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Patrick Boucheron et Pierre-André Taguieff par temps troubles : recension croisée

Viennent de paraître deux opuscules semblant provenir de deux planètes différentes. L’un, de Patrick Boucheron1, médiéviste reconnu, professeur au Collège de France, propose une réflexion sur la catastrophe et se voudrait un signal d’alarme contre ce qu’il est peut-être encore temps d’éviter et qui se prépare sous nos yeux, l’avènement de l’extrême droite. L’autre, de Pierre-André Taguieff2, philosophe, politologue et historien des idées, analyse la matrice théologico-politique islamique qui a ravivé la démonisation des juifs et qui trouve prise sur une certaine gauche occidentale faisant de la cause palestinienne une nouvelle « cause du peuple ». Deux intellectuels qui proposent des outils de déchiffrement des « phénomènes morbides » propres aux temps présents.

Patrick Boucheron, Le Temps qui reste

La réflexion sur le temps est devenue une des spécialités de Patrick Boucheron. Comme à son habitude, il la mène d’une façon plus littéraire qu’universitaire et, quitte à forcer le trait, ce qu’on gagne en joli style (car si l’on veut laisser sinon sa marque, du moins une trace, mieux vaut ne pas écrire comme Mme Ernaux), on le perd en clarté démonstrative – même si, bien sûr, l’un n’exclut pas l’autre. Reste qu’on lira avec profit ces considérations où il arrive qu’une formule, une métaphore, loin de porter à faux, se fasse outil de déchiffrement. Instructif, le passage (p. 25) sur la distinction entre temps prophétique et temps messianique ; mais c’est pour, page suivante, voir Greta Thunberg transfigurée en Jeanne d’Arc des temps modernes (et le lecteur pense encore à Marx qui évoque les coups d’État des Bonaparte : une première fois comme tragédie, une seconde comme farce). Cette partie de l’opuscule, sauf erreur, invite le lecteur à prendre conscience de la gravité de l’heure, à songer qu’il faudrait agir.

Mais ce n’est que le hors-d’œuvre. Inutile d’avoir jeté un œil au menu pour connaître le plat de résistance. Le serveur, allégorie d’une classe dirigeante préparant le pire avec zèle, lève la cloche et voilà donc l’extrême droite. L’objet n’est jamais défini, comme si le texte n’avait au fond pas vocation à être largement diffusé, comme s’il n’était destiné qu’à un happy few d’admirateurs, lesquels, antifascistes professionnels, savent bien ce qu’est le fascisme ; un texte adressé aux fidèles auditeurs des radios de Radio-France où règne un gauchisme d’atmosphère (cédons à la mode et déclinons l’heureuse formule de Gilles Kepel sur le djihadisme). Trop intelligent pour se contenter de fossiliser le FN ou le fascisme, ce que font tous ceux qui nous avertissent, l’index raide, que rien n’a changé, Marine n’étant que Jean-Marie en jupe, l’auteur voit bien que certains veulent se confondre avec les héros des drames immenses du passé et qu’une « certaine gauche radicale, notamment, affecte cette posture d’une clandestinité sans danger » (p. 60). Lui voudrait donner dans l’audace.

Ce grand connaisseur de l’Italie (propos à prendre au pied de la lettre) échoue hélas à convaincre que Giorgia Meloni est l’abominable continuatrice du fascisme sous une forme différente et qui sévit d’une autre manière. Si l’on comprend bien l’auteur, n’est pas au pouvoir cette droite qui a déchiré, en 1995, à Fiuggi, sa chemise noire (et non « brune » – p. 55 – ; les chemises brunes, c’était en Allemagne) ; et il ne faut donc pas suivre les naïfs ou les complices qui parlent de post-fascisme pour « euphémiser [cette] extrême droite » et qui, dès lors, se rendent coupables d’un « renoncement moral » (Id.)3. Mais si l’auteur va souvent en Italie, il ne peut que se rendre compte que c’est bel et bien au prince de Lampedusa qu’il faut se référer – tout doit changer pour que rien ne change –, plus que, comme il le suggère, à Machiavel – « il faut conserver l’ombre des usages anciens » pour changer non le mais de régime (p. 53). Les analystes et commentateurs italiens ne s’y trompent d’ailleurs pas et parlent d’une coalition de centre-droit, peu ou prou continuatrice de la politique du gouvernement précédent. Patrick Boucheron donne ici corps à la formule d’Alain Finkielkraut selon qui le slogan des résistants post-modernes n’est pas : « Le fascisme ne passera pas ! » ; mais : « Le fascisme ne trépassera pas ! », tant il leur est indispensable dussent-ils le fantasmer – et le sentimental passage sur le poids des fantômes, ici celui des années 1930 (p. 55-57), inconclusif, nous perd dans les nuées.

Semblant ne pas trop savoir quelle forme donner à ses velléités d’engagement, vers la fin de la brochure, l’auteur confesse qu’il tâchera « toute sa vie de défendre indéfectiblement la cause des livres » (p. 62) ; voilà donc un historien bien téméraire mais qui ne va toutefois pas jusqu’à dénoncer la culture de l’effacement défendue par le wokisme – dont le foyer est l’université – qui aime tant réchauffer son doux fanatisme aux bûchers des livres qu’il proscrit – l’historien a-t-il à ce point la nuque bloquée, le regard affolé fixé tout à sa droite, au point qu’il ne voit rien de ce qui se passe sur sa gauche ? Il préfère ainsi dénoncer l’idéologie mortifère de l’enracinement – comment peut-on enjoindre à ses concitoyens de rester fidèles à une patrie, une civilisation ou une religion ? Et si, selon lui, les partisans de ce dernier sont déjà morts, il nous incite tout de même à combattre leurs cadavres (c’en deviendrait shakespearien)… Simone Weil, écrivant que « l’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine4 » est-elle devenue infréquentable, cancelable ? La lecture des grands républicains de la Glorieuse Troisième montrerait à Patrick Boucheron que non seulement l’universalisme peut être enraciné mais que cet enracinement est la condition d’un universalisme humaniste. Contre les identitaires, l’auteur propose d’inventer « une riposte et, ultimement, un déplacement » – soit, mais ce déplacement le fait tomber dans les bras de la « grande penseuse de l’écoféminisme Donna J. Haraway » qui veut nous apprendre à « vivre avec le trouble » – merci, mais un grand écrivain nous suffira. L’historien avance cette idée : pour parer à l’orage, il suffirait d’« utopies concrètes »… Contre les tristes sires de droite, il invite à « une joie féroce, faite de patience et d’emportements, de douceur et de ferveur – une joie spinoziste, en somme » – qui a dit que M. Boucheron n’était pas capable d’auto-ironie s’il se parodie ainsi lui-même ? Il a en tout cas raison de déplorer le confort de la déploration dans lequel se prélassent les réactionnaires ; mais la négation férocement joyeuse, donc, du lent effondrement d’une nation, d’une civilisation, ou bien, au fond, la joie mauvaise que cela arrive, vaut-elle mieux ?

Patrick Boucheron, s’inspirant de Walter Benjamin, pense que la catastrophe n’est pas dans le surgissement de l’inattendu mais dans la continuation du pire. Donc pour lui, pour qui la gauche est le camp du Bien, le pire ne peut venir que de la droite au pouvoir, qui prépare l’avènement (le retour) de l’extrême droite. L’historien gagnerait à envisager que le pire peut aussi venir d’ailleurs, de son propre camp par exemple… C’est pourquoi on lira avec profit le « tract » récemment paru de Pierre-André Taguieff. Foin d’esthétisme, il démontre. La lucidité radicale est sa marque.

Pierre-André Taguieff, Le nouvel opium des progressistes-Antisionisme radical et islamo-palestinisme

Le pogrom perpétré le 7 octobre dernier par le Hamas a servi de révélateur, confirmant avec un sinistre éclat les analyses précédentes de l’auteur sur les métamorphoses de la judéophobie, sur celles de l’antiracisme et sur l’islamo-gauchisme voire l’islamismo-gauchisme. L’antisionisme sert désormais de paravent à ce que l’auteur désigne par le néologisme « judéomisie », laquelle se serait substituée en partie à l’antisémitisme ancienne manière (chrétien, nationaliste, racialiste) qui subsiste dans les milieux extrémistes de droite réduits à la portion congrue.

Pour avancer ses pions plus facilement, et s’exonérer de l’accusation infamante d’antisémitisme, on remplace, le procédé est connu, « juif » par « sioniste » ou par « Israélien », ce qui facilite le recyclage des clichés comme celui du complot juif mondial : les maîtres du monde sont, donc, les sionistes, les Israéliens (p. 40), les mêmes qui, on l’a vu lors de la riposte qui a suivi les violences du 7 octobre, ont « massacré les enfants palestiniens » – réactivation de l’image pluriséculaire du meurtre rituel d’enfants par les juifs (p. 56). Pour que cette substitution fonctionne, il faut que prévale, parmi les différentes significations, parfois contradictoires, de l’antisionisme, celle consistant en « la négation du droit à l’existence de l’État d’Israël ainsi que le projet et la volonté de détruire cet État-nation pour le remplacer par un État palestinien ou un État islamique » (p. 10) C’est que la cause palestinienne a été islamisée, surtout, selon l’auteur, depuis la révolution islamique iranienne de 1979 (p. 16). Pour Georges Bensoussan, on perçoit même déjà cette volonté chez le grand mufti de Jérusalem, Amine al-Husseini, à la fin des années 19205. Pierre-André Taguieff cite la charte du Hamas du 18 août 1988 qui place le combat de ses militants sous l’égide, notamment, de Hassan al-Banna, fondateur des frères musulmans : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’Islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. » L’auteur mentionne plusieurs fois ce document à l’appui de sa démonstration (p. 10, 39-42). Certains objecteront qu’il a été amendé en 2017 dans le sens d’une atténuation ; mais il suffira de rappeler les faits du 7 octobre, rien que les faits, pour montrer qu’en esprit et en acte, le Hamas a toujours la charte de 1988 pour guide, que la volonté génocidaire du mouvement n’a pas faibli6.

Suivant cet antisionisme, s’est peu à peu imposée une inversion victimaire et les Juifs sont dépeints en nouveaux nazis7 – qu’on accuse de perpétrer un génocide dans la bande de Gaza –, les musulmans étant dès lors convertis en… juifs : on se souvient de cette sénatrice écologiste posant, lors de la manifestation contre l’islamophobie du 10 novembre 2019, aux côtés de gens portant une étoile jaune (non une étoile de David puisque à cinq branches) flanquée d’un croissant jaune et sur laquelle n’était pas inscrit le mot « Juif » mais « Muslim ». L’antisionisme radical des islamistes convergeant avec celui de l’extrême gauche, s’est opérée depuis les années 1960 « une lente réinvention d’une vision antijuive du monde, dont l’un des principaux traits est qu’elle s’est accomplie sur des terres de gauche et surtout d’extrême gauche au nom de l’« antiracisme » […] » (p. 15), un néo-antiracisme faisant de la cause palestinienne la cause des causes (p. 17). Grâce à l’islamo-gauchisme, concept forgé par Pierre-André Taguieff, une certaine gauche s’est trouvée un nouveau prolétaire à défendre, le musulman – commodément essentialisé pour être plus facilement enrôlé. L’ennemi est par conséquent l’islamophobe – en s’armant de l’islamophobie, invention frériste consistant à disqualifier toute critique de l’islam même, la gauche, naguère anticléricale, réhabilite le délit de blasphème…

Et donc « le regard islamo-gauchiste est hautement sélectif, en ce qu’il ne s’indigne que face à ce qu’il perçoit comme un « extrémisme de droite », censé être « réactionnaire », « raciste » et/ou « fasciste ». » (p. 18) Un vieux procédé stalinien : qui ne pense pas comme moi sert le nazisme. L’idéologie woke est en tout compatible avec l’islamo-gauchisme qui est même l’un de ses éléments (les passages consacrés à Judith Butler, Médine, Dieudonné, la France insoumise, aux Écologistes… larges citations à l’appui, sont pour le moins éclairants). Il règne à l’université et si son opuscule avait paru un peu plus tard, Pierre-André Taguieff aurait sans nul doute évoqué les présidentes des prestigieuses universités américaines de Harvard, de Penn State et du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui ont répondu le 5 décembre dernier aux membres de la commission de l’éducation du Congrès leur demandant si le fait d’appeler au génocide des Juifs constituait une violation de leur règlement, que cela « dépendait du contexte ».

Puisque les islamo-gauchistes défendent une société multiculturelle et multicommunautaire (p. 31), leurs adversaires sont les républicains en tant qu’ils sont universalistes, propugnateurs d’une instruction publique laïque, attachés à un État-nation souverain (article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). Aussi ces républicains sont-ils campés en intégristes, en identitaires, faisant le jeu du lepénisme (et, depuis quelque temps, du zemmourisme)… « La criminalisation de la laïcité républicaine est devenue un signe de ralliement. » (p. 30)

Le communisme agonise, s’il n’est pas mort, et les intellectuels en manque de sensations fortes se tournent vers l’islamisme. Ce nouvel opium « dérive d’un petit nombre de mythologies contemporaines, fabriquées sur la base d’idées fausses ou douteuses, voire délirantes » (p. 46). On peut selon l’auteur y voir les composantes de la vulgate antisioniste et pseudo-antiraciste d’aujourd’hui, composantes au nombre de quatre : d’abord le remplacement de l’antisémitisme par l’islamophobie ; ensuite, la confusion entre combat contre l’islamisme et rejet de l’islam ; puis l’islamophobie considérée comme cause principale de l’islamisme radical ; enfin la diabolisation d’Israël et son corollaire, la victimisation des Palestiniens.

Pierre-André Taguieff estime que de nombreux intellectuels français, obnubilés par l’islamophobie, l’extrême droite, le populisme, ont « largement ignoré, négligé ou sous-estimé l’islamisme radical, minimisant le terrorisme jihadiste en l’attribuant à des minorités marginales – grave contre-sens –, en même temps qu’ils détournaient le regard de la vague antijuive portée principalement par la propagande islamiste et ses relais politico-culturels à l’extrême gauche se voulant « radicale » » (p. 49-50) Reste que cette propagande n’a pas infusé qu’à l’extrême gauche et on sera tenté de nuancer la portée ici observée du divorce entre deux gauches. Si le socialisme belge en offre une belle caricature, il y a longtemps que la gauche de gouvernement française a abandonné universalisme, laïcité, indivisibilité, assimilationnisme (et même l’idée d’intégration) et s’est montrée perméable au frérisme par le biais de la « religion diversitaire » (Mathieu Bock-Côté), puis du wokisme. Reste cette gauche qui se poste au milieu de deux monstres : l’islamisme et l’extrême droite – les deux mâchoires de cette fameuse « tenaille identitaire » qui seraient d’égale force. Or selon Jean-Yves Camus, qui dirige l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, « la mouvance d’ultra-droite reste réduite [en France] à 3 000 individus environ, elle progresse très peu sur la longue durée. Et ni le RN ni Reconquête n’ont intérêt à se diaboliser en accueillant en leur sein des radicaux qui d’ailleurs, les trouvent trop prudents8 ». Les promoteurs de la tenaille identitaire donnent-ils dès lors dans ce que Lionel Jospin a appelé la comédie anti-fasciste9 ? On aurait aimé un mot sur cette question car si, comme le note Pierre-André Taguieff, les Juifs ont peur, après le 7 octobre, si, après avoir déjà fui la Seine-Saint-Denis, « ils s’apprêtent à fuir les « quartiers sensibles » partout dans l’hexagone, ces quartiers islamisés où ils sont devenus des cibles » (p. 56), ce n’est pas à cause de l’extrême droite.

 

Sans doute nos intellectuels ont-ils du mal à se défaire de leurs vieux schémas explicatifs. Conformisme institutionnel, incapacité, peur de l’isolement ? Or leur devoir moral ou, si l’on veut se placer sur un autre terrain, leur responsabilité professionnelle est, par temps trouble, de forger de nouveaux outils pour comprendre le monde. Certains s’y efforcent, au premier rang desquels, depuis de nombreuses années, Pierre-André Taguieff qui, jetant une lumière crue sur la réalité, aide à mieux « voir ce qu’on voit », à déchiffrer ce qui vient et donc à s’armer intellectuellement, moralement et politiquement.

Notes

1 – Patrick Boucheron, Le temps qui reste, Paris, Seuil (« Libelle »), 2023.

2 – Pierre-André Taguieff, Le nouvel opium des progressistes-Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Paris, Gallimard (« Tracts » n° 53), 2023.

4 – Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard (« Folio essais »), 2013 (1949), p. 61.

5 – Georges Bensoussan, Les origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Paris, Humensis (« Que sais-je ? »), 2023, p. 35 sq.

7 – Après le 7 octobre, plusieurs commentateurs ont cité ces mots de Vladimir Jankélévitch, d’il y a une cinquantaine d’années, auxquels on ne peut pas ne pas penser ici : « L’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission – et même le droit, et même le devoir – d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. » (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986).

8Le Figaro, 28 novembre 2023.

9 – « Pendant toutes les années du mitterrandisme, nous n’avons jamais été face à une menace fasciste, et donc tout anti-fascisme n’était que du théâtre. Nous étions face à un parti, le Front national, qui était un parti d’extrême droite, un parti populiste aussi, à sa façon, mais nous n’avons jamais été dans une situation de menace fasciste et même pas face à un parti fasciste. » (Lionel Jospin, 29 septembre 2007, « Répliques », France Culture.)

« L’itinéraire philosophique du jeune Eric Weil » d’Alain Deligne, lu par Jean-François Robinet

En février 2023, Mezetulle faisait brièvement état de la parution du monumental ouvrage d’Alain Deligne L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris (Presses du Septentrion, 2022). Jean-François Robinet1 en livre ici une lecture plus approfondie et se demande s’il y a rupture ou continuité entre le jeune Éric Weil des années 1930 et le philosophe de la maturité des années 1950.

On connaît relativement bien la vie d’Éric Weil (1904-1977) dans sa partie française (1933- 1977) avec ses différentes étapes : la participation au séminaire d’Alexandre Kojève sur Hegel, sa vie de prisonnier de guerre (1940-45), sa participation à la revue Critique avec Georges Bataille, sa carrière universitaire. En revanche, on connaît beaucoup moins bien la partie allemande (1904-1933). L’ouvrage pour le moins substantiel (805 pages) d’Alain Deligne comble cette lacune. Il nous éclaire sur la formation du jeune Éric Weil et son ancrage dans l’Allemagne des années 1920-1930. Il s’agit de penser le passage du jeune Weil au Weil de la maturité, celui qui écrit la Logique de la philosophie, publié en France en 1950. Certes, le Weil de la maturité ne se déduit pas de ses premières études, mais il peut mieux se comprendre, y compris à travers ce qu’il refuse de ses premières orientations. Alain Deligne ponctue son ouvrage de multiples réflexions sur les raisons qui peuvent expliquer la mécompréhension dont la philosophie weilienne a souffert lors de sa réception dans les années 1950-1960.

Gilbert Kirscher a écrit la préface du livre, où il explique l’originalité et l’intérêt de l’ouvrage. Il propose aussi à la fin de l’Introduction une chronologie complète de la vie d’Eric Weil.

Le livre comprend deux parties. Dans la première « Introduction » (p. 21 à 242), Alain Deligne fait la description détaillée de la vie d’Éric Weil de 1922 à 1933 : les cours qu’il a suivis à l’université, les professeurs qu’il a connus, sa vie d’étudiant, ses débuts dans la vie active, le contexte historique. Il commente de manière compréhensive les différentes étapes du parcours de formation du jeune Éric Weil. Dans la seconde « Anthologie » (p. 289 à p. 791), Alain Deligne publie 21 textes relativement courts qui vont de 1924 à 1936. Dans ces textes figurent des articles déjà publiés, mais aussi des manuscrits et des tapuscrits avec des ratures. Ces textes, qui « dormaient » dans l’Institut Éric Weil à Lille, Alain Deligne a dû d’abord les recopier, puis les traduire en français pour en donner une édition critique. Il les place à chaque fois dans leur situation d’émergence2.

Quels sont les éléments de la formation du jeune Éric Weil ? Étudiant en philosophie, il assiste à de nombreux cours sur les grands auteurs et sur l’histoire de la philosophie. Comment Éric Weil s’oriente-t-il ? Sur quel auteur porte-t-il son intérêt ? Comment comprend-il l’intérêt de la philosophie en général ? Nous distinguerons dans les 21 textes de l’Anthologie deux types de textes, ceux qui portent sur l’histoire de la philosophie et l’histoire des idées, ceux qui portent sur la philosophie comme telle.

Après des études secondaires au lycée de sa ville natale de Parchim (Mecklembourg) Éric Weil suit un an d’études de médecine. Puis il s’oriente vers la philosophie avec deux matières secondaires : la philologie allemande et l’analyse mathématique qu’il étudie aux universités de Hambourg et de Berlin. À l’Université de Hambourg Éric Weil suit les cours de Cassirer avec lequel il va finalement faire sa thèse de doctorat. Alain Deligne nous explique qu’à cette époque « toute une branche de la philosophie, néokantienne, longtemps guidée par des intérêts cognitifs en logique, mathématiques et physique, se tournait maintenant vers un autre type de philosophie, la philosophie de la culture. Cassirer était le représentant-type de cette évolution » (p. 78-79). Dans les années 1920 Cassirer produit son œuvre majeure : La Philosophie des formes symboliques en trois volumes : La langue (1923), La pensée mythique (1925), La Phénoménologie de la connaissance (1929). La culture couvre tous les domaines de l’existence : le mythe, le langage, la religion, l’histoire, la science, l’art, etc. Ce qui est commun à tous ces domaines est l’action de l’esprit humain qui donne forme au monde à travers le langage, milieu universel dans lequel s’effectue la compréhension. Chaque forme symbolique a sa propre logique et constitue une orientation. Ainsi dans le mythe le monde est vécu de manière sympathique, dans la religion le monde est divisé en deux, dans la science le monde est pensé comme objet d’analyse, etc. La culture se différencie en de multiples cultures avec comme finalité interne le développement de « la personnalité libre ». Éric Weil a-t-il écrit la Logique de la philosophie pour donner plus de cohérence à l’articulation des données culturelles et pour sortir du modèle restrictif des Lumières ?

En suivant son maître Cassirer, le jeune Éric Weil va s’intéresser aux philosophes de la Renaissance. Ces auteurs se trouvent à un moment décisif de l’histoire de la philosophie. Ils héritent du thème antique du cosmos, ils participent évidemment à la religion chrétienne et ils ont l’intuition d’une incompatibilité entre la nécessité cosmique et la liberté humaine. Ce qui se voit particulièrement dans la question de la magie et de l’occultisme. Éric Weil présente sa thèse La théorie de Pomponazzi sur l’homme et le monde en 1928, il a 24 ans. Pomponazzi se réclame d’Aristote. Dieu est le premier moteur du cosmos, partagé en monde sidéral et en monde terrestre. L’âme humaine est liée au corps, ce qui va à l’encontre du dogme chrétien de l’immortalité de l’âme. Donc le destin de l’homme se joue dans l’ici-bas. Pomponazzi critique les croyances aux miracles et aux prodiges. Ces croyances s’expliquent par l’imagination, l’espoir ou l’ignorance humaine. Il accorde toutefois une place à l’astrologie à partir de la cosmologie aristotélicienne et stoïcienne qui pose que le monde obéit à une nécessité générale et que le monde sidéral a un effet sur le monde terrestre en fonction d’affinités qualitatives. Éric Weil montre qu’il y a dans la philosophie de Pomponazzi une tension entre la cosmologie antique et sa philosophie morale qui annonce la liberté au sens moderne.

Dans l’Anthologie, la plupart des textes publiés par Alain Deligne portent sur l’occultisme. « Philosophie de la Renaissance et astrologie » date de 1929. « Pour la philosophie, la question de l’essence et de la signification de l’astrologie ainsi que de la magie débouche sur le problème de la liberté de la volonté […]. La question est donc de savoir si une éthique est seulement possible, à partir du moment où l’astrologie est une science et que la magie est une technique scientifique » (p. 497). Les croyances superstitieuses ne sont pas le fait d’une mentalité archaïque définitivement dépassée. « La superstition, ce sont les dimensions de la conception mythique du monde, la survivance souterraine d’une pensée qui, dans notre culture, qui est une culture de l’entendement, n’a pas droit à l’existence et qui cependant resurgit de temps à autre avec la force de l’inné » (p. 531), dit Éric Weil dans « notre superstition quotidienne » paru en 1931. Ajoutons sur la même question les textes sur deux auteurs épris d’occultisme : Friedrich von Gagern (1921) et Justinus Kerner (1932).

Les autres textes témoignent du fait qu’Éric Weil est un bon étudiant en philosophie. Citons quelques thèmes : « Fiches de lecture d’ouvrages commentés sur Platon et le néoplatonisme » (1920), « la critique kantienne de la faculté de juger et l’idée de fin dans le système aristotélicien » (1925), « Newton » (1932), « la place du Beau dans la philosophie de Plotin » (1932), « Hegel sur la littérature » (1935)….

En ce qui concerne la philosophie, quatre textes sont remarquables, dans l’ordre chronologique : « l’étudiant salarié », « sur la philosophie », « esprit et vie », « lexique ».

« L’étudiant salarié », conférence radiophonique prononcée à Berlin en 1930, est peut-être le texte le plus intime d’Éric Weil. Il parle à la première personne, ce qui est rare. Il énumère les différents « petits boulots » qui lui ont permis de gagner sa vie pour faire ses études : travailleur dans une fonderie, secrétaire dans une perception, précepteur d’un jeune Russe, employé de banque, représentant en produits cosmétiques, employé dans une librairie…. Gagner sa vie et en même temps faire des études universitaires est pour le moins difficile. Mais au-delà de son cas personnel, Éric Weil voit dans cette situation un côté positif pour la société. « Le salariat estudiantin me semble, tout compte fait, être la voie qui mène à la guérison de l’un des pires maux dans la structure sociale de notre peuple. Je veux parler de la dangereuse opposition entre ce qu’on appelle les gens cultivés et ceux qui ne le sont pas, entre ‘universitaires’ et ‘peuple’» (p. 657). Être intellectuel ce n’est pas vivre dans un monde à part !

« Sur la philosophie » est un texte bref de 1931. Il récuse deux orientations : la théorie de la science et la théorie de l’existence (au sens des existentialistes). « Quand je philosophe je veux quelque chose de bien précis […]. Je veux savoir comment j’en viens à moi, pour le dire plus simplement : je cherche le salut de l’âme […]. Je m’enquiers d’elle [de l’âme] comme possibilité réelle. La philosophie est cette question et en tant que telle, toute philosophie est philosophie pratique » (p. 569).

En 1932 Éric Weil s’entretient à la radio de Berlin avec Rudolph Kayser, écrivain et historien de la littérature. Rudolph Kayser adresse un reproche banal à la philosophie. La philosophie est éloignée de la vie concrète des gens, elle est abstraite. Seule la littérature est capable de dire la vie et les sentiments. Citons ce passage du dialogue :

« Kayser : Vous (les philosophes) élucubrez, vous théorisez (Ihr spintisiert, Ihr theorisiert) et ce n’est pas ainsi que vous en viendrez à configurer artistiquement la vie, qui est justement de nos jours tout à la fois si brûlante, si intéressante, douloureuse, et excitante.

Weil : Mais tu ne peux pas attribuer à la philosophie les mêmes tâches qu’à l’art ou à la littérature. La philosophie, tu le sais bien, ne veut en aucun cas configurer la vie au sens où le fait l’artiste, mais elle ne veut pas non plus théoriser sur elle, elle veut au contraire – en un mot – comprendre (begreifen) la vie » (p. 474).

Dans son lexique (1934-1935) Éric Weil définit ainsi la philosophie. « L’homme est toujours dans la vérité, car il est. Seulement il ne la connaît pas. […] S’il doit y avoir philosophie, c’est-à-dire vérité, le problème est donc de savoir comment le philosophe est possible, c’est-à-dire en tant que vivant qui se saisit sous le critère de la vérité, en d’autres termes, participant à la raison, sans pourtant être raison. Si la question ne peut être résolue, ou bien la philosophie est une illusion, ou bien le Je est contingent » (p. 764-765).

Maintenant comment comprendre le rapport entre le jeune Éric Weil des années 1930 et le Weil de la maturité des années 1950 ? Y a-t-il continuité ou rupture ? Sur cette question les spécialistes discutent. Alain Deligne critique l’article de Max Lejbowicz3, où ce dernier opte pour la discontinuité. « Si l’on suit l’œuvre de Weil dans ses tendances le plus importantes, on ne peut séparer de manière aussi forte, comme le fait Max Lejbowicz, entre le Weil des années trente et le Weil de la maturité, pour lequel ses intérêts antérieurs seraient devenus étrangers »4.

Il y a certes une continuité apparente. En 1938 Weil soutient à l’École Pratique des Hautes Études sa thèse en français : « La critique de l’astrologie chez Pic de la Mirandole ». Il semble continuer le travail entrepris en Allemagne sous la direction d’Ernst Cassirer et de Max Dessoir sur les auteurs de la Renaissance. Mais son inspiration générale n’est plus la même. L’arrivée d’Hitler au pouvoir l’a obligé à quitter l’Allemagne et à considérer les choses autrement. « Il arrive en philosophie que les maîtres involontaires vous enseignent plus que tant de maîtres qui le sont expressément. Mon maître involontaire fut Adolf Hitler » a-t-il confié à un ami italien. Désormais il se rapporte à l’histoire et non plus à la culture, témoin son article décisif de 1935 « De l’intérêt que l’on prend à l’histoire ». Il écrit la Logique de la philosophie pendant la guerre. Dans ce livre il recense les philosophies fondamentales en les radicalisant (« les catégories ») et il les ordonne en fonction de l’opposition entre la raison (discursive) et la violence. Nous assistons bien à un changement de paradigme. C’est pourquoi nous sommes tentés de dire qu’il y a deux Weil. On ne peut pas déduire la Logique de la philosophie du travail du jeune Éric Weil. Entre les années 1920-30 et les années 1940-50, Éric Weil effectue un acte de création qui relève du génie.

Merci à Alain Deligne pour ce travail rigoureux et documenté, qui nous permet de suivre l’itinéraire du jeune Éric Weil et de prendre ainsi la mesure de l’innovation créatrice de Weil dans son système. Lui seul pouvait écrire ce livre du fait de sa double culture, française (il a été étudiant en philosophie à l’université de Lille) et allemande (il a fait toute sa carrière comme enseignant-chercheur à l’université de Münster).

Notes

1 – Jean-François Robinet est professeur honoraire de philosophie en CPGE (classes préparatoires aux Grandes écoles).

2 – [NdE] Voir le sommaire dans l’article de février 2023.

3 – Max Lejbowicz, « Éric Weil et l’histoire de l’astrologie » in Cahiers Éric Weil I, Presses universitaires de Lille, 1987.

4 – « Die Philosophie Eric Weils » in Yves Bizeul (éd.), Gewalt, Moral und Politik bei Eric Weil, 2004, Münster, 2006, p. 49.

« La France en miettes » de Benjamin Morel, lu par Samuël Tomei

Il est convenu et convenable de s’afficher « girondin », donc partisan des libertés locales ; ainsi est-on un démocrate éclairé. Il est par conséquent convenu et convenable de repousser les « jacobins » et leur centralisme par nature autoritaire et archaïque, rappelant les heures les plus sombres de la Révolution française (ou celles du bonapartisme). Curieuse simplification sémantique, anachronisme grossier, grâce auxquels on peut disqualifier le caractère indivisible de la République française. Sus aux États-nations fauteurs de nationalismes donc de guerres. Et après tout, vos républicains patriotes de la Troisième et, plus tard, le général de Gaulle lui-même n’étaient-ils pas de fervents décentralisateurs ? Et c’est à qui fera tourner le plus vite la centrifugeuse. Au point, selon le politiste et constitutionnaliste Benjamin Morel (La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022), que la France serait en miettes ; au point que le régionalisme tel qu’on le promeut ne serait autre qu’un séparatisme.

Au milieu de son livre, Benjamin Morel, en quelques pages, réduit à rien l’idée selon laquelle les Girondins auraient été décentralisateurs voire fédéralistes. L’auteur cite nombre d’historiens contemporains ayant fait un sort à cette idée reçue. On pense aussi à Alphonse Aulard qui déjà en 1901 la réfutait : « Pouvait-on citer un seul Girondin qui eût fait acte de fédéralisme ou manifesté une tendance fédéraliste ? Et qui donc avait prêché le fédéralisme à la France ? N’étaient-ce pas deux Montagnards, Billaud-Varenne en 1791 et Lavicomterie en 1792 ?1 » Benjamin Morel y insiste : pour tout révolutionnaire, la souveraineté ne saurait être divisée et c’est bien pourquoi les Montagnards, pour les frapper d’opprobre, vont accuser les Girondins de fédéralisme. Or ces derniers n’ont au contraire jamais réclamé que l’égalité de statut entre tous les départements, même en temps de guerre, quand les Montagnards voulaient réserver un sort particulier à Paris. Et jamais les Girondins n’ont imaginé rompre avec l’unité de la loi, jamais ils n’ont eu l’idée d’un pouvoir législatif délégué – ils n’étaient même pas décentralisateurs. (p.136-140) C’est donc par abus de terme qu’on a évoqué un « pacte girondin » lors de la révision constitutionnelle avortée en 20182.

La structure maurrassienne de l’ethnorégionalisme français

Tout le monde souhaite rompre avec la centralisation, autant les républicains attachés à la souveraineté nationale que, cela va de soi, les différents autonomistes, indépendantistes et autres nationalistes. Les sources et les formes diffèrent toutefois et la Révolution française partage les eaux. Les décentralisateurs républicains et ceux que Benjamin Morel appelle les ethnorégionalistes vouent aux mêmes gémonies la Constitution bonapartiste de l’An VIII. Mais c’est avant tout l’anticésarisme qui pousse les premiers à vouloir décongestionner le pays, conforter la démocratie en renforçant les pouvoirs locaux, à commencer par la commune et le département, cellules administratives et politiques de base de la République républicaine. Comme Pierre Legendre, l’auteur estime que la commune et le département ont « ouvert la voie à une décentralisation comme instrument de démocratisation et non comme outil de reconnaissance identitaire » (p. 85). La commune surtout. On se souvient qu’Albert Thibaudet est allé jusqu’à écrire que « la République est le régime du maire élu » : la loi de 1884 sur l’élection des maires est en effet aux yeux du grand critique « la loi essentielle et utile de la République, celle qui mieux que toute autre a assuré son triomphe et sa durée3 ». Cette décentralisation suppose que chaque entité soit pourvue des mêmes compétences. En outre, le découpage administratif ne saurait si peu que ce soit se fonder sur des critères ethniques ou linguistiques. (p. 69-84) Bref, à chacun son folklore, sa cuisine, son patois mais, dès qu’il s’agit de politique, de légalité, la République ne reconnaît que des citoyens égaux en droits et qui délibèrent en français.

Les ethnorégionalistes s’abreuvent, eux, au courant contre-révolutionnaire avec Charles Maurras pour figure centrale. On sait que l’attachement au « pays réel » – « ontologiquement premier » par rapport au pays légal, par rapport à l’État –, la défense de ses droits, de sa diversité, se trouve au fondement du nationalisme maurrassien4. Aussi, ici, la France intégrale est-elle la France fédérale. Mais pour éviter qu’un fédéralisme aussi poussé que possible ne provoque l’éclatement de la nation, Maurras plaide pour un État « en son centre très monarchique » et, à « son extrémité, très républicain, formé d’une poussière de républiques […]5. » C’est pourquoi, pour Maurras, la République ne peut pas décentraliser, encore moins la République parlementaire et il reprochera assez à Clemenceau6 et à Brisson, décentralisateurs fervents, de s’être mués en « centralisateurs féroces » dans l’exercice du pouvoir7. Le département, création de la Révolution, est ici voué à l’exécration même si, comme le rappelle à trois reprises l’auteur (p. 62, 85 et 140), il tient compte des limites des anciens bailliages et sénéchaussées. On pourrait même remonter dans le temps puisque l’historien Bertrand Lançon lui aussi note que le département n’a pas été conçu par des esprits ignorants des réalités locales donc de l’histoire : les révolutionnaires se sont, pour en tracer les contours, inspirés de la carte des cités gallo-romaines8. Le fédéralisme de Maurras est une doctrine « de l’autonomie locale ou tout au moins ethnique » ; il est un instrument de résistance à la pénétration des idées issues de la Révolution et des cultures exogènes ; il implique enfin que les collectivités votent leurs lois (p. 82-83). On retrouve là les traits principaux de l’ethnorégionalisme contemporain, en particulier, donc, l’ethnicisme, l’ethno-linguisme, plus précisément, à deux notables exceptions qui font justement écrire à l’auteur qu’il relève d’un maurrassisme mal compris. En effet, pour Maurras, la préservation de l’unité nationale est essentielle alors que, pour nos autonomistes et autres indépendantistes, la nation française doit avoir le même sort que Carthage pour les Romains. En outre, le fédéralisme maurrassien ne concerne que les provinces « gallo-romanes » ; il exclut donc l’Alsace, les Flandres, le Pays basque et la Bretagne… (p. 86-88)

Pro-pétainistes, pro-fascistes et pro-nazis

L’ethnorégionalisme prétend lutter contre l’impérialisme de l’État français, broyeur des identités locales. Sauf que les cultures régionales en question ont été « remodelées et idéalisées par des urbains en quête de racines ». (p. 28 et p. 57) Ils se sont à cette fin inspirés des royalistes ultras, des images d’Épinal et… des sociétés de tourisme. (p. 51) Cela au point que même l’architecture est contaminée par cette authenticité fabriquée et piquant est l’exemple choisi par l’auteur de la ville d’Hossegor aux constructions d’un style basque qui n’a jamais existé, « l’alliance entre l’ethnorégionalisme militant, le tourisme et le commerce [ayant] ainsi contribué à produire une culture locale artificielle vécue sur un mode existentiel ». (p. 56) Toutefois, les mouvements autonomistes ne se limitent pas à la sympathique disneylandisation de leurs desseins. L’essentialisme qui les caractérise les a naturellement fait glisser sur la pente qu’on imagine, pendant l’entre-deux-guerres, jusqu’à plonger dans des eaux sulfureuses. Le PNV basque (Partido Nacionalista Vasco) a été fondé par Sabino Arana Goiri qui « considérait les Basques comme le peuple élu et promouvait la pureté de la race basque9 ». (p. 92) C’est déjà beaucoup mais on précisera que le dessinateur du drapeau basque (l’Ikurriña), d’inspiration britannique, celui qui flotte à Bayonne aujourd’hui, était antisémite. Cependant, les Catalans, eux, s’imaginaient Celtes. Quant aux Corses, Santu Casanova, l’un des fondateurs du nationalisme, développait, à la fin du XIXe siècle, les « thèmes du sang, de la race, de l’instinct » ; dans les années 1920, le mouvement s’est étoffé et Petru Rocca, fondateur du bulletin A Mura, se rapprochait de l’Italie mussolinienne qui accorda bourses universitaires et voyages d’études aux jeunes autonomistes (p. 109) ; ledit bulletin donnait alors dans le racisme et l’antisémitisme avant d’être interdit et Rocca fut déchu en 1938 de sa Légion d’honneur pour avoir comploté contre la nation. Pour tous ces adversaires de la République fille de 1789, l’avènement du régime de Vichy fut donc une « divine surprise » : Pétain loua Mistral en 1940 et l’année suivante le maréchal fut fait sòci d’honneur du Félibrige et Charles Maurras en devint élu majoral. (p. 81) En Flandre, en 1940, on écrivit à Hitler pour demander le rattachement de la région au IIIe Reich. (p. 94) En Bretagne, rappelle Benjamin Morel, l’ethnorégionalisme s’est structuré autour du journal Breiz Atao « qui se qualifiera lui-même de national-socialiste », journal créé par Morvan Marchal, créateur du drapeau (le Gwenn ha du), d’inspiration étasunienne, celui de la région Bretagne de nos jours et qu’on trouve donc sur les plaques d’immatriculation des Bretons… Le PNB, le parti national breton, ne cachait pas alors son antisémitisme et tenta de négocier avec le régime nazi la création d’un État breton. (p. 94-95) Pour ce qui est des régionalistes alsaciens, ils eurent partie liée avec le régime nazi au point que les chefs de deux des nombreux mouvements intégrèrent la SS. (p. 96-97)

Or comme le souligne l’auteur, ce passé n’est guère passé. On a raboté les aspérités les plus saillantes, changé de vocabulaire, certains mots étant devenus moralement et légalement imprononçables, mais on justifie, on relativise : le coupable est (comme toujours) l’État jacobin, les résistants ont fait plus de dégâts que les collaborateurs etc. Dans les années 1960 et 1970, les mouvements régionalistes portent à gauche (sauf en Alsace) (p. 196-197), n’étaient, en passant, de fréquentes alliances avec le Front national. Puis l’ethnorégionalisme s’est éloigné de ce parti au fur et à mesure de sa « normalisation », les drapeaux régionaux disparaissant de ses défilés (p. 203). Avec le déclin des communistes et des socialistes, les régionalistes trouvent aujourd’hui nombre d’accointances avec les écologistes et avec la mouvance macronienne. L’auteur montre bien la plasticité de l’ethnorégionalisme, facilitée par la grande porosité des partis traditionnels à leurs thèses.

Malgré ces opportunes alliances, reste le noyau dur et qui explique l’absence de solution de continuité avec un passé trouble : « L’ethnorégionalisme est tenu par un héritage qui en structure le rapport au monde. Il est une force qui naît au XIXe siècle, reposant sur une vision conservatrice de la région comme cadre d’existence d’un peuple dont l’identité est antagoniste à celle de la nation. » (p. 201) Reste donc l’ethnicisme dont le principal vecteur, l’arme de guerre, est la langue.

La néo-langue, arme de guerre

Benjamin Morel souligne que ces langues sont en bonne part des reconstructions militantes. Le Félibrige, au milieu du XIXe siècle, fabrique une langue d’Oc artificielle inspirée par le provençal ; or, « si elle permet à ses auteurs de briller dans les salons parisiens, elle n’est en réalité parlée par personne » (p. 32). Pour le corse, on ne peut pas ne pas songer à cet extrait du discours de réception d’Angelo Rinaldi à l’Académie française : « Quelques victimes d’une sorte de régression infantile s’efforcent, là-bas, de promouvoir, au détriment du français, un dialecte certes inséparable de la douceur œdipienne des choses, mais dénué de la richesse de la langue de Dante. À la surface des sentiments et des idées, le dialecte ne creuse pas plus profondément qu’une bêche, quand il faut, pour atteindre les profondeurs, les instruments du forage, d’une langue à chefs-d’œuvre, telle que le français […]10 » ; et puisque, selon l’écrivain, « nous sommes devant une mosaïque de dialectes aux accents divers que leur sonorité apparente, dans l’ensemble, à celle d’un dialecte toscan qui n’aurait pas évolué depuis le Moyen Age11 », on va constituer un corse qui est selon certains puristes, rapporte Georges Ravis-Giordani, une sorte d’espéranto. (p. 32) Il en va de même pour le breton, synthèse forgée au début du XXe siècle. (p. 34)

Les régionalistes vont employer toute leur énergie à promouvoir les langues régionales, principal marqueur identitaire, fût-ce au détriment des langues locales. Le cas du breton est intéressant : on appose des panneaux en cette langue où on ne l’a jamais parlée, comme à Nantes ou à Rennes, zones gallo. Ce colonialisme, cet impérialisme – celui même qu’on reproche au français et à la culture française – va jusqu’à l’invention de noms (par l’Office de la langue bretonne) comme la commune de Monteneuf qui devient Monteneg, toponyme qui n’a jamais existé sous cette forme. (p. 43) Et Benjamin Morel fait bien de préciser qu’il est tout à fait favorable à la sauvegarde des langues régionales authentiques, pour peu qu’à Rennes, par exemple, on enseigne non, donc, le breton militant, le néo-breton, mais le gallo. C’est que, note-t-il fort à propos – idée qui revient dans son livre comme un leitmotiv –, « loin d’être une alliée [des ethnorégionalistes], la petite patrie [leur] est un danger. Elle est productrice de dissonance, car, plus proche, elle est un meilleur reflet du réel ». (p. 65). Aux yeux des ethnorégionalistes il s’agit de faire sécession par la langue, tant il est vrai qu’elle permet de « bâtir et cloisonner les univers mentaux et sociaux » (p. 191) D’où l’insistance à réclamer le bilinguisme des documents officiels, à obtenir les moyens d’enseigner, d’imposer la néo-langue locale.

La trahison des élites

Les républicains universalistes tendent à incriminer l’Union européenne dans l’essor de l’ethnorégionalisme, puisqu’elle s’est construite sur l’amnésie des États-nations en promouvant les grandes régions. Or l’auteur montre que c’est un peu malgré elle que l’UE, quand bien même travaillée au cœur par de très efficaces groupes de pression, a « stimulé le régionalisme » (p. 128). Pour l’auteur, à force d’invoquer l’UE, les ethnorégionalistes vont finir par la faire détester. Surtout, le séparatisme déstabilise les États et les rend moins avides d’une intégration qui déjà a vocation à les fragiliser. Mais, donc, le moteur de la division n’est pas à chercher à Bruxelles : « On peut reprocher à l’Europe beaucoup, mais la fusion des régions, la multiplication de collectivités à statuts particuliers et à ressorts identitaires sont uniquement le fruit de l’imagination destructrice de nos élites tricolores. » (p. 129) Lesquelles mettent ainsi un empressement confondant à vouloir ratifier la Charte des langues régionales, qui reconnaît des droits collectifs à des groupes ethniques et de ce fait a été censurée par la Conseil constitutionnel (p. 125). Ces mêmes élites, de tous bords, par cynisme, acceptent, on l’a vu avec les drapeaux régionalistes, l’effacement des symboles nationaux ; elles acceptent sans ciller la disjonction entre citoyenneté et nationalité, un des instruments les plus efficaces pour briser l’unité nationale – peut-être aurait-il fallu rappeler que le traité de Maëstricht (1992) avait donné le la en permettant l’éligibilité aux élections locales des citoyens des États membres. La plupart du temps, les partis nationaux traditionnels ont été pris à leur propre piège, échouant à assécher les mouvements ethnicistes en s’efforçant de récupérer leurs revendications, laissant donc aux séparatistes donner le tempo. La surenchère est devenue permanente entre mouvements (qui sera le plus « authentique » et donc le plus radical ?) et entre collectivités (telle veut autant de compétences que telle autre à qui on vient d’en accorder un peu plus pour avoir la paix). De nombreux exemples étrangers rapportés par l’auteur inquiètent. Est lancé un processus de désagrégation sur fond d’une décentralisation de plus en plus illisible, une décentralisation asymétrique impliquant la fin de la solidarité nationale (p. 246). Pour Benjamin Morel, la différenciation territoriale, qui s’impose avec une force croissante depuis vingt ans, est le « tombeau de la France ». (p. 259) Bref, sous couvert de modernité, on ne nous promet rien d’autre qu’un retour au féodalisme. La République est morte, vive l’ancien régime…

L’ombre de Mirabeau…

Plutôt que d’y voir l’éloge d’une France centralisée et niveleuse, il faut considérer cet ouvrage non seulement, certes, comme un vibrant plaidoyer pour un modèle politique sabordé avec un acharnement consciencieux par nos élites, mais aussi comme le plus bel hommage aux petites patries12 sans lesquelles la République indivisible ne serait qu’une construction aussi artificielle que les régions des ethnorégionalistes, les petites patries qui sont la condition de la Grande, laquelle, en retour, les préserve de toute régression raciste.

La fin de ce livre courageux, franc, net (non dénué de piques ironiques), se veut volontariste – mais on sent que l’auteur, au milieu des décombres et avant que quelques pans de murs encore d’aplomb ne s’effondrent à leur tour, brûle de dire : « Vive la République quand même ! » Aucun des lecteurs de Benjamin Morel n’aura d’ailleurs si peu que ce soit été surpris par la déclaration du chef de l’État devant l’assemblée de Corse, le 28 septembre 2023, premier président de la République à envisager l’autonomie de l’île. Ce séparatisme est-il moins mortel à la nation que l’autre ? Bien sûr, on songe à Mirabeau rappelant à l’Assemblée nationale, le 19 avril 1790, qu’avant de constituer une nation, les Français étaient « une agrégation inconstituée de peuples désunis ». Tout est à recommencer.

Benjamin Morel, La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022, 265 p., 20 euros

Notes

1 – Alphonse Aulard, Histoire politique de la Révolution française – Origines et développement de la démocratie et de la République (1789-1804), Paris, Armand Colin, 1901, p. 401

3 – Albert Thibaudet, Les idées politiques de la France, in Réflexions sur la politique, Paris, Robert Laffont (« Bouquins »), 2007, p. 173. Les idées politiques de la France a été publié en 1932.

4 – Cité par Axel Tisserand, Actualité de Charles Maurras – Introduction à une philosophie politique pour notre temps, Paris, Pierre Téqui, 2019, p. 233-235.

5Op. cit.

6 – Je me permets de renvoyer à mon article : Samuel Tomei, « Georges Clemenceau : la décentralisation au service de l’émancipation individuelle », in Vincent Aubelle et Nicolas Kada, Les grandes figures de la décentralisation – De l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Berger-Levrault, 2019, p. 181-196

7 – Charles Maurras, « Le Roi et les Provinces », Revue Fédéraliste, n° 100, Guirlande à la Maison de France, préface de Georges Bernanos, 1928.

8 – Bertrand Lançon, Quand la France commence-t-elle ?, Paris, Perrin, 2021, p. 57-59.

9 – Benjamin Morel cite ici Frans Schrijver.

11 – Angelo Rinaldi, « Ils ne le lâcheront pas ! », Le Nouvel observateur, 10-16 août 2000.

12 – Voir Jean-François Chanet, L’Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, et Olivier Grenouilleau, Nos petites patries – Identités régionales et Etat central, en France, des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2019

« L’animalité de l’homme dans les ‘Fables’. Se rafraîchir à La Fontaine » de Pierre Campion

Avec ce bref et beau livre1 de variations sur vingt et une Fables de La Fontaine, précédées d’une méditation substantielle intitulée « Des animaux et des hommes » et d’un commentaire du Discours à Mme de la Sablière, Pierre Campion offre un bijou à ses lecteurs. C’est un régal pour la pensée et pour le plaisir d’une double lecture – celle de La Fontaine et celle de l’auteur qui s’y rafraîchit et nous éclabousse avec des cristaux lumineux de culture et de réflexion.

« Mon sentiment a toujours été que quand les vers sont bien composés,
ils disent en une égale étendue plus que la prose ne saurait dire ». La Fontaine2

L’emblème de l’animalité qui enveloppe le livre ne doit pas nous tromper : il ne s’agit jamais de réciter la leçon réductrice convenue renvoyant l’homme à des « racines » bêtifiantes pour lui enjoindre férocement le « mépris de son être »3. L’animalité est ici une fonction réflexive par laquelle l’humanité, en se réassignant humainement à l’animalité, retrouve ce qu’elle s’acharne à renier et qui l’éloigne de la bestialité : la conscience de l’altérité, laquelle se nourrit du corps. Cette fonction s’active dans la fable et ses métamorphoses, et ce n’est certes pas seulement pour des motifs chronologiques que l’ouvrage se termine par une rumination sur l’une des dernières Fables de La Fontaine « Les Compagnons d’Ulysse », où la question de vivre humainement son animalité est massivement posée – comme il se doit, on ne peut la résoudre qu’humainement c’est-à-dire de travers.

La traversée rafraîchissante que déploie le livre reste constamment fidèle au principe de matérialité raffinée auquel tout lecteur d’un texte en vers devrait s’abandonner, au rebours de ces diseurs professionnels, qui, ne cessant de vouloir excuser les classiques d’avoir écrit en vers, s’ingénient à rabattre la plurivocité par une diction réductrice à une prose condescendante (« voilà ce qu’il faut comprendre… »). Mais non ! Il faut réciter les Fables, en y observant les relations logiques implicites (de rime à rime, d’hémistiche à hémistiche) que le vers, par sa seule nature, impose, produisant

« non pas tel ou tel sens déjà constitué, mais des effets nouveaux de sens combinés et dynamiques […] Ainsi le Lion :

‘Même il m’est arrivé quelquefois de manger
le Berger’ »4

Le cheminement de ces variations et de ces réflexions convie à une découverte sans cesse renouvelée où se dégagent des strates de lecture à la lumière de la matière du vers, où une moralité peut en cacher une autre, plus profonde et plus dérangeante, part d’ombre que révèlent la lucidité de l’écriture, la bonne fortune de la plume qu’il faut avoir le cran de saisir dans sa cruelle frivolité5.

Chacun de ces « objets lyriques parfaitement identifiés »6 trouve, avec la variation que lui appose Pierre Campion, une mise en relief qui, au contraire d’une sèche et épuisable explication de texte, se présente elle-même, avec un grand bonheur d’écriture, comme un objet littéraire épanouissant. Les références populaires, proverbiales et fabuleuses – où « œuf » sonne avec « bœuf », où s’assemblent des « groupes improbables », où des canards proposent un vol transatlantique à une tortue – apparemment naïves, y rivalisent, en une joyeuse érudition, avec les clins d’œil lettrés et les allusions mythologiques. Chacun y trouve son compte et, poussé hors de l’ornière de ses familiarités savantes, découvre l’étrangeté ravissante d’un ailleurs qui le hisse sur des hauteurs et des parallèles littéraires qu’il ne soupçonnait pas7.

Et le philosophe aussi y prendra du grade tout en en prenant pour son grade ; même les cartésiens fervents (au nombre desquels, car c’est une béatitude littéraire aussi, j’ai le bonheur de me compter) redécouvriront, avec les charmes du continuisme, le Descartes dubitatif qui s’interrogeait sur l’union de l’âme et du corps.

« Ainsi, à l’égal des êtres physiques et des êtres de raison, les fables sont-elles des êtres, d’imagination ; ceux-ci, ni plus ni moins attribuables au nom du fabuliste que ne le sont à Descartes son cogito et sa méthode ou à Pythagore son théorème. Le travail de la fable se constitue en une petite forme lyrique qui mette en résonance : tels vivants, telle poétique et telle pensée, selon telles émotions du fabuliste et telles de son lecteur. C’est cela qui la fonde en vérité. Elle a le primesaut, l’insolence et l’évidence des êtres de la nature ; elle suggère de l’homme ce que le discours anthropologique, même philosophique, ne peut pas dire »8.

Notes

1 – Pierre Campion L’animalité de l’homme dans les Fables. Se rafraîchir à La Fontaine, Presses universitaires de Rennes (collection « Épures »), 2023, 144 p.
Voir le site de Pierre Campion « À la littérature » http://pierre.campion2.free.fr/accueil.html

2 – « Inscription tirée de Boissard », Ouvrages de prose et de poésie, 1685. Cité par P. Campion p. 19.

3 – « Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et duement, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage c’est mépriser notre être. » Montaigne, Essais, III, XIII. Cité p. 136.

4 – P. 20. La fable citée est « Les Animaux malades de la Peste ».

5 – On se reportera, par exemple et entre autres aux fables « Le Chien qui porte à son cou le dîné de son maître » (p. 22) ou « L’Ivrogne et sa Femme » (p. 59).

6 – P. 26.

7 – Montaigne, Sévigné, La Rochefoucauld (bien sûr!) mais aussi, entre autres, Mallarmé, Thomas Mann, Francis Ponge.

8 – P. 41.

« Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski » d’Aline Girard, lu par Philippe Foussier

Avec le livre Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski (éd. Pont9, 2023), Aline Girard signe une enquête fouillée sur Samuel Grzybowski, personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans l’association Coexister. L’auteur montre comment les ambitions communautaristes et « interconvictionnelles » du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant.

Coexister, Convivencia, la Primaire populaire… On pourrait en citer bien d’autres, de ces structures dirigées ou inspirées par Samuel Grzybowski. Secrétaire générale d’Unité laïque, Aline Girard signe là une enquête fouillée sur ce personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans Coexister, une association qui a obtenu en quelques années une respectabilité et une notoriété saisissantes. L’auteur montre clairement comment les ambitions idéologiques du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant. Il s’est rapidement imposé au centre d’un réseau qui a ouvertement pour objectif de servir le soft power américain. Comme le note Jean-Pierre Sakoun dans la préface de ce petit livre aussi dense que documenté, « à travers think tanks, fondations philanthropiques, multinationales socialwashed et greenwashed, toute la politique des États-Unis concourt à fournir à la nébuleuse de l’interconvictionnel, du community organizing et du social business les moyens de son emprise progressive sur la société française ».

Ingénierie socio-politique de l’interconvictionnel

Coexister, que Samuel Grzybowski fonda en 2009, est probablement la structure la plus connue de ce réseau dans lequel l’intéressé joue un rôle majeur. Mouvement de jeunesse « interconvictionnel », l’association entend proposer « une nouvelle façon d’appréhender la diversité de religions et de convictions ». Elle ne met pas son drapeau dans sa poche et affiche sa défiance à l’égard d’une laïcité française décrite comme « laïciste », préférant de loin un modèle tel qu’il prévaut dans l’univers anglo-saxon, fondé sur la coexistence communautaire et confessionnelle. Regroupant des jeunes croyants de différentes confessions, Coexister entend démontrer que cette approche est adaptée aussi à la France, quand bien même une majorité de ses citoyens se déclare agnostique ou athée. Mais qu’importe, Samuel Grzybowski, à l’image de ces Young Leaders distingués en masse par les États-Unis pour constituer des relais de sa vision du monde de l’organisation des sociétés, sait que le multiculturalisme a le vent en poupe et il surfe ainsi sur une vague porteuse.

« Par le biais de ces ONG, lobbies, think tanks et organisations philanthropiques dotés de financements privés considérables et spécialisés dans l’ingénierie socio-politique, les États-Unis installent un nouvel ordre du monde en répandant leur modèle de société », explique Aline Girard. Il n’est pas anodin que cette entreprise idéologique se déploie tandis que l’islamisme avance parallèlement ses pions et se heurte, dans ses versions frériste ou salafiste notamment, à la laïcité française et au-delà à la notion de citoyenneté républicaine qui ne reconnaît, à l’inverse des pays anglo-saxons, que des individus et non des groupes, qu’ils soient fondés sur l’ethnie ou sur la religion. Car les réseaux entretenus par Coexister et ses ramifications trouvent dans les ambitions de l’islamisme des relais efficaces, comme l’auteur le démontre avec précision. On n’est ainsi pas surpris de retrouver en 2015 l’incontournable Grzybowski signataire d’un appel deux jours après le massacre du Bataclan, côtoyant visiblement sans gêne aucune le rappeur Médine, celui-là même qui appelle à crucifier les « laïcards » et à l’application de la charia. Le CCIF, officine frériste dissoute depuis par décret, figure aussi dans cet aréopage de signataires.

Lexique clérical

Si on entend un peu moins Samuel Grzybowski depuis quelques mois, il était néanmoins apparu sur le devant de la scène politique en amont de la dernière élection présidentielle. Il fut en effet l’un des principaux initiateurs de la Primaire populaire, qui entendait désigner le candidat unique de la gauche à ce scrutin. On se souvient peut-être des conditions particulièrement fantaisistes dans lesquelles cette aventure s’était fait connaître, écartant des candidats pourtant déclarés (Poutou, Roussel, Arthaud…), en retenant certains qui n’étaient pas candidats (Ruffin notamment) ou bien encore imposant leur présence à d’autres qui ne voulaient pas y participer (Mélenchon, Hidalgo, Jadot…).

Finalement, au terme d’une procédure particulièrement obscure, avec un mode de financement et des comptes qui laisseraient perplexe la moins sourcilleuse des associations anticorruption mais avec l’insolite caution de jadis honorables radicaux de gauche, ce fut Christiane Taubira qui fut désignée puis prestement lâchée en rase campagne par des soutiens qui, quelques semaines avant, semblaient l’entourer d’une intense ferveur avant que l’observation attentive des sondages ne fasse cesser leurs génuflexions. Comme l’avait d’ailleurs commenté le candidat EELV Yannick Jadot, cette Primaire populaire « était devenue un gag ». Assurément une pantalonnade dont ceux qui y apportèrent leur concours ne sortirent pas grandis, et les électeurs sans doute encore un peu plus dégoûtés par cette manière de faire de la politique et plus encore de jouer avec la démocratie. Pressentant sans doute le crash, Samuel Grzybowski quitta courageusement l’entreprise avant la démonstration patente de son échec.

Quelle que soit la structure dans laquelle Samuel Grzybowski reviendra dans l’actualité, nul doute que l’ancrage idéologique auquel il a arrimé son action demeurera, prônant « le glissement progressif d’une éthique de la justice sociale à visée universaliste à une éthique de la sollicitude comme sensibilité et pratique morale ». On y retrouvera à coup sûr une logorrhée très identifiée :

« Il excelle dans ce discours aux connotations religieuses qui, sans que l’on y prenne garde, insidieusement, cléricalise la langue depuis des décennies, installant un lexique de substitution qui envahit pensées et paroles : bien commun, bienveillance, sollicitude, humilité, respect mutuel, vulnérabilité, dévouement, tolérance, compassion, réparation, repentance, etc. Dans ce système sémantique, l’impératif du care n’est pas loin d’être l’équivalent de la vertu théologale de la charité ».

Par la démonstration étayée que ce petit livre nous propose, Aline Girard nous permet d’identifier clairement les choix de société qui nous sont offerts : céder à cette offensive communautariste et néo-libérale ou lui préférer l’universalisme républicain.

Aline Girard, Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski, préface Jean-Pierre Sakoun, Pont 9, 2023, 120 p.

« Le courage de la dissidence » de Bérénice Levet, lu par Samuël Tomei

Depuis plusieurs années un vent lourd souffle d’outre-Atlantique, pénible aux esprits libres. Dans les premières pages de son dernier livre Le Courage de la dissidence (Paris, L’Observatoire, 2022), Bérénice Levet montre en France « une atmosphère toujours plus servilement diversitaire et victimaire ». Une malaria qu’on désigne désormais sous le nom générique de « wokisme », qui a contaminé les institutions culturelles, la plupart des médias, l’université, les grandes entreprises, les partis politiques (ceux de gauche postés à l’avant-garde)… et prend tous les traits d’un totalitarisme mou, d’une religion du Bien pourvue de ses prêtres, de ses croyants, de ses fanatiques et qui donc chasse les hérétiques, récrit l’histoire, déboulonne des statues, remise des tableaux au dépôt, expurge la littérature… contrôle le langage.

La France, nation civique, est-elle en passe de devenir une contrée ethnique ? La régression essentialiste qui fonde l’idéologie en vogue ruine « la possibilité de se quitter, de se décentrer, qui était la noble promesse de l’école » (p. 27) Cette volonté que nous avions de transcender les différences sans les nier s’essouffle au point qu’on parle désormais de « dictature des identités1 ». La mouvance woke « s’attaque à la matrice intellectuelle de notre civilisation, à nos méthodes scientifiques, à notre système de connaissance, à notre conception de l’art » (p. 30), bref, cette américanisation « ne porte pas le fer seulement contre la lettre mais contre l’esprit, l’esprit européen, l’âme européenne » (Id.).

Ces mots, « âme européenne », restent assez étrangers au républicain de gauche, qui, au prétexte d’un anticléricalisme un peu étroit, a cru bon, moderne, d’en débarrasser son vocabulaire (oubliant au passage que Jaurès dont sans cesse il se réclame avec force trémolos était tout sauf un matérialiste fruste2). Ainsi du mot « foi » qui n’aurait pas rebuté les grands républicains qui ne réduisaient pas le réel à la raison raisonnante et qui surtout avaient conscience qu’un pays ne vaut que par la ferveur qu’on met à le grandir. Bérénice Levet juge ainsi que la préservation et la continuation de notre civilisation, fondée sur un humanisme exigeant, commandent détermination et confiance, « c’est-à-dire foi, dans notre propre modèle » (p. 35), foi en ce que nous sommes. On aimerait, écrit-elle, que « la France s’obstinât dans sa singularité, qu’elle demeurât fidèle à une certaine idée d’elle-même » (p. 40).

La nation émiettée

Les facteurs de cette faillite au ralenti (à l’échelle humaine car à celle de l’histoire le phénomène est rapide) sont multiples. Ainsi la construction européenne, fondée sur la dissolution de la nation, présupposée fautrice de guerre, conduit-elle à « l’effacement de ce formidable intermédiaire […] entre l’individu et l’humanité ». (p. 43) La tribalisation de la République3 à laquelle conduit inéluctablement une Europe ethno-régionale a été accentuée par l’adhésion des élites gouvernantes au discours de la repentance, à leur soumission à la tyrannie de minorités vindicatives. L’auteur cite à propos (et à contre-courant) le discours prononcé par Jacques Chirac le 17 juillet 1995 lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’ où, ne se contentant pas de reconnaître – et à raison – les crimes du gouvernement de Vichy, il a incriminé la France, niant par-là l’existence, la légitimité de la France résistante… (p. 47). Ainsi « au fil des années, l’esprit critique, génie et grandeur de l’Occident, tourna à ce que Octavio Paz qualifia de « masochisme moralisateur » ». (p. 45)

Le troc par la gauche, dans les années 1980, du modèle républicain pour l’idéologie diversitaire, avec la sacralisation de l’altérité, l’abandon du social pour le sociétal, n’a pas été la moindre cause de l’affaissement français. L’année 1989 fut à cet égard doublement symbolique, depuis un bicentenaire festif entérinant la fin de la Révolution, théorisée par François Furet4, au point que le processus entamé en 1789 devenait extérieur à la forma mentis de la gauche, jusqu’à la trahison de la laïcité par Lionel Jospin avec l’affaire des voiles islamiques à Creil, malgré le rappel aux principes d’Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler selon lesquels « l’avenir [dirait] si l’année du bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine » (p. 50). L’école est l’objet alors d’un bouleversement (p. 47), les murs porteurs de ce qui subsistait d’instruction publique ont été minés par le pédagogisme à l’œuvre depuis les années 1970. « L’école ne se donne plus pour mission de former des héritiers, au sens dynamique du terme, elle ne désigne plus où sont les trésors. De cette école procèdent ces héritiers sans testament que sont les moins de cinquante ans […] » (p. 47). Les ouvrages désormais abondent sur l’effondrement de l’école et s’il fallait en retenir un, qu’on aurait aimé que l’auteur cite, ce serait De l’école5, de Jean-Claude Milner, publié en 1984, le réquisitoire le plus puissant, et plus actuel que jamais, contre la délégitimation du savoir par ceux qui auraient dû en être les inflexibles garants.

L’écroulement du primaire et du secondaire en appelait mécaniquement un autre, celui du supérieur. Le niveau des étudiants n’est pas seul en cause. La soumission de l’enseignement supérieur et de la recherche aux critères néo-libéraux du processus de Bologne (que Bérénice Levet n’a-t-elle réservé un sort à la matrice des maux du supérieur ?), grâce au tandem Jospin-Allègre, a permis sa wokisation. Or, rappelle l’auteur, c’est par le monde universitaire « que cette idéologie s’est diffusée » dans toute la société. Le rôle et la responsabilité des facultés et des grandes écoles « dans l’oubli de nous-mêmes, est décisif […] » (p. 56)6.

Une double prison

Suit une analyse fine et ferme du wokisme. Bérénice Levet, convoquant maints auteurs, compositeurs, peintres… montre que la religion diversitaire conduit à une double incarcération : enfermement de l’individu dans son moi et dans un présent amnésique.

Réduit à sa race, son genre, ses appétits sexuels, l’individu ne s’appartient plus, il est du groupe auquel on l’assigne. Tout un tas de travaux à prétention savante « encapsulent l’individu dans son moi » (p. 68), un moi haïssable tant qu’il n’est pas déconstruit puis reconstruit pour les besoins de la cause ; « patriarcat, sexisme, racisme systémique, suprématisme blanc sont les nouveaux poumons de Molière, des clefs censées ouvrir toutes les serrures » (p. 65), qui sont autant, l’auteur reprend à son compte l’idée d’Élisabeth Badinter, de « concept[s] obstacle[s] ». Les études diversitaires, dans leur dogmatisme, relèvent de la thèse plutôt que de l’hypothèse. (p. 75). L’individu est de la sorte ramené à l’état de minorité. Cette infantilisation des esprits va de pair avec leur fragilisation, renforcée, maintenue par le primat que le wokisme donne à l’émotion. Criblés de « micro-agressions », « le Noir, la femme, le musulman sont regardés comme de chétives choses incapables d’endurer le choc de la réalité » (p. 94).

En outre, le wokisme réduit l’épaisseur du temps, pratique un méthodique anachronisme, tranche tout ce qui, du passé, n’entre pas dans son lit de Procuste. Interrogé sur les black studies en France, Pap Ndiaye estime qu’elles « secouent un peu le monde français. Les historiens ne peuvent plus distiller le savoir du haut de leur Olympe. Ils doivent répondre aux interpellations de ceux qui luttent pour la reconnaissance des torts faits à leurs ancêtres ». Bérénice Levet ne peut guère que conclure que « ce n’est plus là de l’histoire, c’est de la thérapeutique » (p. 90). Or, écrit-elle si à propos, « il est essentiel de préserver, à l’héritage des siècles, le piquant du fantôme, le mordant du revenant. L’histoire est ainsi émancipatrice en cela qu’elle nous libère de la plus insidieuse des prisons, celle dont les barreaux ne se ressentent pas, la prison du présent » (p. 85). Pour résumer, l’auteur regrette que « d’une civilisation qui éperonnait en chacun la faculté de s’étonner, de s’émerveiller, d’interroger ce réel foisonnant, nous en sommes venus à cette forme racornie d’humanité, vindicative, aimant peu de choses si elle en déteste beaucoup » (p. 97). Et elle cite Alain pour qui le commerce intellectuel avec les morts fait « penser plus haut que soi », tant « l’admiration ne cesse de nous hausser » (p. 101).

La marche ironique du cavalier

Pour s’échapper de ce double enfermement, Bérénice Levet plaide pour le pas de côté – sans qu’il soit jamais question de cesser d’être soi-même –, « subtile dialectique de l’enracinement et de l’émancipation » qui est aux échecs la marche du cavalier. L’auteur reprend le mot d’Albert Thibaudet – un des plus brillants et profonds esprits du premier tiers du XXe siècle, qu’on se réjouit de voir ici cité –, selon qui le génie de la France est celui des contrariétés ; la France, « patrie littéraire, patrie politique, patrie des arts, patrie de la conversation, patrie de la gaieté et de la légèreté, patrie des formes et de la mise en forme », pays où « tout fait signe vers l’art de se quitter, d’emmener son esprit en voyage, d’élargir son être, de l’agrandir ». Ce goût pour le jeu et pour l’écart est une « sorte de basse continue qui traverse les siècles » (p. 106).

L’esprit libre, en mouvement, s’incarne dans l’ironie, « remarquable et redoutable puissance d’ébranlement » (p. 118) (on s’étonne ici de l’absence de Jankélévitch7). Le modèle en est Voltaire, par lequel Bérénice Levet nous invite à faire un détour. L’ironie qui fissure les dogmes – et non la foi –, fait vaciller les pédants. L’auteur loue le traité sur la tolérance du patriarche de Ferney, tolérance considérée non comme un éloge du relativisme mais comme un « consentement au régime de la conversation civique ». Au passage, puisqu’on ne saurait évoquer Voltaire sans son pendant, on ne s’accordera pas avec l’idée que Rousseau voudrait substituer « une innocence primordiale que la civilisation aurait souillée » au péché originel dont l’homme, selon Voltaire, serait dépourvu (p. 123). Et pourquoi opposer le « primitivisme » d’un Rousseau à l’idée que, selon Voltaire, « l’homme ne devient homme qu’en se cultivant et en se poliçant » (p. 124) ? En effet le Genevois plaide également pour la civilisation au chapitre VIII du livre I du Contrat social8. Ajoutons que Rousseau était lui aussi capable d’une fine ironie, comme le montre sa réponse du 10 septembre 1755 à Voltaire qui lui écrivait que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes lui donnait envie de marcher à quatre pattes9.

La dialectique de l’abstraction et de l’incarnation

Bérénice Levet, au terme d’un essai bref et stimulant, au style qui tranche avec tant d’essais seulement bien rédigés, qui fourmille de références (l’auteur a l’art de la citation) boucle la boucle par un vibrant plaidoyer pour une citoyenneté incarnée, pour un patriotisme bien compris. Elle emporte la conviction malgré une tendance à faire de tous les républicains universalistes d’étroits abstracteurs. Elle a en tout cas raison de nous enjoindre de « retremper notre plume dans l’encrier des fondateurs de la IIIe République » (p. 147) qui voulurent forger une école à la fois émancipatrice et humaniste (avec Condorcet) et intégratrice et patriote (on pense bien sûr à Quinet). Mais quitte à aller dans son sens, plus encore que l’emblématique Ferry peint par Mona Ozouf, on invoquera Edgar Quinet, de nouveau, et Ferdinand Buisson, plus que d’autres conscients de la nécessité, pour faire une nation, de faire grandir l’homme en formant le citoyen, et qui plus que d’autres ont su trouver les mots pour dilater les cœurs rabougris par le dogme ou asséchés par l’abstraction seule. Suivant l’auteur, on ira plus loin même que l’intégration, réaffirmant que l’assimilation « se fonde assurément sur l’autonomie des individus » (p. 157), d’individus, faut-il le répéter, auxquels on ne demande pas de se renier mais de hiérarchiser leurs appartenances, de manière qu’il n’y ait pas de conflit de loyauté entre les sphères de l’existence « où il est donné à l’individu d’être plus que soi-même » : la vie politique, la vie religieuse et l’art. (p. 145)

Ainsi doit-on cultiver sa singularité, avoir « le courage de la dissidence » (p. 43), qui n’est pas sans rappeler la figure de l’hérétique, celui qui choisit. Celui en tout cas qui résiste au « forcement des consciences », principale cause de la maladie de la France, selon Sébastien Castellion, dont est publié en 1562 le célèbre Conseil à la France désolée10. L’insurrection des consciences est le seul moyen d’en finir avec la sensiblerie autoritaire, tyrannique, qu’on veut nous imposer.

Notes

1 – Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.

2 – Voir, sur la métaphysique de Jaurès, le remarquablement stimulant ouvrage de Camille Grousselas (Jean Jaurès – Oser l’idéal, Nancy, Arbre bleu, 2020).

3 – Pierre-André Taguieff, La République enlisée – Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Ed. des Syrtes, 2005.

4 – Régis Debray, Que vive la République, Paris, Odile Jacob, 1989.

5 – Jean-Claude Milner, De l’école, Lagrasse, Verdier, 2009 (Le Seuil, 1984).

6 – De ce point de vue, le travail de collecte et d’analyse des informations de l’Observatoire du décolonialisme est édifiant.

7 – Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, Flammarion, 1987 (1964).

8 – « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. » (Rousseau, Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p.60.)

9 – Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 2008 (1969), note 1, p. 266-268 pour la lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755 et p. 156-159 pour la réponse de Rousseau, du 10 septembre 1755.

10 – Sébastien Castellion, Conseil à la France désolée, Genève, Droz, 1967.

« Lettre ouverte aux antisionistes… » de Liliane Messika, lue par Yana Grinshpun

L’auberge espagnole nommée antisionisme

Yana Grinshpun1 a lu le livre de Liliane Messika Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies (éditions de l’Histoire). Ce dernier montre que l’antisionisme, opinion volontiers adoptée par des gens de bonne foi (les BIMI = Bien Intentionnés Mal Informés) qui croient ainsi faire profession d’humanisme et de justice, a principalement pour fonction d’abriter l’antisémitisme tout en le déniant. À ceci près que « si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël ».

L’antisionisme, une « opinion éclairée » ?

Il y a des haines qui sont toujours d’actualité, dont la vivacité millénaire et l’efficacité ne cessent d’étonner. Par exemple, la haine des origines, curieux phénomène psycho-social observé dans le monde occidental depuis la naissance du judaïsme. Pour la société polythéiste, les Juifs étaient des êtres à part avec leur Dieu-Être Un, invisible et abstrait. De la part des chrétiens et plus tard des musulmans, ils subissent la haine de l’origine. Et « pour le haineux, l’origine de l’autre lui rappelle toujours qu’il en veut à la sienne » (Daniel Sibony). Ce fut et c’est le cas de l’antisémitisme chrétien et musulman. Depuis l’existence de l’État d’Israël, l’on ne parle plus de la haine des origines, dont les manifestations sont punies par la loi, en tant que circonstances aggravantes de racisme, mais d’antisionisme, une « opinion éclairée », critique anodine de la politique israélienne.

Quelle est donc cette opinion éclairée des gens qu’Israël obsède ? Sont-ils antisémites, comme on l’entend souvent dire, et sinon, par quoi sont-ils éclairés ?

Dans son essai Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, paru aux Éditions de l’Histoire, Liliane Messika propose une réponse très complète, documentée, argumentée et dépassionnée, à cette question qui suscite des passions. Son livre s’adresse à un public qu’elle a très justement défini comme « les BIMI » (Bien Intentionnés Mal informés). On ne pourrait mieux décrire tous les gens de bonne foi, qui n’ont ni le temps ni l’envie de rechercher des informations, de les vérifier et de les analyser :

« Beaucoup de gens croient sincèrement faire preuve d’humanisme et de justice en se déclarant « antisionistes ». Il est contre-productif de les traiter d’antisémites, car ceux qui le sont vraiment le nient grâce à cette nouvelle dénomination, et ceux qui ne le sont pas se sentent injustement accusés, alors qu’ils sont des BIMI : Bien Intentionnés, Mal Informés ».

Il existe en effet, dans notre pays, des gens sans préjugé ni certitude sur les Juifs et les Israéliens. Ils ne se lèvent pas le matin pour écrire un message de soutien aux Palestiniens, ils ne pensent pas que si deux sœurs « colons » sont tuées par des terroristes, c’est parce qu’elles l’ont bien cherché, ils ne manifestent pas contre Israël et n’ont pas d’idées préconçues sur les Juifs ou sur leur pays. Ils perçoivent certainement le matraquage médiatique qui conditionne un grand nombre d’esprits, mais ils sont prêts à entendre des informations pas toujours accessibles par la voie officielle. Ils sont également réceptifs à un discours factuel, historique et dépassionné. Liliane Messika s’adresse à des gens capables de réfléchir, de faire une addition et une soustraction (opérations parfois importantes pour comprendre l’inflexion idéologique d’un discours), de penser logiquement et de se former un jugement sans être influencés par les discours moralisateurs ou indignés de Tiktok ou autres Twitter.

Cet ouvrage salutaire est fondé sur des faits aux sources vérifiables, sur des analyses historiques, des citations verbatim de textes officiels européens et… arabes, des témoignages insoupçonnables de favoritisme « pro-Juifs ». Le lecteur y trouvera une mine d’informations historiques que peu de non-spécialistes connaissent.

Par exemple sur la composition et le fonctionnement de l’ONU, ils constateront que le nombre de résolutions édictées contre Israël dépasse chaque année mathématiquement la somme de toutes celles qui condamnent les pays totalitaires pratiquant la peine de la mort, la torture et le gazage des populations. Un échantillon de ces décisions onusiennes pour 2021 montre une résolution unique contre la dictature la plus cruelle de la planète, la Corée du Nord, une seule aussi contre la Syrie, où la guerre civile dure depuis dix ans et où le bombardement à l’arme chimique, les tortures, les arrestations arbitraires, la destruction des infrastructures, la terreur contre la population sont endémiques. Par contre, Israël a été condamné quatorze fois, sans que les attaques du Hamas, du Fatah et autres contre lui soient mentionnées. Est-ce par amour inconditionnel des Palestiniens  ou par haine inconditionnelle d’Israël ? La question est légitime.

Messika sait compter : le « droit international », dont se réclament les chancelleries et la plupart des ONG, est élaboré par 93 régimes plus ou moins tyranniques et 74 régimes plus ou moins démocratiques. Elle rappelle également qu’en mars 2018, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a accueilli le ministre iranien de la justice, un tortionnaire responsable de massacres de masse. Le reste est à l’avenant. En 2021, Le Qatar, l’Érythrée, le Kazakhstan et la Somalie ont été élus, avec… l’Iran, à la Commission de la condition des femmes de l’ONU (CSW). « En 2023, 70 % des membres du Conseil onusien des Droits de l’homme étaient des dictateurs. Et la France avait voté pour l’élection de l’Iran ».

Endoctrinement ou enseignement ?

Liliane Messika dénonce dans les écoles ce que l’auteur de ces lignes a constaté à de nombreuses reprises à l’université : nombre d’enseignants d’histoire, en France, expliquent que les «  Israéliens ont conquis le pays de Palestine, l’ont occupé et colonisé ». Mais l’État de Palestine n’a jamais existé, ni comme royaume, ni comme pays. Messika cite des historiens et des personnalités du monde arabe qui l’attestent dans un chapitre important : « Témoignages désintéressés et des intéressés ». Ces professeurs d’histoire devraient le lire pour ne plus raconter n’importe quoi. Par exemple, Hafez el Assad, le dictateur syrien, dit clairement qu’il n’existe pas de peuple palestinien, que ces gens sont syriens et qu’ils font partie du peuple arabe. Zuher Mohsen, haut gradé de l’OLP, explique que l’invention du peuple palestinien permet de « poursuivre une lutte contre l’État d’Israël ».

Avant 1967, ceux qu’on appelle aujourd’hui « les Palestiniens » ne constituaient pas une entité géopolitique et n’aspiraient pas à un État. Lorsqu’ils s’en sont vus proposer un, par le partage de la Palestine mandataire, la Ligue arabe l’a refusé en leur nom. Ce refus n’est pas un complot juif, mais un fait historique.

Messika propose un bref recensement des colonisations successives de ce territoire, où des Juifs ont toujours habité. Accessible à ceux qui sont rebutés par les traités spécialisés, ce rappel permet de constater combien le terme « colonisation » est inapproprié car, d’une part, on ne colonise pas des entités mythiques et, d’autre part, les Juifs ne disposant pas d’une métropole, ils n’auraient pas pu en expédier des « colons » pour s’accaparer une terre qui leur était étrangère. Il s’agit du retour d’un peuple à sa patrie originelle, un retour attendu depuis deux millénaires. Il en va de même pour le terme « apartheid », lié à la juridiction raciste d’Afrique du Sud et souvent allégué contre Israël. Les preuves de cette diffamation sont factuelles. Parmi les plus saillantes : la condamnation pour corruption d’un ancien président juif de l’État par un juge arabe, l’existence d’un parti islamiste proche des Frères Musulmans au sein du Parlement, 50% de médecins arabes dans les hôpitaux, etc.

Une paix véritable, à laquelle disent œuvrer les Européens, peut-elle être fondée sur un mensonge ? Non, évidemment. On peut dire sans hésiter que le plus gros mensonge historique colporté par le discours scolaire européen est celui-ci, trop largement enseigné dans nos écoles, à nos enfants.

Pour combattre le racisme rien de tel que l’antisémitisme

L’auteur montre non seulement comment les faits sont manipulés, mais aussi comment est construit le discours légitimant la violence contre les Juifs, identifiés aux Israéliens. Elle cite la phrase de Mohammed Merah, devenue célèbre, parce qu’honnête et directe : « Je tue des juifs en France, parce que ces mêmes juifs-là tuent des innocents en Palestine ». Merah dit ce que cachent (ou ne cachent même pas) de nombreux intellectuels qui justifient les meurtres des Juifs en France et en Israël. Quand j’ai analysé en détail son discours, dans le cadre universitaire, en montrant les processus de légitimation de sa violence, des confrères m’ont dit qu’il avait raison et qu’il s’agissait de venger « des actes racistes » et mes articles n’ont jamais été publiés. Liliane Messika n’a donc rien inventé. Se référant à Robert Wistrich, grand historien de l’antisémitisme, elle montre que si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël.

Au bout de 304 pages de faits et d’analyses fort limpides et souvent drôles, car l’auteur a du style et de l’humour, le chapitre final donne la réponse à la question posée en préambule, sur la nature de l’antisionisme :

« Accuser l’état juif d’apartheid avec un parti arabe au gouvernement, de génocide quand sa population arabe a un taux de croissance supérieur à tous les pays arabes avoisinants, cela génère des pogromes, comme d’accuser les Juifs de manger des petits chrétiens ou d’empoisonner les puits. Eh oui, l’antisémitisme est bien l’antisionisme et si ce n’est lui c’est donc son fils ».

Liliane Messika, Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies. L’antisionisme, « faux-nez » de l’antisémitisme, Les éditions de l’Histoire, 2023.

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme, co-fondatrice du blog Perditions idéologiques. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français ; Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz) et La fabrique des discours propagandistes contemporains. Comment et pourquoi ça marche (L’Harmattan, 2023).

« Chaos » de Stéphane Rozès, lu par Samuël Tomei

Stéphane Rozès est l’un de nos politologues les plus intéressants en ce qu’il ne craint pas de marcher hors du « cercle de la raison » tracé autour d’eux par ceux, élites économiques, dirigeants politiques, qui négligent voire nient l’inconscient collectif français. Son dernier livre d’entretiens avec Arnaud Benedetti, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022), offre des éléments neufs et stimulants pour analyser le décrochage français.

Alors que dans sa jeunesse trotskiste il avait pu voir la réalité à travers le prisme de l’idéologie, c’est, à l’inverse, une fois qu’il a rompu avec la facilité du prêt-à-penser, fort de plus de trente-cinq ans d’analyses et de conseils pour le compte aussi bien d’entreprises que de partis, de capitaines d’industrie que de ministres ou de présidents, que Stéphane Rozès s’est peu à peu forgé une grille d’analyse propre. À gauche comme à droite on donne le plus souvent une explication socio-économique de la crise morale que traverse la France (ce qui évoque ce que disait Ferdinand Buisson du socialisme et du libéralisme : tous deux fondent leur philosophie sur les choses). On croit ainsi que pour remédier à la crise des gilets jaunes, au sentiment de déclassement des Français moyens, il suffirait d’améliorer le pouvoir d’achat, d’injecter tant de millions ou de milliards dans tel ou tel secteur… Économisme, matérialisme qui, aux yeux de l’auteur, ne permet pas de comprendre le délitement du monde et le pessimisme des Français.

Une grille de lecture imaginariste

Selon Stéphane Rozès, ni l’économie ni les idées ne sont le moteur de l’histoire, mais ce sont les peuples. Il estime que « le bas fait le haut » – « Je pensais que les gens pour qui je travaillais et qui décidaient pesaient sur le réel, or ils n’étaient que des acteurs plus ou moins efficients de l’imaginaire de leur peuple, les élus locaux de l’esprit des lieux [lire les pages sur « l’esprit nantais » !] et les chefs d’entreprise de leur identité ». À la différence de Marcel Gauchet ou de Pierre Manent, l’auteur soutient que les peuples n’entendent pas faire leur deuil du politique, que la crise politique est d’abord issue de la déstabilisation des imaginaires des peuples. En effet, pour lui, ce sont les soubassements culturels qui façonnent les sociétés, ce que ne saisissent plus la plupart des dirigeants (et de citer un François Hollande n’en démordant pas : aux yeux de l’ancien président, c’est l’économie qui fait la société).

L’individu procède ainsi de l’imaginaire de son peuple, lequel le précède. Et « les unités compétitives, les régions qui se développent, les nations qui se maintiennent sont celles qui sont cohérentes entre leurs représentations imaginaires et leurs modalités d’accès au réel sans cesse changeant ». Plus précisément, l’imaginaire imprègne tous les secteurs d’une société et toutes les activités humaines : « Chaque imaginaire tisse et colore différemment l’articulation entre le bon [le long terme], le juste [le moyen terme ou les rapports sociaux] et l’efficace [le court terme]. […] L’approche imaginariste se distingue du matérialisme et de l’idéalisme en ce que le cours des choses résulterait de la façon harmonieuse ou dysfonctionnelle dont les communautés humaines s’approprient le réel en articulant leur matrice imaginaire pérenne avec ses manifestations changeantes. »

On pourra reprocher à cette approche son déterminisme. L’auteur s’en défend : « Mon analyse […] repose sur une combinatoire et sur la mise en mouvement de cette combinatoire ». Sa conception de l’histoire n’est pas linéaire mais plutôt cyclique, plus exactement « en spirale » : l’histoire ne revient pas mais « remonte », reflux toujours singulier quand bien même composé des mêmes figures archaïques.

L’imaginaire français

En France, pour Stéphane Rozès, il existe un continuum imaginaire entre la fille aînée de l’Église, Descartes, la monarchie et la République. On peut avancer qu’il s’inscrit ici dans la continuité de trois grands noms : Clemenceau dont on pourrait élargir la fameuse formule pour dire de l’histoire de France qu’elle est un bloc1 ; Péguy, pour qui « la République une et indivisible, c’est notre royaume de France »2 ; et Marc Bloch dont on cite tant la phrase, depuis plusieurs années – mais n’est-ce pas la révélation d’une faille ? –, selon laquelle « il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération »3.

L’auteur part du constat que la France a toujours constitué un archipel et que pour tenir ensemble, pour encadrer ce qui est nommé notre dispute commune, il lui faut un imaginaire projectif et universaliste, grâce auquel dénaturaliser nos différences, dépasser nos singularités initiales. On pense un peu à Régis Debray pour qui aucun système ne peut se clore à l’aide de ses seuls éléments intérieurs4, il faut un facteur cohésif (pour « faire d’un tas un tout »), en France le monarque, incarnation de l’État qui précède, qui fait la nation – un chef dépositaire et acteur de l’imaginaire national. C’est ce qui peut expliquer que les Français peuvent tout à la fois dénigrer les hommes politiques et sacraliser le politique. Alors que tant d’élus s’efforcent, dans l’exercice de leurs fonctions, de mimer le peuple, s’accoutrent comme « les gens », torturent la grammaire et la syntaxe, Stéphane Rozès souligne fort à propos que « […] pour être proche des Français, il ne faut pas parler comme eux, se comporter comme eux, mais au contraire respecter un écart entre la dimension spirituelle de la fonction et les contraintes temporelles de l’exercice ».

Si le Président ramène la fonction à l’homme, « au nom d’une conception américaine de la proximité, ce que fit Nicolas Sarkozy, non seulement on ne gagne pas en proximité, mais l’on perd en sacralité et en conséquence en autorité ». Le président Hollande, pour sa part, « aura tellement banalisé la fonction présidentielle, se comportant souvent comme le premier secrétaire du PS et l’ami des journalistes, qu’il se priva […] de sa ressource symbolique » au point de ne pouvoir se représenter en 2017. L’actuel chef de l’État apparaît à Stéphane Rozès comme « scindé » du fait de sa capacité à « dire un jour quelque chose et l’autre jour l’inverse » et « jamais il ne se sera indexé sur le génie français, sur son peuple, la nation, pour peser sur l’extérieur, Berlin et Bruxelles, et faire bouger les mailles qui nous enserrent et [nous] étouffent peu à peu ». Arnaud Benedetti surenchérit : M. Macron « incarne comme un comédien joue un personnage. Il effleure mais n’habite pas », à la différence des de Gaulle, Pompidou, Mitterrand et, dans une certaine mesure, Chirac.

Et si, pour Stéphane Rozès, « les Français veulent un souverain, […] une autorité, […] un Jupiter », on aurait dès lors aimé une réflexion sur la plus républicaine de nos républiques, la IIIe, la plus longue jusqu’à présent, pendant laquelle on s’est au contraire toujours méfié de l’homme providentiel, de la présence d’un homme fort à la tête de l’État où, à part peut-être Poincaré – qui d’ailleurs n’a cessé de pester contre son impuissance –, on n’élisait que des inaugurateurs de chrysanthèmes (Clemenceau, faiseur de présidents, se vantait de toujours « voter pour le plus bête »).

Reste que la grandeur de la France repose sur une donnée culturelle : « Notre universalisme est la condition nécessaire pour se penser Français. » L’auteur reprend la controverse entre Montesquieu et Condorcet. Entre le premier qui pense, selon Catherine Kintzler, « qu’on peut dégager le normatif à partir du positif », et le second qui pense « l’objet politique comme fondé sur un droit naturel irréductible du point de vue de ses principes et de sa légitimité à un objet social »5, qui décèle chez son aîné une tentation qu’on nommerait de nos jours « relativiste » (Charles Coutel6), Stéphane Rozès choisit la « raison impure7 de Montesquieu de préférence à la « raison pure » de Condorcet (qui, donc, ne veut pas se fonder sur ce qui est mais sur ce qui doit être). Et cette grandeur de la France « tient à la nécessité que l’on ait quelque chose à dire sur tout et n’importe quoi ». L’auteur, plutôt que de s’appuyer sur de grands discours de nos hommes illustres sur la France éclaireuse du monde, évoque avec subtilité le « bas » (celui qui, on l’a vu, « fait le haut ») et mentionne Cioran et Marx, impressionnés par la vie des bistrots où l’on dispute de tout, par ce mode de sociabilité qui pourrait être la cellule de base de la vie démocratique d’une nation si politique. Il aurait pu reprendre la formule du radical Arthur Ranc pour qui les cafés sont le salon de la démocratie.

Le sucre néolibéral dans les trois moteurs de l’imaginaire français

L’imaginaire français aurait trois moteurs : projection dans le temps, projection dans l’espace et incarnation. Or plusieurs éléments grippent ces trois moteurs.

Le capitalisme financier, par sa structure contingente, nous empêche de nous projeter dans le temps ; notre soumission à l’Union européenne, cheval de Troie de la globalisation néolibérale, nous interdit de nous projeter dans l’espace, l’Europe n’est pas la France en grand ; quant au déficit d’incarnation, il est la résultante, selon l’auteur, des deux premiers blocages : « L’État relayant une gouvernance néolibérale européenne conforme à l’imaginaire allemand, il se retourne contre la nation et son imaginaire », ajoutant que « les élus de la nation accompagnent ce processus en devenant les communicants d’un cours des choses qui nous échappe […] ». La question de la souveraineté est ici centrale, la souveraineté non comme fin mais comme moyen.

Après d’autres, Stéphane Rozès distingue bien le libéralisme du néolibéralisme. Le premier n’est pas incompatible avec les souverainetés nationales tandis que le second, « indexé sur la globalisation économique, prétend [les] contourner et [les] dépasser », en « substitu[ant] au gouvernement des hommes l’administration des choses ». Le new public management en constitue la pratique. Or ce dernier, devenu l’unique mode d’action de nos dirigeants d’entreprise et de nos dirigeants politiques, heurte l’imaginaire français qui fait, lui, prévaloir la pensée sur la technique et la finalité sur le processus – ce qui, cela aurait mérité un développement, a des conséquences dramatiques dans le monde universitaire et en explique pour une bonne part l’effondrement. Ce néo-libéralisme est la matrice de l’Union européenne et dès 1992 Stéphane Rozès perçoit que le compromis bancal entre l’imaginaire français, universaliste, et l’imaginaire allemand, procédural, va entraîner la perte de l’Europe. Les nouvelles institutions sont « indexées », pour reprendre un mot qu’affectionne l’auteur, sur l’ordo-libéralisme allemand. La procédure l’emporte sur la politique. On fait donc fausse route depuis des dizaines d’années et il faut voir le succès du Rassemblement national comme un symptôme, comme « l’expression de la privation de la maîtrise du destin de la France, de la souveraineté nationale ». Ce diagnostic sur le sentiment du peuple de ne plus avoir prise sur son destin, alors que c’est la « suprême fonction politique », avait été établi dès 1990 par Marcel Gauchet8, soit deux ans avant la ratification du traité de Maastricht – qui ne faisait que poursuivre la logique impulsée dans les années 1950 par « l’inspirateur » Jean Monnet, dénoncée par Pierre Mendès France qui avait voté « non » au Traité de Rome en 1957. Stéphane Rozès avertit : « Si on veut éviter le repli des peuples et le chaos, il faut mettre les institutions de l’Union européenne en cohérence avec le génie européen » ; pour cela, il faut que « chaque peuple [fasse] prospérer son modèle, [mette] en place des alliances et [des] projets européens protecteurs et ambitieux pour peser dans le monde ».

Sans illusions, le politologue estime que le plus probable, « c’est que nous allions au pire ». La meilleure façon, néanmoins, d’éviter le chaos consisterait tout d’abord à s’efforcer de le penser, de le nommer quitte à reconnaître par là un « échec générationnel », celui d’intellectuels formés au Progrès, à l’optimisme, dont le devoir ultime serait la lucidité. Rozès rejoint Quinet qui écrivait à Pauliat depuis son exil helvétique en novembre 1867 : « Nier le mal, ce n’est pas le combattre. La force consiste, au contraire, à le voir, le sentir, le montrer dans toute sa laideur, pour le détruire ».

Stéphane Rozès, Chaos – Essai sur les imaginaires des peuples, Entretiens avec Arnaud Benedetti, Paris, Cerf, 2022, 221 p.

Notes

1 – Lors de la séance du 29 janvier 1891, Clemenceau se veut clair et net : la pièce de Victorien Sardou, Thermidor, est contre-révolutionnaire et on se cache derrière Danton pour attaquer la République. Il reproche à Joseph Reinach d’être monté à la tribune pour « éplucher » la Révolution, prendre ceci, rejeter cela. Or, dit-il : « que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc », un bloc « dont on ne peut rien distraire », ajoute-t-il au milieu d’exclamations à droite et d’applaudissements à gauche.

2 – Charles Péguy, L’Argent suite, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade », Tome III), p. 935. Péguy ajoute que « rien n’est aussi monarchique, et aussi royal, et aussi ancienne France » que cette formule, « la République une et indivisible », sortie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

3 – Marc Bloch, L’étrange défaite – Témoignage écrit en 1940, in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard (Quarto), 2006, p. 646.

4 – Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 255-272.

5 – Catherine Kintzler, « Condorcet, critique de Montesquieu ».

6 – Charles Coutel (Prés.), Politique de Condorcet, Paris, Payot, 1996, p. 83-86.

7 – Formule de Paul Vernière, citée par Robert Niklaus, « Condorcet et Montesquieu, conflit idéologique entre deux théoriciens rationalistes », Dix-huitième siècle, Année 1993, n° 25, p. 399-409, p. 400.

8 – Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 226-227 (article paru dans Le Débat, n° 60, mai-août 1990, sous le titre : « Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes »).

Caroline Éliacheff et Céline Masson sont-elles « transphobes » ? (par Élisabeth Perrin)

Élisabeth Perrin1 a lu le livre de Caroline Éliacheff et Céline Masson La Fabrique de l’enfant transgenre2. Elle s’interroge au fil de sa lecture, et avec de solides arguments, sur la légitimité et sur les conséquences d’un accès précoce à un « changement de sexe » au motif d’un prétendu désir de l’enfant encouragé par un diagnostic tout aussi précoce de « dysphorie de genre ».

Le 29 avril 2022 à l’Université de Genève en compagnie de Céline Masson, et le 17 novembre dernier à Lille, Caroline Éliacheff a vu ses conférences empêchées par des activistes. Le 20 novembre à Paris, c’est la mairie de Paris qui a fait annuler la conférence sous la pression d’activistes ; fin novembre encore, à Lyon, le Café-débat a pu se tenir, mais en cachette ; le 15 décembre, à Bruxelles, c’est à coups d’excréments jetés sur les participants que la communication a été empêchée. Bref, Caroline Éliacheff et Céline Masson ne peuvent plus s’exprimer en public depuis la publication aux éditions de l’Observatoire de leur livre La Fabrique de l’enfant-transgenre, Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? La liberté d’expression et le débat d’idées me paraissant fondamentaux dans une société démocratique, je suis a priori hostile à des actions de censure, mais je voulais savoir ce que disait ce livre, et si, à défaut de justifier ces actions, on pouvait les expliquer, si le qualificatif de « transphobe » pouvait être attribué aux autrices du livre. Je l’ai donc lu et vous livre ici une recension suffisamment détaillée pour que le lecteur puisse se faire une opinion fondée.

En une quinzaine d’années, disent les autrices de ce livre en avant-propos, le diagnostic de « dysphorie de genre » chez les enfants et adolescents a été multiplié par quatre. Que des personnes se sentent « nées dans le mauvais corps » et que ce soit pour elles une source de profond mal-être est une réalité indéniable, mais leur nombre a-t-il été multiplié par quatre en une quinzaine d’années, se demandent les deux autrices ?

Pour elles, il n’est pas question, dans une société démocratique, de discriminer les minorités, celle des transsexuels comme n’importe quelle autre : « ces personnes [ont] droit à l’indifférence », c’est-à-dire « à vivre de façon banalisée […], c’est un impératif moral » disent-elles3. Mais est-il possible de poser un diagnostic de dysphorie de genre suffisamment certain pour proposer à un enfant ou à un adolescent un traitement médical irréversible et à vie ? Il s’agit d’un problème éthique affirment-elles.

Se pose donc une question éthique : « à quel âge […] rendre possible […] la  demande faite à la médecine de changer de sexe ? »4

Un exemple très parlant puisé dans les médias permet à Caroline Éliacheff et Céline Masson d’illustrer leur propos.

Mise en scène médiatique du problème

Arte a diffusé en décembre 2020 Petite fille, documentaire de Sébastien Lifshitz, devenu un véritable « étendard de la cause trans », selon l’expression des autrices qui en font l’analyse critique : Sasha, garçon de 8 ans, a exprimé, selon sa mère, très précocement le désir de devenir fille « comme elle ». Le rêve de Sasha est exaucé sans délai : dès le premier entretien chez une pédopsychiatre d’un centre spécialisé dans la transidentité des mineurs (Sasha n’a jamais vu de psychologue avant), le diagnostic de dysphorie de genre est posé « comme une évidence ». La mère de Sasha dit qu’elle a toujours souhaité avoir une fille, mais la psychiatre rétorque que « ça n’a rien à voir », ce qui met fin à tout questionnement : les spectateurs du documentaire ne sauront jamais si l’enfant est assujetti ou non au désir de sa mère5. Sasha n’a jamais été vu seul et c’est toujours, à quelques brèves exceptions près, sa mère qui répond aux questions. L’école est sommée de considérer Sasha comme une fille et n’obtempère qu’à la demande de la psychiatre, ce que les autrices considèrent comme normal, alors que dans le film tous les protagonistes s’en indignent. Dès le second rendez-vous avec la pédopsychiatre, le protocole de changement de sexe est programmé avec un endocrinologue. Le traitement médical est exposé à cet enfant de 8 ans : bloqueurs de puberté, prise d’hormones femelles à vie, ablation des testicules (mais maturation in vitro de ceux-ci pour préserver sa possibilité de procréer). D’autres que la pédopsychiatre du documentaire ne s’encombrent pas de ces informations, telle la psychologue américaine Diane Ehrensaft qui a créé la notion de TMI (Too much information) pour expliquer que les adultes impliqués dans les soins de l’enfant trans ne devraient pas le surcharger avec « TMI », trop d’informations sur la décision capitale de subir des interventions (qu’elle préconise).

Les autrices mettent en doute la capacité, à cet âge, de saisir les conséquences de ce traitement médical jusqu’à la fin de ses jours, et de cette « ablation de son appareil génital dont l’usage sexuel lui est encore inconnu »6. L’enfant « consent » à tout cela. Peut-on à la fois dénier la possibilité pour un mineur, de « consentir » à des relations sexuelles avec un adulte ayant autorité et qualifier de « consentement » l’acceptation par un enfant d’un traitement médical que lui proposent des adultes en qui il a confiance ?

Peut-on, dès lors, qualifier de libéralisme antidiscriminatoire et égalitaire le traitement médical d’enfants à partir d’un diagnostic de dysphorie de genre ?

Les autrices observent que la France est plutôt « en retard en termes de tolérance […] vis-à-vis des risques de dérives dont pâtissent les enfants »7 : tandis que les médias français célébraient  quasi unanimement Petite Fille, des pays comme le Canada, la Belgique, le Royaume Uni, les pays nordiques, revenaient à des positions plus nuancées. Caroline Éliacheff et Céline Masson renvoient le lecteur au site canadien detranscanada.com et au site belge post-trans.com8.

Sur ce dernier site on peut lire le témoignage d’Elie, une détransitionneuse9, qui note à juste titre : « Ces documentaires [Petite fille ou autres] normalisent l’idée des personnes “nées dans le mauvais corps”. La solution proposée ou vendue est de s’accommoder à cette société et ses injonctions, à rendre les corps conformes. De leur côté, les féministes révolutionnaires cherchent non pas à changer les corps, mais la société patriarcale qui les opprime ». Il n’est pas insignifiant à ce propos d’observer que l’augmentation du phénomène trans concerne actuellement surtout les filles voulant devenir garçons.

Peut-on alors faire entrer la transidentité dans la théorie du genre, sans contradiction ? «Le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs, culturels par quoi […] un sexe naturel est produit […] dans un domaine prédiscursif qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle la culture intervient après coup. » dit Judith Butler10. Dans cette perspective, on ne voit pas très bien la nécessité de changer de sexe naturel pour changer de genre culturel. Et on se demande ce que les transgenres ont de commun avec les LGBIA+11 qui s’affranchissent tous des codes sociaux de la sexualité sans avoir à changer de sexe. Éric Marty, dans Le sexe des Modernes12 a cette formule : « le transsexuel serait ainsi le dernier à croire à une identité sexuée du genre, à croire au vrai sexe »13 .

Le cas de l’homosexualité

Si nombre d’adolescents se posent la question de leur orientation sexuelle, c’est bien différent du questionnement sur leur identité de genre, et surtout cela ne nécessite aucun traitement médical. Il n’est pas difficile de voir les dégâts causés par un diagnostic de dysphorie de genre prématuré qui « clôt à tort l’expression de ce questionnement tout à fait légitime » (p.65)14. « Encourager des jeunes femmes qui ont du mal à accepter leur orientation sexuelle à transitionner relève de la thérapie de conversion »15 disent les féministes Marguerite Stern et Dora Moutot. Des soignants de la grande clinique anglaise Tavistock, qui va devoir fermer, ont alerté leur hiérarchie sur l’homophobie de la part de familles de jeunes patients – un soignant affirmant même que certains parents préfèrent que leur enfant soit transgenre et hétérosexuel plutôt qu’homosexuel… Éric Marty rapporte qu’au Brésil « bon nombre d’adolescents, le plus souvent pauvres et noirs, ont été contraints de se faire opérer à cause de l’homophobie ambiante »16. On comprend pourquoi, en Iran, où le pouvoir affirme qu’il n’y a pas d’homosexuels dans le pays et où l’homosexualité est passible de la peine de mort, la transition de genre est reconnue et les transsexuels peuvent subir une opération de changement de sexe depuis une fatwa de 1987 de l’Ayatollah Khomeini. C’est même le pays au monde qui pratique le plus de chirurgies de réassignation sexuelle après la Thaïlande. Le magazine de référence des homosexuels, Têtu, ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui dénonce le fait qu’en Iran des hommes gays soient forcés, pour échapper à la peine de mort, à des opérations, au grand bénéfice de chirurgiens souvent … esthétiques17.

L’homosexualité vécue et assumée est aussi vieille que l’humanité, la dysphorie de genre aussi, mais le traitement médical de celle-ci, quand elle est réelle ou supposée, est le fait de sociétés technicistes, marchandes, et parfois homophobes et répressives.

Une autre manière de se sentir mal dans son corps : l’anorexie

L’anorexique se voit obèse. Pourtant, on ne lui propose pas une liposuccion. « Alors, pourquoi amputer les patients souffrant de dysphorie de genre de leurs organes génitaux ? » demande Paul R. McHugh dans un article du 12 juin 2014 du Wall Street Journal : Transgender surgery isn’t the solution. La pédopsychiatre Anne Perret, lors d’une conférence à la maison de Solenn, dirigée par Marie-Rose Moro, dit au sujet de la dysphorie de genre chez les jeunes filles : « Elles expriment une faillite profonde dans la construction précoce de l’image de leur corps […]. Il s’agit du même refus de la féminité, de la même haine du corps sexué, du même rejet ambivalent de la figure maternelle [que dans l’anorexie mentale]. »

Toute comparaison avec l’anorexie ne peut que paraître choquante à ceux qui affirment que la dysphorie de genre n’est pas une maladie, et pourtant, ils sont très attachés au remboursement des… « soins ? » par la Sécurité sociale. Autre paradoxe : ils transforment un sujet sain en un sujet soumis toute sa vie à des traitements médicaux (pas malade ?).

Comment répondre au mal-être des enfants et des adolescents ?

Les autrices sont psychanalystes et Caroline Éliacheff est en outre pédopsychiatre. C’est donc en tant que professionnelles qu’elles s’indignent de la méthodologie exposée dans le documentaire Petite Fille : « L’enfant n’est pas un adulte en miniature, mais un être en développement […] son fonctionnement psychique est labile, sa suggestibilité aux discours des adultes est importante, son expérience de la vie est limitée […] le désir exprimé ou inconscient de ses parents concernant son sexe ne lui est pas indifférent (contrairement à ce que dit la pédopsychiatre à la mère de Sasha). […] L’imagination de l’enfant est toujours en avance sur ses capacités réelles. […] Dit-on à un garçon qui veut épouser sa maman (ou une fille son papa) que son désir peut se réaliser ? »18. L’adolescence est par définition une période de transition et l’adolescent est « par excellence une figure trans naviguant entre plusieurs identités avant de trouver un peu plus de stabilité » (p. 61-62).

Quelle que soit la problématique psychique, « Il n’existe pas de réponse unilatérale et immédiate. Il est donc capital de préserver la possibilité d’un temps long » disent les autrices. Et de citer Winnicott dans Jeu et réalité : « La vie est elle-même une thérapie qui a un sens »19.

De l’influence des réseaux sociaux

Les titres de vidéoblogues prodiguant des conseils pour faire sa transition de genre abondent sur les réseaux sociaux les plus utilisés par les 16-18 ans (Youtube, Tik Tok, Snapchat, Twitter, Instagram) et les pédopsychiatres qui reçoivent des adolescents en mal de transition venant les consulter sont étonnés du caractère stéréotypé de leur discours : on y retrouve toutes les formules lues sur les réseaux sociaux : « je ne suis pas dans le bon corps », etc. Des jeunes qui ont des difficultés de relations sociales trouvent dans ces réseaux une « famille », une « communauté de soutien, chaleureuse et virtuelle » comme dit Claude Habib dans La Question trans.

Cela amène les autrices à faire l’hypothèse d’une emprise de type sectaire dont les critères sont les suivants : sentiment d’appartenance à un groupe qui marginalise le sujet, incitation au rejet de la famille, recrutement en ligne, usage d’un jargon spécialisé, foi dans le bien-être qu’apportera le traitement médical, déni de la science et de la biologie, affirmation de son autodétermination, victimisation (qui n’est pas pro-transgenre est forcément transphobe), pressions sur la famille pour obtenir son assentiment, blessures causées par la chirurgie vécues comme des stigmates qui signent l’allégeance au groupe, lobbying, et enfin énormes profits pour l’industrie pharmaceutique… donnée non négligeable !

Pourquoi « scandale sanitaire » ?

L’enfant, naturellement, ne mesure pas les effets secondaires des hormones antagonistes (surtout si on les lui cache…). Ces effets sont nombreux et on retiendra, outre les prises de poids et l’acné, d’intenses douleurs pelviennes dues au grossissement du clitoris, la quasi-impossibilité de procréer et le risque de faire un AVC 9,9 fois supérieur chez les femmes transgenres que dans le groupe témoin20.

Quant à la chirurgie, il est abusif de parler de « changement de sexe » : seule l’apparence des organes sexuels est modifiée – imparfaitement21. À preuve : le sujet est obligé de prendre des hormones à vie. Cette chirurgie est en fait mutilante puisqu’elle ampute « des organes dévolus à la reproduction et au plaisir » (p. 74).

Ce sont les revendications des « personnes intersexuées » (qu’on appelait autrefois « hermaphrodites »), les « I » de LGBTQIA+, souvent considérées comme les plus proches des « trans », qui nous donnent le mieux la mesure de ce que l’opération sexuelle infligée à un enfant est une mutilation : ces personnes nées avec une identité sexuelle ambiguë sont très fréquemment opérées dans leur petite enfance car leurs parents ne supportent pas d’avoir un enfant au sexe indéterminé. L’opération vise à donner à leur appareil génital l’apparence du sexe dont il se rapproche le plus ou du sexe désiré par leurs parents. Ces personnes se révoltent de plus en plus contre ces interventions chirurgicales subies dans leur enfance et qu’elles qualifient d’invalidantes. Elles réclament de l’État français, sans l’obtenir, la reconnaissance d’un sexe neutre, et que celui-ci ne soit plus considéré comme pathologique.

Ce qui est invalidant pour les personnes intersexuées ne le serait pas pour les personnes trans ? Ce qui stigmatise les sujets comme malades (l’intervention chirurgicale) chez les uns serait égalitaire et antidiscriminatoire chez les autres ? On voit le fossé qui sépare ces deux catégories réunies artificiellement dans le vocable LGBTQIA+.

Le risque de suicide : c’est l’argument massue pour justifier les changements de sexe médicaux. « Monsieur, préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? ». L’opération est censée arracher l’enfant à ses tendances suicidaires. Qu’en est-il ?

Depuis les années 50, les suicides n’ont cessé d’augmenter régulièrement chez les 5-24 ans. Toutes les études montrent également que les idées suicidaires sont beaucoup plus fréquentes chez les jeunes trans, mais aussi chez les jeunes homosexuels. Les causes souvent invoquées sont le rejet dont ces jeunes sont l’objet (harcèlement scolaire ou autre). Mais aucune étude ne montre que les opérations ou les prises d’hormones apportent une solution. La seule donnée étudiée est l’utilisation dans quatre contextes du nom choisi : elle diminuerait la dépression et les idées suicidaires22. Mais le nombre de jeunes qui se suicident n’a pas cessé d’augmenter depuis que les traitements médicaux et chirurgicaux sont pratiqués sur les enfants et les adolescents. Leur impact ne semble donc pas très probant… (voir l’étude réalisée aux États-Unis en 201723.)

Que font les pouvoirs publics ?

Caroline Eliacheff et Céline Masson dénoncent les dérives des pouvoirs publics qui, sans doute, ne veulent pas avoir l’air d’être « en retard ». Par exemple, le Planning familial qui ose écrire : « Les règles arrivent au moment de la puberté […] chez les personnes qui ont un utérus ». Disparition du mot « femme » puisque certaines femmes, les trans, peuvent n’avoir ni utérus, ni règles, évidemment. Quand on pense que la féminisation des noms de métiers ou l’écriture inclusive se donnent pour objectif de lutter contre l’invisibilisation des femmes, voici que c’est le Planning familial qui met en acte cette invisibilité. Où l’on voit que féminisme et transidentité ne font pas bon ménage24.

Mais surtout, l’inquiétude des autrices vient de la proposition de loi n°4021 « interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, vraie ou supposée, d’une personne »25 : amalgame entre orientation sexuelle et identité de genre. Les « thérapies de conversion », souvent d’obédience religieuse, pratiquées avec les homosexuels sont clairement homophobes et leur interdiction « louable », selon les autrices (p.56), mais on voit bien qu’en regroupant orientation sexuelle et identité de genre, on cherche à faire passer les « thérapies qui, par prudence, permettraient de retarder la médicalisation des mineurs » (p.56) pour des « thérapies de conversion ». Au texte, voté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le Sénat a fort heureusement fait ajouter l’alinéa suivant : « L’infraction prévue au premier alinéa n’est pas constituée lorsque les propos répétés invitent seulement à la prudence et à la réflexion, eu égard notamment à son jeune âge, la personne qui s’interroge sur son identité de genre et qui envisage un parcours médical tendant au changement de sexe ». Le texte, qui prévoit des peines de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque ces pratiques sont commises au préjudice d’un mineur, risque néanmoins de décourager les propos qui « invitent seulement à la prudence et à la réflexion… », interprétés comme thérapies de conversion, et c’est bien là l’objectif visé. On a le sentiment d’être dans le roman d’Orwell, 1984, où le sens des mots est inversé.

Alors, oui, si les pouvoirs publics encouragent ces décisions expéditives de traitements médicaux et chirurgicaux qui mutilent et rendent malades (puisqu’ils doivent prendre des médicaments à vie) des enfants ou adolescents sains, mais en grande souffrance, et qui les privent du temps de réflexion dont ils ont besoin pour comprendre leur véritable identité, on peut parler de scandale sanitaire : l’adolescence est une période de « rejet de son corps en pleine métamorphose », d’«aspiration à devenir autre ». La « vision d’un développement interchangeable de l’être humain enferme le sujet sans jeu possible avec ses identités », ce qui n’exclut pas que la « transidentité soit une solution à [son] malaise » (p. 88).

Et Caroline Éliacheff et Céline Masson de conclure :

« Rester humain, c’est […] accepter de renoncer à sa toute-puissance en intériorisant des limites. […]. Les adultes qui promeuvent26 la transidentité n’auraient-ils jamais dépassé le stade de la toute-puissance infantile ? Ou faudra-t-il enseigner aux enfants à se méfier d’exprimer leurs désirs car ceux-ci risqueraient d’être exaucés ? » (p.97).

La phrase de Freud tirée de L’Avenir d’une illusion mise en exergue du livre prend tout son sens en conclusion :

« On acquiert ainsi l’impression que la civilisation est quelque chose d’imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment s’approprier les moyens de puissance et de coercition. »

Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.

Notes

1 – [NdE] Élisabeth Perrin, aujourd’hui retraitée, a d’abord enseigné la philosophie, puis a exercé le métier de conseillère d’orientation-psychologue pendant trente ans, dont deux ans comme chargée de mission pour l’orientation des jeunes filles. Elle a publié deux ouvrages sur l’orientation aux éditions Casteilla et a collaboré à la revue Questions d’orientation.

2 – Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.
[NdE] On peut rappeler que Jean-François Braunstein, dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018) a consacré une analyse détaillée à ce sujet.

3 – P. 10.

4 – P. 11.

5 – Quand j’ai regardé le film, cette mère m’a irrésistiblement fait penser aux mères qui venaient, dans mon exercice professionnel, me demander avec insistance que je teste leur enfant pour poser un diagnostic de « surdoué » (aujourd’hui HPI), qui leur apporterait une explication satisfaisante à l’échec scolaire de leur enfant. Le résultat du test était rarement celui qu’elles attendaient.

6 – P. 24.

7 – P. 28.

9 – Détransitionneur : personne « trans » qui cherche à revenir à son sexe de naissance.

10Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, La Découverte,  2005, p. 69.

11 – Lesbiennes, Gays, Bi, Asexuels. J’ai volontairement enlevé le Q (Queer), catégorie fourre-tout qui mélange tout.

12 – Éric Marty Le sexe des Modernes, pensée du neutre et théorie du genre, éd du Seuil, 2021.

13Op. cit. p. 492.

14 – La pièce et le film de Guillaume Gallienne, « Les garçons et Guillaume à table ! », à ce propos, méritent d’être vus.

16Op. cit., p. 493.

18 – P. 26, éd. de l’Observatoire.

19P. 27, ibid.

20 – Source : « Cross-sex Hormones and Acute Cardiovascular Events in Transgender Persons: A Cohort Study », Étude américaine publiée en 2018 par Pub Med.gov.

21 – À ce propos, l’ancienne chargée de mission pour l’orientation des filles, que je suis, ne résiste pas à l’envie d’interroger les statistiques : les filles qui ont changé de sexe ont-elles conquis l’entrée à Polytechnique avec plus de facilité que l’entrée dans les toilettes des garçons ?

24 – À ce propos, on se demande quelles féministes peuvent apprécier Petite fille : dans ce film, la mère, omniprésente, procure à son enfant, au demeurant « craquant » ou « craquante », peu importe, n’ayant rien d’un enfant en souffrance, ayant des copains, ne souhaitant surtout pas qu’on le-la change d’école, toute la panoplie des accessoires « féminins » les plus stéréotypés, des vêtements roses, des « nœuds-nœuds », et le plus emblématique de tous : toute une collection de poupées Barbie. C’est consternant de niaiserie. Il est assez comique, d’ailleurs, que le seul usage que l’on voie Sasha faire des Barbies, dans le film, est de frotter une mèche des cheveux de l’une d’entre elles entre le pouce et l’index, à la manière d’un doudou, le regard ailleurs. Le film du réalisateur belge Lukas Dhont, sorti en 2018 avec un titre proche de Petite fille : Girl, traite avec autrement plus de subtilité le même thème. Film à voir !

25 – Depuis l’impression de leur livre, cette proposition de loi est devenue la loi 2022-92 du 31 janvier 2022.

26 – Souligné par moi.

« L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil » d’Alain Deligne

Avec L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris (Presses universitaires du Septentrion, 2022), Alain Deligne livre un travail considérable qui fera référence. Les textes de jeunesse d’Eric Weil jusqu’alors inédits1 sont traduits et publiés en édition bilingue. Ils sont précédés d’une étude substantielle de près de 300 pages qui en retrace l’histoire, en analyse le contenu et présente une biographie intellectuelle d’Éric Weil. Le tout accompagné d’une préface et d’une chronologie d’Éric Weil par Gilbert Kirscher, d’un lexique et d’un index des noms.

On pourra juger de l’ampleur de cette somme en consultant ci-dessous son sommaire.

C’est peu de dire que ces textes présentent un intérêt intrinsèque, mettant sous les yeux du lecteur la grande diversité des objets étudiés par le jeune Éric Weil – par exemple : les zones grises « en marge de la philosophie », comme l’occultisme et la superstition, là où « l’intelligible n’est pas purement rationnel », la Renaissance italienne, les questions économico-politiques, sans parler des objets philosophiques classiques (Kant, Hegel, Platon et les néoplatoniciens) et de la découverte, initiée par Cassirer, de la théorie du langage de Wilhelm von Humboldt. Il faut ajouter qu’ils éclairent aussi l’œuvre substantielle ultérieure de Weil sous l’angle de l’exil, du passage, du dépaysement, de la traduction – toutes expériences sur lesquelles Alain Deligne, lui-même homme du passage et théoricien de la traduction, a longuement médité et souvent écrit2.

Ce faisant, ce travail gigantesque saisit l’unité profonde d’une œuvre trop peu lue, ponctuée par le moment décisif qui en 1933, avec l’accession de Hitler à la Chancellerie, engagea de manière encore plus décisive l’expérience weilienne de l’exil et de l’étrangeté, la réflexion de Weil sur la violence et sur ce qui se présente comme irréductible à la raison. Comme l’écrit Gilbert Kirscher en conclusion de sa préface, « il permet de mieux voir ce qui fait la continuité de l’attitude philosophique de Weil : l’attention, la curiosité, l’ouverture d’esprit devant ce qui étonne et paraît absurde, dénué de sens à première vue, depuis les faits les plus insignifiants jusqu’aux plus tragiques, la volonté de comprendre, en somme. »

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Alain Deligne, L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris, publié avec le soutien de l’institut Éric Weil, Presses universitaires du Septentrion, 2022, 805 pages.

Sommaire

Préface par Gilbert Kirscher.
Avant-propos.
I. Le contexte culturel et historique. 1 – Weil au lycée et le sens des humanités. 2 – Les lieux d’étude.
II. De la médecine à la philosophie. 1 – Renoncement à la spécialisation médicale. 2 – Premiers pas en philosophie. 3 – La part faite aux sciences. 4 – Weil germaniste à Berlin et Hambourg.
III. Penser la Renaissance italienne. 1 – La Bibliothèque Warburg. 2 – Le style philosophique de Weil. 3 – Histoire et Science de l’art. 4 – Études néoplatoniciennes. 5 – En marge de la science et de la philosophie.
IV . Interventions radiophoniques. 1 – Esprit et Vie. Un dialogue sur Philosophie et Littérature. 2 – Hegel. 3 – L’étudiant salarié. 4 – Questions de didactique universitaire.
V. Nouvelles avancées. 1 – Heidelberg. La Dissertation sur Pomponazzi (1462-1525). 3 – D’autres Renaissants italiens : Telesio et Campanella. 4 – Sur Schleiermacher : problèmes d’esthétique et de système. 5 – Le livre de Krüger sur Kant (1931).
VI. L’exil forcé. 1 – La préférence pour l’histoire. 2 – Deux contemporains immédiats : Ritter et Koyré.
VII. Conclusion.
VIII. Textes en annexe.
IX. Relevé des cours fréquentés à Hambourg et Berlin.
X. Chronologie d’Éric Weil (par Gilbert Kirscher).

Anthologie. Textes de jeunesse, présentés et traduits par Alain Deligne.

I. La Fiancée de Corinthe.
II. Sur la théorie de la catharsis.
III. La critique kantienne de la faculté de juger téléologique et l’idée de fin dans le système aristotélicien.
IV. Logique mathématique et logique des mathématiques.
V. Esprit et Vie – Un dialogue sur philosophie et littérature.
VI. Philosophie de la Renaissance et astrologie.
VII. Fiches de lecture d’ouvrages commentés sur Platon et le néoplatonisme.
VIII. Notre superstition quotidienne.
IX. Recension d’Erich Weil sur le Ficin de Walter Dress.
X. Un émetteur-radio à l’université ? Réserves émises à propos d’une appropriation de Monsieur Jolowicz.
XI. « Sur la philosophie ».
XII. Bernardino Telesio, De rerum natura juxta propria principia / Campanella, De sensu rerum et Magia.
XIII. L’étudiant salarié.
XIV. Friedrich von Gagern.
XV. Justinus Kerner.
XVI. Newton.
XVII. Walter Dubislav, « La philosophie mathématique actuelle ».
XVIII. La place du Beau dans la philosophie de Plotin.
XIX. Rudolph Odebrecht : le système de l’esthétique schleiermacherienne.
XX. Lexique.
XXI. Hegel sur la littérature (texte original).
Transcription du texte.
Ouvrages d’Éric Weil.
Index des noms.

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1 – Conservés à l’Institut Éric Weil, université de Lille https://institut-eric-weil.univ-lille.fr/

2 – On peut consulter la version française de la bibliographie d’Alain Deligne sur le site de l’université de Münster https://www.uni-muenster.de/Romanistik/Organisation/Lehrende/Deligne/Publications/index.html

À propos du livre de Jean-François Braunstein « La religion woke »

Jean-Michel Muglioni ne propose pas un compte rendu de lecture, mais il hasarde quelques réflexions que la lecture du livre de Jean-François Braunstein, La Religion woke (Grasset, 2022) a pu lui suggérer. Il demande qu’on n’y voie qu’une interrogation sur un monde qu’il ne comprend pas.

Croire l’incroyable ?

L’incroyable a au moins deux effets. Le premier : il est arrivé qu’il fonde une religion. Les Grecs et les Romains que mathématiciens et philosophes avaient accoutumés à écouter leur raison ne parvenaient pas à admettre qu’un dieu puisse envoyer son fils sur terre pour le crucifier et le faire ressusciter sous prétexte de sauver l’humanité1. On le sait, l’incroyable a marché. Second effet : le Grec ou le Romain cultivé ne pouvait pas croire que l’incroyable aurait un avenir. Ainsi le « woke » et les doctrines qui aujourd’hui nous sont proposées ou imposées sont incroyables : comment croire que la différence des sexes n’est pas d’abord biologique, mais qu’elle est tout entière une construction sociale ? La biologie – en cela en accord avec le simple bon sens – soutient qu’il y a des vivants dont la reproduction est sexuée, que dans certaines espèces il y a des mâles et des femelles, et que c’est le cas pour l’espèce humaine. Qu’elle ne soit pas une science mais un discours fait pour opprimer l’humanité – discours raciste des Blancs – voilà qui est incroyable. Or précisément parce qu’il est incroyable, un tel négationnisme – qu’est-ce d’autre, en effet ? – caractérise aujourd’hui une nouvelle religion, la religion woke. Si je dis à mes amis qu’elle s’est emparée des universités anglo-saxonnes et qu’en France elle fait déjà des ravages même dans les sections de biologie, on ne me croit pas !

Le livre de Jean-François Braunstein fait le catalogue de toutes les aberrations que la religion woke impose de croire, et cela d’abord dans les universités. Son intérêt est d’ouvrir les yeux de ceux qui, la tenant pour totalement incroyable, ce qu’elle est en effet je le répète, ne croient pas qu’elle soit partagée, encore moins dans les lieux de savoir. Jean-François Braunstein cite les prêtres de cette religion, il donne les références qui permettent de savoir si ce qu’il rapporte est vrai : chacun peut ainsi aller voir quelle vague de délires déferle aujourd’hui sur le monde. Il manque sans doute à ce catalogue une réflexion plus substantielle sur les causes de ce mouvement. Cet ouvrage ne convaincra aucun des adeptes du woke. Mais peut-être ouvrira-t-il les yeux du lecteur qui ne croit pas qu’on puisse croire aux absurdités de la religion woke et qui jusque-là ne s’était pas inquiété de sa propagation.

Le rapport au réel

Comment comprendre un tel délire ? Je crois pouvoir proposer une explication de ce que Jean-François Braunstein appelle la « guerre contre la réalité ». Le nouvel homme ignore la nécessité extérieure : il ne se heurte pas à des obstacles physiques ou physiologiques, comme autrefois le paysan ou l’ouvrier ; son pouvoir est absolu, sans limite. Il ne supporte plus la moindre médiation entre un désir et sa réalisation. Il arrive même que le pauvre ignore la nécessité extérieure, celle que seul le travail d’une matière permet d’affronter, celle qu’aucune prière ne peut changer et dont la question de savoir si elle est juste ou injuste ne se pose pas. Il ne se heurte pas aux choses mais aux papiers de l’aide sociale, c’est-à-dire à des hommes qu’on espère pouvoir faire céder et dont on peut toujours dénoncer l’arbitraire. Et il est vrai que nous sommes plus puissants que nos ancêtres, grâce au progrès des techniques et des sciences, il est vrai aussi que nous jouissons d’une protection sociale qu’ils n’avaient pas. De là une perte de contact avec le réel. Même la pluie ou le vent nous sont annoncés par médias sans que nous ayons nous-mêmes à prendre soin de notre sécurité.

Sommes-nous tous despotes ?

L’homme social que nous sommes est pris dans ses relations avec ses semblables. Pour obtenir ce qu’il désire, il lui faut obéir ou demander, séduire, forcer une volonté. Plus la civilisation grandit l’homme et le libère de la pression du besoin et de la nature, plus il devient dépendant de l’homme, et cela jusqu’à perdre tout contact avec les choses. Le despote au faîte de son pouvoir n’a plus aucun rapport au réel sinon par sa cour, et il prend donc nécessairement ses désirs pour la réalité : il demande et il est servi. Nous vivons et pensons en despotes, dans la mesure où notre rapport au réel est tout entier déterminé par nos relations aux autres, quand par-dessus le marché le travail lui-même repose sur la médiation de machines, et pour beaucoup, de machines informatiques et donc d’images. Je ne veux pas dire que chacun satisfait ses désirs aisément, ou que les pauvres sont riches, mais que toutes nos pensées, si nous n’y prenons garde, sont des pensées de despote, coupées du réel. Alors il n’y a plus qu’idéologie, le refus du réel devient la norme. L’éducation des enfants a depuis longtemps pâti de ce déni du réel : il ne faut pas s’opposer à leurs désirs. Ils sont malheureux de n’avoir jamais rien vu leur résister. Freud savait le prix du principe de réalité.

Le refus du corps

Seulement le refus du réel produit plus qu’une névrose, il fait croire aujourd’hui que nous pouvons décider de tout ce que nous sommes. La chirurgie doit nous rajeunir. Et pourquoi accepter son sexe, tel que la naissance nous l’a imposé sans nous demander notre avis ? Choisissons-le, comme une coiffure ou une couleur de cheveux ! Des parents demandent à leur enfant de faire un tel choix, quand même son sexe est biologiquement déterminé. Si ce qu’on appelait naguère tout bonnement un garçon désire être une fille, l’école ne doit pas utiliser le prénom de l’état civil mais celui qu’il choisit (ou que ses parents et l’air du temps l’on incité à choisir, on ne peut savoir). S’il le faut, la médecine interviendra à coups de chimie et de chirurgie. Peu importent les dégâts psychologiques qui en résultent, quand ce ne sont pas des dégâts physiques irrémédiables. La Suède revient en arrière après avoir des années admis que les mineurs puissent demander le secours de la médecine pour changer de sexe2. Le corps est devenu un objet dont on peut faire ce qu’on veut. Il n’impose plus aucune nécessité. C’est une grande souffrance de ne pas parvenir à habiter son corps tel qu’on l’a reçu de sa naissance, je le sais. Mais est-ce s’en guérir que ne pas se supporter tel qu’on est né en voulant un autre sexe (on ne dira plus sexe mais genre) et de demander à la médecine de le transformer – quoiqu’on continue de nier le caractère scientifique de la biologie ? Que cette médecine puisse et doive intervenir sur les cas extrêmement rares comme ce qu’on appelait autrefois l’hermaphrodisme, que le droit et le regard des autres sur ceux qui en sont affectés cessent de leur rendre la vie impossible, ou tout simplement que chacun puisse vivre la sexualité qu’il veut, c’est justice. Mais faudra-t-il que ce qui n’est qu’une exception devienne la règle et s’impose à tous ?

La fausse parité

Le pire est ailleurs. Ce négationnisme d’un nouvel ordre veut « effacer toute la mémoire historique de la civilisation3 » comme le christianisme naissant qui voulait effacer le monde gréco-romain – qu’il a heureusement appris plus tard à sauver. Des étudiants (et ce ne sont pas les moins brillants) ont demandé qu’on change la liste des auteurs des programmes de philosophie parce qu’elle ne comporte que des mâles blancs. Parce qu’en effet des femmes de génie n’ont pu s’exprimer ou que parfois leurs œuvres ont été délibérément maintenues dans l’oubli, il faudrait qu’il y ait parité au moins dans les programmes scolaires, ou par exemple que le recrutement des musiciens d’orchestre ne se fasse plus sur la compétence mais sur le même principe de parité, etc. Quel mépris des femmes ! Comme si elles n’étaient pas capables de réussir les mêmes épreuves que les hommes.

L’idéologie sociétale

Jean François Braunstein donne l’exemple d’universitaires américains, noirs4, « révoltés par [des] formations à la diversité qui osent affirmer que la « logique » et la « ponctualité » doivent être attribuées à la « blanchité » » ». Ce qui revient en effet à croire que les Noirs sont par nature incapables de « pensée rationnelle ». Cet antiracisme est la nouvelle figure du racisme, dont il reprend les stéréotypes. Les statistiques des résultats scolaires montrent – paraît-il – une infériorité des Noirs : vient-elle de leur « race » ou de ce qu’on ne leur a pas permis de vivre dans des conditions telles qu’ils puissent, comme les Blancs, s’instruire ? On le voit, ces mouvements sociétaux – et le succès de l’adjectif sociétal en est le symptôme – ont pour conséquence, sinon pour but, d’interdire tout progrès social.

On ne s’étonnera pas que la renonciation à ce qu’avait de juste le socialisme nous vienne des États-Unis d’Amérique. Le woke et toutes les recherches intersectionnelles sont la dernière (la dernière en date, il faut s’attendre à en voir d’autres fleurir) idéologie que des penseurs croyant lutter contre le capitalisme ont inventée pour le pérenniser. C’est du moins ce qu’est la religion woke, si l’on a retenu la leçon de Marx et qu’on entend par idéologie une théorie qui n’en est pas une mais qui en réalité ne fait qu’exprimer un état de la société et défendre les intérêts de ceux qu’il favorise. Seulement Marx est un mâle blanc. On s’en prend aux grands hommes du passé, aux grands auteurs, aux grands compositeurs, qu’on croit prisonniers des réseaux de pouvoir de leur temps dans toutes leurs pensées et dans toutes leurs œuvres. Mais n’est-ce pas être plus encore pris dans les aberrations d’un monde asservi à la croissance économique, où la recherche de la vérité a laissé sa place à la recherche de la puissance ? Quel avenir nous réserve-t-on, si ce qui fait la grandeur de la civilisation, Homère, Platon, Titien, Galilée, Mozart, doit être considéré comme la cause de nos pires exactions, du colonialisme, des guerres que nous n’avons cessé de mener entre nous au cours de notre histoire ? Si donc tout le trésor qu’on appelait les Humanités doit disparaître ?

Ressentiment et nihilisme

Que tel qu’il est le monde puisse désespérer, je le comprends. Est-ce une raison pour préférer le néant ? La religion woke, comme la cancel culture, me paraît finalement nihiliste. Le précédent livre de Jean-François Braunstein, La Philosophie devenue folle, m’a appris l’existence de l’amputomanie – heureusement assez rare : cette manie – on refuse son corps jusqu’à se faire couper un bras, par exemple – me semble assez bien symboliser le refus du réel d’une partie de mes contemporains, et j’ai cru le voir chez ceux-là même qui ne vont pas jusqu’au délire de la religion woke. J’ai parlé avec un ami écologiste devenu totalement misanthrope qui rêve d’un monde de plantes et d’animaux, sans hommes. Il formule cet « idéal » explicitement. Si vous dites que notre médecine nous a permis de vivre plus longtemps en bonne santé, il vous demande pourquoi il faudrait vouloir mourir vieux. La drogue qui anéantit son homme ne suffit pas, il faut un nouvel opium, et nos universités savent le distiller.

On admet généralement que la croyance au progrès a disparu de notre monde. Contrairement à la chanson, le progrès ne suppose pas qu’on fasse table rase du passé mais qu’on sache se nourrir de ce qu’il a de meilleur pour aller de l’avant. Cette croyance une fois morte, comme on ne revient pas pour autant à cette sorte de fatalisme qui faisait que, sous l’Ancien Régime, il allait de soi qu’on demeure à sa place et qu’on ne change pas de condition, le sentiment que rien ne peut finalement changer, qu’il y aura toujours des riches et des pauvres, au lieu de donner le courage de combattre là où l’on est pour le bien commun, fait naître un ressentiment, plus fort parfois chez ceux qui, par leur talent et leur travail, sont sortis de la misère. Ils ne supportent pas d’avoir pu faire carrière ou de bien vendre leurs livres et vivent leur succès comme une trahison, en même temps parfois qu’ils méprisent le monde qu’ils ont quitté. Et comme naguère lorsqu’il fallait être stalinien, les meilleurs n’osent pas s’opposer à cette nouvelle religion. Le manque de courage les aveugle au point que parfois ils se convertissent.

Cancel culture

Tout cela s’inscrit dans la Cancel culture dont traite le compte rendu du livre de Hubert Heckmann Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture par Catherine Kintzler5. Le livre de Jean-François Braunstein montre que nous sommes revenus au temps du stalinisme. Il y avait alors les mathématiques prolétariennes et les mathématiques bourgeoises, Staline était un grand philosophe, etc., et l’université ne mourait pas de rire. Il fallait et il faut aujourd’hui du courage pour lutter contre les pressions qu’exercent les idéologues.

Notes

1 – Jean-François Braunstein, La Religion woke, Grasset, p. 25, qui commente le célèbre credibile est, quia ineptum est de Tertullien – connu sous la forme : credo quia absurdum : je crois parce que c’est absurde.

3 – Ibid. p.28. Le livre de J.J. Braunstein commence par montrer en quoi il s’agit bien de religion.

4Ibid. p.188.

« Le point sur les idées » : trois petits livres éclairants publiés aux éditions Intervalles

Dirigée par Jean Szlamowicz, la collection « Le point sur les idées » (Éditions Intervalles) publie trois petits volumes (signés respectivement par Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Hubert Heckmann) qui fourniront des analyses conceptuelles et percutantes à ceux qui s’interrogent sur les catégories politiques dont il est fait aujourd’hui un usage non-critique ainsi que sur les mouvements « postmodernistes » de « déconstruction », notamment la « cancel culture ».

Dans Qui est l’extrémiste ? Pierre-André Taguieff, au plus près du titre de son ouvrage, montre que la notion d’extrémisme, très confuse et multiforme, plus qu’à une définition classificatoire, répond à une fonction politique de diabolisation et de stigmatisation. Dans une seconde partie, l’auteur s’efforce de reconstruire la catégorie d’extrémisme « et à la rendre opératoire dans l’analyse des attitudes, des idéologies et des comportements politiques contemporains ». On voit alors que l’extrémiste n’est pas toujours celui qu’on pense.

Le Petit manuel de postmodernisme illustré, de Shmuel Trigano, reprend une question classique (qu’est-ce qu’une idéologie ?) à nouveaux frais, en examinant les remises en cause du « monde d’avant » – à travers notamment les thèmes du « genre » et du « décolonialisme ». Il analyse comment ces configurations idéologiques, sous le manteau d’un anti-pouvoir, font émerger de nouveaux pouvoirs totalitaires.

Enfin je convie les lecteurs à lire sur Mezetulle la recension de l’ouvrage de Hubert Heckmann, Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture : « Cancel! de Hubert Heckmann lu par Catherine Kintzler« .

« Cancel ! » de Hubert Heckmann, lu par Catherine Kintzler

Publié dans la collection « Le point sur les idées » (Éditions Intervalles) dirigée par Jean Szlamowicz, le petit livre de Hubert Heckmann Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture ne se contente pas de définir la « cancel culture » ni d’en démonter les mécanismes : il montre en quoi, au-delà même des pratiques d’ostracisation des personnes et des œuvres qu’elle vise, elle s’emploie à effectuer un véritable effacement de la culture entendue comme le domaine de l’activité intellectuelle et artistique. Mais il faut bien prendre conscience que son pouvoir repose sur la seule intimidation.

« Le terme de cancel culture est utilisé en France depuis la fin des années 2010 pour qualifier la dénonciation publique d’une personne ou d’une entreprise dont les propos ou les actions, réels ou supposés, sont considérés comme moralement répréhensibles ou « offensants » à l’égard d’une communauté. […] La cancel culture ne se limite pas à l’expression d’une critique : elle fédère, autour d’une indignation commune, un groupe d’individus qui pourra être amené dans certains cas à pratiquer le boycott d’une marque ou d’un artiste, le harcèlement d’une personnalité célèbre ou anonyme, l’intimidation et la censure pour empêcher une conférence ou une représentation artistique, et parfois même le déboulonnage de statues, la dégradation d’œuvres d’art ou la destruction de livres. » (p. 6)

À partir de cette définition, l’auteur s’emploie à caractériser ce mouvement dans ce qu’il a de spécifique. Pas seulement dénonciation ou délation, pas seulement indignation militante requise au nom d’un « collectif » qui s’érige en évaluateur moral sans appel, la cancel culture s’autorise d’une immédiateté toute-puissante qui écrase les plans, les époques et les régimes de discours, confond délibérément les personnes et les œuvres. Outil de dénégation de la culture, elle la réduit à une juxtaposition de « fétiches identitaires » d’où toute fluidité, tout moment critique, tout travail sur soi dans l’expérience ambivalente de l’altérité, sont bannis – rien d’étonnant à ce que cette entreprise de rabotage féroce et bienpensant déteste la fiction au point que citer une œuvre incriminée est à ses yeux « impossible sans devenir soi-même coupable ». Le livre percutant de Hubert Heckmann a pour centre de gravité l’examen du « cas Ronsard » dont le vingtième sonnet des Amours fut récemment dénoncé comme une « fantaisie de viol » ; il rappelle, entre autres, que l’œuvre littéraire, précisément, ne se laisse pas crucifier à une unique prétention d’élucidation qui, en disqualifiant toute autre lecture possible, n’a d’autre objet que de paralyser toute quête de sens et d’annuler l’acte même de la lecture. Ce risque de l’étrangeté, ce poignant et dérangeant trouble dans l’identité du lecteur, cette respiration haletante : c’est cela même qui est redouté par les interprétations militantes.

Hubert Heckmann remarque plaisamment que, après avoir été accusée pendant des siècles de bousculer les normes, la littérature est à présent coupable de les entretenir. Mais en réalité, comme le montre le chapitre consacré à l’université, le verrouillage généralisé des paradigmes du débat, l’imposition d’une doxa des « savoirs situés » s’institutionnalisent : plus qu’une rébellion « c’est un pouvoir qui s’exprime » (p. 55). Aussi est-il vain et contreproductif d’en appeler à une forme principalement politique d’opposition qui ne ferait que donner la réplique au verrouillage du débat. C’est à l’intérieur même de la culture que la résistance peut s’effectuer, par son exercice substantiel, en prenant modèle notamment sur les intellectuels et les artistes qui ont vécu dans des régimes totalitaires. Ils nous ont appris que le signe idéologique qu’on se croit obligé de donner (par exemple aujourd’hui l’usage de l’écriture dite « inclusive ») permet à l’individu qui l’affiche de se dissimuler à lui-même « le mécanisme d’avilissement par lequel il se soumet à la loi du plus fort ». Il suffit de retrouver le sens de sa propre dignité pour faire s’effondrer les pouvoirs reposant sur la peur. Si des intellectuels et des artistes ont su naguère, au péril de leur liberté et de leur vie, résister à la terreur nazie, soviétique ou maoïste, n’aurions-nous pas le courage de cesser de nous effaroucher devant des intimidations, et de retrouver par nos propres forces le goût désintéressé du savoir ?

Hubert Heckmann, Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture, Paris, Éditions intervalles, coll. « Le point sur les idées », 2022.

Sur le même sujet, relire :
– « A la suite du colloque Après la déconstruction » (C. Kintzler)
– « Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ? » (A. Perrin)
– « Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique » (C. Kintzler)

Les « deux plus grandes idées » de l’histoire humaine : un livre de Linda Zagzebski

Saisir le monde dans son unité ; saisir son propre esprit. Telles sont les deux idées qui ont gouverné la pensée humaine d’après Linda Zagzebski (née en 1946), une philosophe américaine réputée qui a publié il y a quelques mois The Two Greatest Ideas. How our grasp of the universe and our minds changed everything1. Dans certaines civilisations, la coexistence de ces deux idées universelles a été plutôt harmonieuse (elles ont pu d’ailleurs se fondre l’une dans l’autre sous l’empire de la « non-dualité » : « je suis le monde ») ; en Occident, elle a pris un tour conflictuel. D’où des confusions intellectuelles et des désaccords culturels.

Harmonie

Selon l’autrice, la première grande idée s’est imposée au cours du Ier millénaire avant Jésus-Christ et a dominé les périodes antique et médiévale. C’est l’idée selon laquelle l’esprit peut saisir le monde. Cette idée paraîtra déjà moins vague si l’on précise que l’esprit humain saisit le monde comme une unité. Dès lors, Linda Zagzebski peut « convoquer » Thalès, Héraclite aussi bien que Parménide ; Pythagore au premier chef. Il y a un premier principe au fondement de toutes les choses, et l’esprit humain peut le découvrir.

Cette première idée, l’art l’a illustrée, en particulier les cathédrales : « Une cathédrale était une image de la création. Elle dépeignait le commencement du monde et sa fin, faisait le portrait des principales figures de l’histoire humaine, et affichait le grand récit de la Rédemption. Même l’orientation de l’église avait une signification cosmique. » L’art était le produit d’un « génie diffus » (Émile Mâle) ; le point de vue personnel de l’artiste était sans intérêt, même à ses propres yeux. Pour Aristote, la poésie épique se distingue par l’universalité de ses énoncés : « L’individu est important, écrit Linda Zagzebski, pour ce qu’il révèle de quelque chose qui pourrait arriver à quelqu’un d’autre. » L’autrice voit dans La Divine Comédie (cette « Summa en vers », a-t-on pu dire) une expression particulièrement puissante de la première grande idée. Le monde est une unité, un tout organique. Nous nous connaissons nous-mêmes par l’intermédiaire de l’univers et de ce que tout le monde en connaît.

Sous le règne de la première idée, la moralité est conçue comme un accord vivant avec le monde, un sentiment d’harmonie avec l’univers. L’épanouissement humain, tel que l’entend Aristote, est déterminé par la nature humaine en tant qu’elle fait partie de la nature comme un tout. Linda Zagzebski relève que la première idée n’a pas disparu quand la seconde l’a supplantée ; selon elle, l’amour intellectuel de Dieu chez Spinoza en est le témoignage. Sous le règne de la première idée, l’unité du savoir résultait de l’unité du monde. L’autrice regrette la fragmentation qui a accompagné la perte de son prestige : « Il est malheureux que nous insistions souvent sur la division des domaines du savoir au lieu de cultiver le genre d’esprit qui maintient en vie la première grande idée. C’est ce genre d’esprit qui peut révolutionner la pensée humaine. »

Autonomie

Selon Linda Zagzebski, la première grande idée a décliné au profit de la seconde après deux mille ans de domination. La période charnière est la Renaissance dans l’art et la littérature ; le XVIIe siècle pour la philosophie et la science. Certes, les hommes ont toujours réfléchi sur leurs esprits mais l’injonction de l’oracle de Delphes (« connais-toi toi-même ») n’était pas une invitation à l’introspection : on ne considérait pas que la saisie de soi-même différât par nature de la saisie de l’univers par l’esprit. La révolution de la subjectivité se produisit donc d’abord dans les arts. C’est, d’après l’autrice, dans la Florence du XVe siècle que l’art « commença à exprimer ce qui était à l’intérieur de l’artiste plutôt que ce qui était en dehors de lui ». La découverte de la perspective favorisa la prise en compte de différents points de vue. L’originalité en art devint une valeur importante ; désormais, l’imagination de l’artiste lui permettait de traduire « sans les contraintes d’une vue commune de la réalité » ce qu’il voyait ou ressentait. En littérature, le roman s’imposa peu à peu comme la forme principale d’expression du moi. Cervantès inventa les personnages, c’est-à-dire des figures imaginaires qui n’étaient plus des types. Contrairement au héros épique, le personnage de roman n’a pas pour fonction d’incarner les valeurs d’une culture.

Avec la chute de la théologie et l’essor de la science, la philosophie devait changer. Le rôle de Descartes, à cet égard, a été souvent souligné : il s’agissait pour lui, écrit Linda Zagzebski, d’exposer une méthode qui soutînt la science empirique et laissât de côté la métaphysique spéculative. C’est presque un lieu commun d’affirmer qu’avec Descartes la philosophie ne commence plus par la métaphysique mais par l’épistémologie. L’autrice va jusqu’à dire que, du point de vue philosophique, la seconde grande idée provient de Descartes : le monde est clairement séparé de l’esprit et l’esprit doit représenter le monde à partir de ses propres contenus et ressources. Mais la seconde idée, ajoute-t-elle, est tout aussi fondamentale pour l’empirisme anglais du XVIIIe siècle, y compris dans sa version idéaliste (Berkeley). D’après Linda Zagzebski, Kant cherche à concilier les deux grandes idées mais c’est la seconde qui l’emporte chez lui : si l’esprit humain peut saisir le monde tel qu’il lui apparaît, il ne peut saisir le monde en soi. « Pour beaucoup de philosophes, ce fut le dernier clou dans le cercueil de la première grande idée. »

« L’univers », sous le règne de la première idée, « était perçu comme une unité avec une structure rationnelle qui déterminait à la fois les lois physiques et morales. » Avec la seconde idée, la raison garde son importance comme fondement de la morale mais elle se déplace : l’autonomie individuelle détrône l’harmonie avec l’univers. Kant est l’agent principal de cette transformation. Le concept moral de base n’est plus l’épanouissement ou la vertu (Aristote) mais l’obligation. Quant au contrat social, c’est, selon l’autrice, la forme que prend la moralité quand elle est fondée ultimement sur l’autorité que les individus ont sur eux-mêmes. Hume fut, d’autre part, un grand promoteur de la seconde idée en renforçant la distinction subjectif/objectif ; le bien et le mal ne sont pas dans le monde mais dans l’esprit humain.

Linda Zagzebski souligne les attaques qu’a subies la seconde idée au XXe siècle : inconscient freudien, construction sociale du moi, philosophie féministe, philosophie de la race, du genre. De l’idée générale que notre subjectivité « est en partie construite par des discours extérieurs à l’esprit et servant parfois à maintenir le pouvoir de quelqu’un d’autre » a pu naître un profond scepticisme.

Conflits

La première grande idée fait de chacun de nous une personne et la seconde un moi. Boèce a proposé de la personne cette définition devenue classique : « une substance individuelle de nature rationnelle ». La valeur de la personne est alors la valeur de la rationalité (qui distingue les êtres humains des autres animaux). C’est une première conception de la « dignité ». Il y en a une autre, qui s’attache au caractère unique, irremplaçable, de chacun d’entre nous, et qui est née du développement de la seconde grande idée : la valeur du moi est la valeur de la subjectivité. Mais si celle-ci est distincte de la rationalité, elle n’en est pas pour autant détachée : « Notre subjectivité est précieuse, écrit Linda Zagzebski, par la manière dont elle est reliée à la valeur de la rationalité. » Il y a là une tension qu’il doit être possible d’atténuer si les deux grandes idées elles-mêmes peuvent être conciliées.

Selon l’autrice, la seconde idée a mis l’accent sur les droits individuels au détriment des vertus, qui ont cessé d’être des exigences publiques. Mais la tension demeure, comme l’actualité nous le montre chaque jour. Cependant, d’une façon générale, tout élément de la moralité qui n’implique pas une violation de la loi tend à être considéré aujourd’hui comme une affaire purement privée. D’après Linda Zagzebski, le langage des droits (lesquels sont « opposables » à tous) est intrinsèquement contentieux ; il laisse peu de place au compromis. Elle voit dans l’avortement un bon exemple de la façon dont le langage des droits a affecté une question de politique publique. L’expression de certaines valeurs a cédé la place au conflit violent entre deux positions revendiquées comme des droits : le droit à la vie contre le droit au libre choix. De même, en ce qui concerne les discours racistes ou dégradants, on assiste à un clash entre les tenants de la liberté d’expression et les partisans d’un droit à ne pas être offensé. C’est pourquoi, note l’autrice, la notion de civilité (ainsi que d’autres vertus comme l’humilité, les vertus intellectuelles) regagne du terrain. En France, l’affaire du « mariage pour tous » peut être regardée comme ayant opposé les deux grandes idées. Ceux qui manifestaient contre le mariage pour tous tenaient à une certaine vision du monde et de leur place dans le monde, ils ne pensaient pas principalement en termes de droits.

La façon dont Linda Zagzebski relie la cohabitation des deux grandes idées à des conflits sociétaux ou politiques contemporains est sans doute l’aspect le plus intéressant de son livre. Si elle déplore l’effacement de la première grande idée, elle est loin d’être une adversaire de la seconde. Elle tient la reconnaissance des droits humains individuels pour « l’un des plus grands accomplissements de l’ère moderne » et voit dans l’autorité découlant du gouvernement de soi le meilleur antidote à la tyrannie. La seconde idée nous permet de voir la valeur de toute personne, qu’elle possède pleinement ou non les propriétés auxquelles nous accordons du prix chez les êtres humains comme espèce – on songe, en premier lieu, aux personnes handicapées. Mais Linda Zagzebski pense que le recours au seul langage des droits rend plus difficile la résolution de nombreux désaccords.

Certaines questions politiques essentielles révèlent le conflit – ou au moins la coexistence – des deux grandes idées. Par exemple, lorsqu’on parle d’éthique environnementale, on peut se demander si la nature a une valeur intrinsèque ou si toute chose vivante pourrait être détruite dans le cas où il ne resterait plus, tout près d’expirer, qu’un seul être humain sur la Terre (« argument du dernier homme »). Pour l’autrice, la nature a une valeur en soi : « Il me semble que la réponse au changement climatique est un exemple de la nécessité de concevoir certaines questions morales par référence aux vertus et aux responsabilités plutôt qu’aux droits. » En la matière, la position « progressiste » rejette la seconde idée, que la position « conservatrice » embrasse. Les personnes favorables à l’avortement sont « du côté » de la seconde idée. La liberté d’expression, plutôt associée aux conservateurs, est fondée sur la seconde idée, de même que le droit de détenir des armes. Durant la pandémie de COVID-19, les défenseurs des mesures restrictives de liberté venaient plutôt de la gauche. Au contraire, pour ce qui est du mariage homosexuel, le rejet de l’autonomie appartenait aux conservateurs. Quant aux identités de groupe (identité religieuse, ethnique, de genre, etc.), elles sont le plus souvent défendues par la gauche – à l’exception de l’identité nationale. Tout cela montre que bien des désaccords politiques ont des racines beaucoup plus profondes que les oppositions partisanes habituelles. C’est, selon Linda Zagzebski, parce que nous nous relions tous à la fois à la valeur d’harmonie et à la valeur d’autonomie. D’où des contradictions inextricables.

Vue d’ensemble

Sommes-nous à même d’embrasser toute la réalité ? Cette question, qui occupe un chapitre de l’ouvrage, peut sembler plus abstraite. Linda Zagzebski remarque que la subjectivité est un problème pour la première grande idée, qui doit l’inclure si elle veut englober l’ensemble de la réalité. Mais la seconde idée n’est pas mieux parvenue à accomplir cette tâche. Deux « solutions » peuvent, selon l’autrice, être envisagées. On peut d’abord partir du subjectif pour arriver à la réalité totale. C’est-à-dire commencer par les contenus de son propre esprit et construire graduellement une conception du monde objectif, puis une conception plus large qui inclue les deux. C’est ce que le philosophe anglais Bernard Williams appelait « la conception absolue de la réalité ». On peut aussi partir d’une conception du monde objectif et y ajouter ensuite notre subjectivité. L’autrice recourt ici à une analogie avec une carte : sur une carte, on ne voit pas tout mais on doit pouvoir dire où se situerait tel ou tel élément si la carte était plus détaillée. Or, on se demande bien où se trouverait la subjectivité sur la carte de la réalité : « Nous n’avons jamais le parfum des fleurs ou la sensation de la brise en zoomant sur la carte. Cela rend très difficile de voir comment pourrait réussir l’approche partant du dehors vers le dedans pour placer la subjectivité au sein d’une conception objective préalable. »

Ce qu’il nous faut, écrit Linda Zagzebski, c’est « penser à un certain état conscient comme à un objet et le reconnaître [au moyen de la mémoire] comme celui-là même que nous avons d’abord expérimenté en tant que sujets ». Ainsi pourrons-nous introduire notre objet de réflexion dans une conception objective totale antérieurement formée. Le fait, ajoute-t-elle, qu’une conception ait des constituants temporels ne l’empêche pas d’être une conception unique (c’est bien ce qui se passe pour la causalité, par exemple).

Un jour viendra

Reste une question qui pourrait prendre la forme d’une troisième grande idée : l’intersubjectivité. Il y a, en effet, de multiples subjectivités à inclure dans une conception globale de la réalité. Linda Zagzebski estime que cette question a été beaucoup moins étudiée dans l’histoire occidentale que les deux grandes idées. Selon elle, il a fallu attendre la phénoménologie du début du XXe siècle pour que des progrès notables soient réalisés dans l’investigation de l’intersubjectivité. Notre capacité à saisir un autre esprit ne dérive ni de notre capacité à saisir les objets physiques ni de notre capacité à saisir notre esprit ; elle dépend du fonctionnement de l’imagination. Ainsi, dans l’empathie, nous nous projetons dans les sentiments de quelqu’un d’autre. Par exemple, j’expérimente en imagination la profonde douleur que peut ressentir une autre personne, ce qui me fait rester toujours à quelque distance de cette douleur. Cependant, comme l’a relevé Heidegger, c’est seulement quand quelque chose se brise dans le partage d’une expérience que l’empathie est nécessaire : « Nous habitons un monde commun que nous avons appris ensemble à interpréter », écrit Zagzebski. Elle souscrit à ce que déclare Husserl dans ses Méditations cartésiennes : nous n’aurions pas le concept d’un monde objectif sans expérience intersubjective.

Linda Zagzebski distingue trois sortes de raisons. Les « raisons de troisième personne » sont celles que chacun doit pouvoir considérer. Les « raisons de première personne » sont des éléments de la subjectivité des gens (souvenirs, idées, émotions…) qui vont leur faire adopter telle ou telle croyance : « Nous ne pouvons comprendre une autre personne sans saisir son point de vue à la première personne. » Il y a enfin des « raisons de seconde personne » : des raisons que chacun de nous peut proposer à quelqu’un en tant qu’il est un « tu » (ce ne sont pas des conseils). L’autrice appelle de ses vœux une révolution de la subjectivité qui serait de l’ampleur de la révolution scientifique du XVIIe siècle. Elle souhaite même – terminologie presque inquiétante – le développement de quelque chose comme des « technologies de la subjectivité ». Le but ultime, qui sans doute ne pourrait être atteint que par Dieu, serait « l’omnisubjectivité » : la propriété d’un esprit qui pourrait saisir toutes les perspectives subjectives de tous les êtres conscients, y compris de lui-même.

« Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. » (Pascal) La première idée, qui doit par définition inclure les deux autres, demeure la plus grande, conclut Linda Zagzebski, au terme d’un livre d’une grande richesse intellectuelle.

1 – Linda Trinkaus Zagzebski, The Two Greatest Ideas. How our grasp of the universe and our minds changed everything, Princeton University Press, 2021.

Parménide est parmi nous (sur un livre de S. Mumford)

Dans son livre Absence and Nothing. The Philosophy of What There is Not1, Stephen Mumford, professeur de métaphysique à l’université de Durham (Angleterre), défend ce qu’il appelle un « parménidisme modéré » (« soft Parmenideanism »). Se réclamer de Parménide, c’est considérer que le non-être n’est pas.

Mumford relève que le non-être est le premier problème philosophique qui s’est posé dans la tradition occidentale. Il distingue dans ce qu’il nous reste du poème de Parménide sept affirmations principales :

  1. Le non-être n’est pas quelque chose.
  2. Il n’y a pas de degrés de l’être.
  3. De rien ne peut venir quelque chose.
  4. Le non-être est inconnaissable.
  5. La réalité constitue un plein unique.
  6. Le non-être ne peut être ni pensé ni nommé.
  7. Ni le mouvement ni le changement ne sont possibles.

Cette dernière thèse, Mumford l’écarte sans détour : la réalité du mouvement et celle du changement sont trop évidentes pour qu’on puisse les nier. Il rejette aussi, pour l’essentiel, l’avant-dernière affirmation ; il n’adhère aux propositions 3, 4 et 5 que selon une certaine interprétation ; il souscrit totalement aux deux premières. D’une façon générale, l’auteur soumet la reconnaissance d’une entité négative à deux conditions : il faut qu’elle soit à la fois indispensable et irréductible à quelque chose de positif.

Propriétés négatives et non-entités

Selon Mumford, il n’y a pas de propriétés négatives. Il conteste la thèse d’un auteur (Nick Zangwill) selon laquelle les propriétés négatives ne peuvent être écartées parce qu’elles ont un « rôle causal et métaphysique déterminant ». Pour Zangwill, les propriétés négatives sont certes moins réelles que les positives (le non-rouge est moins réel que le rouge) mais elles n’en sont pas moins la condition nécessaire de propriétés positives. Par exemple, vous n’avez pas de parapluie, alors vous êtes mouillé. Mumford n’est pas d’accord : ce n’est pas une propriété négative (le fait de ne pas avoir de parapluie) qui vous mouille, c’est la pluie. Il préfère retenir ici une vérité « contrefactuelle » : si j’avais eu un parapluie, je serais resté sec. En outre, nous avons vu que Mumford (avec Parménide) ne peut admettre des degrés différents de réalité. « L’existence, écrit-il, n’est pas une question de grandeur ou d’importance : un grain de poussière peut exister tout autant que la tour Eiffel. »

Ajoutons que l’existence de prédicats négatifs n’implique pas celle de propriétés négatives. Tout au long de son livre, Mumford doit se battre avec les apparences grammaticales : « I see nobody on the road » (Lewis Carroll). Les apparences, et aussi les jeux. Voici ce qu’écrit Ovide dans L’Art d’aimer :

« Si, comme il arrive, il vient à tomber de la poussière sur la poitrine de la belle, que tes doigts l’enlèvent ; s’il n’y a pas de poussière, enlève tout de même celle qui n’y est pas : tout doit servir de prétexte à tes soins officieux. »

Après les propriétés négatives, les non-entités : Pégase, le Père Noël, le cercle carré, Oliver Twist, le plus grand nombre premier, la montagne d’or, etc. On peut être tenté de leur accorder quelque existence ; ce sont autant d’objets de pensée. C’est pourquoi Alexius Meinong distinguait la subsistance de l’existence. Selon Mumford, cette conception a quelque chose de plausible – les pensées existent alors même qu’elles s’appliquent à des objets qui n’existent pas. Mais il en résulte deux problèmes d’après lui : d’une part, cela revient à postuler des degrés dans l’être ; d’autre part, aucune théorie de la référence (voir plus bas) ne peut s’en accommoder.

L’auteur passe en revue les non-entités envisageables. Les trous comme les ombres ne sont pas des entités négatives mais des entités immatérielles. Au-delà d’une limite donnée, il n’y a pas de « non-objet » qu’il s’agirait de réifier. Il n’y a pas non plus de « non-événements ». « Il est clair que s’il y avait des non-occurrences, il y en aurait alors bien plus que d’occurrences : le monde semblerait surpeuplé de non-événements ». Pensons aux « non-anniversaires » de Lewis Carroll, encore lui. Mumford note que l’Occident a longtemps éprouvé une sorte d’aversion pour le zéro. Selon l’auteur, on peut utiliser le zéro sans avoir à en faire quelque chose : « Les raisons pour lesquelles on a besoin du zéro sont instrumentales plutôt que métaphysiques. » Quant aux nombres négatifs, ils ne le sont pas pour tout le monde. Si mon solde bancaire est de – 1 000 €, cela correspond pour ma banque à une créance bien réelle, bien positive.

Parménide demeure.

L’absence

« Ton absence est entrée chez moi », écrit Yves Duteil dans une chanson émouvante où il évoque la disparition prématurée de sa mère. Pour Mumford, l’absence explique mais elle ne cause pas : en réifiant les absences, on prend leur rôle épistémique pour un rôle métaphysique. C’est encore, selon l’auteur, à un contrefactuel qu’il faudrait recourir : cette personne serait-elle présente, je ne serais probablement pas triste. Mumford estime que les deux phrases suivantes ne sont pas simplement deux façons différentes d’exprimer la même chose : (1) « Le manque d’eau a tué les plantes. » (2) « Les plantes sont mortes parce qu’elles n’ont pas eu d’eau. » Selon lui, il n’y a pas de causalité négative. Le contraire menacerait Parménide – à condition d’adhérer au principe qui veut qu’avoir un pouvoir causal est la marque de la réalité. Si, affirme Mumford, nous permettons aux absences d’être des causes, alors nous ne pourrons arrêter une avalanche de causes pour un même effet : les plantes auraient survécu si elles avaient été arrosées par le voisin, par Barack Obama, par la reine d’Angleterre, par Elvis Presley (il est mort mais cela ne rend pas faux l’énoncé selon lequel mes plantes auraient survécu s’il les avait arrosées), etc. Bien sûr, il serait étrange que la reine d’Angleterre arrose mes plantes mais la normalité n’est pas un bon critère selon Mumford ; la causalité est une chose et la responsabilité en est une autre.

L’auteur aborde aussi la question de l’absence sous un angle tout différent : celui de la perception de l’absence (à cette occasion, il s’amuse à passer du chapitre 5 au chapitre 7 !).

C’est aux premiers regards portés,
En famille, autour de la table,
Sur les sièges plus écartés,
Que se fait l’adieu véritable.
(Sully Prudhomme)

Comment peut-on voir quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas là ? Sartre a évoqué cette situation où j’entre dans un café et je ne vois pas Pierre. Selon certaines théories perceptuelles, les absences seraient perçues directement sans être inférées. D’après certaines théories cognitives, vous ne pouvez pas voir l’ordinateur absent (vous l’avez posé sur une table de café et vous vous en êtes imprudemment éloigné) mais vous pouvez voir qu’un ordinateur est absent. Cette conception ne convient pas à Mumford : une croyance n’est pas quelque chose qu’on ressent. Or, c’est ce caractère phénoménal qui importe à ses yeux. En tout cas, conclut-il, « la perception de l’absence ne requiert la réalité d’aucune absence perçue ». Parménide n’est toujours pas menacé.

Possibilités

Là encore, le langage est trompeur. En parlant de possibilités (c’est la même chose pour les absences), on traite la possibilité comme une chose. Substantiver, c’est réifier. Le problème avec les possibilités, c’est que certaines semblent plus réelles que d’autres. Par exemple, je peux me rendre à Londres le week-end prochain mais il me sera beaucoup plus difficile de me propulser sur la Lune par mes propres forces. Le but de Mumford est d’expliquer cette distinction sans réifier le néant. Il n’est pas un adepte du « réalisme modal », pour lequel ce qui est simplement possible dans notre monde est une réalité dans quelque autre monde concret. Selon lui, cette théorie est « extravagante du point de vue quantitatif ». Il n’adhère pas non plus à un « réalisme des pouvoirs » (le pouvoir, par exemple, qu’a un morceau de sucre de se dissoudre dans l’eau) : « Ce serait une erreur de tenir pour réelle la manifestation avant qu’elle ne se produise. » Pour Mumford, les vérités de la possibilité ne peuvent avoir pour fondation que l’unique réalité que nous connaissons : le monde naturel dont nous sommes une part. « Elles [les possibilités] peuvent être réelles ou vraies dans le sens où elles sont fondées dans ce qu’il y a, sans posséder elles-mêmes un être quelconque, parce qu’elles sont des fictions. »

La référence vide

Pour Parménide, on ne peut parler de ce qui n’existe pas. C’est une position difficilement tenable selon Mumford. Elle nous interdirait une phrase comme : « Les licornes n’existent pas. » Partons de ce qu’on appelle « l’axiome de l’existence » : ce à quoi nous référons existe. Pourtant, nous renvoyons fréquemment à des objets non existants – des références vides – et nous énonçons à leur propos des affirmations vraies ou fausses. « Ulysse était marié à Pénélope » est vrai ; « Holmes était marié à Watson » est faux. Le premier Russell distinguait l’être de l’existence : l’être appartiendrait à n’importe quel objet de pensée. Mumford rejette cette distinction. Meinong, quant à lui, invoquait la « subsistance » de choses (comme les cercles carrés) n’ayant ni être ni existence. On peut aussi considérer que le Père Noël renvoie à l’idée de Père Noël, mais alors « Le père Noël n’existe pas » devient faux. Aucune théorie de la référence, précise l’auteur, n’est crédible si elle situe le référent dans la tête de celui qui réfère : « Les pensées sont privées alors que la signification et le langage sont publics. »

Pour Mumford, la distinction à opérer est entre la référence et le fait d’être à propos de quelque chose (aboutness). Cette dernière propriété n’entraîne pas l’existence, contrairement à la référence, qui est une relation réelle. Il devient possible de dire qu’il y a des choses qui n’existent pas. Ainsi, « on peut espérer la paix dans le monde, même si elle ne doit jamais advenir ». Lorsque nous parlons d’objets non existants, nous nous engageons dans une fiction, nous prenons part à une forme de simulacre : la référence est alors simulée. Certains énoncés, n’étant pas internes à la fiction, sont littéralement vrais : « Oliver Twist est un personnage créé par Dickens. » En effet, ici la référence est simulée mais pas la vérité elle-même de l’énoncé. Dans d’autres cas, la référence n’est pas simulée mais défaillante : le locuteur ne fait pas semblant, il ignore la non-existence de ce dont il parle. C’est ainsi que Le Verrier pouvait essayer sans y parvenir de référer à Vulcain.

En résumé, Parménide n’avait sur ce sujet qu’à moitié raison. Certes, nous ne pouvons référer à ce qui n’est pas, mais nous pouvons le penser et le nommer.

Affirmer et nier

Stephen Mumford se pose la question des « vérités négatives ». Il prend l’exemple d’une phrase qui est vraie presque à chaque fois qu’on la prononce : « Il n’y a pas d’hippopotame dans la pièce. » Qu’y a-t-il dans le monde qui rende vrai cet énoncé ? Et que reste-t-il alors de l’idée que la vérité dépend de l’être ? Les solutions qui ont pu être proposées ne convainquent pas l’auteur. En particulier, Mumford n’est pas sûr que chaque vérité négative soit une vérité dont la négation est exclue par quelque chose qui existe. Il semble que nous soyons dans une impasse. Ce problème est lié à la relation que nous établissons entre l’assertion et la dénégation. L’auteur rejette la « thèse de l’équivalence », d’après laquelle une dénégation n’est rien d’autre qu’une assertion (l’assertion d’une négation). L’assertion et la dénégation ont des fonctions différentes. Notamment, nier ce qui est faux n’est pas la même chose que viser directement à la vérité. La dénégation est un acte moins risqué que l’assertion, l’engagement du locuteur y est moindre. La thèse de l’équivalence est trompeuse du point de vue épistémologique : ne pas croire que Dieu existe (agnosticisme), ce n’est pas la même chose que croire que Dieu n’existe pas (athéisme). L’assertion peut fournir une raison d’agir, la dénégation une raison de ne pas agir. La négation présuppose une affirmation, explicite ou implicite.

Ce dernier point est sujet à caution. Il y a eu dans l’histoire, relève Mumford, des tentatives pour réduire la négation à la question de la fausseté ou au fait de nier ce qui a été dit précédemment. On en est venu parfois à tenir les énoncés négatifs pour des énoncés métalinguistiques. Pour Bergson, la négation est une attitude adoptée par l’esprit, un jugement sur un jugement. Mumford récuse ce point de vue ; un énoncé négatif n’est pas moins relatif au monde qu’une affirmation. « La porte n’est pas rouge » est autant à propos de la porte que « La porte est rouge ». Quant au fait de dénier non-p, il n’est pas équivalent à la simple affirmation de p. « Je n’ai pas dit que X n’était pas dans la pièce » ne signifie pas « X était dans la pièce ».

En conclusion, la négativité n’est pas une caractéristique du monde mais de la façon dont nous pensons et parlons à propos du monde. Pour l’essentiel, Parménide avait raison et il trouve aujourd’hui en Stephen Mumford un défenseur éloquent. Le non-être n’est toujours pas.

1 – Stephen Mumford, Absence and Nothing. The Philosophy of What There is Not, Oxford University Press, 2021.

Le « féminisme constructif » de Golda Meir (par Yana Grinshpun)

À l’occasion de la publication des fragments d’autobiographie de Golda Meir traduits en français La maison de mon père (éd. de l’Eléphant) , Yana Grinshpun1 revient brièvement sur la carrière de cette femme politique de premier plan. Elle s’intéresse plus particulièrement à sa conception d’un « féminisme constructif » qui « revendique l’égalité des droits et des devoirs sans pour autant renoncer à rien de l’identité féminine ».

Une polémique bien actuelle est née au Royaume-Uni, autour du choix de l’actrice Helen Mirren d’incarner le personnage de Golda Meir dans un film annoncé pour 2022. Signe des temps, les médias outre-Manche préfèrent parler de ce débat plutôt que du sujet véritable : à savoir le film lui-même, et l’intérêt que la figure de Golda Meir continue de susciter, plus de quarante ans après sa disparition. La parution d’une autobiographie inédite en français est l’occasion de nous interroger sur les raisons pour lesquelles « Golda » demeure toujours digne d’intérêt aujourd’hui.

Les fragments d’autobiographie de Golda Meir, La maison de mon père, qui viennent d’être traduits de l’hébreu par Pierre Lurçat et publiés aux éditions l’Éléphant Paris-Jérusalem, retracent la jeunesse et les débuts de l’engagement politique de Golda Meir, aux États-Unis puis dans la Palestine mandataire des années 1920. Cet ouvrage est intéressant à plusieurs titres. On y trouve la description d’une génération – celle de la Troisième Alyah2 – qui a vu édifier plusieurs institutions essentielles du Yishouv3, comme la Haganah (ancêtre de Tsahal) ou la Histadrout, puissante centrale syndicale qui tenait lieu « d’État dans l’État » avant 1948 – et celle des valeurs fondatrices du sionisme travailliste, aujourd’hui moribond.

On y voit également l’émergence d’une femme politique de premier plan, dont le rôle dans l’édification de l’État est incontesté, même si son aura a pâli après la guerre du Kippour, qui a mis fin à sa carrière. Mais on y trouve aussi une conception du féminisme qui mérite sans doute d’être prise au sérieux, malgré la distance temporelle et culturelle qui nous en sépare.

« Le fait est que j’ai vécu et travaillé toute ma vie avec des hommes, mais que d’être une femme n’a jamais représenté pour moi un obstacle, en aucune façon. Non, je n’en ai jamais ressenti ni malaise ni infériorité, ni pensé pour autant que l’homme est mieux loti que la femme – ou que c’est un désastre que de donner le jour à des enfants… », écrit-elle.

Comme l’explique Pnina Lahav, auteur d’une biographie de Golda Meir à paraître au titre significatif, La seule femme dans la pièce, Golda Meir se différenciait d’autres femmes de sa génération, membres comme elle du « Conseil des femmes pionnières », par une attitude plus réservée envers la cause féministe. Sa conception du « féminisme constructif » – qui revendique l’égalité des droits et des devoirs sans pour autant renoncer à rien de l’identité féminine – est moins radicale que celle d’autres militantes sionistes socialistes, aux yeux desquelles le combat des femmes avait la préséance sur l’édification d’une patrie juive.

Ainsi, écrivait Golda dans un article publié au début des années 1930,

« Il est difficile de considérer de manière positive le courant féministe dans lequel la ségrégation basée sur le sexe est considérée comme une grande réussite. L’hostilité envers les hommes chez certaines féministes peut prendre des formes odieuses, comme lorsqu’elles interdisent aux hommes de prendre part à leurs délibérations »4.

Ou encore, dans son autobiographie plus tardive : « Je ne suis pas une grande admiratrice de cette forme particulière de féminisme qui se manifeste par les autodafés de soutiens-gorge, la haine de l’homme ou les campagnes contre la maternité ».

Le paradoxe de l’attitude de Golda Meir envers la cause féministe peut être résumé ainsi : elle a d’une part joué un rôle important dans le « Women’s empowerment » au sein du mouvement sioniste, lequel était tout autant imprégné du modèle patriarcal que la société juive traditionnelle dont il prétendait s’émanciper. Mais elle a aussi accepté dans une certaine mesure la place prépondérante des hommes, et notamment celle de David Ben Gourion – son mentor – tout en lui reprochant implicitement son machisme, qui ressort à travers sa fameuse déclaration (« Golda est le seul homme de mon gouvernement »).

Ou, pour dire les choses autrement, son « féminisme constructif » ne lui a pas fait jeter le bébé du sionisme travailliste avec l’eau du bain du pouvoir masculin. Le féminisme revendiqué par Golda Meir est, comme on le voit, bien éloigné des mouvances féministes plus radicales qui ont connu depuis le succès que l’on sait. La lecture de ses souvenirs de jeunesse n’en est que plus instructive pour découvrir le parcours de la troisième femme devenue Premier ministre – et la seule à ce jour en Israël.

Golda Meir La maison de mon père, fragments d’autobiographie traduits de l’hébreu par Pierre Lurçat, Paris-Jérusalem, éd. l’Éléphant, 2022.

Notes

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est présidente de l’association Vérifions! (https://verifions.info/),  co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français  et Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz).

2 – J’ai gardé le terme “alyah” plutôt « qu’émigration », car pour les Juifs qui décident de s’installer en Israël, il ne s’agit pas « d’émigration », mais de « montée » vers leur patrie historique.

3 – Yishouv- ensemble des Juifs qui se trouvaient en Palestine avant la création de l’État d’Israël.

4 – Cité par Pnina Lahav in “A Great Episode in the History of Jewish Womanhood”: « Golda Meir, the Women Workers’ Council, Pioneer Women, and the Struggle for Gender Equality” Israel Studies, Vol 23. No. 1 2018.

Zemmour et l’histoire, comment répondre

À propos de « Zemmour contre l’histoire » (collectif), Paris, Gallimard, 2022

Seize historiens publient une brochure réfutant des citations de l’éditorialiste Eric Zemmour devenu candidat à l’élection présidentielle1. Samuël Tomei a lu ce petit livre et réfléchit sur la tâche des historiens : affûter leurs formules sans trahir la rigueur qu’ils doivent servir. Ils parviendront d’autant mieux à disséquer les falsifications qu’ils prendront les lecteurs – et les électeurs – au sérieux en se faisant impavides chirurgiens, sans haine ni passion, sans se croire obligés de qualifier ce qu’ils décrivent, sans céder à la tentation de la distorsion et du moralisme.

On devrait se réjouir du retour de l’histoire dans le débat politique, et d’une histoire de France qui ne commence pas avec la Seconde Guerre mondiale. Déjà Jean-Luc Mélenchon, amateur éclairé et surtout bon conteur, nous avait habitués à quelques coups de sonde dans ce qui faisait l’ordinaire, auparavant, de tout militant de gauche : la Révolution (ici celle de Robespierre), la Commune, le Front populaire… Avant lui, de l’autre côté de l’échiquier politique, Jean-Marie Le Pen, lui aussi pourvu d’une certaine culture historique, s’était employé à réchauffer une histoire contre-révolutionnaire, colonialiste et donnait volontiers dans la provocation outrageante, en particulier contre les juifs… Du même côté, nous avons désormais Éric Zemmour. Lui non plus n’entend pas limiter son registre au second conflit mondial et s’il reprend à son compte de nombreux thèmes de l’historiographie traditionnelle de l’extrême droite, il est en général, il faut le dire, moins caricatural que le fondateur du Front national, ce qui, aux yeux de ses adversaires, le rend d’autant plus dangereux.

L’histoire est une discipline qui obéit à des règles

Puisque, selon eux, plus que les autres hommes politiques, Éric Zemmour instrumentalise l’histoire, seize historiens2 viennent de publier une brochure de dix-neuf brèves réfutations de citations de l’éditorialiste devenu candidat à l’élection présidentielle. Dans une vidéo3, qui reprend toutes les contributions pour les résumer, avec l’intervention des auteurs, on est informé que les bénéfices de cette parution seront reversés à une association pour les enfants handicapés, « rapport aux propos que Zemmour a tenus sur ça4 » [sic], précise Manon Bril, la présentatrice.

Répondre aux erreurs et mensonges du polémiste est louable, salutaire même, encore faudrait-il étendre cette pratique à tous les hommes politiques non seulement qui se piquent de références historiques – ce qui aurait pour effet probable de stimuler leur ardeur à se faire moins approximatifs –, mais encore à ceux qui sont à l’origine de textes de loi dont l’histoire est la matière. On eût ainsi aimé une même ardeur rectificatrice au moment du vote de la loi Taubira du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité5, la promotrice de ce texte elle-même revendiquant d’ailleurs ses falsifications6.

Éric Zemmour a coutume de dire que les universitaires sont des idéologues (tout en reconnaissant que des désaccords existent entre eux, que les historiens corrigent ceux qui les ont précédés7), que l’histoire n’appartient pas aux historiens patentés. Si, en effet, il n’est pas nécessaire d’être normalien-agrégé-docteur pour faire un bon historien, l’histoire est une discipline qui obéit à des règles, comme du reste le rappelle l’avant-propos du présent « tract » : s’y imposent « la nuance et le rapport critique aux sources […] dans le but d’établir les faits et de dégager une compréhension des phénomènes passés », ajoutant non sans raison que « la recherche du vrai dans le passé force à la modestie, à admettre une part d’incertitude ou de désaccord interprétatif » et que, « même avec la prudence qu’elle exige, la recherche historique établit certains faits de façon définitive » (p. 4). Qui se soumet aux règles de la discipline peut se prévaloir du titre d’historien – ainsi, au hasard, le marchand d’art Daniel Cordier, après avoir écrit comme il l’a fait la biographie de Jean Moulin.

Ce n’est pas le cas d’Éric Zemmour qui ne fait pas œuvre d’historien mais se sert de l’histoire à des fins politiques.

La tentation de la distorsion et du moralisme

Les contributions de Zemmour contre l’histoire sont d’autant plus fortes qu’elles sont froides dans le ton, claires quant à la forme et solides sur le fond. Rappeler au lecteur qu’il existe une bibliographie abondante et récente qui invalide les thèses avancées par le polémiste (comme le fait la première contribution, sur Clovis), rappeler les faits et la chronologie, montrer les erreurs de jugement, est ce qu’il y a de plus efficace. Exemplaires en la matière sont le texte sur l’affaire Dreyfus (p. 29-31) et ceux, très délicats, consacrés à Vichy (p. 34-42) : les rédacteurs n’ont pas cru nécessaire de se muer en justiciers contre le mal et règlent leur compte en seulement quelques pages aux assertions de M. Zemmour. On rangera aussi dans cette catégorie les chapitres consacrés au massacre du 17 octobre 1961 (p. 49-51), à l’indépendance de l’Algérie (p. 52-54) et au procès Papon (p. 55-57).

On relèvera néanmoins quelques faiblesses.

Les auteurs n’échappent pas toujours au péché consistant à prêter à l’adversaire des propos qu’il n’a pas tenus. Ainsi, quand Éric Zemmour écrit de Godefroy de Bouillon qu’il est « (pratiquement) français » (p. 8), l’adverbe « (pratiquement) », qui nuance une affirmation fausse, disparaît dans la réfutation. C’est sans doute ici, il est vrai, vétiller car, même « pratiquement » (dans le sens de « presque »), Godefroy de Bouillon ne saurait être qualifié de français ; mais l’historien se doit de citer rigoureusement car il suffira au polémiste de rejeter l’objection au motif que la citation est tronquée.

Quand on ne cite pas imparfaitement, on sollicite le sens. Le Grand Ferré est présenté par M. Zemmour comme, ainsi que le résume ici l’historien, « le héros de la révolte armée contre les élites prédatrices qui ont oublié le peuple français ». Soit. Mais quand le journaliste écrit que « le Grand Ferré n’a plus jamais rangé sa hache au rayon des accessoires », l’historien l’interprète ainsi : « Difficile de ne pas voir dans [cette] phrase un appel à l’usage de la violence contre les élites qui ont trahi l’intérêt national ». Avec au bout du compte cette question moralisante : « La hache doit-elle vraiment faire son retour comme instrument du débat politique ? » (p. 13)

Certaines notices sont un peu confuses, comme celle concernant Maurice Audin (p. 46-48). Comment comprendre ce passage : « À cette version mensongère [l’évasion] jamais la vérité n’a pu être opposée. Elle reste inconnue. Les parachutistes agissant en toute légalité, cependant, Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de l’État le 13 septembre 2018. Ce ne sont pas des militaires outrepassant leurs pouvoirs, commettant un abus ou un excès de folie, qui ont tué Maurice Audin. » Et l’on passe incontinent à la réfutation de l’affirmation selon laquelle la torture employée par l’armée française pendant la guerre d’Algérie aurait permis de mettre un terme aux attentats. L’auteur n’a pas tort d’écrire que le mensonge de Zemmour, mensonge parce que les attentats n’ont pas cessé, « légitime la violence, autant celle de l’assassinat politique, couvert par de fausses accusations, que celle de la torture ». Il n’est d’ailleurs pas certain que Zemmour, tenant d’une realpolitik sans fard, le nierait… Seulement, sur ce dernier point, on comprend mal pourquoi l’historien cite le « protocole du Comité contre la torture des Nations Unies » [sic] (en fait le préambule du protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants), signé, il eût été bon de le rappeler, par la France en 2005 et ratifié en 2008… Veut-il dire qu’Éric Zemmour, au pouvoir, violerait cet engagement de la France contre la torture ? L’honnêteté voudrait qu’on passe du sous-entendu à la formulation explicite.

Autant de chapitres où il est montré que l’interprétation zemmourienne de l’histoire, en dépit d’ambiguïtés, de contradictions, se situe le plus souvent dans le cadre de l’historiographie classique de l’extrême droite exaltant les racines chrétiennes de la France (on sait que pour l’éditorialiste le catholicisme a « un droit d’aînesse culturel » en France8), plus ou moins pétainiste, nostalgique de l’Algérie française… Plusieurs auteurs le soulignent avec force, mais au point de donner l’impression qu’ils ne voudraient pas voir Éric Zemmour déborder de ce cette grille interprétative. Ainsi, le prétendu oubli de Clovis lui permet de « chanter une petite chanson décliniste et complotiste » (p. 7) ; ainsi, il propose « une vision nationaliste de la première croisade, certes parfaitement classique chez les auteurs de droite et d’extrême droite, mais scientifiquement fausse » (p. 9) ; ainsi, il fait preuve d’un « nationalisme anachronique » à propos de Louis IX (p. 11). Si le chapitre sur le prétendu génocide vendéen est une excellente mise au point, était-il besoin de terminer en écrivant que M. Zemmour « télescope les époques et les faits, ne manipulant l’histoire que pour réintroduire en sous-main ses obsessions racistes » ? etc. Et s’ils paraissent se retenir à l’écrit, certains des contributeurs, dans la vidéo mentionnée, dévoilent les intentions qu’ils prêtent à l’homme politique, l’historien se muant en éditorialiste : « Il est normal que des gens comme ça prônent évidemment la violence, la répression violente dans la mesure où il justifiera de toute façon toutes ces mesures-là par l’urgence et par la nécessité » (Vincent Denis) ; « On n’en a pas assez pris la mesure de quelle société il veut, quoi, il veut une société violente et de la persécution » (Sylvie Thénault). Les deux points les plus inquiétants, aux yeux des auteurs, étant la reprise des arguments de la défense, au procès de 1945, de Philippe Pétain et la mise en doute de l’innocence d’Alfred Dreyfus – « Le pire, pour moi, c’est l’affaire Dreyfus. […] C’est la raison pour laquelle je suis sortie de mon silence », affirme Claude Gauvard dans la vidéo, choquée par le « révisionnisme aberrant » de Zemmour sur ce point.

Tactique électorale, évolution sincère due à la prise en considération des interventions des historiens – il est difficile de le savoir –, on notera que le discours du candidat change un peu de ton – s’il maintient que le régime de Vichy a protégé les juifs français, il évoque désormais, tout de même, un « troc sinistre » entre juifs français et étrangers – et change sur le fond : depuis le 7 février 2022, « Dreyfus est innocent »9.

On pourra bien écrire des centaines d’ouvrages sur l’utilisation politique de l’histoire, pour l’analyser ou la dénoncer, les aspirants à l’exercice du pouvoir et ceux qui le détiennent feront toujours entrer Clio dans leur lit de Procuste : glorifier, dénigrer, nier, court-circuiter, s’attarder sur tel nœud mémoriel, restera leur pratique, au nom, de leur point de vue, de l’unité de la collectivité, de la cohérence de la politique soutenue ou menée, de l’idée qu’ils se font du pays. Et les historiens feront toujours bien de ne pas avoir peur de rectifier, quitte à donner dans la dissonance.

Pour en revenir à Éric Zemmour, on le campe tantôt en fasciste – sans le moindre égard pour le travail de définition des historiens spécialistes de la question –, tantôt en maurrassien – qu’il soit permis de douter qu’un maurrassien le reconnaisse pour tel, à moins d’avoir le maurrassisme bien fléchissant –, ou alors en pétainiste – mais le polémiste se revendique « en même temps » du Stanislas de Clermont-Tonnerre du discours du 23 décembre 1789 et du général de Gaulle… incompatibilité qui revient à un jeu à somme nulle. Certains historiens sont allés jusqu’à établir un parallèle avec Édouard Drumont10. Or plongez Zemmour dans l’univers politique de la IIIe République et vous n’y verrez qu’un polémiste de droite, sans plus… Député au début du XXe siècle, il passerait même plutôt inaperçu – que pèserait-il, exemple parmi bien d’autres, auprès d’un Barrès pourtant médiocre orateur, d’après ses contemporains, mais dialecticien remarquable et, lui, vrai écrivain (n’en déplaise à Clemenceau) ? Cette hypersensibilité, cette fragilité d’aujourd’hui s’explique certes par le souvenir (traumatique) des désastres causés par les courants les plus à droite en France mais il semble, paradoxalement, alors que la violence du discours d’extrême droite s’atténue au fil du temps, que le seuil de tolérance soit de moins en moins élevé. L’invocation grandiloquente des heures les plus sombres de notre histoire est aussi le symptôme d’une République plus friable que jamais – parce que les républicains, trop sûrs de leur victoire dans la durée, n’ont pas su la défendre, parce que la gauche, séduite par le post-modernisme et ses avatars, a tout lâché : patrie, nation, souveraineté du peuple, laïcité, universalisme, politique sociale et surtout instruction publique… et que l’édifice, dont tous ces éléments assuraient la solidité, paraît à la merci du premier polémiste venu, qui récupère tout ce qu’on lui a abandonné sans se soucier de l’harmonie d’ensemble.

Comment répondre ?

Mais raisonnons par hypothèse et supposons qu’Éric Zemmour soit aussi dangereux pour la République que les plus animés de ses contempteurs l’affirment, avec parmi ses armes, donc, l’histoire. Comment un historien doit-il lui répondre ? On notera que même les meilleurs ont du mal à confondre cet efficace débatteur au ton si assertif qu’il les fait douter d’eux-mêmes, les fait polémistes à leur tour. De plus, obsédés par l’idée que la nuance à laquelle les contraint leur discipline les fasse passer pour complaisants, ils donnent comme par automatisme dans le sermon afin de pouvoir signifier : voyez comme je combats le diable, comme je suis dans le camp du Bien, car non, on ne finasse pas avec les ennemis de la République ! Et ils finissent par rejeter le discours de l’adversaire en bloc quitte à faire preuve de mauvaise foi, ruinant en deux phrases l’effort qu’ils viennent de fournir pour rétablir les faits.

C’est qu’Éric Zemmour leur complique la tâche : il fourre ses discours historiques de morceaux de vérité (de « petits germes de réalité » pour reprendre l’expression de Robert Paxton11, une des cibles de l’éditorialiste, ici à propos de l’idée selon laquelle le régime de Vichy aurait sauvé « les » – ou « des », c’est selon – juifs français) et les hypertrophie au détriment d’autres qu’il va jusqu’à occulter, comme le montrent bien les seize historiens. C’est ce que constate à raison, dans la vidéo, Alya Aglan : « On ne peut pas simplement dire que ce qu’il raconte est totalement faux. Il sort des éléments de leur contexte, il prend des éléments qui, séparément, sont des faits avérés, et il en tire des conclusions complètement fausses. » Or, à rejeter en bloc le discours zemmourien au lieu de le démembrer, on rejette les morceaux de vérité qu’il contient au risque, in fine, de se faire plus faussaire encore que lui ; à poser au moralisateur, on risque de perdre sa crédibilité d’historien.

Face à M. Zemmour – ou à tout autre prestidigitateur –, à la télévision, dans les journaux et dans les livres, les historiens doivent affûter leurs formules sans trahir la rigueur qu’ils doivent servir. Mais ils parviendront d’autant mieux à disséquer les falsifications qu’ils se feront impavides chirurgiens, sans haine ni passion, sine ira et studio, selon la vieille formule de Tacite et qui est un peu leur devise. Il faut prendre le lecteur voire le spectateur au sérieux – la simple description d’un massacre, l’évocation d’une abjection suffira à lui donner un sentiment de dégoût, inutile de donner dans le registre olfactif, de se croire obligé de qualifier ce qu’on décrit de peur de passer pour indifférent, d’invoquer le nazisme pour disqualifier l’adversaire ; un raisonnement implacable, limpide, nourri de faits rendra l’historien plus convaincant qu’une objurgation.

Benedetto Croce écrivait que l’histoire n’était pas justicière, qu’elle ne pourrait l’être « qu’en étant injuste, que si […] elle élevait les attirances et les répulsions du sentiment à la dignité de jugements de la pensée12 ». Et si le lecteur est assez buté pour voir dans l’esprit de nuance, dans certaines concessions nécessaires une abdication, tant pis pour lui, c’est qu’il a l’esprit militant au sens propre. Bref, pour l’homme pourvu d’une conscience, la morale se déduira des faits cliniquement exposés et organisés selon une méthode largement éprouvée.

Notes

1Zemmour contre l’histoire (collectif), Paris, Gallimard (coll. « Tracts », n° 34), 2022, 59 p.

2 – « Et historiennes », est-il systématiquement ajouté. Si les auteurs ne cèdent pas à la pratique de l’écriture inclusive, ils feignent d’ignorer qu’en français le sexe est disjoint du genre et qu’écrire « les historiens » tout court englobe les historiens hommes, les historiennes et éventuellement qui ne se sent d’aucun genre – dont l’exclusion systématique est consacrée par l’expression binaire « les historiennes et les historiens », (ou « celles et ceux », comme p. 47), mode plus sexiste (identitaire), plus séparatiste, donc, qu’inclusive.

4 – Le candidat a déclaré le 14 janvier 2022 à Honnecourt-sur-Escaut (Nord), à propos des enfants handicapés : « Il faut des établissements spécialisés qui s’en occupent. Sauf les gens qui sont légèrement handicapés évidemment, qui peuvent entrer dans la classe. Mais pour le reste, l’obsession de l’inclusion est une mauvaise manière faite aux autres enfants, et à ces enfants-là qui sont, les pauvres, complètement dépassés par les autres. » (Le Monde, 17 janvier 2022)

5 – Cette loi ne considère pas comme crime contre l’humanité la traite et l’esclavage arabes ni la traite interafricaine. Elle prend de grandes libertés avec la chronologie puisqu’elle dénonce l’esclavage transatlantique à partir du XVe siècle, donc avant même la découverte de l’Amérique et deux siècles avant que la France n’entre dans la traite. Enfin la loi est ainsi rédigée qu’elle suppose la déportation d’Indiens caraïbes en Afrique.

6 – Christiane Taubira a déclaré qu’il était préférable de ne pas évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les « « jeunes Arabes » ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes ». (L’Express, 4 mai 2006). Autrement dit, outre le mépris infantilisant de cette remarque, les enjeux du présent autorisent l’amnésie.

7 – France-Inter, « Éric Zemmour face au 7/9 », 7 février 2022. https://www.franceinter.fr/emissions/un-candidat-face-au-7-9/un-candidat-face-au-7-9-du-lundi-07-fevrier-2022 .

8 – France-Inter, « Éric Zemmour face au 7/9 », 7 février 2022.

9Ibidem.

10 – Gérard Noiriel, Le venin dans la plume – Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, 2021, 256 p. Gérard Noiriel qui, s’il n’a pas contribué à la brochure, intervient dans la vidéo.

11https://www.lemonde.fr/societe/video/2021/12/02/vichy-et-les-juifs-l-historien-robert-o-paxton-repond-a-eric-zemmour-dans-un-rare-entretien-au-monde_6104444_3224.html, consulté le 7 février 2022, minute 4’34. L’historien américain dit notamment : « C’est là [en 1942], dans cette idée de France comme protectrice des juifs, qu’il y a un petit germe de réalité […]. », rappelant que la législation antisémite du régime de Vichy avait dès octobre 1940 fragilisé les juifs français, et que ledit régime n’a pu empêcher longtemps, malgré sa volonté de donner en priorité les juifs étrangers (et les enfants de ces derniers, nés sur le sol français, alors que les Allemands ne les réclamaient pas), de livrer, de plus en plus, les juifs français. Éric Zemmour prend donc un petit morceau de vérité, « un petit germe de réalité » pour en faire un tout démenti par le travail méthodique des historiens depuis des décennies…

12 – Benedetto Croce, Théorie et histoire de l’historiographie, Genève, Droz, 1968, traduit de l’italien par Alain Dufour, 241 p., p. 61.

Pour un réalisme renouvelé – un livre de J. Benoist lu par T. Laisney

Le philosophe français Jocelyn Benoist vient de publier en anglais Toward a Contextual Realism1, un essai dans lequel il défend un « réalisme contextuel » ou, plus précisément, l’idée que le réalisme ne peut être que contextuel. La réalité, selon lui, c’est ce à quoi nous avons affaire. Et cela – qu’il s’agisse de ce qui est perçu, de ce qui est dit ou de ce qui est pensé –, seul le contexte permet de le déterminer.

Un bâton droit plongé dans l’eau

L’apparence ne s’oppose pas à la réalité ; elle en fait partie. Ainsi les prétendues « illusions perceptuelles » appartiennent-elles, selon Jocelyn Benoist, à la réalité de la perception. Il rappelle ce qu’écrit Maurice Merleau-Ponty au sujet de l’illusion d’optique de Müller-Lyer. Deux segments sont de la même longueur mais l’observateur désigne celui avec les pointes vers l’intérieur comme plus long que l’autre. Certains en déduisent que nous ne pouvons voir les choses comme elles sont réellement. Ce n’est pas ce que pense Merleau-Ponty : « Les deux segments de droite, dans l’illusion de Müller-Lyer, ne sont ni égaux ni inégaux, c’est dans le monde objectif que cette alternative s’impose. Le champ visuel est ce milieu singulier dans lequel les notions contradictoires s’entrecroisent parce que les objets – les droites de Müller-Lyer – n’y sont pas posés sur le terrain de l’être, où une comparaison serait possible, mais saisis chacun dans son contexte privé comme s’ils n’appartenaient pas au même univers2. » Mais alors verrions-nous une ligne comme étant inégale à elle-même ? Non, répond Merleau-Ponty : « Dans l’illusion de Müller-Lyer, l’une des lignes cesse d’être égale à l’autre sans devenir « inégale » : elle devient « autre »3. » Il n’y a donc pas d’illusion ici, selon Benoist, mais au contraire « un contact plein et entier avec la réalité dans toute sa particularité ». C’est simplement que nous voyons deux lignes dans des contextes différents.

La réalité est ce quelle est, c’est sa définition, affirme à plusieurs reprises Jocelyn Benoist. « L’apparence du bâton quand il est dans l’eau, écrit-il, est, en un certain sens, une partie de la réalité du bâton : un bâton est une chose qui, plongée dans l’eau, a cette apparence. » Cet aspect du bâton n’est pas moins réel que ce qu’on voit en d’autres circonstances. Ce caractère « radical » de la perception, Benoist l’étend à l’expérience de l’hallucination, certes moins « objective » mais toujours marquée au sceau de la réalité pour celui qui l’éprouve4 : « Ce qui est halluciné est exactement ce qui est vu – ou, plus souvent – entendu. » Jocelyn Benoist rejette donc le point de vue « disjonctiviste » selon lequel il existe d’une part de véritables perceptions et de l’autre des expériences d’une nature différente qui ne nous relient pas à la réalité. L’auteur reconnaît que sa position est peut-être excessive pour ce qui est de l’hallucination, un concept « nébuleux » selon lui. De fait, le réalisme postule l’existence d’entités indépendantes de nos représentations ; est-il encore concerné dans le cas d’expériences purement subjectives ?

Une étudiante à Chicago

L’auteur considère que la distinction entre contextualisme et relativisme est « absolument nécessaire ». Il nous en convainc à partir d’un exemple emprunté à la philosophie du langage, domaine où le contextualisme s’est le plus tôt illustré. Charlotte, qui travaille à sa thèse, ne quitte pratiquement plus la bibliothèque de l’université de Chicago. D’où cette phrase qu’elle prononce : « Non, je ne suis pas à Chicago. » Ce qu’elle veut dire, c’est que, certes elle est à Chicago, mais pas en mesure d’en profiter. Devant un énoncé de ce genre, le tenant du contextualisme va chercher ce qui est concrètement en jeu dans le contexte considéré. « En eux-mêmes, écrit Benoist, les mots ne disent rien. Nous disons quelque chose en les employant. » Charlotte ne peut prétendre qu’elle n’est pas à Chicago, elle y est objectivement. Mais ce n’est pas sous cet angle qu’elle voit les choses. Le critère d’évaluation de Charlotte a beau être subjectif, cela n’empêche pas que nous puissions – en mettant en œuvre ce qu’on appelle une « théorie de l’esprit » – objectiver son propos, qui signifie : « Vu mes attentes, ce n’est pas Chicago ! » Après tout, bien des phrases (« La France n’est plus la France », par exemple) ne peuvent acquérir un sens qu’à la lumière (ou l’obscurité !) d’un contexte particulier.

Là est toute la différence – et même l’antagonisme – entre le contextualisme et le relativisme. Le contextualisme est un principe d’objectivité : le rôle du contexte est de fixer le contenu, pas de le rendre instable. Pour une situation donnée, tout le problème est de savoir de quoi il est question. Le contexte précède le contenu, lequel conditionne la valeur de vérité. Avec le relativisme, c’est tout autre chose : la valeur de vérité peut varier alors que le contenu reste le même. Jocelyn Benoist y insiste, il n’y a rien qui soit un demi-contenu : « il est essentiel au point de vue contextualiste que rien de ce qui est dit ou pensé ne manque de détermination ». Certes, il y a des phrases dont le contenu n’a pas à être contextualisé – « Les chiens sont des mammifères » –, mais ce n’est pas le cas le plus fréquent ; en général, une phrase n’acquiert de valeur de vérité que lorsqu’elle est énoncée en une occasion particulière. Le perspectivisme (ou « contextualisme indexical ») constitue une forme faible du contextualisme ; dans le « contextualisme radical », le contenu est absolument dépendant du contexte.

Il y a du lait dans le frigo

Soit l’exemple donné par Jocelyn Benoist : « Il y a du lait dans le frigo ». En fonction du contexte, nous pouvons être confrontés à des significations très différentes. Peut-être : « Si tu veux du lait, il y a une bouteille dans le frigo. » Ou bien : « Attention, il y a du lait renversé dans le frigo. » Selon l’auteur, l’erreur anti-contextualiste consiste à croire qu’il y a un facteur commun à toutes les façons de penser cette pensée. Benoist s’attaque alors à une question délicate : ce qui est vrai du langage l’est-il de l’esprit, en quel sens une pensée peut-elle être dite « contextuelle » ? Bien que l’auteur ne présente pas le problème en ces termes, cela pourrait revenir – si du moins c’est encore la communication linguistique qui est en jeu, mais une pensée ne s’extériorise pas forcément – à passer du destinataire de l’énoncé au locuteur. Contrairement au premier, celui-ci n’a pas à déterminer le contenu au moyen du contexte : par hypothèse, ce qu’il dit, ce qu’il pense, est fixé dans son esprit.

Pourtant, certains philosophes (François Recanati, en particulier) estiment que la détermination des contenus de pensée dépend autant du contexte que celle des contenus langagiers5. Pour Jocelyn Benoist, la pertinence est le critère d’évaluation des pensées : « la pertinence constitue une caractéristique logique se rapportant à la contextualité de la pensée ». En effet, une pensée dépourvue de toute pertinence ne serait plus une pensée ; « on ne peut, écrit l’auteur dans un autre livre6, faire l’économie de la question de l’enracinement du discours tenu dans la réalité. C’est-à-dire : de son adéquation à la situation (réelle) dans laquelle la question se pose à nous de dire cette réalité ». Mais aussi de la penser. La manière dont les choses comptent ou non dans certains contextes fait donc partie de leur réalité : « Si l’on veut connaître l’étendue d’une pensée, on doit considérer la façon dont elle est pensée. C’est l’équivalent du contextualisme linguistique dans la sphère du mental. » « L’analyse correcte, affirme encore Jocelyn Benoist, c’est-à-dire le détail conceptuel d’une pensée, dépend du contexte. » Finalement, d’après l’auteur, le contextualisme n’appartient à la philosophie du langage que parce que celui-ci est le médium dans lequel la pensée s’exprime contextuellement.

Que peut-il y avoir de nouveau ?

Dans le dernier chapitre7 de l’ouvrage, Jocelyn Benoist propose une critique du Nouveau Réalisme, en particulier de ses deux figures principales : Markus Gabriel et Maurizio Ferraris. L’auteur remarque que la réalité, en tant que telle, n’a rien de spécialement nouveau. Et son caractère prétendument « virtuel » à l’ère d’internet est un leurre : « Nous vivons, bien sûr, comme nous l’avons toujours fait, dans un monde réel, matériel. » Quant au réalisme, il ne peut, par essence, être plus nouveau que son objet. Mais, concède Benoist, rien n’exclut qu’il s’exprime aujourd’hui d’une manière inédite. À condition de ne pas oublier que la réalité est ce qu’elle est : « Le Nouveau Réalisme, à moins qu’il n’ait dérobé son nom, tiendra à préserver cette vérité immuable contre – je l’espère – toute forme d’insanité moderne, postmoderne, ou post-postmoderne. »

Pour le philosophe allemand Markus Gabriel, tout existe sauf le monde lui-même (peut-être cela n’aurait-il pas de sens de dire que le monde existe). Jocelyn Benoist juge cette ontologie8 beaucoup trop accueillante : selon lui, la « capacité de distinguer entre ce qui existe et ce qui n’existe pas en contexte est une exigence fondamentale d’un réalisme authentique ». Si tout existe, alors rien n’existe ; pour l’auteur, Markus Gabriel fragilise à l’extrême le concept d’existence en l’étendant à ce point. Benoist distingue soigneusement, pour sa part, l’être réel (la chose) et l’être intentionnel (l’objet de ma représentation) et ne fait pas de place au second dans son ontologie. Selon lui, les licornes n’existent pas et les personnages de fiction non plus. Pourtant, ces derniers n’appartiennent-ils pas à la réalité entendue comme ce à quoi nous avons affaire ? Peut-être pourrions-nous accueillir Mme Bovary dans notre ontologie, fût-ce en recourant à un « opérateur de fictionnalité » qui permettrait d’attribuer une valeur de vérité (le vrai, ici) à une phrase comme : « Conformément au roman de Flaubert, Emma Rouault a épousé Charles Bovary. » Après tout, en quoi une hallucination est-elle plus réelle, plus objectivable, que la relation que je peux entretenir avec Emma Bovary ? Benoist, qui préfère en rester à un réalisme plus traditionnel et au « sens robuste de la réalité » qu’invoquait Russell, ne voit pas les choses ainsi : pour lui, Madame Bovary existe mais Madame Bovary n’existe en aucune façon.

Le philosophe italien Maurizio Ferraris, quant à lui, s’oppose au culturalisme du postmodernisme. Sur ce point, Jocelyn Benoist l’approuve. La nature est une part de la réalité. Mais ce qui le gêne, c’est l’idée que la réalité sociale serait « construite » ; ne risque-t-on pas ainsi de dissocier trop radicalement deux réalités qu’il faut surtout rapprocher ? « Nature et culture, affirme l’auteur, sont deux genres de réalité, mais elles appartiennent à une seule et même catégorie : la réalité. » Il prend cet exemple : l’État allemand n’est pas moins réel que le peuple allemand, et le peuple allemand pas moins réel que les êtres humains qui le constituent. D’après Benoist, la réalité du monde social est tout aussi solide que celle de la nature. Et le social est immédiatement réel : je ne peux décider, écrit-il, si c’est un policier ou non qui frappe à ma porte ! La réalité sociale est déterminée par les conventions et les pratiques partagées qui la structurent. La réalité est ce qu’elle est : en cela, elle ne peut jamais être « construite ».

D’autre part, la réalité comporte plusieurs dimensions : « Si je traite un cadavre comme un pur corps physique, alors sa réalité sociale – le fait qu’il doive être inhumé, etc. – est tout simplement invisible. Quelqu’un qui fait cela a fermé son esprit à une dimension entière de la réalité. » La conception de Ferraris, selon Benoist, s’explique peut-être par la volonté légitime de distinguer la norme d’avec la réalité, chose que l’ancien réalisme ne faisait pas – au risque de l’essentialisme. La réalité est juste ce qu’elle est, elle peut se conformer (ou non) à une norme donnée mais elle ne se confond jamais avec elle. C’est ainsi que la vérité se distingue de la réalité. Jocelyn Benoist est partisan d’un réalisme « capable d’inclure les diverses dimensions de la réalité qui sont capturées par des normes variées dans différents contextes ».

Voilà quelques aperçus d’un livre particulièrement éclairant sur ce que nous pouvons partager si nous ne sacrifions pas à ce que l’auteur appelle « l’esprit métaphysique », si nous ne bâtissons pas un mur entre l’esprit et le monde.

Notes

1 – Jocelyn Benoist, Toward a Contextual Realism, Harvard University Press, 2021.

2 – Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 12.

3Ibid., p. 18.

4 – Renversant l’ordre habituel des choses, Hippolyte Taine (que Benoist ne cite pas) allait jusqu’à dire que la perception extérieure n’est autre qu’une « hallucination vraie » (De l’intelligence, t. 2, p. 13).

5 – Voir François Recanati, Langage, discours, pensée (leçon inaugurale du Collège de France), Collège de France / Fayard, 2020, p. 39 et s.

6 – Jocelyn Benoist, L’adresse du réel, Vrin, coll. « Moments philosophiques », 2017, p. 51.

7 – Ce chapitre est, à peu de chose près, la traduction du chapitre II de L’adresse du réel.

8 – Par laquelle le Nouveau Réalisme se rapproche de l’Ontologie Orientée vers l’Objet (OOO), telle que Graham Harman, notamment, a pu l’exposer.

Cogitations métaphysiques (sur un livre de John Heil)

Nombreuses, dans la sphère de la philosophie analytique, sont les introductions à la métaphysique. Celle1 que vient de faire paraître le philosophe américain John Heil (né en 1943) voudrait nous convaincre du caractère « inévitable » de cette discipline dans notre réflexion quotidienne. Évoquons quelques-uns des thèmes que le livre décline.

Temps

Dans ce genre d’ouvrage, on est à peu près sûr d’avoir un chapitre sur le temps et, au sein de ce chapitre, une discussion des thèses de John McTaggart (1866-1925). Cet auteur distinguait deux « séries » temporelles, la série A et la série B. La série B situe les événements en relation les uns avec les autres, et non en fonction du regard qu’on porte sur eux. Jacques Chirac a été élu président de la République française en 1995 et Nicolas Sarkozy en 2007 ; la première occurrence sera toujours antérieure à la seconde, cette relation est indépendante du locuteur. Pour la série A, c’est une tout autre histoire. Elle contient le passé, le présent et le futur, et on ne peut guère se passer d’elle quand on envisage la question du temps. Or, d’après McTaggart, la série A est incohérente, et donc le temps est irréel : selon le moment où on le considère, chaque événement devrait être à la fois futur, présent et passé, ce qui n’a pas de sens !

Cette conception est plutôt déroutante. Selon John Heil, l’erreur de McTaggart consiste à penser que rien d’autre que le passage du temps ne mérite d’être appelé le temps. Or, c’est ce passage, et non le temps lui-même, qui est irréel. Dans le même ordre d’idée, l’auteur relève que la métaphore du fleuve est trompeuse : elle fait de nous des spectateurs alors qu’en réalité nous ne sommes pas sur le bateau mais sur la rive: nous faisons partie de la scène. Le « temps qui passe » est une pure apparence.

Propriétés

La question centrale de la métaphysique est d’ordre ontologique : quelles sortes d’entités existent ? Une première approche peut nous faire discerner des objets, des propriétés et des relations : « Les substances sont des objets possédant des propriétés variées et entretenant les unes avec les autres des relations variées. » Il y a encore des événements et des processus. On peut voir dans les nombres et les ensembles des entités abstraites. Fondamentalement, il y a des substances, lesquelles ont des propriétés. Les unes ne peuvent exister sans les autres. Mais comment concevoir ces propriétés ? Peut-être sont-elles des universaux, c’est-à-dire des entités répétables. Selon le philosophe australien David Armstrong (1926-2014), chaque universel est « entièrement présent » dans chacune de ses instanciations, idée que John Heil avoue avoir du mal à comprendre : « entièrement présent » semble signifier « présent ici et nulle part ailleurs », écrit-il.

L’auteur oppose à ce « réalisme immanent » un « réalisme transcendant », celui qui caractérise les formes platoniciennes. Heil évoque encore les « accidents individuels » d’Aristote et les « modes » de Descartes. Ces derniers sont des modifications, au contraire des tropes, qui constituent des parties. La philosophie analytique fait une large place aux tropes : chaque trope est un « individu », ce qui veut dire que le rouge de cet objet est distinct du rouge de cet autre objet. D’autre part, John Heil ne partage pas le point de vue de certains philosophes selon lequel les essences sont des entités. Il y a deux types d’essence : celle qui fait que je suis un être humain ; celle qui fait que je suis l’être particulier que je suis.

Objets

Déterminer ce qu’est un objet est un autre problème, notamment parce qu’il y a des objets complexes : leur parties sont elles-mêmes des objets. N’importe quelle collection peut-elle constituer un objet ? John Heil distingue à cet égard : les nihilistes, pour qui il n’existe pas d’objets composés ; les universalistes, qui comptent toute collection pour un objet ; et les auteurs qui opposent les objets authentiques à ceux qui ne possèdent aucune unité. Heil prend l’exemple d’une « entité » plutôt singulière (si l’on peut dire), qu’il appelle « Bruce ». Bruce est un objet hétéroclite, la réunion du tombeau du général Grant, d’un caillou se trouvant à la surface de la Lune et d’une balle de golf gisant au fond d’un plan d’eau à St Andrews. Certes, Bruce manque d’unité mais il est très difficile, selon l’auteur, de distinguer les objets véritables des usurpateurs. Aucune collection n’est plus réelle qu’une autre ; seulement, certaines attirent davantage l’attention, parmi lesquelles les espèces naturelles.

Il y a des « objets coïncidants », par exemple une statue et la quantité de cuivre qui la constitue : les deux font le même poids. Ce point mène l’auteur à une question rarement absente des introductions à la métaphysique : celle de l’identité personnelle. Nous ne sommes pas notre corps, la composition n’est pas l’identité (on pense ici à l’hylémorphisme, dont l’auteur parle ailleurs dans le livre). Ce ne sont pas les mêmes critères de persistance et d’identité, écrit Heil, qui s’appliquent à notre corps et à nous. Selon l’auteur, notre sens de ce qu’est une personne n’est pas univoque, mais varie en fonction du domaine considéré : médical, psychologique, légal, politique, religieux, etc.

Causalité

Parmi les relations, John Heil s’arrête sur la causalité. Il oppose deux conceptions à ce sujet. Selon une première façon de voir, la causalité est une relation asymétrique, non réflexive et transitive. Hume ajoute qu’un événement A est accompagné d’un événement B en vertu d’une « conjonction constante » (et non d’une connexion nécessaire). Heil préfère une autre conception. Quand le sucre se dissout dans le thé, les deux éléments collaborent pour produire cet effet. Ils ont des pouvoirs (ou « dispositions ») réciproques qui, mis ensemble, apportent quelque chose de nouveau. Même chose pour l’interaction de deux boules de billard. Dès lors, la causalité est symétrique. Ce sont les propriétés des objets qui leur confèrent de tels pouvoirs. Ces deux conceptions sont incarnées respectivement, selon John Heil, par Hume, pour qui la causalité n’est rien d’autre qu’une corrélation, et par Aristote, qui adopte une position réaliste en matière de causalité. Cette position explique, ultimement, les lois de la nature. Les lois décrivent, ce sont les pouvoirs qui gouvernent.

Modalité

La modalité est un autre passage obligé des livres de philosophie analytique traitant de métaphysique. Les concepts modaux sont relativement peu nombreux : nécessité, contingence, possibilité, impossibilité, réalité. David Lewis (1941-2001) – on a dit de lui qu’il était le plus grand métaphysicien depuis Leibniz – envisageait la modalité sous l’angle des « mondes possibles » (expression à laquelle John Heil préfère celle des « univers alternatifs »). Dire qu’une chose est nécessaire, c’est dire qu’elle existe dans tous les mondes possibles ; dire qu’une chose est possible, c’est dire qu’elle existe dans un monde au moins, etc. Lewis recourt aux seules possibilités logiques : quelque chose est possible logiquement s’il peut être décrit sans contradiction. Par exemple, que les cochons volent est une possibilité logique, même si ce n’est pas une réalité d’expérience.

David Lewis endosse un « réalisme modal » difficile à partager : pour lui, les mondes possibles sont aussi réels que celui que nous nous trouvons habiter. Pour Heil, les univers alternatifs ne sont pas des entités concrètes, ce sont des constructions logiques appartenant au règne des abstracta. Mais il parvient à faire sens de la conception de Lewis : le réalisme modal signifie que les possibilités logiques sont ce qu’elles sont tout à fait objectivement. « Parce que l’espace entier des possibilités logiques dépasse les capacités intellectuelles et imaginatives de l’homme, il est ce qu’il est indépendamment de nous. »

Libre arbitre

Il y a encore le « problème difficile de la conscience », mais j’en ai parlé il y a quelques mois dans une autre recension2. Le libre arbitre est une autre question classique de la philosophie analytique (pas seulement d’elle). La liberté de nos actes peut nous apparaître comme une évidence, mais, comme l’écrit John Heil : « Quand il vous faut une raison de douter de quelque chose qui semble plausible, tournez-vous vers la philosophie. » Cependant, puisque la physique nous apprend qu’un élément peut périr spontanément, ne serait-il pas envisageable que la spontanéité nous fasse échapper nous aussi à la nécessité ? La réponse de John Heil est intéressante. Certes, si notre volonté pouvait agir spontanément, cela la libérerait de la gangue causale ; mais cela compromettrait la liberté de choix d’une autre manière : un choix qui ne serait pas influencé par des raisons antérieures ne serait plus notre choix.

L’auteur rappelle les trois approches qu’a fait naître la question du libre arbitre. Pour les « incompatibilistes durs », le libre arbitre est une illusion. Mais cette position extrême peut inspirer les mêmes réserves que celle des sceptiques intégraux : « De même que sur le champ de bataille il n’y a pas d’athées, il n’existe pas d’incompatibilistes pratiquants. » Pour les « libertariens », le libre arbitre est un donné : comment ne pas reconnaître que, en certaines occasions au moins, nous choisissons librement après délibération ? Pour les « compatibilistes », le libre arbitre est compatible avec le déterminisme.

Réconciliation

La position de John Heil, ici comme dans d’autres domaines qu’il aborde dans son livre, se veut réconciliatrice ; selon lui, on ne peut se dérober à l’exigence de réconcilier l’apparence et la réalité. Pour ce qui est du libre arbitre : notre choix est libre mais les vérifacteurs (truthmakers) soutenant cette vérité – ce que c’est pour nous d’avoir choisi ce que nous avons choisi en cette circonstance – pourraient bien ne rien inclure qui échappe au déterminisme. Heil fait souvent appel dans l’ouvrage à cette notion – qui appartient à la philosophie analytique – de « vérifacteur ». Un vérifacteur est ce qui dans le monde rend vrai un énoncé vrai. C’est parfois très simple : ce qui rend vrai l’énoncé « la neige est blanche », c’est que la neige est blanche.

Reprenant des expressions de Wilfrid Sellars (1912-1989), Heil entend réconcilier l’image manifeste et l’image scientifique du monde, en montrant qu’il n’y a qu’une réalité, qu’on peut décrire de diverses façons. Il faut sans doute pour cela adopter une conception hiérarchique de la réalité. L’objet de tous les jours est réel mais moins fondamental que l’objet scientifique. Il y a donc différents degrés de réalité : la physique est à la base, puis on a la biologie, la psychologie, les diverses sciences sociales. Chaque niveau dépend des précédents sans qu’on puisse l’y réduire. Heil définit sa propre position en ces termes : « L’image scientifique rend compte de la nature des vérifacteurs des vérités en jeu dans l’image manifeste. »

C’est la présence de vérifacteurs qui nous prémunit contre le verbalisme – les mots que nous utilisons pour décrire des objets ne correspondent pas forcément à des propriétés – et qui nous permet d’assumer tel ou tel réalisme (on peut, par exemple, être réaliste en ce qui concerne les objets matériels sans l’être à l’égard des nombres). Vous êtes réaliste quand vous estimez qu’un jugement est relatif à des choses telles qu’elles sont et indépendamment de la façon dont vous les concevez. L’existence de Bruce s’en trouvera probablement menacée.

Ainsi l’auteur nous offre-t-il, avec cette introduction, un exemple convaincant de ce qu’il appelle – après d’autres – une métaphysique « ontologiquement sérieuse ».

Notes

1 – John Heil, What is Metaphysics ?, Polity Press, 2021.

« L’Immunité, la vie » de Marc Daëron, lu par C. Kintzler

Proposant une réflexion épistémologique qui puise aux meilleures sources contemporaines mais aussi – et il s’en réclame à juste titre – à la grande tradition française de philosophie des sciences de Claude Bernard à François Jacob, de Gaston Bachelard à Georges Canguilhem et à François Dagognet, le livre de Marc Daëron L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie1 s’adresse aussi bien aux spécialistes de l’immunologie qu’à un grand public éclairé qui ne rechigne pas à l’effort intellectuel et qui même en redemande. En l’occurrence, cela en vaut vraiment la peine car on a affaire ici à un ouvrage de référence qui éclairera et fera penser tout lecteur, que ce soit par la minutie d’un savoir sur un objet « pointu » et que l’actualité ne cesse de mettre en lumière, que par l’ampleur et la profondeur de sa réflexion philosophique.

Sortir d’une conception fondamentalement téléologique

C’est à partir de faits polémiques que l’auteur s’interroge, allumant dès une magistrale introduction le moteur qui fait fonctionner le livre. Le système immunitaire est ordinairement pensé, et largement vulgarisé, comme un ensemble de fonctions protectrices, tantôt arsenal défensif contre des hôtes indésirables, tantôt appareil de détection du « soi » et du « non-soi ». Or il arrive que ce prétendu « système de défense » rende malade et même tue (maladies auto-immunitaires, « orages » immunitaires), il arrive qu’il soit régulièrement aveugle à ce qu’il est censé « voir » – un « non-soi » pourtant massif habitant le « soi » (le microbiote pèse deux kilos, sans parler de cet « étranger » qu’est l’embryon) -, ou encore qu’il ouvre tout simplement la porte à des « ennemis » (facilitation des cellules tumorales).

Longtemps, écrit l’auteur, « on a pensé qu’il suffirait de trouver des réponses à ces questions ». La thèse avancée est que ces questions n’appellent peut-être pas de réponses, mais plutôt un changement de perspective qui les fera passer du statut de questions à celui de moments de la théorie. Il faudrait cesser de penser le système immunitaire comme un système de défense, sortir d’une vision finaliste qui place l’effet en position de principe, rompre avec les analogies et les métaphores militaires qui confondent illustration et explication. En somme, récuser le moment téléologique pour proposer « une autre immunologie » rendant compte des faits naguère polémiques et renoncer, en renouant avec la rigueur du minimalisme scientifique, à la surabondance des images qui font obstacle à la pensée.

Le moment pionnier et l’émergence ultérieure du finalisme

La première partie du livre, intitulée « La défense », déploie ce que, par facilité, on pourrait qualifier un historique, et cela en deux séquences. D’abord le temps des défricheurs et des pionniers – Pasteur, Koch, Metchnikoff, Ehrlich -, avec ses affrontements sur fond de rivalité franco-allemande entre théorie cellulaire et théorie humorale, entre perspective physiologique et perspective chimique. Puis la constitution au XXe siècle, notamment avec la conceptualisation des anticorps, d’un système immunitaire pensé sous régime de protection et de défense.

Parler d’histoire est pourtant une facilité contre laquelle l’auteur avertit le lecteur. Il s’agit plutôt d’une recherche en forme de remontée, menée aujourd’hui sur le statut et l’effectivité d’une discipline en plein développement. L’objet n’est pas de retracer des origines ni de dérouler une continuité, mais, sous un regard sélectif du fait même qu’il est instruit, de faire apparaître et de réactiver les moments décisifs, parce que problématiques, de la mise en route de la pensée2.

En elle-même la lecture de ces deux séquences est passionnante, et, au moment de leur articulation, l’apparente continuité qui les enchaîne est fissurée par des remarques qui nous mettent la puce à l’oreille et font sonner le thème principal. C’est que le raisonnement en termes de combat n’est pas nécessaire pour caractériser la démarche de Pasteur et celle de Metchnikoff, l’un s’intéressant à une relation fondamentale associant l’hôte et ses microbes, l’autre aux aux relations entre les cellules qui constituent un organisme vivant. Quant à Ehrlich, la vie est pour lui une affaire de substances chimiques. Parallèlement, Darwin, sollicité à tort pour accréditer une vision anthropomorphique, parle de coadaptation, d’une « lutte pour l’existence » et non d’une lutte des vivants les uns contre les autres.

On voit alors qu’une conception fondamentalement téléologique accompagne l’immunologie flamboyante du dernier quart du XXe siècle et du début du XXIe siècle, y compris dans ses avancées scientifiques comme la théorisation de la distinction entre immunité innée et immunité acquise. Elle l’accompagne si bien qu’elle finit par s’imposer sans qu’on s’en alarme comme on devrait le faire, car le finalisme est une surabondance, un maximalisme de la pensée avide d’harmonie et d’équilibre. Cette première partie s’achève sur une critique grinçante et alerte du « mythe fondateur » de la « science du soi et du non-soi » devenue « la science de tous les dangers » : elle rappellera aux philosophes la lecture roborative de l’Appendice de la première partie de l’Ethique de Spinoza.

L’affectation réciproque des corps, un cadre minimaliste

Intitulée « Logiques du vivant » en une claire allusion à François Jacob, la deuxième partie opère le retournement à la manière d’un levier en revenant sur la notion même d’être vivant, combinant le rappel des connaissances fondamentales et l’appel à la réflexion philosophique où Spinoza, penseur de l’affectation réciproque des corps, est superbement sollicité.

Un être vivant n’est pas une forteresse, mais une sorte de « boucle rétroactive » qui, comme Claude Bernard l’avait montré, ne maintient son milieu intérieur qu’au prix de relations constantes avec son milieu extérieur. Tellement que, dans cette structure d’échanges, la dégradation est constitutive et réciproque : les échanges ne s’effectuent pas selon un modèle commercial où des sujets restent extérieurs aux objets, l’être vivant est lui-même dans la boucle de l’échange qui le constitue et qu’il constitue, c’est un processus où le corps vivant et son activité sont à la fois cause et résultat. Un tel fonctionnement circulaire explique certes la tentation du finalisme, mais à la différence du finalisme il n’érige pas l’inversion causale en principe et il s’en tient à une démarche scrupuleusement immanentiste. Et ce qui vaut de manière synchronique peut se dire aussi diachroniquement, à l’échelle vertigineuse de l’évolution qui est toujours une coévolution. Ces systèmes de réciprocité que sont les phénomènes vivants n’existent qu’au prix d’un fonctionnement incessant, dont l’équilibre est nourri de déséquilibres, modifiant « les autres » autant, ou plutôt parce qu’ils sont modifiés par eux.

Ainsi le cadre conceptuel pour « une nouvelle immunologie » dépouillée de ses oripeaux finalistes est dressé en termes d’interaction, de relations mutuelles et d’ajustements.

C’est dans la troisième partie, intitulée significativement « Le compromis », que ce cadre minimaliste est mis à l’épreuve des recherches les plus actuelles et dans leur détail.

Court-traité d’immunologie en 20 propositions

Que fait ce fameux « système immunitaire » ? il réagit. Mais réagir ici ne signifie pas simplement répondre à un stimulus. La réaction immunitaire réagit à la fois à et sur un stimulus. Non seulement cette thèse « cadre » avec l’ensemble des connaissances que nous avons actuellement sur le vivant, non seulement c’est une option épistémologique faisant l’économie de toute excursion conceptuelle hétérogène au champ des phénomènes eux-mêmes (minimalisme et immanentisme), ce qui la rend éminemment falsifiable, mais encore elle permet d’intégrer ce qui paraissait aberrant dans le cadre précédent, et d’expliquer notamment que certaines réponses « protègent » tandis que d’autres peuvent être pathogènes. Il faut donc et il suffit, pour cerner le phénomène immunitaire, de décrire ces fonctionnements en allers-retours et de s’efforcer de les ordonner.

Réduit en vingt propositions, un court-traité d’immunologie s’ouvre alors et expose les éléments et concepts principaux rendant compte du fonctionnement détaillé du système immunitaire, avec de nombreux schémas très éclairants. L’examen suit un ordre raisonné qui se déploie en trois catégories : les cellules (propositions 1-3), la stimulation (4-11), les réponses (12-20). Le fonctionnement « rétrograde » et circulaire des réponses immunitaires a pour pivot le concept de récepteur, et on apprend au passage que ce fonctionnement est principalement dû à la forme des molécules.

Le tour de force du livre apparaît particulièrement dans ce moment. Il n’est pas seulement de s’adresser aussi bien aux spécialistes exigeants qu’aux lecteurs généralistes, il est de ne pas les dissocier, et d’inviter les uns comme les autres à oser aborder sans préjugé ce qu’ils auraient pu rejeter ou négliger – que ce soit par humilité ou par orgueil – comme étant au-dessus ou au-dessous de leur capacité. Plusieurs niveaux de lecture peuvent se pratiquer, et aucun d’entre eux n’entraîne le lecteur dans une impasse qui le ferait renoncer à son effort : une lecture en survol se sait confortée par le détail rigoureux des contenus exposés, et réciproquement un arrêt minutieux pour comprendre telle ou telle étape ne perd pas de vue l’ensemble du propos.

Qu’est-ce qu’un système biologique ?

À la sortie de ce tunnel bien balisé et remarquablement éclairé, la macro-interrogation, nourrie et non pas alourdie par ces investigations, prend toute son ampleur : au fond pourquoi peut-on parler de « système immunitaire » et qu’est-ce qu’un système biologique ? Un système biologique est une représentation qui nous permet d’imaginer comment fonctionne un être vivant. Une lumineuse comparaison-distinction entre le système nerveux central et le système immunitaire – deux systèmes ayant la relation pour objet, permettant à un organisme de percevoir le monde extérieur et intérieur et d’y répondre – met les idées au net. Outre que le système immunitaire n’a pas d’anatomie analogue au système nerveux central, outre qu’il est plus plastique, qu’il est stimulé par des molécules biologiques, une différence essentielle attire l’attention du lecteur : ce système n’est pas seulement affecté par ce qui le stimule, il affecte aussi, et directement, les stimuli.

Ces caractéristiques lui donnent une remarquable capacité d’adaptation, qui doit se comprendre en termes de coadaptation. « Mettre en route une réponse immunitaire, c’est d’une part se modifier soi-même et d’autre part modifier les autres, c’est s’adapter aux autres et adapter les autres à soi. » Il ne s’agit plus d’une réaction à sens unique, dirigée « contre » quelque chose. L’immunité est un compromis relationnel et réciproque qui se pense non pas comme une relation binaire entre deux protagonistes, mais comme une relation entre tous les êtres vivants coprésents à un moment donné. Ce n’est pas un état qu’on posséderait (ou non) mais un processus fait d’instabilités surmontées tant bien que mal, « au mieux un équilibre transitoire », un « compromis toujours renégocié ».

L’infini du vivant. « L’immunité n’est pas une protection, c’est une condition d’existence »

Dans cette perspective, un vaccin n’est pas une arme, mais un moyen de faire basculer l’équilibre dans un sens souhaitable. Les agents pathogènes ne sont pas des tueurs, ils sont simplement incompatibles avec la vie de leur hôte : il n’y a aucun but, aucune stratégie, aucun projet dans le fait de vivre sa vie. Il est compréhensible, dans un tel schéma, que les instabilités ne soient pas toujours et nécessairement surmontées, que l’état d’équilibre précaire soit rompu, et que le compromis soit manqué – parce que le système est débordé, parce qu’il suscite une surabondance de réactions, parce qu’il met en place des mécanismes facilitateurs… Nous pouvons vivre avec nos parasites, avec des allergènes, avec nos cancers, nous pouvons guérir d’une infection, mais la relation peut se détériorer et l’équilibre se rompre. La troisième partie se termine sur un constat :

« L’immunité que négocie ce système est un moindre mal. Elle n’est ni sans risques ni sans inconvénients. Elle n’évite pas toujours la maladie, et parfois c’est elle qui en est la cause. La maladie est le prix à payer pour l’immunité. […] L’immunité n’est pas une protection, c’est une condition d’existence. »

Si « la vie avec les autres » n’est pas « un long fleuve tranquille », elle n’est pas pour cela une guerre qui ne connaîtrait sur son théâtre que des combats singuliers et héroïques mettant aux prises un organisme avec un microcosme d’où surgissent des ennemis. La réflexion sur l’immunité nous contraint à regarder l’infini du vivant en nous rendant attentifs à la dimension macrocosmique que nous ne voyons pas parce qu’elle nous englobe et nous met en abyme. Mais là encore, nulle métaphysique encombrante n’a vocation à insuffler du sens dans cet univers infini, sens qui ne serait qu’un obstacle de plus à son intelligibilité. Il n’y a ici ni causes finales, ni signification, ni projet, ni message, ni signes, et procéder à de telles projections serait « faire délirer la nature » avec nous en s’interdisant de la comprendre. La science repose sur ce courage de penser les yeux grands ouverts.

Marc Daëron a écrit un grand livre qui peut et doit se lire plusieurs fois parce qu’il invite à s’éclairer sous plusieurs angles. Je le place pour ma part aux côtés des ouvrages de notre époque qui ont été pour moi un événement de pensée, ouvrages dont on sort changé et auxquels il est urgent de se nourrir pour trouver et retrouver une santé intellectuelle, avec le plaisir de penser et de lire. Soutenu par une écriture limpide et souvent élégante, chaque lecteur de L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie se sent sollicité, convié à aller au-dessus de lui-même, là où il ne s’attendait pas à être.

Notes

1 – Marc Daëron, L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie, préface d’Anne Marie Moulin, Paris : Odile Jacob, 2021, 384 p. Marc Daëron a été notamment directeur de recherche à l’INSERM et à l’Institut Pasteur où il a dirigé le Département d’immunologie, il est chercheur émérite depuis 2012 et associé à plusieurs laboratoires de recherche. Auteur, avec Eric Vivier, de L’Immunothérapie des cancers (Odile Jacob, 2019). Voir CV et publications http://cvscience.aviesan.fr/cv/744/marc-daeron .

2Un exemple classique : Marc Daëron souligne la différence épistémologique et expérimentale entre Jenner et Pasteur, le premier élargissant le champ d’un phénomène naturellement donné, le second soumettant délibérément et artificiellement un micro-organisme à une modification qui en atténue la virulence.

Marc Daëron, L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie, préface d’Anne Marie Moulin, Paris : Odile Jacob, 2021, 384 p.