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De l’idéologie du « care » à l’éthique de la sollicitude

Charles Coutel examine l’instrumentalisation politique du care. Le care  ne se contente pas de revoir à la baisse l’aspiration humaniste : il s’y substitue et érige une théologie invasive de la faiblesse en prétention politique. En s’appuyant sur l’illusion compassionnelle, le dogmatisme du care essentialise et pérennise la vulnérabilité, il fait de la dépendance et de son corrélat, la surprotection, un champ d’intervention illimité. C’est ce danger qu’une éthique humaniste de la sollicitude doit éviter. Soigner n’est ni soumettre ni envahir, mais, par une autolimitation qui dialectise la force et la faiblesse, concilier en permanence protection, responsabilité et autonomie.

« La sollicitude fait preuve d’un mouvement qui tire l’homme en avant,
qui le propulse vers celui qu’il est en train de devenir. »
Ann Van Sevenant, 2001

« On voit bien que la cible principale des éthiques du care, le responsable des malheurs de l’humanité entière, se retrouve sous les oripeaux d’un type anthropologique bien défini : homme, hétérosexuel, appartenant à la classe moyenne aisée, de préférence absent des domaines de l’éducation ou de la santé, et en bonne forme. »
Francesco Paolo Adorno, 2015

Cette contribution entend poser la question des fondements d’une éthique humaniste respectueuse des principes républicains, notamment ceux de fraternité, de laïcité, d’égalité et de solidarité. Or cette tâche est rendue doublement difficile pour des raisons historiques : au sein de l’humanisme républicain, toute approche de la vulnérabilité des personnes semble empiéter sur les prérogatives des religions qui s’autoproclament spécialistes du compassionnel. Du fait d’un économisme souvent étroit, les républicains pensèrent longtemps qu’il suffirait de réduire la précarité des situations pour diminuer la vulnérabilité des personnes. De plus, appliquant au domaine éthique l’idée de neutralité, ils laissèrent le terrain inoccupé, l’abandonnant aux forces cléricales qui avaient longtemps pris en charge le domaine du soin ou de la protection sociale. Ces forces en profitèrent pour imposer des idéologies visant à instrumentaliser la faiblesse, voire la dépendance, de ceux qui souffrent pour mettre en place des stratégies prosélytes. Cette répartition des tâches fut longtemps implicitement acceptée par presque tous, exception faite de certaines initiatives comme le Secours populaire, le Téléthon ou les Restaurants du cœur. Cet équilibre hypocrite aurait pu encore durer très longtemps.

L’invasion de l’idéologie du care

Dès 2008, Myriam Revault d’Allonnes s’inquiéta avec raison de l’essor de l’idéologie dite du care qui, sous le prétexte d’être proche des plus vulnérables, mit en place une véritable machine de guerre contre l’humanisme, le rationalisme et l’universalisme. Elle précise, dans L’homme compassionnel : « Cette promotion du voisinage n’a pas grand-chose à voir avec la conquête d’une universalité qui […] procédait par distanciation progressive à partir du sentiment. » Elle parle même d’une « contagion empathique » (op. cit., p. 43-44).

Depuis, à en croire Francesco Paolo Adorno, les choses se sont aggravées1. Cette idéologie d’origine anglo-saxonne (voir les travaux de Carol Gilligan et de Joan Tronto) s’est inventé une éthique, voire une anthropologie, au point qu’on a cru utile de créer aux Presses universitaires de France la collection « Care studies », dirigée notamment par Fabienne Brugère, auteur d’une Éthique du care (2011) chez le même éditeur et, en 2008 d’un ouvrage au titre déconcertant : Le sexe de la sollicitude (Seuil, 2008). Les choses pourraient en rester là si cette idéologie aux concepts souvent imprécis et à l’épistémologie instable n’avait pas eu deux conséquences très graves.

Premièrement : une influence croissante dans les centres de formation en soins infirmiers ou encore dans le travail social. Dans ces institutions, le care semble devenir le discours dominant. Du domaine de la formation, le care est passé dans tout le monde du soin, alors que dans le même temps les moyens humains et matériels du cure (soigner) diminuaient. On se sert même de la caricature du cure dans la série Docteur House pour survaloriser le care.

Deuxièmement : l’autre conséquence, soulignée par Francesco Paolo Adorno, est l’instrumentalisation du care par certains élus, souvent de gauche. L’auteur est redoutable, il écrit :

« Tout se passe comme si, face à l’impossibilité de réaliser une société plus juste, les forces politiques de gauche essayaient de se replier sur des objets plus concrets et surtout plus modestes […] le care incarnerait-il cette nouvelle politique ? » (op. cit., p. 14)

Et l’auteur d’insister sur le débat très tendu qui opposa, dans les années 2000, Martine Aubry à Manuel Valls. Malheureusement, pour beaucoup, cette instrumentalisation politique du care tient lieu de fondement d’une éthique humaniste. Or, nous inspirant de la formule d’Alain « Bercer n’est pas instruire », nous pensons que cela ne va pas de soi. Dès 2006, Didier Sicard nous fournit une première justification : « La protection prime sur la libération (pour soi), tandis que nous demandons la libération (pour les autres). » Il poursuit : « Notre besoin de protection ne finit-il pas par nous rendre échangeables, monnayables ? »2 

La prédominance actuelle de l’idéologie du care aurait donc deux finalités idéologiques : servir de truchement aux idéologies cléricales dans le travail social et dans le monde du soin et, plus redoutable encore, l’utilisation politique de la vulnérabilité des personnes souvent en situation précaire au sein d’un processus clientéliste. Les divers épisodes et discours sur les crises sanitaires autour de la covid-19 nous donnent une première explication : le care repose sur un processus d’essentialisation de la vulnérabilité des personnes. C’est ce danger qu’une éthique humaniste de la sollicitude doit absolument éviter. Dès lors, étant présentés comme tout le temps vulnérables, nous sommes conviés à multiplier, avec raison, les gestes qui vont nous protéger mais, plus subtilement, à nous soumettre a priori et sans débat à toutes les décisions des différents pouvoirs, la culpabilisation le disputant à l’infantilisation3. Cette essentialisation de la vulnérabilité risque de nous priver de notre responsabilité dans la construction de notre santé et de notre vie. Francesco Paolo Adorno semble aller dans ce sens quand il écrit : « L’éthique du care se propose d’institutionnaliser la vulnérabilité et, par conséquent, la dépendance réciproque des individus. » (op. cit., p. 113), l’auteur se plaisant à citer ces étonnantes formules de Sandra Laugier : « Il s’agit de reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité sont les traits de la condition de tous. » (op. cit., p. 99). Un glissement subreptice s’est opéré : alors que la conscience de notre mortalité et de nos limites peut, certes, nous définir, le glissement de la mortalité vers la vulnérabilité postule une passivité continue qui ne va pas de soi. Comme souvent, une fausse description semble valoir prescription. Je suis convié à accepter a priori les décisions de celui ou de celle qui me veut du bien… parfois malgré moi.

Nouveau glissement : le care étant décrété de l’ordre du sentiment et le sentiment empathique relevant de la féminité, jamais vraiment définie, Fabienne Brugère en arrive à parler d’un sexe de la sollicitude. La raison, présentée comme abstraite, procéderait donc d’une vison machiste, impérialiste et capitaliste. La spirale de l’essentialisme nous entraîne vers les dérives racialistes et décoloniales, triomphant dans la haine de l’Occident et de la rationalité scientifique et universaliste.

Fort heureusement, en février 2011, Élisabeth G. Sledziewski commence la déconstruction de ce dogmatisme du care en déclarant : « Le sujet vulnérable est capable d’autre chose que son incapacité »4. L’auteur se garde bien d’essentialiser la vulnérabilité. Nous la suivons dans cette prudence. La conséquence de ces manipulations est claire : le sujet vulnérable pris dans les stratégies du care se vit comme devant être protégé à vie5. Nous retrouvons là les schèmes cléricaux de la bourgeoisie catholique qui aimait, au XIXe siècle, avoir ses pauvres. C’est pourquoi l’éthique du care a tellement de succès parmi les croyants qui voient dans cette essentialisation de la vulnérabilité une duplication de la peccabilité humaine. Le care nous sauverait et nous guérirait malgré nous.

C’est là qu’intervient ce que Myriam Revault d’Allonnes nomme « la contagion empathique ». C’est l’origine de la fiction selon laquelle nous pourrions nous mettre à la place de celui qui souffre ; pour reprendre une distinction de cet auteur, nous glissons du compatissant vers le compassionnel ; le compatissant ponctuel est identifié au compassionnel comme disposition pérenne. Or, sur ce point très précis, écoutons l’avertissement du théologien catholique Henri Nouwen qui, en 2003, dénonçant les effets pervers d’une théologie de la faiblesse, s’en prend aux croyants qui abuseraient du processus compassionnel : « Comment manifester la compassion de Dieu sans agir comme si nous étions Dieu ? » (op. cit., p. 17). La faute logique dont justement l’éthique humaniste de la sollicitude va nous prémunir consiste à confondre identité et analogie. Nous pouvons, certes, nous comparer à celui qui souffre devant nous, (n’avons-nous pas nous-mêmes eu l’expérience de la souffrance ?), mais nous n’avons pas, pour autant, à nous identifier à la souffrance présente du patient. La lecture de Matthieu 22,39 pourrait nous éclairer : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (souligné par nous). De même, la parabole du Bon Samaritain peut se comprendre comme une assistance laïque à personne en danger. Ce bref détour théologique nous renseigne sur les abus de l’idéologie du care : il s’agit de faire croire au faible, au démuni, à celui qui souffre qu’on va l’aider sans que sa condition socioéconomique, pour autant, ait besoin de changer.

Cependant, une nouvelle question se pose : comment aider, voire assister, celui qui en a besoin sans être victime de l’idéologie du care, évitant ainsi le danger de l’indifférence mais aussi celui de la surprotection ? C’est là qu’intervient la puissance émancipatrice de l’éthique humaniste de la sollicitude, exact opposé de l’idéologie cléricale du care. Mais, pour en comprendre l’originalité, il convient de prendre le temps de lire un texte déroutant du philosophe Alain.

Un avertissement d’Alain, le 30 mai 1907

À tous les tenants de l’idéologie du care, nous recommandons la lecture d’un Propos d’Alain intitulé « Sollicitude ». Dans ce texte, le philosophe est sans pitié : il nous renvoie à ces personnes qui, avec les meilleures intentions du monde, prennent trop de nos nouvelles – comme nous l’avons vécu parfois lors des crises sanitaires. Ces personnes trop sollicitées, dit-il, deviennent des malades imaginaires qui disent qu’ils vont mal pour qu’on prenne sans cesse de leurs nouvelles. Le philosophe est sans appel : « Ne dites jamais à quelqu’un qu’il a mauvaise mine ». Il recommande le remède suivant : « Aller vivre au milieu d’indifférents ». Bien évidemment, il tord trop le bâton de l’autre côté, mais il nous place aux antipodes de l’idéologie du care, tout en nous donnant envie d’aller y voir de plus près.

Rappelons qu’en latin sollicitudo renvoie à l’idée d’une inquiétude qui nous saisit tout entiers et nous pousse à intervenir, de notre propre chef ou parce que quelqu’un nous appelle. Mais d’emblée deux difficultés surgissent, que ne voient pas les tenants de l’idéologie du care. La première concerne la force de ce mouvement vers autrui. La seconde est de déterminer sur quoi intervenir. Dans chaque cas, il nous faut combiner être attentifs et être attentionnés. À quel moment se déclenche le mouvement de sollicitude ? Une dialectique subtile entre sollicitation et sollicitude s’impose. Pas de sollicitude sans verbalisation consciente. Ce qui présuppose une réciprocité, même asymétrique. On doit au philosophe Paul Ricœur d’avoir indiqué cette nature dialogique de la sollicitude qui s’intègre dans une harmonie entre respect et reconnaissance d’autrui. Cette reconnaissance peut être absente de la bonne conscience des tenants du care. Paul Ricœur précise : « La reconnaissance est une structure du soi réfléchissant sur le mouvement qui emporte l’estime de soi vers la sollicitude et celle-ci vers la justice »6. La sollicitude devient ici une médiation permettant à celui qui souffre d’être autonome tout en acceptant l’aide d’autrui. L’épreuve de la sollicitude devient partagée et nous ferait vivre notre responsabilité partagée dans sa double acception : répondre à et répondre de. C’est l’absence de responsabilité et de respect que pointe le Propos d’Alain et que l’on retrouve dans l’idéologie du care. Dans la sollicitude, nous ne plaignons personne et nous limitons nos interventions dans le temps et dans l’espace. La parabole du Bon Samaritain, dans son interprétation humaniste, nous indique comment ne pas mélanger santé et salut, car ce personnage sait déléguer et fait du blessé l’acteur futur de sa propre guérison. L’autolimitation est le cœur rationnel du principe humaniste de sollicitude ; en cela, il prend le contrepied de l’idéologie invasive du care.

Les défis et les questions laissés ouverts par la loi de mars 2007

Un premier détour, d’ordre juridique, peut nous aider. En 2011, analysant la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, nous avons montré comment le législateur a su dépasser l’opposition entre autonomie et dépendance, ce que ne font pas les tenants de l’éthique du care. Dans ce cadre juridique, la vulnérabilité est un épisode et non pas un état.

La loi de 2007 opère une révolution juridique et anthropologique en considérant la personne à protéger non comme un irresponsable mais comme une personne à respecter dans sa souffrance, son incapacité et sa vulnérabilité même7. Sa faiblesse actuelle est implicitement présentée comme sa force future, si la société l’aide et le protège. La protection devient même l’occasion de l’accès à l’autonomie ; c’est tout l’enjeu législatif et éthique du futur débat sur la grande dépendance. Cette espérance, confirmée par la fin possible de la période de tutelle ou de curatelle, se double d’un respect scrupuleux de la sphère intime présente et passée de la personne protégée.

Mais comment protéger la personne majeure vulnérable tout en faisant signe vers son autonomie future et sa dignité présente ? Comment faire signe en permanence vers son être dans la gestion de son avoir ? Pour répondre plus précisément, il peut être fort instructif de se tourner vers le vaste champ de l’éthique médicale et de sa pratique de la sollicitude humaniste.

L’épreuve de la sollicitude dans l’éthique médicale

Après le détour juridique, un détour par l’éthique médicale s’impose. Dans le cadre médical, le souci de prendre soin (care) est précédé par la nécessité de soigner (cure).

La proximité avec la souffrance force le praticien de la santé à se questionner sans cesse sur lui-même et à se demander ce que ressent le patient tout en sachant bien qu’il ne doit ni ne peut se « mettre à sa place » (chaque patient est un cas particulier). Il doit faire preuve de sollicitude mais il saura limiter par avance son intervention pour faire cesser au plus vite la dépendance du malade.

Il y a au cœur de la sollicitude une nécessaire autolimitation au sein même de l’action et ce paradoxe est constitutif de la pratique thérapeutique (car c’est bien le patient qui se guérit avec l’actif concours du praticien). Cette autolimitation fait bien signe vers l’autonomie future du patient (sa guérison), au moment même où il est sous la dépendance technique du médecin.

L’éthique médicale de la sollicitude nous prépare à accueillir autrui à la fois sur le mode de la protection (présente) et sur le mode de l’autonomie (future) et sans chercher à lui imposer une vision du monde dogmatique. La sollicitude ne cherchera pas à se mettre à la place d’autrui, car… il y est. Il s’agit plutôt de repérer ce que l’on peut faire pour immédiatement soulager mais sans chercher à envahir. La sollicitude aide autrui à s’aider lui-même dans la (re)conquête de l’estime de soi, voire de l’intégrité de sa santé, lésée par le traumatisme et la souffrance. Le praticien sera dans l’analogie et non dans l’identification avec la souffrance d’autrui, comme nous l’avons déjà noté.

Pour saisir la spécificité de la sollicitude il convient sans doute de ne pas la confondre avec la compassion qui va trop vite en besogne, entretient l’illusion que l’on pourrait se mettre à la place d’autrui et prétendrait saisir le patient par une « approche globale ». Dans l’éthique médicale, pas de place pour la compassion, n’est-elle pas fondamentalement et paradoxalement une auto-compassion : ne sommes-nous pas toujours un peu en train de nous regarder en train de compatir ? Confondre compassion et sollicitude c’est prendre le risque de mélanger la sphère laïque et la sphère cléricale, ce que fait l’idéologie du care. La compassion est redoutable car elle est tentée d’oublier la nécessaire autolimitation qui fait la spécificité de la sollicitude. Méditons la pertinence de cette remarque de Hans-Georg Gadamer : « L’art médical trouve son accomplissement dans le retranchement de soi-même et dans la restitution à autrui de sa liberté »8. L’éthique médicale est, elle, cette épreuve consentie des limites et sait se montrer attentive à tel ou tel détail qui exprime la souffrance du patient, en dehors d’une bien confuse approche globale.

Si le médecin arrive à concilier autonomie et protection, c’est qu’il accepte par avance, modestement, ses propres limites et qu’il requiert la coopération présente et future de son patient. Lorsqu’il ne cède pas à la tentation hyper-techniciste (voir la série Docteur House) ou à la dérive compassionnelle (qui prétend convertir voire sauver au lieu de guérir), le médecin humaniste, préservé de l’idéologie du care, est un acteur de sollicitude en promouvant l’autonomie future du patient au cœur de son intervention thérapeutique présente. Ann Van Sevenant dans sa Philosophie de la sollicitude (Vrin, 2001, p. 26-27) précise : « La sollicitude fait preuve d’un mouvement qui tire l’homme en avant, qui le propulse vers celui qu’il est en train de devenir. »

L’éthique médicale, enrichie par la pratique de la sollicitude humaniste, concilie en permanence protection, responsabilité et autonomie du patient au sein d’un processus qui ne se veut jamais invasif et surprotecteur. Dans cette approche humaniste, le cure (soigner) n’a pas besoin d’en passer par le care. Le patient est invité à essayer de se tenir au-devant de soi et à se tourner vers son propre avenir.

La sollicitude humaniste

L’humanisme républicain et laïque trouve donc dans le principe de sollicitude éclairé par les approches juridique puis médicale un corps de doctrine permettant de critiquer de l’intérieur les présupposés de l’idéologie du care. Nous pouvons désormais mieux articuler autonomie et protection, vulnérabilité dans le présent et responsabilité dans le futur, deux conditions de l’émancipation. Le processus d’autolimitation à l’œuvre dans la sollicitude permet à l’autonomie d’être là dès le début de la protection, un peu comme la guérison est virtuellement présente au cœur de toute souffrance. Protéger n’est donc ni soumettre, ni envahir, ni surprotéger ; les préventions d’Alain sont écartées.

Nos détours, juridique puis médical, répondent à certaines de nos questions initiales. Dans ces deux cas, nous avons perçu la nécessité d’une épreuve de l’autolimitation dans le processus d’intervention auprès de celui qui est temporairement diminué. Vulnérable, tout homme ne l’est cependant pas continûment, contrairement aux thèses simplistes des tenants du care. L’idéologie du care, en essentialisant la vulnérabilité, confond la donnée anthropologique de la mortalité, liée à notre finitude dans l’espace et le temps, avec les situations où la vulnérabilité est possible mais non inéluctable. En effet, les individus, quand il sont formés et armés pour ne pas subir, peuvent prévenir les dangers et minimiser les risques. Ils peuvent, certes, être provisoirement fragilisés mais ils ne sont pas, par essence, vulnérables. Les tenants du care, confondent le transcendantal et l’empirique ; commettant une faute logique aux graves conséquences politiques. Cette faute se retrouve dans toutes les dérives actuelles : dans les études dites décoloniales, sur le genre ou encore sur l’intersectionnalité, etc.

Mais à force d’essentialiser la vulnérabilité, nous pouvons redouter l’émergence d’une contre-idéologie reposant sur un nouveau sophisme qui revient à décréter que certains seraient invulnérables. Cette invulnérabilité décrétée est le pendant d’une vulnérabilité essentialisée. L’éthique de la sollicitude renvoie dos à dos ces deux sophismes.

Mais alors, quand et comment intervenir lorsque autrui souffre et nous requiert ? L’éthique médicale nous éclaire là encore. Paul Ricœur, évoqué dans un ouvrage collectif paru en 2013, nous propose une distinction conceptuelle fort pertinente qui prolonge les analyses de Soi-même comme un autre ; il distingue douleur et souffrance9. La douleur réclame l’intervention du cure (soigner), car elle se manifeste dans « des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier » (op. cit., p. 14). Cependant, quand la douleur diminue ou cesse, grâce aux traitements, le patient n’en a pas fini avec la souffrance qui, selon le philosophe, concerne « des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens » (ibid.). Dans la souffrance, le patient peut voir « sa puissance d’agir diminuée, pire, il risque de perdre l’estime de soi » (op. cit., p. 15 à 20). La souffrance peut durer alors que la douleur diminue, voire disparaît. Le patient peut être ébranlé par le ressouvenir de sa douleur passée. Notre hypothèse est que c’est dans ces circonstances-là que devrait intervenir l’éthique humaniste de la sollicitude. La souffrance du patient peut s’exprimer dans des événements existentiels qui peuvent paraître anodins. Intervenir alors à bon escient peut aider à la reconquête de l’estime de soi du patient. Nous voyons là une originalité de l’éthique de la sollicitude en opposition avec l’impérialisme souriant de l’éthique du care. En ce sens, l’éthique du care diffère le moment de l’émancipation représentée par la reconquête de l’estime de soi. Par là même, la manipulation politique du care est dénoncée. Paul Ricœur conclut : « Je tiens l’estime de soi pour le seuil éthique de l’agir humain » (op. cit., p. 23). L’éthique de la sollicitude fait ici coup double car elle respecte le moment du cure et le prolonge, non pas par le care, mais par l’intervention restauratrice de la sollicitude. Nous reconnaissons ici un élément déterminant du programme de l’humanisme républicain.

La sollicitude humaniste requiert cependant une attention aux détails qui, dans telle ou telle situation, indiquent donc une souffrance, un appel, sinon une urgence. Appelons déclencheur de sollicitude, le ou les détails précis qui orientent notre intervention prudente mais déterminée. Le repérage de ces déclencheurs suppose une critique radicale de la prétendue approche globale de la personne vulnérable. L’exercice de la sollicitude est mélioriste de part en part.

Mais attention, la sollicitude humaniste est contemporaine d’une vigilance de chaque instant : personne n’est au-dessus des lois, ni des virus.

Cette pédagogie suppose aussi une acceptation de la réciprocité (même asymétrique) avec la personne vulnérable et une remise en cause de la logique contractuelle au profit d’une logique du don. Ce travail critique suppose un effort pour dépasser l’illusion mortifère de l’invulnérabilité. Se croire invulnérable, c’est oublier la finitude, la vulnérabilité et la mortalité constitutives de notre condition humaine. En effet, celui qui se croirait invulnérable serait tenté d’écarter, voire d’enfermer de force les plus fragiles, en se sentant à l’abri de toute sanction ; de la surprotection, ne pourrait-on dès lors passer de l’élimination sociale à… l’élimination tout court ? Faut-il multiplier les exemples historiques ?

La sollicitude humaniste suppose une pratique de l’autolimitation volontaire de son pouvoir chez celui qui se croit illusoirement le plus fort. Le protecteur doit accepter d’être présent (symboliquement) dans son absence et absent (non envahissant) dans sa présence même. De part en part, la sollicitude humaniste est fraternelle, solidaire et hospitalière.

Toutes ces conditions de possibilité d’une éthique de la sollicitude donnent un cadre humaniste à la loi de 2007 mais aussi aux futurs textes régissant la question de la grande dépendance. La sollicitude permet donc de penser ensemble autonomie et protection de la personne vulnérable.

La personne protégée, par sa vulnérabilité, sa faiblesse, voire sa dépendance, aide celui qui la protège à se protéger contre lui-même.

Penser ensemble la faiblesse de la force et la force de la faiblesse est le cœur d’une éthique humaniste au service d’une sollicitude fraternelle et universaliste.

Notes

1 – Voir son livre : Faut-il se soucier du care ? Éditions de l’Olivier, 2015.

2 – Voir L’alibi éthique, Plon, p. 13.

3 – Au sein des partis politiques gagnés par l’idéologie du care, la figure du cotisant remplaça peu à peu la figure du militant.

4 – Intervention au colloque du 29 avril 2010, faculté de droit de Douai , revue « Droit de la famille », février 2011. Nous nous permettons de renvoyer à notre intervention consacrée à la notion de sollicitude.

5 – On voit tout le gain politique que peuvent retirer de cette idéologie du care tous ceux qui définissent l’homme comme a priori soumis à un dieu.

6 – Voir Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 344.

7 – Rappelons que vulnérabilité renvoie à vulnus, blessure : tout homme est vulnérable en ce sens qu’il est susceptible d’être blessé ; il est exposé.

8 – Voir Philosophie de la santé, traduction 1998, Grasset, p. 53.

9 – Voir « Souffrance et douleur », in Claire Marin, Nathalie Zaccaï-Reyners (dir.), Souffrance et douleur : autour de Paul Ricœur, Presses universitaires de France, 2013.

Invisibilité et cancer

« Circulez, y a rien à voir »

Prenant appui sur son expérience du cancer du sein, Valérie Soria examine l’approche dominante « marketing » du cancer dont l’effet principal est de rendre les malades invisibles à eux-mêmes et aux autres, de leur dénier le statut de sujet (quand elle ne les culpabilise pas). Son analyse aiguë explore toutes les dimensions de cette invisibilité et de ce déni. Comme si la maladie ne suffisait pas, il faudrait en outre « mourir d’un déficit de l’image de soi » ? Sur le modèle de ce qui a été acquis de haute lutte pour le SIDA, elle plaide en faveur d’un coming-out du cancer. Accéder à une visibilité pleine et entière serait une manière de restituer de l’humanité là où elle a été abîmée.

[Le texte ci-dessous reprend, légèrement modifié, un article publié initialement dans le n° 49 (août 2010) de la revue Pratiques. Cahiers de la médecine utopique. L’auteur et Mezetulle remercient la rédaction de cette revue pour son aimable autorisation.]

« […] dans le domaine de la santé, le vrai réformateur social c’est le malade »1.

Cet article est né d’une expérience nouvelle et subjective, d’un événement autobiographique : le cancer du sein. En prenant appui sur ce coup de force qu’est la maladie et en l’analysant, il s’agit de dégager des questions susceptibles de modifier la façon dont les pouvoirs publics, mais aussi la société et les proches, affrontent la longue maladie. 

C’est de la question de l’invisibilité que je vais traiter. Cette invisibilité qui s’est imposée à moi comme l’expérience, paradoxalement, flagrante du cancer et ce à plusieurs niveaux. L’objectif de cette contribution est modeste : il s’agit de proposer une autre approche que celle du marketing du cancer.  De faire aussi en sorte, par exemple, que la campagne médiatique qui traite les personnes atteintes en «  héros ordinaires » ne soit pas le seul discours tenable sur le cancer ; que ce qui a été acquis de haute lutte pour le SIDA par une association comme « Act Up » soit un modèle opératoire pour tous les malades au long cours ; que les patients se mobilisent de manière associative pour que leur soit restitué leur statut de sujet et de singularité à part entière. Le cancer, maladie létale, mérite autre chose que la double peine, et les malades, par le regard qu’ils portent sur eux-mêmes, devraient permettre aux bien-portants de changer de regard sur ce type de maladie. Il s’agit d’interroger l’invisibilité pour accéder à une visibilité pleine et entière qui est une manière de restituer de l’humanité là où elle a été mise en défaut, abîmée.

L’épreuve de la discordance entre la subjectivité et l’objectivité

L’invisibilité commence d’abord par l’épreuve d’un paradoxe : le cancer comme maladie sournoise, symptomatiquement silencieuse, offre à vivre l’expérience déroutante de se sentir en bonne santé alors qu’on ne l’est pas objectivement. Il y a une discordance entre le sentiment interne de son état de santé et les résultats des examens médicaux, entre l’appréhension subjective et les analyses médicales qui vont conduire à un diagnostic, notamment à partir de marqueurs qui sont éprouvés scientifiquement mais non totalement vérifiés dans leur caractère fiable et opératoire, comme pour le Ki672 par exemple.

La question se pose alors de la confiance à accorder aux professionnels de santé qui vont décider d’un protocole à suivre et le proposer au malade, tant il est devenu monnaie courante, de nos jours, d’octroyer une dimension participative à celui-ci dans la gestion de la maladie. Quelle confiance accorder aux médecins ? Je me sens en forme et pourtant, insidieusement, le cancer s’est installé en moi. L’invisibilité du processus pathogène s’impose comme une donnée qui ajoute une dimension psychologique au caractère irreprésentable du cancer. En balance, c’est l’invisibilité d’un côté et la défaillance de représentation de l’autre. À cela viendra s’ajouter, comme à la rescousse, un dispositif herméneutique destiné à donner sens à ce qui, au départ, n’en a pas. Pourquoi moi ? Comment penser ce cancer ? Qu’ai-je fait ou défait pour en arriver là ? Tant le cancer est, quoi qu’on en dise, perçu comme une maladie létale par celui qui en est frappé, ainsi que par le grand public dans son immense majorité.

L’invisibilité et l’irreprésentable occupent une place notable dans l’expérience subjective du cancer et contraignent à un réajustement de la perception de soi, un remaniement dont on ne possède pas les clefs et, tout en même temps, dans ce temps de l’urgence qu’est le temps de l’après diagnostic, c’est la question de la confiance dans le ou les praticiens médicaux qui se pose. Qu’est-ce qui me prouve que la décision collégiale du staff pluridisciplinaire est la bonne décision pour moi, pour ma singularité ? Comment accepter, sans prise de recul, un protocole qui va, dans la plupart des cas, introduire des bouleversements dans l’existence de l’individu, voire laisser des séquelles indélébiles dans son corps ? Comment, par exemple, intégrer l’idée selon laquelle le traitement préconisé – chimiothérapie, radiothérapie, hormonothérapie – va rendre malade l’individu qui se sentait en forme malgré son cancer ? Tout d’un coup, c’est la visibilité des effets secondaires probables du traitement qui passe au premier plan et contraste avec l’invisibilité du protagoniste de ce drame. Tout se passe comme si le cancer se donnait à travers la preuve par les effets. Tout ça pour quoi, au juste ?

L’implacable syllogisme du vivant

Tout ça pour une maladie qui se conçoit en termes de statistiques par rapport à son évolution concernant l’espérance de vie. Le cancer offre comme seule perspective, pour l’instant, une évaluation statistique selon les organes et systèmes atteints. Quid de l’individu qui en est atteint ? Celui-ci est condamné à rester au second plan, dans une invisibilité qui creuse un fossé entre l’ordre du quantitatif et l’ordre du qualitatif. L’échelle d’évaluation pour la survie est globalisante et ne prend pas en compte ce que peut l’individu comme sujet, auteur mobilisé dans ce qui vient rompre le rythme rodé de son existence. C’est le désespoir d’Ivan Ilitch3 qui éprouve le scandale de l’écart entre le syllogisme du vivant et le sentiment d’anéantissement, insupportable, consécutif au diagnostic de sa maladie. «  Il est impossible que je doive mourir. Ce serait trop affreux ! »4

La maladie crée le patient en mettant le sujet entre parenthèses, en suspens, le temps que l’urgence de la restauration de quelque chose de l’ordre du sentiment de soi se fasse jour à nouveau, peut-être même de manière inaugurale pour celui qui en est frappé. Entre la logique du syllogisme : « Tous les hommes sont mortels. Or Caius est un homme. Donc Caius est mortel » et le vécu post-diagnostic : «  Moi, dans ma chair, je vais mourir », il y a un monde. C’est toute la différence de nature entre le monde des bien-portants qui vit sur les acquis du syllogisme et celui des malades pour lesquels cette logique devient inopérante et fallacieuse. Je sors dans la rue et je vois, depuis l’annonce de mon cancer, des individus en sursis, qui ne soupçonnent sans doute pas qu’ils sont peut-être atteints du même mal que moi, que ce mal est invisible, sournois et qu’il fait basculer, lorsqu’il est avéré, un individu du monde des bien-portants au monde des malades, de la mort comme être logique, comme conclusion du syllogisme, à la mort comme «  arrêt de mort » tout à fait scandaleux.

Une vie en rémission : le temps de l’incertitude

Il en va de même pour ce qui concerne la perspective de guérison. Dans le cancer, comment parler de guérison ? La seule catégorie opératoire est celle de la rémission5 puisque le cancer est appréhendé, dans son processus, en termes statistiques. «  C’est dans ce contexte d’incertitude médicale formulée grâce à la notion de stade que le terme de rémission va venir combler le vide d’une incertitude pronostique sans concept »6. Comment un individu peut-il spontanément admettre ce changement de perspective temporel que la maladie impose ? C’est bien de l’invisibilité encore qu’il est question, au sens d’une issue – la guérison – non représentable, non assurée ; l’invisible est ici de l’ordre d’un avenir bouché parce que non garanti ; la seule catégorie à laquelle le patient peut se raccrocher est celle de la rémission. Une vie à court terme, pas forcément dans sa durée mais assurément dans son mode d’appréhension.

Les repères habituels sont bouleversés, malmenés avec l’expérience de la maladie et n’est-ce pas pour cette raison que, bien souvent, le premier travail effectué par le patient et son entourage est celui de la métaphore7 ? Qu’est-ce qu’une métaphore ? C’est un déplacement : est donné «  à une chose un nom qui appartient à autre chose »8, pour reprendre la définition de la tradition philosophique aristotélicienne. Par exemple, le cancer sera assimilé à un combat, il sera à coup sûr psychologisé à outrance : «  je me suis fabriqué un cancer », la psychosomatique9 venant combler de manière consolatrice le scandale de la maladie. Le non visible, l’invisible comme le non représentable fait appel à des référents de substitution venant pallier l’absence de sens éprouvée à nu, dans la chair abîmée à son insu. Ces référents sont des métaphores et il y a loin de ce travail métaphorique de déplacement au travail de sens qui, rétrospectivement, va tâcher de reconstruire une identité blessée.

Quand le corps est en souffrance, c’est le langage qui vient porter secours à l’absence de représentation et créer de nouvelles images de soi. Une image est un support qui prend acte de la réalité de la mort, de la disparition possible ; c’est l’empreinte imaginaire de ce qui a été et qui a pour fonction de témoigner de l’absence mais aussi du retour de ce qui a disparu, la relève du corps absent dans la communion des vivants10.

Ce que la métaphore verbalise dans un déplacement, l’image l’effectue dans un travail de création du sens très personnel, en convoquant des référents qui peuvent être ceux de l’histoire de l’art ou de l’histoire des religions. Lorsque j’ai perdu mes cheveux, je me suis consolée en imaginant que ma tête chauve était celle d’un bonze. De la sorte, le refus de porter une perruque devenait légitime : on ne demande pas à un bonze de masquer son crâne chauve par une perruque. Si je perds un sein, je penserai à la «  Victoire de Samothrace ». La métaphore culpabilise, alors que le sens donne une direction, un nouveau monde, il permet de représenter l’inimaginable, de donner une nouvelle assise au corps, de le rendre à nouveau visible pour soi et il permet un nouvel ancrage dans le monde. C’est tout le travail de reconstruction du sujet qui se fait, un sujet a posteriori, avec son histoire et avec la rupture biographique11 assénée par le cancer. Un sujet qui n’est pas celui de la fière conscience victorieuse de son corps, comme celui de Descartes : quand le «  cavalier français qui partit d’un si bon pas », pour reprendre les mots de Péguy, tombe de son cheval et que le rythme de la monture délaisse l’affirmation métaphysique pour se colleter à ce sol inhospitalier qu’est la maladie, c’est une autre conception de la subjectivation qui apparaît.

L’invisibilité au miroir de la collectivité

Mais au plan de la collectivité, qu’en est-il de l’invisibilité ? Si, au niveau individuel, la construction du sujet dans l’expérience de la maladie est un travail qui, par la force des choses, doit se faire, s’impose même comme devant s’effectuer, que se passe-t-il au niveau social ? Sur ce plan-là, il s’agit, du moins c’est la norme dominante, de sauver les apparences, de cacher les effets secondaires visibles, comme l’alopécie ou la mutilation des seins. Il existe, dans les instances hospitalières, un service de «  socio-esthétique », une discipline récente qui a pour fonction d’établir une relation d’aide aux personnes atteintes dans leur intégrité physique, psychique, sociale, c’est-à-dire aux personnes souffrant de pathologies diverses, dans le contexte d’une maladie mais pas seulement, puisque cette discipline prétend s’occuper de ceux qui sont plongés dans le milieu carcéral ou dans la grande pauvreté. Sous couvert d’une intention louable – restaurer une identité abîmée -, de sauver l’image de soi, cela ne revient-il pas à faire la promotion du déni de ce qui atteint l’individu ? De quelle image de soi et de quelle dignité est-il question avec ce genre de démarche ? La dignité est un concept éminemment ambigu : il se veut universel mais ce qu’il véhicule est le fruit d’un consensus à connotation humaniste, là aussi pétri d’intention louable. Mais que dit cette dignité au sujet des droits individuels, singuliers, de la personne ? Quelle place laisse-t-elle à la perception de ce qui est digne pour chacun, dans son for intérieur, de sa place dans une histoire de vivants engagés dans la vie et la mort ?

L’invisibilité est l’autre face d’un certain contrôle social de la maladie, de ce qui sort du cadre, de ce qui est en discordance, en rébellion par rapport à la police des normes esthétiques et, de manière sous-jacente, sociales. Un malade policé est un malade invisible, dont l’apparence est supportable par l’entourage et également qui fait illusion, «  bonne figure », dans le milieu professionnel, surtout s’il continue de travailler durant son traitement.

Tout se passe comme si le vécu de la maladie devait purement et simplement disparaître et laisser place à une imagerie rassurante et volontariste. Il est dit et martelé que le cancer du sein se guérit de plus en plus, celui-ci devenant le meilleur atout marketing d’un discours marketing qui n’est pas, loin s’en faut, le discours prudent et mesuré que tient l’oncologue à son patient. L’oncologue ne dira pas toute la vérité, mais il se gardera de tout mensonge, dans le meilleur des cas. Il se gardera surtout de tenir le discours marketing au sujet de la maladie et ne cédera pas à la démagogie grotesque et belliciste de la célébration des « héros ordinaires » dont les campagnes télévisées nous abreuvent. Car dans l’espace clos du cabinet de l’oncologue, il y a fort à parier que les patientes atteintes par un cancer du sein ne trouvent aucun réconfort à se sentir porteuses d’une mission de résistance. L’ennemi, le cancer qui «  sort de l’ombre » : autant d’images-choc dont la cible est le public des bien-portants, non touché directement dans sa chair par le cancer. C’est le marketing qui fait ses choux gras de l’inquiétude majeure face au cancer mais qui reste inaudible pour ceux et celles que le cancer laisse sans voix, dans l’invisibilité sociale12. Sans oublier le coût pour la collectivité que représente, dans les discours comptables du libéralisme, le cancer. Là aussi, l’invisibilité se paie au prix fort : celui de la norme et de la culpabilisation.

Une mobilisation des malades à inventer au niveau politique

Alors quelles perspectives pour les malades du cancer aujourd’hui ? Quelles voies pour que la visibilité se fasse dans une maladie qui détruit aussi par ce qu’elle impose de masquer et ce qu’elle ne montre pas ? Il reste à marcher dans le sillage qu’a tracé une association de malades comme «  Act Up », c’est-à-dire de tout mettre en œuvre pour faire le coming out du cancer. Que les sans voix, victimes de la relégation sociale, trouvent les dispositifs pour donner de la voix, au-delà des blogs13, au-delà du conclave de l’intime qui, s’il peut permettre de construire, le temps de la maladie, une communauté, n’en reste pas moins cantonné à la sphère du privé.

Il reste à tenter de contrebalancer le discours dominant sur le cancer, sur la maladie en général, à trouver une autre voie que celle du bizness larmoyant du marketing qui invisibilise pour être audible par une cible déplacée. Le marketing est une transposition commerciale de la métaphorisation de la maladie. Il s’agit donc de penser les conditions politiques de ce qu’on fait de la maladie, en tant que malade. Que l’invisibilité donne l’occasion d’un travail sur ce que l’on veut, à toute force, rendre visible pour ne pas mourir du déficit d’image de soi dans nos sociétés actuelles. Le travail sur l’image de soi est un acte citoyen , parce qu’au-delà de soi il engage ceux et celles qui seront touchés par la maladie et qui envisageront un avenir possible à la condition d’être les héritiers et les passeurs d’un nouveau regard, non aliéné, sur la maladie.

Notes

1 – Marie Ménoret, Les temps du cancer, Paris, Le bord de l’eau, réédition 2007, avant-propos, p. 9.

2 – Cet antigène fait partie des marqueurs de prolifération cellulaire pour le cancer du sein.

3 – Tolstoi, La mort d’Ivan Ilitch, Paris, Le Livre de Poche, 1989, chap.VI.

4 – Tolstoi, op.cit., p. 57.

5 – Marie Ménoret, op. cit., p. 48 sq., plus particulièrement sur la «  gestion de l’incertitude » propre au cancer.

6Ibid., pp.48-49.

7 – Sur cette question, cf. Susan Sontag, La maladie comme métaphore, Paris, Christian Bourgois, 1re édition 1989.

8 – Aristote, Poétique ( 1475b ), cité par Susan Sontag, Le SIDA et ses métaphores, op.cit., p. 121.

9 – Sur cette façon de faire intervenir le secours de la psychosomatique, voir Mars de Fritz Zorn.

10 – Là-dessus, voir les Portraits du Fayoum, mais aussi Roland Barthes, La chambre claire.

11 – Expression utilisée par M. Bury, 1991, «  The sociology of chronic illness : a review of research and prospects », Sociology of Health and Illness, Vol. 13, n°4, pp.451-468. Egalement : Bury, M., Anderson P., 1988, Living with Chronic Illness, London, Unwin Hyman.

12 – Voir Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, Paris, PUF, 2008.

13 – Le blog de Marie-Dominique Arrighi, journaliste à Libération, récidiviste du cancer du sein, est un exemple en la matière : http://crabistouilles.blogs.liberation.fr/mda/

© Valérie Soria, Pratiques. Cahiers de la médecine utopique 2010, Mezetulle 2019.

Un projet de fonctionnarisation de la médecine en 1849

Jean-Michel Muglioni présente et commente un projet de fonctionnarisation de la médecine rédigé en 1849. Pour le comprendre, il convient d’avoir au moins une idée générale de ce que son auteur, Auguste Comte, entend par médecine. On pourra ensuite risquer un anachronisme et s’interroger sur le sens des polémiques du jour concernant le tiers payant, lequel est en effet une sorte de fonctionnarisation de la médecine.

Qu’est-ce que la médecine ?

Dans le Catéchisme positiviste, on trouve cette réflexion d’Auguste Comte sur la médecine du milieu du XIXe siècle :

« Malgré leur prétention d’étudier l’homme, les médecins, théoriques ou pratiques, sont loin de pouvoir connaître sa nature, surtout parmi les modernes. Car, ils s’y bornent essentiellement à ce que nous avons de commun avec les autres animaux ; en sorte qu’ils mériteraient plutôt le titre de vétérinaires, si la culture empirique ne compensait un peu, chez les meilleurs d’entre eux, les vices de l’instruction théorique. Puisque l’homme est le plus indivisible des êtres vivants, quiconque n’étudie point en lui l’âme et le corps simultanément ne peut s’en former que des notions fausses ou superficielles »1.

Comte rédige en février 1849 un rapport sur « La nature et le plan de l’école positive destiné surtout à régénérer la médecine ». Ne crions pas trop vite au moralisme ! Comte veut que la médecine devienne réellement humaine, comme le montre le jugement que nous venons de citer, quand aujourd’hui il arrive au médecin d’être non pas un vétérinaire mais un garagiste du corps humain.

Comte demande d’abord que le contenu des études médicales ne se réduise pas à la pratique empirique qui est toute la médecine de son temps, mais comprenne les sciences, mathématiques, physique et chimie, nécessaires à la connaissance de la biologie. Et en même temps qu’il définit ainsi un cycle d’études proprement scientifiques, il veut que les futurs médecins acquièrent une culture littéraire et artistique. Par exemple il y aura à la fin de leurs études une épreuve où ils devront pour la musique « lire à livre ouvert », et pour le dessin « exécuter un sujet à main levée ». Belle ambition : il s’agit de « la transformation nécessaire du médecin en philosophe »2 ! Car jusqu’à maintenant, écrit-il, « les médecins ignorent les sciences dont la biologie dépend » (ce qui a dans une certaine mesure cessé d’être vrai) « et ils ne se doutent pas de celle à laquelle une pareille étude doit conduire », à savoir la philosophie, qu’il a appelée d’un nom qu’il a créé : sociologie.

Le jeune Canguilhem en résumait au fond l’idée en 1929, dans un propos où il saluait un médecin soucieux de l’homme entier, au lieu de se contenter de combattre des microbes comme l’y incitait alors « le culte de Pasteur ». « C’est bien tout l’homme qu’il faut sauver, mais cela ne se fait pas par comprimés ou par emplâtres. Mais susciter la pensée en l’homme pour qu’il élargisse sa vie organique et la rattache à l’univers selon la perception et l’ardeur, cela peut-être serait le guérir ou mieux le prémunir »3. Non seulement l’homme est un être singulier, plus que tout individu vivant, non seulement le médecin doit sauver en lui une humanité irréductible à l’animalité, mais sa santé dépend de son rapport à son milieu qui n’est pas seulement la nature hors de lui, ni même le groupe social où il vit, mais l’humanité tout entière par laquelle seule il est devenu homme : voilà pourquoi selon Comte les études médicales doivent comprendre, outre ce que nous appelons les sciences positives, les Humanités. La fonction médicale est éminemment morale.

La médecine, fonction publique essentielle

On comprendra dès lors quel statut social convient aux médecins. Voici le projet positiviste.

« Ce n’est pas seulement par les conditions intellectuelles, c’est encore par son action morale que le corps médical mérite une attention particulière. Malgré l’insuffisance actuelle des médecins, on ne peut méconnaître leur influence publique et privée ; initiés aux plus intimes secrets de la famille, on sait que, dans beaucoup de circonstances, ils remplacent l’ancienne action du prêtre. Nous avons vu dans le passé la science médicale émaner du corps sacerdotal, puis des philosophes ; or le médecin aujourd’hui mercenaire doit redevenir philosophe, afin d’être digne un jour d’exercer un véritable sacerdoce vis-vis de l’humanité.

Si le corps médical était préparé à la digne mission que nous lui reconnaissons, il n’est pas douteux que la mesure la plus propre à le régénérer se réduirait principalement à convertir l’action privée du médecin en une fonction publique. Mais, si une telle mesure est aujourd’hui impraticable à divers égards, nous pouvons, d’abord quant à la régénération de la classe médicale elle-même, ensuite quant à son office moral, préparer un certain nombre de médecins fonctionnaires publics qui rempliraient les conditions indispensables pour une telle rénovation. C’est après avoir préalablement exposé le plan d’organisation de l’École positive que nous établirons la filiation naturelle de ces fonctionnaires qui, pour le moment, seraient destinés au service des hôpitaux, en attendant que l’éducation convenable du corps médical tout entier permît d’étendre davantage cette action publique ».

Nous attendons toujours. Nous avons certes dans les hôpitaux des médecins fonctionnaires de grande qualité et la médecine a connu ses médecins philosophes, comme Leriche ou Mondor. Mais ces quelques lignes écrites en 1849 montrent les limites des progrès pourtant réels de notre médecine et elles nous apprennent à juger de son état et de la société dont elle a la charge : qu’on médite au moins la distinction comtienne entre mercenaire et fonctionnaire !

Quelques extraits d’Auguste Comte

Et sur tout ceci, on pourra lire l’article de Frédéric Dupin, « Réformer la médecine par la littérature : l’éducation des médecins dans la politique positive d’Auguste Comte »4. On y trouvera par exemple un extrait de « l’éloge que, dans une lettre à sa sœur, Comte adresse au médecin de Montpellier qui sut soigner avec humanité et désintérêt leur père malade » :

« Il s’approche du type des vrais médecins, devenus fonctionnaires publics, et pourvus d’un traitement fixe qui leur dispensera de faire payer leurs conseils physiques autrement que les confesseurs ne font payer leurs conseils moraux, par le respect et la reconnaissance de leurs clients. Il faudrait que le public, au lieu d’admirer un médecin qui gagne cent mille francs par an, le flétrît pour cela même, puisqu’un tel revenu ne peut être obtenu, quel que soit le taux des visites, sans prendre plus de malades qu’on n’en peut traiter, et sans négliger les devoirs hippocratiques de soigner gratuitement les pauvres. Mais j’espère que mes disciples médicaux, dont le nombre augmente avec rapidité, formeront, par leur conduite habituelle, un contraste décisif envers la dégradation morale de ces riches célébrités »5.

Notes

1 – Catéchisme positiviste, huitième entretien, GF p. 212 – publié en 1852.

2 – Correspondance générale et confessions, vol. V, EHESS et Maison d’Auguste Comte, Vrin, Paris 1982, p. 291. Et sur tout ceci, voir http://narratologie.revues.org/5981, l’article de Frédéric Dupin, « Réformer la médecine par la littérature : l’éducation des médecins dans la politique positive d’Auguste Comte ».

3 – Georges Canguilhem, Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Vrin, Paris 2011, p.250.

5 – Lettre à Alix Comte du 3 avril 1856, Correspondance générale vol. VIII, p. 242.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2015.