines académiques comme des avant-gardes aussitôt démodées, Michel Guérin réitère donc sur l’œuvre de Leroi-Gourhan l’opération même de celui-ci sur la poïétique préhistorique. L’art et la philosophie culminent chez Michel Guérin en une pensée comme geste inchoatif, la matière vivante de la Forme qui se féconde, se métamorphose, et se retrouve enfin dans l’accomplissement de l’œuvre – cette idée auto-matérialisée. Cela, Michel Guérin le nomme, dans une formule faisant miroir à son propre travail, le « devenir figure de la Figure » : soit l’expérience d’une beauté nue, primale, et encore radicalement innocente dont l’art paléolithique est le le chef-d’œuvre incontestable. Il nous appartient, dit finalement Michel Guérin après Leroi-Gourhan, que la liberté, conquise par notre imaginaire sur les mécanismes aveugles de l’évolution, préserve toujours la grâce singulièrement humaine de l’art de l’autre terme de l’alternative contemporaine : la gratuité absurde des aliénations bureaucratiques, de l’économisme arbitraire et des tentations de l’écocide, surgis eux aussi du cerveau de Sapiens/Demens.

1– Alain Dermerguerian est professeur agrégé de philosophie (Aix-en-Provence), ancien élève de l’ENS.

Michel Guérin, André Leroi-Gourhan – L’Évolution ou la liberté contrainte, Paris : Hermann, 2019.

« La parole du mille-pattes. Difficile démocratie » de Jean-Paul Jouary, lu par Valérie Soria

La lecture du livre de Jean-Paul Jouary La parole du mille-pattes. Difficile démocratie (Encre marine, 2019) nous convie à une plongée, ou plutôt à une remontée allant bien en deçà des analyses de la démocratie occidentale ancrée sur le modèle de la Grèce antique. L’hypothèse philosophique est que la démocratie est le socle de la forme première de toute organisation humaine. S’efforcer de revenir, à travers et au-delà des formes multiples, au terreau de toute forme de société, dès le Paléolithique, c’est prendre l’universalisme au sérieux et mesurer ce qu’est le principe démocratique comme principe de justice et de conciliation par la parole bien comprise.

Les livres de Jean-Paul Jouary sont, à chaque publication, l’occasion heureuse de prouver qu’un texte écrit n’est pas toujours ce qui met la parole en échec. Tout au contraire, il s’y déploie une parole bien singulière, celle d’un philosophe qui n’a jamais cessé d’enseigner et donc de s’intéresser à nombre de domaines où se matérialise le génie humain, où l’intelligence collective est à l’œuvre. Quel autre socle que celui du politique pour relier les étapes de l’itinéraire intellectuel qu’est celui de Jean-Paul Jouary ? Au fond, l’enseignement a toujours partie liée avec un acte politique. Enseigner n’est-ce pas faire le pari qu’il est possible de penser en commun en construisant une parole démocratique ? S’il y a une certaine violence à nous arracher à tout ce qui peut anesthésier notre jugement, le pendant de ce processus inconfortable n’est-il pas de se poser la question de savoir comment «  parler ensemble » 1 ? C’est à l’occasion de ses séjours à Abidjan pour y enseigner la philosophie que Jean-Paul Jouary renouvelle dans cet ouvrage la réflexion que nous portons sur la démocratie.

Élargir le regard pour construire l’avenir

Le titre du livre est tiré d’un dicton de la Côte d’Ivoire : «  C’est avec de bonnes paroles que le mille-pattes traverse un champ fleuri de fourmis ». La parole du mille-pattes est une parole qui parie sur un échange raisonnable permettant de dépasser la conflictualité, la logique de la vengeance. Ce qui motive Jean-Paul Jouary dans son ouvrage est d’étudier le pouvoir pacificateur de la parole au sein de toute collectivité humaine. Lorsque l’exercice de la parole s’attache à favoriser la discussion collective, la démocratie est assurée de prendre toute sa place. Il s’agit de promouvoir cette philosophie de «  la  parole du mille-pattes » pour donner à un monde violent et inégalitaire une issue démocratique pérenne.

À travers six chapitres (L’homme et la politique ; L’homme et le passé ; L’homme et la loi ; L’homme et l’avenir ; L’homme et le pouvoir ; L’homme et lui-même), l’auteur examine les champs dans lesquels l’homme inscrit son existence en tant qu’homme et en tant que citoyen. Il ne faut pas désespérer : «  des nouveautés historiques se préparent sur les ruines du monde existant »2. Cela appelle un changement de regard qui prenne en compte d’autres modèles d’organisation politique démocratique que notre modèle occidental ancré sur la Grèce antique. C’est à ce travail d’explorateur que notre auteur nous propose de participer.

Être citoyen en démocratie

Il faut commencer par revenir à l’élémentaire en travaillant d’abord à définir et réfléchir sur ce que nous entendons par «  démocratie », «  politique », « loi », «  justice », « liberté » et le socle opératoire de ces notions : la citoyenneté. C’est à ce travail de compréhension que Jean-Paul Jouary se consacre en vrai pédagogue donc en vrai philosophe.

La citoyenneté est un statut difficile à construire. Cela implique un exercice actif et non qu’on délègue cette responsabilité à d’autres. Promouvoir une «  citoyenneté active » est la base de toute vie démocratique : par les débats, par la participation éclairée aux discussions engageant notre avenir. Faute de quoi la politique ne saurait remplir sa fonction émancipatrice. C’est donc à une tâche difficile que nous appelle Jean-Paul Jouary. Il ne suffit pas de se reposer sur la participation aux élections pour être un citoyen. Réactiver le débat public est une nécessité, penser la souveraineté du peuple n’a jamais été aussi urgent : il y a une crise dans la démocratie du fait de la déperdition du sens de la souveraineté. Il faut se pencher avec attention sur la définition de l’intérêt commun, ce que Rousseau appelait l’intérêt commun. Cela appelle une réflexion sur la laïcité, dont nous voyons aujourd’hui qu’elle n’a jamais été autant remise en cause, ou confondue avec la tolérance.

Jean-Paul Jouary n’en reste pas aux philosophes de la tradition occidentale pour penser la démocratie. Nous n’avons pas le monopole de la pensée démocratique si par démocratie on entend  «  tout système social dans lequel les décisions qui engagent la collectivité sont prises par cette collectivité après un libre débat »3 . Notre auteur s’appuie alors sur des modèles comme ceux de l’Inde et plus généralement de l’Asie, des Berbères (avant le VIIIe siècle), de l’empire Arabo-Andalou du XIIe siècle, ou encore de la Mongolie. Ce qu’il faut comprendre par-là, c’est que l’Europe occidentale est à l’origine de la création d’un modèle parmi d’autres de démocratie, celle-ci étant le socle commun de la forme première de toute organisation humaine. La question étant : comment revenir à une forme démocratique authentique, qui ne perpétue pas les inégalités sociales et ne retire pas la souveraineté au peuple ? Car « C’est en effet « démocratiquement » que la «  démocratie représentative » permet de supprimer la «  démocratie » au sens propre»4. Il faut revenir au terreau de toute forme de société, dès le Paléolithique, pour mesurer ce qu’est le principe démocratique comme principe de justice et de conciliation par la parole bien comprise. Cela ne signifie pas que n’importe quel groupe ou n’importe quelle assemblée se définissant comme ayant un pouvoir de décision puissent constituer un socle valide et légitime de démocratie car nous risquerions de ne pas pouvoir échapper au communautarisme quelle qu’en soit la forme. Cela signifie plutôt que les humains, dès lors qu’ils se rassemblent, ont à apprendre et à exercer la parole démocratique au travers du débat public qui constitue «  la médiation essentielle entre la souveraineté du peuple et la qualité de ses décisions »5. Passer du « Je » au «  Nous », de nos intérêts égoïstes au bien commun que seuls des raisonnements bien conduits peuvent faire émerger au-dessus de la diversité des opinions, tel est le mouvement propre à l’exercice de la démocratie, bien avant toute forme de vote. «  Je suis parce que nous sommes »6.

Au-delà du droit

Si l’aspiration à la démocratie exprime au fond un idéal de justice, il faut dépasser une logique punitive et répressive qui n’est que la résurgence d’une logique de la vengeance. Il ne peut y avoir de justice humaine qu’en essayant de mettre un terme aux rapports de force et à un droit imposé aux vaincus par les vainqueurs. Des figures emblématiques comme celles de Gandhi, Martin Luther King et Mandela peuvent nous conduire sur le chemin d’une justice animée par un esprit de réconciliation. Les pages sur Mandela7, en particulier, sont éclairantes car elles montrent à quel point la verbalisation de tout un peuple rassemblé peut «  Guérir les bourreaux et leurs victimes ensemble »8. Par cette réconciliation pratiquée dans l’ubuntu, le droit est dépassé par une justice supérieure, celle que des hommes unis dans une volonté de faire peuple mettent en œuvre. La question étant finalement celle de l’humanité que les hommes veulent voir advenir : une humanité réconciliée, soucieuse de bâtir la société du genre humain, ce qui est proprement respecter la vertu et nous rendre plus conscients de ce que nous pouvons inventer pour nous donner un avenir et donner sa pleine puissance à la pratique politique bien comprise.

Appeler les citoyens à penser ce que c’est que gouverner et non diriger, tracer la voie d’un universalisme qui va chercher ses références dans des cultures non occidentales, aller puiser jusque dans la préhistoire pour penser les mutations sociales et politiques, c’est bien à un itinéraire très large que nous convie le livre de Jean-Paul Jouary qui est comme le récit d’un philosophe engagé depuis des décennies dans la recherche d’une manière de pratiquer une parole libre, exempte de rapports de force, au service d’un enseignement qui se veut accessible à tous. Sans jamais se départir d’un optimisme qui honore ses lecteurs. À nous de poursuivre ce cheminement puisque ce que nous retirons de la fréquentation de ce philosophe est de ne jamais perdre le courage de nous engager dans la réflexion et dans la participation active à tous les débats publics initiés par les forces vives et critiques de nos démocraties.

Jean-Paul Jouary, La parole du mille-pattes. Difficile démocratie, Paris : Les Belles-Lettres, coll. Encre marine, 2019. Voir le site de Jean-Paul Jouary.

Notes

1 – Pour reprendre l’expression de Gadamer dans Langage et vérité, p.151, Gallimard, 1995.

2La parole du mille-pattes, p. 14

3Op.cit., p.44

4Op.cit., p.67

5Op.cit., p.58

6 – Selon le principe ancestral de l’ubuntu du clan de Nelson Mandela que Jean-Paul Jouary a développé dans son ouvrage intitulé Mandela une philosophie en actes, Livre de Poche, 2014

7Op.cit., pp.107-111

8Op.cit., p.110

Vague, le monde est vague

« Pragmatism and Vagueness » de Claudine Tiercelin, lu par Thierry Laisney

Dans Pragmatism and Vagueness1, livre constitué de trois conférences données à Venise en mars 2018, la philosophe Claudine Tiercelin, professeure au Collège de France, examine la question du vague (vagueness) à la lumière du rôle qu’elle joue dans l’œuvre de Charles Sanders Peirce (1839-1914), le « fondateur du pragmatisme ».

Approches du vague

Dans l’histoire des idées, le vague (du latin vagus, errant) a le plus souvent été considéré comme une déchéance au regard d’un certain idéal de la connaissance. Par exemple, au hasard d’une brocante, je suis tombé sur un ouvrage du XVIIIe siècle2 où il est dit, au chapitre IV (« Continuation des Abstractions, & des Idées Vagues et Déterminées ») de la section troisième (« De la diversité de nos Idées, par rapport aux différentes manières dont nous pensons aux Objets ») : « Les Idées vagues sont toujours une marque d’imperfection. Chaque Objet qui existe est déterminé, & par conséquent nos idées représentent d’autant plus exactement les choses qu’elles sont plus déterminées. » C’était encore l’opinion de Russell : seules les représentations peuvent être vagues, le monde est précis.

Mais les choses ne sont probablement pas aussi simples. Claudine Tiercelin cite la philosophe britannique Katherine Hawley selon qui « nous ne savons pas comment répondre » à certaines questions et « il ne semble pas qu’une information supplémentaire nous [y] aiderait ». Cela tient, notamment, à la difficulté, voire à l’impossibilité, de tracer une frontière en deçà de laquelle on n’est pas encore grand, chauve, adulte, etc. Les paradoxes sorites remontent à l’Antiquité. En voici un exemple. Un garçon (appelons-le Tanguy) a quatre ans, il est sans conteste un enfant. Il est bien évident qu’il est encore un enfant une seconde plus tard, et donc encore une seconde plus tard, etc. Le problème est qu’au bout de 757 382 400 secondes Tanguy est encore un enfant malgré ses… 28 ans !

Pour Claudine Tiercelin, l’indétermination peut concerner un objet (comment savoir où commence et finit cette montagne ?), une propriété (Fred est-il chauve ou non ?) ou bien une relation d’appartenance (cette molécule sur le bout du doigt de Fred est-elle encore une partie de Fred ?). Pour expliquer « la source de tout ce vague », trois points de vue principaux sont en concurrence. Selon une conception épistémique du vague, nos affirmations sont, de façon déterminée, vraies ou fausses mais nous ne savons pas lesquelles sont vraies, lesquelles sont fausses. Selon une conception sémantique (ou linguistique), le vague est une caractéristique de notre langage ou des mots que nous employons : il s’agit donc d’un phénomène réel, ce qui ne semble pas être le cas pour le point de vue précédent, d’après lequel « quand je dis que Fred est chauve, mon usage du mot est vague, mais le mot lui-même n’est pas vague, et a des conditions d’application précises […] mais que j’ignore ». Enfin, le point de vue ontologique considère que le vague caractérise l’objet lui-même, et non pas seulement ce qu’on en sait ou les mots dont on dispose pour en parler. Cette conception réaliste du vague (souvent jugée problématique) est celle que défend, après Peirce, Claudine Tiercelin.

Réalité du vague

Toute indétermination, relève Claudine Tiercelin, semble avoir une source double : la signification des mots d’une part, comment est le monde d’autre part. Lorsqu’on se demande si Fred est chauve, cela tient bien en partie aussi à ce qu’est la tête de Fred. C’est ce que pense également Timothy Williamson, cité dans le livre : « strictement entendue, la distinction entre le vague et la précision s’applique aux représentations. Mais cela n’exclut pas la possibilité qu’elle reflète une distinction équivalente dans ce qui est représenté. » L’autrice ajoute que « tenir le vague pour réel, d’un point de vue ontologique, semble intuitivement juste. Nous voyons tous que le monde est rempli d’hommes chauves, d’enfants, d’hommes grands et petits, de montagnes, de déserts et d’îles – toutes choses qui, à première vue, ne semblent pas particulièrement précises ». Il semblerait, par exemple, que le mont Blanc soit un objet vague : « Les frontières du mont Blanc sont floues. Certaines molécules sont à l’intérieur du mont Blanc, d’autres en dehors. Mais certaines ont un statut indéterminé. » De la même façon, l’ensemble des hommes grands (un objet abstrait) contient sans aucun doute ceux qui font plus de 2,10 m, et certainement pas ceux qui mesurent moins de 1,65 m ; mais si je fais 1,79 m ?

Peirce est le tenant d’un réalisme du vague. Contrairement à beaucoup d’auteurs, il estime que le vague n’est pas « un défaut de notre connaissance ou de notre pensée » et qu’il ne peut « pas davantage être supprimé dans le monde de la logique que la friction en mécanique ». « Les logiciens, écrit encore Peirce, ont trop négligé l’étude du vague, sans soupçonner le rôle important qu’il joue dans la pensée mathématique. »

Selon Claudine Tiercelin, si Peirce défend cette position, c’est d’abord parce qu’il est fondamentalement un réaliste (au sens où le réalisme s’oppose au nominalisme). Héritier lointain de Duns Scot, Peirce précise que les « universaux » n’ont jamais été des choses. C’est ce que le mot signifie qui est réel. Est réaliste, selon Peirce, celui qui pense que telle ou telle propriété, la dureté, par exemple, n’a pas été inventée par les hommes mais se trouve réellement dans les choses dures et est une dans toutes ces choses. Certes, les universaux sont des mots ou des concepts. La question est de savoir s’ils ne sont que cela ; « aucun réaliste, souligne Peirce, n’est assez insensé » pour ne pas voir que certains universaux sont de pures fictions.

Pour montrer comment peut se manifester le réalisme de l’indéterminé au quotidien, Peirce prend l’exemple d’un cuisinier désirant faire une tarte aux pommes. Ce n’est pas une chose individuelle (comme pourrait nous le faire penser l’adhésion au nominalisme) qui est désirée, mais « quelque chose qui produira un certain plaisir d’une certaine sorte » ; et, sauf circonstances spéciales, lorsque le cuisinier saisit une pomme, il ne vise pas une pomme en particulier mais une pomme en tant qu’elle est pomme. Ainsi, le général est avec le vague une des deux figures de l’indéterminé, lequel caractérise, de façon irréductible, la réalité elle-même. Selon Peirce, le vague « est l’analogue antithétique de la généralité ». Un énoncé vague échappe au principe de contradiction : dans certains cas, il peut être vrai de dire que Fred est chauve comme de dire que Fred n’est pas chauve. Un exemple d’énoncé général : Ce tableau représente un souverain. – Quel souverain ? – Celui que vous voudrez. Le général s’applique à un nombre indéterminé de cas ; le vague résulte de l’impossibilité de définir strictement le domaine d’application d’un concept. Pour Claudine Tiercelin, Peirce a développé, à travers ces deux formes, un « réalisme cohérent de l’indétermination ». Le vague est encore à distinguer de l’ambiguïté, qui définit une phrase pouvant présenter deux significations. Exemple (non pris dans le livre ou chez Peirce) : Il ne l’aime pas parce qu’elle est riche.

Vertus du vague

Pour Peirce, le vague dans la signification est irréductible. Et ce n’est pas un obstacle à la communication ou à la vérité. Aucun signe n’est, selon lui, tout à fait précis ni complètement indéterminé. Claudine Tiercelin relève que le vague, pour Peirce, est une vertu à trois égards au moins. Dans la quête de la connaissance, il caractérise l’hypothèse initiale, dont la recherche ultérieure précisera l’interprétation. Le vague caractérise aussi nos certitudes fondatrices, celles que nous ne mettons absolument pas en doute et qui s’en trouvent « invariablement vagues » selon Peirce. D’une façon générale, la certitude décroît à mesure que la précision augmente. On peut plus facilement, remarque Claudine Tiercelin reprenant un exemple de Pierre Duhem, être sûr de la vérité de Jean est grand que de celle de Jean mesure 1,903 m. En troisième lieu, nos jugements perceptuels sont inévitablement vagues.

« Peirce a souligné, écrit Claudine Tiercelin, que le vague est moins une question de sémantique […] qu’il n’est irréductiblement lié à des considérations pragmatiques ». Si j’ouvre à nouveau le livre de 1737 que j’ai mentionné plus haut, je peux lire : « Il y a des sujets sur lesquels le plus sûr est de se contenter des idées vagues, parce que nos manières de penser, ne peuvent aller jusqu’à les rendre déterminées, sans témérité, & sans risque de tomber dans l’erreur. » Il est illusoire, selon Peirce, de vouloir mettre fin au vague du langage ordinaire par la précision : « plus nous nous efforçons d’être précis, plus la précision semble inaccessible », a-t-il écrit. « Dire que j’ai 123 000 cheveux blonds, remarque Claudine Tiercelin, est indiscutablement précis et demeure vague cependant ». Dans la communication de tous les jours, une précision extrême serait non seulement difficile mais incongrue. Si l’on me demande aujourd’hui quand mon père est mort, je répondrai : « il y a vingt ans ». Je pourrais aussi répondre : « il est mort il y a 19 ans, 8 mois et 22 jours » (je viens de faire le calcul), mais je passerais alors légitimement pour un dangereux maniaque. De même, à moins qu’il ne s’agisse d’un petit jeu entre nous, mon boucher ne verra probablement pas d’un très bon œil que je lui demande un bifteck de 177 g. De part en part, le langage ordinaire est constitué d’approximations.

Plus profondément, il y a toujours un certain vague (parfois voulu, d’ailleurs, par le locuteur, qui y trouve intérêt) dans nos échanges langagiers : « l’expression linguistique n’est jamais qu’une traduction approximative de la pensée et […] suppose sans cesse de la part de celui qui l’accueille une interprétation et un commentaire, de la part de celui qui l’emploie une sorte de consentement tacite à n’être qu’imparfaitement compris »3. Telle est la conséquence de l’indétermination relative des signes.

Si, par ailleurs, un terme était complètement spécifié, on courrait le risque que des questions sans intérêt soient indéfiniment soulevées. Claudine Tiercelin prend l’exemple de la phrase Peirce écrivit cet article. De quelle couleur était l’encre qu’il a utilisée ? Comment s’appelait le père de l’homme qui avait fabriqué cette encre ? Quel était le mouvement des planètes au moment de sa naissance ? Etc. Le monde n’est pas tel que nous puissions le déterminer avec une certitude ou une complétude absolument infaillible.

Notes

1 – Claudine Tiercelin, Pragmatism and Vagueness. The Venetian Lectures. Mimesis International, 2019.

2 – Jean-Pierre de Crousaz (1663-1750), Logique ou Système abrégé de réflexions qui peuvent contribuer à la netteté & à l’étendue de nos connaissances, seconde édition, Amsterdam, Chatelain, 1737.

3 – Jules Marouzeau, Précis de stylistique française, Paris, Masson, 1941, p. 4.

« Considérations sur l’Europe » de Jean-Claude Milner, lu par C. Kintzler

À l’approche des élections européennes, il est plus qu’opportun de lire le livre de Jean-Claude Milner, Considérations sur l’Europe. Conversation avec Philippe Petit (Paris : Cerf, 2019)1. L’auteur y développe sa vision politique de l’Europe et des relations internationales, examine la question centrale de l’État-nation, et soulève le point décisif des pouvoirs de l’individu. L’ensemble, plus désabusé que fondamentalement sombre, ne s’interdit pas les échappées.

Encadrés par un prologue et un épilogue, cinq grands chapitres2 s’attachent à débusquer et à rappeler les incohérences constitutives, les obscurités, les réalités peu avouables ou méconnues sous une interface lisse et trop pure pour être honnête – ou plutôt à montrer comment ce qui se présente aujourd’hui comme politique européenne ou en faveur de l’Europe consiste précisément à produire et à entretenir ce leurre. Sans vouloir en couvrir toute la richesse, on s’en tiendra ici à faire état de quatre jalons.

La question de l’État-nation

L’incohérence originaire, constitutive, repose sur l’oscillation entre Europe fédérale et Europe des nations, redoublée par l’obscurité, soigneusement dissimulée, propre à la référence fédérale (fédération  ou confédération ?). De son côté, la référence nationale n’a jamais disparu, comme en témoigne la réunification allemande. Elle se poursuit dans les pays de l’ancienne Europe de l’Est, à juste titre méfiants envers tout ce qui pourrait se présenter comme empire. Profondément obscurcie par le traité de Maastricht, et à force d’être vouée à l’exécration, la notion de souveraineté nationale a été réduite à son irrationalité :

« La notion de souverainisme a été inventée pour enclencher une machine de raillerie. L’entreprise a réussi au-delà des espérances, mais il semble bien qu’elle ait remporté une victoire à la Pyrrhus. À force de rejeter a priori toute possibilité d’un usage rationnel de la notion de nation, les partisans de l’Europe ont laissé le champ libre à ses usages irrationnels. En fait, ils ont fabriqué le populisme : alliance du principe des nationalités avec ce qu’on pourrait appeler l’anticapitalisme des imbéciles. Or l’anticapitalisme ne supporte pas la bêtise ; il en va de même du principe des nationalités » (p. 29-30).

D’où le principe secret et honteux de l’européisme : constituer une internationale de hauts fonctionnaires en pariant « sur l’insuffisance constitutive des citoyens et des peuples ». Entretenir l’insuffisance pour mener une politique : c’est exactement l’inverse de ce que pourrait faire un nationalisme rationnel qui « parie sur la possibilité que les citoyens et les peuples choisissent par eux-mêmes le meilleur » – c’était la position notamment de De Gaulle et de Churchill. Or, ajoute l’auteur un peu plus loin,

« Je maintiens qu’il aurait été parfaitement possible de concevoir une Europe unie sur cette base, mais il est indéniable que, dans les faits, la doctrine n’a plus aucun représentant digne de ce nom. Toutes les nations d’Europe continentale ayant cédé devant Hitler, il leur est difficile, mis à part l’émergence de sujets d’exception, de ne pas se rallier au pessimisme qui les exonère de leur responsabilité : nous avons choisi le pire, avouent-elles, mais la nature humaine est ainsi faite ; aussi devons-nous nous fédérer pour que chacune ramène l’autre dans le droit chemin (capitalisme rationnel, démocratie de façade, oligarches de fait, etc.). Vous aurez reconnu la fable de l’Aveugle et du paralytique. » (p. 32)

On peut observer le fonctionnement de ce mécanisme de trompe-l’œil  : maintenir les souverainetés nationales juste assez pour que les États-nations assument les décisions désagréables ou peu rentables (impôt, police, éducation, santé, protection sociale). « Ainsi est préservée la pureté de l’idée européenne »3.

L’impuissance de l’Europe

Se déroule alors la voie qui piste ce même mécanisme dans de multiples domaines et qui permet de voir clair dans les diverses branches du labyrinthe politique international et national. On refuse la guerre formelle, celle qui se déclare et qui corrélativement peut se conclure, pour poursuivre la guerre matérielle sur maints théâtres d’opérations en refilant le mistigri à quelques-uns, le droit d’ingérence servant de motif sophistique pour ne pas déclarer la guerre. On n’aperçoit pas que les États-Unis sont en train, les moyens de communication aidant, de devenir un État-nation et tiennent pour cela le projet européen comme du dernier ringard. On ne sort pas de l’après-1945, alors que le nouveau système de relations internationales repose sur des États-nations de grande dimension de type nouveau et sur la persistance des États-nations de type ancien. On feint de croire que les relations internationales ne sont pas régies par des rapports de force, et on continue à pratiquer une rhétorique ornementale à cet égard. Le comportement de l’Europe sur la scène internationale, notamment sur le continent africain ainsi qu’au Proche et au Moyen-Orient, fait l’objet d’un examen tout aussi sévère et désabusé et d’un constat d’impuissance4.

Un bilan lucide précise en outre que « l’Europe unie n’a résolu aucun des problèmes qui l’avaient rendue nécessaire » : pauvreté, pas d’autonomie énergétique, pas de politique de grands équipements, pas de politique d’immigration – plus loin, le chapitre 5 ajoutera que, en matière de politique sociale, la doctrine européenne actuelle se ramène à un axiome : « Face à la misère, la justice sociale est un luxe inutile » (p. 139).

Le « cas Macron », la laïcité et le « fait religieux »

Le « cas Macron » est significatif : le président français a-t-il bien mesuré que l’État-nation redevient le bon niveau de réglage et surtout qu’il a changé de dimensions ? Il affiche son indépendance en recourant à une théologie politique inspirée de Ricoeur pour mieux faire accepter une dépendance à l’égard du modèle anglo-saxon et de la religiosité en général. S’il ne partage pas ouvertement avec le Pape et Obama une incompréhension têtue à l’égard de la laïcité, on ne peut écarter qu’il ait le projet de s’en remettre à un modèle multiculturaliste où le « fait religieux » se veut fédérateur. Or à ce sujet l’auteur est très clair :

« Pour le moment, l’ensemble des croyances s’unissent contre la conception française de la laïcité ; mais dès qu’elle aura cédé le pas à la conception européenne, on assistera à des guerres de religion entre les confessions chrétiennes ancestrales et les diverses versions de l’islam » (p. 123).

À partir d’un rappel vigoureux du concept de laïcité, l’auteur engage ce qui va alimenter la réflexion finale du livre : la question des droits individuels. Ne pas confondre la liberté individuelle avec l’affirmation individuelle. Cette dernière en effet se réduit à une compilation qui emprunte ses propriétés à des espaces bornés où s’assemblent ceux qui se ressemblent  : rôle de composition qui se contente d’assortir des ingrédients disponibles – « coutumes », « croyances », « cultures », l’allégeance communautaire se retourne contre la liberté. Il en va ainsi, par exemple, du port du voile intégral, qui affirme l’intolérance et la soumission (p. 129). C’est l’occasion d’une mise au point claire sur le rôle nuisible d’un discours lénifiant présentant l’islam radical extra-européen comme la seule version valide et légitime de l’islam, faisant obstacle à tout travail éclairé de la part des musulmans européens. Il convient, en la matière, de remettre les choses à l’endroit :

« Les progressistes crient à la persécution pour peu qu’on refuse à tel ou tel musulman le droit d’empiéter sur la liberté d’autrui ; de même, ils invoquent une « stigmatisation » dès qu’on regrette qu’un musulman d’Europe fasse allégeance à telle ou telle contrainte caractéristique de l’islam extra-européen. Ce faisant, ils se montrent proprement réactionnaires. Ils enferment l’islam européen dans le carcan que lui a fabriqué l’islam radical. Surtout, ils l’empêchent de se penser lui-même comme une nouveauté sans précédent » (p. 134).

Les pouvoirs de l’individu

La fin de l’ouvrage médite la question fondamentale des droits (et donc des pouvoirs) de l’individu et propose un critère pour juger de l’Europe, et plus généralement de l’état démocratique d’une association politique  :

« … [les individus] ont-ils des pouvoirs stables et reconnus qu’ils puissent opposer à des collectivités, quel que soit le niveau de définition de celles-ci : famille, cités, régions, états ? La démocratie consiste à accorder à l’individu des pouvoirs opposables à ceux de quelque collectivité que ce soit. Je n’en connais pas d’autre. Plus exactement, toute autre définition est mensongère. » (p. 161).

C’est alors qu’apparaît le point programmatique et problématique ultime, sous la forme d’un défi classique que l’Europe, cette fois, serait capable de relever :

« Autant je vois mal l’Europe surmonter ses difficultés en matière de politique internationale, en matière de défense, en matière d’inégalités économiques entre États membres, etc., autant je crois possible de poser ouvertement la question des pouvoirs de l’individu face aux collectivités. Je crois de même possible de réexaminer de ce point de vue les collectivités tant politiques que sociales. Lesquelles se montrent capables de reconnaître des pouvoirs à l’individu ? Lesquelles au contraire tendent spontanément à les nier ? » (p. 163)

C’est pourquoi les États-nations sont probablement mieux placés que les pouvoirs dits de proximité, notamment régionaux, pourvu qu’ils se pensent autrement que comme des corps intermédiaires :

« Une grande partie des difficultés que rencontrent les périphéries – France périphérique, Allemagne périphérique, Italie périphérique, etc. – tient au fait que les pouvoirs immédiatement proches ont fait écran aux pouvoirs médiats et notamment à l’État. Le système du caïd dans les quartiers en donne l’illustration, mais les notables locaux ne valent pas toujours mieux. Du coup les pouvoirs de l’individu ont été dévorés, au point que ce dernier ne sait même plus qu’il pourrait en avoir. […] À des échelles différentes, la même structure se répète, depuis la barre d’immeuble jusqu’aux nations. L’avenir politique de l’Europe consiste à s’y opposer.
Encore faudrait-il : 1) qu’elle reconnaisse le lieu de la difficulté : créer, maintenir, accroître les pouvoirs de l’individu face aux divers types de collectivités ; 2) qu’il soit admis que la supranationalité ne suffit pas, si elle ne situe pas l’Europe comme protecteur de l’individu face aux collectivités proximales et, le cas échéant, face aux corps intermédiaires nationaux ; 3) que dans ce projet, l’Europe envisage la possibilité que les États-nations soient des alliés, plus sûrs en tout cas que les collectivités locales et les corps intermédiaires » (p. 165).

Si la pensée d’un avenir de de l’Europe est possible, elle ne peut pas faire l’impasse sur l’euroscepticisme informé,  argumenté et lucide que déploie Jean-Claude Milner dans cet ouvrage.

Notes

1 – Il importe de préciser que les propos constituant le présent livre, publié en 2019, ont été recueillis durant l’été 2018. On rappellera en outre que Jean-Claude Milner a publié en 2017 aux éditions Cerf une première « Conversation avec Philippe Petit » Considérations sur la France.

2 – « L’Europe et la paix » ; « L’Europe dans le monde » ; « La religion de l’Europe » ; « L’Europe sociale » ; « L’Europe de la culture et des droits ».

3 – Et l’auteur de souligner au passage que le fédéralisme états-unien fait le choix inverse de se salir les mains.

4 – Voir notamment au chapitre 2 les rubriques :  L’Afrique est mal partie ; L’impuissance idéologique européenne ; L’Orient compliqué.

« L’innommable » d’Adélaïde Munkantabana, lu par Alain Champseix

Après avoir rencontré l’auteur de manière fortuite, Alain Champseix1 a lu L’innommable – Agahomamunwa. Un récit du génocide des Tutsi, d’Adélaïde Munkantabana2. Il expose comment ce récit poignant, sans se départir de sa dimension de témoignage personnel ou plutôt parce qu’il s’y attache de manière profonde et réflexive, soulève la question fondamentalement politique des conditions de possibilité d’un génocide.

La rencontre conjointe d’un livre et d’une personne

Sans doute n’aurais-je pas lu ce livre si un collègue d’histoire-géographie de mon établissement n’avait pas pris l’initiative de faire appel à son auteur pour une conférence auprès de plusieurs classes d’élèves de Première.

Deux choses avaient particulièrement attiré mon attention à cette occasion. D’une part l’extrême gentillesse de cette dame touchée jusque dans sa chair – son cœur et son âme – par le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 – deux de ses enfants ont été assassinés ainsi que la plus grande partie du reste de sa famille. D’une voix douce, elle disait aux lycéens qu’elle n’était pas là pour les effrayer mais pour témoigner et expliquer, leur demander, aussi, de ne pas laisser dans l’oubli un événement qui, si l’on y réfléchit bien, concerne tous les hommes. D’autre part, j’étais comme interdit par une manière de faire qui n’appartient qu’à elle : dire mais en laissant sa place au silence, c’est-à-dire, en réalité, à l’écoute des élèves, au temps de leur compréhension et de leur étonnement. Est-elle comme préparée à cela par son passé d’enseignante3 ? À la fin, tout l’amphithéâtre était avec elle et les élèves venaient la voir en toute confiance. C’était en accord avec l’intention de son ouvrage qui porte le titre L’innommable, agahomamunwa en langue kinyarwanda, littéralement : « bouche obstruée ». Tout l’ouvrage est d’ailleurs imprégné d’expressions de sa langue maternelle comme pour faire comprendre deux idées : il faut se rendre compte que le français n’est pas sa langue, qu’il ne peut donc pas tout exprimer de son pays, que celui-ci est mort malgré ses efforts ambigus pour renaître d’une autre façon mais, aussi, que les mots de sa langue natale ont comme été bouleversés par le génocide. « Aller travailler », pour les Hutu, c’était user de la machette, instrument agricole, à longueur de journée contre des hommes de tout âge, des femmes enceintes, des enfants et des bébés.

Ce livre est marqué par sa quasi impossibilité non seulement parce que la douleur ne peut jamais être complètement communiquée et partagée – tout au plus peut-elle être indiquée et suggérée – mais aussi parce que tout semblait aller contre l’utilité même de l’écrire. Les morts, au demeurant privés de sépulture, ne peuvent parler et il ne reste plus rien du passé qu’elle a vécu ; même un de ses fils ne parvient pas à imaginer qu’une contrée envahie par les ronces et les serpents a pu être autrefois – il n’y a pas si longtemps – une région cultivée, prospère et heureuse. Mais il n’y a pas que cela. Il y a aussi l’incompréhension et l’ignorance des habitants du pays d’accueil (la France), l’impunité et l’arrogance des tueurs, les protections dont ils profitent un peu partout, au Vatican notamment, sans parler des négationnistes. L’innommable, c’est donc également cela : l’absence d’auditeurs ou leur grande rareté. Il y a comme un redoublement du génocide. Les rescapés des camps nazis ont également connu une telle situation : exclus, jugés embarrassants et, finalement, parfois, niés.

Ce serait cependant une grave erreur que de réduire cet ouvrage à un témoignage personnel, aussi légitime puisse-t-il être, non que la dimension personnelle soit marginalisée mais parce qu’elle prend, au contraire, tout son sens et même sa densité avec la réflexion et la connaissance de l’histoire du Rwanda dont l’auteur expose la grande complexité avec clarté et fluidité.

Une expérience particulière, une réflexion universelle

En effet, L’innommable ne justifie aucune explication par le mystère ou, à l’inverse, la banalité selon laquelle le génocide ne résulterait que de la haine raciste. Adélaïde Mukantabana montre, avec une très grande minutie, que le génocide a été consciemment organisé par l’appareil d’État, préparé dès les années cinquante par le revirement du pouvoir colonial belge et permis par la passivité de la « communauté internationale » et la complicité du président de la République française de l’époque ainsi que du gouvernement de la seconde cohabitation. C’est explicitement qu’elle peut ainsi mettre en parallèle les différents génocides qui ont marqué le XXe siècle dont les Héréros, les Arméniens, les Juifs et les Kosovars ont été les victimes principales avec les Tutsi. Il est particulièrement significatif qu’elle rejoigne, ainsi, le renouvellement des recherches historiques sur l’hyper-violence nazie4. Celles-ci montrent, en effet, qu’un génocide suppose au moins trois facteurs : une situation de mise en infériorité (le Traité de Versailles pour l’Allemagne ; la colonisation pour le Rwanda), la formation de toutes pièces d’un mythe qui ne correspond en rien au réel (« les Juifs sont responsables de la défaite de l’Allemagne car ils constituent comme un corps étranger dans le peuple allemand »  ; « les Tutsi étaient ceux qui dominaient les Hutu avec l’appui des Belges ») et l’annulation du caractère humain de l’ennemi (« les Juifs sont de la vermine dont il faut se débarrasser avec ces moyens « sanitaires » adéquats que sont le gaz5 et la crémation » . « les Tutsi sont des « cancrelats », des « cafards » ou diverses bêtes néfastes »). Mais, encore une fois, ces facteurs seraient inefficaces sans l’usage qu’un État peut en faire. Lui seul peut encourager une épuration ethnique en laissant espérer comme une revanche et envisager un avenir doré. Il faut donc dénoncer ce préjugé raciste et postcolonial selon lequel l’Afrique serait fondamentalement tribale et, donc, apolitique. On ne peut rendre compte d’un génocide par le mal dont l’homme « ordinaire » est si capable – des voisins, des anciens camarades de classe, des illettrés et des médecins pouvaient torturer, violer et assassiner des personnes qu’ils côtoyaient – ni par une fatalité contre laquelle on ne pourrait rien car sa dimension politique montre qu’il est en principe évitable. Une autre politique, un moindre souci de la popularité – celui dont le président Habyarimana faisait tant cas -, un non aveuglement des puissances étrangères auraient pu suffire à l’empêcher.

Raison d’être et singularité du livre

Insensiblement, nous en revenons donc à la raison d’être du livre car la contingence6 du génocide ne fait que renforcer son caractère innommable et insupportable. Qu’y faire ? De toute façon c’est trop tard et la vie continue. Celle des enfants est désormais bordelaise. Adélaïde Mukantabana fait souvent allusion à un tel questionnement, à la fin surtout. Il y a, pourtant, une réponse. Elle tient, bien entendu, à une circonstance décisive : une promesse faite à un ami français sur son lit de mort et à une demande implicite des rescapés – faire que tout ne tombe pas dans l’oubli, cette mort définitive.

Mais il faut sans doute tenir compte, aussi, d’autre chose : cet ouvrage, commencé par la force de la nécessité plus que par désir, finit par s’imposer par son sens de la nuance, par son absence totale de recherche de l’effet, par sa sincérité, sa précision et sa complétude. Il exprime parfois la colère mais ne donne jamais dans la diatribe. Il se refuse en permanence la facilité. Du coup, il accède à l’inédit et s’il n’est ni désespéré ni prometteur (comme si, au bout du compte, on pouvait ne pas tenir compte de la catastrophe), on voit bien qu’il résulte d’une patience quasi totale et c’est par lui-même qu’il réintroduit comme une possibilité d’humanité. Ce n’est pas un grand livre, c’est un très grand livre. Qui le lit ne l’oubliera jamais. L’auteur a trouvé un mode d’écriture non seulement simple et attachant mais, plus fondamentalement, à la hauteur du sujet traité. Mais qui pourrait dissocier le style du sujet ? Une précision encore permet de bien le comprendre : il est écrit de telle sorte que son véritable lieu n’est pas l’encre sur le papier mais l’esprit du lecteur qui, ainsi, se trouve transformé en témoin. Par lui, la transmission est opérée.

Le premier paragraphe de l’ « Ouverture » peut être lu sous ce jour :

« Plus de vingt ans après, j’ai envie de me confier, de tout dire. Mais je m’embrouille, je suis effrayée. À quoi cela servirait ? À quoi ça ressemblerait ? Je suis toujours en deuil. Je le resterai. Dois-je renoncer à dire, à écrire ?7 Ce serait accepter de banaliser la barbarie qui a emporté deux de mes enfants, mes parents, la majorité de ma fratrie, mes tantes, mes oncles, mes cousins, mes amis, mes voisins, mes collègues. Me taire, ce serait admettre le génocide des Tutsi comme une fatalité, comme une guerre tribale, comme un conflit atavique, « le quotidien du continent africain »8. Ce serait renoncer à l’élan qui m’anime, à la volonté de savoir ce qui s’est passé, de le faire entendre, d’abord à mes enfants qui ont survécu, puis à la génération future. Ils ne pourront l’apprendre qu’à travers ce que je suis devenue, qu’à travers ce que le génocide a fait de moi. »9

Nous ne pouvons pas terminer sans préciser, aussi, que l’on apprend beaucoup avec ce livre sur bien des aspects de la vie humaine qu’il s’agisse du sens des interdits, de la situation de la femme, de la divinité, de la comparaison entre société africaine et société européenne, du rôle de l’Église, de la radio ou de l’exil.

Notes

1 – Alain Champseix est professeur agrégé de philosophie, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay / Saint-Cloud, docteur en philosophie de l’Université Paris-Sorbonne, enseignant et conseiller pédagogique.

2 – Paris : L’Harmattan, 2016.

3 – « Enseignant », dans sa langue du Rwanda, signifie « savant ». À ce titre, le maître d’école ou le professeur sont traditionnellement respectés. Chaque chapitre a une citation en exergue qui donne une idée de la grande culture de l’auteur : sa souffrance même en est imprégnée. Le vrai savoir est décidément aux antipodes du pédantisme.

4 – On peut prendre, en exemple, La loi du sang de Johann Chapoutot, Gallimard, 2014 ou La promesse de l’Est, espérance nazie et génocide de Christian Ingrao, Le Seuil, 2016.

5 – Le Zykon B est un pesticide.

6 – Ainsi Chapoutot peut démontrer que la prétendue cruauté naturelle des Allemands est une pure absurdité, op. cit., p. 495 sqq.

7 – NB : la question est tout de même posée même si la réponse tranche.

8 – On apprendra, plus tard, dans le livre, que ce sont les paroles d’un homme politique français qui sont rapportées ici.

9 – P. 5.

© Alain Champseix, Mezetulle, 2019.

« Le triomphe des Lumières » de Steven Pinker, lu par Philippe Foussier

Le plus grand succès de l’histoire de l’humanité

L’universitaire américain Steven Pinker, auteur de La part d’ange en nous qui a connu un succès mondial, publie une ode à la raison, à la science et à l’humanisme, Le triomphe des Lumières1 (Les Arènes). En ces temps où toutes ces notions font l’objet de remises en cause massives, la lecture de ce livre foncièrement optimiste redonnera assurément des forces à ceux qui se reconnaissent dans l’héritage des Lumières et irritera à n’en pas douter leurs adversaires.

Adeptes du « c’était mieux avant », passez votre chemin. Tenants du déclinisme, du catastrophisme, du pessimisme, nostalgiques d’âges d’or réels ou imaginaires, ce livre n’est pas fait pour vous. Et cet article même qui en propose la recension vous provoquera assurément de l’urticaire.

Un plaidoyer pour la science et l’humanisme face aux adorateurs du passé et aux prophètes de malheur

Nous voici en effet face à un ouvrage roboratif d’une facture étonnante, sur la forme et sur le fond. Son auteur, Steven Pinker, est professeur de psychologie à Harvard et ses recherches sur la cognition et la psychologie du langage sont reconnues dans le monde entier. Les marchands de peur nous assurent que le monde est au bord du gouffre, menacé par les migrations et les apocalypses, les guerres et l’épuisement des ressources, les dangers climatiques et les inégalités. Steven Pinker prend de manière frontale les prophètes de malheur à leurs contradictions ou démontre le caractère infondé de leurs assertions. Pour lui, « jamais l’humanité n’a vécu une période aussi paisible et heureuse ». Avec force chiffres, graphiques, statistiques et données, l’auteur démontre que « la santé, la prospérité, la sécurité et la paix sont en hausse dans le monde entier ». À rebours de la pensée dominante, il nomme le vecteur de cette évolution : « Ce progrès est un legs du siècle des Lumières, animé par des idéaux puissants : la raison, la science et l’humanisme. C’est peut-être le plus grand succès de l’histoire de l’humanité ».

Le travail de Steven Pinker présente quelque apparentement avec l’Encyclopédie tant il poursuit une démarche d’exhaustivité, ne négligeant aucun fait, aucune information, aucun thème pour étayer son propos. L’ouvrage est dense, foisonnant, tonique. La virtuosité de son auteur, capable d’embrasser des disciplines extrêmement variées avec des démonstrations rigoureuses et percutantes, donne souvent le vertige. Les 120 pages de notes attestent que l’entreprise à laquelle il s’est livré n’a rien à voir avec le pamphlet écrit en quelques jours sur un coin de table. Pinker fourbit ses armes, il dispose d’arguments consistants et sa manière assurée de les présenter laisse deviner qu’il attend ses détracteurs avec une certaine confiance. Il n’a pas peur de nommer les adversaires des Lumières que sont les tenants du tribalisme, de l’autoritarisme et de la pensée magique. Il postule que « le catastrophisme est dangereux pour la démocratie et la coopération mondiale ». Face aux adorateurs du passé, Pinker délivre un plaidoyer aussi vigoureux que rigoureux pour la raison, la science et l’humanisme, animé par une foi en l’avenir fondée sur les constats du présent.

L’universitaire américain date des années 1960 le début de l’effondrement de la « confiance dans les institutions modernes », lequel connaît en cette deuxième décennie du XXIe siècle une intensité redoublée avec « la montée en puissance de mouvement populistes qui rejettent ostensiblement les idéaux des Lumières. Tribalistes plutôt que cosmopolites, autoritaires plutôt que démocratiques, méprisants vis-à-vis des experts et peu respectueux du savoir, ils préfèrent la nostalgie d’un passé idyllique à l’espoir en un avenir meilleur ». Mais cette remise en cause est selon lui moins le fait d’ignorants que de « sachants » : « Le mépris pour la raison, la science, l’humanisme et le progrès imprègne de longue date notre culture intellectuelle et artistique, y compris parmi les élites ». Pinker n’a pas de mal à faire litière de la critique selon laquelle les Lumières seraient un produit de l’Occident réservé à l’Occident. Et rappelle que les Lumières « occidentales » ont été rapidement contestées par des Contre-Lumières tout aussi « occidentales » :

« À peine les gens étaient-ils entrés dans la lumière qu’on leur intima que l’obscurité n’était après tout pas si mauvaise, qu’il valait mieux s’abstenir d’oser comprendre trop de choses, que les dogmes et les préceptes méritaient qu’on leur redonne une chance et que la nature humaine était vouée non au progrès mais au déclin ».
[Les opposants aux Lumières] « … ont contesté que la raison puisse être séparée de l’émotion, que les individus puissent être envisagés indépendamment de leur culture, que les hommes soient tenus de fonder en raison leurs actes, que des valeurs puissent s’appliquer à travers différentes époques et différents lieux et que la paix et la prospérité soient des objectifs désirables. Pour eux, l’être humain fait partie d’un tout organique – une culture, une race, une nation, une religion, un esprit collectif ou une force historique – et les hommes devraient s’efforcer d’exprimer par leur activité créatrice l’ensemble transcendant dont ils font partie ».

Infaillible optimiste

Aux tenants d’un diagnostic lugubre de l’état du monde, Pinker oppose notamment 75 graphiques répartis en une vingtaine de chapitres. De la santé à l’environnement, de la paix à la démocratie, de la qualité de vie au développement du savoir en passant par le bonheur, la subsistance ou l’espérance de vie, on a peine à imaginer que l’auteur ait pu oublier le moindre argument pour fonder son raisonnement.

Prenons l’exemple du recul de la faim dans le monde : entre 1961 et 2009, la surface des terres utilisées pour cultiver des aliments a augmenté de 12% alors que dans le même temps la quantité de nourriture produite augmentait de 300%. « Comme toutes les avancées, la révolution verte a été la cible d’attaques dès qu’elle a commencé. Selon ses détracteurs, l’agriculture de haute technologie consomme des combustibles fossiles, siphonne les nappes phréatiques, recourt à des herbicides et des pesticides, perturbe l’agriculture de subsistance traditionnelle, n’est pas naturelle sur le plan biologique et génère des profits pour les multinationales. Eu égard au fait qu’elle a sauvé une multitude de vies et a contribué à reléguer les grandes famines aux poubelles de l’histoire, cela me paraît un prix raisonnable à payer », argumente Pinker. Toutes ses démonstrations fonctionnent selon le même principe. L’auteur ne nie pas les effets négatifs que peut aussi engendrer le progrès. Mais il les met sur la balance des avantages qu’il procure parallèlement et le résultat se révèle, dans tous les domaines, implacable.

L’optimiste infaillible qu’est Pinker ne craint pas de s’attaquer à quelques icônes comme Thomas Piketty sur les inégalités ou le pape François sur l’environnement. Au premier qui assure que les inégalités ne se sont pas résorbées en un siècle, Pinker réplique que « la richesse totale aujourd’hui est largement supérieure à ce qu’elle était en 1910 ; donc si la moitié la plus pauvre de la population en détient la même proportion, elle est beaucoup plus riche, et non tout aussi pauvre », comme l’allègue l’économiste vedette. Au locataire du Vatican qui n’hésite pas, dans son encyclique Laudato Si’, à fustiger la raison, la science et le progrès pour expliquer comment la Terre serait devenue un « immense dépotoir […] par l’abus des biens que Dieu a déposés en elle », Pinker répond avec un certain humour tant il est difficile de contrer rationnellement des arguments fondés sur le « mystère des multiples relations qui existent entre les choses et le trésor de l’expérience spirituelle chrétienne »… Plus sérieusement, il flétrit les courants fondamentalistes de vénération de la nature empreints « de misanthropie, avec notamment une indifférence à la famine, la tendance à se complaire dans des fantasmes macabres d’une planète dépeuplée et un penchant pour des comparaisons rappelant le nazisme et associant les êtres humains à des parasites, des agents pathogènes ou à un cancer ». Il démontre aussi comment des mouvements écologistes parfois issus de la gauche s’acoquinent avec les pires thèses conspirationnistes véhiculées par l’extrême droite. Et il plaide pour un écologisme éclairé « qui reconnaît que les humains ont besoin d’énergie pour se sortir de la pauvreté à laquelle les assignent l’entropie et l’évolution […]. L’histoire nous donne à penser que cet environnementalisme moderne, pragmatique et humaniste peut fonctionner ».

Contre l’apocalypse

Steven Pinker ne cache pas son aversion pour l’extrême droite et on ne s’étonnera pas non plus qu’il récuse les attendus sur lesquels l’actuel président des États-Unis a bâti sa popularité. Sur les migrations de populations qui assurent un tel succès électoral aux démagogues de tous les continents, l’auteur fournit là encore des arguments de poids. Aux quatre millions de réfugiés syriens de ces dernières années, il compare les 10 millions de réfugiés du Bangladesh en 1971, les 14 millions de personnes qui ont fui l’Inde en 1947 et les 60 millions de déplacés – en Europe uniquement – pendant la Seconde Guerre mondiale. Sur les victimes de guerre, les chiffres qu’il avance permettent également de relativiser grandement les conflits du moment. Même constat sur les avancées démocratiques. Ainsi en 2015, les deux tiers de la population mondiale vivaient dans des sociétés libres ou relativement libres contre moins de 40% en 1950, 20% en 1900 et 1% en 1816 ! Les quatre cinquièmes de la population qui ne vivent pas dans un régime démocratique sont chinois… De même, la peine de mort est en régression considérable depuis quelques années, même s’il reste un improbable club des cinq qui procède à des exécutions significatives en nombre : Chine, Iran, Pakistan, Arabie Saoudite et États-Unis. Diagnostic comparable pour les discriminations. En 1950, la moitié des pays étaient dotés de lois discriminatoires à l’égard de minorités ethniques. En 2003, moins de 20% résistent au mouvement. En 1900, les femmes ne pouvaient voter que dans un seul pays, la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, elles disposent de ce droit dans tous les pays où les hommes l’ont aussi. Une seule exception, le Vatican… Sur tous ces points, un même bilan dressé par Pinker : « Les nostalgiques des traditions ancestrales ont oublié à quel point nos ancêtres se sont battus pour leur échapper ». Et l’auteur refuse de se voir décrit comme un rêveur déconnecté des contingences du présent : « Mon but est d’insister sur le fait que le progrès n’est pas une utopie et que nous disposons d’une marge de manœuvre – qui relève même de l’impératif – pour nous efforcer de poursuivre ce progrès. […] Les Lumières sont un processus continu de découvertes et de perfectionnement ».

Steven Pinker consacre aussi de stimulants développements à la science, ou plutôt aux entreprises croissantes de contestation dont elle est l’objet :

« En dévoilant l’absence de but dans les lois régissant l’univers, la science nous oblige à assumer nous-mêmes la responsabilité de notre bien-être, de celui de notre espèce et de notre planète. Pour la même raison, elle met à mal tout système moral ou politique basé sur des forces, quêtes, destins, dialectiques ou luttes mystiques ou orienté vers un âge messianique ».

Il met en cause les théoriciens de l’École de Francfort, Adorno et Horkheimer, et égratigne au passage Michel Foucault et les idéologues de la postmodernité. Nietzsche n’est pas épargné : « Comme Mussolini l’a clairement exprimé, il a été une source d’inspiration pour les relativistes du monde entier ». Sur le fascisme, dont il rappelle les origines étymologiques, Pinker relève qu’il est né « de la notion romantique que l’individu est un mythe et que les êtres humains sont inextricablement liés à leur culture, leur lignée et leur patrie ». Tout le message des Lumières vient proposer un autre horizon à l’homme que celui de n’être que le produit d’un héritage assigné à ses origines et enfermé dans son passé, arrimé au sol par ses racines et privé de la capacité à se projeter dans l’ailleurs et le futur. Il lui enjoint de devenir un sujet autonome, affranchi de ce qui lui a été légué sans qu’il ait pu exercer son libre arbitre sur ce legs.

 

Tous ceux qui ne jurent que par le déclin programmé, par l’apocalypse imminente, par l’exaltation d’un passé mythique et idyllique jugeront ce livre avec sévérité… si tant est qu’ils le lisent. Leur pessimisme risquerait d’en sortir sérieusement écorné. En revanche, ceux qui estiment que la raison, la science, le progrès, l’humanisme, l’universalisme constituent encore un idéal appréciable pour l’homme y puiseront des raisons de s’y référer encore et des arguments pour poursuivre ce combat émancipateur. Car il s’agit bien, en effet, d’un combat. Les adversaires des Lumières, eux, l’ont bien compris. Ils le mènent sans retenue.

 

1 – Steven Pinker, Le triomphe des Lumières. Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme, Les Arènes, 2018, 640 p.
NdE. Le texte de Philippe Foussier paraîtra dans un prochain numéro de la revue Humanisme, que Mezetulle et l’auteur remercient pour l’autorisation de la présente publication en ligne.

Leonard Bernstein « La Question sans réponse », lu par Gérard Le Vot

Gérard Le Vot1 a lu le recueil de conférences de Leonard Bernstein intitulé La Question sans réponse2. Il en parcourt les six leçons avec précision et jubilation, réveillant, avec ce « nomadisme exubérant de la pensée » tourné vers la musique des autres et une multitude de techniques et de plans culturels, le bouillonnement interdisciplinaire des années 1970.

Vient d’être réédité chez Minerve le livre de Leonard Bernstein La Question sans réponse – Six conférences données à Harvard. Cette réédition est utile et nécessaire car le livre, publié primitivement chez Robert Laffont, était indisponible depuis longtemps et avait besoin d’un toilettage éditorial.

Leonard Bernstein [1918-1990] pianiste, compositeur, poète à ses heures, admiré pour son West Side Story, un savant mélange de styles musicaux composé pour Broadway, est en revanche moins connu pour son activité d’enseignant. Généreux, enthousiaste, candide parfois, aimant le partage, il sera invité (1972-1973) en résidence à Harvard pour prononcer six leçons aux Norton Lectures (du 6 au 20 octobre 1973, au Harvard Square Theater).

Un nomadisme exubérant de la pensée

Enfin un livre de compositeur qui ne s’occupe pas de sa musique personnelle mais fait œuvre de pédagogue dans la joie ! Un livre tourné vers la musique des autres (Bach, Mozart, Berlioz, Boulez, le jazz, les Beatles…), une multitude de techniques (pentatonisme, « blue note », organum parallèle à l’octave…), de plans culturels (zoulou, esquimau, etc.) et disciplinaires (linguistique, phonétique, musique, cinéma). Ce nomadisme exubérant de la pensée, presque imprudent, tente de déjouer les frontières, à la fois témoignage d’une intuition personnelle mais aussi d’un esprit éclectique et ouvert.

Parce que la musique est d’abord une fête, Bernstein communique furieusement, comme si sa vie en dépendait, amuseur chaleureux et virtuose. C’est avec en tête le bouillonnement interdisciplinaire et l’énergie des idées des années 1970 — représentées chez nous par la revue Musique en jeu ou bien les Cahiers de poétique comparée — loin des moralement et politiquement corrects de notre époque, qu’il faut relire et comprendre les six « Norton Conférences » de ce brasseur d’idées que fut Bernstein.

Voyons ce que nous enseignent ces six leçons, qui sont moins un bilan de la musique de son temps que des ponts vers le futur, jetés à brûle-pourpoint dans la fièvre et l’excitation intellectuelles. Sous l’égide de Noam Chomsky, Bernstein cherche dans les trois premières leçons à définir le plus largement possible le langage musical.

« How do you put the things all together ? That is the musical question ? » dirons-nous.

1re leçon : phonologie musicale

L’étude des sons permet au musicien de postuler leur universalité à partir de la génération harmonique qu’il relie au système tonal (p. 32). Partant du fondement tonique-dominante (pour exemple, ut et sol), il monte le cycle de quintes avec les harmoniques ut, sol et mi pour arriver à la blue note, au pentatonisme , et à une sorte d’équilibre entre diatonisme et chromatisme (Symphonie n° 40 de Mozart). Toutefois, on rappellera que la théorie musicale est loin d’être univoque au sujet de la série harmonique ; en effet, les ethnomusicologues, bien avant 1960, faisaient déjà l’hypothèse, pour les systèmes bi ou triphoniques, etc., d’une genèse par élargissement des sons sans degré préférentiel, hypothèse qui entre en concurrence avec le cycle de quintes et la résonance, loin d’être alors une doxa universelle (Saygun, Brailoiu).

2e leçon :  syntaxe musicale

La grammaire générative de Noam Chomsky et ses règles de transformations liées au langage intéressent Bernstein pour expliquer l’évolution des formes musicales. On est, évidemment, un peu amusé lorsque le compositeur, pour la comparaison, associe une note à un phonème3. Forcément, la double articulation va créer quelques problèmes. Plus loin, il use de la dichotomie propre à Roman Jakobson4 – qui enseignera durant les fifties à Harvard et au MIT – entre structures profondes (ou proses musicales !) et structures superficielles pour appliquer le principe à la musique. Les combinaisons musicales tournant vite à la complexité, Bernstein, à l’instar des linguistes de l’époque, pour illustrer cette combinatoire et montrer comment sont engendrées les transformations, en reste à des principes simples : suppression et addition, au fond guère éloignés de ceux, assez rudimentaires, utilisés alors par Nicolas Ruwet5.

3e leçon : sémantique musicale

Lorsque Bernstein prononce ces leçons, ni Jean Molino, ni Jean-Jacques Nattiez n’ont encore vraiment fait connaître leur réflexion sur la tripartition du langage musical, ce qui permet depuis d’inclure dans l’analyse de la musique la stratégie non seulement de production formelle, mais aussi d’utilisation et de réception. Presque contemporain des six leçons de Bernstein, il faut relire l’article de Jean Molino « Fait musical et sémiologie de la musique »6 et du même  Le Singe musicien7, écrits parfaitement éclairants sur la nouveauté de leur réflexion ; celle-ci ne rencontrera le succès que lors des décennies suivantes. Il fallait bien que Bernstein trouve une solution à l’obstacle sémantique. Le compositeur, avec intelligence, va alléguer trois types de métaphore comme bases admissibles à l’adaptation de la linguistique à la musique. À côté des métaphores techniques qui jouent sur la combinatoire musicale par inversion, élargissement et transfert/transposition, il insiste particulièrement sur les métaphores qui apportent une signification non musicale mais se rapportent au contexte extérieur. Au vrai, nous étendrons volontiers l’idée jusqu’au symbolique. L’exemple de la Symphonie pastorale n° 6 de Beethoven le conduit à énoncer une certaine équivocité entre les divers types de métaphore.

4e leçon : charmes et périls de l’ambiguïté

Dès le titre du chapitre, nous sommes prévenus des clairs-obscurs de la musique. Là encore, Bernstein n’est pas en retard sur son époque. La notion de clin d’œil entraînée par les faits intertextuels reste en cours d’élaboration en 1973. Bernstein en fera le troisième type d’ambiguïté appliquée au sens, les deux autres intervenant l’un sur la phonologie et l’autre sur la syntaxe. En fait, l’application qu’il fait de ces équivoques, après avoir évoqué l’Étude en tierces de Chopin et ses sous-entendus harmoniques du premier type , le conduit notamment à Roméo et Juliette de Berlioz et au Tristan et Yseut de Wagner. Dans la première œuvre, il souligne les zones d’ombre, les contrastes de plus en plus forts entre le scénario programmatique de Berlioz et sa musique – ainsi dans la danse et les soupirs de Roméo atteint dans sa rêverie par le chagrin d’amour. Chez Wagner, les transformations apportent, par le chromatisme de plus en plus omniprésent, une quasi réécriture de l’œuvre théâtrale par la disparition des clarifications rythmiques, la pièce devenant une longue variation symbolique.

En fait, ce chapitre sur le « double-entendre » simultané pourrait être ravissant, mais il s’achève dans la saturation symbolique de la musique post-romantique.

5e leçon : la crise du XXe siècle

Méfiant à l’égard de la machine en général et des positions futuristes, Bernstein va discuter de la crise musicale de la première moitié du siècle à partir de l’œuvre de plusieurs compositeurs. D’abord Igor Stravinsky et Arnold Schoenberg, qu’il oppose l’un à l’autre, à l’aune de l’inévitable Adorno et d’une « expressivité objective » qui lui paraît admissible en musique. Mais surtout Alban Berg (son Wozzeck, à l’acte III notamment, mais aussi son Concerto pour violon de 1935) et Mahler dont les passages finaux sont tels des adieux qui l’intéressent pour leur signification symbolique plus que pour leur signification formelle interne. C’est la métaphore de la mort qu’il indique à son auditeur comme le fondement de l’œuvre de Mahler, qui « avait tout dit dans la Neuvième ». 

6e leçon : la poésie de la terre

Partant d’un poème de John Keats, « La poésie de la terre ne meurt jamais  », Bernstein fait écho à René Char avec « la chanson du grillon » et « le chant de la sauterelle ». Si le chant achève l’exil de la nuit interrompant notre soumission au monde, l’échange entre la musique et la terre reste indispensable : la chanson chaleureuse du grillon s’éteindrait des souffrances de la terre privée de la fécondation sonore et répétée de l’insecte. Ainsi que Char l’écrivait : « VIVRE devient […] la conquête des pouvoirs extraordinaires dont nous nous sentons profusément traversés mais que nous n’exprimons qu’incomplètement faute de loyauté, de discernement cruel et de persévérance »8.

Bernstein, après Parade (1917) de Satie, Picasso et Cocteau, œuvre qu’il oppose à « l’art pesant, boursouflé, imbu de soi jusqu’à l’obsession », s’intéresse, en conséquence, de nouveau à Stravinsky. Il le considère comme le poète musicien de la terre par excellence, qui s’appuie pour ses célébrations sur la tonalité et la complexité rythmique.

L’ambiguïté sémantique de Stravinsky proviendrait de sa forme néo-classique qui porte son expérience de vie et sa sincérité, tout en usant du folklore, de formes rituelles, du jazz et de la musique française de manière éclectique et expressive. Encore, le retour à la célébration de la vie !

 

« The Unanswered Question » ; Leonard Bernstein s’interroge en reprenant le titre presque métaphysique (p. 197) d’une composition de Charles Ives : La Question sans réponse. Avec malice on leur retournerait le questionnement : « How do you put the question ? » demanderait volontiers Alice. Où la musique peut-elle nous conduire ? Il n’y a qu’une réponse : celle du plaisir d’être grillon ou sauterelle ! Une vie musicale sans autre certitude que la célébration de la vie, pour Ives, c’était « la question éternelle de l’existence » (p. 199). Le livre de Leonard Bernstein est souvent en apesanteur ; son énergie, sa poésie et sa jeunesse sont dirigées vers les autres, vers le partage.

Le livre existe aussi en version radiophonique ; il fait respirer. En définitive, cette potion magique et sa légèreté d’esprit (traduites de l’américain par Odile Demange) aident à nettoyer nos neurones grincheux et alourdis des formules éculées et des clichés devenus le langage vieux de notre temps sur la musique et… sur le monde.

Notes

1 – Gérard Le Vot est l’auteur de disques et de travaux sur les troubadours, la musique médiévale et l’esthétique des musiques populaires. Chanteur et poète, il joue de la harpe et poste des vidéos musicales sur YouTube. Prix Charles Cros 1981, Prix Paul Zumthor 1987.
[Edit 14 déc. 2019] G. Le Vot a publié Les Troubadours, les chansons et leur musique (XIIe-XIIIe siècles), Paris : Minerve ; voir la recension par Jean-Yves Bosseur.

2 – Paris : Minerve, 2018, préface de Renaud Machart, traduction par Odile Demange, 310 pages, 25 euros.

3 – P. 61.

4Essais de linguistique générale, I Les fondations du langage, 1949-1963.

5 – « Méthodes d’analyse en musicologie », Revue belge de musicologie, 20, 1966 ; « Théorie et méthodes dans les études musicales », Musique en jeu, 17, 1975

6Musique en jeu, n° 17, 1975.

7 – Actes Sud, 2009.

8Fureur et mystère, Paris, Gallimard, 1962, dans Partage formel, p. 71.

© Gérard Le Vot, Mezetulle, 2019.

« Heidegger, Messie antisémite » de François Rastier, lu par Sabine Prokhoris

Une leçon de lecture

Sabine Prokhoris a lu Heidegger, Messie antisémite (Le Bord de l’eau, 2018) de François Rastier. Elle met en lumière la rigueur avec laquelle, pratiquant une démarche de lecture soumise au « principe de réalité philologique », l’auteur procède à la réinterprétation d’une œuvre qui porte l’antisémitisme bien au-delà de la question raciale, et hyperbolise en l’ontologisant l’hitlérisme historique. Nous avons affaire à un antisémitisme essentiel, structurel, que redouble une entreprise intellectuelle de dislocation de la modernité, des Lumières, de la rationalité tout entière.

« On entend ici l’entrechoquement de runes d’acier, le dangereux anachronisme du langage des sectes. »
Walter Benjamin, « Contre un chef d’œuvre »

C’est bien avec Heidegger – c’est-à-dire en prenant appui, de façon précise, sur le corpus entier du « Penseur » (ainsi qu’il se présente, ses sectateurs lui emboîtant allègrement le pas quant à cette qualification, un « Penseur » dont la « pensée pensante » pense , ce qui on l’admettra est tout bonnement merveilleux) – que François Rastier nous livre, dans Heidegger, Messie antisémite1, titre inquiétant et dérangeant s’il en est, une lecture sans concession d’une œuvre semble-t-il aujourd’hui quasi sacrée. Sacrée : voilà qui déjà pose problème dans le champ de la philosophie, par définition dialogique, c’est-à-dire définissant un espace intellectuel d’égale liberté critique et non de profération prophétique, de débat argumenté au sein de ce que F. Rastier appelle « la république des esprits ». Œuvre, on le sait, mondialement et aveuglément révérée comme celle du « plus grand philosophe du XXe siècle », suivant l’appréciation qu’en donna jadis Jean Lacroix dans Le Monde, et dont la postérité intellectuelle massive comme les incidences politiques contemporaines méritent qu’on les examine.

Au plus près donc d’un Heidegger lu sans évitements, et non avec et contre lui, selon la formule rhétorique adoptée par certains de ses exégètes les plus fidèles, qui voudraient bien ainsi se débarrasser à bon compte du nazisme affirmé du Maître de la Forêt-Noire (auteur des Cahiers de même couleur) tout en préservant intacte sa grande Pensée. Ainsi Derrida, primus inter pares et incontestable grand maître de bonneteau sur la question du sens (et de la vérité), dira-t-il, maniant le jeu de mots lacano-déconstructiviste avec le brio et la virtuosité qu’on lui connaît, que Heidegger est son « contre-maître ». Formule à multiple entente, et tel le caoutchouc retournable en tous sens : comprenne qui pourra et… ce que voudra.

Heidegger à présent

Ni maître ni contremaître, dans la démarche de F. Rastier, libre de toute allégeance et guidée par le souci d’exactitude et de contextualisation fine du philologue exigeant devant n’importe quel corpus textuel, doublé ici d’un vif et nécessaire questionnement du temps présent. Il s’agit en effet, nous dit l’auteur, d’un essai « présentiste », ce qui signifie, sous la plume de F. Rastier, quelque chose de précis : relire l’œuvre de Heidegger « à présent », c’est-à-dire en premier lieu à la lumière de la publication récente en Allemagne des cinq premiers tomes des Cahiers noirs2. Cahiers noirs comportant neuf volumes rédigés entre 1931 et 1973, qui constituent, montre F. Rastier, la clé de voûte de l’œuvre tout entière et la pièce maîtresse, à dessein longtemps dissimulée, tant de son architectonique retorse car savamment encodée que de sa stratégie d’expansion. Ces textes par conséquent, nous dit F. Rastier, « appellent à la relecture et à la réinterprétation de l’ensemble de l’œuvre ».

Or le projet que révèlent clairement ces Cahiers est double, explique-t-il : « légitimer « philosophiquement » l’extermination historique des juifs, détruire le judaïsme de l’intérieur ». Projet explicite dans les Cahiers, dont l’ouvrage de F. Rastier fait apparaître la teneur s’agissant notamment de ce que signifie « détruire le judaïsme de l’intérieur » ; projet, démontre l’auteur, que mène avec une radicalité et une constance identiques, mais de façon cryptée, l’œuvre philosophique proprement dite, parée quant à elle de tous les atours de la respectabilité académique. Ainsi est-ce d’abord à un exercice de décryptage, au sens propre, que se livre F. Rastier dans cet essai dense et très documenté, d’une lecture parfaitement fluide néanmoins. Il conduit ce faisant un travail de démystification intellectuelle pleinement critique – et non « déconstructif », puisque la méthode ici mise en œuvre se situe aux antipodes justement des tours et pirouettes intellectuelles de la déconstruction. Cela afin de construire les éléments d’une réflexion qui permette de prendre la mesure du « potentiel de violence » que recèle une pensée qui pousse au plus loin le projet nazi de destruction des juifs, « race spirituelle » selon la formule de Hitler. Et il convient de prendre au sérieux dans toutes ses conséquences ce qu’implique pareille idée de « race spirituelle », largement développée chez Heidegger corrélativement à son engagement nazi (simplement « banal » d’après certains, tel Jean-Luc Nancy), car elle porte l’antisémitisme bien au-delà de la question raciale au sens ethno-biologique, et hyperbolise en l’ontologisant l’hitlérisme historique.

Nous avons affaire à un antisémitisme essentiel, donc, ouvertement formulé dans les Cahiers noirs, partiellement voilé dans l’œuvre académique ; un antisémitisme structurel, que redouble et scelle, dans la pensée de Heidegger, une entreprise intellectuelle de dislocation de la modernité, des Lumières, de la rationalité tout entière enfin considérée comme « juive ». On comprend alors la menace qui pèse sur la discipline philosophique elle-même.

Car au rebours de tous les courants qui se réclament de Heidegger aujourd’hui – à commencer par la « déconstruction » – F. Rastier, à la suite des travaux d’Emmanuel Faye notamment, s’emploie à établir que l’on ne saurait considérer comme de simples errements anecdotiques, certes regrettables, le contenu des Cahiers noirs ; que ceux-ci ne constituent pas une vilaine excroissance simplement aberrante, à oublier bien vite, mais que au contraire l’œuvre heideggérienne forme un système de bout en bout cohérent.

La question qui dès lors se pose, à ne pas esquiver si déplaisante soit-elle, est celle des effets de l’introduction du nazisme dans la philosophie, pour formuler certes brutalement les choses. Ce qui ne signifie nullement bien sûr, cela serait simpliste et faux, et partant inutile, que les auteurs qui se réclament du heideggérianisme soient des nazis3 – contrairement à leur (contre)maître. Mais le tranchant d’une telle question ouvre un débat nécessaire – émancipateur, quoique peu agréable à certains peut-être – sur la relation entre une pensée politiquement et intellectuellement rien moins qu’innocente, au temps du IIIe Reich mais également après sa défaite, et la responsabilité dans le monde contemporain de ceux qui s’en réclament, voire contre toute raison (ce qui est précisément un des aspects de la question) la défendent inconditionnellement.

Il est à cet égard instructif de s’arrêter un instant sur la façon dont François Fédier présente la toute récente édition française signalée plus haut :

« Les « Cahiers noirs » ou « Cahiers de travail » (ainsi Heidegger les dénommait-il lui-même d’après leur fonction ou la couleur de leur reliure) occupent une place singulière dans l’ensemble de ce qu’a écrit l’auteur. Son souhait de les voir publiés après que fut achevée l’édition intégrale de ses œuvres signifie qu’il a voulu laisser aux lecteurs soucieux de comprendre sa pensée un moyen d’en appréhender le travail au plus près de son élaboration. La publication de ces Cahiers permet-elle de mieux connaître Heidegger ? Certainement pas, si l’on entend par « connaître » le fait d’entrer dans l’intimité d’une personne. On ne trouvera pas trace d’une quelconque confidence dans ces pages. En revanche, on y verra à l’œuvre l’effort sans relâche d’un philosophe pour reprendre et préciser sa pensée. Les Cahiers commencent au moment où Heidegger entreprend d’approfondir la position conquise avec Être et Temps (1927). Ils permettent de suivre l’aventure intellectuelle qu’allait représenter pour lui la découverte déconcertante de ce qu’il finirait par appeler « l’histoire de l’Être » ».

Ces lignes sont rhétoriquement remarquables, car elles parviennent d’un seul et même mouvement à minimiser et à sacraliser ce que représentent ces Cahiers (« de travail » – surtout ne pas voir de connotation dans la couleur…), tout en détournant pudiquement le regard du nazisme personnel du Maître (on n’apprendrait rien dans ces textes sur sa « personne »). Clivant délibérément les Cahiers du reste des écrits – Être et Temps notamment –, F. Fédier, qui dispose sans doute d’un accès direct à la substantifique moelle de la « Pensée » du Maître sans avoir besoin de tenir compte de ce qu’il y a à lire, – on appartient au cercle des initiés ou pas –, nous révèle ce que « signifie » le calendrier de publication. Ce que « signifie » ce calendrier, en considérant non pas ce que les textes écrits par Heidegger nous permettraient de comprendre de la teneur du Grand Œuvre, mais eu égard à la magnanimité du Penseur qui aurait « voulu laisser aux lecteurs soucieux de comprendre sa pensée un moyen d’en appréhender le travail au plus près de son élaboration ».

C’est-à-dire que, selon F. Fédier, d’un côté c’est une grâce insigne que de pouvoir toucher de si près l’esprit du Maître en travail pour accoucher de cette œuvre grandiose – pénétrer dans pareils arcanes, quel émouvant privilège ! –, mais d’un autre côté tout cela – les textes des Cahiers – est inessentiel : brouillons, déchets en somme. N’en tenez pas compte. Communiez, et soyez-en heureux.

Les Cahiers « de travail » alors ? Un reliquaire sacré des brouillons et autres chutes ou copeaux tombés du ciseau du Maître – de repentirs, guère, semble-t-il –, généreusement offert à l’adoration des fidèles.

Merveilleuse pirouette.

Revenons au travail de F. Rastier – auteur qui se ne se préoccupe guère, il est vrai, de mystères révélés, mais se contente, plus modestement, d’étudier les textes.

Présentiste, son livre l’est donc aussi eu égard à l’emprise intellectuelle aujourd’hui planétaire de l’œuvre de Heidegger. Aussi prend-il position sur les enjeux indissociablement philosophiques, politiques et éthiques du temps présent : car à relire l’œuvre sous ce jour sinistre, et à analyser une réception fascinée au point tantôt de complètement nier l’antisémitisme radical de Heidegger – pourtant substantiellement inscrit dans sa pensée autant que dans ses actes, comme le font percevoir ses textes cohérents entre eux comme avec ses engagements sous le IIIe Reich, fort bien documentés4 –, tantôt d’en minimiser la portée en le « banalisant » (Jean-Luc Nancy, on l’a signalé plus haut), tantôt même de faire de Heidegger le seul véritable « penseur de la Shoah » (Donatella Di Cesare, laquelle ajoute tant qu’à faire que « le nazisme est une philosophie » , ce qui nous avait, il faut dire, échappé), on peut légitimement s’inquiéter. D’autant plus que les pensées identitaires de droite comme de gauche, des eurasistes slaves tels Alexandre Douguine5 aux idéologues « décoloniaux », sans oublier quelques ténors de la théocratie islamique iranienne tel Mohammed Ahmadinejad, souligne, documents à l’appui, François Rastier, sont d’un bout à l’autre de la planète imprégnées d’un heideggérianisme plus ou moins explicite, qui les unit dans une commune détestation des Lumières, de la démocratie, et de l’État de droit. Tout cela aboutissant à d’étranges et fort inquiétantes convergences rouges-brunes-islamistes sur fond de fantasmes géopolitiques et apocalyptiques.

Ainsi, moyennant toutes sortes de contorsions discursives, autorisées sinon prescrites par le courant philosophico-idéologique de la déconstruction – lequel euphémise, montre F. Rastier, le programme heideggérien de destruction de la rationalité philosophique « enjuivée », et partant de toute éthique intellectuelle et philosophique –, ces idéologies mortifères, prêtes à exalter violence politique et radicalités identitaires, trouvent toujours à « justifier l’injustifiable ». Les attentats islamistes par exemple. Mais aussi, et encore, l’hitlérisme – sans doute « historial » et pas trivialement historique, n’est-ce pas –, ce qui permet au philosophe « radical » Slavoj Zizek, qui considère Heidegger, dans son engagement nazi même, comme « un communiste de l’avenir », de soutenir que « le problème de Hitler » est de n’avoir pas « été assez violent » (sic), et que « le vrai problème du nazisme n’est pas qu’il serait « allé trop loin » dans son hybris subjectiviste-nihiliste d’exercice d’un pouvoir total : au contraire il n’est pas allé assez loin, « sa violence ne fut au bout du compte qu’une pantomime impuissante et resta soumise à l’ordre qu’elle méprisait »6.

En lieu et place de la rigueur et des contraintes de l’argumentation dialectique – qui obéissent à d’autres exigences que ne le font des tours de passe-passe rhétoriques boursouflés –, la prose de Heidegger, cruellement qualifiée par Thomas Bernhard7 de « pudding de lecture », et sa postérité souvent même stylistique – mimétisme de disciple ? – dans les courants qui se réclament de cette pensée dont le même Thomas Bernhard écrit aussi qu’elle a « désastreusement kitschifié la philosophie »8 , pourraient se voir décrites ainsi : « tonnerre phraséologique » et « voies scabreuses ». Telles sont les formules qu’emploie Walter Benjamin dans sa critique d’une histoire de la littérature allemande publiée en 1930 par Max Kommerell, héritier du cercle ésotérique de Stefan George9 soudé dans une mystique de la mission prophétique du poète10. Mystique de l’Allemagne secrète dans laquelle s’inscrit Heidegger, note F. Rastier, mais qu’il conduit bien au-delà de son propos traditionnel, en y introduisant la radicalité nazie.

Ce point n’est pas indifférent. Car la question de la poésie est régulièrement brandie par ses apologistes pour soutenir que la pensée du Maître n’a rien, mais vraiment rien à voir avec le projet nazi d’extermination des juifs et d’éradication du judaïsme source de tout mal, qu’elle est au fond parfaitement inoffensive politiquement, en dépit de quelques errements personnels qui n’entachent en rien sa grandeur philosophique. Or cette défense par le portrait du philosophe en doux ami du poète vient opportunément masquer les liens profonds au contraire qui unissent le propos de Heidegger sur la poésie et la langue (allemandes) et l’idéologie nazie qu’il radicalise et systématise dans son œuvre entière, au-delà même, donc, de l’hitlérisme historique. Walter Benjamin a pressenti quelque chose de la violence politique menaçante qui hante une certaine façon de préempter la littérature – et tout particulièrement la poésie – pour en faire le fer de lance d’un nationalisme racialiste, dans la critique impitoyable qu’il fit de l’histoire de la littérature écrite par M. Kommerell que nous évoquions à l’instant, et dont il écrit ceci  : elle « menace à chaque instant de tomber dans l’apocryphe, l’ineffable, et le douteux », autour du mythe de la « parenté des génies grec et allemand » censée nous révéler « les secrets de la véritable germanité et les voies impénétrables de l’apothéose allemande », l’auteur exigeant « de la littérature nationale qu’elle s’imprègne du génie de la race ». Face à cette grandiloquence inquiétante, W. Benjamin poursuit ainsi : « Mais quant à nous », écrit-il, « nous devons professer notre attachement à l’humble vérité […] ». Il ajoute, parlant de Hölderlin, utilisé et tronqué par M. Kommerell en vue d’en faire « un monument à l’avenir allemand » – ce qui est également le propos de Heidegger s’agissant de la poésie allemande (terre/langue dans laquelle on supposera que Heine n’a pas sa place) : « Le pays dont les prophètes contemplent leurs visions sur des champs de cadavres n’est pas le sien. » Ce pays est clairement celui de Heidegger, nous fait percevoir le travail de F. Rastier.

Lire en philologue

Ce second volet de sa réflexion sur Heidegger et sur sa réception enchantée, qui poursuit et approfondit le travail entrepris par l’auteur dans Naufrage d’un prophète11, est dédié à la mémoire de Jean Bollack. Cela n’est pas indifférent. Car même si un exégète et fervent apologiste a pu écrire une phrase aussi sibylline que celle-ci : « Les textes de Heidegger ne sont pas la pensée de Heidegger » 12, c’est, nous l’avons signalé d’entrée de jeu, en philologue soigneux, c’est-à-dire en prenant au sérieux un corpus textuel dont il s’agira s’examiner tant la cohérence que l’inscription historique, que F. Rastier examine les ressorts de l’entreprise heideggérienne, comme de son emprise posthume. Son propos est donc de « reconstituer le point de vue construit dans l’œuvre »13, pour utiliser ici les termes par lesquels Jean Bollack définit la visée de la méthode de lecture philologique. Point de vue, dans le cas de Heidegger, recouvert par diverses opérations de distorsion, d’inversion, de confusion des plans, d’obscurité délibérée, et de déni, lesquelles ont la particularité d’être à l’œuvre dans le développement du projet heideggérien lui-même. Elles en constituent une structure fondamentale, dont F. Rastier va expliciter en détail les modalités discursives, mais aussi les formes d’accomplissement à travers des stratégies de publication soigneusement planifiées. C’est donc une œuvre qui s’affirme, sous les dehors bonhommes de l’inoffensif « berger de l’Être » en « bonnet de nuit » moqué par Thomas Bernhard, comme puissance de déni, manifestant ainsi son enjeu principal : destruction à tous les étages ; et mise au point des instruments intellectuels viciés propres à transmettre cet enthousiasmant programme à la postérité.

Ainsi l’étrange formule que nous venons de citer prend-elle tout son sens pervers lorsque l’on examine les procédés de lecture (on pourrait dire de « dé-lecture ») mis en œuvre par les penseurs se réclamant de la déconstruction, méthode de lecture anti-philologique par excellence théorisée par Jacques Derrida, dans le droit fil de la manière heideggérienne. Judith Butler par exemple, philosophe « radicale » et une des figures phares de la French theory d’inspiration principalement heideggéro-derridienne sur les campus américains, pourra sans ciller faire dire à Emmanuel Lévinas l’inverse même de ce qu’il veut signifier, et soutenir, contre ce que Lévinas a effectivement écrit, dans un contexte précis délibérément vidé de toute substance et de tout sens par son exégète dé-lectrice, au mépris du texte donc, et de sa réalité spécifique, que la pensée de Lévinas (qui donc ne serait pas son texte) est ce que le discours de J. Butler décide d’en affirmer, pour les besoins de la cause qu’elle défend14. Procédé en tout point « déconstructif ». On comprend, à travers cet échantillon d’interprétation indifférente au texte au point d’en inverser le sens, ce que signifie pour les disciples de pouvoir écrire une phrase aussi dénuée de sens, donc : « les textes de Heidegger ne sont pas la pensée de Heidegger » : nul meilleur témoignage de l’emprise totale du Maître que pareil énoncé, qui exprime la quintessence de son projet tout en étant absolument vide de sens. Lecture parfaitement obéissante en somme, considérant comme nulle et non avenue toute lecture critique, mais qui annule en réalité l’opération de lecture elle-même, si les textes au bout du compte ne sont rien. Prix exorbitant de la soumission du dévot, où se conjoignent le devenir-rien (du texte) et l’effacement de cet anéantissement par le leurre d’une « pensée » qui n’est rien d’autre que cette opération de néantisation. Voilà bien, en acte, les conditions intellectuelles de tout négationnisme.

Il importe par conséquent, nous avertit F. Rastier, qui pour sa part ne renonce pas à lire, et à lire pour de bon, de prendre la mesure de cette transmission qu’on pourrait dire occulte, qui perpétue la « pensée » du maître – en niant ses textes : ceux qu’il est préférable d’oblitérer, mais dont la teneur d’extrême violence et d’inhumanité, effacée, rendue fantomatique, passe (plus ou moins, voir S. Zizek cité plus haut) en douce dans la postérité intellectuelle. « On continue toujours à tirer le lait heideggerien » 15, écrit encore T. Bernhard : un lait empoisonné, analyse F. Rastier, dont les effets délétères, au premier rang desquels, on vient de le voir, le déni comme méthode, prospèrent dans les courants issus de cette mouvance. Que la question des visées du projet nazi d’anéantissement des juifs et de tout ce qui est qualifié de « juif » y soit souterrainement agissante, le démontre l’essor du discours négationniste, dont l’historien Carlo Ginzburg16 a parfaitement situé les accointances avec la toute-puissance interprétative revendiquée par la déconstruction, qui se fait fort de retourner, voire d’annuler toute réalité extérieure à son geste de (magique) performativité négative.

F. Rastier étudie donc les textes heideggériens dans leur matérialité spécifique : leur rhétorique, leur construction, leur style, leurs rythmes, syntaxe, vocabulaire ; mais aussi, et conjointement, il les place dans leur contexte historique, intellectuel et politique, sans admettre la moindre esquive. Il éclaire également les chemins de leur réception, en grande partie tributaires des stratégies de publication des différents textes composant cette œuvre pléthorique, très soigneusement élaborées. Ainsi souligne-t-il que la date de publication des Cahiers noirs ne doit rien au hasard, mais participe du projet et de la visée messianiques de l’œuvre : un messianisme apocalyptique, dont l’antisémitisme constitutif sera mis au jour par l’usage que fait F. Rastier d’une démarche de lecture exigeante, soumise au « principe de réalité philologique », élu « contre le principe de plaisir interprétatif ». Discipline intellectuelle rigoureuse, articulée à l’idée particulièrement féconde que « chaque œuvre requiert une herméneutique spécifique », remarquable, généreuse, et profonde proposition propre à permettre que se combinent la plus grande rigueur et la plus grande liberté dans la rencontre des œuvres.

Ces éléments d’un discours de la méthode sont formulés par F. Rastier dans un autre ouvrage, Ulysse à Auschwitz17. Livre à lire en contrepoint des deux ouvrages consacrés à Heidegger – dont le premier18, notons-le, est dédié à Primo Levi justement, et cela fait sens comme on le comprendra chemin faisant –, pour plusieurs raisons sur lesquelles nous reviendrons au terme de ces quelques remarques.

Leur effet le plus intéressant dans ce livre-ci nous semble résider dans le travail passionnant et passablement démystificateur de mise en relation précise entre deux corpus présentés comme étrangers l’un à l’autre : les Cahiers noirs et l’œuvre académique, à commencer par Être et temps, LE grand livre philosophique du Maître. Le cœur de Heidegger, Messie antisémite, qui articule l’ensemble des développements de l’ouvrage, et donne sens à leur enjeu historique et contemporain, se concentre alors dans le deuxième chapitre du livre, intitulé « Publication et révélation », où F. Rastier examine et relie stratégies de publication et stratégies d’écriture qui forment solidairement l’œuvre intellectuelle et le projet politique de Heidegger. Nous ne prendrons ici qu’un seul exemple, doté d’un pouvoir d’élucidation particulièrement convaincant, de cette double stratégie d’emprise par cryptage : l’usage systématique par Heidegger, dans son œuvre académique, de ce que F. Rastier décèle comme des « mot de couverture », attesté par Heidegger lui-même dans une lettre à Kurt Bauch : « Ce que tu dis sur l’«Être de l’étant» est correct. C’est une formule, pour moi souvent un mot de couverture, mais aussi une réelle crux de la philosophie. Ce qui serait à dire ne peut être dit directement dans le cours ». Et dans une autre lettre, au même : « La « Patrie » est l’Être même. »

Autrement dit, commente F. Rastier, nous avons là une confirmation que « l’orientation de la pensée va de l’ontologique au politique, ou plutôt au métapolitique entendu comme mythe nationaliste »19.

Faits effrayants

On peut certes lire Heidegger en décidant d’ignorer tout cela, comme un pur philosophe en dialogue innocent avec la métaphysique occidentale – cette option « naïve » fait du reste partie du piège heideggérien : ainsi se créent d’inconditionnels fidèles, sincèrement enthousiasmés, comme on peut le constater, par la prose du Maître. On peut refuser de considérer des « faits effrayants », selon le mot de Thomas Bernhard. Pour autant, ils restent des faits. « Et les faits sont la chose la plus obstinée du monde », pour citer ici Mikhaïl Boulgakov20.

F. Rastier poursuit son décryptage, que nous engageons le lecteur à suivre pas à pas, montrant comment « le discours philosophique de Heidegger », rapporté aux contenus textuels des Cahiers noirs autant qu’à la stratégie (mégalomane, et parfaitement en phase avec l’idée du Reich devant durer mille ans) de révélation posthume, « devient ainsi un discours de couverture pour une idéologie sanglante »21.

Sanglante, parce que l’antisémitisme « historial » de Heidegger, doublant et radicalisant l’antisémitisme nazi, voit dans le juif, à partir du stéréotype du Juif errant, celui qui s’attaque au sol et aux racines – à l’Être : c’est donc le mal à éradiquer. Apatride par définition, le juif, n’est donc qu’un simple « étant », le voilà exclu de l’Être. Autant dire qu’il n’est pas véritablement. On comprend que l’une des sources du négationnisme – il ne s’est rien passé –, le négationnisme dont nous évoquions plus haut les conditions intellectuelles, est aussi à chercher de ce côté-là. Ce négationnisme scelle l’accomplissement du projet nazi, et ses multiples variantes22 évoquent la fameuse histoire du chaudron que Freud raconte : « le chaudron était déjà cassé quand tu me l’as prêté, il n’était pas cassé quand je te l’ai rendu, je ne t’ai jamais emprunté ce chaudron ». Que ces propositions soient logiquement incompatibles n’a aucune importance, dès lors que la valeur de vérité d’un discours réside dans la dimension sacrée de qui le profère. Ce qui en rend bien sûr la réfutation totalement hors de propos.

C’est là que l’on comprend le lien étroit qui unit le projet de destruction de la culture et de la philosophie, espace cosmopolite universaliste gouverné par les règles de la discussion rationnellement argumentée, et la violence politique de l’irrationalité identitaire, cette mystifiante mystique. Et que l’on saisit aussi comment se connectent et se contaminent  le règne intellectuel de la post-vérité et les discours de radicalité politique intrinsèquement sans limites.

L’exigence intellectuelle de F. Rastier se situe à l’opposé de ces postures intellectuellement délétères et politiquement ravageuses, et sa visée explicite, que met en œuvre la méthode qu’il prend soin de forger pour lire et réfléchir, est de donner des outils pour résister à l’étrange séduction qu’elles exercent.

Mais c’est à la lumière des autres pans de son travail que prend toute sa force son impitoyable lecture critique de Heidegger. On saisira alors d’autant mieux la portée de son propos qu’on le rattachera à l’ensemble de sa réflexion sur les langues et sur la littérature. S’y construit une réflexion plus que jamais nécessaire aujourd’hui sur notre commune humanité, dans l’héritage revendiqué et renouvelé de la pensée d’Ernst Cassirer.

Nul mieux que le poète Ossip Mandelstam n’a formulé ce qui constitue le chantier de réflexion, foncièrement anti-heideggérien, de F. Rastier :

« Ainsi, en poésie les limites nationales sont effacées, l’élément d’une langue en appelle une autre par-dessus les têtes de l’espace et du temps, car toutes les langues sont liées dans une union fraternelle fondée sur la liberté et l’esprit de parenté de chacune, et dans cette liberté, fraternelles sans façons, elles s’entr’appellent » 23.

Cette « universalité bigarrée »24 – le contraire même des « diversités » essentialisées si prisées par les temps qui courent – pose pour F. Rastier, et pour nous tous, une exigence intellectuelle d’un seul tenant éthique, esthétique, et politique. C’est alors, nous le signalions plus haut, la lecture que F. Rastier a proposée de l’œuvre poétique, fort peu connue, de Primo Levi qui permettra sans aucun doute de prendre toute la mesure de l’enjeu que déplie sa lecture, difficilement audible dans une époque friande de radicalité identitaire, du maître superlatif d’une post(anti)-modernité fascinée par tous les prêcheurs d’apocalypse.

Notes

1Heidegger, Messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers noirs, Le Bord de l’eau, 2018.

2 – Au moment où j’écris ces lignes paraissent en France chez Gallimard deux premiers volumes des Cahiers noirs.
[NdE. Voir sur Mezetulle l’article d’Edith Fuchs « Heidegger et ‘l’impensé judaïque’ ? » et celui de Jean-Michel Muglioni « Heidegger, ou peut-il y avoir une philosophie nazie ?« ]

3 – On observera du reste, ce n’est pas le moindre paradoxe de l’affaire, que le recours au point Godwin est fréquemment le fait d’un discours anti-moderne de part en part heideggérien, qui diagnostique l’apocalypse en marche dans une « techno-science » conduisant paraît-il au nazisme.

4 – Outre le fameux « Discours du Rectorat » bien connu, et l’action notoirement antijuive de Heidegger à l’Université – sans parler de son goût pour quelques petites cérémonies qu’affectionnaient les nazis. Ainsi a-t-il un jour célébré un autodafé de livres –, Heidegger a été un membre actif de la commission de réforme du droit nazi.

5 – Sur le parcours d’Alexandre Douguine, voir Marc Weizmann, Un temps pour haïr, Grasset, 2018, p. 251 sq.

7 – Thomas Bernhard, Maîtres anciens (1985), trad. Gilberte Lambrichs, Paris, Gallimard, 1988, p. 72.

8Idem, p. 73.

9 – Mort en 1933.

10 – Walter Benjamin, « Contre un chef d’œuvre », in Œuvres II, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, Pierre Rush, Gallimard, « Folio essais », p. 216, sq.

11 – Puf, 2015.

12Heidegger, Messie antisémiteop. cit., p. 147.

13 – Jean Bollack, La Mort d’Antigone – La tragédie de Créon, Puf, 1999, p. 110.

14 – Voir mon Au bon plaisir des « docteurs graves » – À propos de Judith Butler, Puf, 2017, p. 226 sq. [NdE – voir sur Mezetulle la recension par Jeanne Favret-Saada].

15Thomas Bernhard, op. cit. p. 74.

16 – Voir Carlo Ginzburg, « Unus testis », in Le Fil et les traces, trad. Martin Rueff, Verdier, 2010, p. 305 -335, et Rapports de force, trad. Jean-Pierre Bardos, Gallimard/Le Seuil, 2003.

17 – Cerf, 2005.

18Naufrage d’un prophète, Puf, 2015.

19 – P. 56.

20Le Maître et la Marguerite, trad. Claude Lagny, Robert Laffont, 1978.

21 – P. 61.

22 – Parmi ces variantes, citons celles-ci : il n’y a pas eu d’extermination car « à Auschwitz on n’a gazé que des poux » (Darquier de Pellepoix) ; les juifs se sont auto-anéantis, puisque la technique enjuivée est responsable de leur extermination pendant le IIIe Reich ; cette extermination est un simple accident de l’histoire et se dissout dans l’ensemble des violences historiques ; on ne peut pas prouver l’extermination, qui n’est d’ailleurs qu’un « point de détail » de la Seconde guerre mondiale dont les principales victimes furent les Allemands puisqu’ils furent vaincus par les Alliés et par l’américano-bolchévisme.

23 – Ossip Mandelstam, De la poésie, (1928) trad. Christian Mouze, La Barque, 2013.

24 – F. Rastier, Créer : Image, Langage, Virtuel, Casimiro, 2016, p.109.

Les anti-chosistes. Un livre de Graham Harman

Thierry Laisney poursuit ses lectures d’ouvrages de philosophie contemporaine en langue anglaise. Dans le livre Object-Oriented Ontology : A New Theory of Everything1, le philosophe américain Graham Harman (né en 1968) entend exposer pour un large public la théorie dont il peut être considéré comme le chef de file : OOO, « le triple O », c’est-à-dire l’Ontologie Orientée vers l’Objet (Object-Oriented Ontology), une école de pensée qui n’a pas plus de vingt ans d’existence et qui connaît un certain retentissement depuis quelque dix ans.

La théorie des cordes n’explique pas tout

Cherchant à élaborer une théorie qui rende compte de toute chose quelle qu’elle soit, Graham Harman commence par constater que, depuis quelques décennies, certaines théories scientifiques ont eu la même ambition. Il pense en particulier à la théorie des cordes et à l’un de ses représentants les plus connus, le physicien Brian Greene. Or, selon l’auteur, l’affirmation (défendue par Greene) selon laquelle cette théorie a un champ d’application illimité présuppose l’adoption de quatre postulats erronés. En premier lieu, il est faux de penser que tout ce qui existe doive être physique. L’influence de la religion est considérable dans le monde, comme celle de tout ce qui est immatériel : âmes, esprits, spectres, archétypes inconscients de Jung, par exemple : « Bien que je ne sois pas particulièrement convaincu par la psychologie jungienne, écrit Harman, je lis Jung de temps en temps et je trouve qu’il enrichit mon imagination. Et il est clair que je détesterais vivre dans un monde où les sociétés jungiennes seraient dissoutes par la police de la raison ou découragées par une raillerie généralisée. » Harman a consacré une partie d’un livre précédent à l’étude de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) : c’est un autre exemple d’une entité qui n’est pas une chose matérielle existant en un lieu défini.

Deuxièmement, il ne faut pas croire que tout ce qui existe doive être fondamental (basique) et simple. Un auteur (Sam Coleman) a appelé cette erreur le « petitisme » (smallism). Pour Harman, il n’est pas vrai que, pour atteindre au réel, il faille réduire chaque chose à ses constituants ultimes ; ce serait ignorer le phénomène de l’émergence, qui fait naître de nouvelles propriétés là où de petits objets sont réunis en un nouvel objet. Un mariage, par exemple, est autre chose que la somme des deux individus qui le forment. Et pourquoi les garçons, contrairement aux filles, ne se promènent-ils pas très souvent par groupes de trois ? Parce que, aux yeux de la société, trois garçons ensemble constituent déjà un gang.

Troisièmement, des choses (Harman ne distingue pas les choses des objets) peuvent exister sans être réelles. C’est le cas des innombrables personnages de fiction qui occupent fréquemment une place importante dans nos vies. Mais Harman a une conception beaucoup plus large de la fiction : pour lui, tous les objets dont nous faisons l’expérience sont des fictions. Inspiré par Kant, il écrit : « L’orange ou le citron réel n’est pas plus accessible à ma perception humaine qu’il ne l’est à un moustique ou à un chien ». Sans compter toutes ces choses, ajoute-t-il au chapitre de la fiction, qui n’arrivent jamais et dont nous ne cessons de nous soucier.

En dernier lieu, il ne faudrait pas croire que tout ce qui existe soit formulable adéquatement dans un langage propositionnel littéral. Pour OOO, le langage littéral est toujours une simplification, puisqu’il décrit les choses en termes de propriétés littérales déterminées alors que les objets, n’en déplaise à Hume et aux empiristes en général, ne sont jamais simplement des faisceaux de propriétés. Influencé par Heidegger, Graham Harman donne la priorité au langage poétique sur le littéral : « La réalité des choses est toujours effacée ou voilée plutôt que directement accessible, et donc toute tentative de saisir cette réalité par un langage direct et littéral échouera inévitablement. »

Ainsi le triple O écarte-t-il soigneusement, au service d’une ontologie (« science de l’être ») extensive, ce que Harman appelle quatre « poisons intellectuels » : le physicalisme, le « petitisme », l’anti-fictionnalisme et le littéralisme.

Par-delà le savoir

L’ontologie ainsi proposée est une « ontologie plate » : elle englobe tous les objets possibles et imaginables, qui, en tant qu’ils sont des objets, sont tous rigoureusement à égalité. Depuis Descartes, nous dit Harman, la philosophie n’est pas plate, elle distingue strictement entre la pensée humaine d’un côté et tout le reste de l’autre. De même qu’on parle du spécisme sur le modèle du racisme, on pourrait parler de chosisme pour désigner l’attitude consistant à tenir certaines choses pour supérieures à d’autres2. OOO est donc un anti-chosisme. Harman évoque, à ce propos, celui qu’il considère comme le penseur vivant le plus important : Bruno Latour. Latour définit la modernité comme la vue selon laquelle il y aurait deux univers distincts, la nature et la culture.

Mais qu’est-ce au juste qu’un objet dans la théorie de Harman ? Un objet est « toute chose qui ne peut être entièrement réduite ni aux composants dont elle est faite ni aux effets qu’elle exerce sur d’autres choses ». En effet, les deux seuls types de savoir que nous pouvons détenir sur une chose sont : de quoi elle est faite ; ce qu’elle fait. OOO se bat donc contre deux réductionnismes : celui qui ne voit dans la chose que ses éléments constitutifs et celui qui ne voit dans les choses que leur impact sur nous (ou entre elles). Et la chose n’est pas non plus l’addition de ce dont elle est faite et de ce qu’elle fait. Elle est ce surplus d’être qui échappe à toute connaissance directe.

Le savoir, en effet, n’est pas le dernier mot de la quête de Graham Harman. « Philosophie », remarque-t-il, ne signifie pas savoir ou sagesse mais amour d’une sagesse qui ne peut jamais être tout à fait atteinte. Et c’est à Socrate qu’il décerne le titre de premier philosophe apparu dans l’histoire : « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». De même, Harman défend, après Latour, l’idée selon laquelle il n’y a pas de savoir politique. C’est pourquoi OOO ne peut être partisan des formes les plus radicales de politique, fondées sur la prétention d’un savoir lui-même radical. Et le mouvement n’oublie pas – expression de son anti-chosisme – que certains objets non humains sont des acteurs politiques cruciaux : les transformations politiques ne résultent pas seulement des manifestes et des barricades, nous dit Harman, mais aussi des changements environnementaux ou technologiques3.

Comment saisir un objet

Mais puisqu’il n’existe aucune connaissance directe de quoi que ce soit (OOO reprend à son compte l’existence et le caractère insaisissable de la chose en soi kantienne), comment peut-on s’approcher de l’essence des choses ? Grâce à l’art et à la philosophie (pour Harman, la philosophie est du côté de l’art et non de la science), qui sont des activités cognitives ne relevant pas d’un savoir proprement dit. Harman consacre de nombreuses pages à un texte (datant de 1914) de l’auteur espagnol José Ortega y Gasset, « l’un des essais philosophiques les plus importants jamais écrits », qui a été pour lui une révélation4. Chacun de nous, selon Ortega, est quelque chose et ce quelque chose ne peut jamais être épuisé par l’introspection ou par une description extérieure ; de la même façon, chaque objet non humain peut aussi être appelé un « je » car il a une intériorité déterminée qui ne peut jamais être pleinement saisie : « Il n’y a rien, écrit Ortega, dont nous puissions faire un objet de cognition, rien qui puisse exister pour nous, sans qu’il devienne une image, un concept, une idée – sans, donc, qu’il cesse d’être ce qu’il est pour devenir une ombre ou un contour de lui-même. »

Mais l’art, selon Ortega, sans nous révéler le secret de la vie ou de l’être, a le pouvoir de nous donner l’impression que l’intériorité des choses nous est ouverte, en nous présentant ces choses « dans l’acte de s’exécuter elles-mêmes ». La métaphore en sera le principal instrument. Ortega prend l’exemple d’une métaphore par laquelle un poète espagnol identifie un cyprès au « fantôme d’une flamme éteinte ». La métaphore n’est pas la simple assimilation des qualités réelles de deux choses : elle « nous satisfait précisément parce qu’en elle nous trouvons une coïncidence entre deux choses qui est plus profonde et décisive que n’importe quelle ressemblance ». Mais Ortega commet ensuite ce que Harman dénonce comme une « erreur fatale » lorsqu’il écrit : « nous voyons l’image d’un cyprès à travers l’image d’une flamme ; nous le voyons comme une flamme, et vice versa ». Ce « vice versa » irréfléchi passe à côté de l’asymétrie de la métaphore (ce n’est pas la même chose de dire d’un cyprès qu’il a les qualités d’une flamme et d’une flamme qu’elle a les qualités d’un cyprès) et de la distinction, fondamentale pour OOO, entre un objet et ses qualités5.

Ce qui se passe en réalité dans cette métaphore, c’est que l’objet réel initial (le cyprès) disparaît et que le seul objet réel demeurant est nous-même, lecteur, qui embrassons les qualités de la flamme : la métaphore, en amalgamant le lecteur et ces qualités, produit un nouvel objet. Nous sommes, selon Harman, des acteurs jouant un cyprès jouant une flamme ; c’est ce que l’auteur appelle la théâtralité de la métaphore. Je ne suis pas sûr d’avoir complètement saisi cette idée mais, comme Harman confie qu’il a mis vingt-huit ans à comprendre cette dimension de l’essai d’Ortega, je garde espoir.

Tristan Garcia

Graham Harman compte le philosophe français Tristan Garcia (né en 1981) au rang des principaux « compagnons de route » de son « école » et recommande la lecture de Forme et objet. Un traité des choses (PUF, 2011), un « livre merveilleux » selon lui. Comme Harman, Garcia adopte la plus accueillante des ontologies : « aucune chose ne peut être absolument réduite à néant, parce qu’elle est morte, passée, fausse, imaginaire, inexistante ou contradictoire, par exemple ». Il s’agit là aussi d’une « ontologie plate », décrivant un monde « où n’importe quelle chose, stricto sensu, en vaut une autre ». Ce qui ne veut pas dire que toutes les choses soient « identiquement déterminées » ; certes, « un homme n’est pas comme une pierre, mais leur différence est-elle si grande qu’ils n’ont absolument rien à voir, en tant que choses ? ».

Garcia s’oppose lui aussi à certains réductionnismes. Selon lui, être, c’est être compris (au sens physique comme intellectuel), et il distingue, à peu près comme Harman, ce qui est une chose (ce qui entre dans cette chose) et ce qu’est une chose (ce dans quoi elle entre). L’être est la différence (« le lien, le rapport », dit Garcia un peu plus loin) entre les deux : « Ce qui est une chose ne peut pas déterminer ce que cette chose est : ce qui compose une chose ne permet jamais de déterminer nécessairement ce que cette chose est. » Si les deux se confondaient, la chose serait compacte (elle ne pourrait plus sortir d’elle-même) et il n’y aurait dès lors plus de chose au sens où l’entend Tristan Garcia.

Contrairement à Harman, Garcia distingue les choses et les objets. Ces derniers sont des choses particulières en tant qu’elles s’inscrivent dans des systèmes spécifiques de relations. Le Livre I de l’ouvrage s’intitule « Formellement » et le Livre II « Objectivement ». Cette seconde grande partie, plus « concrète » si l’on veut, est pleine de vues originales sur ce qui constitue notre univers : le temps, les arts, la culture, les valeurs, etc. Voici, par exemple, ce que Tristan Garcia écrit sur le temps : « On a donc tort de classer le temps suivant l’ordre : passé, présent, avenir, en se représentant une flèche du temps. En réalité, il faudrait dire : présent, passé, avenir, par ordre d’intensité de la présence. Ce qu’il y a de plus présent est le présent, qui n’est pas toute la présence, mais la présence la plus forte ; l’amoindrissement de cette présence, c’est le passé, qui est de plus en plus absent ; et ce qui maximise l’absence, c’est l’avenir ». Ou bien sur le vrai : « La vérité est une intensité parce qu’elle n’est jamais assez forte pour réduire ce qui la contrarie à néant. Le fait qu’il soit vrai que j’aie volé de l’argent dans le porte-monnaie diminue l’intensité d’être du fait contraire, mais il ne le réduit pas à rien. Le fait que je n’aie pas volé d’argent dans le porte-monnaie est toujours quelque chose ; simplement, sa fausseté l’affaiblit. » Ou encore sur la sagesse : « Toute sagesse, occidentale ou orientale, est l’illusion selon laquelle il serait possible d’accorder ce que je suis à ce que je sais. Par quelque tour de passe-passe, une sagesse tente de donner un sens unique absolu à ce que je comprends du monde en moi et à ce que je suis moi-même en ce monde. »

Et quantité d’autres choses.

Notes

1Graham Harman, Object-Oriented Ontology : A New Theory of Everything, Penguin Books, 2018.

2 – À condition qu’on veuille bien ajouter une acception à un mot qui jusque-là signifiait seulement : « doctrine considérant les idées et les concepts comme des choses ».

3 – Dans le même ordre d’idée, Bruno Latour écrit : « La politique a toujours été orientée vers des objets, des enjeux, des situations, des matières, des corps, des paysages, des lieux. Ce qu’on appelle les valeurs à défendre, ce sont toujours des réponses aux défis d’un territoire que l’on doit pouvoir décrire. Telle est en effet la découverte décisive de l’écologie politique : c’est une politique-orientée-objet. Changez les territoires, vous changerez aussi les attitudes. » (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017, p. 70)

4 – Il s’agit de la préface (« Essai d’esthétique en guise de préface ») au recueil El pasajero du poète espagnol José Moreno Villa.

5 – Précisons qu’il existe selon Harman deux sortes d’objets : les objets réels et les objets sensibles (sensual objects) et deux sortes de qualités : les qualités réelles et les qualités sensibles. Est réel ce qui existe par soi-même ; est sensible ce qui n’existe qu’en relation avec un objet réel, humain ou autre.

Des miracles. Réflexion à partir d’un livre de Y. Nagasawa

Le livre Miracles. A Very Short Introduction1 de Yujin Nagasawa, professeur à l’université de Birmingham et spécialiste de philosophie de la religion, offre une réflexion intéressante sur la question des miracles. Thierry Laisney en propose ici une lecture.

Lois de la nature

Un miracle consiste à rendre possible ce que nous considérons comme impossible ; mais de quel genre d’impossibilité s’agit-il ? L’auteur distingue trois types d’impossibilité. La première est l’impossibilité logique, que Dieu lui-même ne peut lever. « Dieu, dit par exemple saint Thomas, ne peut faire qu’une seule et même chose soit et ne soit pas ; il ne peut faire exister simultanément des réalités contradictoires ». Une autre impossibilité, qui n’en est une qu’en apparence, concerne le cas où un taux de probabilité dérisoire nous interdit de croire qu’un fait puisse se produire. Mais des coïncidences absolument invraisemblables se réalisent qui prouvent bien que leur degré de probabilité était légèrement supérieur à zéro. Nagasawa prend l’exemple – véridique – d’un chauffeur de taxi qui a tué accidentellement, à un an d’intervalle, alors qu’il transportait le même passager, deux frères qui conduisaient le même cyclomoteur et qui avaient tous deux dix-sept ans quand ils ont été mortellement percutés. Qui parlerait d’ailleurs de « miracle » à propos de cette double tragédie ? Il y a enfin l’impossibilité « nomologique », celle qui heurte les lois de la nature. C’est cette dernière impossibilité que les miracles parviennent à surmonter : la transformation de l’eau en vin enfreint les lois de la chimie ; la résurrection de Lazare, celles de la biologie. Finalement, après avoir écarté d’autres caractères qu’il avait d’abord envisagés, en particulier le résultat positif auquel devrait aboutir un miracle (mais le miracle des uns peut être la catastrophe des autres), l’auteur retient cette définition : « Un miracle est la violation des lois de la nature causée par un agent intentionnel ; et il a une signification religieuse. » Conception très proche de celle de David Hume qui, dans son Enquête sur l’entendement humain, définissait un miracle comme « une transgression d’une loi de la nature par une volonté particulière de Dieu ou par l’interposition d’un agent invisible ».

Nagasawa n’interroge pas la notion de lois de la nature, le point de savoir si elles sont nécessaires ou non. Il évoque sans cesse la « violation » de ces lois ; certains ont préféré parler de dérogation ou de modification. Voici, par exemple, comment un apologiste chrétien aborde le problème au milieu du XIXe siècle2 :

« Les miracles sont des modifications des lois de la nature. Pour que ces modifications fussent impossibles, il faudrait que ces lois fussent nécessaires, c’est-à-dire qu’il y eût contradiction pour l’esprit à supposer qu’elles eussent pu être différentes de ce qu’elles sont. Or, les lois de la nature sont constantes, mais elles ne sont pas nécessaires. Il n’implique pas contradiction qu’elles eussent pu être différentes : par exemple, qu’au lieu d’être de cent ans, la vie de l’homme eût été de mille ans, ou que cette vie eût été immortelle, ou qu’après avoir quitté le corps elle eût fait naturellement retour en lui ; que la procréation humaine se fît par la femme seule ; que les corps ne fussent pas impénétrables ou pesants, etc. Tout cela aurait pu être ; et alors ce sont les choses qui sont actuellement : la petite durée de la vie de l’homme, la mort, la génération par les deux sexes, la pesanteur, l’impénétrabilité, etc., qui, venant accidentellement à se produire, eussent été autant de miracles. […] en faisant des miracles Dieu ne dérange pas son œuvre, ne retouche pas à son œuvre, mais seulement lui fait produire un effet préparé et concerté dès l’origine avec son œuvre même, et qui en fait partie : comme un législateur qui, en posant la règle, dispose en même temps l’exception. […] Cette exception est miracle pour nous, parce qu’elle est autre que la règle, et qu’elle ne se produit que dans son cours ; mais comme ce miracle remonte, dans la volonté qui l’opère, à l’établissement de la règle, […] il n’est autre que celle-ci, mais seulement pour un cas particulier et ultérieur ».

Dans le même ordre d’idée, un philosophe jadis prestigieux et aujourd’hui un peu oublié, Émile Boutroux, s’est attaqué dans sa thèse, De la contingence des lois de la nature (1874), à la notion de déterminisme universel que nous font concevoir le mécanisme et ses lois. La nécessité n’est qu’apparente dans la nature. Rendant compte de la pensée de Boutroux, Dominique Parodi3 énonce :

« Les lois de la nature, de quelque façon qu’elles aient été déterminées par l’esprit, qu’elles soient construites ou simplement découvertes, sont encore contingentes en ce sens qu’elles ne sont jamais vérifiées rigoureusement par l’expérience. Elles ne sont donc ni tout à fait fausses ni parfaitement vraies, elles sont vraies à peu près. »

Même si Boutroux ne le dit pas expressément, c’est peut-être dans cet à peu près que peuvent se glisser les miracles.

Typologie

Les miracles sont légion, et ce dans toutes les traditions religieuses. Selon Nagasawa, il y a trois catégories de miracles : les miracles matériels, les miracles biologiques et les miracles mentaux. Au rang des premiers : la production de substances (flammes et flots d’eau jaillissant du Bouddha) ; la transformation de substances (Dieu change l’eau en sang, Jésus l’eau en vin) ; la multiplication de substances (pains, poissons). Ou encore la maîtrise du temps (qu’il fait). Jésus fait se calmer les vagues et le vent sur la mer de Galilée, Mahomet fait redoubler la pluie ou la fait cesser. Il arrive qu’on marche sur l’eau (Padmapadacharya, Bouddha, Jésus). Au XVIIe siècle, Marie de Jesús d’Ágreda apparut simultanément en deux endroits différents (bilocation) et saint Joseph de Cupertino se hissa dans les airs (lévitation). Mahomet effectue en une nuit un voyage qui demande normalement un mois (situation proche de la téléportation). Ce ne sont là que quelques exemples.

Les miracles biologiques permettent, en particulier, de se rendre maître des plantes et des animaux. C’est ainsi qu’au XIIIe siècle le yogi Dnyaneshwar fait réciter à un buffle une chanson védique, montrant par là que toute vie est une manifestation du Brahman. Dans d’autres cas, il s’agit de naissances extraordinaires : naissance de Jésus, Immaculée Conception. Sarah avait quatre-vingt-dix ans environ lorsqu’elle mit au monde Isaac. Quant au Bouddha, il est à peine né que déjà il marche et parle. La guérison, d’autre part, est une forme très répandue de miracle. On prête à Mère Teresa, canonisée en 2016 par le pape François, deux guérisons miraculeuses posthumes. Le Comité médical international de Lourdes vient d’authentifier une soixante-dixième guérison miraculeuse, c’est-à-dire « inexpliquée dans l’état actuel des connaissances scientifiques ». La forme suprême de la guérison est la résurrection, dont ont bénéficié Lazare et Jésus lui-même. Et la déesse Shiva permit à Markandeya, un vieux sage hindou, d’avoir seize ans pour l’éternité.

On rencontre enfin ce que Nagasawa appelle des « miracles mentaux » : perception surnaturelle, maîtrise d’êtres immatériels (anges, esprits…), communication spirituelle. Cette perception qui transcende l’espace et le temps et révèle une « capacité épistémique gigantesque » (p. 40), c’est ce que le bouddhisme et l’hindouisme appellent le « troisième œil ». On lit dans le passé, dans le futur, et jusque dans l’esprit des autres. L’auteur évoque encore les exorcismes, les apparitions, les trois secrets que la Vierge Marie a livrés en 1917 aux enfants de Fátima après qu’un ange se fut manifesté à eux, la « télépathie »…

Psychologie et rationalité

Certains sondages laissent penser que la croyance aux miracles est largement partagée. Nagasawa se demande quels « biais cognitifs » nous y prédisposent. Il souligne l’intérêt de la théorie de la « contre-intuitivité minimale », due à l’anthropologue Pascal Boyer : pour qu’une histoire miraculeuse se transmette efficacement, il faut que les éléments merveilleux qu’elle recèle ne soient pas trop nombreux ou trop spectaculaires ; il faut qu’ils soient suffisamment contre-intuitifs pour attirer l’attention mais ne versent pas dans la surenchère. L’auteur prend l’exemple de cette poupée traditionnelle japonaise dont les cheveux avaient poussé après la mort de la petite fille qui la chérissait tant et lui avait peut-être ainsi communiqué son âme.

Ce qui, par ailleurs, peut expliquer les croyances « miraculeuses », c’est que les êtres humains ont tendance à détecter des agents et des intentions dans la nature. Qu’ils soient artificialistes (Jean Piaget) ou théistes intuitifs (Deborah Kelemen), les enfants assignent aux êtres et aux objets qui les entourent un but déterminé. Ils ont tendance à identifier des entités surnaturelles, et attribuent facilement à leurs parents des propriétés comme la toute-puissance, l’omniscience, etc. Les humains sont donc « équipés » pour croire aux miracles, ce qui, précise l’auteur, ne signifie pas que ceux-ci soient tous faux, mais exige qu’on les examine avec une vigilance particulière ; si l’on prouve que les hommes ont tendance, quand ils ont soif, à voir des canettes de bière dans leurs réfrigérateurs, cela ne voudra pas dire qu’il ne peut jamais s’y trouver de tels objets !

Un chapitre du livre est consacré à la position de Hume au sujet des miracles. Hume développe plusieurs arguments en faveur de l’idée qu’aucun miracle n’a jamais été étayé par une évidence suffisante. Nagasawa ne les juge pas probants : celui relatif au nombre et à la qualité des témoins est trop vague ; l’argument selon lequel ceux qui croient aux miracles vivraient dans des « nations ignorantes et barbares » est circulaire (une nation ignorante et barbare ne se définirait-elle pas par le fait que sa population croit aux miracles ?) ; l’argument tenant aux affirmations inconciliables des diverses religions est hors sujet (car les religions ne sont pas en désaccord sur la possibilité même des miracles), etc. Hume est sur un terrain plus solide quand il soutient que, en principe, aucune évidence n’est assez forte pour contredire une loi de la nature et que, par conséquent, il est toujours plus déraisonnable d’accepter l’hypothèse d’un miracle que de la rejeter. Cette façon de voir n’exclut pas totalement qu’un miracle se produise, note Nagasawa, mais elle montre l’énorme difficulté qu’il y a à rationaliser une croyance « miraculeuse ».

L’altruisme extrême

Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur semble avoir renoncé à justifier les miracles au sens strict – c’est-à-dire en tant qu’ils comprennent un élément surnaturel. Il se demande alors s’il existe des actes qui se rapprocheraient des miracles et en lesquels nous pourrions croire. Il évoque le geste de Maximilien Kolbe (canonisé par Jean-Paul II en 1982) qui, en 1941, à Auschwitz, s’est offert de mourir à la place d’un père de famille. Selon le romancier japonais Shûsaku Endô, l’acte de Kolbe constitue un miracle : « un geste d’amour que les gens ordinaires ne peuvent pas accomplir ». Autre geste, celui d’Arland D. Williams Jr. qui, lors du crash d’un avion à Washington en 1982, saisit la bouée de sauvetage lancée par l’hélicoptère de secours mais la tend successivement aux autres survivants au lieu de s’en servir pour lui-même, et se noie finalement dans le Potomac. Si son livre avait paru quelques mois plus tard, Nagasawa aurait certainement parlé aussi du geste du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame qui, le 23 mars dernier, a obtenu, dans des circonstances où ses chances de survie étaient infimes, de prendre la place d’une femme qu’un meurtrier fanatique tenait en otage dans un supermarché.

Ces gestes, l’auteur les désigne comme des actes extrêmement altruistes. Ceux qui les réalisent sacrifient leur vie pour sauver celle d’un étranger. Ces actes ne violent pas les lois de la nature, à moins de considérer – ce que ne fait pas Nagasawa – que l’instinct de conservation est l’une de ces lois. Selon lui, ces actes défient plutôt de « puissants traits comportementaux induits par ces lois » (p. 88) et acquis au fil de l’évolution ; la nature est gouvernée par la sélection naturelle, qui implique la compétition pour survivre. Paradoxalement, les actes extrêmement altruistes peuvent être regardés comme miraculeux parce qu’ils ne transgressent pas les lois de la nature. Si Kolbe, Williams ou Beltrame avaient disposé de pouvoirs surnaturels, ils auraient pu agir tout autrement et sauver la peau de tout le monde, la leur y compris. La grandeur de ce qu’ils ont fait vient de ce qu’ils n’avaient pas de tels pouvoirs.

L’auteur se demande si l’altruisme peut être vu lui aussi comme un produit de l’évolution. Il relève que les biologistes de l’évolution ont invoqué trois théories pouvant aller dans ce sens : la théorie de la sélection de groupe, selon laquelle la sélection naturelle s’exerce au niveau d’un groupe et non des individus ; la théorie de la sélection fondée sur la parenté, mais elle ne s’applique pas aux cas qui nous intéressent ici ; la théorie de la réciprocité, basée sur les services mutuels que peuvent se rendre des individus appartenant ou non à la même espèce. Il semble qu’aucune de ces théories, conclut Nagasawa, ne puisse expliquer l’altruisme extrême. Ces actes, qu’aucune morale ne peut commander, ne traduisent aucune faculté surnaturelle ; c’est leur existence même qui a quelque chose de mystérieux, de surnaturel. Ces « miracles », dont cette fois personne ne peut douter, suscitent en nous, humains ordinaires, un mélange d’admiration et d’incompréhension.

Notes

1Yujin Nagasawa, Miracles. A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2017.

2 – Auguste Nicolas, Études philosophiques sur le christianisme, Paris, Auguste Vaton, 1850, t. 4, p. 287-289.

3 – Dominique Parodi, La philosophie contemporaine en France, Paris, Alcan, 1919, p. 194.

« Comparing Notes » d’Adam Ockelford : une nouvelle théorie de la musique

Adam Ockelford, professeur de musique à l’université de Roehampton (banlieue sud de Londres), très impliqué, en particulier, dans l’enseignement à de jeunes autistes, vient de publier Comparing Notes. How we make sense of music (Londres, Profile Books, 2017), livre important dans lequel il expose ce qu’il présente comme une nouvelle théorie de la musique, une théorie qu’il rattache étroitement à son expérience d’enseignant.

Vers une théorie

Ockelford, qui se dit favorable à une approche « phénoménologique », reproche à la plupart des théoriciens de ne pas tenir compte de la manière dont les gens écoutent ordinairement la musique. Pour Schenker, par exemple, toutes les grandes œuvres sont bâties sur la même structure fondamentale et reflètent l’ordre divin par le biais de « l’accord de la nature » – l’accord parfait majeur ; cette conception a-t-elle un rapport quelconque avec l’expérience des auditeurs ? Plus récemment, de « nouveaux musicologues » s’emploient à montrer que les structures musicales traduisent les structures sociales. Pour Christopher Ballantine, la forme sonate, née du même élan que la révolution française, est l’incarnation musicale de la dialectique hégélienne. Susan McClary va plus loin encore en entendant dans la Neuvième Symphonie de Beethoven la célébration d’un « désir sexuel qui culmine en une violente éjaculation ». De telles analyses, parfois passionnantes d’ailleurs, sont totalement subjectives ; elles n’ont que peu à voir avec ce que perçoit une oreille moins orientée. Ockelford n’est pas non plus convaincu par la transposition à la musique de modèles linguistiques, telle que Leonard Bernstein, influencé par Chomsky, l’a pratiquée ; ni par l’introduction, illustrée notamment par Nicolas Ruwet et Jean-Jacques Nattiez, des concepts de la sémiotique dans la théorie musicale.

Ockelford préfère que la musique soit expliquée en termes proprement musicaux. Il en trouve un exemple dans le Schoenberg des Fondements de la composition musicale. Schoenberg considère que la structure musicale est créée par la répétition de motifs et soutient même que « l’intelligibilité en musique semble impossible sans répétition ». Comme on imagine difficilement une musique qui ne soit fondée que sur la répétition, la question est de savoir comment celle-ci peut coexister avec le changement d’une manière signifiante. Une des façons les plus simples de répéter un fragment tout en le modifiant est de le transposer : on part d’une autre note mais tous les écarts entre les sons (intervalles) sont conservés, ainsi, bien sûr, que leurs durées respectives. En effet, comme le souligne l’auteur, les vecteurs premiers de l’information musicale sont les hauteurs et les rythmes ; la dynamique et le timbre, ainsi que la localisation de la source sonore, constituent des vecteurs seconds. Aussi est-il rare qu’une musique soit d’abord identifiée par le timbre. C’est ce qui arrive pourtant dans le cas de ce que le musicologue allemand Marius Schneider a observé au sein de certaines cultures et appelé la « chanson personnelle », une chanson que seule peut chanter la personne qui la détient ; à sa mort, elle passera dans une autre voix. Dans le même ordre d’idée, Ockelford attire notre attention sur ce passage du premier mouvement de la Symphonie pastorale de Beethoven où un motif de cinq notes est énoncé neuf fois de suite. La hiérarchie est alors renversée : c’est sur la progression dynamique que se concentre l’auditeur.

L’hypothèse zygonique

La répétition est donc fondamentale en musique. Mais comment va-t-elle jusqu’à donner le sens de la structure ? Nous arrivons au cœur de l’ouvrage d’Ockelford et à l’exposé de sa théorie. Celle-ci a été « frôlée » selon lui par quelques-uns de ses prédécesseurs1. Pour Schoenberg, on l’a vu, la répétition produit la structure et rend la musique intelligible. Le musicologue autrichien Viktor Zuckerhandl y a ajouté l’idée d’action (perçue par l’auditeur) et le compositeur américain Edward Cone celle de dérivation d’un son à un autre. Le schéma est donc le suivant : la conjonction de la répétition et de l’action donne l’impression d’une dérivation ; la dérivation fait naître la structure musicale ; et la structure permet à la musique de faire sens. Reste à savoir comment on passe à chaque fois d’une étape à l’autre. Pour Ockelford, la clé de l’énigme est dans l’action (agency), qu’il définit comme la « qualité perçue des sons musicaux à travers laquelle une note est ressentie comme ayant un effet, une influence sur d’autres notes ou la capacité de les contrôler ».

Arrêtons-nous un instant sur l’expérience qui a fait concevoir à Ockelford sa théorie. Il a rencontré un prodige musical lorsque celui-ci avait sept ans (cela fait quelque trente ans et ils n’ont cessé de travailler ensemble depuis) : Derek Paravicini, grand prématuré, aveugle de naissance, autiste, souffrant de sévères difficultés d’apprentissage. Pour Derek, doué de ce qu’on appelle « l’oreille absolue », chacune des 88 touches du piano sonnait distinctement, avait son individualité propre. Dans un monde de confusion et de menace, face à l’univers des mots en particulier, tous ces sons étaient des amis qui demeuraient pour lui toujours égaux à eux-mêmes. Derek reproduit fidèlement les notes que joue Adam, lequel en vient à concevoir les sons de son élève comme dérivant des siens. À la notion de répétition s’ajoute celle d’imitation : c’est l’élément qui manquait dans les théories précédentes. La répétition et l’intention constituent ensemble l’imitation.

C’est ainsi que, de l’expérience la plus concrète, est née la théorie zygonique défendue par l’auteur. Pourquoi cet adjectif ? Il est construit à partir d’une racine grecque signifiant « paire », et renvoie à la relation entre deux sons dont l’un est perçu comme dérivant de l’autre par imitation. La répétition ne concerne pas que des notes, elle s’applique aussi à des intervalles : on distingue ainsi des relations zygoniques primaires et des relations zygoniques secondaires. Pour ces dernières, l’imitation des intervalles ne se limite pas à ce qui se passe entre des voix, elle existe également au sein d’une voix. Le renversement est un autre procédé qui s’apparente à l’imitation (l’oreille peut le détecter assez facilement) : les intervalles d’une mélodie deviennent ascendants quand ils étaient descendants et vice versa. Ockelford prend l’exemple du début de la Sonate pour piano K. 333 de Mozart : un mouvement descendant de six notes conjointes est analysé, à la surprise du lecteur, comme une chaîne de relations zygoniques secondaires2. Il accorde aussi une grande importance aux relations zygoniques indirectes, celles unissant deux intervalles identiques éloignés dans le temps et qui, plutôt que d’être l’imitation l’un de l’autre, semblent alors dériver d’une source commune.

Les relations zygoniques ne concernent pas que les hauteurs de son ; elles mettent en jeu également les durées. Ockelford précise que ce qui définit rythmiquement une note est plus le moment où elle commence que sa durée proprement dite. La pratique de la musique conforte tous les jours son opinion : une blanche est moins une blanche par les deux temps qu’elle doit durer que par le moment où la note qui lui succède doit être émise. De même qu’on reconnaît une mélodie qui a été transposée, de même les variations de tempo n’empêchent pas d’identifier une œuvre puisque le rapport des durées (comme celui des intervalles dans la transposition) demeure inchangé. Il existe encore, plus rarement, des relations zygoniques tertiaires : c’est le cas lorsque se produisent des accélérations ou des ralentissements. Comme le remarque Ockelford, la hauteur et le rythme sont en réalité indissociables, ils définissent ensemble des motifs et des thèmes. Très souvent, un même rythme est successivement appliqué à des hauteurs différentes. Moins fréquemment, le rythme change mais pas les hauteurs ; Ockelford en donne un exemple dans le Concerto pour hautbois de Richard Strauss, mais quantité de cycles de variations en témoigneraient tout aussi bien. Pour ce qui est des autres paramètres que la hauteur et le rythme, il observe, en particulier, que des relations zygoniques secondaires peuvent affecter le timbre : par exemple, lorsque l’installation de la sourdine se répercute d’une partie instrumentale à une autre.

Être et valeur

La répétition, qui est l’exception dans le langage verbal et la règle en musique, joue donc un rôle structurel fondamental selon Adam Ockelford. Mais, de même que dans le langage le respect de la syntaxe ne garantit pas l’intelligibilité d’un énoncé3, de même les relations zygoniques ne constituent pas à elles seules la signification musicale ; il faut y ajouter les réactions affectives que la musique engendre. Ockelford a, en effet, l’intuition que tous les sons ou combinaisons de sons peuvent susciter une réponse émotionnelle. Ils n’ont pas de signification au-delà de cette capacité. Pour reprendre la distinction du musicologue le plus souvent cité dans le livre – Leonard Meyer –, Ockelford est un « absolutiste » et non un « référentialiste » : « La musique existe en dehors de la vie réelle, elle véhicule des idées qui n’existent que dans le domaine de l’imagination. » Certes, l’audition d’une œuvre peut nous renvoyer à des éléments extra-musicaux, mais il s’agit alors d’associations personnelles et non de signification : c’est le phénomène DTPOT (« Darling, they’re playing our tune »).

Adam Ockelford se demande si certaines œuvres musicales ont plus de valeur que d’autres. Il compare, à cet effet, le début de la Sonate pour piano K. 333 de Mozart avec celui d’une sonate pour clavier de Jean-Chrétien Bach. Les deux fragments se ressemblent nettement, en ce qui regarde la hauteur, le rythme, la structure harmonique et l’usage de la « basse d’Alberti ». Alors, où réside la différence ? Pour l’auteur, c’est la théorie zygonique qui nous fournit la réponse : en dérivant de celle qui la précède, chaque appoggiature est, chez Mozart, structurellement intégrée dans le discours. Il me semble qu’Ockelford oublie un autre élément, tout aussi « zygonique », qui fait l’originalité de la pièce de Mozart : la présence d’un contretemps (demi-soupir précédant les croches) dans l’accompagnement au début de chaque mesure, contretemps qui déjoue les « attentes » de l’auditeur, pour utiliser le langage de Leonard Meyer. Mon observation est beaucoup plus simple que celle d’Ockelford. Mais leur coexistence confirme ce qu’il dit plus loin : la musique étant sursaturée de répétition, différents auditeurs peuvent percevoir différents éléments structurels et disposer chacun d’une explication cohérente. Le compositeur lui-même peut d’ailleurs ne pas être conscient d’un processus de dérivation auquel tel auditeur sera sensible.

Si la dérivation est un élément nécessaire pour qu’une pièce musicale soit perçue comme de la musique, elle n’en garantit donc pas la valeur esthétique ; celle-ci dépend de la façon dont le contenu et la structure interagissent. Mais ce processus selon lequel des éléments sonores (depuis les sons pris isolément jusqu’à des sections entières4) sont entendus comme dérivant les uns des autres par imitation est définitoire selon l’auteur. En matière d’ontologie musicale, nous l’avons déjà suggéré, Ockelford défend une conception idéaliste : pour lui, un morceau de musique est l’ensemble des phénomènes présents dans l’esprit de ses auditeurs5. Ainsi, la musique manifeste une « intentionnalité flottante » (Ian Cross) et l’imprécision de son message fait d’elle un objet d’interprétation humaine. Le chant des oiseaux est-il ou non de la musique ? Ce n’en est pas, selon Ockelford, tant que l’oiseau est seul concerné ; c’en est éventuellement pour l’auditeur ; c’en est sans aucun doute quand le chant est imité dans un contexte musical (comme dans la Pastorale de Beethoven). Autre exemple de ce qui ne peut être de la musique d’après la théorie zygonique : 4’33’’ de John Cage.

Nous sommes tous musiciens

Un aspect essentiel de cette théorie est l’affirmation que la musique est universelle : elle est, dans son essence, la même dans le monde entier, et nous apprécions autant la musique du passé que pouvaient l’apprécier ses contemporains. Selon Adam Ockelford, presque tout le monde a la capacité de faire sens de la musique telle qu’il l’a définie : un récit sonore abstrait dont les éléments sont perçus comme dérivant les uns des autres par le biais de l’imitation. Nous sommes donc tous musiciens. Comment ne pas suivre l’auteur quand il déplore l’opposition que font les sociétés modernes entre ces deux catégories de personnes que seraient les professionnels de la musique et les « simples » auditeurs ? Si, par exemple, on n’attendait pas d’un apprenti pianiste qu’il parvienne enfin à jouer l’un des Impromptus de Schubert ou l’une des Études de Chopin, et que l’on adoptât une approche davantage centrée sur ses intérêts et ses motivations, n’y aurait-il pas plus de chances que la musique soit pour lui, plutôt qu’un parcours du combattant dicté par des attentes sociales prédéterminées, l’accompagnement d’une vie entière ? Tel est – aussi – le message de ce livre passionnant.

Notes

1 – Notons d’ailleurs que Schenker voyait – propos non cité par Ockelford – dans la répétition le « trait le plus frappant et le plus caractéristique » de la musique.

2 – Puisqu’un mouvement conjoint est fait de la répétition de l’intervalle de seconde.

3 – Rappelons l’exemple donné par Chomsky : « D’incolores idées vertes dorment furieusement. »

4 – À ce propos, Ockelford distingue trois niveaux structurels, qu’il appelle respectivement : les événements, les groupes et les cadres généraux.

5 – Conception qui peut rappeler celle de Sartre dans L’Imaginaire.

© TL, Mezetulle, 2018.

Clarté, rigueur et précision : un livre de Michael Beaney

Thierry Laisney1 a lu la récente « très brève introduction » (Analytic Philosophy. A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2017) que Michael Beaney consacre à la philosophie analytique ; il en retrace le parcours semé d’exemples et d’exercices qui invitent à la réflexion. Cette excursion, en forme d’initiation, dans un domaine qui lui est peu familier offre à Mezetulle une occasion de se dépayser.

Clarté de la pensée, précision de l’expression, rigueur de l’argumentation. Ces vertus, la philosophie dite « analytique » n’en a pas le monopole, mais elles lui sont en quelque sorte inhérentes. Michael Beaney, professeur à Londres et à Berlin, vient de consacrer aux pionniers de la méthode analytique un petit ouvrage très intéressant2. Son livre sera une précieuse introduction pour ceux qui ne se sont pas encore intéressés à cette école de pensée ; et un rappel utile et agréable pour qui en serait un peu plus familier. Suivons-le dans les étapes de ce voyage initiatique.

Le nombre et l’existence

Si je déclare que mes amis sont sympathiques, je peux dire aussi que chacun d’entre eux est sympathique. Mais si j’affirme qu’ils sont nombreux, puis-je énoncer de la même façon que chacun de mes amis est nombreux ? Il arrive que, la grammaire étant trompeuse, la logique doive remédier à ses ambiguïtés. Être sympathique, c’est une propriété du premier ordre : elle s’applique à des objets. Être nombreux, c’est une propriété qui ne s’applique pas à des objets, mais à des ensembles d’objets, c’est-à-dire à des concepts – à chaque concept correspondant l’ensemble des objets qui « tombent » sous ce concept (son extension).

Cette distinction entre objets et concepts est au cœur de la pensée de Gottlob Frege (1848-1925), l’un des fondateurs de la philosophie analytique et le premier auteur que nous présente le livre de Beaney. Dans Les Fondements de l’arithmétique (1884), Frege soutient que les énoncés contenant des nombres sont des affirmations relatives à des concepts. Si je dis qu’il y a dix livres dans mon appartement, j’énonce (en plus d’un mensonge) que la propriété d’être un livre possède elle-même la propriété d’être instanciée dix fois en ce lieu. Les nombres sont, pour Frege, des propriétés de propriétés : des concepts du second ordre.

Certains ensembles comportent un nombre infini d’éléments. Il en va ainsi de l’ensemble des entiers naturels : {0, 1, 2, 3, 4, 5…}. Nous sommes alors confrontés au « paradoxe de Galilée ». Si je considère, par exemple, l’ensemble des carrés : {0, 1, 4, 9, 16, 25…}, il apparaît que ce second ensemble est un sous-ensemble du premier, lequel contient par définition plus d’éléments que lui. Pourtant, si j’observe qu’à chaque membre du premier ensemble correspond un et un seul élément dans le second, j’aurai tendance à penser que les deux ensembles ont le même nombre d’éléments. Il faut donc choisir l’un des deux critères, ce que le mathématicien Georg Cantor a traduit par la notion de « transfini » : il y a une infinité de façons d’être infini. Selon Beaney, c’est un bon exemple de la manière dont l’analyse proprement dite se prolonge dans une incontestable créativité conceptuelle.

Après le nombre, voici l’existence. Elle non plus n’est pas une propriété comme les autres. Les énoncés existentiels se rapportent eux aussi à des concepts et non à des objets. Quand nous produisons une assertion d’existence, nous n’attribuons pas un concept du premier ordre à un objet, mais un concept du second ordre à un concept du premier ordre. Et dénier l’existence, c’est affirmer d’un concept qu’il ne possède aucune instanciation. Le fameux « argument ontologique » s’en trouve ruiné : il confond une propriété du second ordre avec une propriété du premier ordre. Admettons – par hypothèse – que Dieu ait toutes les perfections ; on ne peut considérer que l’existence en fasse partie. Et l’on ne peut donc en inférer l’existence de Dieu.

C’est maintenant au tour de Bertrand Russell (1872-1970) de faire son apparition dans l’ouvrage. Il pense, contrairement à Frege qui y voit des objets logiques, que les ensembles sont des fictions logiques. Pour nous faire comprendre cette notion, Beaney prend pour exemple la phrase : « La femme britannique moyenne a 1,9 enfant ». C’est une affirmation qui, de manière dissimulée, se rapporte à toutes les femmes britanniques, une affirmation qu’on peut reformuler ainsi : « Le nombre total d’enfants britanniques divisé par le nombre total de femmes britanniques est égal à 1,9 ». La « femme britannique moyenne » est évidemment une fiction logique (comme le disait Coluche : « j’ai pas trouvé la virgule »). Pour Russell, les ensembles sont des constructions logiques par rapport auxquelles les concepts sont « ontologiquement premiers ». Dire, par exemple, que l’ensemble des chevaux est un sous-ensemble de l’ensemble des animaux n’exige pas que de tels ensembles « existent » ; c’est de concepts qu’il s’agit en réalité : tout objet ayant la propriété d’être un cheval a également la propriété d’être un animal. (∀x) (Cx ⇒ Ax)

Le paradoxe que Russell mit au jour fit abandonner à Frege son projet logiciste (consistant à vouloir réduire l’arithmétique à la logique). La contradiction en cause se rattache à cette question (un peu malaisée à saisir immédiatement3) : l’ensemble de tous les ensembles qui ne sont pas membres d’eux-mêmes est-il ou non membre de lui-même ? S’il l’est, il ne l’est pas ; s’il ne l’est pas, il l’est. Russell a surmonté la difficulté en concevant sa « théorie des types ». Il existe une hiérarchie des objets et des ensembles : un ensemble ne peut être membre de lui-même mais seulement d’un ensemble de niveau supérieur.

Pour en revenir à l’existence, Beaney n’oublie pas de rappeler que Russell est célèbre également pour sa « théorie des descriptions ». Il a montré qu’une phrase comme « le roi de France est chauve » devait se décomposer de la façon suivante : 1. Il y a au moins un roi de France. 2. Il y a au plus un roi de France. 3. Tout ce qui est roi de France est chauve. L’assertion en question est donc fausse – et non dépourvue de sens comme le pensent certains – car le premier énoncé est faux ; elle n’est pas relative au roi de France mais au concept « roi de France », qui n’a aucune instanciation (pas plus aujourd’hui qu’à l’époque où Russell a envisagé le problème).

L’énigme de l’identité

En quoi la philosophie analytique mérite-t-elle ce qualificatif ? À un triple titre, selon Beaney. L’analyse est traditionnellement définie comme la décomposition d’un tout en ses éléments constitutifs ; et aussi comme l’opération réduisant ces éléments à un principe premier. Mais l’analyse a encore une dimension interprétative : elle vise à fournir des ressources conceptuelles plus riches permettant d’éclairer la signification d’un mot, d’une phrase, etc. L’auteur fait entrer en scène G. E. Moore (1873-1958), qui s’intéresse particulièrement, quant à lui, à l’épistémologie et à l’éthique. Dans ses Principia Ethica (1903), il défend l’idée que le bon (« good ») est un concept inanalysable, une qualité simple – comme peut l’être la couleur jaune, par exemple – que nous fait percevoir l’intuition. Ramener le bon à toute autre notion relèverait de ce que Moore appelle le « sophisme naturaliste ». La position de Moore conduit au « paradoxe de l’analyse » : aucune définition, semble-t-il, ne peut être à la fois exacte et instructive. Ou je dis A=A, ce qui est indiscutable mais ne m’apprend rien ; ou je dis A=B, mais comment une telle identité serait-elle possible4 ?

Frege est parvenu à résoudre l’énigme en distinguant le sens et la référence. Pour que A=B, il faut que A et B renvoient au même objet mais par des chemins différents. « L’étoile du soir est l’étoile du matin » : deux sens distincts (le sens est alors le mode de détermination de la référence) pour une référence unique (Vénus). Pour que le paradoxe de l’analyse se dissipe, note Beaney, il est donc nécessaire que celle-ci présente, en plus des caractères mentionnés plus haut, une dimension transformatrice.

Dire et montrer

Pour introduire Ludwig Wittgenstein (1889-1951), Michael Beaney se demande s’il y a des choses que nous ne pouvons logiquement dire ou penser. Nous avons déjà vu des limites de cette nature : pour Russell, un ensemble ne peut être un objet ; un ensemble ne peut être membre d’un ensemble de même type que lui. Prenons un exemple plus simple : le concept d’avoir faim. N’est-il pas tout aussi insensé de dire d’un ordinateur qu’il n’a pas faim que de dire qu’il a faim ? Certains concepts ne peuvent tout simplement pas subsumer certaines choses, à moins d’une erreur de catégorie. De même, Wittgenstein estime que Russell tente, à propos de la théorie des types, de dire quelque chose qui ne peut être dit : il n’y a pas de sens à énoncer qu’un ensemble n’est pas membre de lui-même. Ce sont là des choses qui peuvent être montrées mais pas dites. Ainsi, la distinction entre objet et concept ne peut être que montrée, par le fait que les termes utilisés dans l’un et l’autre cas opèrent de manière différente, comme le font, par exemple, les noms propres et les mots désignant des concepts (qui sont respectivement, selon Frege, des « expressions saturées » et des « expressions incomplètes »). Que le concept « avoir faim » ne puisse s’appliquer à autre chose qu’à un animal est montré par notre emploi de la locution verbale « avoir faim ».

Selon le premier Wittgenstein, une phrase n’a de sens qu’à la condition qu’elle dépeigne un état de choses possible ; n’y satisfaisant pas, les propositions logiques n’ont pas de sens : elles sont vraies de quelque façon que soit le monde. Ce sont des tautologies. Mais si elles n’ont pas de sens, elles ne sont pas pour autant des non-sens. Les propositions logiques montrent quelque chose. Par exemple, « P ou non-P » montre ce qu’on appelle la loi du tiers exclu. Pour qu’il y ait non-sens, il faut que soient transgressées les règles qui gouvernent l’usage de certaines expressions : « mon ordinateur a faim ». Une phrase comme « aucun concept n’est un objet » est un non-sens déguisé. Mais l’élucidation des raisons pour lesquelles c’est un non-sens montre quelque chose des caractéristiques de notre langage.

Quant aux tenants de l’empirisme logique, que l’auteur évoque brièvement, ils prônent la distinction entre propositions analytiques et propositions synthétiques, et le vérificationnisme : une proposition synthétique n’a de sens que si elle peut être vérifiée. Vraies ou fausses en vertu de la signification de leurs termes, les propositions de la logique sont analytiques. Et les propositions métaphysiques, qui ne sont ni analytiques ni synthétiques, sont dénuées de sens. Pour Rudolf Carnap, ce sont des pseudo-propositions.

La logique de tous les jours

Après ces figures illustres, Michael Beaney fait appel à une personnalité beaucoup moins célèbre aujourd’hui : Susan Stebbing (1885-1943), qui contribua à promouvoir le développement de la philosophie analytique en Grande-Bretagne. Stebbing fut aussi, nous apprend l’auteur, l’une des premières à répondre aux attaques qu’avait subies la métaphysique : aucune conception philosophique ne peut, selon elle, se dispenser de présupposés métaphysiques, comme la distinction entre objets et concepts (Frege), l’existence nécessaire d’objets pour que nous puissions user du langage de manière sensée (Wittgenstein), l’opposition absolue entre vérités analytiques et vérités synthétiques (empirisme logique), etc.

Si Beaney inclut Susan Stebbing dans sa présentation de la philosophie analytique, c’est manifestement pour insérer cette dernière au sein d’une démarche plus générale et, en quelque sorte, plus quotidienne. Stebbing, en effet, a écrit plusieurs ouvrages où, s’adressant à un large public, elle déjoue les erreurs de raisonnement dans lesquelles nous pouvons facilement tomber : analogies ou métaphores piégeuses, polysémie, etc. L’une des erreurs logiques les plus répandues tient à une application défectueuse du modus ponens, à la confusion entre l’implication et l’équivalence. Beaney a recours à un test (1966) dû au psychologue Peter Wason. Quatre cartes, chacune ayant une lettre sur une face et un nombre sur l’autre, sont disposées sur la table et laissent voir ceci : A, M, 3, 6. La question est de savoir quelle(s) carte(s) il faut retourner pour vérifier l’implication suivante : s’il y a une voyelle d’un côté, alors il y a un nombre impair de l’autre. Rares ceux d’entre nous qui répondent juste du premier coup. La carte M n’est pas en cause ; mais la carte 3 non plus : rien n’interdit à une consonne d’être associée à un nombre impair. En revanche, il faut retourner la carte A (la présence d’un nombre pair infirmerait la proposition) et la carte 6 (la présence d’une voyelle infirmerait la proposition). La présence d’un nombre impair est une condition nécessaire pour qu’il y ait une voyelle de l’autre côté de la carte. Mais ce n’est pas une condition suffisante.

Un livre réédité tout récemment inventorie un certain nombre d’erreurs logiques5. Outre celle que nous venons de voir, on y rencontre entre autres : la confusion entre disjonction exclusive et disjonction inclusive ; l’attribution au tout de propriétés qui n’appartiennent qu’aux parties ; les généralisations abusives ; la confusion entre les propriétés accidentelles et les propriétés essentielles ; la confusion du contraire et du contradictoire ; le fait de prendre pour une relation de cause à effet ce qui n’est qu’une succession dans le temps ; l’argument d’autorité ; la pétition de principe ; le renversement de la charge de la preuve, etc.

La libre expression des opinions supposant que ceux qui les émettent sachent exactement ce qu’ils disent, ayons tous à cœur de ne jamais enfreindre, si ce n’est par jeu, les règles de la logique : l’acquisition de ce qu’un philosophe d’autrefois6 appelait la « langue du raisonnement » devrait constituer le premier des apprentissages. Quant à Michael Beaney, il s’est magistralement acquitté de la tâche qu’il s’était fixée : révéler ou rappeler à son lecteur, d’une manière attrayante et concise, que la philosophie analytique cultive et prolonge cette exigence comme aucune autre discipline.

Notes

1 – Premier Prix du Conservatoire de Paris, Thierry Laisney a écrit de nombreux articles sur la musique dans La Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau dont il fut le secrétaire de rédaction. Il a publié ici en août 2017 une recension du livre de Violaine Anger Sonate que me veux-tu ?

2 Michael Beaney, Analytic Philosophy. A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2017.

3 – On peut prendre l’exemple de catalogues recensant les livres d’une bibliothèque, catalogues dont certains se répertorient eux-mêmes et les autres non. Imaginons qu’on établisse deux « méta-catalogues » les réunissant : celui des catalogues qui se répertorient eux-mêmes et celui des catalogues qui ne se répertorient pas eux-mêmes ; il est impossible de savoir si ce second catalogue doit ou non se répertorier lui-même.

4 – Dans un sketch, Coluche, décidément analytique, rétorque à un comparse qui lui a dit « donner c’est donner, reprendre c’est voler » : « donner c’est donner, reprendre c’est reprendre… c’est voler qu’est voler ».

5 – Laurence Bouquiaux et Bruno Leclercq, Logique formelle et argumentation, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2017.

6 – Pierre Laromiguière (1756-1837) ouvre ses Leçons de philosophie (1815) par un « Discours sur la langue du raisonnement ».

La lecture en bibliothèque, plaisir solitaire

Je souffre d’une bienheureuse maladie qui n’est pas tellement rare : la fréquentation compulsive des bibliothèques publiques. Lieu à la fois collectif et intime, la salle de lecture publique est un paradigme du concept républicain tel que je le rêve : on y fait ce que font les autres, dans les mêmes conditions, logé à la même enseigne, et chacun cependant se trouve là en vertu de sa propre singularité incommunicable et y exerce ses talents dans la plus libre inégalité.

En croisant le regard du lecteur qui me fait face, je partage un plaisir que l’autre éprouve aussi, mais du point d’une totale altérité : nous sommes métaphysiquement absolument identiques et empiriquement absolument différents. Il y a des choses qu’il faut faire soi-même tout seul, des activités indélégables, et que pourtant on accomplit mieux, plus vite et plus intensément dans le même lieu que les autres, en même temps qu’eux, soumis aux mêmes règles.  

Je distingue trois espèces de lecteurs – et surtout de lectrices car les femmes sont en général, pour des raisons que j’ai abordées ailleurs, plus « accro » à la lecture (celle des livres) que les hommes, et elles s’y adonnent plus tôt. Première espèce, romanesque et volontiers crépusculaire  et même nocturne : celle du boudoir, où l’on se recroqueville avec un livre chéri sur le sofa d’une éternelle chambre de jeune fille à l’abri du tumulte. La deuxième espèce est urbaine, diurne mais plutôt vespérale : accoudée à une table cerclée de zinc couverte de papiers en désordre recouvrant la tasse d’expresso, une cigarette « littéraire » entre les doigts, il lui faut au contraire le bruissement de la ville pour jouir de son face-à-face avec le livre. J’appartiens à la troisième espèce, pathologique et dépendante des jours et heures ouvrables : celle qui ne peut lire avec profit que les livres appartenant à tous, qui supporte mal l’idée même de « prêt à domicile » car c’est priver trop longtemps l’humanité entière de la présence d’un volume qui lui appartient…  

Pour cette espèce-ci, la possession d’un livre n’est effective que le temps de l’effectuation de sa lecture et ne peut donc jamais coïncider avec sa propriété ; davantage, ces deux formes d' »avoir », elle les vit comme contraires. Elle ne peut pas devenir bibliophile : elle aime trop la lecture pour faire main basse sur un livre. Elle a horreur de déposer des traces : ce territoire est à ses yeux trop public pour être marqué, et la moindre pliure de repérage, la moindre trace de crayon témoigne d’une autre lecture (même si c’est moi qui l’ai faite, la trace est usurpatrice) qui défraîchit toujours celle qu’on fait ou refait, ici et maintenant. Non que le livre doive toujours être neuf (car la passion de la virginité est une passion de propriétaire) : il faut au contraire qu’il ait été « fait » et patiné par des lectures innombrables mais anonymes – un livre fatigué par les lectures qui s’en sont emparées, mais non pas signé par elles. Une tache, un brin de tabac, une liste de courses, un ticket de métro ancien (tiens, ils étaient de cette couleur-là ?) retrouvés entre les pages sont plutôt émouvants ; un soulignement ou une croix dans la marge sont inconvenants et relèvent du rapt. La grossièreté n’est pas de salir le livre par accident, elle est de se l’approprier comme une chose. Celui qui laisse tomber un cheveu dans un livre public n’est qu’un maladroit. Celui qui le marque est comme un chien : il pisse dessus.  

Oui, c’est une maladie qui me fait courir des salles luxueuses et souterraines de la BnF jusqu’au petit carré des « usuels exclus du prêt » que préserve jalousement la plus minuscule bibliothèque municipale, poussant même la folie jusqu’à aller y lire un livre que pourtant j’ai déjà chez moi. Des trois espèces c’est bien la plus étrange, la plus difficile à comprendre, et je ne peux pas relire La Nausée de Sartre, qui en exhibe un spécimen pervers, sans un pincement au cœur.   Contractée à l’âge de 10 ans à la bibliothèque de la Ville de Saint-Denis (93) où j’ai passé mon âge scolaire de l’école élémentaire jusqu’au bac, la maladie a pris du jour au lendemain une forme virulente et, je le sais maintenant, incurable. A la fin des années cinquante, cette bibliothèque municipale était l’une des rares à proposer déjà une grande partie de ses collections en accès libre. En voyant ces rayons garnis jusqu’à une hauteur accessible  seulement par un escabeau, en respirant ce parfum de vieux papier et de reliures, en feuilletant tout ce que je pouvais atteindre, j’ai conclu très vite : jamais personne ne peut posséder cela, en être propriétaire. Seule une puissance publique peut accumuler au fil des siècles un tel trésor et le déployer en présence réelle dans toute sa magnificence, déploiement rendu disponible par un savoir de la classification, et qui réalise vraiment la coexistence des vivants et des morts.

Lorsque je découvris qu’il y avait, au-delà des rayons visibles déjà très abondants, un magasin dérobé auquel un sybillin bulletin de « demande de communication » (interdit alors aux moins de 12 ou 14 ans, je ne sais plus mais il m’a fallu patienter…) donnait un accès codé et filtré par des cerbères attentifs au moindre trait d’union, ce fut un ravissement : il y avait même un trésor enfoui, requérant une approche virtuelle au radar, indexé par une cartographie avec ses latitudes, longitudes et altitudes, avec des heures d’ouverture comme des marées imposant une navigation périodique ciblée sur la bonne fenêtre de tir. Le plus grand plaisir n’était donc pas de rapporter à la maison quelques ouvrages cartonnés reliés de toile – le prêt, hum, je le trouvais déjà suspect, mais enfin le livre « à rendre dans 3 semaines » avait tout de même à mes yeux une plus grande valeur que ceux qui figuraient dans la bibliothèque de mes parents – ce fut bien d’obtenir le droit d’accéder à la salle de lecture réservée aux ouvrages du magasin, de m’installer dans un fauteuil, devant une table garnie d’un sous-main vert, sur un parquet délicieusement grinçant, et de recueillir le livre qu’il fallait précautionneusement lire sur place, et qui, inachevé et rappelé le soir à son rayon obscur (ou à quelque casier secret de « mise de côté »), imposait mon retour les jours suivants. Je n’en suis pas encore revenue.

© Catherine Kintzler, 2009 et 2014

Cet article a été publié initialement le 7 mars 2009 sur mezetulle.net, où vous pouvez le retrouver avec de nombreux commentaires : http://www.mezetulle.net/article-14100292.html. Revu en octobre 2014.