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Alpinisme et photographie 1860-1940

de P-H. Frangne, M. Jullien et P. Poncet (Ed. de l’Amateur, 2006)

 

Le summum de l’urbanité et des bonnes manières vu par un objectif hissé à grand-peine dans des lieux sublimes et désolés où la nature implacable n’a affaire qu’à elle-même.
Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, Alpinisme et photographie 1860-1940, Paris : Les Éditions de l’Amateur, 2006, in 4° 250 pages.

Comme dans un opéra, un cahier d’ouverture donne le ton.
Rochers, neiges et glaces bordés d’un noir aussi profond que celui d’un faire-part, avec parfois une page entière noire en vis-à-vis de l’aveuglement des glaciers. Vis-à-vis et non opposition : ces « monts affreux » que nos ancêtres tenaient pour sacrés – vénérables et maudits dans leur splendide inutilité – ces vastes solitudes (« lieux désolés » des disdascalies d’opéra), figures du mauvais infini, celui de la dévastation où la force de la nature se montre sous l’espèce primitive du cristal – sont effectivement une figure de la nuit, ne requérant nul regard. On comprend pourquoi très longtemps l’humanité les a tenues dans le lointain, comme le point aveugle de ce qui ne pouvait constituer un paysage.

Impressions sans âme sur une plaque après avoir traversé les lentilles de ce qu’on nomme si justement un objectif, ce ne sont d’abord que des images affolantes qui montrent ce que pourrait voir un regard qui n’en est pas un, parce qu’elles narguent l’œil humain par une visibilité qui fait l’économie de la vision. Il n’y a pas d’objet plus pur et plus éminent que le front des hautes montagnes pour solliciter et souligner l’insolence de la photographie comme art « achéiropoiétique », comme visibilité en absence d’œil : tout, de part en part, nous y est étranger. Cela ne requiert que l’opération infinitive des choses. C’est une variante de l’épouvantable azur par lequel se manifeste le noir interstellaire. Et même aujourd’hui, à considérer la plus banale carte postale de montagne, nous sommes saisis par ce vertige qui ne sait où une machine optique a bien pu se placer pour donner à voir cela.

Et voici que, tournant les pages, l’objectif s’infléchit. En reculant en deçà d’une croisée, l’ouverture de la focale se convertit en embrasure, en fenêtre. Et du coup, on commence à y voir d’un autre œil autre chose que de la chose absolue.

Coiffé d’un canotier, penché, presque accroupi en équilibre sur un bloc de glace, il s’incline vers un compagnon invisible pour lui tendre la main. Dans ces vastitudes gelées, le geste a quelque chose d’inconvenant tant il est familier, délié, préoccupé seulement d’une civilité à observer avant tout. C’est celui du voyageur serviable aidant une dame à se hisser sur le marchepied de quelque voiture de chemin de fer, mais je vous en prie madame, prenez donc ma main. Ou celui de la maman qui, se tournant vers lui, presse un bambin de parcourir à son tour les marches qu’elle vient de gravir : allons, dépêche-toi, monte, ce n’est pas si difficile. Dans ce gracieux « je me retourne pour t’aider » s’affiche toute l’aisance de l’urbanité là où elle n’a que faire. Grande comme le quart d’un timbre poste, elle perfore l’immensité glacée qui, loin de la noyer, s’engouffre et se vrille en elle comme le flot dans un entonnoir.

P. 111 Anonyme: traversée d'une crevasse, massif du Mont Blanc, fin XIXe siècle (Bibliothèque municipale de Grenoble), détail.

P. 111 Anonyme: traversée d’une crevasse, massif du Mont Blanc, fin XIXe siècle (Bibliothèque municipale de Grenoble), détail.

Ayant placé sa tonalité, le livre se déploie. Vont se succéder, grotesques et admirables, des silhouettes sans visage, des figures de l’humanité rivées sur ce que la nature a de plus indifférent et de plus hostile. Et c’est précisément parce qu’elles n’ont vraiment rien à faire dans ce « rien à voir », parce qu’elles y sont outrageusement déplacées, qu’on mesure l’urgence, la nécessité de monter là-haut, avec armes et bagages, en complets vestons, cravates, foulards et crinolines, pour y frapper les étendues glacées d’un minuscule poinçon brûlant, rien que pour y être en restant tranquillement et audacieusement soi-même. Ainsi, la virtuosité de l’alpinisme est fondée, on le savait confusément, sur une surabondance de bonnes manières, sur une exportation urgente des humanités dans ce qui ne les regarde pas.

Ne pas se méprendre cependant sur le caractère désinvolte des gestes. Il s’agit bien de photographie à l’ancienne, réfléchie, posée, démonstrative. A l’inverse de la photographie de montagne actuelle qui s’acharne à harmoniser la nature avec l’homme dans une bienheureuse couleur de spectacle, ici le geste, si technique et si acrobatique soit-il, s’exhibe volontairement dans son caractère éminemment déplacé, comme une provocation. De sorte que, gravée durement dans l’irréconciabilité du noir et du blanc, la présence humaine se montre tout à la fois impérative et extravagante, excessivement policée et excessivement empruntée.

C’est pourquoi le vocabulaire du sublime est encore le plus convenable pour désigner ces hiatus et ces séries étonnantes de porte-à-faux où chacun des termes – la montagne, l’humanité – campe sur son pôle et ne cède rien à l’autre. Chacun y ayant d’abord affaire à lui-même, on a sous les yeux des frictions, des collages, des incrustations à la fois grandioses et dérisoires. Le plus étonnant est qu’il ne s’agisse pas d’effets spéciaux : ils étaient vraiment comme ça ! Comme le fait remarquer Pierre-Henry Frangne citant Debord, c’est la réunion de ce qui est séparé en tant que séparé. Parce que son essence est la fragmentation et le prélèvement sur l’espace et dans le temps, nul art mieux que la photographie ne pouvait fournir l’image de ce grand écart, de ce superbe et monstrueux double démenti. Jamais l’incrustation de l’homme dans la nature n’aura paru aussi forte et aussi impossible : c’est précisément parce qu’une telle greffe doit à jamais rester stérile que la photo est émouvante. On est loin, très loin, de l’écologie bien pensante et du mièvre « amour de la nature ».

P. 241 Marc Vaucher : Georges Livanos, Dolomites, 1962 (Collection privée Sonia Livanos)

P. 241 Marc Vaucher : Georges Livanos, Dolomites, 1962 (Collection privée Sonia Livanos)

Fascinés par la nature implacable et pénétrés par le respect que l’humanité se doit à elle-même, il faut suivre ces hérauts et ces pionniers dans leur addiction à la rencontre monstrueuse, durant le siècle que parcourt ce magnifique ouvrage, jusqu’au seuil des années 1960 par lesquelles il se clôt. L’alpinisme s’y spécialise et s’y modernise, certes, conjointement aux techniques de l’instantané photographique, mais le fil ne se perd jamais. Le témoin d’une urbanité obstinée et impérieuse, égrenée au fil des pages et des cordées, vient ultimement s’affirmer dans l’élégante et poignante cigarette de Georges Livanos suspendu à une paroi des Dolomites. Accompagné par les magnifiques et subtils textes de Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, on peut sans modération s’enivrer jusqu’au bout du livre d’un mélange exquis de tabac et d’air raréfié, vérification exacte d’une Élévation baudelairienne, avant que quelque Tartuffe ne s’émeuve au sujet de cette sulfureuse page 241 et réclame l’effacement  de ce « je ne saurais le voir », comme d’autres ont déjà osé le faire avec succès sur les célèbres portraits de Sartre, Malraux et Humphrey Bogaert.

© Catherine Kintzler, 2007
Cet article a été initialement publié le 5 septembre 2007 sur l’ancien site Mezetulle.net. Avec mes remerciements pour l’autorisation de reprendre deux photos.

Lire aussi l’article de Pierre Campion sur le site À la littérature.