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« Pronote » ou les ambiguïtés d’un « droit à la déconnexion » pour les professeurs (par Simon Perrier)

Simon Perrier1 s’interroge sur les dispositions du logiciel Pronote dans l’Éducation nationale, qui présente un « droit à la déconnexion » comme une innovation généreuse, soucieuse du confort et de la santé des enseignants débordés par les sollicitations. Il montre comment cette prétendue innovation (déjà bien connue des employés en entreprise) n’a de sens que subordonnée à un devoir de connexion et comment elle nie la libéralité du métier de professeur. Ce faisant, il soulève une question générale qui, traversant l’ensemble du monde du travail, soumet celui-ci à des contraintes de disponibilité accrue. À la faveur du « e-travail », une contractualisation léonine et sournoise permettant le contrôle sans entraves de tous les instants de la vie (« transparence » oblige!) est en passe de se substituer à la définition légale du temps et de la nature du travail.

Le « droit à la déconnexion », envers du devoir de connexion : une prétendue innovation

La Dépêche du midi a publié le 20 août 2021 un court article intitulé « Pronote prépare la rentrée et va proposer un droit à la déconnexion aux professeurs  »2. Il a tout d’un communiqué de presse. Il n’est pas signé et semble reproduire un argumentaire. Il est curieusement présenté sous la rubrique « Économie Innovation — High-Tech » comme s’il n’engageait pas le travail des professeurs et leur statut. Le ton est à l’enthousiasme et tout ce qui est présenté d’innovation est posé comme répondant aux désirs des professeurs. Si l’on s’en tient à ce que son titre pose comme le plus important, l’éditeur de Pronote Index Éducation3, entreprise privée —, le « célèbre logiciel de gestion de vie scolaire », compte maintenant « proposer un droit à la déconnexion aux professeurs, afin qu’ils ne soient pas dérangés, passée une certaine heure », pas « submergé[s] de demandes en tous genres n’importe quand. »

Quoi qu’elle vaille intrinsèquement, une telle annonce a le mérite de montrer la part prise par la communication entre professeurs, élèves, parents ou administratifs. C’est Pronote qui a créé les conditions de cette communication, et l’institution scolaire a souhaité que les professeurs soient ainsi accessibles et s’adressent aux autres seulement par son intermédiaire ! Index Éducation se veut donc aussi le remède aux effets négatifs de ce à quoi il a contribué, cela en proposant une nouvelle fonction et en se montrant en militant d’un « droit à la déconnexion ». Voici donc le service après-vente de Pronote prêt au lobbying pour se porter au secours de professeurs submergés par une communication surabondante4. Merci Pronote, ah quel plaisir de travailler pour vous, devraient donc chanter les professeurs, sur un air connu.

On peut voir la chose autrement. Avec cette proposition apparemment généreuse, Index Éducation veut mettre de son côté les professeurs et consolider sa position. Entre publicité et service vendu à l’Éducation nationale, cette société fait habilement du commerce. La démarche n’a en soi rien d’illégitime mais ne peut prétendre à la philanthropie ou à agir au nom d’un peuple des professeurs. Or cette revendication d’un « droit à la déconnexion » transforme de fait une surcharge d’incessants échanges en devoir de connexion. Elle se propose de le gérer, grâce à la possibilité de ce qui sera évidemment de ponctuelles et exceptionnelles déconnexions, dont les professeurs auraient la maîtrise puisque Pronote leur en offre techniquement le moyen. Remarquons que l’éditeur a déjà installé ce moyen avant de faire sa proposition et que déjà l’affaire est entendue pour ce qui concerne « l’école primaire ».

Covid oblige, dans le contexte particulier d’un télétravail demandé aux professeurs, on pourrait comprendre la volonté d’organiser un moment difficile mais passager. Rien de tel n’est invoqué dans ce communiqué. Il s’agit d’introduire en tout temps, à partir de l’obligation à la connexion, ce même « droit à la déconnexion » qui a été installé dans d’autres domaines, devant le fait ordinaire d’une surabondance poursuivant chacun à tout moment de sa vie. Il est vrai que si elle est sans doute accrue par la situation, cette communication surabondante qui fait les professeurs « submergé[s] de demandes en tout genre », à tout moment, n’a pas commencé avec la pandémie et le confinement. Il ne s’agit donc que de transposer à l’E.N. ce qui existait ailleurs bien avant et indépendamment des exigences propres à la nécessité du confinement.

Le « choix libre » d’un incessant accroissement du temps de travail

Pour ce qui est des professeurs, cela s’ajoute aux tâches et rôles multipliés qui sont devenus progressivement leur lot depuis de nombreuses années5. Il n’y a donc pas à tomber en pâmoison devant cette annonce de la proposition d’un « droit à la déconnexion », à la manière du ton de ce communiqué, et quand bien même le M.E.N. l’approuverait. Malheureusement, curieusement, l’idée de lutter contre un flot de communications qui se montrent très souvent vaines, ne semble pas “moderne” dans une éducation nationale qui pourtant n’a pas les nécessités des échanges commerciaux ou d’autres métiers accablés d’urgences. Du point de vue du pire, façon mieux vaut cela que rien, les optimistes forcenés verront peut-être un progrès dans ce droit à la déconnexion, mais ce n’est même pas si simple.

Comble du bonheur, les professeurs pourraient donc « bénéficier » de la possibilité de « ne pas recevoir de messages sur le créneau horaire de leurs choix ». « De même, sur le chat, il va devenir possible de paramétrer son statut (« disponible », « ne pas déranger », « invisible ») ». « Innovation » et « High-tech » sous le contrôle du droit, jusqu’à la possibilité de se déclarer « invisible » (!), que peut-on rêver de mieux qu’une telle « innovation » ? Ce paradis nous paraît pourtant prétendre à la limitation d’un enfer qu’il a lui-même contribué à créer. En plein accord avec le M.E.N., il a ainsi été créé la possibilité d’une communication qui porte à ne plus distinguer temps du travail et temps d’une vie privée.

À ce rythme, ce dont rêvaient certains, l’augmentation du temps de travail des professeurs et le contrôle de ce qu’ils font en dehors des heures de cours seront acquis grâce à internet et maintenant Pronote, cela sans prendre le risque de s’attaquer au statut des professeurs, sans même reconnaître un horaire et devoir augmenter les salaires ! Cette mutation est en train de se faire, peu à peu, plus que jamais, presque invisiblement, la banalisation du télétravail aidant. Plus besoin d’envisager, à l’ancienne, le maintien des professeurs dans leur établissement à longueur de journée, au risque de conflits. Le « droit » à une déconnexion n’est, de ce point de vue, aucunement à craindre. On y gagnerait même un moyen de contrôle.

Qu’on y réfléchisse un peu : cette possibilité, même rendue légale, de la déconnexion selon le choix des professeurs, ne serait aucunement la “liberté” qu’on pourrait croire (ou craindre). S’imagine-t-on en effet, que selon son bon plaisir, le professeur pourrait décider de rompre toute communication ? Évidemment non. Il devra s’en justifier, à un moment ou à un autre. Il ne s’agit donc aucunement que le professeur prétende s’affranchir d’un devoir d’être connecté. Cette démarche entérine l’exigence d’une disponibilité dont les limites ne sont aucunement fixées. Habilement, on en laisse la définition à la “liberté” du professeur. À lui de décider. Que faire de mieux ? Le piège se referme sur lui. Ici est l’hypocrisie, et, en son genre, une victoire : l’exigence de flexibilité a enfin gagné le monde des professeurs, entendons de la nécessité de se soumettre à la demande, d’une disponibilité dont la légitimité de principe primera toujours.

Dans les progrès qu’annonce Pronote, il n’y a donc rien qui conduise à l’allègement de ces tâches périphériques qui accablent les professeurs et leur demandent de jouer tous les rôles. Entérinant la primauté d’un devoir de connexion, ce « droit à la déconnexion » sans définition d’aucune limite objectivement identifiable (« passée une certaine heure »), est l’instrument (rêvé ?) d’un possible et incessant accroissement du temps de travail.

Transparence obligée et course à la « visibilité »

Pronote, c’est la transparence obligée. Comment justifiera-t-on une déconnexion ? Le pouvoir d’en décider sera nécessairement soumis, de fait, aux attentes d’une direction, à ce qu’on saura qu’elle juge ou non légitime6 et, plus ou moins directement, aux attentes des parents ou des élèves. Selon quel(s) critère(s) la déconnexion serait-elle, en elle-même, jugée légitime par l’autorité administrative, particulièrement quand elle aura à trancher dans un litige ou à apprécier le travail des professeurs, parfois sous la pression de parents ou d’élèves ?

Ce nouveau droit légiférerait dans un domaine qui est (était ?) celui de la vie privée. Mais quand les nécessités de la vie privée pourraient-elles être invoquées sans être soupçonnées, voire pénalisées, selon l’appréciation d’un principal ou d’un proviseur ? Cela supposerait que déjà on s’accorde sur ce qui est nécessaire ou non. Sera-t-il possible d’invoquer la nécessité d’un repos et que l’invocation suffise ? voire celle de se distraire ou d’avoir une vie de famille ? Par rapport à quoi et selon quelles mesures pourra-t-on juger “normale” ou “abusive” l’obligation à la connexion devenue de fait un devoir du professeur ? On n’en sait dangereusement rien.

Il n’y a là rien qui soit un progrès pour les professeurs. Combien de temps, à quelle heure ou quel jour, pourra-t-on se dire « invisible »7 ou à « ne pas déranger » ? Que se passera-t-il si élèves, parents, ou administratifs, s’étonnent et s’agacent de l’indisponibilité d’un professeur, s’ils estiment sa disponibilité plus urgente que le travail, ou tout autre motif, que le professeur estime prioritaire ? Un professeur devra-t-il rendre compte du fait qu’il a passé x temps à faire des courses ou acheter des médicaments et s’occuper d’un enfant malade ? Et ces livres qu’il prétend avoir à lire, servent-ils bien à son travail ? lui prennent-ils autant de temps qu’il le prétend ? Devra-t-il avouer qu’il faisait la sieste, sans se sentir coupable ou craindre que son proviseur lui reproche son refus de communiquer, à temps ? Fatalement, devoir justifier de n’avoir pu rester connecté sera comme passer devant un tribunal ou se confesser, espérant une moindre pénitence ou l’absolution ! Il y a là une intrusion majeure, sans limite, dans le temps de la vie privée. On nous dira que cela existe déjà ailleurs ? Triste justification !

Cette “liberté” laissée aux professeurs est par ailleurs le plus bel instrument d’une émulation dont l’effet sera de porter à un zèle constamment augmenté, des rivalités — ce que certains aiment car ils les jugent fécondes. Le bon professeur sera le professeur qui en fait toujours plus pour se rendre visible, mettre en avant sa bonne volonté, artificiellement, et très souvent là où son travail est secondaire par rapport à ce qu’il peut et devrait, en tant que professeur, apporter à ces élèves. Ainsi les professeurs perdent-ils la maîtrise de l’organisation du temps de leur travail et même de sa nature.

Le droit à la déconnexion ne serait donc que l’envers d’un devoir accru à la connexion. Ce type de tâche dévore un temps précieux, cela dit sur fond d’un fait : parents, professeurs et élèves, administratifs, peuvent et ont toujours pu communiquer, avant et sans cette mise en scène, et en sachant délimiter les abus, ne pas s’accabler de messages. La mécanique de Pronote peut exacerber les plus mauvaises pratiques. Elle satisfait sans doute le désir à tout moment d’une disponibilité et d’un contrôle dont on croit faussement qu’ils sont la condition du sérieux et de la qualité du professeur. C’est ignorer la nature de son travail et l’ambition qui porte à ce métier. Cette multiplication d’occupations périphériques est la plupart du temps pédagogiquement vaine. Elle livre les professeurs à l’arbitraire de critères forcément plus quantitatifs que qualitatifs. Au contraire d’une présentation enthousiaste faite par ce communiqué, ce « droit à la déconnexion » est très loin de donner aux professeurs le pouvoir légal de « pouvoir enfin dire “stop” ».

Notes

1Simon Perrier, professeur agrégé de philosophie en lycée et CPGE scientifiques. Lycée Marceau, Chartres 28. Président de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (APPEP) de 2008 à 2014. https://site-simonperrier.monsite-orange.fr/index.html

4 – Il faut dire que sur ce point tout se faisait auparavant sans difficulté, cela sans aucunement refuser par ailleurs certains bienfaits de l’électronique.

5 – La reconnaissance de cette situation, sans solution, fut l’objet de la volonté du ministre Vincent Peillon quand il voulut modifier le statut des professeurs.

6 – On pourra toujours dire que le professeur peut résister à cette pression. La question n’est pas là et n’est d’ailleurs pas si simple.

7 – Précisons que nous défendrions toute personne qui douterait qu’un professeur puisse être « invisible ».

Le numérique éducatif : une pédagogie très intéressée

Le 7 mai 2015, le président de la République en personne lançait l’étape décisive de la refondation de l’École : un grand plan pour le numérique doté d’un milliard d’euros sur trois ans1. Une récente étude de l’OCDE2 vient pourtant de conclure, à la stupeur générale du petit monde de l’e-éducation, à l’absence de relation de causalité entre l’accès au numérique et la réussite scolaire. Et de fait, à la lecture d’une tribune récemment parue dans Libération intitulée « Oui, le numérique est une chance pour construire l’éducation de demain3 « [sic], il semble bien que la maîtrise consommée de l’outil numérique ne constitue pas une garantie absolue contre le maniement approximatif de la langue française. Mais au-delà de ce détail, la pédagogie activement promue par les pouvoirs publics et les experts qui leur servent de supplétifs vise-t-elle principalement à défendre les intérêts bien compris de ses missionnaires ou bien à promouvoir la cause d’une certaine innovation économique – les deux objectifs n’étant pas foncièrement incompatibles ?

Dans une tribune de Libération en date du 21 septembre 2015, Benoît Thieulin et Jean-Marc Merriaux4 appellent à « construire l’éducation de demain » par le biais d’une école connectée. À première vue, le lien entre numérique éducatif, pédagogie et activités de loisirs ne va pas de soi ; ce sont pourtant les auteurs eux mêmes qui viennent en établir l’évidence en s’attachant à renvoyer méthodiquement l’école à son extérieur. Ils nous enjoignent ainsi de « faire rentrer la télévision à l’école5 », une tâche « difficile » (!) qui, à leur grand regret, « n’a jamais été considérée comme un vecteur de transmission de la connaissance pour une grande majorité des enseignants », ces derniers étant certainement prévenus contre le désastreux précédent américain. De même, ils appellent à « régler la question du continuum pédagogique entre-temps [sic] scolaire et hors temps scolaire » ; l’apprentissage ne pouvant être que ludique (l’enfant ou le jeune étant placé au centre du système), l’enseignant se voit relégué au rang de simple « médiateur ». Quant à la frontière autrefois évidente entre l’école, la vie de famille et les activités de loisirs, elle se réduit de toute évidence à un archaïsme susceptible à tout moment d’être balayé par le vent du progrès… et la déferlante des écrans.

Le numérique, nouveau socle des savoirs fondamentaux ?

Or, voici que – patatras ! – la dernière étude Pisa6 vient réfuter l’un des poncifs favoris du lobby pédago-numérique, à savoir « le lien entre accès aux outils du numérique à l’école et bons résultats scolaires7 ». Cet imprévu conduit nos deux « acteurs du numérique et de l’éducation » (on ne savait pas qu’ils étaient professeurs) sur le terrain glissant de la contorsion sémantique. Ainsi, « le numérique ne serait [plus] l’accélérateur [tant] espéré de la réussite éducative, s’inscrivant en cela en décalage avec l’environnement sociétal et culturel actuel où, qu’on le veuille ou non, le fait numérique s’impose ». Certes, à l’heure où la ministre fait mine de promouvoir la dictée quotidienne8, il serait malvenu de résister au retour aux fondamentaux – mais il ne serait pas moins suspect de négliger une question aussi cruciale que « l’éducation aux médias et à l’information » ! « Donner une place trop grande à l’outil numérique serait tout aussi inadéquat que de nier son rôle catalyseur en matière d’évolution des pratiques pédagogiques » : pour ces nouveaux convertis au juste milieu, « le sujet n’est pas simple » et « la pédagogie est une science [sic] complexe » – à l’image de la pensée du même nom. Quant aux contradictions qui ne manquent pas de surgir de cette énième et improbable synthèse, on s’emploiera à les cacher comme la poussière sous le tapis.

Pour nos apôtres des écrans à l’école « l’enjeu n’est [donc plus] tant de prouver qu’avec le numérique les élèves vont mieux ou moins bien réussir » – et pour cause – mais de « s’interroger plutôt sur la place que le numérique peut ou doit avoir au sein d’une école du XXIe siècle dont l’ambition est de construire une société plus juste, plus émancipatrice, en un mot plus républicaine ». Il faut en convenir : on ne perd pas au change !

Le bras armé du catéchisme républicain

Si l’impératif de « construire de nouvelles formes d’échanges entre enseignants, élèves et parents » reste incontournable, c’est dorénavant parce que ces pédagogies sont « constitutives d’un nouveau rapport à notre école fondée sur une confiance réciproque, et des relations bienveillantes, permettant de renforcer le vivre ensemble ». L’impératif chaleureux « d’utiliser à bon escient les outils du temps, le nôtre mais surtout celui de nos élèves » est désormais dicté par une nouvelle morale, celle de « notre responsabilité citoyenne d’éducateur » [sic !]. Se dégage ainsi l’axiome fondamental de l’actuelle politique scolaire : de même qu’on écarte pour cause d’obsolescence la transmission des savoirs élémentaires et progressifs tout en se réclamant des fondamentaux (voir ci-dessus), c’est au nom même des valeurs républicaines que l’on poursuivra sans relâche la destruction déjà bien amorcée de l’édifice républicain et de son école en particulier.

L’école se doit d’« accompagne[r] la transformation de notre société » : on imposera donc manu militari « la transversalité, qui constitue les fondements de la révolution numérique », on portera un coup fatal à la qualité des savoirs enseignés (« rééquilibrer la puissance du disciplinaire sur celle des compétences » [sic], et on caporalisera les professeurs (« démultiplier le travail collaboratif et stimuler de nouvelles formes de créativité »). Mais qu’on se le dise : « la créativité [celle du manager] sera le moteur essentiel pour construire une école du XXIe siècle qui devra faire face à une transformation profonde de nos métiers d’aujourd’hui ». Hier intellectuels, les enseignants seront des employés corvéables à merci, zélés et obéissants, mais grâce à la baguette (ou la souris ?) magique du numérique, on fera pièce à la barbarie et on fera vivre l’esprit du 11 janvier, amen !

Un outil de management parmi d’autres

On objectera à raison que le numérique, qui offre bien des avantages en matière de stockage de données et d’accès à l’information, peut se révéler utile dans bien des disciplines. Cependant, tel n’est pas le souci premier de nos réformateurs. Car voici la bonne nouvelle : « la diffusion de la culture numérique est de nature à profondément faire évoluer la capacité à fédérer et à mobiliser les énergies autour d’une action collective, qui doit devenir la nouvelle règle pour travailler différemment au sein […] de l’institution Éducation nationale ». L’enseigner autrement (via son indispensable versant 2.0) est synonyme d’embrigadement (la fin ultime de la réforme étant bien de changer les pratiques) et porte le coup de grâce à la liberté pédagogique. La suite n’est pas moins éclairante : « La transition numérique est un levier de transformation au service de la refondation de l’école » ; quant à la formation des enseignants, elle « se doit d’intégrer les nouvelles formes d’apprentissages pour mieux soutenir, en lien avec le chef d’établissement ou le directeur d’école, les initiatives pédagogiques collaboratives ». Les auteurs n’omettent pas pour autant de rendre grâce à la main politique qui les nourrit : « La réforme du collège montre bien, à quel point, l’établissement est le point d’entrée de la refondation de notre école [bis repetita] » : un manque qui doit9 lui aussi être comblé grâce à l’autonomie des établissements (traduire : la prise de pouvoir par des petits chefs sûrs de leur incompétence) et aux formations qui ne manqueront pas de révéler à tous le miracle des EPI10.

Intérêt de l’enfant ou conflit d’intérêts ?

Mais il serait bien ennuyeux d’effaroucher la masse des hésitants : « les échanges » doivent se faire, au choix : « au cœur même de la classe », par « dissémination », « par cercles concentriques » et « de manière systémique et non pas dans une logique pyramidale » – excusez du peu. Une fois encore, l’empilement des tics de langage managériaux conduit ses auteurs à affirmer successivement une chose et son contraire11 ; quant à la nature du vocabulaire choisi, elle dénote une quête quasi mystique de la synthèse. Cependant, le vernis démocratique ne tarde pas à se craqueler sous l’effet d’un élan de sincérité irrépressible : « plusieurs rapports existent qui ont déjà fait la preuve de la nécessité de repenser l’école à l’ère du numérique [sic], […] il nous faut les utiliser pour contrecarrer certains obscurantismes qui seraient prêts à empêcher notre école d’évoluer ».

Alors pourquoi tant de ressentiment – et surtout, pour quelle(s) raison(s) les décideurs s’obstinent-ils ainsi à dépenser des sommes colossales au moment même où, nous dit-on, les caisses sont vides12 ? D’abord, depuis que l’État culturel existe, les politiques ne peuvent manquer de se positionner à l’avant-garde du Progrès, voire (si possible) l’anticiper. Ensuite, les postes d’enseignants qu’on n’arrive plus à pourvoir (même avec la crise, les candidats à l’enseignement n’éprouvent guère le besoin d’être prolétarisés et encore moins caporalisés – et on les comprend) peuvent avantageusement être suppléés par des écrans13. Mais il y a mieux. Par temps de tempête budgétaire, il ne s’agit surtout pas de perdre des places chèrement acquises, et l’on sait qu’il n’y aura pas de fromage(s) pour tout le monde – sans compter que la direction d’un comité Théodule est susceptible d’octroyer bien des avantages14 à un entrepreneur innovant et dynamique. En vérité, le battage autour de la panacée numérique a tout d’un coup de billard à trois bandes permettant à ses promoteurs de gagner sans coup férir image médiatique, clientèle et réseau. La manœuvre admet néanmoins des perdants qui se regroupent eux aussi en trois catégories – il est vrai plus fournies du point de vue… numérique – : les élèves qu’on trompe impunément, les professeurs sur l’avis desquels on s’assoit avec superbe, enfin la masse silencieuse et médusée des contribuables abreuvés de com’. Vous avez bien dit « démocratisation », « lutte contre l’élitisme » ?

Notes

2Rapport Pisa de l’OCDE sur les compétences numériques, 15/09/2015. L’OCDE serait-elle devenue technophobe ?

4 – Benoît Thieulin est membre du think-tank « Terra Nova » et Président du Conseil National du numérique. Jean-Marc Merriaux est Directeur général du réseau Canopé, organisme public de création et d’accompagnement pédagogique.

5 – L’introduction de la télévision à l’école est pourtant loin de faire l’unanimité chez les scientifiques. Lire notamment : L. Lurçat, La manipulation des enfants : par la télévision et par l’ordinateur, Paris, F.-X. de Guibert, 2008.

6 – Voir note 2.

7 – Les pionniers californiens du numérique qui, étrangement, prennent soin d’inscrire leurs enfants dans des écoles select dépourvues du moindre objet connecté, n’ont certainement pas attendu la sortie de ce rapport…

8 – Ici comme ailleurs, l’important est de faire un coup politique. Cf. https://www.snalc.fr/national/article/1706/.

9 – Typique du sabir managérial, l’emploi quasi incantatoire de l’optatif révèle tant les penchants autoritaires de ses auteurs que leur impuissance à justifier des choix politiques pour le moins contestables et rarement assumés.

10 – Enseignements Pratiques Interdisciplinaires. L’une des pires trouvailles de la réforme du collège façon Najat Vallaud-Belkacem.

11 – Quand il ne s’agit pas de désigner, en toute simplicité, une réalité par son antonyme : en novlangue administrative, un plan de sauvegarde de l’emploi ne désigne pas autre chose qu’un plan… de licenciement.

12 – Les départements, que l’on sait pourtant étranglés par la baisse continue des dotations de l’État, se livrent ainsi à une véritable surenchère s’agissant de l’équipement numérique des établissements scolaires. Dernier exemple en date : http://www.leparisien.fr/abbeville-la-riviere-91150/le-tres-haut-debit-debarque-dans-tous-les-colleges-de-l-essonne-28-08-2015-5043241.php.

13 – De même, certaines municipalités n’hésitent pas à équiper les conservatoires de musique dont ils ont la charge d’un attirail informatique dernier cri, alors même que les recrutements (sans parler du point d’indice) sont gelés depuis belle lurette. Il est vrai que le travail en équipe tant prisé par nos sectateurs du numérique est particulièrement en vogue dans ces établissements qui constituent grâce à leur statut territorial (un point sur lequel on n’insistera jamais assez) le laboratoire avancé d’une autonomie des établissements dont la montée en puissance au sein de l’éducation (anciennement ?) nationale est déjà programmée, quand elle n’est pas revendiquée par certains politiques. Cf. http://serveur1.archive-host.com/membres/up/1919747526/blogmezetulle/Telechargements_permanents/TchalikAutonomieEtablissMusiqueSept2012.pdf.

14 – Cf. http://laviemoderne.net/grandes-autopsies/105-jules-feerie-numerique. Pour nos apprentis pédagogues, la commande publique est aussi et surtout un levier de croissance à nul autre pareil. Et l’on se souvient que le comité d’experts du rapport Lockwood (2012) chargé de réformer une énième fois l’enseignement musical avait pris soin de consulter un représentant d’une multinationale de l’informatique ; on ne sera donc pas surpris d’y lire cette conclusion imparable : « Placer l’outil numérique au cœur des méthodes d’apprentissage de la musique est désormais indispensable ». Cf. http://mediatheque.cite-musique.fr/mediacomposite/cim/_Pdf/10_RapportLockwood.pdf, p. 13.

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2015.