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Supprimer la notation : une nouvelle grande ambition pour l’école ?

Désespérant ! Peut-on qualifier autrement un ministère qui s’obstine encore, de manière absurde, dans les mêmes choix, les mêmes projets, les mêmes réformes ? C’est donc maintenant l’évaluation des élèves qui est en cause et une grande « conférence » nationale vient d’être lancée, par le Conseil Supérieur de l’Éducation, en vue de réformer le système de notation[1].

Un faux débat, un vrai danger pour l’École

Les termes du débat (dans ses questions et leur argumentaire), comme toujours dans l’Éducation nationale, imposent leurs propres présupposés : on devrait débattre de la notation comme s’il s’agissait d’un fléau, au même titre qu’on débat de la pollution, du tabagisme, de la pauvreté dans le monde ou du réchauffement climatique ! Il serait donc temps de changer les pratiques et les mentalités des enseignants, dont l’évaluation ne serait guère adaptée aux besoins des élèves, adéquate à leur progressivité, pertinente pour estimer leur niveau et leurs capacités ou appropriée pour favoriser leur motivation.

Mais avec l’évaluation c’est aussi, cela va sans dire, tout le système des examens et leur certification, toute la pédagogie et les pratiques d’enseignement, les programmes et les contenus d’apprentissage, les parcours et les procédures d’orientation qu’il faudrait évidemment repenser. Tout cela est dit explicitement sur le site du ministère où l’on déplore « le poids exclusif des notes dans la détermination du parcours des élèves … au détriment parfois de leurs centres d’intérêt, de leurs goûts et de leurs motivations » et où on estime ainsi que « fonder l’orientation d’un élève sur les résultats délivrés par le livret scolaire ne permet pas de tenir compte de l’ensemble de ses compétences ».

Dans cette logique, le projet de réformer l’évaluation ne peut pas ne pas être pensé sans une réforme globale du système d’enseignement. On peut donc reprocher au ministère d’avoir encore une fois cédé aux pressions des experts et des doctrinaires des « sciences de l’éducation », ce que confirme la composition du « jury » de cette conférence, constitué de personnalités qui défendent unanimement l’idéologie « pédagogiste ».

 

Des présupposés totalement idéologiques

Le présupposé fondamental consiste, évidemment, à imposer la croyance en l’arbitraire de la notation telle que la pratiquent communément les enseignants. « La note reste, peut-on lire sur le site du ministère, un jugement de l’enseignant dont les études en décimologie[2] montrent le caractère subjectif en raison des multiples influences dont le correcteur fait l’objet, y compris à son corps défendant ».

Cependant, il faut le rappeler ici, ces fameuses études en « décimologie » n’ont rien de scientifique : elles se fondent sur des « expérimentations » qui, paradoxalement, instaurent les conditions leur permettant d’obtenir les résultats qu’elles visent à démontrer. Que l’on consulte donc les ressources que le ministère met à la disposition du public et notamment certaines conférences pour le moins déconcertantes : on y apprend que les études « en laboratoire » auraient prouvé que c’est le contexte de la tâche à accomplir pour les élèves qui serait déterminant dans leur performance, de sorte que les conditions dans lesquelles s’effectue l’évaluation influenceraient de manière non négligeable leurs résultats[3]. A tel point que, selon les experts, ce serait finalement le mode d’évaluation qui, pour une part non négligeable, provoquerait – au lieu de le traduire – l’échec des élèves !

Autre formulation de ce présupposé : les élèves seraient « victimes » de la représentation illusoire qu’entretiennent les enseignants eux-mêmes sur leur propre pratique d’évaluation. « La note reste, peut-on encore lire avec consternation, un jugement de l’enseignant sous influence, un outil de hiérarchisation et de sélection progressive ». On mesure à quel point ces études prétendument scientifiques méconnaissent la réalité du monde de l’enseignement : les professeurs qui cherchent, globalement, à y assumer leurs missions avec le plus grand sérieux et le plus grand professionnalisme, sont bien plutôt confrontés au contexte général de dégradation du niveau de leurs élèves et c’est ce qui explique pourquoi l’évaluation devient pour eux, effectivement, de plus en plus improbable.

 

Un changement de paradigme : « l’approche par compétences »

Comme on peut l’apprendre dans une conférence consultable sur le site du ministère[4] : « la compétence a ouvert une boîte de Pandore ». C’est que les experts plaident tous en faveur d’un changement de modèle pour l’École et voilà ce que dissimule en fait le projet de réforme de l’évaluation. D’ailleurs, ils le disent très explicitement. L’École obéit encore aujourd’hui, selon eux, au « paradigme de la connaissance », qui la situe dans une « logique d’enseignement » : c’est ce modèle, fondé sur l’évaluation dite « sommative », qu’il faudrait abandonner. Et il faudrait lui préférer « le paradigme de la compétence » qui place dans une tout autre logique : celle de « l’apprentissage », au sein duquel l’évaluation serait enfin « formative » et aurait la vertu de « donner du sens », de motiver les élèves, de favoriser leur autonomie, de tenir compte de leur progressivité, etc.

Pourtant, premièrement, c’est un modèle totalement formaliste qui est proposé : celui du « référentiel » des compétences[5]. Les enseignants le savent bien : ils en ont déjà subi déjà les conséquences, en primaire et au Collège, avec le Livret des compétences qui n’est qu’un outil bureaucratique s’appuyant sur une évaluation codifiée parfois aberrante.

C’est ensuite, deuxièmement, un modèle inconsistant : avec l’approche par compétences, qui exclut l’évaluation du niveau de connaissances entendue comme condition d’accès à un niveau supérieur de scolarité, c’est donc toute l’organisation des cycles d’études qui ne répond plus à un ordre raisonné. C’est pourquoi cette logique, qui présuppose ce qu’elle prétend pouvoir obtenir, finit par imposer aux enseignants ce qu’elle s’emploie à leur interdire : atteindre des objectifs !

C’est enfin, troisièmement, un modèle contre-éducatif, puisqu’il impose une vision utilitariste de l’École. Dans l’approche par compétences, le savoir ou la culture deviennent secondaires : ce qui compte avant tout ce sont les « savoir-faire socialement utiles ». Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que certains en viennent finalement s’interroger sur le bien fondé des finalités de l’École, comme on peut le lire dans un texte référencé sur le site du ministère[6] : « à quoi sert l’École ? Est-ce qu’elle sert à préparer les élèves à répondre aux questions qu’on leur pose à l’École ou est-ce qu’elle sert à préparer à la vie et donc à des questions auxquelles on n’est pas préparé ? » Et de découvrir que s’il s’agit de « de préparer les futurs citoyens, la capacité à gérer des procédures familiales ou à comprendre les problèmes de crédits à la consommation apparaissent au moins aussi stratégiques que la bonne restitution du théorème de Pythagore, dont on se sert rarement au-delà de l’univers scolaire ».

Ce qui fait pourtant la valeur de l’École, c’est la valeur du savoir qu’on y enseigne : et cela seul peut donner du sens à l’enseignement, motiver réellement les élèves et préserver la crédibilité de l’institution. 

© Guy Desbiens, 2014.

Annexe : réponse au questionnaire officiel

Puisqu’on nous demande notre avis, voilà les réponses que j’ai envoyées à titre de contribution personnelle.

  1. Comment l’évaluation peut-elle être au service des apprentissages des élèves et participer à leurs progrès ?

À la condition de reconnaître la valeur de la notation telle que la pratique la plupart des enseignants, contrairement à tout ce qui peut en être dit ! Les professeurs savent bien que « l’approche par compétences » est aberrante. Les experts sont d’ailleurs les premiers, comme on peut le constater dans les conférences consultables sur ce site, à formuler de très vives critiques sur le Livret de compétences : alors pourquoi vouloir le maintenir à tout prix ? Le modèle en faveur duquel on plaide a imposé au collège un formalisme absurde qui permet de valider tout et n’importe quoi. Le bon sens imposerait donc plutôt de revaloriser les pratiques traditionnelles de notation des enseignants, qui visent à attester l’acquisition de réelles connaissances, et non de les condamner au nom d’une évaluation par compétences qui leur rend la tâche impossible.

  1. Comment rendre compte aux familles des progrès des élèves ?

À la condition que les familles prennent au sérieux la notation des enseignants et n’en contestent pas le bien fondé : autrement dit, à la condition que les familles continuent à penser, comme c’est encore généralement le cas aujourd’hui, le contraire de ce que s’imaginent démontrer les prétendues expertises des « sciences de l’éducation ». La notation des enseignants n’est pas, globalement, arbitraire. S’il y a quelque chose d’arbitraire, ce sont les « expérimentations » qui ont la prétention de le prouver, et qui ont toujours été menées selon des protocoles qui n’ont rien de strictement scientifique.

  1. Quelle place et quelle forme de la notation dans l’évaluation des élèves ?

Une place essentielle ! Il est aberrant d’envisager la réforme du système de notation et, pourquoi pas, sa disparition, puisque des « expérimentations » ont pu être faites en ce sens dans certains établissements avec des classes sans note : pourquoi pas des « classes sans profs » ? A l’évidence ce genre d’initiatives, tout comme les pratiques « d’autoévaluation », mentionnées également, doivent à coup sûr permettre l’amélioration des résultats ! On les jugera donc globalement positives… Tout cela n’est guère sérieux. Et c’est grave : car avec ces expérimentations et ces réformes, c’est aussi avec l’instruction de nos enfants qu’on se permet de jouer.

  1. Quels doivent être les moments de l’évaluation dans les parcours des élèves ?

Il faut espérer que cette question, apparemment relative au calendrier, ne nous engage pas dans une interrogation sur le bien fondé des examens, comme cela peut être suggéré dans la contribution de certains syndicats. Il faut être très clair à cet égard : les conditions de correction aux examens, et je parlerai notamment pour le baccalauréat ou le BTS car ce sont les seuls que je connais personnellement, sont organisées de telle sorte qu’elles en garantissent au mieux, et autant que faire se peut, l’équité et le caractère démocratique. Contrairement à ce qu’en prétendent les « expertises », il n’y a pas de « loterie au bac. » : les enseignants, on le sait, se rencontrent lors de réunions successives (« réunions d’entente », « d’harmonisation ») pour partager et confronter leurs points de vue, de sorte que l’évaluation n’est jamais isolée, figée et ponctuelle. L’évaluation est le produit d’une réflexion collective élaborant progressivement, à partir de propositions initialement divergentes, des critères communs de notation. C’est pourquoi il faut défendre des examens fondés globalement sur des écrits anonymes, mais envisager, tout au contraire, de remettre en cause les autres formes d’évaluation qu’on voit aujourd’hui se généraliser : contrôle continu ou en cours de formation, etc. 

  1. Comment mobiliser les évaluations dans la détermination des parcours des élèves, leurs choix d’orientation et les procédures d’affectation ?

Etienne Klein, qui préside l’honorable jury de cette prestigieuse conférence, a longtemps enseigné la physique quantique et la physique des particules à l’École centrale de Paris. Pensez-vous un instant qu’il mettait en pratique vos conceptions sur l’évaluation formative et sommative ? Est-ce qu’il évaluait ses étudiants selon la grille A/ECA/NA (ou autre formalisme) ? Avait-il affaire, oui ou non, à un public préalablement sélectionné par des concours exigeants, sur la valeur desquels personne n’oserait formuler le moindre doute ?

 

Notes

[1]              http://www.conference-evaluation-des-eleves.education.gouv.fr/

[2]              La « décimologie » est la partie des « sciences de l’éducation » qui étudie l’évaluation.

[3]              Cf. Jean-Marc Monteil : « Evaluations et catégorisations initiales : effets sur l’attention et les performances cognitives » (http://www.reseau-canope.fr/innovation2014/levaluation-positive.html?tx_cndpvideoflv_pi.). Ainsi, par exemple, dans une expertise effectuée sur des groupes d’élèves de niveaux différents à qui on demande de reproduire la « figure de Rey », on constate que les performances varient selon le contexte, si l’on présente la tâche à accomplir comme un « exercice de géométrie » ou comme un « dessin à effectuer », ou si on place les élèves en situation de « visibilité ou d’anonymat », etc. Dès lors, les élèves en échec le seraient parce qu’ils sont placés dans une « situation de stress extrêmement importante », ne le permettant pas de consacrer leur attention à la tâche qui leur est demandée, ce qui expliquerait ainsi la médiocrité de leurs performances. Ce genre d’études prouve surtout que ce sont les conditions de l’expérimentation, dans lesquelles on place délibérément une population d’élèves, qui influencent ses propres résultats, procédé qui permet de conférer un semblant d’objectivité scientifique à l’interprétation qu’on cherche à fonder sur celle-ci : en l’occurrence que l’évaluation ne serait pas adéquate aux performances évaluées, puisque celles-ci varient en fonction du contexte donné à l’expérimentation.

[4]              Cf. Claire Bourguignon : « L’évaluation des compétences des élèves : un changement de paradigme ? », 22 septembre 2011, Agrosup Dijon http://www.cndp.fr/crdp-dijon/Conference-L-evaluation-des.html

[5]              Cf. Claire Bourguignon : « ce qui est important ce n’est plus le programme et son contenu, mais c’est le référentiel défini en termes d’objectifs à faire atteindre. Ces objectifs vont être placés par rapport à des niveaux. Ces objectifs sont décrits par des descripteurs et ces descripteurs définissent des capacités ». Ainsi « il s’agit d’un autre rapport au savoir et donc d’un changement de paradigme. L’enseignant ne ″sanctionne″ plus de connaissance, mais ″valide″ un niveau (de compétence) par rapport à un objectif ».

[6]              Olivier Rey : « le défi des évaluations des compétences », Institut français de l’éducation, N°76, juin 2012.

© Guy Desbiens