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L’école et la sociologie sociologisante

Réagissant à l’écoute d’une émission de radio, Jean-Michel Muglioni revient1 sur l’idée que la catastrophe de l’école ne s’explique pas par des raisons sociales mais par l’oubli de la vraie nature de l’école.
« L’essence de l’école étant d’instruire, c’est le contenu des savoirs enseignés qui doit servir de principe à tout ce qui se fait dans un établissement scolaire ».

Samedi 9 mars 2024. Je viens d’écouter sur France Inter Le grand face-à-face, Plaidoyer pour la mixité scolaire avec François Dubet.

La sociologie a constaté qu’au sortir de l’école le fils de paysan demeurait paysan, le fils d’ouvrier ouvrier, le fils de bourgeois bourgeois : tel est le point de départ de François Dubet. Il remarquait en outre à juste titre que se sont formés des quartiers qu’on peut appeler des « ghettos » sociaux, parce qu’on les fuit dès qu’on le peut, et qu’y restent tous ceux qui ne peuvent pas les fuir ainsi que de nouveaux arrivants eux aussi en difficulté, ou en plus grande difficulté encore. Il en résulte que dans ces quartiers les écoles elles-mêmes, écoles primaires et collèges, sont à leur tour des sortes de ghettos. À quoi François Dubet opposait une expérience faite à Toulouse, où l’on a supprimé des établissements d’un quartier « ghettoïsé » et amené les élèves dans des établissements assez éloignés. Je veux bien croire que la mixité sociale ainsi obtenue ait donné de bons résultats, ou que, comme le dit le sociologue, ceux des élèves qui, en grande majorité, ne se sentent pas français dans leur ghetto se découvrent au contraire presque tous français quand ils ne sont plus seulement entre eux. Mais peut-être la réussite de cette « expérimentation » – puisque tel est le vocabulaire sociologique – tient-elle à ce qu’elle est faite dans des établissements qui ressemblent plus à une école. Je conçois fort bien que la nécessité pour des élèves d’aller dans des écoles éloignées de leur ghetto les sauve. Je conçois aussi fort bien que les ghettos scolaires contribuent à enfermer les élèves dans leur ghetto social. Je conçois même qu’un « séparatisme » cultive parfois la « ghettoïsation » dans les écoles, comme cela a d’abord été fait dans les logements sociaux. Il y a aussi des « bourgeois », comme le sociologue les appelle, qui font tout de leur côté pour préserver leurs enfants de la mixité sociale. Et même des professeurs qui n’en veulent pas.

Je mets « bourgeois » entre guillemets, non pas parce que cette classification peut être discutée, mais parce que je connais des familles plutôt pauvres et venant d’Afrique du Nord qui font tout pour que leurs enfants soient dans des établissements privés sous contrat, généralement catholiques, donc, où tout se passe bien pour eux, contrairement à ce qu’ils voient ou croient voir dans l’établissement public près de chez eux. Je m’étonne en effet qu’il soit implicitement considéré par un sociologue que seules les familles bourgeoises se préoccupent des études de leurs enfants. Les autres le voudraient bien, mais cela ne leur est pas permis : mon diagnostic est donc différent du sien. Si ces émigrés fuient l’école publique, c’est qu’elle n’est pas ou qu’ils ne la croient pas capable de prendre en main leurs enfants. Si cette école est ghettoïsée, c’est aussi, c’est d’abord parce qu’elle n’est pas une école.

Ce que je n’explique pas par la mauvaise volonté des maîtres ou par leur incompétence, mais par le réductionnisme sociologique des sociologues sociologisants comme François Dubet, tel qu’il m’est apparu dans cette émission. Qu’a-t-il répondu à la journaliste qui lui demandait si ce n’était pas une question de méthode d’enseignement ? Rien, sinon qu’il fallait professionnaliser le métier et ne plus croire qu’il suffisait d’être savant pour enseigner un savoir, comme c’était le cas autrefois. Or il se pourrait que ce soit le fait de ne juger l’école que du point de vue social, qui n’est qu’un point de vue, qui fausse notre jugement sur la catastrophe scolaire. La fonction de l’école n’est pas d’être un ascenseur social, mais d’instruire les enfants pour qu’ils deviennent des hommes libres, et les conditions de l’instruction ne sont donc pas d’abord sociales. Elles sont sociales dans la mesure où il faut des locaux, des études, des répétiteurs et pas seulement des maîtres et des professeurs, dans la mesure où il faut des surveillants, des locaux ouverts en dehors des heures de cours où l’on trouve un personnel qualifié, etc. Elles sont politiques dans la mesure où il faut pour tout cela une volonté, le dessein de donner à chacun la possibilité de devenir citoyen et non pas seulement consommateur et producteur.

L’essentiel, l’essence de l’école étant d’instruire, c’est le contenu des savoirs enseignés qui doit servir de principe à tout ce qui se fait dans un établissement scolaire, réellement scolaire. Il n’en a été question pendant l’émission que pour dire qu’autrefois on passait trop de temps à apprendre l’orthographe et qu’aujourd’hui, ce qu’un journaliste a approuvé, on avait beaucoup d’autres choses à apprendre. On n’aura pas la même façon d’enseigner ni les mêmes programmes, ni les mêmes professeurs, selon qu’on veut seulement informer, ou, au contraire, selon qu’on veut apprendre à savoir, c’est-à-dire si l’on n’admet dans le cadre de la classe que ce qui est réellement à la portée de l’esprit. On n’aura ni les mêmes locaux, ni la même administration, ni le même rapport à l’environnement social et aux parents d’élèves, selon que c’est l’intelligibilité du savoir qui est le principe de l’enseignement et non l’utilité ou la valeur du savoir dans nos sociétés.

Il a été question dans l’émission de ce samedi d’apprendre aux élèves à manger sainement : ou bien on entend par là qu’on décide qu’à la cantine se fait une formation du goût, ce qui serait admirable, et il arrive que cela se fasse ; ou bien je crains qu’on se contente d’un bourrage de crâne, car il faut déjà beaucoup de science pour comprendre réellement de quoi l’on parle dans ce domaine. Que parfois une discipline soit imposée sans qu’on puisse déjà en montrer le fondement scientifique, par exemple l’hygiène, il le faut. Mais c’est l’à-côté – indispensable – de la véritable instruction.

Imaginez par-dessus le marché que nos enfants soient munis de toutes les machines qui permettent d’obtenir des résultats de toutes sortes sans savoir comment ils ont été obtenus, vous aurez le comble de ce qui aujourd’hui aboutit à la disparition de l’école. Seuls les parents qui l’ont compris sauveront leur progéniture, en mesurant par exemple son temps d’exposition aux écrans… Seuls leurs enfants seront privés des prothèses qui feront de leurs camarades des invalides.

Mais parler de savoirs fondamentaux fait rire et provoque la colère syndicale.

1– Voir – pour s’en tenir aux articles récents – « Quelle école voulons-nous ? » https://www.mezetulle.fr/quelle-ecole-voulons-nous/ et « Que tout enseignement véritable est laïque » https://www.mezetulle.fr/que-tout-enseignement-veritable-est-laique/ .
Consulter les articles signés par Jean-Michel Muglioni, voir la liste dans la table par auteurs.

L’uniforme et l’École : sortir des faux-semblants (par Baptiste Detombe)

Avec ce plaidoyer en faveur de l’introduction de l’uniforme à l’école publique, Baptiste Detombe1 rappelle utilement que l’école n’est pas une région de l’espace ordinaire, mais qu’elle doit s’en démarquer et offrir une double vie aux élèves, les soustrayant durant le temps scolaire au tourbillon social et à son cortège d’assignations, les mettant en état et en demeure de se singulariser par leur mérite et le développement de leur intériorité, et non par leur accoutrement. Pour réinstituer l’école républicaine dans sa fonction première, qui est l’instruction, une certaine tenue, à tous points de vue, est nécessaire.

[Texte initialement publié le 18 janvier 2024 sur le site de la Fondation Res Publica2. Les remerciements de Mezetulle vont à l’auteur et à la Fondation Res Publica pour leur aimable autorisation de reprise.]

Le 6 décembre 2023, Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, annonçait une kyrielle de mesures afin de redresser l’École de la République. Parmi ces annonces, une en particulier a retenu l’attention : l’expérimentation à compter de septembre 2024 du port de l’uniforme dans certaines écoles alors portées volontaires. Loin de faire l’unanimité, l’uniforme incarne pour certains tant une diversion qu’un gaspillage voire une dérive autoritaire ; pour d’autres un geste bienvenu et nécessaire pour rétablir l’autorité de l’institution. Il convient alors, face à des postures souvent très polarisées, d’adopter la juste mesure que mérite un tel sujet, et ce afin d’éviter deux écueils : la dépréciation et la dévalorisation excessive d’une solution potentielle ; le fantasme d’un dispositif aux propriétés miraculeuses.

L’uniforme : un rôle symbolique d’institution de l’École

S’il est une idée qui fait consensus, c’est que l’École est l’institution centrale autour de laquelle la République s’est forgée. Centrale dans l’homogénéisation culturelle et linguistique du pays, levier de légitimation de l’ordre social, instrument de réalisation de la promesse des Lumières : l’École n’est peut-être pas seulement une institution républicaine mais bien l’institution républicaine par excellence. Pourtant, cette figure de proue de la modernité française, enviée internationalement il y a 60 ans, est aujourd’hui chancelante. Et pour cause, la sacralité autrefois accordée aux « hussards noirs » s’est effondrée, le prestige attribué à l’institution, lui, s’est dilué.

Or, si l’École a perdu de son lustre, c’est aussi parce qu’elle a accepté de le perdre, au prix d’une normalisation de l’institution alors conçue comme continuation du foyer, un appendice diminué de l’autorité parentale, faisant du professeur un animateur. L’immixtion des parents d’élèves dans les établissements (loi Haby, 1975), la disparition du cérémonial républicain et méritocratique (dévalorisation du baccalauréat, fin des tableaux d’honneur et bons points…), comme l’instauration du néo-pédagogisme, ont participé dans un mouvement d’ensemble à cet effacement du symbole qu’incarnait alors l’École. Les illustrations concrètes de ce phénomène sont aujourd’hui visibles : du port de survêtements à celui de tenues inappropriées, en passant par des postures irrespectueuses en cours jusqu’aux cas de menace et d’agression du personnel enseignant, tout manifeste la banalisation de l’institution. L’École est aujourd’hui une partie comme une autre de l’espace social, elle est donc traitée par l’élève avec la même indifférence que n’importe quel commerce ou lieu de loisir.

Une des solutions de la ré-institutionnalisation de l’École passe donc par le rehaussement des symboles qui la caractérisent. Si cet impératif est rarement évoqué, c’est que le symbolique et le rite semblent souvent abscons au regard d’indicateurs matérialistes de rentabilité socio-économique auxquels tous les projets sont désormais soumis. Ils sont pourtant pourvus d’une utilité sociale fondamentale car ils fournissent « une scène à l’homme »3 en donnant sens au monde social. L’uniforme participerait donc à ce rôle de ritualisation de la République, d’ancrage de cette dernière dans les esprits. Il serait de nature à dissocier clairement l’École du reste de la vie du pays. L’uniforme fournit en soi la démarcation nécessaire à la sacralité4. Refuser de symboliser l’École, c’est laisser ce privilège aux écoles privées. L’imaginaire collectif doit donc de nouveau être habité par la singularité de l’institution. La revalorisation de l’École passe alors immanquablement par là.

Un vecteur d’égalité, une mise au ban du culte de l’individu-roi

Au-delà de l’importance de faire renaître les symboles qui démarquent l’École, l’uniforme peut aussi contribuer à rappeler l’idéal républicain d’égalité et tempérer le sacre de l’individu. En effet, l’uniforme n’avait, jusqu’à présent, jamais été nécessaire, les élèves français présentant une certaine homogénéité culturelle et étant vêtus naguère d’une blouse en cours. Mais l’ère individualiste, qui tend à survaloriser les identités particulières, ainsi que la polarisation croissante de la société, imposent un changement de paradigme. Ainsi, instaurer l’uniforme permettrait-il d’égaliser le citoyen en devenir, de l’amener à se singulariser par le développement de son intériorité, de son logos, et non plus par ce qu’il porte. C’est enfin et surtout éviter de faire de l’École le temple de la marchandise, la préserver des assauts des marques et des publicités ciblées. Il est ici question de sortir du primat des marchandises dans l’identification des individus. C’est finalement laisser devant le portail de l’école l’identité sociale de « jeune », qu’il soit enfant ou adolescent, pour adopter celle « d’élève ». L’uniforme incarne en cela cette mue du singulier au collectif, du laisser-aller au devoir. Opter pour l’uniforme, c’est privilégier l’égalité nationale et républicaine sur un conformisme marchand et individualiste.

Refaire de l’École un « asile inviolable »

Mais l’uniforme est aussi une barrière face aux polémiques et dérives communautaires qui prennent pour cible l’École. En effet, l’institution, parce que centrale, est devenue le lieu de mise en scène des provocations des divers groupes religieux et idéologiques. La dernière en date, l’appel à porter l’abaya, largement diffusé sur les réseaux sociaux, a ainsi constitué une mise en cause de l’autorité et une transgression délibérée et visible de la loi du 15 mars 2004. Les atteintes à la laïcité sont ainsi en augmentation continue dans les établissements scolaires (hausse de 150% en 2022), traduisant le climat de plus en plus tendu et polarisé que subit le personnel encadrant. Un règlement strict, identique sur l’ensemble du territoire, éviterait d’abandonner le corps enseignant face à ses responsabilités et permettrait d’assumer une position ferme. L’uniforme évite en effet l’application de règlements intérieurs différenciés, dont les largesses d’interprétation peuvent donner un arrière-goût d’arbitraire. Le port de l’uniforme est, à cet égard, d’autant plus pressé que l’École est en première ligne face à la désagrégation du corps social et aux ennemis de la République. Lisser les identités culturelles et communautaires au sein de l’institution est donc la condition de la refondation d’un débat apaisé, et ce faisant de la chose commune.  Il est alors urgent, pour reprendre les mots de Jean Zay en 1936, de « [re]faire de l’école un asile inviolable où les querelles des hommes n’entrent pas. »

Un rappel de la discipline comme socle de la transmission du savoir

Le port de l’uniforme est aussi un rappel de la discipline attendue dans l’enceinte de l’École. Or, cette dernière a largement été battue en brèche, d’abord par le néo-pédagogisme qui fait du professeur un animateur et de l’élève le créateur de son propre savoir, puis par la philosophie post-moderne, qui fait du savoir et de la discipline deux aspects d’une même domination. En effet, la pensée foucaldienne développe l’idée selon laquelle l’École ne serait qu’une des multiples institutions par laquelle le pouvoir disciplinaire agirait. Elle impose une norme par l’usage d’outils à l’image de la surveillance hiérarchisée, de la sanction normalisatrice et de l’examen5. L’ostracisation de la discipline, induite par l’œuvre de Michel Foucault, va largement atteindre l’École – ce qui a grandement nui à son rôle éducatif. Par la suite, l’action de Pierre Bourdieu via la sociologie a aussi été significative. L’érection d’un « capital symbolique » obtenu par l’accumulation d’une culture légitime a été de nature à inculper l’École. Cette dernière ne ferait plus que perpétuer et légitimer un ordre social fondé sur des codes sociaux et des connaissances arbitraires, dotés d’aucun intérêt propre car calqués sur les normes et valeurs de la bourgeoisie6. L’action conjuguée de la philosophie post-moderne, de la sociologie bourdieusienne et de la nouvelle pédagogie des années 1970 va alors délégitimer le rôle de l’École et la place de la discipline dans son fonctionnement. Le port de l’uniforme aurait ainsi pour vertu de rappeler, sans être néanmoins suffisant, que l’école est le lieu de l’apprentissage, ce qui sous-tend nécessairement le respect de l’autorité.

L’argument gestionnaire du coût financier

Indéniablement,  le coût de l’uniforme est amené à peser sur les finances publiques alors que son apport est difficilement mesurable à l’aune des seuls indicateurs de performance. En effet, afin de satisfaire au principe d’égalité des citoyens devant la loi, son coût devra être pris en charge par l’État. Il est néanmoins possible, selon le principe d’équité, de laisser un reste à charge plus ou moins important aux ménages selon leur revenu fiscal de référence. Cette démarche se justifierait d’autant plus que l’uniforme éviterait les dépenses significatives induites par l’achat de vêtements aussi onéreux que vite désuets. Quoi qu’il arrive, l’État ne doit pas chercher dans des arguments de gestionnaire des limites à son action et faire de l’équilibre des comptes son seul horizon. En effet, l’École étant au fondement du pacte républicain, renoncer à en faire une priorité enverrait un signal négatif fort. En outre, les ornements dont se pare la République sont aussi au cœur de son lustre et de sa grandeur, préférer « l’État modeste » c’est aussi nuire au prestige du régime7. Enfin, c’est le même argument qui a mené à la fin du service militaire, et de manière générale, au détricotage des services publics, cœur de la République. L’argument comptable doit alors être mis au service de sa mise en œuvre et ne doit pas représenter un frein.

L’uniforme scolaire : une réponse bienvenue mais partielle aux maux de l’École

Pour autant il ne faut pas se leurrer, l’uniforme n’est nullement une solution miracle aux problèmes rencontrés par l’École. Si les points soulevés précédemment sont d’une importance capitale, d’autres peut-être plus importants encore resteront en suspens. Contrairement, ainsi, à ce qui est souvent invoqué, l’uniforme ne représente nullement une réponse face au harcèlement, qui se déportera sur d’autres marqueurs que l’accoutrement. Il en va de même pour la question de la performance scolaire. Il n’est aussi évidemment pas une solution face à la revalorisation nécessaire du traitement des professeurs dont la perte de pouvoir d’achat relative est massive avec la désindexation du point d’indice. Enfin, l’uniforme ne prend son sens pour restaurer l’autorité, la discipline et l’égalité que si d’autres mesures effectives sont mises en œuvre, à commencer par la mise à l’arrêt de l’intrusion des parents d’élèves dans les écoles à d’autres fins que celles de les responsabiliser vis-à-vis du respect des règles communes.

C’est donc faire un faux procès à l’uniforme que de le rendre incapable de répondre à ces maux, il ne peut le prétendre. Ceux qui l’invoquent alors à tout-va ne font que trahir leur méconnaissance du sujet, ou bien leur manque cruel d’inspiration. Le poids des symboles, aujourd’hui souvent ignoré, reste néanmoins significatif : l’imaginaire collectif en est imprégné. Il importe alors de réinstituer l’école dans la psyché commune et l’uniforme peut, à ce titre, être une voie.

Notes

1 – Baptiste Detombe est diplômé de Sciences Po Bordeaux et fondateur du média étudiant Gavroche. Actuellement étudiant en master à la Sorbonne en philosophie et préparationnaire aux concours administratifs à Paris 1-ENS, il se destine à intégrer la haute fonction publique.

3 – Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2014.

4 – Régis Debray, Eloge des frontières, Paris, Gallimard, 2013.

5 – Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

6 – Pierre Bourdieu, Claude Passeron, La Reproduction. Eléments d’une théorie du système d’enseignement, Paris, Le Sens commun, 1970.

7 – Régis Debray, L’Obscénité démocratique, Paris, Flammarion, 2007.

Samuel Paty, commémoration sans mémoire à l’école : « ne pas revenir sur ce qui s’est passé » !

Le ministère de l’Éducation nationale, sur le site Eduscol, diffuse un document de suggestions et de recommandations aux enseignants au sujet de la commémoration de l’assassinat de Samuel Paty dans les établissements scolaires durant la journée du vendredi 15 octobre. En voici l’introduction. C’est moi qui surligne.

« Les écoles et établissements pourront rendre hommage à la mémoire de Samuel Paty et consacrer la dernière heure de cours à un temps d’échanges, dont le contenu sera laissé au choix des équipes en fonction de leur situation respective.
Ce moment est ouvert à l’ensemble des professeurs qui, selon leur discipline ou leur formation, le mèneront selon différentes modalités avec leurs élèves. L’heure n’a pas vocation à être un retour sur ce qui s’est passé il y a un an, ni une évocation de Samuel Paty ou de sa mémoire, mais doit porter sur les questions que pose cet assassinat sur le rôle et la place du professeur, ce qui donne du sens à ce moment et qui peut être abordé dans le temps court d’une heure.
Des pistes de réflexion sur le rôle du professeur sont proposées dans ce document. Elles étayent ou complètent l’action pédagogique que les équipes auront choisi de mettre en place. Elles constituent des démarches possibles pour mener ce temps d’échanges avec les élèves en fonction de leur âge. »
(Texte téléchargeable : https://eduscol.education.fr/document/11975/download)

Ne pas aborder « ce qui s’est passé il y a un an », parce que, bien sûr, cela ne « donne pas de sens » à ce moment de commémoration ! Pas de sens les mensonges d’une élève complaisamment écoutés et crédités, sans vérification, pour accabler le professeur ? Pas de sens les propos vindicatifs des parents de cette élève, soutenus par un imam survolté qui parlait de « voyou » ? Pas de sens la désignation du professeur au tueur par des élèves ?  Pas de sens l’avis d’un demi-savant officiel suggérant que le professeur ne « maîtrisait » pas le concept de laïcité ? Pas de sens les remontrances à peine voilées  adressées au professeur ?

Écoutons plutôt Fatiha Boudjahlat remettre les pendules à l’heure en faisant le catalogue des « lâchetés et [des] trahisons qui ont rendu cette mort possible » :

Fatiha Boudjahlat sur la commémoration de l’assassinat de Samuel Paty, LCP 14 octobre 2021 émission Ça vous regarde : prendre la vidéo à partir de 49 minutes https://lcp.fr/programmes/ca-vous-regarde/comment-doper-le-pouvoir-d-achat-81243

Transcription du passage :

« Demain ce sera une journée de recueillement pour tous les enseignants et les élèves de France, mais ce soir je n’ai pas envie de me recueillir, j’ai envie de désigner les mains sales qui sont, selon moi, coresponsables de la mort de mon collègue. Il y a eu bien sûr celui qui assassina Samuel Paty au nom de l’islam. Il y a eu l’élève qui a menti et qui a persisté dans ses mensonges pour couvrir les vraies causes de son exclusion. Il y a eu ces élèves qui firent le guet avec le tueur et lui désignèrent la cible en échange de l’argent. Il y a eu la mère de l’élève menteuse qui a accusé Samuel Paty de racisme, il y a eu le père de l’élève menteuse qui sonna la charge contre Samuel Paty sur les réseaux sociaux, accompagné d’un imam pyromane fiché S. Mais il y a aussi eu cette principale qui demanda à Samuel Paty de s’excuser, qui ne vérifia pas si l’élève était présente ou non le jour de ce fameux cours – elle n’était pas présente – qui aussi convoqua la hiérarchie pour corriger Samuel Paty et qui, lorsque le père lui reprocha de l’avoir fait attendre dehors « comme un chien » et lui dit qu’elle ne se serait pas comportée comme ça s’il avait été juif, ne le mit pas à la porte à coups de pieds dans le derrière, elle le laissa dire parce que les parents les plus véhéments sont ceux qu’on ménage le plus. Il y a eu aussi ce référent laïcité venu corriger Samuel Paty dont il faudra toujours se souvenir des mots qu’il employa : il venait expliquer les règles de la laïcité, de la neutralité que « ne semble pas maîtriser Samuel Paty ». Il y a eu la FCPE, cette association de parents d’élèves qui prétendit jouer les modérateurs avec les parents mais qui ne modéra rien du tout et qui conseilla aux parents de porter plainte contre Samuel Paty, ce qu’ils firent, pour « projection d’images pornographiques ». Il y eut un policier qui accepta de prendre cette plainte, convoqua Samuel Paty, et qui mena une enquête difficile, ardue, parmi les PowerPoint de Samuel Paty. Il y eut aussi cette enquête de l’inspection générale de l’Éducation nationale dépêchée en urgence, qui ne consacra qu’une vingtaine de pages à l’assassinat de Samuel Paty et qui utilisa comme titre cet euphémisme puant : « Enquête sur les événements survenus au collège du Bois d’Aulne » – « les événements », c’est comme ça qu’on parlait de la guerre d’Algérie. Il y eut aussi le syndicat Sud qui refusa à Toulouse et ailleurs de s’associer aux rassemblements en hommage à Samuel Paty – ils ne l’auraient pas soutenu de son vivant, ils ne voulurent pas le soutenir après sa mort. Il y a eu le ministère qui nous refusa deux misérables heures de concertation à la rentrée des vacances de la Toussaint, nous voulions évoquer ce drame, et nous voulions aussi arrêter une façon de faire, une stratégie vis-à-vis des élèves. Il y eut aussi François Héran, professeur au Collège de France, qui publie cette année une Lettre ouverte aux professeurs sur la liberté d’expression, qui rend Samuel Paty responsable de sa mort, qui dit qu’il a eu tort d’utiliser la caricature…
Thomas Piketty – Non vous ne pouvez pas dire ça..
Fatiha Boudjahlat – C’est exactement ce qu’il a dit sur France-Culture
Thomas Piketty – Ne lancez pas des accusations comme ça, il n’est pas là pour se défendre
Fatiha Boudjahlat – Je le dis et je le répète.
Thomas Piketty – C’est trop facile…
Myriam Encaoua – Laissez-la terminer, vous pourrez réagir.
Fatiha Boudjahlat – … et qui aussi déclara – cela vous direz peut-être qu’il ne l’a pas dit non plus – que la liberté d’expression est un masque pour déguiser les discours de haine, voilà ce qu’a dit François Héran. Il y a eu aussi, et j’en finirai par là, ces quelques élèves qui refusèrent de faire la minute de silence parce que des professeurs leur avaient dit qu’ils en avaient parfaitement le droit. Mais la seule chose positive est que la majorité accepta de faire cette minute de silence. Il n’y a eu que deux mains pour assassiner Samuel Paty… et demain on va se recueillir, mais ce soir j’ai envie de demander pardon parce qu’en fait il y a eu un continuum de lâchetés et de trahisons qui ont rendu cette mort possible. »

Relire sur ce site l’article du 17 octobre 2020 : À la mémoire de Samuel Paty, professeur

Et sur la Lettre aux professeurs de François Héran, l’article de Véronique Taquin : Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran

L’Éducation nationale ne recrute plus, elle embauche (par G. Pigeard de Gurbert)

Sourd aux nombreuses critiques et protestations1, le Ministère de l’Éducation nationale impose une réforme du CAPES qui s’inscrit dans la ligne des précédentes. Instituant ouvertement le déclassement des professeurs en les livrant au caporalisme, elle confirme une politique scolaire qui depuis longtemps s’acharne à réduire la place du savoir. Guillaume Pigeard de Gurbert2 en analyse ici les contradictions.

Rien n’y a fait, ni les alertes, ni les pétitions, ni les déclarations de diverses associations de professeurs : le projet de réforme décrié du concours de recrutement des professeurs (Capes) est paru au Journal officiel ce 29 janvier 20213. Ce qui n’était hier encore qu’un projet contesté de tous bords est désormais une aberration officielle.

Au problème effectif du recrutement des futurs professeurs, on a décidé d’apporter des solutions pyromanes. Cette réforme constitue le point d’orgue désolant du sabotage continu de l’éducation depuis 30 ans qu’elle vient couronner.

Quels sont les problèmes ? La multiplication des voies de recrutement qui n’a cessé d’abaisser les exigences de maîtrise des savoirs disciplinaires. La crise des vocations, due aux conditions du métier : affectation des jeunes professeurs dans les classes les plus difficiles et salaires ridicules, l’écart avec le Smic n’ayant cessé de se réduire depuis 30 ans. Le premier problème a prétendu répondre au second ; il l’a en fait aggravé, selon un cercle vicieux prévisible.

Afin que chacun puisse juger de l’énormité des nouveaux critères de recrutement qu’entérine l’arrêté du Ministère de l’Éducation nationale, regardons les principales contradictions qu’il contient.

Réduction de la maîtrise des disciplines

La première est de croire qu’un étudiant pourra enseigner bien ce qu’il connaît mal. Car on ne cherche plus à vérifier que le candidat possède la maîtrise nécessaire de sa discipline. On présuppose que celle-ci est acquise à Bac+5. Mais quiconque a siégé dans un jury de Capes sait que tel n’est pas le cas et que la différence à ce niveau entre un étudiant et un autre peut être considérable, c’est-à-dire rédhibitoire en termes de recrutement. Or, en remplaçant la moitié des épreuves propres à chaque discipline par de prétendues épreuves « professionnelles » dont, à l’oral, un entretien d’embauche, les jurys se privent de vérifier le niveau réel des candidats dans la matière qu’ils devront enseigner. Il faut rappeler, contre le mythe du professeur calé dans sa matière mais incapable de l’enseigner, que la maîtrise de sa discipline reste pour tout professeur le fondement de sa pédagogie, et, avec elle, de son autorité. À l’inverse, du cours approximatif à la classe indisciplinée, la pente est toujours glissante. Et que dire de la classe disciplinée subissant, sans avoir les moyens de s’en apercevoir, un simulacre de cours ?

Conséquence immédiate de cet « entretien », l’oral au Capes section langues étrangères « se déroule en français ». La chose est inévitable dès lors qu’à l’oral les jurys comptent entre deux et quatre membres, sans présence nécessaire d’un professeur de la discipline concernée. Tous les chefs d’établissement ne maîtrisent pas l’allemand ou l’espagnol. Il n’y a donc plus qu’une épreuve de 15 minutes pour vérifier que le futur professeur de langue vivante la maîtrise à l’oral. De tels oraux de concours, où candidats et membres du jury pourront avoir en partage une même absence de compétence dans la discipline de recrutement, ont tout pour virer aux jeux de rôles, si ce n’est aux marchés de dupes. C’est la porte ouverte à l’arbitraire. Si l’enseignement sans la discipline est vide, la discipline sans l’enseignement peut être hermétique.

Des fonctionnaires dociles et déstabilisés

La deuxième énormité de cette réforme du Capes, effet de l’idéologie managériale, découle de la réduction de la place des contenus disciplinaires (réduction du nombre des épreuves disciplinaires et de leur durée pour celles qui existent, notamment à l’oral)  : substitution d’un rapport de subordination administrative d’employeur à employé à l’ancienne relation pédagogique d’un candidat à ses pairs. Quel type de professeur peut-on attendre d’un entretien qui demande au jeune étudiant de jouer le fonctionnaire docile ? Quelle place l’esprit critique pourra-t-il se frayer dans de telles conditions ? Ce dernier n’est-il plus une vertu pédagogique ? Comment empêcher que le candidat ne troque la liberté intellectuelle qu’autorise sa maîtrise disciplinaire contre une docilité feinte ou réelle que le mélange toxique du contrôle pédagogique et de la surveillance administrative appelle ? Pourquoi, enfin et surtout, dans l’idée des ministres successifs, des professeurs chevronnés, qui sont les premiers concernés et les plus compétents, ne sont-ils pas aptes à recruter leurs futurs collègues ? Pourquoi les professeurs n’ont-ils, dans les jurys de recrutement des professeurs comme dans l’élaboration des programmes, qu’un rôle de subordonnés ? Sous l’indifférence à la question de leur compétence, la constante c’est le mépris des professeurs et, à travers eux, de leurs élèves. La publication de cette réforme du Capes, sourde aux multiples critiques exprimées par les professeurs dès son annonce sous forme de projet en 20194, n’en est-elle pas l’illustration ?

La troisième contradiction concerne directement la politique éducative du ministre. Alors que M. Blanquer a audacieusement réformé le baccalauréat pour l’arrimer à nouveau à l’enseignement supérieur et qu’il a en conséquence mis un point d’honneur à revoir à la hausse les programmes des élèves à tous les niveaux et dans toutes les matières, sa réforme du Capes renonce à vérifier que les futurs professeurs maîtrisent les programmes en question. On compte ainsi que les élèves acquièrent des compétences disciplinaires que leurs enseignants ne seront peut-être pas aptes à leur enseigner.

Formation en trompe-l’œil et prêchi-prêcha

Quatrième contradiction de cette réforme, prétendre vérifier que les candidats maîtrisent un métier qu’ils n’ont encore jamais pratiqué, sauf à prendre quelques stages sporadiques pour une formation professionnelle. Là encore cela promet de beaux jeux de rôles. À l’oral, il est en effet prévu un « entretien » censé vérifier l’aptitude du candidat-étudiant à « se projeter dans le métier de professeur au sein du service public de l’éducation ». C’est idiot parce que totalement virtuel et complètement abstrait pour un étudiant qui, n’ayant par définition aucune expérience du métier, ne pourra que le singer. Must de l’innovation, une « mise en situation professionnelle en lien avec la vie scolaire ». Cet entretien est une caricature de l’entretien d’embauche dans le privé. Au lieu de renforcer la formation disciplinaire initiale, on la diminue au profit d’une pseudo-formation professionnelle. La formation universitaire initiale préparant au concours va devoir s’aligner sur une formation continue en trompe-l’œil, ce qui fait que les futurs professeurs vont perdre sur les deux tableaux : les futurs candidats ne seront pas plus formés au métier mais ils le seront moins dans leur discipline.

Dernière contradiction, conséquence de la précédente, les candidats seront soumis à un examen concernant les « valeurs de la République, dont la laïcité ». Cette formulation représente la laïcité comme une valeur parmi d’autres, comme si lesdites valeurs constituaient autant d’articles indépendants les uns des autres, comme si la laïcité elle-même était simplement l’une d’elles. Cela trahit une mécompréhension de la laïcité puisque celle-ci n’est pas une valeur en plus ou à côté des trois autres (liberté, égalité, fraternité) qui parlent des citoyens. La laïcité, elle, est relative à l’association politique, à la République elle-même comme institution. C’est ce que dit l’article 1er de la Constitution : en France, la République est laïque. Les citoyens ne sont pas tenus d’être laïques, la République doit l’être. C’est pourquoi les agents publics, eux, sont tenus par le principe de laïcité. S’il est compréhensible qu’on s’avise de vérifier dans leur recrutement que ce point est bien compris par eux, le problème est qu’on prétend le faire dans un « entretien » hors-sol qui ne peut que prendre la forme d’une récitation conformiste d’un prêchi-prêcha. Du reste, les membres du jury seront-ils compétents en cette matière, qui est juridique autant que politique et historique ? Le risque est grand que cet entretien se transforme en catéchisme républicain et que la laïcité n’y figure plus que comme un dogme mimé. Comment dès lors prévenir le risque d’interprétations inspirées par les débats d’opinion qui sont d’autant plus discutables qu’ils ignorent tout de la loi ? Rappelons ici l’esprit libéral de la loi de 1905, consigné dans son article 1er, comme le rappelle A. Briand lui-même : « toutes les fois que l’intérêt public ne pourra être légitimement invoqué dans le silence des textes ou dans le doute de leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée législative ». En 2019 le Ministère de la Défense a publié la nouvelle édition d’une brochure très pédagogique sur la laïcité et qui aurait de quoi surprendre bien des professionnels de l’Éducation nationale ; la même année, le « Conseil des sages de la laïcité » a contribué à la réédition revue et actualisée du Vademecum La laïcité à l’école, qu’il suffirait de distribuer aux lauréats du Capes non seulement pour les équiper efficacement mais encore pour nourrir leur réflexion5.

Ce qui est désespérant, c’est que tout cela nous ramène aux vieilles lunes des IUFM d’il y a trente ans, droite et gauche de gouvernement partageant sur cette importante question les mêmes lubies catastrophiques. Des critiques de cette pantalonnade néfaste, à l’origine d’une bonne part des maux actuels de l’Éducation nationale, rien n’a été retenu. Plus récemment, en 2013, une épreuve de ce type avait été expérimentée à l’oral du Capes pour être aussitôt abandonnée : interrogés sur l’absentéisme, les vacances, l’autorité, le tableau, les parents, etc., les candidats étaient incités à débiter mécaniquement des réponses caricaturales. Qu’attend-on d’un tel concours, qui place la pédagogie sous hiérarchie administrative, sinon qu’il fasse fuir les jeunes esprits qui auraient les qualités intellectuelles pour enseigner, en premier lieu la liberté de penser ?

Notes

1– Voir la note 4.

2– Guillaume Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie, ex-membre du jury du CAPES externe. Le texte ci-dessous est une version remaniée et actualisée de l’article publié le 11 février sur le site AOC https://aoc.media/opinion/2021/02/10/leducation-nationale-ne-recrute-plus-elle-embauche/ .

3– Texte de l’arrêté du 25 janvier 2021 : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043075486 . Cet arrêté abroge l’arrêté précédent (du 19 avril 2013) que l’on peut consulter à l’adresse https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000027361553

4 – Quelques exemples. Il y a plus d’un an, Mezetulle a fait état et a commenté la pétition lancée par des membres du jury du CAPES externe : https://www.mezetulle.fr/contre-le-projet-de-reforme-du-capes/ . Voir aussi le texte émanant de la section 9 du CNU sur le site Sauvons l’université http://www.sauvonsluniversite.fr/spip.php?article8787 . Lors de la publication de l’arrêté, une trentaine d’associations de professeurs et de sociétés savantes ont signé une tribune « Recruter les professeurs au rabais : quelles promesses pour la jeunesse ? » consultable notamment sur le site de l’Association des professeurs d’histoire-géographie https://www.aphg.fr/Recruter-les-professeurs-au-rabais-quelles-promesses-pour-la-jeunesse-4326 .

5 – Livret Expliquer la laïcité : une pédagogie par l’exemple de la « laïcité militaire », téléchargeable sur le site du Ministère de la Défense https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/laicite-militaire-un-objectif-de-liberte-une-exigence-d-egalite-et-un-projet-de-fraternite . Vademecum La Laïcité à l’école publié en septembre 2019 et régulièrement mis à jour, version d’oct. 2020 téléchargeable sur le site du Ministère de l’Éducation nationale https://eduscol.education.fr/1618/la-laicite-l-ecole

Lire sur ce site : Contre le projet de réforme du CAPES (janvier 2020).

Libéralismes et éducation

Quand le loup libéral entre dans la bergerie scolaire

Sébastien Duffort poursuit et élargit, cette fois d’un point de vue plus spécifiquement politique, l’analyse qu’il a proposée avec l’article « Les pédagogies innovantes. Heurts et malheurs ». Il examine les relations entre libéralisme économique et libéralisme culturel et leurs conséquences sur les politiques scolaires. En défendant à la fois l’innovation pédagogique (libéralisme culturel) et la libéralisation du système scolaire (libéralisme économique), de nombreux acteurs du système éducatif qui se disent « modernisateurs », « progressistes », autrement dit « de gauche », ont en réalité contribué à l’accentuation des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les plus défavorisés1.

Préambule : gauches, libéralismes et seconde modernité

Quiconque s’intéresse aux contradictions de la gauche depuis le « tournant de la rigueur » de 1983 sait qu’elles sont intimement liées aux rapports qu’elle entretient avec le libéralisme depuis le début de la seconde modernité2. Ou plutôt, devrait-on dire, avec les libéralismes. Libéralisme économique d’abord : croyance envers les bienfaits de la régulation marchande, de la concurrence libre et non faussée, de la réduction du champ d’intervention des pouvoirs publics, bref de la mondialisation « heureuse » (Alain Minc). Libéralisme culturel ensuite, qui suppose l’adhésion massive et sans réserve aux thématiques dites « de société » : mariage et adoption pour tous, PMA, GPA, dépénalisation du cannabis, euthanasie, immigration, etc. Ce n’est pas l’économie qu’on « libère » ici, mais les mœurs3.

De ce point de vue, la grille d’analyse du philosophe Jean-Claude Michéa offre quelques clés de compréhension. Pour lui en effet, libéralisme économique et libéralisme culturel sont les deux faces d’un même projet politique :

« c’est ici, bien sûr, que le libéralisme politique et culturel […] n’a plus d’autre alternative que de prendre appui sur le libéralisme économique. Car la seule solution qui soit entièrement compatible avec les postulats du libéralisme politique et culturel, c’est celle que Voltaire […] avait su formuler avec une clarté exemplaire […] : quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. »4

Et effectivement, cette association des deux libéralismes, si elle n’est évidemment pas systématique dans le paysage politique (la droite conservatrice est favorable à la « libéralisation » de l’économie française, tout en étant hostile au mariage pour tous, là où des sympathisants de la gauche radicale s’opposent au libéralisme économique tout en étant favorables à la gestation pour autrui), reste majoritaire, en particulier au sein de la gauche « libérale-sociale »5 depuis le début de la seconde modernité. Les raisons sont multiples : abandon de la croyance envers le mode de coordination collectiviste, succès politiques et médiatiques dans le sillage de mai 686, remise en cause de la tradition au profit de valeurs hédonistes et anti-autoritaires, etc. Comme Daniel Cohn-Bendit avant lui (dont il est proche), le président de la République semble représenter aujourd’hui l’incarnation parfaite de cette adhésion sans limites aux conceptions à la fois économiques et culturelles du libéralisme. Dans ces conditions, si le(s) libéralisme(s) suscite(nt) de vifs débats au sein même de la gauche (la gauche vallsiste est libérale sur le plan économique mais ne donne pas quitus au libéralisme culturel7, là où une partie de la gauche anticapitaliste refuse en bloc le libéralisme économique mais organise des « ateliers non mixtes » interdits aux hommes blancs), force est de constater que c’est, entre autres, cette double allégeance qui l’a (définitivement ?) coupée des catégories populaires8.

Il s’agit de montrer ici que, s’il est un domaine où libéralisme économique et libéralisme culturel se rejoignent de manière idéale-typique (au sens de Max Weber), c’est bien celui de l’école. Or cette idéologie libérale-libertaire, dont la gauche a été le fer de lance, produit des effets dévastateurs sur le système éducatif français, en particulier sur les élèves issus des milieux les plus modestes.

Libéralisme culturel, pédagogie invisible et inégalités scolaires

À partir des années 60 émerge une nouvelle classe moyenne salariée, éduquée, clairement positionnée à gauche de l’échiquier politique (voire à l’extrême gauche) et donc, naturellement, très attachée au libéralisme culturel. C’est cet attachement relatif à son rapport aux valeurs qui va la conduire à remettre vigoureusement en cause les pédagogies traditionnelles jugées trop transmissives, trop frontales, trop magistrales. Elles vont alors, mai 68 aidant, diffuser massivement une nouvelle doxa pédagogique liée au paradigme « déficitariste » (selon l’expression de Jean-Pierre Terrail9) : certains élèves issus de la massification scolaire et provenant des milieux populaires ne seraient pas « faits » pour la culture scolaire, les théories, le savoir abstrait. Il faut alors adapter les dispositifs pédagogiques en conséquence. C’est ce postulat (extrêmement discutable sur le plan scientifique) qui justifie alors le recours aux pédagogies « innovantes » : pédagogies actives, travail sur documents, travaux en groupes, cours dialogué et, plus récemment, classe inversée10 et interdisciplinarité. L’objectif affiché est ainsi de motiver les élèves en rendant les objets d’étude plus ludiques et attractifs, en partant autant que faire se peut de leur expérience immédiate. Le problème, c’est qu’on dispose aujourd’hui de nombreux travaux en sciences de l’éducation (c’est le cas de ceux du GRDS11, ou du groupe ESCOL12) qui démontrent que ces nouvelles pédagogies, louables dans leurs principes, accentuent considérablement les inégalités d’accès au savoir, notamment parce qu’elles accordent une place centrale aux implicites et à la réalisation de tâches. Basil Bernstein parle à ce propos de pédagogie « invisible » : absence de classification entre les savoirs scientifiques et les savoirs de sens commun, absence de cadrage des activités en classe, objectifs cognitifs et donc critère d’évaluation implicites, discours horizontal de l’enseignant. Logiquement, ce type de pratiques crée des malentendus d’apprentissage13 et pénalise lourdement les élèves issus des milieux populaires, peu familiers de cette circulation entre des univers de savoirs très différents, et qui n’ont pas acquis lors de leur socialisation familiale les prédispositions pour décoder les implicites, là où les héritiers disposent eux de ressources extérieures à l’école leur facilitant l’accès au savoir. 

Cette adhésion massive d’une partie de la gauche (mais aussi il est vrai de certains milieux conservateurs) aux pédagogies innovantes14 est en grande partie responsable de la baisse du niveau et du creusement des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les moins dotés en capital culturel. Or, on l’a vu, elle est intimement liée à la croyance dans les vertus du libéralisme culturel appliquées à l’école : refus de l’autorité et de la verticalité, remise en cause des enseignants comme garants de la validité scientifique et épistémologique des savoirs, « ludification » des pratiques, appui sur le vécu des élèves, mais aussi de plus en plus scepticisme à l’égard de l’activité scientifique qui entraîne l’irruption de la « quotidienneté » (Sabine Kahn) et du donc du relativisme dans les classes15.

Les parties prenantes de cette doxa éducative, hégémoniques en France (ministère, inspections, syndicats, mouvements associatifs et pédagogiques…), sont dans le même temps très souvent attachées au libéralisme économique. Double allégeance qui amplifie, comme on va le voir, ce processus inégalitaire à l’école. 

Libéralisme économique et marchandisation de l’école

Les défenseurs de l’innovation pédagogique et du libéralisme culturel sont, « en même temps », des adeptes du libéralisme économique. On retrouve très clairement cette association idéologique à gauche chez des personnalités comme François Dubet, dans des cercles de réflexion comme Terra Nova (proche du PS), ou dans certains médias éducatifs influents comme les Cahiers Pédagogiques. Si, comme on l’a vu, cette alliance libérale-libertaire n’est pas mécanique (bien que majoritaire) à gauche, elle a en revanche une indéniable cohérence dans le débat sur les politiques éducatives. Effectivement le libéralisme appliqué à l’école, c’est donner le choix le plus large possible et des marges de liberté à tous les acteurs du système éducatif : liberté aux établissements (d’être autonomes), aux chefs d’établissement (de recruter et licencier leurs enseignants), aux parents d’élèves (de choisir le projet éducatif local qui leur correspond le mieux et éventuellement de le financer par un système de chèque éducation), aux élèves (de noter leurs enseignants). On comprend ainsi facilement que, dans ces conditions, seule une régulation décentralisée par le marché avec confrontation de l’offre et de la demande d’éducation permet de coordonner les décisions des acteurs. Mais encore, si l’on part du principe que certains élèves ne sont pas faits pour le savoir abstrait là où d’autres seraient prédisposés à l’exigence intellectuelle (paradigme déficitariste auquel adhèrent les libéraux), alors il faut adapter les dispositifs pédagogiques en conséquence et laisser le choix aux familles d’aller, ici vers un établissement où l’on pratique une pédagogie explicite et exigeante, ou là vers une structure (publique ou privée sous ou hors contrat) où l’on utilise la classe inversée ou la pédagogie Montessori. Là aussi, le seul mode de coordination possible est la régulation décentralisée et marchande du système éducatif via la mise en concurrence des établissements, d’où l’irruption de plus en plus assumée des écoles privées hors contrat16. Ce qui implique, de fait, la fin de la carte scolaire. On est donc bien en présence d’une marchandisation du système éducatif associée à l’innovation pédagogique, et en définitive du libéralisme économique associé au libéralisme culturel.

Cette synthèse libérale appliquée à l’école a sa cohérence idéologique mais aussi et surtout sa logique inégalitaire : les familles aisées dirigeront naturellement leurs enfants vers les établissements exigeants, alors que les familles populaires, moins informées, seront leurrées par les établissements déficitaristes « innovants » (éducation au développement durable, interdisciplinarité, débat en classe, accent mis sur les compétences « pour la vie »17, etc.). On le voit, les sociaux-libéraux souhaitent substituer à une conception universaliste et égalitaire de l’école un discours libéral à la fois économiquement et culturellement basé sur la liberté de choix laissée aux acteurs du système éducatif. Cette alliance idéologique qui se prétend volontiers « progressiste » a déjà eu ses effets dévastateurs aussi bien en termes de niveau que d’inégalités en Suède18 (réformes initiées dans les années 90), au Québec (mise en œuvre du « renouveau pédagogique »), et aux États-Unis (réforme Obama). S’agissant des supports pédagogiques et didactiques, l’introduction récente, notamment en France, de tablettes numériques illustre là aussi parfaitement cette logique libérale : au nom de « l’innovation » pédagogique, on laisse les GAFAM s’infiltrer tranquillement au cœur des établissements avec les conséquences éthiques (traitement des données, aversion à l’impôt) et pédagogiques (malentendus d’apprentissages dont souffrent les élèves provenant de milieux populaires) que cela engendrera inévitablement. Le libéralisme culturel encore au service du libéralisme économique.

Autonomie des établissements, défense de l’innovation pédagogique, sélection à l’université, réforme du baccalauréat, justification à mots couverts de l’offre éducative privée hors contrat… : on ne peut qu’être frappé de constater à quel point les déclarations, propositions et mesures du ministre de l’Éducation nationale sont proches du discours libéral en matière de politique éducative19.

Conclusion : la gauche doit rompre avec le libéralisme à l’école

L’adhésion sans limite au libéralisme culturel (dans les années 60) puis au libéralisme économique (dans les années 80) a coupé la gauche des catégories populaires. Ce diagnostic vaut aussi pour l’école : en défendant à la fois l’innovation pédagogique (libéralisme culturel) et la libéralisation du système scolaire (libéralisme économique), de nombreux acteurs du système éducatif qui se disent « modernisateurs », « progressistes », bref « de gauche », ont en réalité contribué à l’accentuation des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les plus défavorisés. Si le libéralisme politique et culturel a eu une indiscutable portée émancipatrice, force est de constater qu’il fait désormais, sur de nombreux sujets, le jeu du néolibéralisme économique. C’est le cas à l’école, où le discours utilitariste libéral invisibilise le savoir pour privilégier l’accès des élèves à des compétences « pour la vie » et ainsi former et adapter une future main d’œuvre flexible aux injonctions du capitalisme mondialisé et financiarisé. 

Dès lors, pour éviter que la main invisible ne s’engouffre dans la brèche ouverte par les libéraux et pénètre l’institution scolaire, la gauche doit d’urgence réinterroger son rapport aux libéralismes et renouer avec un projet éducatif à la fois égalitaire, émancipateur et exigeant pour tous les élèves, en particulier ceux qui n’ont que l’école pour apprendre.

Notes

1 – [NdE]. Reprise du texte en ligne sur le site Nation et République sociale, avec les remerciements de Mezetulle.
– [Note de l’auteur]. Le titre est une allusion assumée au dernier ouvrage de Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie, qui commence par Kouchner finit toujours par Macron, Climats, 2018. Penseur controversé, Michéa se trouve aujourd’hui récupéré par une partie de l’extrême droite. Effectivement, quand la gauche refuse d’aborder les problématiques qui préoccupent les catégories populaires (services publics, redistribution, école, Nation, sécurité, immigration etc.), c’est logiquement l’extrême droite qui s’en empare. Dans leur ouvrage Michéa l’inactuel, une critique de la civilisation libérale, Le Bord de l’eau, Emmanuel Roux et Mathias Roux (2017) démontrent fort justement que cette instrumentalisation « ne résiste pas à une lecture attentive de l’œuvre ».

2 – Ulrich Beck parle de modernité « réflexive » pour expliquer qu’à partir des années 60, et en dépit d’évènements qui ont marqué le XXe siècle (nationalismes, guerres, génocides etc.), la modernité poursuit sa visée universaliste et progressiste.

3 – E. Schweisguth, « Le libéralisme culturel aujourd’hui », note du CEVIPOF, 2006.

4 – J.-C. Michéa, Le loup dans la bergerie, qui commence par Kouchner finit toujours par Macron, éditions Climats, 2018, p.37.

5 – Dernier exemple en date, lors de la campagne pour les élections européennes, l’écologiste Yannick Jadot n’a pas hésité à déclarer dans Le Point du 1er mars 2019 qu’il était « favorable à l’économie de marché, à la libre entreprise, au commerce, à l’innovation et au pragmatisme».

6 – C’est notamment le cas de nombreux anciens trotskistes convertis au libéralisme économique et à la mondialisation : Romain Goupil, Jean-Christophe Cambadélis, Lionel Jospin et, bien sûr, Daniel Cohn-Bendit, etc.

7 – Le Printemps Républicain semble correspondre à ce schéma.

8 – De nombreuses études ont démontré que les ouvriers, employés, chômeurs, précaires, peu diplômés et éloignés des centres urbains étaient hostiles au libéralisme économique et, au mieux, sceptiques à l’égard du libéralisme culturel.

9 – J.-P. Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016.

10 – Pour faire simple, l’élève « découvre » le cours à la maison, souvent sous forme de capsules vidéo, le temps en classe étant alors consacré à la résolution des exercices. En externalisant en dehors de l’école l’indispensable temps de contextualisation et de problématisation, cette pratique « innovante » pénalise en définitive les élèves faibles. On pourra se reporter à A. Beitone et M. Osenda (2017), « La pédagogie inversée, une pédagogie archaïque », http://skhole.fr/la-pedagogie-inversee-une-pedagogie-archaique-par-alain-beitone-et-margaux-osenda, ou P. Devin (2016), « Les leurres de la classe inversée », https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/130216/les-leurres-de-la-classe-inversee.

11 – Groupe de recherche pour la démocratisation scolaire, https://www.democratisation-scolaire.fr/

12 – Education et scolarisation, https://circeft.fr/escol/

13 – Sur ce point, on pourra se reporter à E. Bautier et P. Rayou (2009), Les inégalités d’apprentissages. Programmes, pratiques et malentendus, PUF, ou à S. Bonnery (2015), Supports pédagogiques et inégalités scolaires : études sociologiques, La Dispute.

14 – S. Duffort (2018), « Les pédagogies innovantes, heurts et malheurs », http://www.mezetulle.fr/les-pedagogies-innovantes-heurts-et-malheurs-par-sd/

15 – Les sciences économiques et sociales, discipline créée en 1966, sont emblématiques de ce nouveau paradigme pédagogique. Leur projet fondateur se réclame en effet explicitement du paradigme déficitariste et donc de la pédagogie invisible. Pour s’adapter au « manque » des élèves issus des milieux populaires intégrant la série B puis ES, seront valorisés (pour ne pas dire imposés) dès la naissance de la discipline le travail sur documents, la pédagogie active, le débat en classe, l’interdisciplinarité et, plus récemment, les « éducations à » (au développement durable, à l’égalité homme-femme etc.). Les professeurs de SES, dans leur immense majorité favorables au libéralisme culturel, sont appuyés dans leur démarche par l’association qui les représente : l’APSES (association des professeurs de SES qui regroupe un tiers du corps enseignant en SES). Pratiquement depuis la création de la discipline (l’association est née en 1971), les prises de position de l’APSES apparaissent clairement contre-productives à la fois pour les élèves et pour la discipline : défense de l’innovation pédagogique, critiques récurrentes de « l’encyclopédisme » des programmes, défense d’une entrée par les objets (le chômage, l’entreprise…) et non par les problèmes, etc. Plus grave, elle n’hésite pas à « politiser » les SES en assimilant par exemple l’enseignement de la microéconomie au lycée à de la propagande néolibérale. Cette « gauchisation » des sciences économiques et sociales de la part de l’association censée les défendre fait bien entendu le jeu du patronat et des libéraux sur le plan économique et discrédite totalement une discipline déjà maintes fois menacée de disparition. Ce débat qui agite les SES depuis 50 ans mériterait à lui seul un article.

16 – A. Chevarin (2017), « Écoles privées hors contrat contre l’école publique », https://www.questionsdeclasses.org/spip.php?page=forum&id_article=4294

17 – Approche préconisées entre autres par l’OCDE et la Commission européenne.
– [NdE] voir sur ce site « OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine » par Fatiha Boudjahlat. On consultera aussi « Comment ruiner l’école publique. La leçon des néo-libéraux » par Marie Perret et « Les risques calculés du néo-libéralisme » par C. Kintzler.

18 – F. Jarraud (2015), « L’échec de la réforme éducative suédoise : Une leçon pour Paris ? », http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/05/05052015Article635664068906387108.aspx

19 – A. Beitone (2017), « Jean-Michel Blanquer, une politique scolaire et de droite et de droite », https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article260

© Sébastien Duffort, Nation et République sociale, Mezetulle, 2019.

Programme « Humanités, Littérature et Philosophie » : Jean-Michel Blanquer digne héritier de ses prédécesseurs

Où est passé l’enseignement de la philosophie ?

La nouvelle matière HLP – Humanités, Littérature et Philosophie –, qui n’est pas une discipline, a nécessairement donné lieu à un programme improbable, un fourre-tout, où la spécificité de l’enseignement philosophique français est remise en cause.  Ses auteurs ont beau s’en défendre, ce n’est que de la culture générale au plus mauvais sens. Mais que pouvaient-ils faire d’autre une fois cette pseudo-discipline imposée?

Le renouvellement d’un programme de philosophie donne toujours lieu à des discussions qui seraient sans fin si personne n’était habilité à trancher. Je ne discuterai pas à mon tour le programme proposé pour la nouvelle « discipline » dite Humanités, Littérature et Philosophie1.

Je pose seulement une question : de quel droit une commission peut-elle non pas renouveler un programme de philosophie, mais proposer une nouvelle discipline qui ne correspond à aucune discipline universitaire, avec un programme qui remet en question tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique dans le second degré et en classe préparatoire, enseignement spécifique qui, comme l’a dit le ministre, fait (ou faisait !) l’originalité du secondaire français. Je conçois qu’un pouvoir politique ait le droit, si l’élection l’en a chargé, de réformer les lycées et d’y changer les disciplines enseignées. D’autant que l’état des lieux est tel que le statu quo ne peut être défendu. Mais prétendre comme Jean-Michel Blanquer que la philosophie est la discipline la plus privilégiée par la nouvelle réforme, alors que le programme en question la remet fondamentalement en question, c’est mentir. Ce n’est pas un programme de philosophie. Qu’au moins on le dise ! Qu’on avoue qu’on veut aligner l’école française sur ce qui se fait ailleurs (ou ce qu’on croit qui se fait ailleurs). Une fois cette HLP conçue (mais par qui ?) et imposée, on ne voit pas comment une commission, même composée de professeurs de philosophie compétents, aurait pu ne serait-ce que sauver les meubles.

Je suis en outre fort gêné de devoir faire la critique du programme HLP. D’une part il y a longtemps que je n’ai pas enseigné la philosophie en classe terminale et je n’ai rien à imposer à mes collègues en exercice. D’autre part il s’agit d’une discipline nouvelle – si discipline il y a – et non pas de philosophie, et je ne peux donc qu’avouer mon incompétence

J’ai déjà dit ce que je pense de ce méli-mélo qui fait disparaître la spécificité des disciplines2. Je pourrais ajouter qu’enfin on aura un enseignement défini par un sigle, HLP, comme SVT, et qu’il faut absolument renoncer à parler la langue commune.

Depuis le XIXe siècle, le programme de philosophie a été de nombreuses fois renouvelé. Mais l’esprit de l’enseignement philosophique continue de correspondre dans les classes des lycées à ce qu’écrivait Lachelier en 18893 :

« Il n’est pas inutile à des élèves, surtout au terme de leurs études, de voir leur professeur penser en quelque sorte devant eux et de s’exercer à penser eux-mêmes avec lui. Il leur est plus utile encore de sentir qu’il ne leur dit que ce qui lui paraît vrai et qu’ils n’auront à répéter que ce dont ils seront persuadés eux-mêmes. Nos classes de philosophie sont avant tout aujourd’hui […] une école de sincérité ».

Les auteurs du nouveau programme ont beau dire que le professeur sera libre, on ne voit pas comment traiter librement un programme aussi directif et aussi riche, qui justement est si riche que chacun y trouvera des auteurs qu’il n’a pas lus mais aussi n’y trouvera pas ceux qu’il lit, parce que cette richesse est nécessairement relative et les choix arbitraires. J’imagine le désarroi d’élèves devant cet inventaire de tout ce qui constitue l’histoire de la culture depuis plus de deux mille ans. On ne s’étonnera pas de quelques oublis majeurs puisque ce ne peut être qu’un survol de l’histoire universelle de l’esprit humain : la Bible n’y figure pas, sauf erreur de ma part. Et je ne vois pas comment la liberté dont parle Lachelier peut être pratiquée s’il faut – car c’est imposé – travailler en collaboration avec un collègue de lettres. Cela dit sans aucun mépris pour ces collègues qui eux aussi doivent revendiquer leur liberté, et, par exemple, préférer parler de la poésie plutôt que du pouvoir de la parole, montrer qu’une œuvre littéraire a un contenu de signification irréductible à tout pouvoir et une beauté irréductible à ce que le programme appelle la séduction de la parole.

Un seul exemple donc : la parole. Le professeur n’est pas invité à mener une réflexion philosophique sur la parole, par exemple sur le rapport de la parole et de la pensée, sur le problème de l’origine des langues, sur la parole et l’écriture, sur la double articulation, sur la diversité des langues, sur la poésie et les métaphores, sur le sens, bref sur tout ce qu’en philosophie on pouvait envisager en la matière : non, il doit réfléchir sur le pouvoir de la parole.

Voici le programme : Classe de première, premier semestre : Les pouvoirs de la parole (la parole, ses pouvoirs, ses fonctions et ses usages. Période de référence : Antiquité, Moyen Âge. De l’Antiquité à l’Âge classique. Le tout divisé en trois comme il convient : l’art de la parole, l’autorité de la parole, les séductions de la parole.

On me dira que ce n’est pas imposer le point de vue des sophistes sur la question puisqu’on peut dénoncer ce pouvoir au lieu d’en faire l’apologie et faire lire le Gorgias. Mais enfin la nature de la parole se réduit-elle à la rhétorique entendue comme exercice d’un pouvoir ? J’avoue que ce que j’ai pu enseigner sur la parole pendant toute ma carrière ne peut pas entrer dans un tel programme4.

Mais je me trompe sur le sens de ce programme parce que je fais comme si c’était un programme de philosophie, ce qui n’est pas le cas. Ainsi tout est dit dans la lettre adressée par Denis Kambouchner et Arnaud Macé (les deux responsables de la commission chargée de ce programme) aux professeurs qui s’en prennent à ce programme. Les deux rédacteurs de cette lettre ont certes raison de ne pas prendre au sérieux les attaques de ceux qui les accusent d’être les suppôts du libéralisme économique. Il convient en effet de considérer seulement le contenu de leur réponse, sans préjuger de leurs options politiques. On peut donc lire :

(1) Exclure toute division en deux programmes indépendants, dont la distinction aurait ôté son sens au projet même de cette spécialité ; en conséquence, choisir des objets communs aux deux disciplines, prêtant à des approches différentes à mettre en œuvre sur la base d’une stricte parité, parité dont devraient également relever les épreuves d’examen ou de fin d’année.

Se trouve exclue par la demande ministérielle la division du programme en deux programmes indépendants. Donc il est bien entendu qu’il n’y aura pas un cours de philosophie (ni un cours de lettres), mais qu’un professeur de philosophie sera chargé d’enseigner une autre discipline que la sienne, la moitié de la nouvelle HLP, où le mot philosophie ne désigne ni un contenu spécifiquement philosophique, ni une méthode philosophique, mais la présence de la philosophie dans la culture et dans l’histoire. Et cela a-t-il un sens de proposer un enseignement de la philosophie qui est fondé sur la reconnaissance d’objets communs avec une autre discipline5 ? En outre on ne voit pas comment dans ces conditions il pourra y avoir vraiment une division des cours et des épreuves d’examen, comme on nous le promet, sans doute à la suite des protestations provoquées par l’annonce de la création de cette nouvelle discipline.

Le second point est encore plus parlant ; je cite :

(2) Garantir le caractère attractif de cette spécialité par le choix de thèmes particulièrement « parlants », aussi bien auprès des élèves que des professeurs (le pouvoir des mots, l’homme et l’animal, la question du moi…).

On avait cru que le nouveau ministre nous délivrerait enfin du pédagogisme et que l’enseignement pourrait se fonder sur un contenu scientifique et non pas sur les motivations supposées des élèves. Les motivations qui déterminent ce programme sont manifestement celles d’universitaires ou de médias, et non celles des élèves. Mais il suffit qu’on cherche à plaire pour se méprendre sur l’attente des élèves : ils veulent qu’on les instruise et non pas qu’on les flatte. J’ai beau avoir quitté les terminales depuis longtemps, j’ai tout de même fréquenté des élèves et dû parfois même les aider à apprendre un peu de philosophie : je puis garantir que ce programme ne leur dira strictement rien, mais qu’un enseignement fondé sur des notions (la parole est une notion, le pouvoir de la parole est une thématisation à la fois directive et restrictive) comblerait leur attente, et cette attente ne se révélera que par cet enseignement.

La philosophie réduite inévitablement dans une telle discipline, HLP, à n’être qu’un élément de la culture, et la culture elle-même n’étant alors que ce qu’à un moment donné de son histoire et en un lieu donné on croit que croient les hommes, la voilà réduite à examiner les diverses « représentations du monde » («  les diverses manières de se représenter le monde et de comprendre les sociétés  humaines »). Il serait sans doute tenu pour fou de prétendre proposer à une classe une cosmologie rationnelle et de la métaphysique, et même d’y enseigner que la philosophie n’est pas là pour proposer une vision du monde. Quand il est dit que le nouveau programme n’est pas un programme d’histoire des idées, c’est pure dénégation.

Ce n’est pas tant ce programme qui est contestable que l’idée même d’interdisciplinarité dont il s’inspire : c’était donc faire preuve de naïveté que croire que la politique du nouveau ministre n’irait pas dans le même sens que celle de ses prédécesseurs.

Notes

3 – Jules Lachelier, Rapport sur l’enseignement de la philosophie, 1889, repris dans Corpus, revue de philosophie, n° 24-25-Lachelier, 1994, p. 191-194.

4 – Les auteurs du programme ignorent-ils que beaucoup d’élèves de classe de première ne maîtrisent pas l’écrit ni la langue parlée ? Est-il opportun, pour leur donner accès aux Humanités, de commencer par les mettre en garde contre le pouvoir et la séduction de la parole avant de leur en montrer le fonctionnement et les vertus ?

5 – Non que de tels objets n’existent pas, ni qu’ils ne puissent avoir une place dans divers enseignements. Mais leur présence n’y a aucun sens s’ils ne sont pas construits par une démarche raisonnée au sein d’une discipline constituée capable d’en produire un éclairage distinct. Ainsi les professeurs de philosophie « rencontraient » et pouvaient travailler sur les objets de la physique classique (mettons, par exemple, la loi de la chute des corps) et ils étaient amenés à les éclairer au sein d’un cours organisé de philosophie des sciences : non pour enseigner la physique, mais pour exposer comment la science moderne s’est édifiée, ce qui la distingue de la physique aristotélicienne, quels principes elle suppose, etc. On notera au passage que le programme HLP écarte délibérément la philosophie des sciences : on voit bien qu’on n’y sollicite la collection d’objets communs que pour se conformer à une idée préconçue de la « culture » et que du même coup on exclut nombre d’autres « objets communs » qui ne conviennent pas à cette idée ! On s’appuie sur ce qui est « commun » pour évacuer ce qui est spécifique au sein même de ce qui est « commun ». Mais pouvait-il en être autrement une fois le mélange HLP imposé ?

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2019.

« Entre les murs », ou l’antre de la folie. L’école et la « vraie vie »

Mezetulle republie un texte que Marie Perret a écrit en 20081 sur le film de Laurent Cantet Entre les murs (Palme d’or 2008 à Cannes). Y est mis en évidence le dispositif cauchemardesque d’une école qui, loin de mettre en son centre l’émancipation par l’instruction, se glorifie ad nauseam de ressembler à la « vie réelle » et fait obstacle à l’enseignement. C’est un monde obscène et féroce dans lequel il est devenu impossible d’instruire les élèves et où il s’agit de rééduquer ceux qui sont supposés instruire : non seulement le professeur ne peut rien expliquer, mais il est sommé de s’expliquer. Nous en avons aujourd’hui les aveuglants et sinistres effets sous les yeux : l’école est devenue un « reflet du réel », la dualité topique qui en permet le fonctionnement est constamment niée. Pour en refaire un espace d’émancipation, il faut d’abord consentir à une opération de soustraction : pour penser, on doit chercher l’abri et le recueillement d’une clairière et fuir l’enfermement « entre les murs » du tourbillon social.

Le film Entre les murs ne démontre rien. Il ne sert aucune thèse. Mais on ne saurait dire non plus que ses auteurs se sont contentés de faire un constat. Entre les murs n’est pas un film documentaire, il est bien une œuvre de fiction. Le film déjoue par conséquent deux attentes. Dans ce qu’on présente désormais comme la querelle des « pédagogistes » et des « anti-pédagogistes » (supposée être une nouvelle version de l’éternelle querelle des anciens contre les modernes), Entre les murs ne prend pas parti. Chacun pourra donc le tirer dans le sens qui lui plaira. Mais ceux qui sont curieux de savoir ce qui se passe vraiment dans une salle de classe seront tout aussi déçus : ce film est bien une œuvre scénarisée dans laquelle les acteurs jouent un rôle. Ni film engagé, ni documentaire, Entre les murs s’apparente plutôt à un dispositif cachemardesque. On en sort comme on se réveille d’un rêve particulièrement pénible, avec l’impression d’avoir vécu des évènements éprouvants mais aussi avec un sentiment de soulagement. En sortant du cinéma après plus de deux heures de projection, le spectateur respire.

Il est une situation caractéristique du cauchemar : le rêveur a l’intention d’accomplir une action, mais il en est constamment empêché. Ressort comique dans la scène des fâcheux, le motif de l’empêchement suscite chez le spectateur d’Entre les murs un profond malaise. Tout se passe comme si François, le jeune professeur de français qui enseigne dans le collège Françoise Dolto, était systématiquement détourné de son projet initial et obligé de différer sans cesse le moment où il est supposé faire ce pour quoi il est là : instruire les élèves.

Deux scènes sont particulièrement symptomatiques. Dans la première, le professeur veut faire comprendre aux élèves le sens de mot « succulent » : plutôt que d’en donner la définition et d’en faire l’analyse sémantique (ce qui serait sans doute trop simple), il écrit une phrase au tableau à partir de laquelle les élèves sont censés reconstituer le sens de l’adjectif. C’est alors qu’une élève prend le professeur à partie en lui demandant de s’expliquer sur le choix du nom « Bill », sujet de la phrase. On s’indigne, on s’invective, on évoque l’origine des noms et l’odeur du cheeseburger. Quant à la définition du mot « succulent », elle est tout simplement passée à la trappe. Un peu plus tard dans le film, le professeur cherche à expliquer la règle du subjonctif imparfait. À ce sujet, les élèves ont beaucoup de choses à dire : ils savent, eux, que ce n’est pas comme cela qu’on parle dans la vraie vie, que seuls les homosexuels s’expriment ainsi et qu’apprendre tout cela ne sert pas à grand-chose.

Dans ces deux scènes, la structure est la même : les élèves font diversion en attirant l’attention du professeur sur une question parfaitement secondaire et contingente. L’objet de l’instruction se transforme alors en objet de débat. Très vite, le professeur perd la classe : il est incapable de produire la parole pleine – celle qui, par exemple, viendrait délivrer un savoir – et d’interrompre ainsi la logorrhée ambiante. Le dernier mot revient toujours à l’opinion, voire au préjugé.

Dans ce monde cauchemardesque, on en revient par conséquent toujours au même point. La structure qui domine est celle de la répétition. La fin du cours coïncide avec son point de départ : les élèves n’ont renoncé à aucune opinion, ils n’ont été délivrés d’aucune ignorance. Il n’est pas étonnant que pour certains d’entre eux, la fin de l’année scolaire coïncide strictement avec le début : ils n’ont tout bonnement rien appris. Pire : non seulement le professeur ne peut rien expliquer, mais il est sommé de s’expliquer. Car il faut bien l’avouer : ces collégiens ressemblent davantage à des Khmers rouges qu’à des élèves. Quand ils ne demandent pas au professeur de faire son autocritique, ils lui enjoignent de rendre compte publiquement de ses choix sexuels. Le spectateur est face à un monde obscène et féroce dans lequel il est devenu impossible d’instruire les élèves et où il s’agit de rééduquer ceux qui sont supposés instruire.

L’école de la diversion supplante l’école du détour. Il n’y a pas d’instruction sans un détour par l’étranger. Par la confrontation aux savoirs qui opèrent en fonction de leur propre nécessité et qui doivent, pour être compris, cesser d’apparaître comme évidents. Par la confrontation aux œuvres qui sont produites par des pensées singulières. Le seul moment où la classe est vraiment silencieuse, c’est lorsqu’une élève lit un extrait du Journal d’Anne Frank. C’est aussi le seul moment où le professeur fait aux élèves le luxe d’un détour sinon par la littérature, du moins par l’histoire. Mais la lecture du Journal d’Anne Frank n’a d’autre finalité que d’inciter les élèves à faire leur autoportrait. Outre que cette ingérence dans l’intimité des élèves est au fond tout aussi féroce que celle des élèves dans l’intimité de la vie sexuelle de François, elle les reconduit à ce qu’ils ne sont que trop. Il ne s’agissait que d’instrumentaliser une oeuvre et de tendre aux élèves un miroir. Qu’aucun élève ne se divise, qu’aucun élève ne se décentre, que personne n’oublie son Moi. Telle semble être l’affligeante devise de cette « école » qui en nie le concept puisqu’elle n’instruit pas. C’est finalement Esméralda qui infligera au professeur la leçon que son collègue d’histoire, qui s’étonnait pourtant qu’on ne lise plus en quatrième les contes de Voltaire, n’avait osé lui infliger : si elle n’a rien retenu de son année de quatrième, elle aura au moins découvert grâce à sa sœur étudiante en droit un livre dépaysant, à savoir La République de Platon.

Devant cet affligeant spectacle, on est pris d’un sentiment de nausée : d’une espèce de mal de mer, d’abord, devant ce professeur incapable de gouverner sa classe, qui est semblable au bateau ivre ballotté par les flots ; d’une espèce de dégoût, aussi, devant ces enseignants que l’on traite comme des chiens, qui ont perdu toute estime d’eux-mêmes, qui finissent par parler comme ces « jeunes » et qui ont renoncé à instruire.

Mais le sentiment de nausée finit par faire place à un sentiment d’horreur. Ce qu’il y a d’horrible, c’est que, de cette « école », on ne sort jamais. Aussi l’école d’Entre les murs n’est-elle pas une école à proprement parler : elle est un espace qui prend tout le monde au piège.

On dénonçait jadis l’école comme un lieu d’enfermement. Mais le collège Françoise Dolto n’est pas une caserne, il est pire que cela : il est un lieu indiscernable de la vie, du monde réel. Le monde du collège n’est pas une prison : c’est un espace sans extériorité.

Entre les murs nous fait comprendre a contrario quelle est la condition minimale pour que l’école soit possible. L’école ne peut exister sans une dualité topique. Elle doit être constituée comme un espace soustrait de la réalité, de la société, de la vie. Loin d’être mortifère, cette soustraction rend l’instruction possible : une parole va pouvoir se détacher du bruit ; l’ordre des savoirs va pouvoir succéder au désordre des opinions ; la raison va pouvoir conjurer la violence des passions. Mais cette soustraction est aussi la seule garantie possible contre la férocité de la psychologie : la relation entre le professeur et les élèves n’est pas une relation duelle et affective. C’est une relation qui est symbolique et médiatisée par les savoirs, ce qui suppose que chacun ignore les particularismes de l’autre. Cette soustraction rend, enfin, l’extériorité possible : il y a un moment où l’école est finie, où l’on sort des murs pour retrouver la « vraie vie ».

Alain souligne que cette dualité topique n’existe qui si l’école s’autorise de la fiction2. Les élèves ne doivent pas s’y comporter comme ils se comportent ailleurs. On peut s’autoriser une « pensée de jeu, qui choisit et limite ses problèmes ». L’erreur y trouve sa place, et elle compte pour rien.

Le monde d’Entre les murs ne garantit plus cette dualité topique qui ne peut exister sans la présence d’un Tiers, d’une institution forte. L’institution, dans le film de Laurent Cantet, n’est plus assez forte pour protéger l’espace scolaire. Du coup, l’école et la réalité finissent par devenir indiscernables. Les collégiens s’y comportent comme ils se comportent dans leur quartier. Les règles ne sont pas appliquées sous prétexte que la sanction pourrait avoir des conséquences réelles sur la vie de l’adolescent dont chacun reconnaît pourtant la gravité du comportement. Il ne s’agit pas de se conformer à des règles de politesse mais d’être vraiment sincère. Au lieu d’imposer aux élèves des exercices scolaires, on leur adresse une demande d’authenticité.

En sortant de la projection d’Entre les murs, on songe moins à Zéro de conduite de Jean Vigo qu’à l’Antre de la folie de John Carpenter. John Trent devient fou lorsqu’il comprend que ce qu’il vit, c’est le roman de Sutter Cane. La coupure entre fiction et réalité étant abolie, il n’existe plus aucun espace (aucun antre) dans lequel il pourrait se réfugier pour se protéger de la réalité, sinon la folie. Le film de John Carpenter comprend un moment de pure horreur lorsque l’on voit John Trent, qui veut fuir la ville où réside Sutter Cane, revenir toujours au même point. L’horreur, c’est peut-être précisément cela : ne pas pouvoir en sortir, être prisonnier d’un monde qui est sans extériorité. Pendant la séance d’Entre les murs, j’ai entendu un jeune spectateur qui était assis non loin de moi murmurer à plusieurs reprises : « mais pourquoi il ne le sort pas, cet abruti ? ». Il est vrai que l’on peut s’étonner de l’endurance de François. Mais il est vrai aussi que le système qui est montré est fait de telle sorte qu’aucun élève n’est jamais exclu. C’est d’ailleurs ce que François dit à une élève qui s’inquiète de ce que Souleymane va devenir : même s’il est exclu, il sera réintégré dans un autre collège. Décidément, on n’en sort jamais. Et personne ne s’en sort.

© Marie Perret, UFAL-Infos, Mezetulle 2008 et 2018.

[ Mezetulle suggère de lire aussi la critique du film La Journée de la jupe par Tristan Béal, toujours en ligne sur le site d’archives « L’école infâme (La Journée de la jupe)« ]

1 – Publié initialement sur le site de l’UFAL et repris par Mezetulle (toujours en ligne sur le site d’archives).

2 – Alain, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, 2005, p 25.

Les pédagogies innovantes : heurts et malheurs

Sébastien Duffort1 part du constat douloureux connu de tous au sujet de l’état du système éducatif français : non seulement le niveau baisse2, mais les inégalités d’accès au savoir se creusent. Pour l’expliquer, on met souvent en avant, à juste titre, le manque de moyens (classes surchargées, suppression de la formation continue des enseignants, jeunes enseignants inexpérimentés envoyés en REP3), l’absence de mixité sociale à l’école et l’émergence de véritables « ghettos » scolaires.
Mais ces arguments omettent un point central pourtant soulevé depuis longtemps par les sciences de l’éducation : les dispositifs pédagogiques mis en œuvre dans la classe affectent considérablement et le niveau des élèves et les inégalités face aux apprentissages. On peut alors s’interroger sur la responsabilité de ceux qu’une doxa pédagogique a privilégiés depuis la fin des années 60.

Introduction

Les pédagogies dites « innovantes » sont plus que jamais à la mode et dans l’air du temps. Depuis de nombreuses années maintenant, on voit se profiler tout un florilège de pratiques pédagogiques toutes plus « novatrices » les unes que les autres : pédagogie inductive, interdisciplinarité, activités de découverte, utilisation du numérique, débat en classe, « éducation à » et, évidemment, la désormais sacro-sainte pédagogie inversée. Si elles diffèrent bien sûr dans leur contenu et leur mise en œuvre, elles participent toutes d’une même idéologie : critique de la pédagogie transmissive dite « frontale », critique du cours magistral, critique de l’abstraction, critique des savoirs académiques, critique des théories, critique des disciplines et de leur cloisonnement. Ces innovations pédagogiques sont les enfants chéris d’une puissante doxa éducative à l’œuvre depuis la rénovation pédagogique initiée à la fin des années 60. Inspections, organisations internationales (OCDE, UNESCO, Commission européenne, etc.), syndicats, associations professionnelles : les injonctions à l’innovation pédagogique viennent de partout, y compris du plus haut sommet de l’État4. Quiconque tente de résister à cette doxa est aussitôt qualifié d’élitiste réactionnaire nostalgique de l’uniforme et de l’hymne national. Pourtant, on dispose désormais de nombreux et solides travaux qui critiquent vigoureusement ces nouveaux dispositifs. Et effectivement, parce qu’elles sont à l’origine d’un triple processus d’invisibilisation, de dépréciation, et d’externalisation du savoir, les « pédagogies innovantes » accentuent considérablement les inégalités d’apprentissages. D’autant plus qu’elles sont idéologiquement liées à la recherche d’une plus grande marchandisation du système éducatif et donc du savoir.

Le savoir invisibilisé et relégué

On sait depuis B. Bernstein qu’il existe deux grands idéaux-types de pédagogie5. La pédagogie dite « visible » est caractérisée par un séquençage explicite des activités des élèves, une forte classification entre savoirs d’expérience et savoirs savants, une étanche distinction entre énoncés scientifiques et discours de sens commun. Les objectifs en termes de savoirs étant clairement explicités, l’élève peut alors facilement anticiper les critères sur lesquels il sera évalué. Cette pédagogie s’accompagne naturellement d’une supériorité hiérarchique de l’enseignant. Paradoxe : même si « tous les résultats sont convergents, ce sont les pédagogies qui définissent le plus explicitement les savoirs pertinents, et qui font connaître le plus explicitement les performances attendues de l’élève qui permettent aux enfants des classes défavorisées de réussir »6, ce type de dispositif est aujourd’hui très clairement relégué et ringardisé par la doxa éducative. C’est alors une pédagogie qualifiée par Bernstein d’« invisible » qui s’est imposée pour être aujourd’hui largement dominante voire normative chez les enseignants7. La transmission des savoirs savants est reléguée au second plan (quand elle n’est pas inexistante), le cadrage des activités est lâche, la distinction fondamentale entre concepts scientifiques et prénotions n’est pas clairement établie, les consignes restent implicites, l’élève ne sait pas sur quoi il sera évalué. Et fort logiquement, l’enseignant devient alors un accompagnateur, un facilitateur, un collaborateur. Le face-à-face laisse place au côte-à-côte. La transmission des savoirs fondamentaux peu à peu s’efface au profit de l’animation socio-culturelle. Malheureusement, on sait aujourd’hui que ce type de pédagogie, qui repose pourtant sur des principes louables et respectables (remise en cause de l’indigeste cours magistral, pédagogie moins directive et autoritaire, élève acteur de son savoir, épanouissement de l’enfant via une approche plus « concrète » des problèmes…), contribue en réalité à accentuer les inégalités d’accès au savoir. Et effectivement, en accordant une place significative aux tâches et compétences à réaliser, et en rendant les exigences conceptuelles implicites, les pédagogies invisibles sont à l’origine de malentendus sociocognitifs entre l’enseignant et les élèves issus des catégories populaires qui ont moins d’affinités avec l’institution scolaire8. Ces derniers, faiblement dotés en capital culturel (au sens de Bourdieu), ne perçoivent pas dans ce contexte les enjeux cognitifs qui sont en jeu. Ils s’engagent dans une activité mais sans qu’aucune appropriation des savoirs ne vienne valider leur travail9.

Les élèves provenant de milieux aisés, quant à eux, fortement dotés en ressources culturelles extérieures à l’école, et dont la culture d’origine est proche de la culture scolaire, opéreront sans difficulté les sauts cognitifs attendus par l’enseignant.

La doxa éducative à l’œuvre depuis 30 ans ne se contente pas d’invisibiliser et de reléguer le savoir dans la classe. Elle opère également en dehors. La formation initiale (par les ESPE) et continue (via le PAF) des enseignants est désormais infestée de modules dits « transversaux » : tenue de classe, utilisation du numérique et du cahier de textes, gestion des conflits, pédagogie différenciée, déontologie de l’enseignant, éducation au développement durable, mise en commun d’expériences individuelles, etc. La maîtrise des contenus disciplinaires, seule à même de renforcer la légitimité et la crédibilité des enseignants, est jetée aux oubliettes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces formations rencontrent auprès des enseignants un succès mitigé. De nombreux professeurs stagiaires repartent scandalisés de la mascarade à laquelle ils ont assisté. Ces derniers, souvent submergés de travail, sont d’abord et avant tout en attente de contenus disciplinaires et didactiques, de séquences de cours « clés en main » qui leur permettront de faire face aux nombreuses et légitimes interrogations des élèves. La formation aux aspects professionnels de l’enseignement (notamment la maîtrise des textes officiels) est bien sûr nécessaire à l’exercice du métier, à condition qu’elle ne relègue pas savoirs et contenus disciplinaires au second plan10.

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de voir un certain nombre de représentants de la doxa éducative s’insurger contre les exigences académiques élevées des jurys de concours de recrutement des enseignants. Ce sont les mêmes qui réclament que les jurys de concours soient désormais composés de chefs d’établissements et de psychologues scolaires. Au mieux, ils préconisent un concours davantage centré sur les « compétences transversales » de l’enseignant (gestion de classe, usage des TICE, élèves à profils particuliers), ce qui au passage est déjà le cas depuis la réforme Darcos, au pire ils réclament la suppression pure et simple du concours. Il est pourtant stérile d’opposer compétences professionnelles et connaissances académiques ; au contraire les deux doivent pouvoir s’articuler efficacement dans le cadre de la formation initiale et continue des enseignants.

Le savoir ludifié et déprécié

L’innovation pédagogique initiée à la fin des années 60 est intimement liée à l’idée selon laquelle les élèves issus des catégories populaires seraient par définition non seulement inaptes à entrer dans la culture écrite, dans le genre second (celui qui s’écarte du sens commun), dans l’abstraction, mais qu’en plus ils auraient une appétence pour le savoir plus faible que ceux provenant des milieux favorisés. C’est sur la base de ce diagnostic erroné11 que l’on va assister à une véritable institutionnalisation du « paradigme déficitariste » (selon l’expression de Jean Pierre Terrail12) : puisque certains élèves sont dans l’incapacité sociale ou culturelle d’accéder au savoir abstrait, il faut alors mettre en œuvre une pédagogie de l’adaptation au manque en « ludifiant » les apprentissages. On retrouve ici la même critique du « carcan disciplinaire » jugé trop abstrait, au profit d’enseignements plus concrets, plus proches des élèves. Plus « fun » et « branchés ». Il s’agit en effet d’accroître la motivation des élèves en les faisant « travailler » sur des objets qui susciteront chez eux une charge émotionnelle positive.

Les désormais tristement célèbres « phases de découverte » en sont une illustration idéal-typique. Elles consistent en une sorte de détour  pédagogique, précédant le cours et les exercices, dans lequel l’enseignant invite l’élève à s’approprier la logique du savoir de façon autonome. En sciences économiques et sociales ou en histoire-géographie on va par exemple faire travailler les élèves sur un document iconographique. Or plusieurs problèmes récurrents sont soulevés par les chercheurs. D’une part ces activités de découverte tendent de plus en plus à occuper la quasi-totalité des séquences d’enseignement, se substituant ainsi à une réelle appropriation des savoirs (J.P Terrail parle à ce propos de détour pédagogique « envahissant »). Deuxièmement, elles ne mènent en réalité la plupart du temps à aucune réelle activité cognitive d’appropriation du savoir ou de conceptualisation. On étudie en SES une photo de Joakim Noah ou de Thomas Dutronc13 pour elle-même, sans nécessairement évoquer les concepts de socialisation différentielle ou de reproduction sociale. La phase de découverte devient une fin en soi. Pire encore, pourtant censées amener l’élève à adopter une posture de chercheur en se questionnant sur le cheminement intellectuel vers la connaissance, les activités de découverte peuvent même faire obstacle au savoir visé14. La mise en scène ludique a ainsi pour conséquence d’opérer une fracture très nette entre les élèves fortement dotés en capital culturel qui auront compris l’enjeu cognitif de l’activité (l’appropriation d’un savoir abstrait) et ceux issus de milieux populaires qui, en se focalisant sur la tâche, sur la situation, ne s’engageront pas dans une véritable activité intellectuelle. Conséquence d’autant plus injuste que ces derniers auront réalisé le travail demandé en appliquant la consigne d’un enseignant qui n’aura pas pris le soin, selon l’expression de B. Lahire, d’ « expliciter l’implicite »15. De telles pratiques inductives basées sur la découverte ou la résolution de problèmes peuvent s’avérer d’autant plus contre-productives qu’elles entraînent chez certains élèves des situations de surcharge cognitive (théorie de la surcharge cognitive, « Cognitive Load Theory »). Ces derniers doivent à la fois résoudre un problème et acquérir des connaissances. Leur mémoire de travail est alors mise en difficulté. Et encore une fois, parce qu’ils disposent de moins de connaissances accumulées sur le long terme, les élèves faibles seront inévitablement pénalisés par les pédagogies « actives ».

Le cours dialogué, voire le débat en classe, procèdent de cette même logique de ludification du savoir censée motiver les élèves (notamment les plus faibles). Dans le secondaire, les indications officielles demandent de plus en plus de « faire participer les élèves », notamment en partant de leurs expériences sociales. Problème : là aussi, le savoir est relégué au second plan. On fait participer les élèves… pour qu’ils participent. Certains jeunes enseignants de classes difficiles utilisent aussi ce dispositif pour acheter la paix sociale. Or les études de J. Deauvieau16 démontrent que cet « activisme langagier » conduit à un dangereux relativisme, source de nombreux malentendus d’apprentissages. Effectivement, la volonté première de « faire parler les élèves » avant tout débouche souvent sur une participation tous azimuts et sur des échanges langagiers dans lesquels savoirs d’expérience, jugements de valeur ou politiques, et savoirs scientifiques sont mis sur le même plan. Comme on le sait, une séance d’enseignement est particulièrement chronophage. Il est donc très difficile voire impossible pour l’enseignant de reprendre puis de faire reformuler chaque élève dont il aura jugé la prise de parole peu rigoureuse sur le plan conceptuel. 

Pour reprendre la terminologie d’E. Bautier17, les élèves n’entrent pas dans l’activité de « secondarisation », c’est-à-dire le passage du genre premier relevant de l’immédiateté et du spontané au genre second synonyme d’une authentique réflexion autour du langage et d’une décontextualisation de l’expérience immédiate. On le voit, l’approche ludique et « concrète » des apprentissages engendre au mieux des approximations conceptuelles (confusion entre taxes, impôts et cotisations sociales en SES par exemple), au pire une absence totale de conceptualisation qui en définitive pénalisera les élèves défavorisés qui auront pourtant accompli la tâche demandée par l’enseignant(e) (« j’ai participé monsieur / madame »). Les élèves des catégories supérieures disposent eux de ressources économiques et culturelles leur permettant de réaliser en dehors de l’école ce que l’enseignant n’a pas fait en classe. C’est donc bien l’absence de cadrage fort des activités et de classification nette entre savoirs d’expérience et savoirs scientifiques qui conduit au relativisme et participe ainsi à l’accroissement des inégalités de réussite scolaire. En pédagogie plus qu’ailleurs, le relativisme est bien « le créationnisme des progressistes » (R. McLiam Wilson).

Les pédagogies actives, fer de lance de l’innovation pédagogique, contribuent ainsi à la dépréciation du savoir. Sous la pression du patronat appuyé par l’OCDE18, la Commission européenne, et certains mouvements pédagogiques « progressistes », elles se substituent insidieusement au savoir disciplinaire. Là aussi on retrouve la même critique des disciplines, de l’encyclopédisme des programmes, de la transmission des savoirs. Le « savoir agir », le pilotage par les tâches, l’accent mis sur les activités de « l’apprenant » prennent le pas sur le savoir tout court. Dans ces conditions, il ne s’agit plus alors de former des futurs citoyens éclairés et émancipés par la rigueur du raisonnement scientifique, mais de créer de futurs salariés adaptés aux besoins du capitalisme mondialisé. Les premières cibles (et victimes) de ce paradigme utilitariste seront bien sûr les familles populaires, séduites et leurrées par ces compétences non cognitives mais dont les enfants sortiront du système éducatif finalement peu qualifiés… et donc facilement employables dans des petits jobs précaires et flexibles. Là encore, il est comique de constater, si ce n’était pas tragique, que le courant pédagogique « moderniste » qui s’auto-positionne volontiers à gauche, fait en réalité le jeu du patronat et du libéralisme économique. Et voilà pourquoi votre fille est muette.

Le savoir externalisé et marchandisé

Puisque le savoir (du moins ce qu’il en reste) est désormais invisible en classe, il faut donc aller le chercher ailleurs. Il faut bien, qu’on le veuille ou non, se conformer aux exigences de l’évaluation sommative qui elle reposera sur la maîtrise… des savoirs. Et fort logiquement, l’invisibilisation du savoir a pour corollaire son externalisation hors de l’école. Le raz-de-marée autour de la « classe inversée » (ou « pédagogie inversée ») illustre à merveille ce processus. Le principe est simple : l’élève découvre le cours à la maison, souvent sous forme numérique (capsules vidéo, diaporama, site internet…), et le temps en classe est alors mis à profit pour la résolution d’exercices et les questions des élèves. Là encore c’est toujours la même rengaine : il s’agit de critiquer la pédagogie traditionnelle, le cours magistral (alors que les vidéos en ligne sont exposées… magistralement…), la transmission « verticale » des savoirs académiques face à un élève qu’on prétend passif. L’unanimisme autour de la classe inversée est quasi messianique19. Les sites académiques regorgent désormais de capsules vidéo. Dans le cadre de la formation continue, les enseignants hérétiques sont sommés de s’y convertir sous peine d’être excommuniés. On ne dispose pourtant aujourd’hui d’aucune étude scientifique démontrant les bénéfices de ce dispositif en termes d’appropriation des savoirs et de réduction des inégalités d’apprentissage.

Au contraire, les articles qui critiquent vigoureusement (et rigoureusement) cette « innovation » pédagogique sont désormais légion sur internet20. On est bien en plein cœur de la doxa éducative : des injonctions dogmatiques qui vont de soi, imposées pour elles-mêmes sans aucune vigilance scientifique et épistémologique. Et pourtant, en prenant un minimum de distance critique nécessaire, on s’aperçoit que la pédagogie inversée non seulement ne permet pas aux élèves d’apprendre mieux, mais qu’elle comporte le risque, en externalisant l’accès au savoir en dehors de l’école, d’accentuer les inégalités au détriment des enfants sans ressources à l’extérieur de l’école. Plusieurs écueils peuvent être évoqués (on ne s’attardera pas ici sur les nombreuses erreurs conceptuelles qui polluent certaines capsules). D’une part, en faisant l’impasse sur les représentations des élèves qui font pourtant obstacle aux apprentissages, en omettant l’indispensable problématisation de la séquence de cours ainsi que la nécessaire mobilisation des prérequis, la pédagogie inversée place l’élève dans une réelle passivité cognitive qui empêche l’appropriation du savoir. On retrouve alors les habituels obstacles au savoir dressés par les pédagogies innovantes. En invisibilisant le savoir, l’inversion de la classe créée les conditions de malentendus cognitifs socialement situés : les enfants issus des catégories populaires qui n’ont pas les mêmes dispositions scolaires que ceux provenant de milieux aisés auront la sensation de s’être conformés aux attentes de l’institution en réalisant à la maison la tâche demandée par le professeur, mais sans avoir découvert pour autant l’objectif implicite (et pour cause : il est invisible) de la séance. Faute de réelle réflexion conceptuelle, ils auront toutes les peines du monde à recontextualiser le savoir lors de l’évaluation future. Enfin, en externalisant le savoir, ce dispositif pédagogique légitime et accroît l’individualisation des processus d’apprentissage : les élèves qui disposent de ressources extérieures à l’école percevront facilement les enjeux intellectuels invisibilisés par la vidéo et auront par conséquent tout le loisir d’approfondir les notions et mécanismes en classe. Les élèves d’origine populaire quant à eux devront se contenter d’exercices minimalistes en classe afin de revenir sur le contenu de la vidéo dont ils n’auront pas saisi les enjeux. On le voit, la pédagogie inversée incarne magnifiquement le triptyque invisibilisation / ludification / externalisation du savoir, source d’inégalités face aux apprentissages. Dans ce contexte, on oublie souvent l’essentiel : les besoins des élèves. Ils sont pourtant les premiers demandeurs d’un cours structuré, problématisé, qui met à mal leurs idées reçues et qui leur permet d’anticiper les exigences de l’évaluation. Confrontés aux malentendus que produisent les pédagogies innovantes, il n’est pas rare de voir émerger des revendications parfois vives de la part d’élèves qui ne voient pas où l’enseignant veut en venir, et qui réclament ouvertement le retour de la bonne vieille « synthèse de cours »21.

On est en définitive face à une double et cruelle ironie pour les thuriféraires des pédagogies innovantes : non seulement elles handicapent considérablement les élèves défavorisés (qu’elles sont censées aider), mais elles permettent aussi le retour en force du mal absolu : le cours magistral (qu’elles vouent aux gémonies).

Il existe aujourd’hui une alliance idéologique objective entre les libéraux des deux rives dont l’objectif à moyen terme est la marchandisation du savoir. Sous couvert de « progressisme » ou de « modernisme » ce sont en effet souvent les mêmes qui souhaitent à la fois l’autonomie (et donc la mise en concurrence) des établissements, le développement de projets éducatifs locaux et la généralisation de l’innovation pédagogique dans tout le système éducatif. Le débat sur l’école démontre plus que jamais à quel point libéraux économiques et libéraux culturels s’entendent comme larrons en foire22. Les premiers (historiquement plutôt situés à droite), se positionnent clairement pour une régulation marchande du système éducatif, sans qu’il soit nécessaire d’aller jusqu’à sa privatisation. Pour cela, les établissements doivent pouvoir proposer leur propre offre éducative, recruter eux-mêmes leur personnel, proposer des projets et contenus pédagogiques autonomes, spécifiques, alternatifs et décentralisés. Les seconds (socio-démocrates de gauche) ne jurent que par l’innovation pédagogique, l’horizontalité, l’interdisciplinarité et l’approche par compétences. Autonomie des établissements et innovation pédagogique apparaissent dans ces conditions parfaitement complémentaires car intrinsèquement liées sur le plan idéologique et politique. L’alliance entre l’IFRAP et Terra Nova. Le mariage entre Alain Madelin et François Dubet. Cette logique concurrentielle dérégulée produira de fortes inégalités à la fois entre établissements et entre élèves. Inégalités entre établissements car là où certains construiront des projets pédagogiques ambitieux (accès au savoir émancipateur, aptitude à la pensée abstraite, pédagogie résolument explicite), d’autres tireront leurs objectifs cognitifs à la baisse et proposeront des contenus alternatifs beaucoup moins exigeants23: approche par compétences, « éducations à »24, classe inversée, pédagogie invisible. Inégalités entre élèves car ceux issus de milieux favorisés, mieux informés, se dirigeront naturellement vers les établissements les plus ambitieux, là où ceux issus de milieux populaires soit seront leurrés par les projets où l’on privilégie le « concret », soit seront bien obligés de prendre ce qui reste : les établissements déficitaristes. Concurrence et régulation par le marché au détriment de l’égalité et de la démocratisation de l’accès au savoir. Entre-soi au détriment de la mixité sociale. Ce double processus pourra éventuellement être complété et renforcé par le déploiement sur tout le territoire des écoles privées hors contrat25. La boucle est bouclée.

Conclusion

« Oui, l’école peut contribuer dans son ordre propre à réduire les inégalités face à la culture scolaire en ne cédant pas aux charmes du spontanéisme, du romantisme, en s’efforçant d’expliciter l’implicite, et en réfléchissant à tout ce que cachent comme non-dits ou comme présupposés les demandes et injonctions scolaires les plus banales »26.

Le constat est implacable : les pédagogies innovantes ont échoué. Non seulement elles ne facilitent pas l’accès au savoir, mais elles lui font même bien souvent obstacle. Parce qu’elles confondent activités observables avec activités cognitives, elles ont donc bien, malgré elles, contribué à la baisse du niveau des élèves et au creusement des inégalités face aux apprentissages. Mais, pour des raisons idéologiques et politiques, leurs fidèles ne voient pas (ou font semblant de ne pas voir) les malentendus sociocognitifs qu’elles créent chez les élèves dont la culture d’origine est éloignée de la culture scolaire. Pire encore, on entend parfois que face aux échecs récurrents des pédagogies nouvelles il faut… développer et approfondir encore les pédagogies nouvelles27. Pour autant, il n’est pas question de revenir à un quelconque passé mythifié en remettant le cours magistral, source de passivité intellectuelle, au cœur du processus d’apprentissage28. Il apparaît urgent en revanche d’accroître le caractère explicite et visible des démarches innovantes dans le cadre d’un enseignement toujours plus structuré, progressif et guidé. C’est donc bien le rapport au savoir dans la classe qu’il faut réinterroger : classification entre savoirs scolaires et extrascolaires29, primat de l’enjeu cognitif sur la tâche à réaliser, pari sur l’éducabilité universelle entre tous les élèves. Face au dogme, cela suppose d’abord et avant tout qu’on puisse « dire ce que l’on voit » et « ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit » (Péguy). Dire et voir que faire ne signifie pas apprendre. Dire et voir que motiver ne signifie pas expliciter. Dire et voir que découvrir ne signifie pas s’approprier. Dire et voir qu’innover n’est pas démocratiser.

Annexe. Sigles employés

  • REP : Réseau d’éducation prioritaire
  • OCDE : Organisation de coopération et de développement économique
  • UNESCO : Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture
  • ESPE : Ecole supérieure du professorat et de l’éducation
  • PAF : Plan académique de formation des personnels
  • TICE : Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement
  • SES : Sciences économiques et sociales
  • IFRAP : Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques

Notes

1 – Professeur de Sciences économiques et sociales à Toulouse. Mouvement Républicain et Citoyen.

2 – «  Depuis 1995, le niveau baisse. La part d’élèves faibles et très faibles ne cesse d’augmenter. L’accumulation d’échecs scolaires en bas n’est aucunement compensée, au sommet, qui serait mieux formée et mieux étoffée ». C. Baudelot et C. Establet, « L’échec scolaire n’est pas une fatalité », in C. Ben Ayed (dir) : L’école démocratique. Vers un renoncement politique ?, Armand Colin, 2010.

3 – Réseau d’éducation prioritaire. Voir la liste des sigles en annexe.

4 – Emmanuel Macron dans La Voix du Nord le 12 janvier 2017 « Quand on est innovant sur le plan pédagogique, on est attractif », Jean-Michel Blanquer dans Le Monde le 20 mai 2017 « Mon message aux enseignants, c’est qu’il n’y a pas de chape de plomb : qu’ils se sentent libres, qu’ils innovent » 

5 – M. Bocquillon, A. Derobertmasure. « Étude comparative des programmes de français des réseaux catholiques de la fédération Wallonie-Bruxelles pour le premier degré de l’enseignement secondaire », Education comparée, 2014, p. 217-238.

6 – R. Establet, « La présence très actuelle de Basil Bernstein dans la sociologie française de l’éducation », in D. Frandji et Ph. Vitale, Actualité de Basil Bernstein. Savoir, pédagogie et société, 2008, p. 48.

7 – « Les « pédagogies invisibles », moins explicites que les « pédagogies visibles » dans leur façon de transmettre les critères et les classifications des objets et des cadres, reposent davantage sur une circulation interdisciplinaire des savoirs : les objets d’apprentissage, dans les tâches scolaires, sont moins nettement définis. Elles pénalisent davantage les élèves de milieux populaires dans leur accès aux savoirs. Or, comme chacun peut le remarquer, les pratiques enseignantes aujourd’hui dominantes relèvent d’une pédagogie invisible, quelle que soit la composition sociale des classes » B. Bernstein, Classe et pédagogies : visibles et invisibles, Paris : OCDE, 1975, cité par Bautier, « Le rôle des pratiques des maîtres dans les difficultés scolaires des élèves », 2006, p. 4.

8 – Jean-Yves Rochex, « La fabrication de l’inégalité scolaire : une approche bernsteinienne », in J.Y. Rochex et J. Crinon (dirs), La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement, PUR, Coll. Paidéia, 2011, p. 194. Voir aussi S. Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire : élèves en difficultés pédagogiques, La Dispute, 2007, Supports pédagogiques et inégalités scolaires, La Dispute, 2015.

9 – De nombreux travaux ont mis en évidence ces malentendus dans la classe : l’élève de primaire qui colle et découpe des papiers sur lesquels sont inscrits des mots pour fabriquer une phrase sans comprendre l’enjeu de lecture inhérent à la tâche exécutée ; l’élève de sixième qui colorie et apprend par cœur sa carte géographique sans être capable de remobiliser dans un autre contexte les concepts et symboles de cette carte ; l’élève de première qui répond aux questions du dossier documentaire en SES sans aucune appropriation conceptuelle etc. Dans les 3 cas, c’est l’absence de problématisation, d’explicitation des apprentissages et concepts visés qui crée le malentendu. Les élèves ont la sensation d’avoir travaillé mais en réalité n’apprennent rien.

10 – A. Beitone , « Céderons-nous aux vents mauvais ? » , http://www.skolo.org/2011/09/18/cederons-nous-aux-vents-mauvais/, 2011.

11 – Tous les élèves sont capables d’entrer dans l’abstraction (thèse de l’éducabilité universelle).

12 – J.P Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016, p. 54.

13 – Les manuels de SES sont truffés de photographies, mais aussi d’éléments hors programmes voire d’erreurs conceptuelles (distinction bien collectif / service collectif ; notion de rationnement etc.).

14 – J.P Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016, p. 33-34.

15 – Ce type de malentendu est décuplé par l’utilisation de tablettes numériques en classe qui accentue encore plus la ludification des apprentissages. La familiarité entre l’élève et l’outil informatique a de fortes chances de le détourner des enjeux cognitifs et des savoirs visés.

16 – J. Deauvieau, Enseigner dans le secondaire. Les nouveaux professeurs face aux difficultés du métier, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2009. Voir aussi Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, La Dispute, 2007.

17 – E. Bautier et R. Goigoux, « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », Revue française de pédagogie, n° 148, juillet, août, septembre 2004 p. 91. Voir aussi E. Bautier et P. Rayou, Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, PUF, 2013.

18 – [NdE] Je me permets de signaler à ce sujet l’article « Les risques calculés du néo-libéralisme » http://www.mezetulle.fr/les-risques-calcules-du-neo-liberalisme/

19 – Une publicité pour… la CASDEN va même jusqu’à en vanter les mérites : https://youtu.be/x3-xPqFzDBw

20 – A. Beitone et M. Osenda (2017), « La pédagogie inversée, une pédagogie archaïque », http://skhole.fr/la-pedagogie-inversee-une-pedagogie-archaique-par-alain-beitone-et-margaux-osenda ; C. Rodrigues (2015), « La pédagogie inversée en SES, une rhétorique réactionnaire », http://eloge-des-ses.com/wp-content/uploads/2016/05/P%C3%A9dagogie-invers%C3%A9e-juin-2015-Rodrigues.pdf ; P. Devin (2016), « Les leurres de la classe inversée », https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/130216/les-leurres-de-la-classe-inversee.

21 – En sciences économiques et sociales comme en histoire-géographie c’est souvent la correction des exercices sur documents qui fait office de cours.

22 – Sur les liens entre libéralisme économique et libéralisme culturel, on pourra se référer aux analyses de Jean-Claude Michéa (dont L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Climats, Champs-Flammarion, 2010). Voir ce rapport de Terra Nova de mai 2016 « Que doit-on apprendre à l’école ? Savoirs scolaires et politique éducative » http://tnova.fr/rapports/que-doit-on-apprendre-a-l-ecole-savoirs-scolaires-et-politique-educative , et sa critique par Alain Beitone en mars 2017 « Que doit-on apprendre à l’école ? Notes sur un rapport de Terra Nova », https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article252.

23 – « Les notes obtenues au bac français en fonction du type d’enseignant sont très suggestives. Chez les élèves de familles ouvrières, la proportion de notes médiocres est de 31% lorsque l’enseignant appartient au groupe des « modernistes » qui veulent adapter leurs élèves à leurs futurs emplois, et celui des « libertaires » qui s’intéressent surtout à l’épanouissement psychique et affectif de leurs élèves. Cette proportion tombe à 22% lorsque l’enseignant appartient à la catégorie des « élitistes » attachés à la qualité de leur enseignement, indiquant que l’ambition des contenus est toujours rentable, alors même qu’ici les enseignants se désintéressent de la façon dont les élèves faibles pourront suivre. Cette part n’est plus que de 11% pour les enseignants « démocrates » ceux qui visent la meilleure maîtrise de la langue écrite pour tous, et associent le souci des moyens à celui de la qualité des contenus », J.P Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016, p. 82 à 84.

24 – A. Beitone (2014), « Educations à… Ya basta ! » http://skhole.fr/educations-a-ya-basta-par-alain-beitone

25 – A. Chevarin (2017), « Ecoles privées hors contrat contre l’école publique », https://www.questionsdeclasses.org/spip.php?page=forum&id_article=4294

26 – Bernard Lahire, Communication au Colloque « Défendre et transformer l’école pour tous », octobre 1997.

27 – Cette habileté rhétorique est bien connue : le stalinisme ne fonctionne pas il faut donc améliorer et approfondir le stalinisme ; les politiques d’austérité ne fonctionnent pas il faut donc accentuer l’austérité ; l’intégration européenne ne fonctionne pas il faut donc aller vers plus de fédéralisme, etc.

28 – Sur le site Démocratisation scolaire, Olivier Mottint (« Faut-il renoncer aux pédagogies actives ? », 2018) explique de façon très percutante pourquoi il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article287

29 – M. Osenda et C. Rodrigues (2018), « Classification des savoirs et apprentissages en SES : quels enjeux pour l’école ? »,https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/contenus-associes-classification-des-savoirs-et apprentissages-en-ses-N-15621-24027.pdf

La réforme des lycées et le méli-mélo interdisciplinaire

L’école se juge à ce qu’on y apprend. Jean-Michel Muglioni s’en tient à ce principe pour juger la création par la nouvelle réforme des lycées de disciplines hybrides : « Histoire-géographie, géopolitique, science politique » et « Humanités, littérature et philosophie ». Les disciplines ainsi agrégées ne peuvent pas être apprises chacune selon sa méthode qui pourtant seule permet de comprendre réellement son contenu. L’irrationalité devient la norme, ou plutôt continue d’être la norme de l’école.

La transformation des classes des lycées : le méli-mélo interdisciplinaire

La réforme de l’école en cours bouleverse de fond en comble les classes terminales des lycées et le rapport des différentes disciplines. Il est vrai que jusqu’à présent la définition des séries et la répartition des disciplines étaient le résultat d’une sorte de bricolage qui ne tenait pas toujours compte des nécessités inhérentes à leur contenu. Surtout, les programmes eux-mêmes pouvaient avoir pour finalité tout autre chose que l’intelligibilité de ce contenu et il arrivait qu’ils varient selon les modes. Il est vrai aussi que trop d’élèves étaient d’une ignorance telle en toutes choses à la fin de leurs études secondaires qu’on ne peut défendre le statu quo. Mais détruire une maison en ruine parce qu’elle a été construite sur de mauvaises bases et rapiécée pendant des années de bric et de broc ne garantit pas que la nouvelle sera plus solide et mieux conçue.

Or un seul exemple permet de voir que la nouvelle organisation des études envisagée par Jean-Michel Blanquer ne prend pas plus en compte le principe de l’intelligibilité du savoir que les précédentes, la création de disciplines hybrides : « Histoire-géographie, géopolitique, science politique » et « Humanités, littérature et philosophie ». Car les disciplines ainsi agrégées ne peuvent pas être apprises chacune selon sa méthode qui pourtant donne seule accès à leur contenu, c’est-à-dire permet de le comprendre réellement. L’irrationalité devient la norme, ou plutôt continue d’être la norme de l’école.

On devine déjà les problèmes posés par les relations entre professeurs (il faut qu’ils s’entendent), entre professeurs et administration (un proviseur peut « préférer » une dominante littéraire, tel autre une dominante philosophique, tel autre favoriser ou sanctionner un professeur), et par la notation à un examen (les exigences des différentes disciplines sont différentes en effet1).

Mais supposons ces difficultés résolues. Une métaphore empruntée à la chimie permet de bien voir la confusion inévitable qui résulterait de l’institution de ces pseudo-disciplines. Les chimistes distinguent les mélanges et les corps composés. Par exemple l’eau est un corps composé d’une proportion définie d’hydrogène et d’oxygène, et pour cette raison se distingue radicalement d’un mélange, comme le café au lait qui peut avoir des proportions de sucre, de lait et de café variables selon les goûts et qui n’est même pas un corps. Ainsi selon les établissements, d’autant que la nouvelle réforme leur donne une autonomie, lettres et philosophie, par exemple, seront mélangées dans des proportions différentes. Il en résulte que selon l’établissement où ils auront fait leurs études les élèves n’auront pas le même « mélange », ils ne recevront pas le même enseignement, ils n’apprendront pas les mêmes choses2. Et de même qu’un mélange ne constitue jamais à proprement parler un corps, contrairement au corps composé, de même le mélange lettres, philosophie ne pourra jamais donner lieu à un corpus de textes sur lesquels un accord soit possible et, surtout, soit cohérent. Il est à craindre que les élèves ne sauront pas plus ce que sont les lettres ou la philosophie qu’on ne sait ce qu’est le café ou le lait dans un café au lait…

L’insistance du ministre sur l’enseignement élémentaire, sur l’apprentissage de la lecture, de l’orthographe, du calcul, d’abord par des exercices, sa volonté de faire que les enfants lisent des livres (ce qui déplaît considérablement aux syndicats que j’entends, consultés par les journalistes), tout cela était de bon augure. Que l’école doive être (et en l’occurrence devenir) élémentaire signifie qu’il n’y a de véritable enseignement que fondé sur l’intelligibilité de son contenu. Par là, et par là seulement, chaque élève peut être conduit comme par la main du plus simple au plus complexe : le maître est tenu de déterminer à chaque pas quelle démarche convient pour que l’élève suive, c’est-à-dire comprenne. Toute la difficulté de la pédagogie est d’ordre intellectuel et non psychologique : il faut avoir du savoir auquel on veut donner accès une maîtrise telle qu’on y distingue ce qui est évident et ce qui au contraire requiert des médiations pour être compris, et cette maîtrise du savoir suppose qu’on sache se mettre chaque fois à la place du débutant, sans rien présupposer, exercice à la fois intellectuel et moral, en quoi consiste la vraie pédagogie. L’enseignement est en ce sens d’abord l’école du maître : un enseignement élémentaire élucidé davantage chaque année instruit ce dernier.

Mais voilà qu’on invente, sans doute séduit par je ne sais quel modèle étranger, des disciplines qui n’existent pas et qui n’ont aucun sens, si du moins on considère qu’une discipline est un savoir fondé sur l’intelligibilité de son contenu, c’est-à-dire sur une méthode. La belle dénomination d’humanités donnée au mélange indéterminé des lettres et de la philosophie ne cache-t-elle pas une sorte d’enseignement sophistique où chacun apprendra un peu d’histoire des idées, quelque chose comme une littérature et une philosophie médiatiques ?

S’il est vrai qu’une école se juge au contenu de l’enseignement qu’elle dispense, il n’y a aucun espoir qu’avec la nouvelle réforme l’école devienne enfin l’école.

Notes

1 – Je n’ai moi-même jamais pratiqué un enseignement comparable qu’en classe d’HEC ou de math. Spé, et j’y ai constaté entre l’étude des programmes faite par un littéraire (de qualité) et celle que faisait un professeur de philosophie des différences considérables qui perturbaient les élèves. En math. Spé. la liaison imposée entre une notion et des textes imposait une limitation aussi bien dans la lecture des œuvres (la notion ne rendant pas compte de leur richesse) que dans l’étude de la notion (la liberté d’analyse y était nécessairement limitée puisqu’il fallait toujours revenir à l’œuvre). Il en résultait que le nombre de sujets possibles était très restreint : d’où inévitablement un bachotage.

2 – Et du même coup la correction des copies aux épreuves correspondantes sera difficile : comment savoir quelle dose de philosophie a été mise avec la dose de lettres, ou inversement ? Là encore, la seule solution pour les correcteurs sera le laxisme.

L’école des illettrés, ou L’école malade d’elle-même

« À travers la lecture,
c’est la fonction tout entière de l’école qui est posée. »
Anne-Marie Chartier, Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation (1984)

« Savez-vous que la France est un des pays de l’Europe où il y a le moins de natifs qui sachent lire ! Quoi ! la Suisse sait lire, la Belgique sait lire, le Danemark sait lire, la Grèce sait lire, l’Irlande sait lire, et la France ne sait pas lire ? c’est une honte. » Même s’il serait outrancier de reprendre tel quel ce coup de colère de Victor Hugo dans les dernières pages de Claude Gueux, il n’en reste pas moins que le niveau de lecture des jeunes Français ne laisse pas d’inquiéter. Cet illettrisme est-il dû à une inadaptation d’enfants de certaines catégories sous-privilégiées de la population à l’enseignement de la lecture, est-il facilité par la discontinuité de l’attention du fait notamment de la sollicitation permanente des écrans de divertissement ? Au lieu de privilégier certaines causes extérieures matérielles, médicales ou sociales à cet illettrisme rampant – ce qui justifie tous les renoncements pédagogiques –, nous essaierons de pointer la cause scolaire d’un tel échec : l’école crée elle-même des élèves non-lecteurs.

[Reprise d’un article publié par Etudes franco-anciennes, numéro 164, décembre 2017, revue trimestrielle de l’APL (Association des professeurs de lettres), avec l’aimable autorisation de l’APL et les remerciements de Mezetulle]

Une journée chez la Grande Muette pour des jeunes gens désarmés en lecture

À la suite de tests conduits auprès de 760 000 participants à la Journée Défense et Citoyenneté1 en 2016, la DEPP2 a publié une note d’information3 au titre inquiétant : « JDC 2016 : environ un jeune Français sur dix en difficulté de lecture ».

Par la combinaison des trois dimensions de l’évaluation de la JDC (traitements complexes, automaticité de la lecture, connaissance du vocabulaire4), les auteurs de la note ont distingué huit profils de lecture notés de 1 à 5 avec ajout des lettres a, b, c et d pour le niveau 5 : « Les profils numérotés de 1 à 4 concernent les jeunes n’ayant pas la capacité de réaliser des traitements complexes (très faible compréhension en lecture suivie et très faible capacité à rechercher des informations). Ils sont en deçà du seuil de lecture fonctionnelle5. Les profils codés 5a, 5b, 5c, 5d sont au-delà de ce même seuil, mais avec des compétences plus ou moins solides, ce qui peut nécessiter des efforts de compensation relativement importants ».

Les profils 1 à 4 représentent 10,8% des jeunes gens évalués. Au sujet des 5,1% qui rencontrent des difficultés sévères (profils 1 et 2), il est écrit qu’ils « n’ont pas installé les mécanismes de base de traitement du langage écrit » et que ces jeunes « peuvent donc être considérés en situation d’illettrisme »6 . Les profils 3 et 4 se caractérisent par « un niveau lexical oral correct » sans pour autant « comprendre les textes écrits ».

Néanmoins, quand on se penche sur la caractérisation des différents sous-profils 5, on remarque que, au 10,8% de jeunes gens ayant des difficultés plus ou moins sévères dans le domaine de la lecture, il conviendrait d’ajouter les 11,7% des jeunes ressortissant aux profils 5a et 5b et qualifiés par la DEPP de « lecteurs médiocres aux acquis limités », en ce sens que, « les composants fondamentaux de la lecture [étant pour eux] déficitaires voire partiellement déficitaires », ces lecteurs mal assurés sont obligés de « compenser leurs difficultés pour accéder à un certain niveau de compréhension ».

Restent enfin les profils 5c et 5d estampillés « lecteurs efficaces ». Or, si l’on prend connaissance du commentaire de la DEPP au sujet de ces deux profils, certaines précisions ne laissent pas d’étonner. Ainsi, concernant les profils 5d, ceux qui ont réussi les trois modules d’évaluation et qui représentent 63,6% des jeunes gens ayant participé à la JDC de 2016, on peut lire : « Ils possèdent les atouts pour maîtriser la diversité des écrits et leur compétence en lecture devrait évoluer positivement » (souligné par nous). Il est tout de même surprenant que, s’agissant de lecteurs de 16 à 25 ans jugés efficaces, on puisse écrire que leur compétence en lecture est susceptible d’évoluer positivement : ou bien ils sont véritablement des lecteurs efficaces, ou bien leur efficacité de lecteurs n’est chez eux qu’une potentialité plus ou moins certaine de se réaliser. Et comparer la lecture à un jeu de cartes où le hasard règne, puisque, comme on peut le lire dans Le Robert, un atout est « une carte choisie ou retournée qui l’emporte sur les autres », c’est bien faire de la lecture pour ces profils 5d (les meilleurs de la cohorte !) une possibilité, une chance de lecture, un avantage nullement assuré. Pareillement, comment qualifier les profils 5c (13,9% des lecteurs évalués) de lecteurs efficaces, quand, dans le commentaire, on apprend que ce profil « désigne une population de lecteurs qui, malgré des déficits importants des processus automatisés impliqués dans l’identification des mots, réussit les traitements complexes de l’écrit, et cela en s’appuyant sur une compétence lexicale avérée » (souligné par nous) ? Du reste, même les commentateurs de la DEPP en rabattent sur leur qualificatif « efficaces » accolé aux lecteurs relevant du profil 5c, puisqu’ils concluent ainsi : « La question qui se pose pour ces jeunes reste celle des effets d’un éventuel éloignement des pratiques de lecture et d’écriture : les mécanismes de base étant insuffisamment automatisés, le risque est que l’érosion de la compétence les entraîne vers une perte d’efficacité importante dans l’usage des écrits. Les sollicitations de leur environnement professionnel et social seront donc déterminantes ».

À la suite de cette brève étude de la note d’information de la DEPP, il ne nous semblerait donc pas outré de conclure que ce sont 36,4% des jeunes gens évalués lors de la JDC de 2016 dont les mécanismes de base de lecture sont insuffisamment automatisés, voire nullement automatisés pour 5,1% d’entre eux. Autrement dit, près de quatre jeunes sur dix ont des difficultés en lecture plus ou moins sévères7.

Ce que disent les programmes scolaires concernant l’enseignement de la lecture

Les jeunes gens de 16 à 25 ans évalués lors de la JDC de 2016 ont été en CP aux alentours des années 2000, entre 1997 et 2006.

Que disent les programmes de l’école primaire de 1995 concernant l’enseignement de la lecture ?

Tout d’abord, ils s’inscrivent dans le renouveau pédagogique initié par la loi d’orientation du 10 juillet 1989, plus connue sous l’appellation « Loi Jospin », dans laquelle sont posées les bases de l’enseignement constructiviste faisant de l’élève, mis ainsi au cœur du système éducatif, l’auteur de ses propres compétences qu’il doit construire lors d’une scolarité plus souple qu’auparavant car décomposée en cycles8. Sans imposer la moindre méthode de lecture, les programmes « Bayrou » de 1995 précisent : « L’apprentissage de la lecture et l’accès au sens procèdent essentiellement de trois démarches complémentaires et concomitantes qui associent constitution d’un premier capital de mots, déchiffrement et recours au contexte ». En outre, « la lecture silencieuse pratiquée par l’élève constitue un moment et une modalité de l’apprentissage. Elle est, à terme, l’objectif à atteindre ».

En 2002, les programmes « Ferry » reconnaissent que la lecture est à la fois déchiffrement et compréhension9. Ils demandent au maître d’adopter un enseignement analytique : on part du texte en renforçant « l’articulation entre mots écrits (unités graphiques séparées par des blancs) et unités correspondantes de la chaîne orale », puis la « segmentation des énoncés se poursuit au niveau du mot lui-même en accentuant le travail d’analyse des unités distinctives ». Après avoir relevé que « l’analyse phonologique stricte semble être au moins autant la conséquence que la cause de l’apprentissage de la lecture [et qu’elle] ne peut donc être un préalable exigible », les programmes précisent qu’il existe deux manières d’identifier les mots : la voie directe et la voie indirecte. « L’apprenti lecteur doit apprendre à se servir efficacement de l’une et de l’autre. » La méthode directe suppose que l’élève ait déjà la mémoire visuelle du mot : cette méthode directe est la méthode utilisée par tout lecteur confirmé et repose « sur la perception très rapide des lettres qui composent » le mot. La méthode indirecte, elle, est la syllabation du mot : ce à quoi tout lecteur affermi revient dès qu’il se retrouve devant un mot qu’il ne connaît pas. « Pour pouvoir identifier les mots par la voie indirecte, les élèves de l’école élémentaire, qui ont commencé à comprendre la manière dont fonctionne le code alphabétique, doivent aussi mémoriser les relations entre graphèmes et phonèmes10 et apprendre à les utiliser. La plupart des méthodes proposent deux types d’abord complémentaires ; analyse de mots entiers en unités plus petites référées à des connaissances déjà acquises ; synthèse, à partir de leurs constituants, de syllabes ou de mots réels ou inventés. Les deux types d’activités sont travaillés en relation avec de nombreuses situations d’écriture permettant de renforcer la mise en mémoire de ces relations. » Les programmes de 2002 restent muets quant à la méthode mais émettent tout de même quelques légères réserves sur la méthode dite « mixte » : « Certaines méthodes proposent de faire l’économie de l’apprentissage de la reconnaissance indirecte des mots (méthodes globales, méthodes idéo-visuelles…) de manière à éviter que certains élèves ne s’enferment dans cette phase de déchiffrage réputée peu efficace pour le traitement de la signification des textes. On considère souvent aujourd’hui que ce choix comporte plus d’inconvénients que d’avantages : il ne permet pas d’arriver rapidement à une reconnaissance orthographique directe des mots, trop longtemps appréhendés par leur signification dans le contexte qui est le leur plutôt que lus ».

Le 3 janvier 2006, dans sa circulaire Apprendre à lire, le ministre de Robien met explicitement à l’index la méthode globale : « L’automatisation de la reconnaissance des mots nécessite des exercices systématiques de liaison entre les lettres et les sons et ne saurait résulter d’une mise en mémoire de la photographie de la forme des mots qui caractérise les approches globales de la lecture : j’attends donc des maîtres qu’ils écartent résolument ces méthodes qui saturent la mémoire des élèves sans leur donner les moyens d’accéder de façon autonome à la lecture ».

Les programmes d’enseignement de l’école primaire de 2008 de Darcos s’inscrivent dans la « circulaire de Robien » : « Dès le cours préparatoire, les élèves s’entraînent à déchiffrer et à écrire seuls des mots déjà connus. […] Cet entraînement conduit progressivement l’élève à lire d’une manière plus aisée et plus rapide (déchiffrage, identification de la signification) ».

Le non-dit des programmes scolaires

Cette étude rapide des programmes de CP encadrant la scolarité des jeunes gens évalués en lecture lors de la JDC de 2016 montre combien l’enseignement de la lecture, du fait des atermoiements institutionnels, est plus que fragile voire schizophrénique en ses fondements théoriques. Pour mieux le comprendre, il nous faut remonter aux années 1970 et à la valorisation qui a alors été faite par le ministère de la méthode dite « globale »11 pour l’enseignement de la lecture.

Les promoteurs de l’introduction de la méthode « globale » dans l’enseignement français partent d’une vérité : apprendre ne se délègue pas ; apprendre est un acte qui, comme tel, suppose de la part de l’élève volonté et attention ; cet acte ne saurait se réduire à la transmission d’un savoir de quelqu’un qui sait à quelqu’un d’autre qui, passivement, reçoit ce savoir. Bref, l’élève doit construire ses propres savoirs. De cette vérité de bon sens, on est allé jusqu’à affirmer que l’enseignement ne devait plus être une transmission ; et on a ainsi oublié le double sens du verbe apprendre : apprendre quelque chose à quelqu’un et apprendre quelque chose de quelqu’un. Adopté en lecture, ce présupposé constructiviste a donné lieu à l’éviction pure et simple de l’enseignement syllabique de la lecture, enseignement jugé par trop passif et réduisant la lecture au seul déchiffrement. Ainsi, dès 1974, on a pu lire sous la plume d’un ancien instituteur et inspecteur de l’Éducation nationale, Jean Foucambert : « L’apprentissage de la lecture est indépendant de l’apprentissage du déchiffrement. On n’apprend pas à lire à un enfant ; on l’aide, mais il apprend seul »12.

Spontanément, et jusqu’alors, l’instituteur partait de la lettre, montrait à ses élèves les sons que cette lettre rend habituellement et, à force de longs et patients entraînements, faisait en sorte que les élèves maîtrisent la combinaison entre les lettres et les sons, jusqu’à être capables, une fois la combinatoire maîtrisée, de pouvoir lire par eux-mêmes n’importe quel mot de la langue française. Cet enseignement analytique de la lecture passait donc par la maîtrise d’un code, comme tel arbitraire et contraignant (b et a font ba), pour permettre par la suite une lecture tout à fait libérée du déchiffrement et laissant place à la seule compréhension : la liberté par la contrainte, autrement dit. L’enseignement de la lecture reposait alors sur une forte propension à l’oralisation, afin de s’assurer de la bonne qualité du déchiffrement ; et cette oralisation avait cours jusqu’à la fin de l’enseignement élémentaire.

Foucambert et ses épigones ont entièrement perverti cet enseignement traditionnel en le renversant totalement : « La lecture étant un phénomène purement visuel, ou encore idéovisuel, la lecture est autonome et doit donc s’apprendre indépendamment de l’oral »13 . Prenant l’exemple du nombre 80 écrit en chiffres qui se dit « quatre-vingts » alors qu’aucun quatre ni vingt ne se voient quand on lit l’écriture chiffrée de ce nombre, l’auteur iconoclaste affirme : « les signes écrits renvoient directement à un sens. Cette réalité [idéovisuelle de la lecture] est parfois cachée par le phénomène de la prononciation mentale. Mais […] cette prononciation mentale n’a rien à voir avec l’oralisation de signes écrits […] : la prononciation accompagne la lecture mais ne la précède pas ; elle succède à la reconnaissance, elle n’en est pas une condition. La lecture vraie exclut l’étape de mise en correspondance de la chaîne écrite avec une chaîne sonore qui serait seule porteuse de signification » (p. 47 ; souligné par l’auteur). Bref, lire n’est même pas écouter avec les yeux, ce que pense naïvement n’importe quel lecteur aguerri et dont il se rend compte dès qu’il achoppe lors de sa lecture silencieuse sur un mot de lui inconnu ; lire c’est regarder en se souvenant, et rien d’autre. C’est bien à un travail de sape de l’enseignement classique de la lecture et du bon sens en matière de lecture que se livre Foucambert : « pour les mots déjà connus à l’oral, on peut se demander s’il n’est pas nécessaire d’avoir reconnu un mot pour le déchiffrer correctement » (p. 48). L’enseignement idéovisuel de la lecture est également présenté comme émancipateur et propre à éclairer les élèves issus de milieux défavorisés bien mieux que l’enseignement grapho-phonémique habituel : « La langue écrite reçue est (pour tous les enfants, mais très rapidement pour les enfants de milieu défavorisé) beaucoup plus riche, beaucoup plus nuancée que la langue orale. Prendre appui sur une méthode d’apprentissage qui fait dépendre la compréhension de l’écrit de la maîtrise de l’oral, c’est pénaliser certains enfants en limitant leur progrès à leur compétence à l’oral » (ibid). L’enseignement idéovisuel de la lecture ne fait pas de la maîtrise du sens la résultante d’une oralisation « d’unités inférieures au mot » (p. 49). Il ne s’agira plus de mettre l’élève au contact d’un code arbitraire, mais « l’enfant va apprendre à lire comme il a appris à parler, c’est-à-dire par l’acquisition continue de mots dont le stock ira en s’accroissant » (ibid) : l’apprentissage de la lecture est ainsi pensé sur le modèle de la parole acquise par le jeune enfant au contact du monde qui l’entoure ; c’est un enseignement par imprégnation et non plus un enseignement scolaire élémentaire. Et ce qui, traditionnellement, prenait l’année du CP est à présent dilué dans le temps : « C’est seulement lorsque l’enfant est en possession de sa langue écrite [souligné par l’auteur] et qu’il maîtrise bien les mots qu’il sait manier qu’il peut pressentir l’idée d’une correspondance […] entre les deux codes qu’il utilise ; et c’est alors le début d’une fructueuse réflexion comparée (qui dépassera largement le cadre de la scolarité élémentaire14) à la fois sur le fonctionnement spécifique des deux codes et sur leurs points de convergence » (ibid).

Mis en pratique dans une classe, l’enseignement idéovisuel de la lecture s’organise principalement autour de deux domaines. D’un côté, la lecture rapide (c’est-à-dire la lecture de l’adulte confirmé) : « Dès le premier jour, on demande à l’enfant de lire par reconnaissance immédiate du mot, et pour cela il doit reconnaître le mot au milieu d’autres qui lui ressemblent et sans avoir le temps de le décomposer ou d’opérer des correspondances terme à terme » (p. 50). De l’autre, la compréhension et l’anticipation : « Lire, c’est beaucoup plus vérifier que découvrir » (p. 51).

On pourrait s’étonner de trouver dans un article datant de 1974 la cause des difficultés rencontrées en lecture par les jeunes gens ayant participé à la JDC de 2016. Prenons une comparaison pour justifier notre approche15. La réforme des rythmes scolaires a été, on le sait, officiellement mise en place pour recentrer la vie de l’enfant sur l’école et ainsi permettre un meilleur enseignement. Sauf que cette « réforme Peillon » repose sur une contradiction, puisqu’elle s’inscrit dans la continuité des « décrets Darcos » : le ministère a défendu un retour à neuf demi-journées d’école en gardant l’effet de la suppression du samedi matin travaillé, c’est-à-dire un enseignement hebdomadaire pour tous les élèves de 24 heures et non plus de 26 heures. De même, la méthode idéovisuelle qui ne veut pas de déchiffreurs mais de vrais lecteurs, cette méthode, bien qu’elle ne soit plus portée au pinacle par ses thuriféraires du ministère, continue d’irriguer la manière dont on apprend à lire aux élèves de CP.

La fin du syllabage par répétition est ancrée car la combinatoire est jugé trop rébarbative : voilà le soubassement « foucambertien » de (presque) toute méthode de lecture. On repousse donc l’enseignement grapho-phonémique explicite en le faisant précéder de différentes étapes. Par exemple, on peut commencer par une méthode par hypothèses, laquelle entraîne l’élève à deviner à l’avance ce que le texte va dire, en attirant son attention sur l’entour du texte : les illustrations. Et de ce sens deviné du texte, les élèves déduiront par eux-mêmes leur lecture puis le son des lettres. Cette méthode peut s’accompagner d’une approche analytique de la lecture : il s’agit toujours de partir d’un texte dont l’élève fera l’analyse en remontant aux éléments du texte que sont les mots. On relève ainsi toutes les écritures possibles d’un son, ce qui est prendre le contre-pied des méthodes alphabétiques qui écrivaient une lettre et en donnaient le son majoritaire (gardant les exceptions pour après). Toute véritable méthode est ainsi absente : la règle est diluée dans les exceptions. Et une fois que l’on a fait croire à l’élève que par lui-même il allait suivre à nouveau le parcours analytique de l’humanité en décomposant les mots en leurs éléments ultimes que sont les lettres, on lance un enseignement alphabétique que l’on a différé et par là rendu accessoire : « Code et combinatoire, dans cette optique, jouent donc les seconds rôles : ils seront dévalorisés. L’exploitation du texte avant la lettre occulte le symbolisme alphabétique rendu, aux yeux de l’enfant, inutile ; il n’en perçoit pas le profit et a le plus grand mal à s’y intéresser secondairement. À quoi lui sert d’identifier A dans WAGON s’il connaît WAGON avant ? »16 . À force d’avoir fait du déchiffrement l’ennemi du sens, à force d’avoir fait du code un obstacle, on a enfermé des générations d’élèves dans une attitude de lecteurs mal assurée et dépendante. Alors que le code par son formalisme libère17, un enseignement honteux de la combinatoire (repoussant celle-ci comme intermédiaire) confine l’élève dans une approximation sémantique et le rend incertain comme incurieux18. C’est un élève que l’on soumet au lieu d’émanciper en réduisant sciemment son horizon langagier19, donc sa pensée et son rapport au monde, alors que « vingt-six lettres, trente-six graphèmes, une demi-douzaine d’exceptions, conjugués à l’infini donnent accès aux soixante mille mots du Robert »20.

L’école impossible

Non seulement l’enseignement primaire de la lecture a fortement pâti des Diafoirus en sciences de l’éducation, mais il semblerait que l’on retrouve l’ombre portée de Foucambert sur une bonne partie de l’école élémentaire encore quarante ans après son article fondateur – rendant ainsi l’école impossible, si par école on entend ce « lieu où l’on élève à l’abstraction et où le savoir s’acquiert, à partir de ses éléments, selon l’ordre des raisons »21.

Comme nous l’avons vu, quand apprendre à lire n’est plus dans un premier temps une méthode d’apprentissage de la lecture fondée sur l’alphabétisation et la fusion syllabique mais plutôt une sorte d’acte spontané de l’apprenti lecteur, la lecture devient alors comme un acte divinatoire à partir de la forme du mot et/ou des illustrations qui accompagnent le texte, une subjectivation du mot sans respect de sa graphie et du son qu’elle rend : la méthode idéovisuelle fait que le sens du lecteur l’emporte sur celui du texte. Habitué dès le CP à plaquer arbitrairement et aléatoirement son propre sens deviné sur celui assuré et établi du texte, l’élève, insidieusement, croit que s’exprimer c’est penser ; il ne retrouve rien d’autre à l’école que lui-même et ses préjugés. Au lieu de se déprendre de lui-même, ce lecteur colle à son être social, être d’apparat. Cette fausse toute-puissance de l’élève est flattée quand on interdit à l’élève toute transmission explicite et qu’on le rend faussement auteur de ses apprentissages. Avec deux conséquences : le maître est dépossédé de son rôle d’éclaireur22 et l’élève confond liberté et licence, autonomie et oubli. Un tel élève à qui l’on fait croire que la soumission passagère à l’autorité magistrale est un asservissement et non une paradoxale émancipation devient un être sans passé ni pensée23.

L’enseignement idéovisuel de la lecture s’accompagnait d’une dilatation du temps de l’apprentissage : traduite dans les circulaires ministérielles, cela a donné l’organisation de l’enseignement en cycles et la quasi interdiction du redoublement. Et l’on obtient ainsi un élève à qui l’école comme telle permet de toujours remettre l’effort à plus tard, puisque le passage dans la classe supérieure lui est de fait garanti et que l’on n’a jamais fini d’apprendre à lire, un élève que l’institution scolaire a sciemment décidé d’abandonner à son ignorance.

En bannissant toute oralisation de la lecture, Foucambert et ses continuateurs ont dépossédé l’élève de l’un de ses sens ; or l’enseignement contemporain lui aussi repose sur une élimination sensorielle, non plus de la voix et de l’ouïe mais de la main cette fois : combien d’élèves de maternelle ne sachant plus découper ni coller, d’élèves d’élémentaire ne sachant plus tenir leur stylo pour avoir une écriture fluide et compréhensible ?

Enfin, si le « foucambertisme » en matière de lecture a donné une lecture reposant sur un en dehors de la lettre et de son bruit, l’école est devenue cette école hors d’elle qui ne se règle plus sur ses principes propres (enseigner selon l’ordre des raisons, ce qui suppose une élémentarisation du savoir) mais sur un extérieur qui est la société civile avec tous les dévoiements que l’on sait24. Ainsi, comme nous l’avons vu, pour justifier son projet de « lecturisation » en délaissant les automatismes de base et en réduisant l’acte de lecture à sa seule dimension visuelle, Foucambert et ses continuateurs ont promu une pédagogie par imprégnation avec laquelle l’élève apprendra à lire comme il a appris à parler : « Il faut donc déscolariser la lecture. Si l’alphabétisation était, et pour cause, un apprentissage scolaire, la lecture est un apprentissage social, de même nature que l’apprentissage de la communication orale. Il en sera de la lecture comme de la parole : si l’apprentissage se fait à travers les pratiques familiales et sociales, alors et alors seulement, l’école pourra jouer un rôle essentiel d’aide et de réduction des inégalités »25. Ce qui est nier proprement l’école – et son caractère laïque, puisqu’une pédagogie par imprégnation fait bon ménage avec la manipulation : « Dans l’apprentissage par imprégnation, l’enfant apprend sans savoir qu’il apprend, et par conséquent sans savoir ce qu’il apprend »26. Le divertissement est entré dans l’école, les écrans ont remplacé le livre, et loin d’avoir rendu l’enseignement actif, on est arrivé à créer chez l’élève une pure passivité grimée en action. Pire, sans le vouloir peut-être, on a camouflé des actes de transmission en des situations où l’élève croyait trouver seul. Et ainsi, au lieu que la morale soit contenue dans l’instruction (apprendre n’est rien d’autre que faire le départ entre ce qui est vrai et faux), on a viré dans une grandiloquence émotionnelle qui résulte plus du dressage compassionnel que de principes de vie fermement arraisonnés.

À la fin de Tristes Tropiques, Lévi-Strauss écrivait ceci : « l’action systématique des États européens en faveur de l’instruction obligatoire qui se développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l’extension du service militaire et de la prolétarisation. La lutte contre l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens et du Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n’est censé ignorer la loi»27. Sous l’apparence d’une volonté de rendre l’école plus juste et plus égalitaire, Foucambert s’inscrit dans cette critique sociologique et la dépréciation du projet républicain d’instruire le peuple en rendant la lecture accessible au plus grand nombre28, puisqu’il n’a eu de cesse de casser le code alphabétique et de le réduire à un asservissement. Mais quel est le pire entre des élèves sachant lire et qui plus tard pourront ouvrir n’importe quel livre29, ou bien des élèves qui ne sauront rien lire et qui ne pourront plus par la lecture se déprendre d’eux-mêmes et du quotidien qui les asservit ? En rendant presque impossible l’enseignement explicite de la lecture, en excluant hors du savoir des élèves auxquels on a refusé de transmettre des connaissances, la méthode idéovisuelle a rendu en revanche possible l’avènement d’une jeunesse potentiellement esclave et barbare, une jeunesse enfermée en elle-même et coupée de ce que le passé avait de meilleur et conservé dans ce que l’on appelle du si beau nom d’humanités.

Notes

1– Voici ce que l’on peut lire sur le site du ministère des Armées : « Troisième étape du « parcours de citoyenneté », la JDC s’impose à tous les citoyens, femmes et hommes, avant l’âge de 18 ans. Ils ont la possibilité de régulariser jusqu’à l’âge de 25 ans. » Outre un petit déjeuner d’accueil et éventuellement une visite des installations militaires, cette journée comprend notamment « des tests d’évaluation des apprentissages fondamentaux de la langue française, établis par l’éducation nationale ».

2 – « La direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance exerce ses compétences d’évaluation et de mesure de la performance dans les domaines de l’éducation et de la formation. Elle contribue à l’évaluation des politiques conduites par le ministère de l’éducation nationale », nous apprend le site du ministère de l’Éducation nationale.

4 – Se reporter à la « méthodologie » de l’enquête (pages 3 et 4 de la note 17-17 de la DEPP).

5 – La lecture fonctionnelle est la lecture d’écrits ayant une fonction pratique dans le quotidien : recette de cuisine, notice de montage, horaires des trains, etc. Il ne s’agit donc pas de littérature, ici.

6 – Selon l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), on parle d’illettrisme « pour des personnes qui, après avoir été scolarisées en France, n’ont pas acquis une maîtrise suffisante de la lecture, de l’écriture, du calcul, des compétences de base, pour être autonomes dans les situations simples de la vie courante » (site de l’ANLCI). À distinguer donc de l’analphabétisme, qui désigne des personnes qui n’ont jamais été scolarisées.

7 – Sachant que, comme on peut le lire à la fin de la note d’information 17-17, « certains jeunes, en proportion variable selon les départements, ne se sont pas encore présentés à la JDC, et l’on sait, de par les précédentes enquêtes, qu’ils auront globalement de moins bons résultats que les autres ».

8 – « Aujourd’hui, la scolarité d’un enfant est fondée sur la succession des années scolaires. Autant d’années, autant de niveaux à atteindre obligatoirement pour passer dans la classe suivante. Autant de verdicts. Cette logique, qui fait de l’année scolaire l’aune à laquelle se mesure la progression d’un élève, ne correspond pas à la façon dont un enfant apprend à lire, à écrire ou à compter, dans la réalité. Nous savons tous que les enfants, pour différentes raisons, physiologiques, psychologiques, sociales, n’ont pas, au même moment, les mêmes possibilités. Je propose de substituer à ce rythme très normatif une organisation souple, fondée sur des cycles de plusieurs années. » (Nouvelle politique pour l’école primaire, discours du ministre Jospin le 15 février 1990).

9 – « Apprendre à lire, c’est apprendre à mettre en jeu en même temps deux activités très différentes : celle qui conduit à identifier des mots écrits, celle qui conduit à en comprendre la signification dans le contexte verbal (textes) et non verbal (supports des textes, situation de communication) qui est le leur. La première activité, seule, est spécifique de la lecture. » (Programmes d’enseignement de l’école primaire, arrêté du 25 janvier 2002).

10 – Graphème : plus petite unité écrite signifiante, soit lettre seule soit groupe de lettres (on, oin, etc.) représentant un phonème. Phonème : plus petite unité du langage oral. Ex. : voyelle, consonne ou groupe vocalique (oi, ou) et consonantique (ph, ch). (Définitions données dans Dyslexie, une vraie-fausse épidémie de Colette Ouzilou).

11 – Ces guillemets démystificateurs pour montrer qu’une tel enseignement n’a jamais été proclamé par le ministère ; l’enseignement de la lecture, si ravageur pour les écoliers depuis les années soixante-dix, devrait plutôt recevoir le qualificatif d’idéovisuel. Cf. infra.

12 – « Apprentissage et enseignement de la lecture », article de Jean Foucambert publié dans la revue Communication et langages, n°24, 1974, pp. 46-59 (version numérisée sur ce lien [http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1974_num_24_1_4154]).

13 – Comme on peut le lire dans le « chapeau » de l’article cité à la note précédente.

14 – Souligné par nous.

15 – Qui, du reste, n’a rien d’original, en ce qu’elle reprend l’argumentation développée par Liliane Lurçat dans la plupart de ses livres touchant à l’enseignement de la lecture, notamment dans La Destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs : « Pourquoi parler des thèses de Jean Foucambert ? D’une part parce qu’elles sont massivement diffusées à l’intérieur de l’école : Foucambert fait des adeptes qui imposent ses conceptions de la manière la plus intolérante. D’autre part, parce que les thèses de Foucambert sont reprises au ministère… » (François-Xavier de Guibert, 1998, p. 83).

16 – Colette Ouzilou, Dyslexie, une vraie-fausse épidémie, Presses de la Renaissance, 2001, p. 84, souligné par l’auteur.

17 – Je ne fais plus attention à la lettre et au son qu’elle rend quand je lis, mais au sens ; de même que, lorsque je conduis, je ne suis pas à détailler tous les mouvements que je fais pour débrayer et embrayer, mais je conduis. Sur la transparence du principe alphabétique pour la lecture, voir sur Mezetulle Catherine Kintzler « L’alphabet, machine libératrice ».

18 – Étudiant un extrait de La Maîtrise de la langue à l’école où, en 1992, le ministère, prenant l’exemple de la distinction entre cheval et chenal, jugeait que cette distinction est rendue peu affermie par la seule identification des composants graphophonétiques des deux mots, jusqu’à « impute[r] au décodage une erreur de sens, due en fait au non-décodage », Colette Ouzilou précise : « D’une part [dans le cas de cheval], la suite de sons décodés donne en écho, sans recherches préalables et instantanément, le sens d’un concept connu ; d’autre part [dans le cas de chenal], cette suite phonémique conduit automatiquement à l’identification précise d’un mot inconnu […]. La sécurité obtenue en conclusion du processus que nous venons de décrire [la méthode syllabique, autrement dit] permet au lecteur d’accéder tranquillement à un mot inconnu qu’il reconnaît alors comme inconnu [souligné par nous]. Tel n’est pas le cas du lecteur au corpus visuel [ie l’élève de CP selon Foucambert] qui « lira » SAXOPHONE parce que SAXONNE ne figure pas dans sa « bibliothèque » » (op. cit., pp. 53-54).

19 – Se reporter à l’analyse que mène Colette Ouzilou (op. cit., p. 71) des expressions « à la Foucambert » comme « critères de lisibilité » ou « fréquence du vocabulaire » : « Mais la « fréquence du vocabulaire » réduite au corpus [dans les manuels de lecture à prépondérance idéovisuelle] ? Le texte amputé des mots rares donc « illisibles » cautionne une ignorance. Cette amputation rassure le médiocre lecteur ignorant. ŒILLET étant ignoré de l’enfant au corpus et par lui indécodable, on évacue ŒILLET. Elle tourne le dos à l’exigence culturelle du lecteur, le vrai, qui veut rencontrer et lire sans effort ŒILLET, FUCHSIA et autre CHRYSANTHÈME ».

20 – Colette Ouzilou, op. cit., p. 68.

21 – Comme l’écrit Jean-Louis Poirier à propos de l’enseignement élémentaire de la IIIe République, dans La République et l’école, une anthologie, Presses Pocket, 1991, p. 68.

22 – Aux deux sens de ce mot : comme premier de cordée et comme celui qui apporte les lumières.

23 – « Sans programme, c’est-à-dire sans transmission progressive des savoirs jugés fondamentaux, chaque nouvelle génération n’est plus reliée aux précédentes, on fait pour elle table rase du passé de la manière la plus artificielle » (Liliane Lurçat, op. cit., p. 21). Où l’on voit qu’il ne s’agit pas là d’entretenir un rapport nostalgique au passé mais bien plutôt critique : le passé n’est porteur, fondamental, qu’à la condition d’être interrogé, mis à distance et repensé de fond en comble.

24 – « Dans cette école qui refuse le passé ou bien qui le filtre, le seul présent acceptable devient celui présenté par les médias, où l’exhibitionnisme et le catastrophisme font bon ménage. » (Liliane Lurçat, op.cit., p. 22)

25 – Jean Foucambert, « La Lecture, une affaire communautaire », article paru dans Les Cahiers de l’animation, 11, n°40, 1983. Version numérisée de cet article consultable ici [https://www.lecture.org/revues_livres/actes_lectures/AL/AL03/AL03P65.pdf]

26 – Liliane Lurçat, op.cit., p. 36.

27 – Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Presses Pocket, 1984, p. 355.

28 – L’école « a « écrémé » les milieux populaires des éléments les plus conformes pour en faire des agents intermédiaires et des instituteurs. Elle a suscité une philosophie de la réussite individuelle fondée sur le mérite scolaire afin de mieux refouler le spectre d’une promotion collective. Elle a injecté dans la production les 80% de la population dont elle avait besoin après les avoir alphabétisés et a conduit les autres, parce qu’ils étaient lecteurs, vers le savoir et le pouvoir. Il a fallu un siècle pour découvrir que cette sélection ne devait rien au mérite. La division entre lecteurs et déchiffreurs coïncide avec l’origine sociale, avec un environnement familial et avec des pratiques culturelles. On comprend aujourd’hui que l’école est là pour alphabétiser ceux qui ne seront pas lecteurs et que ceux qui le seront ne le devront pas à l’école ». (J. Foucambert, « La Lecture, une affaire communautaire »).

29 – Et lire ainsi la critique sociologiste que Bourdieu fait de l’école de la République intrinsèquement reproductrice, et pourquoi pas L’État et la révolution où Lénine pose les bases du renversement de l’État forcément bourgeois ; de même que le troupier à qui l’on a appris à tirer pourra tourner son arme contre n’importe qui, une fois son service militaire achevé. Dans les deux cas, il s’agit d’une véritable instruction (scolaire ou militaire).

© Tristan Béal, Etudes franco-anciennes, Mezetulle, 2018.

Jean-Michel Blanquer ou l’impossible dialectique

Comment caractériser la politique du ministre de l’Éducation nationale ? La face « républicaine » de sa politique a son revers néolibéral. On peut même se demander s’il ne s’agit pas de donner des gages aux tenants de la conception républicaine de l’école, trop peu écoutés depuis une bonne trentaine d’années, pour mieux servir les intérêts du néolibéralisme. Marie Perret ne tente pas de résoudre l’énigme ; elle montre la contradiction dans laquelle la politique de Jean-Michel Blanquer est prise et souligne l’ambivalence qui caractérise son action : autant de motifs de vigilance.

[Reprise d’un article publié dans UFAL Info n°71 du 8 février 2018 , avec l’aimable autorisation d’UFAL Info et les remerciements de Mezetulle. Les sous-titres sont de Mezetulle]

L’énigme : ambivalence, modestie, pragmatisme

Jamais ministre de l’Éducation Nationale n’avait autant brouillé les cartes. Jean-Michel Blanquer a été affublé de tous les qualificatifs. Certains l’accusent d’être « réac » et de promouvoir une conception de l’école conservatrice et « élitiste ». D’autres lui reprochent d’être trop moderniste et de favoriser les innovations pédagogiques. On le soupçonne d’être un « catho-tradi » qui « roule » pour l’école privée catholique. On lui reproche son goût pour la Marseillaise. Ce brouillage explique sans doute l’attentisme et le relatif silence des organisations syndicales. Comment caractériser la politique de Jean-Michel Blanquer ? Nous avons souvent montré, dans les lignes de ce journal1, que le néolibéralisme s’accommodait fort bien des réformes pédagogistes « de gauche ». Jean-Michel Blanquer n’est-il pas en train de prouver que le néolibéralisme peut prendre un tout autre masque ? Est-il un homme politique habile qui donne des gages aux tenants de la conception républicaine de l’école pour mieux servir les intérêts du néolibéralisme ? Est-il seulement un homme pragmatique attentif à « ce qui marche » ? Est-il un dialecticien hors-pair, qui excelle dans l’art très macronien du « en même temps » ? Cet article ne prétend pas résoudre l’énigme, ni préjuger de ce que sera, in fine, la politique de Jean-Michel Blanquer. Il est, de toute façon, trop tôt pour conclure. Il faudra juger sur pièces. Nous voudrions seulement montrer la contradiction dans laquelle sa politique est prise et souligner l’ambivalence qui caractérise son action politique. Ambivalence qui doit nous appeler à la plus grande vigilance.

L’arrivée de Jean-Michel Blanquer au ministère de l’Éducation Nationale s’est faite sans tambour ni trompette. Jean-Michel Blanquer n’était pas connu du grand public. Il a pourtant occupé des fonctions importantes à l’Éducation Nationale : ancien recteur, ancien directeur général de l’enseignement scolaire, il connaît la maison de l’intérieur et a suffisamment d’expérience pour évaluer les rapports de forces. À la différence de ses prédécesseurs, il s’est bien gardé d’annoncer un énième plan de refondation de l’école. Pas d’annonces fracassantes, pas d’affichage idéologique, mais une attitude « pragmatique », faite de prudence et de modestie.

La face républicaine…

Jean-Michel Blanquer n’aime pas les clivages. Aussi refuse-t-il de prendre parti dans la querelle qui oppose les partisans de la conception républicaine de l’école aux réformateurs qui inspirent les politiques éducatives depuis des décennies. Reste que certaines déclarations marquent, sinon un changement de cap, du moins une inflexion salutaire. Qu’un ministre de l’Éducation Nationale cite les neurosciences pour justifier des mesures de bon sens, telles que l’apprentissage de la lecture par la méthode syllabique ou l’acquisition précoce d’automatismes en matière de calcul, est une nouveauté réjouissante. Qu’il ne rejette pas le redoublement sans autre forme de procès pour promouvoir, comme ses prédécesseurs, le passage automatique, en est une autre. Qu’il ait nommé à la tête du Conseil Supérieur des Programmes, en lieu et place du très pédagogiste Michel Lussault, Souâd Ayada, ancienne doyenne de l’Inspection Générale de philosophie, est un signe positif. Qu’il rappelle l’utilité des conseils de discipline est une excellente chose. Qu’il crée des « unités laïcité » dans chaque rectorat montre qu’il entend mettre fin à la culture du « pas de vagues », malheureusement très répandue dans les établissements scolaires.

On saluera aussi les mesures que Jean-Michel Blanquer entend prendre pour lutter contre les inégalités scolaires : dès la maternelle, « l’immersion langagière » et la fréquentation précoce des grandes œuvres du patrimoine littéraire (contes, mythologie, etc.) ; l’accent mis à l’école primaire sur les savoirs fondamentaux ; le développement des stages de remise à niveau pendant l’été pour les élèves de primaire les plus fragiles ; l’introduction, au collège, de deux heures d’étude dirigée obligatoires tous les jours de classe ; la réintroduction des classes bi-langues et des options grec et latin dans le second degré. On peut lui faire crédit de son attachement à une école qui instruise et émancipe les élèves grâce aux savoirs. On ne peut qu’être d’accord avec sa critique de l’édulcoration des exigences au nom d’une égalité mal comprise.

… et son revers néolibéral

Mais la face « républicaine » de la politique de Jean-Michel Blanquer a son revers néolibéral. Le ministère entend aussi renforcer l’autonomie des établissements, accentuant ainsi une évolution imprimée par les réformes antérieures. Les établissements auront davantage d’autonomie dans l’usage des volumes horaires ; ils pourront définir, dans le cadre de leur « projet », des « parcours personnalisés » ; les compétences du chef d’établissement seront élargies jusqu’au pouvoir de recruter les professeurs « sur profil ». Les missions de l’Inspection seront redéfinies : les établissements seront évalués dans le cadre d’un audit triennal et les professeurs seront notés en fonction de leur implication dans le projet de l’établissement. Le modèle qui inspire toutes ces mesures est clair : c’est celui de l’entreprise privée. Le chef d’établissement a vocation à devenir « le patron » de l’établissement : il travaillera avec une équipe qu’il choisira et dont les arbitrages auront une incidence importante sur les enseignements proposés par l’établissement. La logique qui sous-tend ces mesures est celle de la contractualisation : contrat passé entre l’établissement et le rectorat qui évaluera si les objectifs ont été atteints, contrat passé entre les personnels et le chef d’établissement qui évaluera leur degré d’implication dans le projet d’établissement. Or, en l’espèce, la contractualisation inspirée du modèle libéral se retournera contre la liberté. Elle sera préjudiciable à la liberté pédagogique des professeurs. Le renforcement du pouvoir du chef d’établissement risque en effet d’introduire une forme inédite de « caporalisation » des professeurs : l’évolution de leur carrière dépendra moins de leurs compétences disciplinaires que de l’appréciation de leur chef d’établissement. C’est exposer les professeurs à l’arbitraire et aux pressions locales. Mais cette contractualisation portera également préjudice au principe républicain d’égalité. L’autonomie accrue des établissements menace en effet le cadrage national et risque d’accentuer les inégalités socio-spatiales entre des établissements proposant des projets ambitieux et des établissements de seconde zone.

Dans cette perspective, la réforme du lycée qui entrera en vigueur dès 2018 a de quoi susciter bien des réserves. Les discussions sont encore en cours. Les arbitrages ne seront rendus par le ministre qu’au printemps prochain. Mais les « options » envisagées par le ministère sont inquiétantes. Il est question de démanteler les filières qui existent actuellement au lycée pour les remplacer par des « parcours » dont chaque lycéen choisirait les « modules »2. La disparition des filières et la « modularisation » des enseignements permettront sans doute des économies conséquentes. Mais l’égalité en pâtira, puisqu’il est fort probable que les spécialités proposées dépendront du « projet d’établissement ». Sans compter que ce démantèlement des filières affectera la cohérence de l’enseignement : les disciplines ne sont pas des « modules » offerts à la demande, mais des savoirs qui s’articulent sur le modèle encyclopédique. La réforme du baccalauréat annoncée pour 2021, dont la phase de consultation vient de s’achever, suscite les mêmes réserves. L’introduction massive du contrôle continu affaiblira le caractère national du diplôme, dont la valeur dépendra largement de la réputation du lycée dans lequel les élèves auront suivi leur scolarité.

Les limites d’une politique du « en même temps »

Ces mesures d’inspiration très libérale3 que le ministère propose ne peuvent aboutir qu’à une éducation hétérogène. Le modèle républicain de l’école auquel nous sommes attachés n’est pas soluble dans un libéralisme prônant la contractualisation généralisée des services publics. Il suppose un cadrage national que le projet libéral du gouvernement entend justement faire voler en éclats : des professeurs recrutés pour leurs compétences disciplinaires par des concours nationaux et évalués par une inspection pédagogique indépendante de l’autorité administrative ; des enseignements déterminés par programmes nationaux et proposés dans tous les établissements ; des examens nationaux garantissant l’anonymat des candidats.

La politique de Jean-Michel Blanquer laisse donc une impression mitigée. Elle semble viciée par une contradiction impossible à dépasser. En insistant sur l’importance des savoirs, en rappelant la nécessité de la discipline, en mettant l’accent sur les humanités et l’importance de la lecture, Jean-Michel Blanquer semble vouloir remettre l’institution à l’endroit. Il semble vouloir rompre avec la logique des précédentes réformes, laquelle a substitué les compétences aux savoirs, a opposé artificiellement épanouissement des enfants et respect de la discipline, a condamné les humanités sous prétexte d’élitisme. Mais en renforçant l’autonomie des établissements, Jean-Michel Blanquer sape l’institution qu’il prétend défendre en la réduisant à une communauté éducative particulière. La politique du « en même temps » a ses limites : on ne peut restaurer l’institution scolaire et promouvoir « en même temps » les communautés éducatives ; on ne peut vouloir une école exigeante et « en même temps » abandonner aux arbitrages locaux la détermination des enseignements ; on ne peut défendre Condorcet et « en même temps » une politique d’inspiration néolibérale.

Notes

1 – [NdE] Marie Perret fait allusion à plusieurs numéros d’Ufal Info, notamment les n°s 66 « Quelle ambition pour l’école de demain ? » et 54 « La refondation de l’école républicaine : une coquille vide ». On relira aussi avec profit son article « Comment ruiner l’école publique ? » en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/comment-ruiner-lecole-publique/

2 – Ces « options » ont été finalement retenues par Jean-Michel Blanquer dans le projet de réforme qu’il a présenté, le 14 février dernier, devant le Conseil des ministres. http://www.education.gouv.fr/cid126438/baccalaureat-2021-un-tremplin-pour-la-reussite.html

3 – La politique que Jean-Michel Blanquer entend mettre en œuvre pour l’école s’inspire d’un travail mené dans le cadre de l’Institut Montaigne.

©Marie Perret, Ufal Info, 2018

« L’éducation à armes égales », dialogue entre J.-M. Blanquer et C. Kintzler dans ‘Philosophie magazine’

À lire dans le n°114 (novembre 2017) de Philosophie magazine, l’entretien entre Jean-Michel Blanquer ministre de l’Éducation nationale et Catherine Kintzler. Leurs propos ont été recueillis, introduits et présentés par Martin Legros, rédacteur en chef.
Voici la présentation du texte et trois brefs extraits qui ne font qu’effleurer quelques sujets abordés au cours de ce substantiel échange.

« Pour rompre avec un égalitarisme et un pédagogisme dévoyés, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer propose de revenir aux compétences fondamentales dès le plus jeune âge. Une ambition que partage la philosophe et ancienne prof Catherine Kintzler, qui s’inquiète cependant des possibles dérives des réformes en cours et de la remise en cause du statut de la philosophie au baccalauréat. »

***

« CK – […] il faut qu’en sortant de l’école le citoyen puisse combattre à armes égales avec ceux que nous appelons les experts. Cela ne veut pas dire qu’il connaîtra les mêmes choses, mais qu’il aura les principes qui lui permettront de juger de la vraisemblance des discours qu’on lui tient. 

 JMB : C’est une des seules choses que je combats de manière frontale : l’édulcoration de l’éducation au nom de l’égalité, qui est à mes yeux une des grandes erreurs des temps passés. Et je le tire non pas de mon chapeau, mais des expérimentations, de la comparaison internationale, et de la science. […] »

***

 « CK : […] est-ce que l’autonomie des établissements ne va pas remplacer un caporalisme d’État par un caporalisme des chefs d’établissement […] ? Et est-ce qu’on ne met pas ainsi en place une éducation qui n’est plus nationale mais hétérogène? C’est ce versant de votre libéralisme que je redoute. Car on peut craindre une contractualisation généralisée, y compris dans les services publics.

 JMB : C’est une question d’équilibre entre un impératif d’unité nationale et un impératif d’autonomie, de liberté et de responsabilité, qui permettra aux acteurs de développer leurs projets et leurs méthodes. Je n’ai jamais plaidé pour une autonomie absolue. Il s’agit de faire évoluer notre système scolaire grâce à la liberté vers plus d’égalité. Les acteurs du monde enseignant sont épuisés par les changements incessants de lois et de programmes. […] »

***

« CK : […] Si d’aventure la philosophie passait en contrôle continu [au bac], je suis convaincue que cela porterait un coup funeste à sa place exceptionnelle dans notre culture politique. […] Nous voyons fleurir aujourd’hui le fanatisme et les théories du complot. Et dans la lutte intellectuelle que les démocraties doivent engager contre ces phénomènes, nous avons besoin des humanités. […] J’ai toujours été critique à l’égard du contrôle continu parce qu’il faut penser aux candidats libres et parce qu’il ne faut pas confondre le professeur et l’examinateur.

JMB : […] soyez certaine que je ne serai jamais le Ministre de l’Éducation Nationale de l’édulcoration de la philosophie en France. Mais bien plutôt celui du renforcement de la philosophie. Les voies de ce renforcement doivent faire l’objet d’un débat au cours des prochains mois. […] je ne passerais pas le temps que je suis en train de passer avec vous si je pensais que la philosophie était un simple supplément d’âme ou une variable d’ajustement. […] »

L’intégralité du texte est en ligne sur le site de Philosophie magazine et bien sûr dans le magazine imprimé (p. 8-14), où l’on pourra lire aussi, entre autres, le dossier sur le thème « Comment vivre avec l’idée de la mort ? » et un passionnant entretien avec Francis Wolff « Nous humains ne savons plus trop qui nous sommes ».

OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine

Le Ministère de l’Éducation nationale n’a connu aucune alternance politique depuis plus de 30 ans1 – non par souci de mettre l’école publique à l’abri des idéologies politiques, mais bien au contraire pour la soumettre constamment à la même idéologie libérale qui peu à peu discrédite et détricote les programmes nationaux et le modèle républicain d’instruction. En s’appuyant sur un rapport du Think Tank « Terra Nova », Fatiha Boudjahlat analyse ici quelques pseudo-innovations, telles que « la politique curriculaire », l’idéologie du « déplacement du savoir » et des « produits culturels marchands ».

Une politique scolaire d’abaissement des exigences. L’exemple du « curriculum »

Le Think Tank libéral « Terra Nova » a livré en 2016 un rapport Que doit-on apprendre à l’école ? Savoirs scolaires et politique éducative2, qui entendait présenter l’analyse critique de l’école et des dernières réformes en même temps que la formulation de propositions. Quel que soit le président élu, ce rapport servira de feuille de route au Ministère de l’Éducation. Il n’est guère surprenant que les propositions d’Emmanuel Macron reprennent les préconisations de ce rapport3 qui salue les réformes entreprises aussi bien par la droite que par l’actuel gouvernement de gauche, parce qu’elles vont toutes dans le même sens.

Ainsi, François Fillon n’a cessé durant cette campagne de brocarder les abus des pédagogistes qui auraient conduit l’école dans le mur. Mais c’est lui qui, ministre, a mis en place le « socle des compétences » en 2005, socle qui est le principe organisateur de l’abaissement des exigences scolaires. Le rapport Terra Nova lui livre pour cela un satisfecit : ce socle est « la réelle innovation de fond et de forme ». Et puisqu’il n’y a pas d’alternance politique, ce socle a été repris « dans la loi de refondation de l’école de 2013 », avec Vincent Peillon aux manettes et poussé à son paroxysme par la ministre Najat Vallaud-Belkacem. Qu’est-ce qui rend ce socle si innovant ? Il est « le premier essai d’une politique curriculaire en France. » En matière d’éducation, la France fait tout comme les Anglo-Saxons, avec cependant un décalage de plus de 30 ans, et alors que les Anglo-Saxons en reviennent, nous nous y vautrons.

Qu’est-ce que le curriculum ? C’est le parcours d’apprentissage d’un élève, ce qu’il a vu et compris et ce qu’il est capable de réutiliser. Selon le sociologue de l’Éducation Jean-Claude Forquin, «c’est tout d’abord un parcours éducationnel, un ensemble suivi d’expériences d’apprentissage effectuées par quelqu’un sous le contrôle d’une institution d’éducation formelle au cours d’une période donnée. »4 Selon le site du Ministère de l’Éducation nationale Eduscol, « Le curriculum s’intéresse donc à la totalité et à la réalité du cursus des élèves sur l’ensemble des années de scolarité ainsi que sur l’ensemble des enseignements qu’il est appelé à suivre. Il offre souvent matière à un travail local, à des négociations, qui sont autant de possibilités pour que les acteurs s’en saisissent. »5 C’est devenu dans les faits une manière de court-circuiter les programmes nationaux, non pour prendre en compte les spécificités du public scolaire et du territoire, mais pour y adapter les ambitions de l’institution et des enseignants. Ce que reconnaît et préconise le rapport Terra Nova : « Les programmes nationaux ne sont donc qu’un instrument, qui doit faire l’objet d’une appropriation par les équipes pédagogiques, chacune en fonction de la situation qu’elles rencontrent localement. » On se souvient des fameuses « singularités territoriales » invoquées par Najat Vallaud-Belkacem lors d’une interview6, qui se sont traduites par la quasi-suppression des classes bilangues dans l’académie de Normandie et leur maintien total dans l’académie de Paris. Dans la même interview, la ministre a expliqué qu’il n’y avait pas pour un élève du « département [sic] de la Normandie » d’utilité à apprendre l’allemand. C’est une rupture d’égalité des chances entre les enfants de France. Et en effet, selon cette logique différentialiste, qu’est-ce qu’un élève de collège classé Réseau d’Éducation Prioritaire pourrait faire du latin ? Chers parents, il sera désormais donné à votre enfant selon la catégorie socioprofessionnelle à laquelle vous appartenez, selon le niveau socio-économique du territoire sur lequel l’école est située. Cette adaptation à chaque élève et à chaque territoire constituerait une préoccupation louable s’il s’agissait de partir d’une analyse fine de la réalité pour amener ces enfants à un haut niveau d’exigence. Mais il s’agit plutôt d’adapter ce qui est attendu de l’élève en fonction de ce qui peut être espéré d’un élève-type de ce territoire. L’approche curriculaire prétexte la construction de parcours individualisés et personnalisés, alors qu’elle assigne à résidence les élèves dans un misérabilisme qui est devenu une marque de fabrique de ce gouvernement.

L’idéologie des « compétences » et du « savoir séparé » : la cohérence des dérives en matière scolaire

Ce programme de Terra Nova illustre toutes les dérives idéologiques imposées à l’école, aussi bien par les hauts fonctionnaires que par l’Inspection Générale et les pédagogistes. Il suffit de considérer deux extraits stupéfiants de ce rapport pour mettre en série ces éléments qui montrent que cette école Terra Nova est celle de l’OCDE. Ainsi, les deux premiers extraits justifient la baisse de niveau programmé.

« On pourrait aller plus loin et dire que les contenus d’enseignement d’une école juste doivent être établis pour ne pas conduire des élèves à faire plus de chemin que d’autres pour les assimiler. » On retrouve ce que le sociologue François Dubet avait déjà préconisé en incitant le monde de l’éducation à adapter les programmes à ce que l’élève le plus faible était en mesure d’acquérir. Lui et sa collègue Marie Duru-Bellat évoquaient dans leur livre Dix propositions pour changer d’école7 la « discrimination par le diplôme ». C’est l’inversion de la norme,  « l’adaptionnisme scolaire», terme créé par Laurent Jaffro et Jean-Baptiste Rauzy dans leur ouvrage L’École désœuvrée8 pour désigner « la pente actuelle dominante dans les réflexions sur l’école et dans l’institution elle-même qui incline à adapter l’école à l’élargissement de ses publics plutôt que de persévérer à amener ses nouveaux publics à des savoirs déterminés ». C’est le choix du renoncement que F. Dubet confirmait lui-même: « Ceux qui ne cessent de dénoncer la baisse du niveau imaginent souvent que l’école aurait pu se massifier tout en maintenant le niveau »9. Le but est de réduire la qualité de l’enseignement, parce que c’est moins coûteux, et parce qu’il doit coller aux besoins de cette économie de la connaissance qui est en fait celle de la tertiarisation à l’extrême, de l’économie des services, avec des emplois très qualifiés, bien rémunérés mais peu nombreux d’un côté et des emplois très peu qualifiés et peu rémunérés, mais majoritaires dans les offres d’emploi, à l’autre bout du spectre. Or la massification scolaire était porteuse de cette idée de réussite par le diplôme. Comment parvenir alors à couvrir les besoins économiques de la société ? En distribuant des diplômes démonétisés, monnaie de singe qui garantit l’universelle formation a minima par le « socle des compétences » devenu « socle des compétences et de culture ».

Or « Les finalités professionnelles, par exemple, sont essentielles, et les carrières ne seront pas linéaires pour la plupart des jeunes d’aujourd’hui. Elles ne sauraient justifier une conception à courte vue, qui se révélera très vite défavorable aussi bien aux intérêts particuliers qu’à l’intérêt collectif. » C’est cette adaptabilité dans l’employabilité qui est l’objectif premier. On retrouve les préconisations formulées par le haut fonctionnaire Claude Thélot dans un rapport remis en 2004 : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »10 Il s’agit bien d’adapter l’offre scolaire aux besoins du marché. Ce que l’OCDE expliquait déjà en 1996 : « Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. »11 Ailleurs : « Tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la «nouvelle économie» – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin. »12 C’est le règne du apprendre à apprendre qui permet de réduire les exigences de contenu disciplinaire, parce qu’il faut former des prolétaires précarisés, prêts à changer de métier au gré des besoins du marché. La ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem avait ainsi déclaré:  » Les EPI [Enseignements Pratiques Interdisciplinaires] feront la part belle au travail d’équipe, à l’expression orale, à la conduite de projet […]Toutes ces compétences si recherchées sur le marché du travail et trop peu développées par notre collège. »13 Cette adaptation au monde du travail trahit la vocation de l’école et du collège qui est de transmettre savoirs et culture à chaque enfant.

Le grand sociologue de l’éducation et du curriculum Basil Bernstein décrivait dès 2000 la situation que nous commençons à vivre : il redoutait « l’installation d’un nouveau modèle de performance générique au nom d’un principe de reconvertibilité, et d’un life long learning, « d’une formation tout au long de la vie » demeurant pourtant bien improbable. »14 Basil Bernstein décrit les conséquences de l’idéologie des compétences, du curriculum et de cette société de la connaissance voulue par l’UE au travers de la Stratégie de Lisbonne, relancée sous le nom d’Europe 2020 :

« Le savoir est séparé des personnes, de leur investissement, de leurs choix personnels. Ceux-ci deviennent des obstacles, des restrictions au libre écoulement du savoir et introduisent des déformations dans le fonctionnement du marché symbolique. Déplacer le savoir ou même le créer ne devrait pas être plus difficile que de déplacer ou de réguler l’argent. Le savoir, après presque un millénaire est séparé de l’intérieur et littéralement déshumanisé. Une fois que le savoir est déplacé de l’intériorité, de l’investissement personnel, de la structure profonde de soi, alors les gens peuvent être déplacés, remplacés les uns par les autres et exclus du marché. »15 

Les compétences, le curriculum adapté au milieu social des élèves et cette fausse économie de la connaissance, tertiarisée à l’extrême, ont pour but de favoriser la constitution d’une main d’œuvre hors-sol, peu formée donc multi-formable et sans moyen d’imposer des exigences en termes de salaire : ce sont les nouveaux prolétaires. Sans oublier que l’on parle maintenant de marché scolaire, évalué à 3.200 milliards d’euros, soit plus que le marché mondial du pétrole. Jean-Baptiste Rauzy avait vu juste quand il expliquait dès 2000 les conséquences d’un tel système dans son article « L’adaptationnisme et l’identité européenne »16. Il évoquait ceux « qui cantonnent de plus en plus l’école dans l’installation des compétences requises par la demande sociale. À la limite, on peut imaginer un système éducatif dans lequel les œuvres seraient presque entièrement absentes, ou remplacées par des produits culturels marchands [on pense aux Avengers, aux chansons de Black M ou d’Indochine que l’on retrouve en masse dans les manuels de Français par exemple], et dans lequel les savoirs seraient entièrement repliés sur les compétences. » 

Le cynisme de l’OCDE : affaiblir l’école publique

L’OCDE se pique de prospective et a publié, pour la première fois en 2001 avec le Centre de Recherche International CERI « les scénarios pour l’école de demain »17. Ces scénarios devaient favoriser le débat sur la destinée probable, possible ou souhaitable du système éducatif de chaque pays européen. Ils n’étaient pas censés prendre une dimension prescriptive ou même prédictive. Mais lorsque l’on considère ces scénarios à la lumière de l’obsession curriculaire et des propos de B. Bernstein, on comprend que certains d’entre eux ont servi de boussole idéologique. Par exemple, un des scénarios présentés par l’OCDE, intitulé «Extension du modèle du marché» est résumé en trois points :

  • « L’insatisfaction générale conduit à remanier les systèmes publics de financement et de scolarisation.
  • Essor rapide de la valorisation sur le marché des indicateurs et des mécanismes de validation fondés sur la demande.
  • Plus grande diversité des producteurs et des professionnels, creusement des inégalités. »

Ce scénario, basé sur le désinvestissement de l’État dans l’école publique aboutit à cette conclusion formulée par les analystes de l’OCDE, et n’est pas sans faire penser aux premiers effets de la réforme des collèges, à savoir une fuite vers le privé18 :

« La mise en place d’un modèle d’école obéissant bien davantage aux lois du marché dépendra vraisemblablement d’un certain nombre de facteurs. Cette évolution serait nourrie par un profond sentiment de mécontentement, à l’égard des services en place, parmi les « consommateurs stratégiques », en particulier les parents de la classe moyenne instruite et les partis politiques, en même temps que par une culture dans laquelle l’école serait déjà considérée comme un bien tout autant privé que public. De grands écarts de performances scolaires renforceraient les critiques, tandis que l’instauration à grande échelle du « modèle de marché » dans le système scolaire irait en soi de pair avec la tolérance par la société d’un certain niveau d’inégalité. »

Il s’agit moins d’une œuvre de fiction que d’un vade mecum pour parvenir à la réduction de la sphère publique et donc des coûts, surtout salariaux, de l’école publique, ce qu’on lit plus loin: « Ce scénario repose sur l’hypothèse d’une diminution de l’intervention directe de l’État dans la production d’activités d’enseignement. » C’est dans le sens du désengagement qu’il faut comprendre la création et l’indépendance du Conseil Supérieur des Programmes, créé en 2014, que loue le rapport Terra Nova. On peut relier enfin cet autre extrait « D’un côté, les cultures entrepreneuriales plus agressives seraient peut-être le meilleur moyen de repérer des marchés nouveaux et des approches nouvelles qui rompraient avec la tradition. » à l’entrée en Bourse de certains établissements scolaires suédois19, ou à la multiplication des partenariats privés sous-traitant le soutien scolaire, ou à la Corée du Sud qui ne jure plus que par le Cyber Home learning system. Le mécontentement des parents est orchestré par un sous-investissement dans les équipements mais surtout par le détricotage des programmes scolaires et l’abaissement des exigences.

Une école du marché et de la reproduction sociale : constitution d’une main-d’œuvre hors-sol

L’école OCDE, l’école Terra Nova, est celle du Marché mais aussi de la reproduction sociale parce que seuls les enfants de milieux populaires, qui n’ont que l’école publique, seront concernés. Les autres ont des familles qui disposent du capital culturel ou du capital scolaire pour échapper à ce formatage. Basil Bernstein dénonçait ces innovations qui « renforcent le rôle invisible des parents. »20 Le pire est que les pédagogistes se croient modernes. Or, les débats autour du curriculum ont eu lieu en Angleterre dès les années 196021 !

Avec la constitution de cette main d’œuvre hors-sol, on comprend la place que le rapport de Terra Nova réserve à l’enseignement du français, réduit à un langage d’usage : « La focalisation exclusive sur la langue française, comme seule langue d’enseignement reconnue et comme seule langue enseignée en dehors de langues réputées « étrangères » occulte ce que peuvent être les besoins et l’intérêt même des élèves qui, nombreux, disposent de compétences dans diverses langues qui constituent une part de leur identité : apprendre ces langues et les utiliser constitue un droit fondamental, comme le souligne le Cadre européen commun de référence pour les langues. » Poursuivant plus loin : « Or si on ne peut pas dire que la littérature étrangère soit absente du collège, ni la littérature populaire, ou même marchande, on n’a pas connaissance de leur part exacte, ni surtout de la façon dont elles sont présentées. Les littératures des cultures d’origine de beaucoup d’élèves, traduites en français, par exemple, sont presque absentes des manuels ». Comment ne pas comprendre qu’il s’agit de diluer et la langue et la culture et l’identité françaises, de fabriquer une classe prolétaire hors sol, et d’abaisser le contenu culturel transmis à l’école, avec cette référence à la littérature populaire ? On repense à la Ministre grimée pour participer à un jeu de Quidditch, dans le cadre de ces fameux EPI. On sent combien la prétention d’un pays à enseigner sa langue comme langue première, prioritaire et primordiale est méprisée. Non, le français en France ne saurait être une langue d’usage. Et on comprend alors le maintien des ELCO rebaptisés en EILE22, plus rassurant et faussement plus ambitieux, dont l’existence pouvait se justifier pour des enfants d’immigrés destinés à rentrer chez eux un jour, mais dont on ne peut comprendre le maintien quand il s’agit de natifs de France, chez eux en France.

Ce système libéral anglo-saxon des compétences débouchant sur les curricula est arrivé en France sous le ministère de François Fillon. Il a été poursuivi et amplifié par les hauts fonctionnaires sous les ministres qui lui ont succédé, qu’ils soient de gauche ou de droite. Parce que ces réformes réduisent le coût de la scolarité. Parce que, faisant fuir les classes moyennes dans le privé, elles réduisent les besoins en investissement de l’État. Xavier Timbeau, directeur à l’Observatoire français des conjonctures économiques, écrit dans le numéro d’avril 2017 d’Alternatives économiques que l’analyse des chiffres sur l’éducation montre que notre pays semble avoir fait le « choix délibéré de dépenser moins pour éduquer moins. » C’est ce que l’enseignement des compétences permet. Il n’y a qu’à voir les filières proposées et cette volonté de casser les orientations vers des voies industrielles d’excellence. C’est qu’un lycée professionnel offrant des filières tertiaires peu qualifiantes (secrétariat, accueil…) coûte quatre fois moins cher qu’un lycée professionnel industriel qui a de plus l’avantage d’absorber une plus grande masse d’élèves. Ils sortiront diplômés, mais leur diplôme n’aura aucune valeur.

 

La mise en série fait sens : c’est une offensive globale dont il nous faut appréhender le périmètre et la nature. C’est sous les ordres de l’UE et de l’OCDE que la France renonce de plus en plus à son modèle scolaire républicain, pour reprendre, avec trente années de retard, la voie du modèle anglo-saxon. Les inégalités socio-scolaires ne cesseront de s’aggraver. Basil Bernstein évoquait le problème du « gaspillage du potentiel éducatif de la classe ouvrière ». C’est en effet un gâchis et un sabotage orchestré par les pédagogistes et les hauts fonctionnaires. Et il n’a jamais été plus important que sous le ministère de Mme Vallaud-Belkacem.

 

Notes

1 – [Note de l’éditeur] On rappellera, entre autres, deux ouvrages plus que trentenaires : Jean-Claude Milner De l’école (Paris : Seuil, 1984 ; rééd. Lagrasse, Verdier 2009) et Catherine Kintzler Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Paris : Le Sycomore, 1984 ; rééd. Paris : Minerve, 2015). Voir également, sur la continuité de cette politique, les nombreux articles publiés sur Mezetulle, notamment par Jean-Michel Muglioni et Tristan Béal.

2 – RF Gauthier et A. Florin, 27 Mai 2016, téléchargeable sur cette page : http://tnova.fr/rapports/que-doit-on-apprendre-a-l-ecole-savoirs-scolaires-et-politique-educative.

3 – Pour une analyse des propositions d’Emmanuel Macron sur l’école, lire l’article de Julien Rock, « Emmanuel Macron veut achever l’école de la République », publié sur le média Le Vent Se Lève.

4 – La sociologie du curriculum en Grande-Bretagne : une nouvelle approche des enjeux sociaux de la scolarisation,  Revue française de sociologie  Année 1984  Volume 25  Numéro 2  pp. 211-232

6 – BFMTV, dimanche 17 avril 2016.

7 – Paris : Le Seuil, 2015.

8 – Paris : Flammarion, 2000.

9 – Cité par Carole Barjon dans Mais qui sont les assassins de l’École ?, coll Mauvais Esprit, ed Robert Laffont, 2016

10 – http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/044000483.pdf , Pour la réussite de tous les élèves
Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École – page 32 – 2004.

11 – « La faisabilité politique de l’ajustement » par C. Morrisson, Cahier de politique économique n°13, 1996. Texte analysé sur Mezetulle dans deux articles : « Les risques calculés du néo-libéralisme » par C. Kintzler http://www.mezetulle.fr/les-risques-calcules-du-neo-liberalisme/ et « Comment ruiner l’école publique » par M. Perret http://www.mezetulle.fr/comment-ruiner-lecole-publique/

12 – OCDE L’école de demain Quel avenir pour nos écoles ? Enseignement et compétences – page 30 – 2001.

13JDD – 10 mai 2015.

14 – Daniel Frandji et Philippe Vitale, Introduction Basil Bernstein : vivre les frontières. Actualité de Basil Bernstein, éd le lien social, 2008.

15Pédagogie, contrôle symbolique et identité, traduit par Ginette Ramognino-Le Déroff & Philippe Vitale. Sainte-Foy [Québec] : Presses de l’université Laval, 2007

16 – Dans un article publié dans la revue Panoramiques en 2000, avec pour titre : « L’Éducation nationale : des idées à rebrousse-poil ».

17 — Téléchargeables sur cette page : http://www.oecd.org/fr/education/scolaire/1840081.pdf. Une analyse en a été faite lors du colloque international Un seul monde, une seule école ? Les modèles scolaires à l’épreuve de la mondialisation, organisé en mars 2009 et présentés sur ce lien : http://www.ciep.fr/sites/default/files/migration/ries/colloque-2009/docs/Istance-atelier-E-colloque-Revue-CIEP.pdf

18 – « Au total, les effectifs du secteur privé (sous et hors contrat) devraient augmenter de 5700 élèves à la rentrée 2017 puis de 3400 à celle de 2018. Le secteur public devrait scolariser 20500 élèves de moins en 2017 puis 33500 de moins en 2018. », extrait de la note de la Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance, téléchargeable sur cette page : http://cache.media.education.gouv.fr/file/2017/27/7/NI-EN-03-2017_725277.pdf

19Libération, 16 septembre 2016

20Ibid.

21 – Lire article de Jean-Claude Forquin : « La sociologie du curriculum en Grande-Bretagne : une nouvelle approche des enjeux sociaux de la scolarisation »,  Revue française de sociologie  Année 1984  Volume 25  Numéro 2  pp. 211-232.

22 – ELCO : Enseignement des langues et des cultures d’origine, EILE : Enseignements internationaux de langues étrangères. Lire ma tribune sur les ELCO et l’enseignement du français sur ce lien http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/06/16/31001-20160616ARTFIG00192-enseignement-de-l-arabe-au-cp-la-langue-francaise-fait-la-nation-et-permet-l-emancipation.php

© Fatiha Boudjahlat, Mezetulle, 2017.

Musique : haro sur les cours individuels… et sur le piano !

*****1 et Dania Tchalik

Une nouvelle perle du progressisme culturel a été dénichée par ***** et Dania Tchalik. La chasse à « l’élitisme » est ouverte dans les écoles de musique et les conservatoires territoriaux : elle révèle, une fois de plus, l’alliance entre l’idéologie pédagogiste et la logique gestionnaire.

La Gazette des communes a récemment publié quelques réflexions originales de M. Jean-Paul Alimi2 (vice-président d’une « Fédération de l’enseignement musical » et directeur des études du Conservatoire national à rayonnement régional de Nice), inspirées par notre « univers économique morose ».

Sensible aux états d’âme des maires, qui « se pose[nt] des questions sur la réelle utilité de ce pan d’activité d’enseignement artistique spécialisé lié à [leur] politique culturelle3 », et néanmoins hautement désireux de préserver cet enseignement4, il n’hésite pas à s’exprimer de manière décomplexée et sans tabou : oui, il faut multiplier le nombre d’élèves à effectif professoral constant, oser envisager d’en finir avec les « cours particuliers » et, tout simplement… les cours de piano !

Ses propos démontrent, si besoin est, que la servilité de certains acteurs de la profession à l’égard des décideurs ne connaît aucune limite. Dire des énormités sans sourciller pour susciter les cris d’orfraie de ceux qui feront ensuite passer des réformes plus modérées mais tout aussi destructrices pour l’enseignement artistique spécialisé, c’est désormais la technique bien connue du « deux (ou plutôt dix) pas en avant, un pas en arrière ».

Nous admirerons ici, une fois de plus, l’innovante et subtile synergie des discours pédagogiste et gestionnaire, qui nous livre une affriolante vision d’Eden du futur « enseignement » : la meilleure réponse à la demande artistique et culturelle, à savoir l’enseignement collectiviste, est également source d’économies ! C’est le désormais connu « faire mieux avec moins » qui, à défaut d’enthousiasmer, pourrait bien s’imposer à nous de façon plus… coercitive5.

N’en déplaise aux tenants inconditionnels des logiques électoralistes et comptables, remplacer les cours individuels d’instrument par ceux groupant cinq ou dix élèves serait, d’un point de vue musical, une catastrophe : le temps pédagogique par élève ne peut être diminué, car… il est déjà notoirement insuffisant ! Qui est soucieux d’assurer un enseignement sérieux ne peut que réclamer son augmentation. Certains pays pourtant moins riches que la France, comme en ex-Europe de l’Est, proposent deux cours d’instrument principal (individuels, cela va sans dire) par semaine6 dans leurs écoles de musique… d’État. Mais, étrangement, ce modèle-là n’est pas mis en avant par les encenseurs habituels des « bonnes pratiques » venant d’ailleurs.

Prendre pour cible le piano est, de même, assez peu original, même si M. Alimi fait ici preuve de propositions éminemment ambitieuses : il s’agirait, ni plus ni moins, de supprimer l’enseignement de cet instrument « individuel et peu tourné vers les pratiques collectives ». Il aurait également pu arguer, pour être tout à fait complet, de son image élitiste et bourgeoise d’instrument de salon ; ou encore rappeler doctement qu’il est choisi par les parents, et non les élèves, avant tout pour son caractère distinctif.

L’intéressé sait pourtant que ce n’est pas uniquement par snobisme que les cours de piano sont tant demandés. La pratique de cet instrument, dont on connaît par ailleurs la richesse du répertoire de musique de chambre, permet aussi d’appréhender, seul (!), une œuvre musicale (pianistique ou autre) dans son ensemble. Elle développe l’écoute harmonique et polyphonique, et donne accès à un répertoire de la plus haute valeur artistique. Ainsi, pour prendre à nouveau l’exemple de ce qui se fait ailleurs en Europe, il faut non seulement maintenir son enseignement principal, mais également généraliser sa pratique complémentaire à celle d’un instrument monodique7.

Voilà ce qui irait dans l’intérêt des futurs musiciens, amateurs et professionnels. La question est de savoir si notre pays y attache encore la moindre importance.

Notes

1 – NdE. Ce co-auteur a souhaité exercer son droit de retrait par lettre adressée à l’éditeur le 3 juillet 2018.

3 – C’est nous qui soulignons. Le possessif employé présente comme acquise et allant de soi la toute-puissance des maires en la matière, qui peut les amener à préférer des enseignants « généralistes » (traduire : des opportunistes incompétents) à ceux détenant des diplômes reconnus, et donc à œuvrer pour le démantèlement des statuts nationaux.

4 – Le peu d’originalité du reproche d’inutilité sociale et du chantage vis-à-vis des professeurs (« si vous voulez continuer à exister… ») se constate à la lecture de scientifiques de l’éducation comme J. Aguila (http://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/4442_237_pour-sortir-de-la-crise-progressistes-et-conservateurs-doivent-sunir-1 ) ou de cadres territoriaux tels N. Stroesser (http://www.la-croix.com/Archives/2015-04-28/Conservatoires-la-crise-n-est-pas-que-financiere-!-Nicolas-Stroesser-directeur-d-etablissement-d-enseignement-artistique-2015-04-28-1307392 ). Pour une analyse de ce type de discours, voir les articles de D. Tchalik : http://lalettredumusicien.fr/s/articles/4754_250_quand-la-pedagogie-musicale-invite-au-pret-a-penser et http://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/4785_251_conservateurs-et-progressistes-ne-sont-pas-ceux-que-lon-croit parus dans les numéros 473 et 474 de la Lettre du musicien, ainsi que son compte-rendu d’un document d’orientation particulièrement édifiant à l’usage des directeurs de conservatoire : http://www.mezetulle.fr/quand-les-conservatoires-se-bougent-le-bacon/.

5 – Cet aspect de l’articulation entre restrictions budgétaires et réformes pédagogiques est particulièrement apparent dans les propos (cités dans l’ouvrage ci-dessous) que M. Benoist Apparu, alors députe UMP, confiait au journal Le Monde le 30 mai 2009 : il se disait « convaincu que la suppression de postes [dans l’Éducation nationale] obligera[it] l’institution à s’interroger sur elle-même et à se réformer », et que « seule la baisse des moyens obligera[it] l’institution à bouger », « laissant transparaître la fonction proprement disciplinante de la baisse des effectifs des enseignants  et autres personnels de l’enseignement » (C. Laval, F. Vergne, P. Clément, G. Dreux, La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2012 [2011], p 43).

6 – … complétés par ceux de rythmique, de formation de l’oreille, ainsi que par les pratiques d’ensemble instrumental, de chœur ou d’orchestre. Les apprentissages collectifs ne sont donc pas négligés, loin de là.

7 – Symétriquement, les musiciens pratiquant le piano en tant que discipline principale devraient suivre, à partir d’un certain niveau, l’apprentissage d’un instrument monodique ou du chant, en discipline complémentaire.

© *****, Dania Tchalik et Mezetulle, 2016.

L’école doit-elle enseigner la morale?

Un dossier-débat dans L’Humanité

L’Humanité du 2 novembre a publié un dossier-débat sur la question « L’école doit-elle enseigner la morale ? », avec trois textes, signés Laurence De Cock, Grégory Chambat et Catherine Kintzler.

Voici le début de ma propre contribution, intitulée « La discipline est la condition de l’instruction » (le titre est de la rédaction) :

La question de la discipline et de la morale se pose à l’école de manière d’autant plus aiguë que cette dernière est constamment sommée de s’incliner devant les caractéristiques sociales et prétendument identitaires des élèves, alors qu’elle devrait s’efforcer de les suspendre pour instruire. Un prêchi-prêcha surajouté ne peut pas colmater une brèche qui désorganise l’école de l’intérieur en prétendant la régler.

Sans l’expérience individuelle de l’appropriation de connaissances, la morale scolaire se prive de son fondement substantiel. Son enseignement est abstrait, vain ou normalisateur si l’école par ailleurs est divertie de sa mission d’instruction, laquelle fait faire à chacun l’expérience concrète de l’autonomie. Un enfant qui comprend comment fonctionne une retenue dans une soustraction accède à la plus haute forme de la liberté : il est l’auteur de sa pensée et voit aussi que tout esprit est susceptible de cette expérience.

On peut lire la suite, ainsi que les deux autres contributions, en ligne sur le site de L’Humanité : http://www.humanite.fr/lecole-doit-elle-enseigner-la-morale-619527

Attention ! L’édition « papier » du journal datée du 2 novembre, page 12, a malencontreusement interverti deux auteurs, en m’attribuant le texte de Laurence De Cock et réciproquement…. Une bourde de mise en page… ça m’a fait tout drôle de lire (entre autres) sous ma signature que « discipline » est « un mot horrible » !
Si vous avez un exemplaire fautif, gardez-le : c’est à la fois une perle et un collector !

© Catherine Kintzler 2016

 

Enseignement de la musique : un Rapport Lockwood peut en cacher un autre

Infatigable lecteur critique des indigestes et indigents textes officiels consacrés à l’enseignement de la musique, Dania Tchalik offre à Mezetulle pour cette rentrée scolaire une analyse alerte, grinçante et perspicace de la seconde version du « Rapport Lockwood » intitulée « Transmettre aujourd’hui la musique ».

Le 21 juin 2016, jour de Fête de la Musique par la grâce de Jack Lang, le gouvernement a dévoilé sur son site officiel une mouture rénovée (refondée ?) du Rapport1 confié à Didier Lockwood, célèbre violoniste de jazz mais aussi (et surtout) ancien vice-président du Haut Conseil à l’Éducation artistique et culturelle2. Le milieu de la musique se souvient avec horreur d’une première version particulièrement prolixe en démagogie parue voici quatre ans3 ; nous étions alors sous les heures sombres du sarkozysme mais les esprits naïfs ignoraient que les artistes subventionnés et les ronds-de-cuir avaient pour point commun d’échapper aux joies de l’alternance politique. C’est donc fort logiquement que la majorité suivante a reconduit sa confiance à cet éminent expert, tout en prenant soin de différer la parution du nouveau chef d’œuvre de plus d’un an, sans doute en attendant une fenêtre d’opportunité. Celle-ci s’est présentée tout récemment, à la faveur des sorties quelque peu osées de l’inspection des affaires culturelles de la Ville de Paris à propos de la pédophilie supposée des professeurs des conservatoires4. Le ministère de la Culture n’a certes plus d’argent mais il lui reste les idées (parfois insolites) et les conseillers en communication : quand la piétaille se rappelle au bon souvenir de ses dirigeants, le mieux est de la divertir ou de lui donner un os à ronger…

Le texte préconise une introduction massive de la pratique orchestrale à l’école : cette fois, ce n’est plus l’indépassable modèle finlandais qui est à l’honneur mais le Venezuela d’El Sistema5. Quelques déclinologues clament à l’envi que la France se tiers-mondise et on serait presque tenté de leur donner raison : pendant que l’État se désengage du financement des conservatoires existants6 et retire son agrément à certains d’entre eux, certaines mairies n’hésitent plus à faire passer leurs écoles de musique sous statut associatif (ce qui a pour effet de faire monter les tarifs), les refus d’inscription se multiplient par manque de place et de postes de professeurs, les concours de recrutement sont sans cesse ajournés7… Mais ce ne sont que broutilles pour des autorités qui préfèrent brocarder le cours individuel, cet archaïsme élitiste qui assure le caractère spécialisé de l’enseignement, pour mieux imposer l’Éducation artistique et culturelle, grande cause nationale s’il en est, et son « déploiement des pratiques collectives ». Dès lors, la mécanique culpabilisatrice est enclenchée et toute ressemblance avec l’actuelle réforme du collège8 ne saurait être qu’un pur hasard : comme l’a fort élégamment formulé un directeur de conservatoire dans le coup, « les doués et les riches n’ont pas besoin d’écoles » !

Entre sensiblerie new age et relativisme culturel

Mais le nouveau rapport Lockwood n’est pas un texte ministériel comme les autres : il porte une griffe artistique qui n’appartient qu’à son signataire. Le lecteur est ainsi invité à imaginer un « sublime symbole » : « à l’heure où les fanatismes et les conflits identitaires refont funestement irruption sur le devant de la scène publique », « toutes les écoles de France se rassemblent autour de la pratique musicale collective, mais aussi des autres formes d’expression artistique, pour construire ensemble un modèle de citoyenneté irrigué par les diverses constellations du sensible ». Les pistes pédagogiques proposées sont à l’avenant : à l’entame d’une séquence, « il est fondamental d’instaurer un silence inchoatif et de le faire ressentir [aux élèves], non comme un abyssal vide anxiogène associé à l’image de la mort, mais a contrario comme le berceau des possibles dans leur infinité ». À noter que ce « rituel inaugural », que l’on imagine quelque part entre Woodstock et le club de spiritualités alternatives (sans oublier les meilleurs happenings made in ESPE, ex-IUFM), sera « directement confié aux élèves puisque le dépassement des problèmes de discipline passe par la responsabilisation des enfants ». On imagine aisément la scène dans une école de zone sensible… Toujours est-il qu’après avoir « discerné l’harmonie du silence », des « jeux ludiques » [sic !] favoriseront « une prise de conscience du corps, de ses centres énergétiques et de ses mécanismes respiratoires inhérents à l’incarnation du rythme et du son, afin de générer les conditions physiques et mentales favorables à une utilisation constructive de l’instrument ». Mais l’étape suivante – accorder les instruments – touche au mystique : elle « représente le symbole le plus évocateur des valeurs humaines et sociales contenues en germe dans la pratique musicale d’ensemble » puisque « l’ajustement des différentes fréquences instrumentales ne saurait être dissocié d’une mise en résonance des corps et des cœurs, qui composent dans toute sa vitalité l’accord orchestral, miroir d’une concorde sociale ainsi établie ».

À force d’insister sur les prolégomènes (dont la sempiternelle « motivation » de l’apprenant) et d’enfoncer des portes ouvertes (favoriser une approche sensible de la musique, stimuler l’intuition, développer le sens du rythme : comment n’y a-t-on pas pensé plus tôt ?), la pédagogie finit par en oublier l’enseignement proprement dit. L’injonction de privilégier « l’oralité » justifie-t-elle l’élimination de tout élément de théorie et le report de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture de la musique à l’âge de onze ans, sous couvert de ne pas « étouffer l’intuition » ? La créativité bien comprise, fruit de l’acquisition patiente d’un patrimoine technique et culturel tiré des meilleurs exemples du passé, cède alors sa place à deux dérives symétriques : le spontanéisme simpliste et ravi et le technicisme qui empile des procédés dépourvus de finalité. L’obsession du « ludique », le zapping de la « sensibilisation » permanente, la démesure de la « perspective synesthésique » (!) et l’expérimentation comme fin en soi – tout innovants qu’ils sont, les « ateliers dédiés à la construction d’instruments originaux, à partir d’objets industriels ou recyclés » fleurent bon leur nostalgie (serait-elle suspecte ?) des seventies – font perdre un temps précieux, favorisent l’éclatement des apprentissages et expliquent en grande partie l’incapacité récurrente des élèves à se concentrer, que ces mêmes « pédagogues » prétendent combattre avec la caution de la Science.

Mais ces directives se distinguent surtout par un relativisme outrancier. « Il ne peut être de véritable démocratisation de l’éducation musicale sans une ouverture à l’ensemble des esthétiques, alliée à une déconstruction des représentations qui leur sont associées dans l’imaginaire collectif, afin d’abolir les clivages symboliques susceptibles d’opposer les différentes formes d’expression musicale et leurs publics ». On en déduira que ceux qui préfèrent Mozart au rock, mais aussi ceux qui aiment Mozart et le rock, mais différemment, sont définitivement « fermés » et « anti-démocrates » : le pédagogue se fait militant et son ressentiment néo-bourdieusien envers la « culture bourgeoise » l’incite à assimiler toute tentative d’établir des priorités dans les programmes scolaires à une forme de discrimination, dans la plus pure tradition du gauchisme culturel.

Les dames patronnesses sont de retour

Cette doxa sociologiste vire à la dictature du présent lorsqu’elle invite chacun à être « en adéquation avec les conditions socioculturelles de notre temps ». Elle trouve néanmoins ses limites dès lors que l’injonction de la rétro-chronologie9 (le fait d’« amener progressivement les élèves vers de nouveaux horizons musicaux à partir de leurs goûts musicaux ») vient contredire l’égalité absolue des esthétiques martelée supra. « La considération accordée par d’éminents pédagogues et musiciens à ces enfants » (merci pour eux !) atteste la volonté de « faire évoluer leur perception, mais également celle de leurs familles, à l’égard de la sphère musicale “classique” » : le relativisme culturel n’est donc que la façade bienpensante du mépris de classe. Le but de la « pédagogie » n’est alors plus de porter chaque élève au plus haut de ses capacités mais, « indépendamment du niveau musical acquis par les élèves concernés » (!), de « réunir les enfants autour de l’expérience commune de la pratique musicale […] et des valeurs relatives au vivre-ensemble qu’elle véhicule » et, surtout, « d’offrir à la jeunesse une alternative aux diverses manifestations de la violence qu’engendrerait un éventuel sentiment d’exclusion sociale ». Derrière le vivre-ensemble10, le « plaisir de se retrouver », la « solidarité intergénérationnelle », le « regard réflexif sur l’identité [de l’élève] et sa pratique de musicien » (sic !), le développement des « qualités sensibles sublimant les facultés rationnelles » et les « nouveaux horizons propices à la construction d’une politique de la paix » (liste non exhaustive) pointent la psychologisation comportementaliste et des valeurs autrement plus prosaïques, celles d’un cynisme où la compassion victimaire tient lieu de politique sociale. Quand le prêche moralisant se substitue à l’instruction, la responsabilité individuelle est plus étouffée que stimulée et l’intuition n’est plus fécondée par l’exercice de la raison ; loin d’éveiller la sensibilité, les bons sentiments en deviennent aussitôt le tombeau.

Devenu collectiviste et « socio-culturel » (et non plus populaire puisque son nouveau profil correspond davantage aux fantasmes d’une élite branchée), le conservatoire cesse dès lors d’être une école d’art pour se transformer pas à pas, à l’image de l’école investie par ces mêmes « pédagogues », en un outil de traitement social au rabais des maux de la société. Cependant, le renoncement à l’élévation de l’individu et le repli sur une illusoire « pacification des rapports sociaux » (sic !) par une pratique orchestrale assimilée à un camp de boy-scouts n’illustre-t-il pas l’impuissance des politiques à contenir le désengagement financier de l’État, le creusement des inégalités ou la ghettoïsation rampante du territoire ?

Le management au service de l’utilitarisme

Dans un contexte budgétaire contraint, il n’échappera à personne que la promotion des pédagogies collectives s’apparente à un plan social déguisé, et il est bien précisé que le coût de cette « appropriation vivante et accessible à chacun de l’outil musical » « doit demeurer abordable pour les collectivités territoriales » qui (jusqu’à la prochaine crise ?) détiennent les cordons de la bourse. Le rapporteur précise du reste que le choix des instruments à vent plutôt que des cordes pour former les effectifs instrumentaux relève de cette même volonté de maîtriser les coûts. Mais dans la plus pure tradition du développement culturel, il s’agit aussi de créer de la valeur ajoutée et « d’établir des passerelles entre les mondes de l’école, des arts [et] de l’entreprise, car dans une optique d’insertion professionnelle, l’épanouissement spirituel est favorable à la productivité ». On rappelle donc à propos que les « activités de l’association “Orchestre à l’école” furent originellement impulsées par la Chambre syndicale de la facture instrumentale (CSFI) » et l’on prône l’association du secteur du numérique à des marchés publics… qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom.

Il n’est donc plus question que l’État fasse autre chose qu’accompagner les « forces vives » locales (et donc le creusement des inégalités) puisque selon Emmanuel Ethis, sociologue, recteur d’Académie et vice-président du Haut Conseil à l’Éducation artistique et culturelle, cette dernière doit et devra « se développer toujours davantage, sans jamais méconnaître la diversité des acteurs, des pratiques et des territoires, mais en faisant un atout, et non plus un obstacle »11. Dans le même temps, les missions des professeurs sont appelées à se multiplier (pardon, à évoluer) entre l’enseignement, les concerts, mais aussi l’animation socioculturelle et les tâches bureaucratiques ; mais plutôt que « d’imposer des directives pédagogiques en rupture avec l’existant » (ce qui s’avère parfois risqué), les managers ont tout intérêt à les faire admettre comme inéluctables et, mieux, à y faire adhérer leur ressource humaine dans une démarche dite participative. Le Rapport Lockwood appelle ainsi à revoir le contenu des examens proposés pour les DE (Diplôme d’État) et les CA (Certificat d’Aptitude) afin de baser le profil des futurs intervenants sur la personnalité de l’intervenant et ses aptitudes communicationnelles : le formatage ne commence jamais assez tôt et l’enthousiasme vaut bien les connaissances musicales – dont certaines, nous dit-on, pourront être « rudimentaires ».

La pédagogie se réduit alors à un simple prétexte. Pour mieux répandre les « bonnes pratiques », rien ne vaut la « formation de formateurs » (sic) les « modules de formation continue »12, les « synergies » et autres « partenariats », sans oublier l’incontournable « travail en équipe », le tout évidemment « en concordance avec les actuels enjeux socioculturels et les attentes des publics », secundum Scripturas. Des « modules en sociologie des arts, de la culture et de l’éducation » permettront également aux intervenants de travailler leur réflexivité et, toujours, de « déconstruire leurs propres représentations pour composer avec celles de leurs élèves »13. La rédaction d’une « charte pédagogique ouverte, dans le but de définir les socles de compétences » sera éminemment précieuse à cet effet.

Un fonctionnement clanique

Le décalage de ces « humbles propositions » (sic !) avec la pratique de la musique et son enseignement, sans parler des préoccupations quotidiennes des musiciens, semble complet et irrémédiable. Reste à expliquer la permanence de cette logorrhée depuis plus de trente ans, l’obsession maladive de la socialisation, la mode des démarches de type universitaire trop précoces ou, a contrario, le report récurrent des apprentissages élémentaires. La réponse se trouve dans la liste des personnes consultées, qui recoupe étrangement celle des rédacteurs des annexes14. Comme à la rue de Grenelle, les politiques viennent chercher l’inspiration auprès d’une même minorité agissante d’experts à la botte : les Cefedem (Centres de Formation des Enseignants de la Danse et de la Musique) et les CFMI (Centres de Formation des Musiciens Intervenants en milieu scolaire), équivalents des tristement célèbres ESPE (ex-IUFM), y occupent une place de choix, sans oublier l’association de directeurs Conservatoires de France que le rédacteur du rapport transforme subtilement en une « Association des conservatoires de France ». Au lieu de consulter des professionnels relégués au rang d’exécutants, les décideurs s’adressent à des « comités de pédagogues »15 dont le centralisme démocratique à toute épreuve permet en retour de solliciter le « soutien des services du ministère » afin de « cadrer » toute réflexion « à l’aune des textes en vigueur », et ainsi de suite. Tant qu’on ne rompra pas avec cet entre-soi clientéliste (« de droite » comme « de gauche »), la crise de l’enseignement musical16 français perdurera et les élèves, amateurs et futurs professionnels confondus, continueront d’en être les principales victimes.

Notes

2 – Voir http://www.education.gouv.fr/cid104769/presentation-de-la-charte-pour-l-education-artistique-et-culturelle.html. Créature bureaucratique des années 2000 affublée d’un comité Théodule ad hoc, le concept d’Éducation artistique et culturelle pourrait sembler quelque peu obscur au profane et même au musicien confirmé. En effet, n’enseigne-t-on pas déjà les disciplines artistiques sur tout le territoire, était-il nécessaire de créer un nouveau dispositif alors que l’enseignement général (avec les « dumistes » pour les écoles et les certifiés et agrégés pour le secondaire) et spécialisé (avec les professeurs des conservatoires) disposaient déjà de professionnels qualifiés et (en principe) titulaires d’un concours national ? Tout d’abord, le temps politique et les nécessités de la communication font qu’il est plus profitable à court terme de créer de nouvelles structures plutôt que d’entretenir convenablement l’existant : on le constate notamment tous les jours dans un domaine tel que les transports en commun ferroviaires. Ensuite, si une école, un collège ou un conservatoire disposent d’un budget pérenne et d’un personnel permanent, ce n’est pas le cas de l’Éducation artistique et culturelle qui fonctionne à l’échelon des territoires, en partenariat et sur projet ; au lieu de dispenser un financement annuel aux diverses institutions, l’État gestionnaire est désormais libre de réserver sa manne aux projets les plus innovants, c’est-à-dire conformes à l’idéologie du moment (on observera au passage que cette même gouvernance opaque et d’inspiration néo-libérale a largement investi le monde de la recherche). Enfin, l’assèchement financier et la soumission au politique se soutiennent mutuellement : le développement de la transversalité (la dilution progressive des spécificités de chaque corps dans un collectif aliénant à souhait) permet à terme la mutualisation, l’indifférenciation des missions (puis des statuts) et le nivellement, si possible par le bas, de l’enseignement dispensé – qui n’en est d’ailleurs plus un à partir du moment où on le remplace par une vague éducation, comme le précise sans détour l’intitulé du dispositif. À cette fin, on ne manquera pas de recourir au leurre idéologique de la démocratisation de façon à délégitimer les enseignements spécialisés qui, au moins pour les niveaux les plus élevés, s’adressent nécessairement à une minorité – de là à les accuser d’élitisme, le pas est vite franchi…

3 – Le texte de cette première version est accessible en ligne : http://www.fuse.asso.fr/docsfuse/Rapport-Lockwood_658684939.pdf . J’en avais alors publié une critique sur le blog Je suis en retard : http://celeblog.over-blog.com/article-le-rapport-lockwood-bas-les-masques-101377295.html

5 – Voir l’article de Vincent Agrech dans Diapason : http://www.diapasonmag.fr/actualites/a-la-une/el-sistema-voyage-en-utopie

6 – La charte de l’Éducation artistique et culturelle susmentionnée proclame que le financement de ce dispositif a été augmenté de 80% entre 2012 et 2016, passant à plus de deux milliards d’euros. Curieusement, ce document ne précise pas que dans le même temps les crédits d’État accordés aux conservatoires ont été purement et simplement supprimés. Chacun sait cependant que, comme leur nom l’indique, les conservatoires sont conservateurs ; cet arbitrage budgétaire est aussi un choix idéologique en même temps qu’un message clair envoyé à la profession.

7 – Les derniers concours de la fonction publique territoriale (FPT) ont eu lieu en 2011 pour les assistants territoriaux d’enseignement artistique (ATEA) et en 2013 pour les professeurs d’enseignement artistique (PEA). Il ne faudrait tout de même pas que les collectivités territoriales (qui, depuis quelques années, ont toujours le dernier mot s’agissant des décisions gouvernementales, à la Culture comme ailleurs) fussent contraintes de recruter leur personnel dans le cadre des statuts en vigueur ! Mais l’espoir reste permis puisqu’on envisage une nouvelle session pour, respectivement, 2018 et 2019, c’est-à-dire après les présidentielles – si le statut n’est pas purement et simplement supprimé d’ici-là, comme nous le promettent déjà certains candidats dits républicains à la magistrature suprême. Inutile de préciser qu’une telle suppression de fait des concours aurait été impensable côté Éducation nationale, qui plus est à l’heure des introuvables « 60 000 postes »…

9 – Déjà omniprésent dans la première version du Rapport, le gadget innovant de la rétro-chronologie est pourtant loin d’avoir été inventé par Didier Lockwood puisqu’il ne fait que ressasser les habituels poncifs de pédagogies qui, depuis les événements de 68 et leurs suites, n’en finissent plus d’être « nouvelles ». Il relève notamment de l’injonction de partir du vécu de l’élève : voilà assurément le meilleur moyen de maintenir celui-ci dans son ignorance originelle (pardon, dans son handicap socio-culturel). Voir J.-P. Despin et M.-C. Bartholy, Le Poisson rouge dans le Perrier, Limoges, Critérion, 1983 (p. 73 et suivantes).

10 – Si l’expression vivre-ensemble s’est récemment banalisée à la suite des attentats et d’un matraquage ad nauseam de la part des médias et des politiques réunis, son arrière-plan idéologique n’en devient que plus opérant à mesure qu’elle accède au rang de truisme. Habilement dissimulé sous le moralisme et l’effusion sentimentale, ce qui a pour effet de désarmer la critique, le travail de sape mené au nom des bonnes intentions constitue une menace sérieuse pour la vitalité de la démocratie républicaine. Ainsi, pour le philosophe Robert Redeker (L’École fantôme, Paris, Desclée de Brouwer, 2016), la transformation en cours des objectifs de l’école véhicule un projet politique et anthropologique visant à « substituer la société à la nation et au peuple » et à créer une humanité nouvelle composée de consommateurs ignares, dociles et indifférenciés. On ne sous-estimera jamais assez la férocité et la nature foncièrement anti-républicaine de cette doxa, véritable « machine de guerre contre la fraternité » dont les progrès favorisent une balkanisation larvée du corps social. Autre variante : la bienveillance. Voir le livre d’Yves Michaud, Contre la bienveillance, Paris, Stock, 2016, et l’article de Richard Michel « Raison ou bienveillance ? » sur le site du Comité Laïcité République http://www.laicite-republique.org/raison-ou-bienveillance-r-michel.html.

11 – E. Ethis, Charte de l’Éducation artistique et culturelle, éditorial de présentation, Avignon, juillet 2016, http://www.education.gouv.fr/cid104769/presentation-de-la-charte-pour-l-education-artistique-et-culturelle.html.

12 – Voir mon article « Enseigner c’est manager » sur ce site : http://www.mezetulle.fr/enseigner-cest-manager/

13 – Cette dernière affirmation comporte une contradiction dans les termes : pour être « dans les clous » des préconisations du ministère, faut-il qu’un professeur renonce à enseigner ?

14 – À cet égard, la liste des membres du Haut Conseil de l’Éducation artistique et culturelle n’est pas moins éloquente puisqu’on n’y dénombre qu’un seul musicien en exercice : M. Lockwood himself !

15– Voir mon article « Quand les conservatoires se bougent le bacon » http://www.mezetulle.fr/quand-les-conservatoires-se-bougent-le-bacon/

16– Voir mon article « Conservatoires: les raisons d’une crise » http://www.mezetulle.fr/conservatoires-les-raisons-dune-crise/

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2016.

La révolte des incultes (par Mathieu Bock-Côté)

Le bac, produit de consommation, et les « casseurs littéraires »

Trop difficiles les sujets du bac ? On fait une pétition pour « ajustement »: annulation ou barèmes adaptés, histoire de mettre les profs au pas…  Mais le vent tourne :  même les Inrocks s’en alarment1 – sans aller cependant jusqu’à une analyse lucide qui pourrait avoir quelque effet boomerang ! On en trouvera une dans ce bel article de Mathieu Bock-Côté, publiée le 22 juin dans son blog hébergé par Le Journal de Montréal2.

 

La France. Le pays de la grande culture, de la littérature, des intellectuels brillants, des écrivains époustouflants. Le pays qui aime les mots et qui nous les fait aimer.

On ne l’imagine pas dévorée par la médiocrité culturelle. Et pourtant, la bêtise n’épargne aucun pays.

Ces derniers jours, les étudiants devaient passer l’épreuve du bac. Ils avaient notamment une épreuve d’anglais, dans laquelle ils devaient déterminer où se trouve Manhattan. Trop dur! Question scandaleusement difficile!

Facilité

Au sortir de l’examen, des étudiants, prenant leur courage à deux mains, ont signé massivement une pétition pour faire annuler l’examen, trop difficile à leurs yeux! On dénombre 30 000 signatures.

Voyons-y une manifestation virtuelle­­.

Soyons honnêtes: une telle histoire pourrait se passer au Québec demain matin – à la différence qu’ici, les évaluations sont tellement faciles qu’il faut faire un effort particulier pour les couler!

Mais cet événement est terriblement révélateur de ce que devient l’éducation à l’échelle des pays occidentaux et de la psychologie d’une nouvelle jeunesse, qui conjugue avec une fierté qui désarçonne l’arrogance et l’ignorance.

En fait, nous sommes devant les enfants de la nouvelle idéologie pédagogique qui dévalorise le savoir et la culture­­.

Ils ne s’inclinent pas devant la culture, ils n’ont pas honte d’échouer, ils n’ont pas honte non plus de leur inculture, ils se victimisent et considèrent désormais que c’est un droit fondamental d’avoir des examens adaptés à leur ignorance.

Ce n’est pas à eux de s’adapter au monde, mais au monde de s’adapter à eux.

On répète à la jeunesse qu’elle est merveilleuse, qu’elle aurait mille choses à nous apprendre. On la cajole, et pour tout dire, on se couche devant elle.

Les adultes ont tellement peur d’avoir l’air dépassés par les nouvelles générations qu’ils n’osent plus leur imposer quelque borne que ce soit.

Celles-ci sont élevées dans un monde où elles ne rencontrent aucune limite­­.

Complaisance

Alors quand elles butent sur une œuvre qui leur échappe, sur une langue qu’elles ne comprennent pas, elles se révoltent, décrètent ce savoir inutile et veulent l’expulser du programme. La culture générale? Vite, aux vidanges!

Cela fait penser à ceux qui, ne sachant pas écrire, nous expliquent que l’orthographe et la grammaire sont des contraintes périmées. On appelle ça faire de l’analphabétisme un détail ou une vertu.

Mais cette pétition française nous rappelle un autre événement d’il y a quelques années. C’était encore une fois en France.

Même contexte: un examen de fin d’année où il fallait commenter un texte de Victor Hugo. Encore une fois, de petits incultes se jetèrent dès la fin de l’épreuve sur Twitter pour envoyer paître le grand écrivain.

Citons-les par souci de rigueur:

Va chier Victor Hugo! Ah! La politesse! Pourquoi s’encombrer d’une telle vieillerie!

Leur message: puisque ces choses nous dépassent, rabaissons-les!

Ce sont des casseurs littéraires.

On a, pour quelques instants, la nostalgie­­ d’une époque où la jeunesse était poussée à admirer les grandes œuvres, et pas seulement à s’admirer elle-même, le regard hypnotisé par le nombril.

© Mathieu Bock-Côté, Le Journal de Montréal 22 juin 2016.

Lire l’article sur son site d’origine http://www.journaldemontreal.com/2016/06/22/la-revoltedes-incultes

  1. Voir ce lien. []
  2. Voir ce lien. []

L’enseignement musical ‘low cost’

Dania Tchalik décrypte une offre municipale d’emploi pour des ateliers d’initiation à la pratique instrumentale. Sous les termes emphatiques et rassurants (ne s’agit-il pas de « développer l’éducation artistique » pour un maximum d’enfants ?) apparaît le principe de la confusion entre le scolaire et le périscolaire : il s’agit de diminuer les heures de cours au profit d’« activités de loisirs ». L’enseignement musical est la victime et le témoin de la dilution générale de l’école dans un « tout éducatif » local « flexible », avec son cortège d’emplois précaires et d’inégalités.

En consultant une revue musicale, mon regard s’est arrêté sur une offre d’emploi en provenance de la mairie de Cergy : « dans le cadre d’une politique ambitieuse » – on n’est jamais mieux servi que par soi-même ! – « de développement de l’éducation artistique1, la ville entend mettre en œuvre des ateliers d’initiation à la pratique instrumentale sur le temps périscolaire ». Pour rappel, le dispositif des Temps d’Activités Périscolaires (TAP, à ne pas confondre avec la compagnie aérienne portugaise) résulte de la suppression d’heures de classe décidée par Xavier Darcos puis confirmée par Vincent Peillon. Dans le cas de ces « ateliers d’initiation musicale », l’habillage démocratique de la réforme (permettre à un maximum d’enfants d’accéder à la pratique d’un art) vise à masquer la suppression d’heures de cours qui pouvaient être déléguées aux « dumistes » (intervenants en milieu scolaire) au profit d’un périscolaire facultatif et financé par les communes, avec participation éventuelle des parents. La regrettable confusion entre temps et lieu scolaires et activités de loisirs engendre alors une pernicieuse dilution de l’école dans le tout éducatif2 et se conjugue avec la territorialisation non assumée de l’Éducation nationale.

On ne sera donc pas surpris de retrouver ici la litanie des poncifs pédago et la panoplie de la novlangue managériale. Mais plus largement, cette annonce confirme les avis les plus pessimistes quant à l’évolution de l’enseignement musical français, côté conservatoires comme côté Éducation nationale, et tant du point de vue de la qualité du savoir artistique dispensé que de son cadre légal.

La décentralisation, un levier pour assouplir la loi ?

Le professionnel sera d’abord surpris par l’absence de toute référence aux cadres d’emploi en vigueur dans l’enseignement artistique spécialisé. En lieu et place des habituels professeurs et assistants territoriaux d’enseignement artistique (PEA et ATEA), l’annonce ne mentionne en effet que des « intervenants » ou bien, au mieux, de vagues « professeurs d’instruments » [sic] : parler d’animateurs aurait sans doute constitué une faute de goût. Ce flou des dénominations, tout comme celui des pré-requis (on demande un DE3, un DUMI4, voire un simple DEM !), en dit long sur l’agilité des décideurs vis-à-vis du cadre réglementaire. Mais il y a mieux ! Les candidats seront recrutés sur des « vacations de 1h30 à 6 heures », ce qui ne manque pas d’interpeller : le recours à des vacataires n’est pas prévu par la loi française s’agissant d’une tâche continue dans le temps5 (en l’occurrence, répartie sur l’année scolaire), donc normalement dévolue à des fonctionnaires. Voilà une municipalité (socialiste !) qui a visiblement souhaité se placer à l’avant-garde des évolutions nécessaires liées à l’imminente réforme du code du travail…

Une flexibilité à sens unique

Les postulants à ce « nouveau métier6 » sont donc fixés : en l’absence d’un cadre d’emploi spécifique, ils n’accèderont jamais à la titularisation. Le lecteur naïf pourrait alors penser que les exigences de l’employeur public vis-à-vis des impétrants seraient en rapport avec la modestie de leur statut et (on l’imagine) de leur rétribution ; il n’en est rien. Au contraire, il devra « participer activement à la mise en place des concerts et restitutions » [sic], sans oublier de « suivre le déroulement des manifestations dans leur entier » : entre la paperasse et le transport des tables et des chaises, il n’aura sans doute que peu d’occasions de « se positionner en tant qu’interprète » [re-sic]. De même, le principe de la rémunération à l’heure propre à toute vacation permet à la mairie de ne rémunérer que les heures passées face aux élèves, sans tenir compte du temps nécessaire pour arranger et transcrire les partitions (on n’oserait dire « bidouiller » au vu de l’effectif improbable des formations instrumentales futures : 12 contrebassistes ou 12 trompettistes, voire 12 violonistes dans le meilleur des cas…). Enfin, notre intervenant se fera volontiers bureaucrate en assistant avec assiduité, « après concertation de dates et de jours et selon les projets pédagogiques du dispositif, aux réunions de coordination pédagogique ». Dans ces conditions, on imagine sans peine les cohortes de candidats venus de toute l’Île-de-France et se faisant une joie de multiplier les déplacements pour une malheureuse heure et demie par jour – la ponctualité proverbiale des transports en commun franciliens et du RER A en particulier ne constituant dès lors qu’un challenge supplémentaire ! –, sans oublier la forte probabilité de devoir « enseigner » dans différentes écoles de la ville… Gageons toutefois que cette flexibilité ne constituera en aucun cas un frein à la motivation de ceux qui ne songent qu’à se vouer à « l’intérêt des enfants »… et à celui, plus terre-à-terre, de la collectivité !

Pédagogie : « retour vers le futur » ?

L’annonce distingue deux types d’ateliers périscolaires : des « TAP musique » pour le cycle 2 (CP et CE1) comprenant notamment du chant choral, et des « TAP instrumentaux » pour le cycle 37 (CE2 à CM2). Initier les enfants à la pratique du chant choral, fort bien – mais pourquoi ne pas commencer l’instrument tout de suite ? Tout musicien sait qu’un apprentissage efficace de la musique suppose la simultanéité entre le travail de l’instrument, de la voix, de l’oreille et de la lecture, sans parler de l’acquisition progressive d’éléments de théorie. Or, l’initiation (ou la sensibilisation, ou la découverte : les variantes ne manquent pas tout au long de l’annonce) ayant beau s’étendre sur deux années entières, les effectifs sont renouvelés à chaque période scolaire, ce qui annihile la possibilité même de tout travail suivi. Dans le cas le plus favorable (l’élève suit l’ensemble des ateliers sur les deux ans), les concepteurs de ces « ateliers » remettraient paradoxalement à l’honneur cette habitude affreusement passéiste qui consistait jadis, dans les conservatoires, à différer (faute de place) la pratique instrumentale d’une année et à cantonner ainsi le malheureux élève au seul solfège – mais l’essence même du pédagogisme ne consiste-t-elle pas à repousser tout apprentissage sérieux à plus tard ? Il est toujours trop tôt pour (bien) apprendre !

L’obsession du collectif, entre démagogie et sociologisme

L’intervenant animera donc un « atelier » comprenant 12 ou 17 enfants par tranche horaire d’1h30, « en faisant participer en permanence les élèves présents ». Occuper et solliciter en continu l’attention des enfants dans le cadre d’une « pédagogie dynamique et active » permet certes de limiter d’éventuels débordements – nous sommes bien face à un groupe d’enfants, à plus forte raison issus de publics difficiles et l’expérience de l’intervenant est susceptible de trouver à tout moment ses limites ! – mais aussi d’évacuer toute amorce de concentration et de réflexion de la part des apprenants. Les esprits chagrins crieront au matraquage publicitaire et au zapping généralisé mais on ne manquera pas de leur répondre qu’il ne s’agit ici là « que » de périscolaire.

La dimension collective de ces activités fait l’objet d’une lourde insistance qui ne manque pas de sauter aux yeux. À partir du moment où la musique cesse d’être appréciée et pratiquée pour elle-même pour être réduite à un outil de socialisation, la priorité n’est plus d’apprendre et l’inévitable « pédagogie de groupe » tient lieu de viatique. On notera par ailleurs que cette initiation ne sera en aucun cas suivie d’un approfondissement puisqu’elle ne vise qu’à préparer les élèves à une « restitution publique » dans le cadre du « spectacle vivant » [sic !], le tout si possible à l’occasion de « projets musicaux transversaux » [re-sic]. À mesure que la pédagogie se fait clinquante, ses vues se font toujours plus utilitaires : il s’agit de créer de l’événement culturel à bon compte tout en fidélisant une clientèle de parents. Enfin, la mairie a délibérément écarté toute notion de programmes, un terme bien trop rigide, sans même parler d’examens que l’on sait effroyablement élitistes. Et nulle part il n’est question d’une éventuelle poursuite d’études dans un conservatoire : qui saurait ignorer toute la « singularité8 » du profil sociologique des « publics enfants » [sic] fréquentant les TAP ?

Entre manipulation et réductionnisme techniciste

Le vacataire a donc pour tâche d’enseigner « dans un esprit convivial et ludique », de « susciter l’intérêt des élèves (plaisir, motivation…) » et de « valoriser [!] la découverte de la musique » à travers « l’adhésion à un engagement » (on n’est pas loin du « contrat de confiance »). Cette floraison de valeurs émotionnelles (à moins qu’elles ne soient marchandes) trahit une vision étroitement comportementaliste de la pédagogie. Le prof est un animateur, un clown et un communicant tout à la fois : il devra séduire au lieu d’instruire – mais on rétorquera que le temps d’Alain (sans parler de Condorcet) est révolu et que la société a changé !

Du bout des lèvres, les gestionnaires concèdent que l’animateur devra « maîtriser les techniques de chant choral » ou bien « posséder une connaissance technique de l’instrument » – encore heureux ! Pour autant, cette connaissance sera bornée à un ensemble de compétences techniques envisagées sous un angle utilitariste : nulle mention d’un profil artistique, sans parler des qualités humaines et du sens de la psychologie normalement requis dans le contexte d’un enseignement à un groupe d’enfants. Tout au plus, l’intervenant pourra appliquer son savoir-faire « dans différents styles musicaux » – on ne dit pas lesquels et pour cause : tout bon pédagogue post-moderne sait pertinemment que « toutes les esthétiques se valent » ! Mais l’important est ailleurs : il s’agit pour l’animateur de maîtriser toute une panoplie de techniques pédagogiques : « techniques de l’éducation musicale » (attention : surtout pas trop de connaissances artistiques !), « techniques d’éveil aux répertoires » (de préférence les plus populaires parmi les élèves), « techniques de la pédagogie spécifique à des dispositifs de sensibilisation musicale »… Ouf !

Une liberté pédagogique encadrée

Ce faisant, notre homme-orchestre se fera « force de proposition » : à cette fin, il sera « placé sous la responsabilité du coordinateur musical du domaine concerné » au sein d’un Pôle Éducation Artistique et Culturelle créé pour l’occasion. On notera à nouveau l’insistance toute particulière des rédacteurs, s’agissant cette fois d’une nécessaire subordination à une hiérarchie intermédiaire en plein essor. « Être ouvert aux nouvelles techniques d’enseignement » relève de l’acte de foi et ne saurait être soumis à une discussion raisonnée : les gestionnaires déplacent opportunément une question qui aurait dû être débattue entre professionnels (cours individuel versus collectif) sur le terrain glissant de la morale. Mais le premier savoir-être d’un agent municipal, même (ou surtout ?) s’il est vacataire, n’est-il pas d’obéir aux ordres (le fameux « esprit d’équipe ») et de « posséder un excellent relationnel tant avec les professeurs de la ville qu’avec les partenaires extérieurs » – autrement dit, de faire montre d’une souplesse dorsale au-dessus de la moyenne ?

Quand la diversion et le divertissement font le lit des économies

Dans ces conditions, l’idée de faire travailler un groupe d’une douzaine d’élèves sur « les différentes méthodes et techniques liées à l’instrument (déchiffrage, respiration, nuances, détaché, légato, qualité du son) » relève de la douce utopie – et à l’impossible nul n’est tenu. Comment prétendre décemment vouloir apprendre un geste difficile nécessitant un entraînement répété à un groupe d’une quinzaine d’élèves ? Comment tenir compte de l’hétérogénéité du groupe s’agissant du rythme d’apprentissage, de la capacité à travailler entre des séances elles-mêmes facultatives, des aléas de l’environnement familial ? Est-il raisonnable d’exposer de la sorte des précaires peu qualifiés, peu expérimentés et qui, au vu du statut proposé, ne s’investiront pas à long terme ?

Mais il est vrai que le turn-over et le manque de qualification du personnel ne semble pas faire partie des préoccupations premières d’élus obnubilés par le court-terme et les retombées électorales9. Or, faute de réponse convaincante à ces questions, assortie d’une remise en question décisive de la politique scolaire et culturelle suivie depuis une trentaine d’années, la pédagogie institutionnelle continuera irrémédiablement d’apparaître comme l’alibi – ou le cheval de Troie – d’un ajustement gestionnaire largement discrédité, malgré les diverses tentatives de reductio ad reactionem. Loin de la démocratisation annoncée à grand renfort de com’, la mise en place des « TAP musique » s’apparente en effet à un passage en force de la part d’élus n’ayant de cesse de se faire bien voir de leurs parrains au niveau national10. Or, en créant ces dispositifs peu exigeants et non soumis à l’obligation d’assiduité de la part des élèves, les édiles créent une forme de concurrence déloyale à des conservatoires régulièrement taxés d’élitisme ; ce faisant, ne crée-t-on pas précisément les conditions de l’élitisme tant honni en détournant les populations les plus fragiles et les moins proches de la culture des formations de qualité dispensées dans les conservatoires au profit d’une animation au rabais, le tout en abusant de la crédulité de parents mal informés ?

Le ver est dans le fruit

Mais plus éclairante encore apparaît la légèreté avec laquelle certains protagonistes de l’administration culturelle s’empressent d’exécuter les ordres nocifs d’élus dont l’irresponsabilité ne le cède qu’à un entêtement idéologique proche de l’autisme. Ainsi, sous l’impulsion de  Bruno Julliard, adjoint au maire de Paris chargé de la Culture, ont été mis en place à la Philharmonie de Paris des ateliers (toujours collectifs, il va sans dire) d’initiation instrumentale11 ressemblant furieusement aux « TAP instrumentaux » tels que décrits dans cette annonce. Il est intéressant de relever que le prix de l’inscription à ces ateliers de groupe (250 euros) est sensiblement comparable à celui d’une inscription dans un cursus complet de conservatoire, comprenant cette fois de vrais cours (individuels !) d’instrument, de la pratique d’ensemble et du solfège : la comparaison est éloquente et dispense de s’attarder outre mesure sur le sérieux de la démarche, dûment attesté par la tenue de l’instrument passablement fautive adoptée par les jeunes élèves présents sur la photo fournie par le site.

Mais les conservatoires eux-mêmes ne sont pas à l’abri de la tentation du fast-food musical. Ainsi, dans une récente note12, l’association de directeurs Conservatoires de France propose, face au renoncement des politiques d’ouvrir des places (et donc des postes de professeurs) supplémentaires dans les conservatoires, de mettre en place un parcours de « sensibilisation à des pratiques artistiques » dès le début de l’apprentissage. Et de préciser, en guise d’avertissement aux éventuels réfractaires au nivellement par le bas :

Les freins à ce changement proviendraient […] de certains enseignants et directeurs (qui, inconsciemment, cherchent à reproduire un schéma dans lequel ils se sont épanouis et qui leur a été très favorable) et de familles qui voient dans le modèle traditionnel du conservatoire un refuge pour des valeurs morales, éducatives et sociales auxquelles elles restent profondément attachées.

Ce qui donnerait, traduit du jésuitique : « si ces musiciens, directeurs et familles défendent un enseignement musical public de qualité, c’est par pur égoïsme » (d’aucuns diraient même : par corporatisme). Une déclaration édifiante lorsqu’on sait que les auteurs exercent des responsabilités hiérarchiques dans des établissements qu’ils dénigrent et dont ils ont pourtant la charge…

Une nouvelle fois, la proximité de cette proposition avec les TAP est manifeste et on ne sera pas surpris de voir cette organisation liée au parti au pouvoir, aussi peu représentative de la profession qu’influente dans les couloirs ministériels, soutenir les protestations légitimes contre les coupes drastiques opérées par la mairie (ex-UMP) de Caen dans les budgets de la culture, tout en encourageant toujours plus une casse de l’enseignement musical hâtivement étiquetée « de gauche »13. Certes moins visible mais plus insidieuse et non moins destructrice à moyen terme, cette politique de fausse démocratisation a produit la crise actuelle des conservatoires14 (le sort de l’enseignement du 3e cycle demeure en suspens depuis plusieurs mois) tout en contribuant à dénaturer l’enseignement de la musique au collège, bientôt soumis à une interdisciplinarité (celle des EPI) confinant à la farce15. Au nom des bons sentiments et d’un égalitarisme factice, on s’emploie à vider l’enseignement de son contenu pour en faire une garderie ; il y a quatre ans, certains l’avaient annoncé16… mais cette fois, pas de doute : nous y sommes !

Notes

1 – Voir http://www.mezetulle.fr/pedagogie-evaluation-et-etudes-musicales/#sdfootnote31sym. On peut consulter le document annexé à la fin de cet article.

3 – DE : Diplôme d’État. DUMI : Diplôme Universitaire de Musicien Intervenant. DEM : Diplôme d’Études Musicales (délivré par les conservatoires régionaux et départementaux et reconnu actuellement à… Bac+0).

4 – Ironie du sort : cette annonce paraît au moment même de la réévaluation du DE et du DUMI à BAC+3 !

6 – À noter que les guillemets (de précaution ?) sont bien de l’auteur. Voir : « Intervenir en périscolaire », une formation de l’Ariam par J.-C. Vançon, http://www.ariam-idf.com/sites/default/files/periscolaire-synthese_jcv.pdf (p. 3).

7 – Pourtant, selon les nouvelles dispositions de 2016 le cycle 2 s’étend désormais jusqu’en CE2 et le cycle 3 du CM1 à la 6e : nos réformateurs ne se sont manifestement pas mis d’accord entre eux…

8 – Vançon, op. cit, p. 2.

9 – N’est-ce pas dans cette même agglomération de Cergy-Pontoise que s’est tenu récemment un « Salon musulman » ?

10 – On se souvient notamment de la mise en place hâtive et autoritaire à la Ville de Paris, sous le mandat de Bertrand Delanoë (2013-2014), de la réforme des rythmes scolaires voulue par Vincent Peillon.

15 – Dernier exemple en date, après le non moins loufoque et néanmoins véridique « Madame Bovary mangeait-elle équilibré » : http://www.neoprofs.org/t91246p200-partageons-nos-meilleures-idees-d-epi#3635980

L’Éducation nationale contre l’école (par Louise Buisson)

Le texte ci-dessous n’est pas une fiction, mais un authentique témoignage, reçu d’une institutrice, sur la situation de l’école. Le ton désabusé est celui, navré et navrant, d’une indignation qu’on sent dépassée depuis longtemps. Il en dit long sur l’état d’exaspération et de découragement qui étreint les enseignants attachés à l’instruction. Car on ne se contente pas, en haut lieu, de pervertir leur mission, on s’acharne en outre à saper leur moral en les désavouant ouvertement auprès des élèves.

En visite dans une école élémentaire l’an passé, madame La Ministre de l’Éducation Nationale n’a pas daigné saluer l’équipe enseignante mais a précisé aux élèves qu’ils pouvaient la joindre s’ils estimaient avoir trop de devoirs et pas assez de récréations. Si l’école ne doit pas devenir définitivement un centre de loisirs, souhaitons qu’ils n’aient pas pris ces propos au sérieux !

La politique des rythmes éducatifs mise en place depuis plus de deux ans, sans et contre les enseignants, est, comme toutes les enquêtes le démontrent, un échec qui était prévisible. Jamais les élèves/enfants n’ont été aussi agités, bruyants et fatigués. Jamais les enseignants n’ont été aussi éprouvés par leur fonction de moins en moins enseignante et de plus en plus « éducative ». Leurs journées consistent, désormais, à ne faire que de la discipline de groupe au détriment des disciplines, de l’acquisition de savoirs.

Cette réforme a anéanti la symbolique réservée à une classe qui n’est plus exclusivement un lieu où l’on rencontre savoirs, rigueur et exigence mais qui est désormais un lieu de loisirs1 portés par des animateurs souvent trop jeunes, pas assez formés, ayant un niveau d’exigence et de langue très faible, une attitude qui n’éduque pas mais, au contraire, qui désinstitutionnalise ce que la majorité des enseignants tente chaque jour, malgré tout, de construire et de préserver.

Les enfants/élèves vivent en collectivité 40 à 45 heures par semaine sans repos possible, dans un vacarme assourdissant qu’aucun d’entre nous ne supporterait.

Et que penser de l’entrisme du religieux et du marketing dans l’école ? Est-il normal que la République, qui semble s’excuser de ses propres valeurs, laisse le Qatar, les Emirats Unis et les marques recouvrir les enfants de « tags » aussi tapageurs qu’asservissants ? Comment ne pas voir une offensive de la part de ces États, peu soucieux des valeurs démocratiques, et du marché pour conquérir les corps de nos enfants avant de conquérir leur esprit ?

Est-il normal, alors qu’est réaffirmée l’égalité filles/garçons dans les programmes, de voir des mères d’élèves accompagnant les sorties scolaires, toutes drapées de noir de la tête aux pieds, ne laissant apparaître que l’ovale de leur visage, servir les pique-niques avec des gants, comme le hasard de nos promenades nous le fait constater dans les parcs de nos villes ? Banaliser l’effacement du corps de la femme dans l’espace public au sein même de l’école est une véritable insulte.

Il y a plus qu’un fossé entre la parole de la Ministre et ce que les enseignants vivent dans les écoles.

On retiendra de ce quinquennat – comme du précédent – qu’il tient pour négligeable la place d’un maître, d’une maîtresse dans une classe. L’expérience et la parole de ces derniers n’ont aucune valeur au 110 rue Grenelle. Tout est désormais décidé sans ceux qui font l’école.

L’Éducation nationale n’est plus au service de l’école.

Louise Buisson, institutrice
[NdE. c’est sur le conseil de Mezetulle que le texte est signé d’un pseudonyme]

1 – Rappelons que le mot « école » vient de skholè « le loisir » en grec ancien – le loisir au singulier c’est-à-dire la sérénité réflexive détachée de tout assujettissement à une utilité immédiate, à une demande sociale, a fortiori à un marché comme celui des « loisirs ».

Manifeste pour la reconquête d’une école qui instruise

L’école du négoce : commentaire du Manifeste par Tristan Béal

En ce moment, à l’initiative d’enseignants, de parents et de syndicalistes, circule un Manifeste pour la reconquête d’une école qui instruise1 . Ce texte pointe le lien entre démantèlement de l’école républicaine et destruction de tout travail digne ; il montre également que cette double attaque contre l’esprit et le travail se déroule sur fond d’une guerre économique inavouée, guerre dont l’un des belligérants est cette Europe du négoce qui, loin d’avoir besoin de citoyens éclairés et de travailleurs protégés par des droits forts, ne cherche qu’une main d’œuvre corvéable et devant rester à la marge de l’humanité, une masse méprisée.

Dès que j’ai pris connaissance de ce Manifeste, deux mots ont aussitôt capté mon attention : « reconquête » et « instruise ».

Instruire et éduquer

De plus en plus le verbe « instruire » et le nom « école » ne sont plus utilisés de concert. Du reste, il n’est qu’à lire l’intitulé du ministère qui a charge de l’enseignement dans notre République alanguie.

« Éduquer », étymologiquement, c’est mener hors de. Le mot donne ainsi à penser que « éduquer » c’est faire passer d’un état à un autre ; ce qui, dans le cadre scolaire, est passer de l’ignorance à la connaissance. Il arrive aussi que l’on emploie ce verbe dans le même sens que « polir » : quand on dit de quelqu’un qu’il n’a pas reçu d’éducation, c’est qu’il manque de sociabilité, qu’il manque de politesse, d’aménité, qu’il n’a pas su polir les aspérités de son tempérament pour faire société avec ses contemporains. Et l’on en arrive peu à peu à l’idée contemporaine de socialisation : l’école de l’éducation nationale peut alors être entendue comme une école où l’on polit à ce point l’esprit des élèves qu’il n’en reste plus rien d’aigu2.

« Instruire » vous a un côté martial, lui ; le verbe latin dont il est issu recèle un sens militaire : instruere, c’est ranger une armée en bataille après l’avoir préparée au combat à force d’entraînements. L’école de l’instruction est une école de lutte, pas une école de polissage : on n’y façonne pas un citoyen moutonnier mais un esprit critique, un esprit qui, dès le plus jeune âge, sera renvoyé à ses seules forces. Faire de l’analyse grammaticale, effectuer des opérations, écrire des dictées, tous ces enseignements que l’on voudrait réduire à leur seule dimension rébarbative, tous ont pourtant une seule et unique vertu libératrice : apprendre à faire la distinction du vrai et du faux en rapportant le cas à la règle expliquée et apprise. Plus cet entraînement « critique » se fera tôt, plus l’on peut espérer que les élèves d’une telle école seront plus tard des citoyens vigilants qui ne s’en laisseront pas conter de belles par leurs politiques. Du reste, Condorcet avait pointé avec vigueur ce lien entre scolarité émancipatrice et citoyenneté alerte : « Un peuple ignorant est un peuple esclave ».

Après la bataille

Une république se juge donc à son école. D’où la pertinence du syntagme « école de la république » : car on peut être certain qu’une république qui accepte une école du décervelage et de l’énervation n’a de république que le nom, qu’elle n’est qu’une république qui se paie de mots et qui ne veut pas écouter toute la valeur dont ceux-ci sont lourds.

Le mot « reconquête » du titre de ce Manifeste a lui aussi un côté combatif et sous-entend que les citoyens d’une république ont la république qu’ils méritent. Nous sommes des tard-venus, comparés aux révolutionnaires de 1789 et de 1848, aux communards de 1871 et aux résistants de la Seconde Guerre mondiale ; nous sommes nés dans un pays où, depuis soixante ans, il n’a rien fallu que nous arrachions de haute lutte, nous sommes non pas des citoyens conquérants mais des antiquaires : nous conservons. Et nous conservons mal : qu’il s’agisse de notre système de retraite par répartition, de notre protection sociale ou de notre école…

L’école niée

« Rarement [les] responsables politiques, à commencer par les ministres successifs de l’Éducation nationale, se sont acharnés à ce point à démanteler et à détruire l’école publique », peut-on lire à la première page du Manifeste.

L’école est un lieu paradoxal en ce qu’il cherche à se nier lui-même. L’école a réussi sa mission d’instruction quand l’élève n’a plus besoin d’elle ; l’école est libératrice quand ses maîtres travaillent à leur propre disparition pour que chaque élève devienne à lui seul son propre maître. Dit autrement, l’école est anarchiste : c’est un lieu où règne la règle intangible pour différencier le vrai du faux et qui favorise pourtant l’éclosion d’un esprit qui ne reçoit de commandement que de soi seul.

Or, depuis maintenant de longues années3, l’école de notre République avachie est détruite de l’extérieur par les gouvernements successifs : l’école ne s’efface pas d’elle-même pour laisser place à un élève intimement scolaire devenu à lui-même son propre maître ; non, cette destruction est à présent comme la raison d’être du ministère de l’Éducation nationale.

Ainsi, comme l’a montré Jean-Noël Laurenti dans un texte fort éclairant paru dernièrement sur le site du journal en ligne Respublica, réforme des rythmes scolaires et réforme du collège marchent main dans la main. La première, par son amoindrissement scolaire et son inflation extrascolaire, prépare la seconde : dès le primaire, elle conditionne les futurs collégiens à n’envisager l’école que comme un lieu de vie et de garderie. Une sénatrice, madame Gonthier Maurin, lors de l’examen de la loi de refondation, avait parlé de « territorialisation » de l’école ; le fait est : la réforme des rythmes territorialise le temps scolaire du primaire, lequel temps scolaire n’est plus qu’un territoire du temps total de l’enfant, pendant que la réforme du collège territorialise les « savoirs » (ce qu’il en reste, tout du moins) en autant de territoires apparemment pédagogiques qui ne forment pas un tout réellement affermi et émancipateur4.

Ce morcellement de l’école pointé par le Manifeste se retrouve également dans l’esprit d’individualisation à l’œuvre dans l’éducation nationale.

Revenons à ce lieu paradoxal qu’est une salle de classe. Non seulement le maître y travaille à sa propre disparition en étant pourtant plus que présent, mais dans une salle où le groupe semble primer c’est pourtant au jugement de chacun que le maître s’adresse. Dans une salle de classe, le lien est vertical et non pas horizontal : l’élève s’élève vers le savoir grâce au tuteur transitoire qu’est le maître. La solitude pédagogique de l’élève est donc réelle et salvatrice. Or, de même que l’école de l’anarchie est travestie en école du désordre et du bruit, de même l’école de la solitude libératrice est ravalée au rang d’une école de l’abandon de l’élève à lui-même. L’image agrandie et administrative de cet abandon de l’élève, c’est l’individualisation dont le ministère veut innerver l’ensemble de l’enseignement : municipalisation du primaire du fait de la réforme des rythmes scolaires, autonomisation des établissements à cause de la réforme du collège, l’école n’est plus la même pour tous mais varie selon son lieu d’exercice. Ce n’est plus une école une et indivisible comme la République une et indivisible, c’est une école éclatée pour une république des territoires, une école où l’élève se retrouve seul face à un monde qu’il ne sera plus en mesure plus tard de juger et de maintenir à distance, un monde résolument immonde dont la violence n’appellera que la violence. Le citoyen éclairé, lui, est seul face au monde en un tout autre sens : il raisonne le monde au lieu de réduire son jugement à n’être qu’une simple caisse de résonance des fallacieuses paroles qui bruissent autour de lui ; ce citoyen aristocratiquement seul est porté par toute l’humanité qui l’a précédé et dont il a pris connaissance en faisant précisément ses humanités durant sa scolarité. La bête de somme sortant actuellement de l’école de notre république négrière5 est seule de cette solitude de l’isolement : l’isolement du travailleur exploité qu’aucun Code du travail ne protège, du travailleur réduit à sa seule force de travail dans un rapport d’assujettissement total à l’employeur.

Notre actuelle école servile, cette école qui n’est plus qu’un lieu d’éducation parmi d’autres, une école diluée dans un tout éducatif, une telle école n’a plus besoin de maîtres, c’est-à-dire de gens au savoir reconnu et statutairement indépendants, donc diplômés et fonctionnaires d’État. L’école fragmentée a besoin d’un maître possiblement asinin et à la merci des potentats locaux6. N’oublions pas, comme on peut le lire sur le site du ministère, que les recteurs d’académie ont la possibilité à présent de recruter des agents non titulaires sur des fonctions d’enseignement relevant du premier degré. Or un enseignement véritablement laïque n’est possible que s’il est dispensé par des personnels relevant de la fonction publique, seule à même de protéger le maître et les élèves contre toutes pressions, que celles-ci soient sociales, économiques, municipales ou cléricales.

L’école du lucre

« La loi de refondation n’est que la déclinaison des directives européennes… » (p. 2)

Cette école qui n’en a plus que le nom, c’est l’école telle qu’elle est voulue par l’Europe, non pas l’Europe des Lumières, mais l’Europe du négoce. L’école des marchands européens est le contraire de l’école du loisir7, seule libératrice. Une telle école est l’école d’une humanité surnuméraire8, ce peuple que l’on destine seulement à consommer entre deux emplois précaires mais surtout pas à assouvir autre chose que la part consumériste de son être social. À quoi bon éclairer une telle humanité que l’on souhaite corvéable à merci, l’échine pliée, et ne trouvant ses loisirs non plus « entre l’absinthe et les grand-messes » mais entre des achats compulsifs et des loisirs avilissants ?

« Le 18 janvier 2016, Hollande, présentant son projet « loi travail » devant le Conseil économique, social et environnemental, va droit au but : il faut « adapter notre droit du travail aux réalités économiques des entreprises ». » (p. 3)

Cette école des ténèbres marchandes porte donc la guerre en elle-même. Il ne s’agit plus de former des citoyens du monde au jugement affermi mais des esclaves toujours prêts à vendre moins cher leur force de travail que leurs voisins tout aussi asservis. C’est l’école de la concurrence économique débridée, non de l’apogée de l’humanité en chacun.

« Ou bien une école qui transmet des savoirs certifiés par des diplômes nationaux et des qualifications reconnus dans les conventions collectives et le Code du travail. Ou bien une école des compétences, de la déqualification au service de la déréglementation, éclatée en projets éducatifs de territoire, pour une société sans droits et sans règles, sauf celle du profit. » (p. 3)

Ce sont donc les enfants du peuple qui ont le plus à perdre dans cette destruction de l’école par temps d’austérité, eux qui, à la différence des « héritiers », n’ont que l’école pour maîtriser la langue et déjouer les pièges de la parole spécieuse des puissants. Car si l’école est détruite, le travail l’est tout autant. Non seulement le citoyen n’advient pas dans une telle école du loisir nié, mais le futur travailleur ne trouvera plus qu’un travail où il ne s’accomplira pas, un travail qui portera bien la marque de son étymologie, cet instrument de torture qu’était pour les Romains le tripalium. Mettre à bas l’instruction publique et casser le Code du travail vont donc de pair. « C’est dans un même objectif que le gouvernement détruit l’école qui instruit et délivre des diplômes nationaux et qu’il dynamite le Code du travail qui protège les travailleurs : livrer la classe ouvrière et sa jeunesse à l’exploitation capitaliste. » (p. 4)

Le Manifeste se termine par l’évocation d’une nécessaire destruction « des institutions antidémocratiques de la Ve République ». Il est vrai que, dans la Constitution du 4 octobre 1958, on peut lire que : « L’organisation de l’enseignement public obligatoire gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État » ; il serait bien plaisant que, fort de cette lecture, chaque citoyen constate que l’État faillit à son obligation d’instruction publique, puisque, bien loin de faire en sorte que soit dispensé sur l’ensemble du territoire de la République un enseignement structuré et libérateur, notre État pourvoyeur préfère sacrifier l’école publique et l’émancipation des élèves en leur préférant une politique du lucre menée dans le seul intérêt d’une classe accapareuse.

Notes

1 – Voir ci-dessous le texte en pdf. Lien vers le site du Manifeste : http://www.manifestecole.fr/index.php

2 – « C’est à cette condition [d’être laïque] qu’elle [l’école] permet d’instruire les futurs citoyens et de leur faire acquérir pleinement la liberté de réfléchir et la liberté de penser. Elle s’oppose à l’enseignement des religions, à l’enseignement de « valeurs » qui ne seraient qu’un formatage des esprits .» (p. 4 du Manifeste)

3 – Et pas seulement depuis le ministère de M. Fillon, comme le sous-entend l’accroche du Manifeste (« Notons que si tous les ministres, depuis Fillon, ont participé à cette offensive [de destruction de l’école publique]… »).

4 – Voir ce que le Manifeste dit, p. 2, de l’appel de Bobigny.

5 – « Balayée la transmission des connaissances, balayée l’école qui instruit, celle-ci serait réduite à insuffler à la jeunesse « l’esprit d’entreprise » ! C’est dire, on ne peut plus clairement, qu’il est inutile de transmettre de véritables connaissances, validées par des diplômes nationaux. C’est dire que l’enseignement n’aurait pour seul but que son utilité économique immédiate, plus exactement son utilité pour les entreprises. » (p. 3)

6 – « Les PEdT [projets éducatifs de territoire], dans un même mouvement, menacent de destruction imminente le statut de fonctionnaire d’État des enseignants et disloquent le droit à l’instruction pour asservir l’école aux intérêts particuliers locaux. » (p. 2)

7 – Notre « négoce » vient du latin negotium ; c’est dire que le commerce est du côté du manque, de la privation (neg), de l’absence de cet otium (le loisir) : ce moment de liberté que l’on goûte dans la solitude, loin de l’agitation du monde, et qui permet d’accomplir notre humanité.

8 – L’expression vient de Jean-Claude Michéa, L‘enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (pp. 48-49).

Texte du Manifeste

Le texte peut être lu, téléchargé et signé en ligne à l’adresse http://www.manifestecole.fr/index.php