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« Burkini » : communiqué de presse du Conseil d’État

Le CE confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble

Dans son article « Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle« , Charles Arambourou a proposé aux lecteurs de Mezetulle une analyse très précise du nouveau règlement intérieur des piscines publiques de Grenoble autorisant le port de « tenues non près du corps ne dépassant pas la mi-cuisse » (autrement dit du « burkini »..), ainsi que de la décision du Tribunal administratif du 26 mai 2022 qui « retoquait » ledit règlement – cette autorisation du port du « burkini » est une disposition dérogatoire prise pour satisfaire une revendication religieuse. On apprend aujourd’hui que le Conseil d’État, saisi en appel, vient de confirmer ce jugement.

Mezetulle publie ci-dessous le communiqué de presse du CE – et invite les lecteurs à lire l’article de Charles Arambourou, augmenté (24 juin) d’un Addendum commentant la décision du CE.

Le Conseil d’État confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant le port du « burkini »

Le juge des référés du Conseil d’État était saisi pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble avait prononcé la suspension du nouveau règlement des piscines de la ville de Grenoble qui autorise le port du « burkini ». Saisi d’un appel de la commune, le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics.

En mai dernier, la ville de Grenoble a adopté un nouveau règlement intérieur pour les quatre piscines municipales dont elle assure la gestion en affirmant vouloir permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps. L’article 10 de ce règlement, qui régit, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, les tenues de bain donnant accès aux bassins en imposant notamment qu’elles soient ajustées près du corps, comporte une dérogation pour les tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse. Après la suspension de cette disposition par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble le 25 mai dernier1, la commune a fait appel de cette décision devant le Conseil d’État. C’est la première application du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République2, qui concerne les cas d’atteintes graves aux principes de laïcité et de neutralité des services publics.

Le juge des référés du Conseil d’État rappelle la jurisprudence selon laquelle le gestionnaire d’un service public a la faculté d’adapter les règles d’organisation et de fonctionnement du service pour en faciliter l’accès, y compris en tenant compte des convictions religieuses des usagers, sans pour autant que ces derniers aient un quelconque droit qu’il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. Il rappelle aussi que l’usage de cette faculté ne doit pas porter atteinte à l’ordre public ou nuire au bon fonctionnement du service3. Par son ordonnance, le juge des référés du Conseil d’État indique que le bon fonctionnement du service public fait obstacle à des adaptations qui, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public.

En l’espèce, le juge des référés constate que, contrairement à l’objectif affiché par la ville de Grenoble, l’adaptation du règlement intérieur de ses piscines municipales ne visait qu’à autoriser le port du « burkini » afin de satisfaire une revendication de nature religieuse et, pour ce faire, dérogeait, pour une catégorie d’usagers, à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps. Il en déduit qu’en prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune pour les autres tenues de bain, le nouveau règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble affecte le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et donc le bon fonctionnement du service public, et porte atteinte à l’égalité de traitement des usagers, de sorte que la neutralité du service public est compromise.

Pour ces raisons, le juge des référés du Conseil d’État rejette l’appel de la ville de Grenoble.

Décision en référé n° 464648 du 21 juin 2022

1 Décision en référé n° 2203163 du 25 mai 2022

2 L’article 5 de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 a modifié l’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, qui dispose désormais : « Lorsque l’acte attaqué est de nature (…) à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat (…) ».

3 CE, 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône, n° 426483.

Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle

Edit du 24 juin 2022 : lire à la fin de l’article l’Addendum  commentant la décision du Conseil d’État.

Provocation politicienne en période électorale, nouvel épisode de l’apartheid imposé aux femmes musulmanes par les intégristes, ou simple histoire de chiffons sans rapport avec la religion ? L’affaire des « burkinis » dans les piscines de Grenoble donne lieu à des torrents d’encre et d’octets numériques où la raison trouve rarement son compte. D’où un certain nombre d’approximations, voire de simples énormités, proférées par les camps en présence.
Or le maire de Grenoble n’a pas « autorisé le burkini dans les piscines de la ville » – il est plus malin ! Le Tribunal administratif n’a pas davantage « interdit le burkini ». Quant à la laïcité, elle ne se limite pas à la loi de 1905, et il n’est pas vrai que dans l’espace public, on puisse « porter la tenue que l’on veut ».
Le plus simple n’est-il pas de remonter aux sources et de prendre la peine de lire les règlements et la première décision de justice en cause ? Sans oublier que le Conseil d’État doit se prononcer en appel.

Le règlement intérieur d’une piscine doit assurer « l’hygiène et la salubrité » publiques

Le précédent règlement des piscines de Grenoble, en 2017, y consacrait son article 12 :

« Pour des raisons d’hygiène et de salubrité, la tenue de bain obligatoire pour tous dans l’établissement est le maillot de bain une ou deux pièces propre et uniquement réservé à l’usage de la baignade. »

Ces règles étaient justifiées par la responsabilité incombant aux collectivités locales, depuis 1884, d’assurer « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » -définition de l’ordre public. Les prescriptions vestimentaires suivantes, adaptées notamment au caractère fermé de la baignade et à la présence de bouches d’aspiration, en découlaient à Grenoble :

« [Le] maillot de bain en matière lycra moulant très près du corps recouvre […] au maximum la partie située au-dessus des genoux et au-dessus des coudes. […] »

Le maillot devait être « très près du corps » pour éviter que des tissus flottants puissent être aspirés par les évacuations, et, en raison du caractère fermé de la baignade, laisser apparaître les bras et les jambes, pour se différencier des tenues de ville dont la propreté n’est pas garantie. Le règlement détaillait :

« Sont donc strictement interdits : caleçon, short cycliste, maillot de bain jupe ou robe, boxer long, pantalons de toutes longueurs, jupe, robe, paréo, string, tee-shirt, tee-shirt de bain (matière lycra), sous-vêtements, combinaisons intégrales. »

Rien de « liberticide » là-dedans : le « monokini » y était déjà autorisé, mais seulement « sur la serviette » (quelle femme souhaiterait se baigner seins nus dans une piscine bondée ?). La baignade en robe couvrante ou en burkini enfreignait manifestement ces prescriptions justifiées d’ordre public.

Le nouveau règlement des piscines de Grenoble dérogeait à ces règles

Pour satisfaire les revendications pro-burkini des militantes d’Alliance citoyenne, le maire de Grenoble ne pouvait donc que dégrader les règles d’hygiène et de sécurité : position délicate à assumer. Le nouveau règlement intérieur voté le 16 mai 2022 est ainsi un monument d’hypocrisie : nulle part il n’autorise explicitement le burkini. Il se contente de ne plus en rendre le port contraire au règlement, en affichant des prescriptions aussi énergiques dans la forme que revues à la baisse sur le fond.

Ainsi, le rapport de présentation annonce que le nouvel article 10 (« prescriptions d’hygiène et de sécurité ») « ajoute » la disposition suivante : « le port d’une tenue de bain conçue pour la baignade et près du corps ». En réalité, il « retranche » :

« […] les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-shorts sont interdits »,

ce qui revient à autoriser les tenues non près du corps du moment qu’elles ne dépassent pas la mi-cuisse (jupettes) !

L’ordonnance du TA (considérant n° 6) ne s’y est pas trompée, qui constate une « [dérogation] à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps ». C’est seulement cette dérogation qui a motivé la suspension partielle dudit article par le TA :

« Article 2 : L’exécution de l’article 10 précité du règlement des piscines de Grenoble dans sa rédaction issue de la délibération du conseil municipal du 16 mai 2022 est suspendue en tant qu’elle autorise l’usage de tenues de bain non près du corps moins longues que la mi-cuisse. »

Ainsi, le membre de phrase suspendu ne figure plus sur le site de la ville de Grenoble.

Certes, rien ne dit que le Conseil d’État, saisi en appel, confirmera la nature et la portée de cette dérogation : du strict point de vue de l’hygiène et de la sécurité, le burkini présente-t-il vraiment des inconvénients manifestes ? S’agit-il d’une dérogation, ou d’une simple modification ? Néanmoins, le raisonnement adopté par le TA mérite d’être suivi jusqu’au bout, en ce qu’il réussit à y raccrocher la laïcité, de façon juridiquement étayée, mais peu habituelle.

Le burkini est bien un accessoire religieux

C’est en vain que d’habiles exégètes, ou des bien-pensants demi-habiles, soutiennent que le burkini n’aurait rien de religieux, encore moins d’intégriste, mais serait seulement destiné à permettre à des femmes pudiques – voire mal à l’aise avec leur corps- d’accéder aux piscines. On a connu les mêmes arguties avec le voile. Or aucun juge français ou international ne s’aventurera jamais à débattre du caractère religieux d’une tenue : il suffit qu’il soit revendiqué par qui la porte1.

Tel était bien le projet de la créatrice du burkini2 : « Les maillots de bain BURQINI ® – BURKINI ® […] ont été développés conformément au code vestimentaire islamique ».

En l’espèce, le mémoire en défense de la ville de Grenoble confirme les motivations religieuses du port de cette tenue, comme le relève le TA. Selon le rappel de la procédure (début de l’ordonnance), il est notamment argué que : « les usagers des piscines ne sont pas soumis à des exigences de neutralité religieuse ; […] la circonstance qu’une pratique soit minoritaire est sans effet sur sa qualification religieuse ; […] ».

De même, les arguments d’Alliance citoyenne et de la Ligue des droits de l’Homme, intervenants admis, ne peuvent éviter d’invoquer la motivation religieuse (cf. rappel de la procédure).

  • Pour Alliance citoyenne, de façon fort alambiquée :

« La circonstance selon laquelle certaines tenues de bain, comme le burkini, pourraient être regardées comme manifestant des convictions religieuses […] ; »

  • Pour la Ligue des droits de l’Homme, en mêlant déni et contradictions internes (car si le burkini n’a rien de religieux, pourquoi évoquer le « fonctionnement d’une religion » ?) :

« Le maillot de bain couvrant n’est pas, par lui-même, un signe d’appartenance religieuse ; son port ne méconnaît pas les exigences du principe de laïcité ;  il n’appartient pas à l’État de s’immiscer dans le fonctionnement d’une religion et aucune pression n’a été relevée sur les femmes de la communauté musulmane ; […] »
On note avec inquiétude l’utilisation du terme de « communauté musulmane », bien peu républicain.

Ce qui a justifié la suspension, c’est le motif religieux de la dérogation aux règles communes

On l’oublie trop souvent, sous la pression des partisans exclusifs de « la laïcité comme liberté d’exercice des cultes », la laïcité ne se limite pas à la loi de 1905, essentiellement établie pour sortir du Concordat et du système des cultes reconnus et financés par l’État. Depuis 1946, elle figure dans l’art. 1er de la Constitution. Ainsi, le Conseil constitutionnel a donné, le 19 novembre 2004 (Traité établissant une Constitution pour l’Europe), une définition supplémentaire du principe de laïcité :

« […] les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Voilà qui complète utilement les dispositions de la loi de 19053. Le TA (Considérant n° 4) a appliqué cette définition aux règles « organisant et assurant le bon fonctionnement des services publics », c’est-à-dire « l’ordre public sous ses composantes de la sécurité, de la salubrité et de la tranquillité publiques4 ». Règles auxquelles « Il ne saurait être dérogé ».

Le TA en a tiré un principe de « neutralité du service public », qui paraît bien applicable à l’autorité organisatrice, conformément au principe de séparation (art. 2 de la loi de 1905) régissant la sphère publique (État, collectivités, établissements et services publics) et ses agents.

Cette neutralité concerne-t-elle pour autant l’ensemble du service public, y compris ses usagers ? Ce n’est pas le sujet, puisque le déféré vise, non pas le comportement de certains usagers, mais la décision de la ville organisatrice du service public. Le « Considérant 6 » en tire la conséquence logique :

« […] en dérogeant à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux, ainsi qu’il est d’ailleurs reconnu dans les écritures de la commune, les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte [au] principe de neutralité du service public. »

***

Il n’est pas sûr que le Conseil d’État, qui n’est pas fort ami de la laïcité, suive le raisonnement du TA, qui a choisi de conforter le déféré préfectoral. Néanmoins, cette affaire est l’occasion de rafraîchir quelques mémoires.

Ainsi, contrairement à ce que certains ont cru devoir soutenir, il n’est pas vrai que « dans l’espace public » on puisse « porter la tenue que l’on veut ». C’est la « valeur relative des libertés », définie à l’art. 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : toute liberté connaît des « bornes », qui sont : les droits et libertés d’autrui, et l’ordre public établi par la loi -en l’espèce, les dispositions du règlement intérieur de la piscine (espace public, et non « sphère publique »).

Enfin, il ne faudrait pas négliger l’une des assertions du déféré préfectoral : « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est ainsi suggéré que le port du burkini pourrait faire peser une contrainte prosélyte à caractère communautariste. De fait, sa présence même générerait une « pression de conformité » sur les baigneuses musulmanes ou supposées telles, qui pourraient craindre de passer pour « impures » aux yeux de la communauté ou du quartier si elles ne se couvraient pas entièrement le corps à leur tour.

Le Conseil d’État restera-t-il enfermé dans sa logique myope de 19895, quand il soutenait que le port du voile à l’école n’était pas en lui-même un acte de prosélytisme ? Si le prosélytisme (chercher à convaincre de ses convictions) n’est pas interdit, il devient répréhensible dès qu’il est effectué de façon abusive6, notamment par des pressions : or celles-ci ne sont pas forcément physiques, ni même verbales. Au-delà de la critique féministe justifiée des injonctions patriarcales à cacher le corps des femmes, il serait bon de se souvenir que les cibles des islamistes sont essentiellement les femmes musulmanes, ou supposées telles. Leur ruse est ici de se faire relayer par d’autres femmes.

NB . Le Conseil d’État confirme la décision du Tribunal administratif de Grenoble. Lire le communiqué de presse du CE.

***

Addendum du 24 juin 2022. Le juge des référés du Conseil d’État confirme

Citons le communiqué de presse de la Haute Juridiction (c’est nous qui soulignons) :

« …le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics. »

Soulignons qu’il s’agissait du premier cas de « déféré laïcité », procédure instaurée par la loi du 24 août 2021 (dite « séparatisme »). Les partisans de l’abrogation de ladite loi devront désormais avouer leur préférence pour le burkini.

Le juge des référés du Conseil d’État a donc suivi le raisonnement du TA de Grenoble. Il est même allé plus loin. Ainsi il a considéré que le règlement des piscines avait en réalité pour objet d’autoriser le « burkini » (on n’est pas loin de la notion juridique de « détournement de pouvoir »), et que ce vêtement répondait à une revendication religieuse.

On ne peut que s’en féliciter.

Le règlement intérieur des piscines a donc subi, non une simple « modification », mais une véritable «  dérogation », que l’ordonnance qualifie même de « ciblée » (visant le burkini). Elle met ainsi à mal le « monument d’hypocrisie » que nous avons relevé dans l’argumentation de la ville de Grenoble. Le juge n’a pas été dupe, et le dit sévèrement (c’est nous qui soulignons) :

« Cependant, d’une part, au regard des modifications apportées par la délibération du 16 mai 2022 au précédent règlement et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l’audience, l’adaptation exprimée par l’article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis », d’autre part, il résulte de l’instruction que cette dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps, est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse. Ainsi, il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers

L’ordonnance ajoute un argument « d’ordre public » intéressant : la dérogation en cause, « sans réelle justification », « est de nature à affecter […] le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes […] » (souligné par nous).

En revanche, le juge n’a pas donné suite à l’assertion incidente du déféré préfectoral, selon lequel « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est vrai que la question du prosélytisme, que nous évoquions dans notre article précédent, ne concerne pas l’action de la ville de Grenoble, mais seulement les instigateurs (-trices) de la revendication. Or, même sans prosélytisme abusif, il suffit que la dérogation à la règle commune ait un motif religieux pour porter atteinte au principe de laïcité et de neutralité du service public.

Que donnera le recours au fond ? Le juge des référés étant en l’espèce le Président de la section du contentieux du CE, on peut penser qu’il ne serait pas aisément désavoué. De son côté, le maire de Grenoble a annoncé respecter la décision, tout en développant une argumentation sophistique. Selon lui, l’annulation n’aurait été causée que par le caractère « non près du corps » de la « jupette » : en quoi il n’a pas bien lu l’ordonnance d’appel, qui ne reprend plus la question de la « jupette », mais le fait que la dérogation visait en réalité à autoriser le burkini.

Notes

1 – Sauf la passoire des pastafaristes (pour qui le monde a été créé par un monstre volant en spaghettis), en raison du caractère parodique revendiqué par cette conviction (CEDH, De Wilde v. The Netherlands, 2 décembre 2021).

3 – Constitutionnalisées à leur tour (décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013)… à l’exception de l’interdiction de subventionner les cultes !

4 – Définition de l’ordre public par l’art. L2215-1 du Code général des collectivités territoriales, qui prévoit un pouvoir de substitution du préfet en cas d’inaction du maire.

5 – Conseil d’État – Avis du 27 novembre 1989 – Port du foulard islamique

6 – CEDH, 16 décembre 2016, Kokkinakis c. Grèce

Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans les activités sportives

Un vademecum du « Conseil des sages »

Si la question résurgente du « burkini » n’a pas changé de nature politique depuis 20161, en revanche, en se manifestant dans les piscines publiques, elle affecte un terrain plus sensible, parce que plus réglementé, que celui des plages où elle était initialement apparue. Elle n’est qu’un jalon parmi d’autres tests que les menées communautaristes font subir aux principes républicains, notamment dans le domaine du sport auquel il convient de s’intéresser plus largement en s’aidant d’un ouvrage éclairant.
Publié récemment et téléchargeable sur la page du Conseil des sages de la laïcité, le vademecum Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans le champ des activités physiques et sportives2 parcourt et analyse de manière concrète la plupart des situations qui, dans le domaine de l’activité sportive, peuvent contrevenir aux principes républicains. Doit-on, peut-on y faire obstacle et si oui, comment ?

Après avoir exposé la pertinence de la question – l’intervention croissante du religieux dans la pratique sportive, constatée notamment par plusieurs rapports parlementaires et de l’IGESR3 –, après en avoir identifié distinctement les risques – prosélytisme, communautarisme, radicalisation -, cet ouvrage de 67 pages éclaircit sous forme de 10 fiches thématiques les multiples contextes et statuts dont la complexité, en l’absence d’un tel éclaircissement, est génératrice de confusions.

En effet, des situations apparemment identiques n’appellent pas la même appréciation selon qu’elles prennent place dans l’exercice du sport scolaire, du sport universitaire, dans une fédération agréée, une fédération délégataire, au sein d’une association sportive privée, dans un club municipal, etc., et aussi selon la nature de l’activité qu’on y exerce (organisateur, employé, simple pratiquant). Et ce n’est pas le moindre mérite de ce vademecum que d’avoir réussi à structurer et à ordonner cette « usine à gaz » qu’est apparemment l’organisation du sport en France. Pour chaque type de contexte (service public, fédération, association, structure municipale…) un tableau pose la question « Suis-je astreint à une obligation de neutralité ? », la décline selon le statut de l’intéressé (organisateur, salarié par l’organisme, bénévole, arbitre, pratiquant…) et y répond très clairement en s’appuyant sur la réglementation en vigueur. On sait alors dans quels contextes, pour quels statuts, la règle de neutralité est une obligation, dans quels autres elle est une possibilité et selon quels moyens. Ainsi et par exemple, un bénévole ou un salarié participant à l’encadrement sera soumis à l’obligation de neutralité dans le cadre de l’Union nationale du sport scolaire (UNSS), alors qu’un règlement intérieur pourra lui imposer de restreindre la manifestation de ses convictions dans le cadre du sport universitaire (FFSU)4.

Enfin, armé par cette clarification, on passe à la partie pratique et proprement analytique qui mobilise les outils mis en place précédemment. Que faire lorsque tel ou tel cas concret se présente, à quelle typologie remonter pour l’apprécier et prendre une décision ? L’exposition de onze « situations » significatives5 montre pour chaque cas comment pratiquer cet exercice du jugement et permet d’obtenir une réponse pertinente.

L’actualité me conduit à citer intégralement le cas n°4 : port du burkini par une nageuse dans une piscine municipale, p. 55 :

Faits

Madame F. a adhéré en 2020 à des activités proposées par la piscine municipale. En janvier 2021, elle décide de les poursuivre en burkini. Les encadrants sportifs lui demandent de ne plus revenir tant qu’elle n’aura pas changé de tenue de bain. Les encadrants sont-ils dans leur bon droit ?

Eléments de réponse

Les personnes fréquentant les piscines municipales sont des usagers du service public. Le principe de laïcité ne leur est pas directement applicable.

Toutefois, des considérations liées aux exigences minimales de la vie en commun dans une société démocratique ou à la prévention des troubles à l’ordre public pouvant être suscités par le port de ces tenues, peuvent justifier une interdiction au principe de libre manifestation des croyances religieuses dans l’espace public.

Par ailleurs, la commune ou le gestionnaire de l’équipement municipal peut subordonner l’usage de la piscine au port d’une tenue vestimentaire adaptée aux impératifs d’hygiène et de sécurité.

Le code du sport et le code de la santé publique soumettant les gestionnaires de piscines ouvertes au public au respect d’obligations sanitaires, de sécurité et de surveillance, il appartient à la commune gestionnaire de la piscine de fixer ces règles dans son règlement intérieur.

Ce règlement étant porté à la connaissance de tout usager, l’accès au bassin peut être refusé aux personnes qui ne s’y conforment pas.

De cet exemple, entre autres, on conclura que, lorsque la neutralité ne s’impose pas a priori sous la forme d’une obligation (comme ce serait le cas pour un agent public) elle ne doit pas pour ce motif être systématiquement écartée : il y a toujours possibilité pour l’organisme gestionnaire de fixer, de manière justifiée, un règlement intérieur qui permet de la mettre en place.
J’ajouterai une conclusion politique. Puisqu’on peut en la matière faire obstacle aux comportements qui menacent les principes républicains ou qui testent leur degré de résistance aux tentatives d’affaiblissement, s’abstenir de le faire et se prévaloir d’une telle abstention ne relève pas d’un pur et simple juridisme, c’est une prise de position militante.

Notes

1 – Rappelons qu’en 2016, juste après l’attentat de Nice, l’opération « burkini » a, en l’espace de quelques jours, fait passer la France du statut de victime à celui de persécuteur… Et certains osent encore aujourd’hui, avec l’affaire des piscines de Grenoble, prétendre que la question est anecdotique – comme en 1989, au moment de l’affaire de Creil, certains prétendaient qu’il s’agissait simplement d’un « foulard » ou d’un « fichu ». Voir l’article de 2016 « Burkini : fausse question laïque, vraie question politique » https://www.mezetulle.fr/burkini-fausse-question-laique-vraie-question-politique/

2 – Dédié à la mémoire de Laurent Bouvet, préfacé par Dominique Schnapper, le vademecum est téléchargeable gratuitement sur la page du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Education nationale https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537 . Sur cette page on trouve d’autres publications du Conseil des sages, notamment le coffret Guide républicain, et le vademecum La laïcité à l’école.

3 – IGESR : Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche.

4 – Voir pages 24-26.

5 – Ce faisant, ce vademecum s’inspire de la méthode par « fiches ressources » déjà utilisée dans le vademecum La laïcité à l’école https://www.education.gouv.fr/media/93065/download .
Voici la liste des onze situations. 1 – Le port d’un signe d’appartenance religieuse dans une salle de mise en forme. 2 – Le port d’un signe d’appartenance religieuse par un arbitre pendant une rencontre sportive. 3 – Le port d’un couvre-chef à caractère religieux lors de compétitions sportives. 4 – Le port du burkini par une nageuse dans une piscine municipale. 5 – La demande de créneaux horaires non mixtes dans une piscine municipale. 6 – Le jeûne rituel d’un sportif lors d’une compétition. 7 – La prière observée par certains sportifs dans un vestiaire avant une rencontre sportive. 8 – Le signe d’adhésion à un culte d’un joueur dans une enceinte sportive. 9 – Le refus de serrer la main de l’arbitre, pour un motif religieux, dans une enceinte sportive. 10 – Le refus de participer au cours d’EPS. 11 – L’ostentation religieuse dans le sport scolaire.

Christophe Dominici, des bleus à l’âme

« J’ai préféré le rugby au football pour me rapprocher davantage du ravin »

Christophe Dominici, immense joueur de rugby, est mort hier 24 novembre 2020. Après le récent décès de Denis Tillinac, c’est à nouveau un Rugby blues qui nous saisit, et qui nous convie aussi à une célébration de la flamboyance et de la fragilité.

Même ceux qui prétendent « ne rien comprendre au rugby » ou ne pas s’y intéresser sont éblouis par la vidéo du fabuleux essai marqué en octobre 1999 contre les non moins fabuleux All Blacks. C’est que ce moment d’anthologie est un concentré fulgurant du talent de Christophe Dominici, de sa justesse à saisir l’occasion, de son énergie. C’est aussi un symbole de la contingence dans laquelle nous sommes tous immergés, qu’il serait vain de vouloir abolir mais qu’il serait honteux de ne pas affronter, les yeux grands ouverts, en sachant que c’est précisément parce qu’on peut s’y abîmer qu’on peut y réussir magnifiquement en des moments de grâce capables d’illuminer notre vie. La combinaison du « coup de pied par dessus » avisé frappé par Fabien Galthié et de la saisie juste, parfaite et dynamique du rebond par Christophe Dominici filant à toutes jambes vers l’essai est une superbe leçon de morale.

« Il y a des jours où les ballons t’arrivent comme des mots d’amour »1.

Je me souviens avec émotion de ma rencontre avec Christophe Dominici, dans le cadre d’un entretien pour Philosophie magazine  publié à l’ouverture de la Coupe du monde de 2007, qui réunit aussi Martin Legros et Julien Charnay. La photographe Muriel Franceschetti a pris à cette occasion une série de photos, Muriel et Christophe m’ont fait cadeau de celle-ci.

Elle fut légendée ainsi par un de mes proches amis, faisant allusion à La Vierge, Sainte Anne et l’Enfant Jésus de Léonard de Vinci (Musée du Louvre)  : « La Vierge surprise par Sainte Anne s’emparant de l’enfant Jésus »2.

La même année 2007, en collaboration avec Dominique Bonnot, Christophe Dominici a publié un livre intitulé Bleu à l’âme (Paris, Cherche-midi)3. Il raconte comment un jeune héros baroque hyperbolique et précieux, en regardant en face ses propres failles, se convertit en héros classique, et rejoint ceux qui osent gagner sans outrecuidance, qui osent tout vouloir et tout accomplir – amour, gloire, devoir – parce qu’ils en connaissent le prix et la fragilité et parce qu’ils n’en cherchent pas la route ailleurs qu’en eux-mêmes. S’y déroule une sorte de phénoménologie de la fêlure comme constitutive de la force, de la fragilité comme condition de la fermeté d’âme et de corps, de l’exposition comme mode de vie et d’accès à l’excellence : « J’ai préféré le rugby au football pour me rapprocher davantage du ravin […] »

Notes

2 – Double allusion en réalité, car Jean Lacouture parle d’une « balle en forme d’Enfant Jésus », dans Voyous et Gentlemen. Une histoire du rugby, Paris : Gallimard, 1973.

Écouter l’émission « Les Chemins de la philosophie » du 13 nov 2020

On peut écouter – ou réécouter – en « podcast » l’émission « Les Chemins de la philosophie » (Adèle Van Reeth, France Culture) diffusée en direct le vendredi 13 novembre 2020, dont j’étais l’invitée dans la série « Profession philosophe ».

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-emission-du-vendredi-13-novembre-2020

Je profite de cette annonce pour remercier très vivement toute l’équipe de l’émission qui  a effectué un travail approfondi de préparation, et assuré un « suivi » technique impeccable. Sans parler de l’ambiance chaleureuse et stimulante dans laquelle j’ai été placée au moment du « direct » – ce qui n’était pas facile à distance par liaison téléphonique …

Voir le site de l’émission avec les podcasts de la série « Profession philosophe » :

https://www.franceculture.fr/emissions/series/profession-philosophe

 

« Propos mêlés sur le rugby », ouvrage collectif lu par C. Kintzler

Paru dans l’été 2020, l’ouvrage collectif Propos mêlés sur le rugby (sous la direction de Gilbert et Yannick Beaubatie et d’Anne Deplace, éd. Mille sources) est à tous égards un « poids lourd ». Il s’impose par son volume – 496 pages – et par sa qualité – quelque 80 contributions, allant du témoignage à l’étude historique1 et à l’analyse conceptuelle, de la variation poétique au « coup de gueule », rehaussées d’illustrations judicieusement choisies loin du tapage et du lissage médiatique2. Poids lourd aussi et surtout par la tonalité brûlante et nostalgique qu’il laisse au cœur des amoureux du « rugby d’avant le désastre »3 assistant, désemparés, à l’extinction de « la flamme des humbles superbes »4.

Ce n’est pas seulement, même s’il y occupe une très large place, le rugby flamboyant et oxymorique d’évitement et de contact, de mouvements contraires et contrariés, de zigzags qui filent tout droit vers l’en-but, de poussées et d’envolées, d’urbanité et de ruralité, qui est célébré et analysé. Pas seulement l’obscure clarté de cette cérémonie secrète qui, déployée sous les yeux des amateurs, « adoube chevaliers mais jamais stars »5 ceux du village ou de la rue d’à côté. Est scrutée aussi, avec une indignation contenue, la trajectoire déclinante – on oserait presque dire renégate – par laquelle le rugby devient, comme nombre d’autres sports, « un segment de l’économie planétaire »6. Assigné qu’il est à la normalisation marchande qui lui impose l’uniformisation intensive tant des gabarits bodybuildés que des styles de jeu obsédés par la percussion et le verrouillage, sa dangerosité croissante broie des « surhommes pathétiques ». Sommé de rentrer dans le rang, il abandonne la fonction utopique qui pointait vers un « ailleurs » rêvé et pourtant accessible où l’humanité ordinaire, dans son déploiement varié, pouvait à la fois se reconnaître et se grandir. À l’image d’un maillot jadis « vierge de tout sponsor »7 et constellé aujourd’hui de taches publicitaires, il troque, en un échange désastreux, une parole « naguère littéraire, qui enchantait par sa verve la plume des écrivains » contre un discours formaté relevant de la « com ».

Malgré l’apparence d’un « pavé » de papier glacé, il ne s’agit pas d’un ouvrage destiné à la figuration sur une table basse de salon, d’un « beau » volume que l’on se contente de feuilleter.  C’est un livre qui appelle la lecture – laquelle peut être dispersée, sautant d’une contribution à l’autre sans observer nécessairement de séquentialité, mais ne peut jamais rester extérieure car chaque auteur est allé « chercher » son texte au plus profond de lui-même. On ne le lira pas tantôt pour s’émerveiller tantôt pour se désoler car une telle partition est fausse : on l’aimera parce que, fidèle à l’immanence et au contraste qui constituent le rugby, ce livre fait de l’amertume elle-même une étincelle réjouissante.

Propos mêlés sur le rugby ouvrage collectif sous la direction de Gilbert et Yannick Beaubatie et d’Anne Deplace, éd. Mille sources, 2020, 496 p.

Notes

1 – Entre autres « Faux rebonds », étude historique majeure signée par Xavier Lacarce, p. 259-279.

2 – Chaque photo, écartant l’exhibitionnisme technique du « geste » pris dans son abstraction, enracine son propos dans un souvenir, une histoire, un moment réfléchi, un éclat de rire, un regret… C’est dans un mouvement analogue de réflexion, de retour, que s’inscrivent les dessins (Perrine Rouillon, Roger Blachon, Béatrice Chastagnol), sculptures et toiles (Béatrice Chastagnol, Bernard Crémon).

3 – Denis Tillinac, préface au livre posthume de Jacques Verdier Ils ont franchi le rugbycon ! (Albin-Michel, 2019), citée par Robert Redeker p. 481.

4 – Jean-Pierre Oyarsabal, p. 403.

5 – Préface de Christiane Rancé, p. 3.

6 – Robert Redeker, p. 481.

7 – Adrien Pécout, « Symboles décolorés », p. 423.

Manifester quand on est vieux : un comportement à risque qui demande à être encadré

Les sportifs amateurs savent que les fédérations sportives, conformément à la loi, réclament un certificat médical d’absence de contre-indication pour délivrer leurs licences1. Le certificat doit être renouvelé par la suite tous les trois ans, sous réserve d’avoir répondu à un questionnaire de santé. C’est de cette disposition que s’inspire un projet de réglementation touchant la participation des personnes de plus de 70 ans à des manifestations sur la voie publique.

On a vu en effet ces derniers temps que participer à une manifestation de rue peut s’apparenter à un sport. Une telle participation présente des dangers particuliers pour les personnes âgées. Même si elles sont valides et même s’il s’agit d’une manifestation déclarée (où le calme n’est pas a priori assuré), elles peuvent être exposées à des pertes d’équilibre, à des lenteurs dans leurs déplacements qui les retarderaient en cas de mouvements de foule ou de progression énergique des forces de l’ordre, etc. Et cela surtout si elles manquent de la sagesse convenable à leur âge qui devrait leur dicter de rester à l’écart ou, plus sagement encore, de rester confinées chez elles. Il faut donc les protéger contre elles-mêmes. Le mieux serait évidemment de leur interdire toute sortie en toutes circonstances car toute sortie est hasardeuse (ne peut-on pas faire une mauvaise chute par exemple en allant voter ?), mais cette interprétation stricte du « maintien à domicile » risquerait d’être retoquée par le Conseil constitutionnel.

Après avoir pris l’avis d’un conseil d’experts, des élus2 envisagent de proposer par voie législative l’obligation pour les personnes âgées de plus de 70 ans désireuses de manifester sur la voie publique de se faire établir par un médecin un certificat de non contre-indication à la participation à de telles manifestations. À la différence de la réglementation touchant la pratique d’un sport, cette disposition serait plus contraignante au moins sur deux points. 1° Les personnes concernées devront être porteuses du certificat à chaque participation à une manifestation et le présenter à tout contrôle avec une pièce d’identité. 2° Le certificat sera valide un an seulement.

Si cette sage disposition est adoptée, elle sera une contribution utile à la réflexion sur la prévention et le contrôle des comportements à risque3 en attirant davantage l’attention sur la sollicitude requise envers nos seniors.

Notes

1 – Voir le détail très bien expliqué sur le site de la Fédération française de randonnée pédestre.

2Mezetulle s’est procuré le texte de l’avant-projet avec la liste de ses contributeurs :  suivre ce lien.

3 – N’oublions pas que ces comportements entraînent presque toujours un coût pour la dépense publique, comme le montre cet article.

http://dlssm.free.fr/smileyanimaux/poisson/6%20(4).gif

Le « hijab » Décathlon. Droit d’affichage et droit de réprobation, sport privé et sport national

La mise en vente d’un hijab de running (voile islamique destiné à la pratique du sport) par Décathlon puis son retrait ont causé bien des discussions récemment1. Certains lecteurs se sont peut-être étonnés que Mezetulle ne se précipite pas sur ce sujet : lassitude d’avoir à répéter des analyses mille fois rendues publiques. Je ne pourrais en effet, sur le fond, que republier, en l’adaptant, un article intitulé « L’affichage politico-religieux dans la société serait-il au-dessus de toute critique ? » mis en ligne ici même en juin 20182. J’ajouterai maintenant quelques commentaires et variantes.

En effet, cette affaire de vente de hijab et d’affichage politico-religieux dans la pratique du sport amateur soulève à mes yeux la même question que naguère l’affichage politico-religieux par une militante syndicale, ou celui, largement commenté en 2016, du « burkini » sur une plage3. En quoi cette liberté d’affichage (liberté dont jouit la société civile d’exprimer une opinion) oblige-t-elle à la bienveillance ceux qui ne souscrivent pas à l’opinion affichée ? Au prétexte que le port du voile peut formellement relever d’un « choix », faut-il en chanter les louanges et faire comme s’il s’agissait d’un progrès social ? Faut-il même rester silencieux et, si on désapprouve ce port, se priver de cette même liberté ? En quoi cette liberté interdirait-elle la critique, la désapprobation publique ? En l’occurrence ce n’est pas le port du voile islamique qu’il convient de « respecter », pas plus que celui d’un autre signe politique ou religieux, mais simplement le droit commun.

Je me suis livrée à l’exercice d’adaptation du texte que j’ai publié en juin 2018. Exercice très facile : il suffit d’ajouter une référence. Voici le résultat de cette minime transformation appliquée à la conclusion dudit article :

« Oui, on a le droit de porter le voile, oui on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, y compris lorsqu’on est un représentant syndical, y compris quand on fait son « jogging » matinal. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion qu’on a de cet affichage et toute la crainte qu’il inspire. Et il n’est pas interdit, jusqu’à nouvel ordre, de s’imposer ce droit de réprobation et de critique publiques comme un devoir civil. »

Mais cette fois, me dira-t-on, il s’agit aussi de la liberté du commerce : critiquer cette mise en vente, c’est, qu’on le veuille ou non, entraver ladite vente, ce n’est pas bien. J’espère que ceux qui avancent ce pseudo-argument ne font pas d’histoires en voyant un paquet de dattes israéliennes exposé insolemment dans une grande surface, ou se taisent sagement devant la vente d’armes, par « respect » pour le « commerçant » qui les propose. Pseudo-argument, ai-je dit, car quel commerce à but lucratif échappe à la mode, à l’opinion, à ce que pensent – à tort ou à raison – ceux qu’il estime être ses clients ? Lequel renonce à toute publicité ? Lequel, lorsqu’il s’agit d’une maison de la taille de Décathlon, renonce à mener des études de marché ? Il se trouve que le « marché » fait parfois savoir son opinion autrement que par la voix des experts chargés de le découper en « segments »4.

D’un autre côté, je vois venir quelques bouderies condescendantes. Comment ? Catherine Kintzler pousse le formalisme (traduisons : la tiédeur) jusqu’à soutenir que le port d’un hijab de sport est licite ?

D’abord, il arrive qu’on désapprouve ce qui est licite et qu’on le fasse savoir bruyamment. Ensuite, l’affaire du hijab Décathlon concerne, jusqu’à plus ample information (et c’est du moins ce que j’ai compris), la pratique amateur du sport dans la société civile. Mais il n’est pas exclu, même après l’échec de cette commercialisation en France, qu’elle s’inscrive dans un mouvement plus vaste excédant le domaine civil privé et qu’il s’agisse d’un pion de plus avancé pour entamer le domaine participant de l’autorité publique : en l’occurrence les sports pratiqués dans le cadre national. La question en effet est tout autre si un tel affichage venait à être admis au sein de compétitions sportives engageant la représentation nationale et particulièrement par des athlètes et compétiteurs représentant la nation, lesquels doivent dans ce cadre rester à l’écart de toute option politique ou religieuse. La question, on le sait, est ouverte et petit à petit les fédérations sportives plient l’échine devant certaines exigences5.

Je ne peux mieux faire à ce sujet que renvoyer aux combats laïques d’Annie Sugier6 et soutenir la Ligue du droit international des femmes dans son Interpellation du Comité d’Organisation des Jeux pour un strict respect de la Charte Olympique .

Notes

2 – Article lui-même inspiré par l’analyse développée dans un chapitre de mon Penser la laïcité (Paris : Minerve, 2014 et 2015 2e éd.).

4 – Il se trouve que le « segment » concerné n’aura aucun mal à trouver ledit produit. Je me suis demandé à ce sujet pourquoi Décathlon ne propose que parcimonieusement des « tours de cou » genre Buff – accessoire sportswear polyvalent très à la mode, existant en plusieurs matières, tailles, couleurs et motifs, pouvant se porter de multiples manières y compris très « couvrantes » par les femmes et par les hommes – et se lance parallèlement dans la commercialisation de hijab spécialisé. En réalité la réponse est dans la question : il s’agit bien de viser un segment en spécifiant l’article, ce que souligne l’argument du « confort » avancé par le magasin. L’effet est de banaliser une façon particulière de se vêtir en toutes circonstances, en légitimant l’extension du domaine du port du voile et de sa visibilité. Une façon de mettre en œuvre la maxime ultime : « partout où une femme peut porter le voile, elle le doit ».

5 – Voir par exemple l’article de La Croix « Le voile islamique progresse sur les terrains de sport« . Je ne peux m’empêcher de décerner la palme de l’allégeance à la Fédération World Rugby, qui, dans le chapitre précisant l’équipement autorisé des joueurs, ajoute, au titre de l’équipement supplémentaire des féminines, « un foulard sur la tête » – alors que le casque flexible est autorisé pour tous http://laws.worldrugby.org/?language=FR (menu « Règles du jeu » -> Numéro 4).

6 – Voir notamment la recension de l’ouvrage Comment l’islamisme a perverti l’olympisme par Fewzi Benhabib et l’article « Ce que cache le ‘hijab running noir’ de Décathlon » sur le site du Comité laïcité république.

« Comment l’islamisme a perverti l’olympisme », lu par Fewzi Benhabib

La parution du livre Comment l’islamisme a perverti l’olympisme1 est on ne peut plus opportune au moment où Paris défend sa candidature pour l’organisation des Jeux olympiques de 2024. Fewzi Benhabib2 en présente ici les motifs et les grandes lignes.

Les auteurs, Annie Sugier, Gérard Biard et Linda Weil-Curiel, mettent au jour le mécanisme de l’islamisation du sport féminin international, et montrent comment ses initiateurs, les habiles Iraniens, se sont joué des organisations « femmes et sport » et des résistances de quelques fédérations, bientôt lâchées par les organes décisionnels et le CIO.

La présentation sous forme de questions/réponses permet – même au lecteur peu averti des choses du sport – de suivre aisément le déroulement des événements ayant mené à la situation catastrophique actuelle : les tenues islamistes envahissent les stades au fallacieux prétexte de ne pas empêcher les « musulmanes » de participer aux compétitions, sous peine de « discrimination »… et ce malgré les protestations des premières médaillées olympiques d’Afrique du Nord, Nawal El Moutawakel et Hassiba Boulmerka et le courage des nouvelles résistantes comme la médaillée d’or Tunisienne, Habiba Ghribi.

Le livre s’achève sur le combat de l’Iranienne Darya Safai qui a osé protester aux JO de Rio 2016 contre l’interdiction faite aux femmes d’entrer dans les stades en Iran.

Devant la quasi-absence des Françaises des conférences internationales où tout se jouait, et le silence des autorités françaises, on peut légitimement se poser la question de la volonté de respecter l’éthique du sport par le comité d’organisation des JO 2024 qui va défendre la candidature de Paris à Lausanne le 11 juillet prochain.

Les questions soulevées par le livre sont un signal fort : on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas que ce qui s’étale sous nos yeux est le résultat d’une stratégie délibérée…

Notes

1 – Annie Sugier, Gérard Biard et Linda Weil-Curiel Comment l’islamisme a perverti l’olympisme, Chryséis Editions, mai 2017. Version numérique à télécharger (lien sur le site de l’éditeur http://www.chryseiseditions.com/comment-lislamisme-a-perverti-lolym ou sur le site d’Amazon ) : 3,5 euros. Version brochée : 6,86 euros.

2 – Fewzi Benhabib est ingénieur de recherche, membre fondateur de l’Observatoire de la laïcité de Saint-Denis.

Rugby : la mentalité de « valeureux perdant »

Entre Cyrano de Bergerac et le « livret de compétences »

Après les courtes défaites contre l’Australie et la Nouvelle-Zélande, le XV de France a trébuché de peu (3 points) contre l’Angleterre à l’ouverture des 6 nations 2017. Cette régularité de « valeureux perdant qui méritait mieux » et dont on aligne les statistiques après chaque match (n’ont-ils pas coché toutes les cases du « livret de compétences » ?) demande quelque réflexion : ce qu’il faut réussir, c’est l’épreuve ! [Avec un ajout du 12 février après la victoire brouillonne contre l’Écosse… enfin !]

« On continue à ne pas gagner ». Je paraphrase ici, mais en le retournant, un mot d’esprit de Patrice Lagisquet, ironique devant le jeu terne, mais gagnant, du Biarritz Olympique à l’automne 20071.

Oui, comme le dit un article de Rugbyrama, après la très courte défaite du XV de France samedi 4 février devant l’Angleterre, « Etre de magnifiques perdants, ça suffit ! » On préférerait tout de même de médiocres gagnants. Les Anglais, qui balbutiaient leur rugby en première période, on gardé leur sang-froid et monté en puissance, changeant de méthode, corrigeant leur points faibles, sachant gérer l’horloge comme un partenaire et utiliser les ressources de leur banc. Ils ont gagné et pas du tout médiocrement par-dessus le marché. Le match était beau, passionnant.

C’est cependant à grands renforts de statistiques, occupation du terrain, occasions d’essai, engagement, touches, ballons rendus, mêlées, etc., que certains essayent de se consoler devant un tableur Excel. Sauf que le rugby, pas plus que la vie, ne se réduit à des statistiques. Le « contrôle continu », s’il peut excuser un faux-pas en compétition ou en examen, ne peut pas servir d’alibi à qui manque, régulièrement, de réussir les épreuves. Une épreuve, qu’il s’agisse d’une compétition sportive ou d’un examen, n’est pas cumulative en ce sens : c’est le moment où on remet tout en question, c’est un moment de vérité et non une accumulation de petits succès. La somme est celle du travail de préparation, et elle doit être mobilisée intégralement à l’instant « T » pour réussir.

Aligner les qualités de bon élève bien propre sur lui en cochant toutes les cases du « livret de compétences » ne suffit donc pas. Car les « compétences », à ce niveau, c’est la moindre des choses : ce sont des performances qu’on attend. Le bon élève n’est pas celui qui fait plaisir aux grilles préétablies de classification2, c’est celui qui est véritablement armé pour affronter les épreuves.

Heureusement, cette mentalité pleurnicharde et infantile de « perdant valeureux qui méritait tellement mieux », oscillant entre la célébration du panache humble de Cyrano de Bergerac, cet éternel loser, et l’aigreur de la calculette frustrée faisant les moyennes des différents « secteurs de jeu » – comme si on était ici en situation d’apprentissage – n’est pas celle des joueurs, ni celle de Guy Novès, qui, après avoir fait sans concessions la liste des fautes individuelles, déclare :

« On perd de trois points contre les Anglais, deux contre l’Australie et cinq contre la Nouvelle-Zélande (en novembre). Finalement on n’est pas si loin que ça, même si sur des périodes du match on a été quand même dominés, il y a des secteurs sur lesquels on peut progresser. On n’a que ce que l’on mérite. Malgré tout on perd et on ne méritait pas de gagner sur la fin du match. Il faut en prendre conscience et que ça nous serve de leçon. Et se tourner vers l’avenir en se disant qu’on a les moyens de mieux faire. » (Rugbyrama 6 février)

C’est au rugby que la langue courante a emprunté l’expression « il faut passer de l’essai à la transformation ». Il faut savoir passer de la salle de classe à la situation d’examen.

Ajout du 12 février après la victoire contre l’Écosse : où l’on voit que gagner n’est pas une « compétence » parmi d’autres

Ouf, ça y est ! Victoire 22 à 16 contre une équipe d’Écosse très accrocheuse ce dimanche 12 février, à l’issue d’un match crispant, avec un jeu brouillon, beaucoup moins bien décliné (à part une mêlée souveraine) que contre l’Angleterre le 5, mais… gagnant (ou plutôt « non-perdant »). Cette fois, même s’ils n’ont pas coché toutes les cases du « livret de compétences », ils n’ont pas oublié la case principale, dont on voit bien qu’elle ne valide pas une « compétence » parmi d’autres. On préfère ça !

Il est donc permis de souhaiter davantage : conjuguer l’application valeureuse et la gagne, c’est possible ? Il semble même que ce soit nécessaire pour enchaîner les épreuves de ce très bel objet sportif qu’est le Tournoi des 6 nations.

© Catherine Kintzler, 2017. Article publié parallèlement sur le blog La Choule.

  1. Il avait en effet déclaré : « On continue à ne pas perdre«  []
  2. Surtout si ces grilles sont établies par une école aveugle au réel – ce qu’une formation sportive de haut niveau ne peut pas se permettre. Aussi celles des « secteurs de jeu » restent heureusement près de la réalité et de la consistance d’une discipline, si on les compare aux « compétences » du collège 2016 ! []

École du savoir ou école utilitaire ?

Deux vidéos en marge du colloque du SNEP-FSU

« École du savoir ou école utilitaire ? » : c’était le titre d’une session du colloque « EPS et réussite pour tous » organisé par le SNEP-FSU en novembre dernier. Voici les vidéos des deux intervenants, Catherine Kintzler et Nico Hirtt, réalisées en marge de cette session.

Merci aux professeurs d’éducation physique de m’avoir invitée ; merci à eux de rappeler, inlassablement, que l’éducation physique fait partie des humanités. J’ai pu partager avec eux et avec Nico Hirtt un beau moment de réflexion sur l’école… et aussi quelques inquiétudes sur une politique scolaire qui ne songe qu’à l’adaptation, à l’immédiateté, à la « proximité » en congédiant la libéralité des savoirs, la gratuité – autrement dit la grâce – tant des esprits que des corps.

 

D’autres vidéos et documents relatifs à ce colloque  sont consultables sur le site SNEP-FSU.

Le prix Nobel et le footballeur

Brusquement, le « buzz » s’intéresse à la recherche fondamentale… Depuis que Jean-Pierre Sauvage a reçu avec deux autres chercheurs1 le prix Nobel de chimie, on l’a vu sous les projecteurs et derrière les micros toute la journée du 5 octobre. Loin de se laisser griser par le parfum médiatique, il ne profère pas les béatitudes habituellement répandues.

Mais non, ce n’est pas « juste magique »2, c’est le fruit du travail régulier, soutenu par une équipe, d’un « vrai penseur pas du tout bling-bling » comme le précise fort à propos un de ses collègues3. Et sa femme, que les journalistes ne manquent pas de solliciter, a le mot juste : « c’est bien », tout simplement ! Cela vaut bien que l’on boive juste une coupe de Champagne « dans un verre en plastique ».

Le nouveau lauréat garde donc la tête froide et dit, d’une voix intelligible, des choses parfaitement claires lorsqu’il s’efforce, là tout de suite en trente secondes (attention, c’est pour les auditeurs, il faut être très simple!) de résumer ses travaux. Mais il ne perd pas l’occasion, aussi, de rappeler que oui, il est toujours opportun de soutenir la recherche fondamentale – vous savez celle « qui ne sert à rien » et dont on s’aperçoit des décennies plus tard qu’elle est finalement très utile. On espère que le message sera reçu.

Puis vient la question à cent sous : « vous allez toucher le prix, 800 000 euros à partager avec vos deux co-lauréats : qu’allez-vous en faire ? ». S’ils se partagent également 800 000 euros, ça va faire 266 666 euros chacun. Et Jean-Pierre Sauvage, qui ne manque pas de répartie, de suggérer qu’on pense à Cristiano Ronaldo à qui, dit-il, « il suffit de dix minutes »4 pour empocher la même somme…

J’ai cherché à vérifier comme j’ai pu sur le web, et je n’ai trouvé que des chiffres remontant à 2012 et 2013 qui font état de gains d’environ 30 millions d’euros par an pour les footballeurs-stars. Il faudrait alors une petite dizaine de jours à Ronaldo ou à Messi pour engranger 820 000 euros. Ou encore 78 heures pour 266 000 euros, soit 3 jours 1/4.

Jean-Pierre Sauvage exagère ? Peut-être qu’il ne compte que le temps passé sur les terrains et à l’entraînement ? Ce qui serait vraiment injuste. L’énergie déployée pour les spots publicitaires à la télé, ça ne compte pas ? Le temps passé sur la table de massage, ça ne compte pas ? Les conférences de presse avec des questions compliquées (pas comme celles, ultra-faciles, qu’on pose à J.-P. Sauvage), ça ne compte pas ? Il ne voit donc pas que, quand on compte tout, on arrive seulement à 3 424 euros de l’heure, c’est-à-dire 570 euros toutes les dix minutes ?

Et puis quelle idée de comparer les gains d’un des meilleurs footballeurs internationaux (à qui il arrive d’envoyer un penalty sur le poteau en moins d’une seconde) avec ceux d’un chercheur universitaire qui a fait une découverte importante et reçoit une reconnaissance mondiale couronnant une vie de travail !

© Mezetulle, 2016

  1. Le Britannique Fraser Stoddart et le Néerlandais Bernard Feringa []
  2. Comme se croit obligé de dire en langage djeunn anglicisé le directeur de la faculté de chimie de Strasbourg, manifestement sous le coup d’une émotion qui le frappe d’une quasi aphasie. []
  3. Juste après sur la même vidéo, voir note précédente []
  4. Voir cet article, dernier alinéa. []

XV de France: honte, naufrage, mais aussi vérité

Jamais un tel score-fleuve en quart de finale Coupe du monde de rugby n’avait atteint celui qu’a encaissé le XV de France face aux All Blacks ce soir du 17 octobre à Cardiff : 62 à 13 ! Mais, à la différence des politiques, personne ne vient nous dire « le désastre vient de ce qu’on n’est pas encore allés assez loin dans cette voie, il faut persévérer car il n’y a pas d’autre politique possible ».

Ce match était pathétique, consternant. On croyait voir des cyclistes égarés sur un circuit de formule 1 : les Néo-Zélandais pouvaient se permettre de se déplacer en considérant que leurs adversaires étaient pratiquement immobiles ; ils se sont promenés, renversant tout sur leur passage par leur force, leur fraîcheur, leur rapidité, leur technique, leur virtuosité. Et on avait hâte d’entendre le coup de sifflet final pour arrêter le cauchemar. Déjà dans la précédente rencontre perdue contre l’Irlande, on avait attendu ce vilain soulagement de fin de match mettant un terme à une débandade naissante – mais c’était seulement dans les dix dernières minutes… on n’avait pas encore touché le fond.

Comment peut-on prendre une équipe finaliste de Coupe du monde il y a 4 ans, cette vice-championne du monde battue d’un point seulement par les mêmes All Blacks sur le score étriqué 8 à 7, et la mener vers un tel gouffre moral et physique ?

La copie n’est même pas à revoir. Il faut la déchirer et tout remettre à plat.

Et c’est là que la compétition sportive se montre comme révélateur et comme rapport à une forme de vérité aux antipodes du discours politique où sévissent les pompiers incendiaires.

Car lorsque les politiques échouent, nous avons toujours droit à un couplet du genre « oui on a échoué, mais c’est parce qu’on n’est pas allés assez loin, assez fort dans cette direction »… L’Europe, la sempiternelle réforme scolaire, le chômage ? Vous en reprendrez bien une louche car « il n’y a pas d’autre politique possible » et « il faut continuer dans la même voie, persévérer, ça finira par porter ses fruits ». En trente ans d’une telle « persévérance » dans la casse, il est même étonnant que la République française ait encore quelques beaux restes.. Alors, mettons les choses à leur place : au rugby, ce sont seulement 4 ans d’errements et de plongeons, et personne ne vient susurrer « persévérons » ! Une autre politique est donc possible.

© Mezetulle, 2015

Chapeau ou casquette ? Non : béret !

La randonnée en montagne s’accompagne d’un plaisir préliminaire que Mezetulle savoure à petites bouchées gourmandes la veille d’un départ : préparer le sac1. Le contenu de ce dernier a déjà été effleuré dans l’article Jogger et randonneur. Mais outre le sac, on emporte aussi bien sûr tout ce qu’on met sur soi : voilà une mine presque inépuisable de questions passionnantes toujours mal décidées, de choix déchirants. Les enjeux de ces choix ne sont peut-être pas aussi amples que ceux que Mezetulle a soulevés dans Couette ou couverture, mais ils méritent une petite pensée tout de même.

Prenons les choses par le haut. Impensable de partir en montagne sans couvre-chef. J’exclus d’emblée la randonnée hivernale, qui fait l’unanimité avec le très disgracieux et triste bonnet, m’en tenant à la sortie d’été où un soleil agressif est en principe de la partie. À observer les coutumes reçues par les randonneurs rencontrés en montagne depuis plus de trente ans, un dilemme oppose généralement ceux du chapeau (dont le concept technique inclut aussi le bob) et ceux de la casquette. Mais ni l’un ni l’autre ne convient vraiment : il faut trouver une troisième voie.

Le chapeau, gracieuse civilité au cœur de la nature

Longtemps, j’ai eu un faible pour le chapeau.

Indémodable, le chapeau soutient sa prétention au prestige, il unit avec une pointe d’affectation le passé et le présent, le rural et l’urbain, la rigueur de la symétrie et l’artiste désordre d’une crâne inclination, il admet des déclinaisons infinies dans le genre et dans le port, coiffant gracieusement hommes et femmes selon leur morphologie et leur complexion. Imbattable pour la politesse, par le raffinement du geste qui l’ôte ou qui le recoiffe, le chapeau affirme une sorte d’entêtement des bonnes manières, un attachement à la civilité et à la frivolité dans des lieux où elles sont d’autant plus urgentes qu’elles paraissent hors-sujet. Il ponctue ostensiblement la présence humaine dans une nature par définition indifférente, quand elle n’est pas hostile2. Même dans la version commando brousse-léopard qui s’acharne à l’abrutir tout en l’amollissant, il conserve quelque chose qui ressemble à de la préciosité, il sort toujours un peu du rang.

Côté technique, il n’est pas dépourvu de vertus. Protégeant aussi bien et simultanément front, oreilles et nuque par une ombre propice, il ne demande aucun ajustement laborieux dans les changements d’exposition. Sa coiffe loin ou près du crâne selon son degré d’enfoncement permet une ventilation réglable. Son ample visibilité n’est pas à négliger.

Je l’ai pourtant abandonné, le réservant à des lieux plus avenants et domestiqués où seules ses qualités brillent, alors que la montagne – même moyenne – parcourue sac au dos souligne ses défauts et les rend presque permanents. Le vent des crêtes le transforme en fanion capricieux et bruyant, et le fixer par une jugulaire ne sert qu’à l’empêcher de s’envoler tout à fait – sans compter que ce cordon disgracieux vient s’emmêler avec celui des lunettes de soleil. Qu’il soit ou non agité par le vent, son bord arrière vient trop souvent frotter le haut du sac. Enfin, un peu trop volumineux, il est assez difficile à ranger, et quand on le roule pour le glisser dans le sac, il en sort flapi, affreusement ondulé sur les bords, ayant perdu toute sa superbe… .

Le bob : la mocheté imperturbable d’un chapeau avili

Mais pourquoi s’enorgueillir d’un chapeau à larges bords? Il y a le bob, qui reste tout de même un chapeau si on en analyse la composition : coiffe ourlée d’un bord circulaire régulier. Consciencieusement enfoncé sur la tête, le bob résiste aux rafales et ne tutoie jamais le haut du sac à dos. Malléable, il se love aisément dans la poche du sac, et en ressort inchangé : puisqu’elle est déjà toujours froissée, sa mocheté demeure imperturbable. Voilà le hic – car ne parlons pas de la prétendue protection qu’il offre, toujours obtenue au prix d’un inconfort ; trop près de la peau, il habille plus qu’il n’abrite. Mais surtout sa laideur inattaquable vient à bout de n’importe quelle tête, si altière soit-elle. Je n’ai jamais vu personne qui, coiffé de ce stupide couvre-chef, n’ait pas l’air d’un demeuré ou au mieux d’une cloche.

En fait, pour qu’il soit présentable et qu’il ait quelque vertu flatteuse, il faudrait le porter comme celui des matelots américains : bords retroussés, ce qui revient à en annuler l’intérêt. Lequel, si on réfléchit bien, se borne principalement à être jetable sans regret, vu son coût dérisoire – et même parfois nul, distribué comme goodie. Que l’on prenne la chose dans un sens – « Je ne vaux rien et la preuve c’est que je suis moche » – ou dans l’autre – « Je suis moche et mon excuse c’est que je ne vaux rien » -, le bob reste irréversible, présentant toujours la même face jusque dans cette espèce d’humilité ostentatoire. Il suffit de voir une profusion de bobs plongeant sur le nez de troupes ambulantes bon enfant qui s’extasient à chaque détour du sentier pour se sentir presque coupable d’être un peu moins moche, un peu moins débraillé, un peu plus distant. Le bob ne rabat pas seulement le chapeau à son moment idiot, il le trahit ; c’est un chapeau avili, passé à la lessiveuse. 

La casquette et son urbanité décalée

Une solution de compromis serait de bricoler le bob pour le porter retroussé partiellement, de manière à former une visière. Mais là, il est évident que la casquette le surclasse. Même si on la choisit exempte de blason brodé snobinard, branchouillard et coûteux, même lorsqu’elle est aussi modeste que le bob, elle n’affiche pas d’orgueilleuse laideur. Il faut même reconnaître qu’elle peut avoir une certaine classe, sans bien sûr atteindre celle du chapeau dont elle conserve quelque chose de l’insolence urbaine, en la poussant parfois aux limites de la provocation. Porter en montagne une casquette de rappeur noire à visière plate obstinément orientée de travers même si le soleil tape de l’autre côté, c’est sans aucun doute inadapté et générateur de souffrance inutile, mais on sent bien que c’est exprès – et là, dans ces circonstances, il y a une esthétique porteuse d’une morale de l’exception devant laquelle on ne peut que s’incliner, même si on la trouve un peu tapageuse.

Si l’on modère ces extravagances baroques, la casquette en général ne fait pas mauvaise figure en montagne. Moins sensible au vent qu’un chapeau, elle protège bien les yeux d’une lumière malfaisante et se montre adaptée au port du sac à dos.  Mais les oreilles exposées… hum.. ce n’est pas toujours l’idéal. Pour le rangement dans le sac, elle est en revanche pire que le chapeau, avec sa visière rigide et cassante. Enfin, il faut bien l’avouer : plutôt seyante sur la tête des hommes, elle convient généralement très mal aux femmes. A moins d’étudier savamment le passage d’une queue de cheval dans la bride de réglage arrière, façon catogan, mais alors adieu aux variations d’exposition, on est sûre d’attraper un coup de soleil ; et puis vraiment quel geste chichiteux à faire chaque fois qu’on doit la recoiffer après l’avoir ôtée…

Le béret et la versatilité de la Pyrenean Touch relookée

Alors ? Après de longues années d’insatisfaction technique, esthétique et morale, j’ai opté, malgré ma méfiance envers ce qui sent le terroir (et qui ne se mange ni ne se boit), pour un grand classique pyrénéen : le béret3.

Sans aller jusqu’au surdimensionnement de la « tarte » du chasseur alpin, le béret peut être suffisamment large et malléable pour que son ombre protège à volonté aussi bien le front et les yeux que la nuque ou les oreilles, et cela sans aucun mouvement de rotation, par l’inclinaison que lui imprimera une simple chiquenaude. Il se roule aussi bien qu’un bob, se met dans la poche dont il ressort sans dommage et n’offre aucun point de contact avec le haut du sac pendant la marche. Le vent ne le déloge pas. En laine (naturellement « respirante »), il garantit aussi  bien de la chaleur que du froid, et résiste assez longtemps à la pluie. Son esthétique peut selon l’humeur et le moment enraciner le marcheur dans le Sud-Ouest profond, mais aussi se décaler en un tour de main vers des looks moins traditionnels – il se portera plat, incliné, en casquette, en pointe, à l’envers, bouffant : il permet toutes les utilités, tous les effets, toutes les drôleries. En cas de coup de froid, il peut se transformer en bonnet englobant les deux oreilles : impossible, même ainsi, d’avoir l’air aussi idiot qu’avec un bob.

La morale « couteau suisse » minimaliste du sac à dos (un objet doit pouvoir remplir au moins deux fonctions) est donc ici amplement satisfaite. Et l’esthétique y trouve aussi son compte. Coiffe rurale longtemps réservée aux hommes (souvent en armes), le béret est aisément et fort gracieusement passé sur la tête des femmes, allégé de son ourlet en cuir et arborant des couleurs variées pastel ou fluo qui lui donnent un zeste d’urbanité contemporaine, lui épargnant du même coup la connotation militaire où le poussent le bleu marine, l’amarante, le vert sombre et le noir. Il suffit d’un clin d’œil, d’un petit clinamen effleurant la Pyrenean Touch pour relooker le béret sans abolir son ancienneté pastorale, pour lui donner l’universalité et l’actualité qui le sortent du musée des coutumes locales désuètes, et pour le débarrasser de sa mauvaise réputation franchouillarde.

Alors je n’hésite plus, coiffée d’un béret, à aggraver mon cas en lestant le sac de randonnée d’un morceau de fromage odorant et d’une baguette de pain.
  

© Catherine Kintzler, 2011 et 2015. Cet article a été publié initialement sur Mezetulle.net en juillet 2011, et a reçu des commentaires qu’on peut lire ici.

  1. Sur la nature de ce plaisir préliminaire, voir Sport, jeu, fiction, liberté. []
  2. Voir Alpinisme et photographie []
  3. Déjà brièvement célébré dans l’article Le Stade de France pour les nuls, sur le blog La Choule. []

L’école du ressentiment

Jean-Michel Muglioni s’étonne que la nouvelle réforme de l’Éducation nationale fasse tant de bruit : les lecteurs de Mezetulle ne doivent être étonnés que par la franchise avec laquelle la ministre propose comme remède aux maux de l’école la cause même du mal, comme nous sommes plusieurs à l’avoir montré dans ces colonnes.

Je me souviens d’avoir lu sous la plume de l’helléniste Fernand Robert, après 1968, que s’étant aperçu dans les conservatoires que tous les élèves ne parviennent pas à jouer au piano le concerto de Tchaïkovski, on avait décidé de passer tous les pianos par les fenêtres. Ainsi, à chaque nouvelle réforme de l’Éducation nationale, et cette fois-ci encore, comme le montre clairement la suppression des classes européennes ou bilangues, on veut supprimer les filières d’excellence ou qui passent pour telles. La disparition du latin et du grec ne date pas d’aujourd’hui ! Il y a longtemps que l’enseignement des langues anciennes a été remplacé pour le plus grand nombre par une vague information dite culturelle sur les mythes de l’Antiquité. N’apprennent réellement le latin et le grec qu’un petit nombre d’élèves, ceux dont les familles sont au courant des arcanes du système éducatif et continuent d’avoir une réelle exigence pour la formation intellectuelle de leurs enfants. La réforme du collège proposée par la ministre de l’Éducation nationale va donc dans le sens des réformes déjà faites par les précédents gouvernements, quelle que soit leur couleur politique. On comprend donc assez mal que tous s’en plaignent.

Reprenant la thèse selon laquelle l’école reproduit les inégalités sociales, la ministre a clairement dit que les défenseurs de ces filières défendaient des intérêts particuliers, tandis qu’elle proposait des programmes et une pédagogie correspondant à ceux des élèves qui éprouvent le plus de difficulté. La question n’est pas de savoir si elle est sincère. Elle n’est même pas de savoir s’il est vrai que ses opposants défendent des intérêts particuliers : car c’est le cas de ce professeur d’allemand qui s’est plaint qu’on allait ainsi lui enlever ses meilleurs élèves. Elle n’est pas non plus de savoir si l’école telle qu’elle est aujourd’hui reproduit les inégalités sociales : tout le monde s’accorde à dire qu’elle les reproduit plus que jamais.

La question est de savoir si un programme et une méthode d’enseignement pour tous doivent être définis en fonction de ceux des élèves dont on a constaté l’échec scolaire, quel que soit leur nombre, ou au contraire en fonction du but qu’on veut atteindre : quel type de savoir est-il important d’enseigner ? À quelle idée de la culture se réfère-t-on ? Par exemple, veut-on qu’au sortir de l’école les élèves deviennent des hommes ou seulement les rouages d’un système économique ? Une fois le but défini, et il faut qu’il soit le plus élevé possible, le plus ambitieux, alors seulement la question se pose de savoir comment prendre en compte la diversité des élèves, car ils ne peuvent pas l’atteindre tous au même rythme et certains même auront les plus grandes difficultés à en atteindre seulement une partie. Vouloir que les lycées d’il y a un siècle accueillent tous les enfants de France n’a pas de sens : seraient laissés pour compte les plus fragiles. Concevoir une école pour les plus fragiles et les plus démunis et faire en sorte que dans l’enseignement public on ne puisse pas aller plus vite et plus loin qu’eux, c’est aussi creuser les inégalités, c’est même renoncer une fois pour toute à l’égalité. Car les plus démunis ne seront pas tirés vers le haut et les autres avanceront grâce à leurs dons ou au soutien de leurs familles.

Imaginons une réforme de l’enseignement du sport. J’ai connu des enfants maladroits qui avaient les plus grandes peines du monde à rattraper un ballon ou même à courir. J’ai pu constater que dans certains cas le mépris dont ils étaient l’objet de la part de leurs camarades ou de leurs professeurs leur interdisait tout progrès. Croira-t-on qu’en supprimant les jeux de ballon ou en décidant que le cent mètres peut être couru en trente secondes, on leur rendrait service et que les autres ne trouveraient pas le moyen de pratiquer le sport ailleurs que dans cette école réformée ? Ce que chacun trouve évident dès qu’il s’agit du sport, on ne le comprend plus lorsqu’il est question des disciplines intellectuelles. Il est permis de distinguer un sauteur qui saute plus haut que les autres, mais dans l’école réformée il est devenu indécent de faire en sorte qu’un talent puisse émerger. On sait que les élèves eux-mêmes en sont venus à imposer un classement inversé et à traiter de boloss le bon élève : il faut qu’ils aient appris ce mépris envers des meilleurs. L’école du ressentiment s’est mise en place depuis plus de cinquante ans sous prétexte de démocratisation. Et Nietzsche nous a appris que le ressentiment peut travailler des siècles à détruire ce qu’il abhorre.

L’Éthique de Benzema démontrée more geometrico

Jean-Claude Milner est un lecteur assidu de Spinoza, ce que les lecteurs de Mezetulle savent bien 1. Mais il suit assidument, aussi, les rencontres de football et les commentaires qu’en font les spécialistes. Les derniers matches de l’Équipe de France en Coupe du monde, où Karim Benzema n’a pas paru s’engager avec toute l’énergie qu’on pouvait attendre d’un brillant attaquant, lui ont inspiré ce texte « à la manière de Spinoza ».

 

Rappels et thématisation (par Mezetulle)

Le parcours de l’Équipe de France de football lors de la Coupe du monde au Brésil s’est achevé le 4 juillet par une élimination contre l’Allemagne en quart de finale (0-1). Depuis, les critiques envers Karim Benzema enflent et nourrissent une polémique : après un démarrage plus que prometteur (contre le Honduras le 15 juin et contre la Suisse le 20 juin), l’attaquant français accuse une baisse de régime à partir du match suivant (25 juin contre l’Equateur), comme s’il se sentait moins concerné.

Coïncidence remarquée par les commentateurs : ce relatif effacement s’est produit juste après que l’Espagne eut quitté la Coupe du monde (23 juin, match contre l’Australie). Or Benzema est l’un des joueurs les plus appréciés, à juste titre, du Real Madrid… La construction more geometrico peut dès lors s’enclencher, synthétiser nombre de critiques virulentes déjà présentes sur le web 2 en remontant à des principes plus généraux non moins acides.

 

L’Éthique de Benzema démontrée more geometrico (par Jean-Claude Milner)

Définition

Par jouer j’entendrai jouer au football à plein régime.

Axiome 1

Benzema est un Français moyen, sur qui est tombé, aléatoirement, un talent de footballeur.

Axiome 2

Le Français moyen, depuis le XXe siècle, est typiquement un salarié.

Axiome 3

Le Français moyen entretient à sa rétribution une relation fondée sur le principe suivant : étant donné sa force de travail, en dépenser la fraction la plus petite possible qui justifie, aux yeux de son employeur, le salaire versé.

Scolie : le Français moyen, s’il est modeste, s’en tient à la conservation du salaire ; s’il est ambitieux, il va jusqu’à en souhaiter l’augmentation.

 

Théorème 1

Benzema ne prête aucune attention à l’Équipe de France, puisqu’elle n’est pas son employeur et ne lui verse pas de salaire.

Scolie : les primes versées par l’Équipe de France ne sont pas un salaire et, quel qu’en soit le montant, elles ne sauraient rivaliser avec le salaire versé par le Real.

Théorème 2

Benzema ne se soucie que de son club. 

Corollaire : dans son club, il ne fournit que le plus petit effort possible qui lui permette de conserver ou d’augmenter son salaire. 

Pour le conserver, il joue une fois sur trois ; pour l’augmenter, il joue une fois sur deux. Le choix dépend du climat, de l’atmosphère familiale, etc.

Théorème 3

Si Benzema fournit un effort en Équipe de France, c’est uniquement pour se rappeler indirectement au souvenir de son club.

Corollaire 1. Benzema ne marque des buts et ne fait des passes en Équipe de France que pour maintenir ou augmenter son salaire du Real.

Corollaire 2. Il ne consent à jouer, en Équipe de France, qu’avec des joueurs connus et appréciés en Espagne ; Griezmann, qui joue en Espagne ; Ribéry, que les clubs espagnols connaissent par sa rivalité avec Ronaldo pour le Ballon d’or. Mais pas Giroud, parce qu’il joue dans une équipe (Arsenal) que les Espagnols méprisent.

Corollaire 3. Benzema a cessé de jouer dès que l’équipe d’Espagne a quitté le Mondial. Il savait que les Espagnols cesseraient de regarder et que ses réussites éventuelles compteraient pour rien. 

Scolie. Même raisonnement pour le Portugal (pratiquement éliminé depuis le 22 juin) : il ne servait à rien de s’affirmer face à Ronaldo, puisque celui-ci ne participait plus à la compétition.

Théorème 4

Benzema entretient avec le football la même relation que le Français moyen entretient avec son activité professionnelle.

Corollaire. Il est impossible de déterminer s’il aime ou n’aime pas le football.

Scolie. Cette détermination n’est pas pertinente ; elle relève du privé et n’affecte en rien la mise en acte de son talent potentiel.

Théorème 5

Il est indifférent à la compétition des autres joueurs, sauf si elle affecte son salaire.

Corollaire 1. Il a de très bons rapports avec Ronaldo au Real, parce qu’il lui est indifférent que Ronaldo l’éclipse sur tous les plans. Ce qui compte, c’est que les exigences de Ronaldo (ou celles de Gareth Bale) tirent les salaires (et donc le sien) vers le haut.

Corollaire 2. Il joue de la même manière, qu’il soit dans une équipe faible ou dans une équipe forte. Il joue au Real comme il jouait à Lyon.

Corollaire 3. Il ne progresse pas dans sa manière de jouer, sauf pour compenser les effets de l’âge et maintenir son salaire.

Théorème 6

Étant indifférent aux autres joueurs, il n’apprend rien d’eux,

Théorème 7

Étant indifférent aux autres joueurs, il ne leur apprend rien.

Corollaire 1. Il ne rend pas meilleure l’équipe où il se trouve, sauf si cela peut enrichir son club et, par là, indirectement augmenter son salaire.

Corollaire 2. Comme l’Équipe de France ne lui verse pas de salaire, il ne la rend pas et ne la rendra jamais meilleure.

Et voilà pourquoi l’Équipe de France est muette.

 

1 – Voir sur l’ancien site Mezetulle.net Spinoza trompeur et l’art d’écrire et la discussion entre C. Arambourou et C. Kintzler.

 2 – Les critiques de Pierre Ménès sont bien connues, mais il est intéressant aussi de lire les commentaires des lecteurs. Voir http://www.ladepeche.fr/article/2014/07/05/1913687-defaite-bleus-pierre-menes-tacle-karim-benzema-didier-deschamps.html, voir aussi http://www.foot01.com/equipe-de-france/pierre-menes-remet-un-deuxieme-taquet-a-benzema,148439

 © Jean-Claude Milner et Mezetulle, 2014
Cet article a été initialement publié sur l’ancien site Mezetulle.net le 10 juillet 2014.

Alpinisme et photographie 1860-1940

de P-H. Frangne, M. Jullien et P. Poncet (Ed. de l’Amateur, 2006)

 

Le summum de l’urbanité et des bonnes manières vu par un objectif hissé à grand-peine dans des lieux sublimes et désolés où la nature implacable n’a affaire qu’à elle-même.
Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, Alpinisme et photographie 1860-1940, Paris : Les Éditions de l’Amateur, 2006, in 4° 250 pages.

Comme dans un opéra, un cahier d’ouverture donne le ton.
Rochers, neiges et glaces bordés d’un noir aussi profond que celui d’un faire-part, avec parfois une page entière noire en vis-à-vis de l’aveuglement des glaciers. Vis-à-vis et non opposition : ces « monts affreux » que nos ancêtres tenaient pour sacrés – vénérables et maudits dans leur splendide inutilité – ces vastes solitudes (« lieux désolés » des disdascalies d’opéra), figures du mauvais infini, celui de la dévastation où la force de la nature se montre sous l’espèce primitive du cristal – sont effectivement une figure de la nuit, ne requérant nul regard. On comprend pourquoi très longtemps l’humanité les a tenues dans le lointain, comme le point aveugle de ce qui ne pouvait constituer un paysage.

Impressions sans âme sur une plaque après avoir traversé les lentilles de ce qu’on nomme si justement un objectif, ce ne sont d’abord que des images affolantes qui montrent ce que pourrait voir un regard qui n’en est pas un, parce qu’elles narguent l’œil humain par une visibilité qui fait l’économie de la vision. Il n’y a pas d’objet plus pur et plus éminent que le front des hautes montagnes pour solliciter et souligner l’insolence de la photographie comme art « achéiropoiétique », comme visibilité en absence d’œil : tout, de part en part, nous y est étranger. Cela ne requiert que l’opération infinitive des choses. C’est une variante de l’épouvantable azur par lequel se manifeste le noir interstellaire. Et même aujourd’hui, à considérer la plus banale carte postale de montagne, nous sommes saisis par ce vertige qui ne sait où une machine optique a bien pu se placer pour donner à voir cela.

Et voici que, tournant les pages, l’objectif s’infléchit. En reculant en deçà d’une croisée, l’ouverture de la focale se convertit en embrasure, en fenêtre. Et du coup, on commence à y voir d’un autre œil autre chose que de la chose absolue.

Coiffé d’un canotier, penché, presque accroupi en équilibre sur un bloc de glace, il s’incline vers un compagnon invisible pour lui tendre la main. Dans ces vastitudes gelées, le geste a quelque chose d’inconvenant tant il est familier, délié, préoccupé seulement d’une civilité à observer avant tout. C’est celui du voyageur serviable aidant une dame à se hisser sur le marchepied de quelque voiture de chemin de fer, mais je vous en prie madame, prenez donc ma main. Ou celui de la maman qui, se tournant vers lui, presse un bambin de parcourir à son tour les marches qu’elle vient de gravir : allons, dépêche-toi, monte, ce n’est pas si difficile. Dans ce gracieux « je me retourne pour t’aider » s’affiche toute l’aisance de l’urbanité là où elle n’a que faire. Grande comme le quart d’un timbre poste, elle perfore l’immensité glacée qui, loin de la noyer, s’engouffre et se vrille en elle comme le flot dans un entonnoir.

P. 111 Anonyme: traversée d'une crevasse, massif du Mont Blanc, fin XIXe siècle (Bibliothèque municipale de Grenoble), détail.

P. 111 Anonyme: traversée d’une crevasse, massif du Mont Blanc, fin XIXe siècle (Bibliothèque municipale de Grenoble), détail.

Ayant placé sa tonalité, le livre se déploie. Vont se succéder, grotesques et admirables, des silhouettes sans visage, des figures de l’humanité rivées sur ce que la nature a de plus indifférent et de plus hostile. Et c’est précisément parce qu’elles n’ont vraiment rien à faire dans ce « rien à voir », parce qu’elles y sont outrageusement déplacées, qu’on mesure l’urgence, la nécessité de monter là-haut, avec armes et bagages, en complets vestons, cravates, foulards et crinolines, pour y frapper les étendues glacées d’un minuscule poinçon brûlant, rien que pour y être en restant tranquillement et audacieusement soi-même. Ainsi, la virtuosité de l’alpinisme est fondée, on le savait confusément, sur une surabondance de bonnes manières, sur une exportation urgente des humanités dans ce qui ne les regarde pas.

Ne pas se méprendre cependant sur le caractère désinvolte des gestes. Il s’agit bien de photographie à l’ancienne, réfléchie, posée, démonstrative. A l’inverse de la photographie de montagne actuelle qui s’acharne à harmoniser la nature avec l’homme dans une bienheureuse couleur de spectacle, ici le geste, si technique et si acrobatique soit-il, s’exhibe volontairement dans son caractère éminemment déplacé, comme une provocation. De sorte que, gravée durement dans l’irréconciabilité du noir et du blanc, la présence humaine se montre tout à la fois impérative et extravagante, excessivement policée et excessivement empruntée.

C’est pourquoi le vocabulaire du sublime est encore le plus convenable pour désigner ces hiatus et ces séries étonnantes de porte-à-faux où chacun des termes – la montagne, l’humanité – campe sur son pôle et ne cède rien à l’autre. Chacun y ayant d’abord affaire à lui-même, on a sous les yeux des frictions, des collages, des incrustations à la fois grandioses et dérisoires. Le plus étonnant est qu’il ne s’agisse pas d’effets spéciaux : ils étaient vraiment comme ça ! Comme le fait remarquer Pierre-Henry Frangne citant Debord, c’est la réunion de ce qui est séparé en tant que séparé. Parce que son essence est la fragmentation et le prélèvement sur l’espace et dans le temps, nul art mieux que la photographie ne pouvait fournir l’image de ce grand écart, de ce superbe et monstrueux double démenti. Jamais l’incrustation de l’homme dans la nature n’aura paru aussi forte et aussi impossible : c’est précisément parce qu’une telle greffe doit à jamais rester stérile que la photo est émouvante. On est loin, très loin, de l’écologie bien pensante et du mièvre « amour de la nature ».

P. 241 Marc Vaucher : Georges Livanos, Dolomites, 1962 (Collection privée Sonia Livanos)

P. 241 Marc Vaucher : Georges Livanos, Dolomites, 1962 (Collection privée Sonia Livanos)

Fascinés par la nature implacable et pénétrés par le respect que l’humanité se doit à elle-même, il faut suivre ces hérauts et ces pionniers dans leur addiction à la rencontre monstrueuse, durant le siècle que parcourt ce magnifique ouvrage, jusqu’au seuil des années 1960 par lesquelles il se clôt. L’alpinisme s’y spécialise et s’y modernise, certes, conjointement aux techniques de l’instantané photographique, mais le fil ne se perd jamais. Le témoin d’une urbanité obstinée et impérieuse, égrenée au fil des pages et des cordées, vient ultimement s’affirmer dans l’élégante et poignante cigarette de Georges Livanos suspendu à une paroi des Dolomites. Accompagné par les magnifiques et subtils textes de Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, on peut sans modération s’enivrer jusqu’au bout du livre d’un mélange exquis de tabac et d’air raréfié, vérification exacte d’une Élévation baudelairienne, avant que quelque Tartuffe ne s’émeuve au sujet de cette sulfureuse page 241 et réclame l’effacement  de ce « je ne saurais le voir », comme d’autres ont déjà osé le faire avec succès sur les célèbres portraits de Sartre, Malraux et Humphrey Bogaert.

© Catherine Kintzler, 2007
Cet article a été initialement publié le 5 septembre 2007 sur l’ancien site Mezetulle.net. Avec mes remerciements pour l’autorisation de reprendre deux photos.

Lire aussi l’article de Pierre Campion sur le site À la littérature.

La violence et la voix : rugby et opéra

Comparer la jouissance de l’amateur de rugby à celle de l’amateur d’opéra peut sembler étrange. Pourtant, c’est un enjeu du même ordre que l’un et l’autre tout à la fois redoutent et souhaitent : de même que l’opéra relève la sauvagerie du cri, le rugby relève la violence de groupe.

Pour faire faire la guerre à un Anglais, dites-lui que c’est du sport ; pour faire faire du sport à un Français, dites-lui que c’est la guerre. 

La plaisanterie, bien connue de tous les studieux de la méthode Assimil, ne changerait pas de nature si on s’avisait d’intervertir les nationalités (comme le montre cruellement la vidéo ci-dessous) ou de les remplacer par d’autres, à volonté. C’est que sa structure dit une vérité dont le rugby joint les deux pôles.

 

 

Sport à la fois collectif et de combat, le rugby se situe éminemment et ouvertement au carrefour des violences de la guerre et du jeu. Eminemment car plus que tout autre sport il est une allusion à la guerre, une guerre élémentaire à mains nues qui ne requiert pas d’autre arme que celle des corps. Ouvertement parce que, loin de dissimuler ou d’évacuer ce rapport à la nudité de la violence, il en fait au contraire l’aveu.

Mais l’aveu, pour pouvoir être avouable et supportable, ne s’y déploie qu’à la faveur d’un apprivoisement de la violence de groupe: intégrée, tolérée et même parfois requise, elle y est à la fois admise et disqualifiée, dialectisée par toute une batterie de mouvements contraires dont j’ai déjà parlé sur ce blog.

 

Freud a montré qu’une civilisation ne peut s’installer que sur le renoncement aux pulsions, mais ce dernier peut prendre deux formes. Entre l’exclusion totale (le refoulement) et la sublimation, le rugby opte pour la sublimation : il choisit de « faire le tour » de la violence, au double sens d’une exploration et d’un escamotage.

Cela explique peut-être pourquoi le public n’y connaît pas les explosions de violence guerrière : les gradins n’y sont pas menacés du terrible retour du refoulé qui tout au contraire saisit trop souvent ceux du foot – sport « clean » qui opte pour le refoulement de la violence sur le terrain.

Voilà aussi pourquoi on peut comparer la jouissance de l’amateur de rugby à celle de l’amateur d’opéra.
« L’opéra est le dernier des sports sanguinaires » déclarait le pianiste Glenn Gould dans sa diatribe contre le concert public (1) – suggérant que les auditeurs, en désirant et en redoutant le contre-ut de la soprano, viennent assister à une sorte d’exécution.

Plus subtilement, le regretté Michel Poizat (2) a soutenu que la voix d’opéra, voix extrême à la fois au plus loin et au plus près du cri, à la fois extrêmement travaillée et extrêmement sauvage, est une assomption et un escamotage de ce que sans elle on n’entendrait pas du tout ou de ce qu’on n’entendrait que trop.

Ce que vient entendre l’amateur d’opéra – un objet à la fois perdu et produit par la civilisation – ressemble effectivement à ce que vient voir l’amateur de rugby – une violence collective à mains nues qui en l’absence de règle serait meurtrière, mais qu’il est tout aussi dangereux de condamner à la forclusion.

De même que l’opéra relève le cri, le rugby relève la violence de groupe. Il la relève à tous les sens du terme : il l’exalte en l’élevant mais pour cela il doit la remplacer, en faire le tour – l’escamoter sans l’abolir.

© Catherine Kintzler, 2007.

Notes

1- Glenn Gould, Le Dernier puritain (entretiens avec Bruno Monsaigeon), Paris: Fayard, 1983 et 1992.

2 – Voir notamment de Michel Poizat L’Opéra ou le cri de l’ange, essai sur la jouissance de l’amateur d’opéra, Paris : Métailié, 1986, 2e éd. 2001.

Propos mêlés sur le rugby

Sur le blog La Choule, ouvert en mars 2007 pendant le Tournoi des 6 nations et dans la perspective de la Coupe du monde de rugby 2007, j’ai publié des notes brèves. Ce texte en est une réécriture plus serrée, plus cohérente et purgée des figures de style anecdotiques ainsi que des inévitables plaisanteries de circonstance attachées à la publication en billets brefs sur une plate-forme réunissant des initiés se comprenant à demi-mot.

A la mémoire de Jean Marcenac, mon professeur
et à celle de Lucien Bescond, mon collègue.

Remerciements à Robert Damien
qui m’a encouragée à intervenir et qui m’a suggéré bien des pistes.

A la fin du quart de finale de Coupe du monde de foot en juillet 1998, Di Biagio s’écroule sur la pelouse après avoir frappé sur la barre transversale un tir au but qui devait être décisif : c’est lui en réalité qui était frappé par le foudre aberrant d’un dieu malin, absurde et implacable. Une lourde vague immémoriale de fatalisme soulevait les spectateurs, la Fortune avait parlé. J’ai alors compris pourquoi ma réticence à aller voir un match de foot « en vrai » allait bien au-delà des motifs ordinaires (mais qui n’en sont pas moins justifiés) qui retiennent en ces circonstances bien des femmes non pas à la cuisine mais plutôt au salon, lieu d’urbanité. C’est que la sacralité en général et en particulier celle d’un dieu absurde, décidément, ça ne me convient pas.

Il faut avouer que le foot opère au mieux pour ranimer et cultiver la bête superstitieuse, la rendre à la fois malléable et violente : à vider la vie de sa complication ordinaire (ballon rond, pelouse impeccable, visibilité totale des impacts et de la technicité des gestes par l’interdiction des mains et celle du corps à corps, simplicité du score – chaque point correspondant à un acte visible -, évidence de la règle principale puisqu’il suffit d’avancer pour avancer, beauté et clarté des mouvements collectifs), à la rendre ainsi parfaitement lisse et limpide, on pourrait croire qu’il s’agit d’un paradis pour les rationalistes dont je suis. Alors, pour expliquer que ça n’a pas marché, que « ça ne rentre pas dans la cage », il faut bien s’en remettre à un arrière-monde. Un dieu, tantôt chagrin et avare, tantôt prodigue vient infléchir les trajectoires de son doigt magique et réclame sa ration d’adoration et de vociférations, de « plût-au-ciel »? Inlassablement le mécanisme de l’asile de l’ignorance s’y édifie, transformant le stade en lieu de possession-dépossession : un lieu sacré c’est-à-dire un lieu où les hommes n’ont pas le droit de montrer qu’ils sont plus forts, plus beaux, plus généreux, plus intelligents que n’importe quel dieu.

Je m’attacherai donc à célébrer le rugby, sport d’immanence et de contrariétés où la terre n’est pas réduite à un terrain d’évolution, où la gravité n’est pas honteuse, où la faute est constitutive, où le corps tout entier est libéré et entravé, marqué de traumatismes guerriers, où le score est un alphabet raffiné et non un grossier syllabaire, où la contingence abolit le hasard et la fatalité, où la vie reste compliquée, opaque, cafouilleuse et salissante, où le plus beau « goal » se marque à la main c’est-à-dire en y allant soi-même, où les dieux enfin, présents en chair et en os sur le stade (et parfois, comme on sait, dans les vestiaires ou sur les calendriers), ne peuvent qu’avoir été inventés par les poètes et à la ressemblance des hommes.

L’inclusion paradoxale de la faute et la dimension critique

On parle du rugby comme d’un « sport de pénalité ». Ceux qui ne l’aiment pas prétendent que l’action est constamment interrompue, qu’il faut être un expert dans la connaissance du règlement pour suivre une rencontre, que c’est compliqué, que le jeu avance avec des fautes, etc. Comme si une rencontre sportive devait se dérouler sans accroc dans un monde ripoliné. Comme si la faute devait toujours être à l’extérieur, et comme si le jeu devait toujours être quelque chose de parfait et de limpide.
Or le rugby ne fonctionne pas ainsi, mais, en réalisant un compromis, il accomplit pleinement le concept du jeu qui idéalise l’ordinaire de la vie tout en le singeant au plus près 1. Il s’empare du réel, le rend supportable et le maîtrise sans en évacuer la complexité. C’est pourquoi la faute, sans y être niée, n’y est pas diabolisée ni placée irrémédiablement au-delà d’une ligne rouge à ne jamais franchir : elle y est traitée sous forme d’inclusion paradoxale.
Comprendre quelle faute a été commise est fondamental pour suivre le jeu. Non que les pénalités ne soient importantes dans d’autres jeux de balle, mais ici il y a une dimension constitutive, intérieure, de certaines fautes. Il n’est donc pas tout à fait juste de parler de « sport de pénalité ». La sanction n’est pas toujours une punition, on peut la jouer : une mêlée-sanction non seulement est une phase du jeu, mais elle peut être recherchée par l’équipe qui commet la faute. L’exemple le plus significatif est la touche : sortir des limites de l’aire de jeu peut être à la fois une faute et une façon de faire progresser la conquête du terrain ou de se sortir avantageusement d’une situation délicate. Il y a donc deux espèces de faute : celle qui construit le jeu, incluse dans sa progression et sa continuité, et celle qui lui est contraire.

La dimension constitutive de la faute révèle le statut critique du rugby, qui fonctionne à cet égard comme la pensée pour laquelle l’erreur n’est jamais quelque chose d’extérieur. Voilà pourquoi le rugby ne se joue pas dans un monde utopique où il y aurait la norme et le hors-norme séparés : bien au contraire la norme s’y nourrit de sa propre transgression, comme dans la vie. Le rugby n’est pas lourdement idéaliste, ça soulage !

La balle, le joueur, la main

Dans maint sport de balle, on dit que la balle circule. Quelle pauvreté ! Au rugby, la balle ne fait pas que circuler. On la serre contre soi comme un objet chéri, cette « balle en forme d’Enfant Jésus » comme le dit Jean Lacouture 2. On la pose délicatement comme si c’était un œuf avant de la taper en l’entourant de pâtisseries éphémères (petits talus en sable, en gazon – est-ce que la farine est autorisée ?) ou en recourant à un accessoire en plastique qui ressemble à un coquetier et que le Stade français apporte en grande pompe sur une petite voiture rose télécommandée (car c’est en marge du vrai jeu qu’on fait joujou, ce qui rappelle le jeu à son concept). Il arrive même, dans ces moments auxquels Eole participe malicieusement, qu’un partenaire s’allonge et pose un doigt stabilisateur sur son sommet, enfouissant la tête sous l’aisselle le plus loin possible du point d’impact. On la conserve à mi-corps dans les regroupements debout. On est obligé de s’en dessaisir le plus ostensiblement possible et vers l’arrière quand on est à terre. On l’écrase avec son corps pour marquer l’essai – on l’ « aplatit », ce qui équivaut à une signature On la suit des yeux quand elle s’envole entre les poteaux ou en chandelle. On l’attend au rebond difficile à prévoir. On la cueille, bras mains et poitrine en cuillère dans l’arrêt de volée. On l’introduit en mêlée dans un mystérieux « couloir » où il se passe et où il se dit, paraît-il, bien des choses !! On s’escrime en se poussant comme des bêtes pour la faire glisser du talon vers l’arrière, et dès qu’elle est sur le point de sortir, on détricote les jambes pour bien montrer qu’elle est là, à dix centimètres des doigts avides du demi de mêlée ; bientôt elle va passer des talons aux mains, de l’immobilité à l’envol, relayée dans une trajectoire dialectique comme celle des bateaux à voile : en arrière et sur le côté pour avancer.

La balle elle-même est un paradoxe, une chose inerte et une non-chose animée, à la fois ce qu’il y a de plus près et de plus loin, de plus fragile et de plus dur, de plus terrestre et de plus aérien, de plus rapide et de plus immobile, de plus caché et de plus visible. Son statut est multiple. Elle n’est pas un simple projectile qu’on envoie quelque part, ni un mobile que l’on manœuvre comme s’il était télécommandé. Un jeu de bistrot Baby rugby sur le modèle du Baby foot, avec des leviers, des tubes coulissants et des percussions fixes, est impensable. Pas moyen de mécaniser ce machin-là, et les choses non mécanisables il faut les faire soi-même à la main. C’est ainsi que je vois la main du rugbyman : la main n’est pas simplement un organe, mais surtout un schème, celui de l’opération humaine. Ce jeu est de ceux qu’il faut jouer « à la main » comme quand je fais un calcul à la main. Il ne suffit donc pas de dire qu’on joue au rugby avec les mains : c’est du fait main.

La terre et la gravité : corps glorieux et fragile des rugbymen et des danseurs

Dans un jeu de balle, on appelle en général terrain une surface qui se fait oublier, sauf par ses limites et sauf quand elle n’est pas bien entretenue. Une planéité sur laquelle les joueurs évoluent et où la balle roule, avec des effets et des rebonds de particule élémentaire calculable – ainsi du parquet luisant, de la surface synthétique où les baskets crissent et de la pelouse impeccable où s’agrippent les crampons du foot. Billard, effets, calculs, courses et arrêtés « au quart de tour ». Au mieux c’est un miroir mécanique, résultat d’un rebond au principe du jeu, en droit prévisible selon la nature du sol : gazon, terre battue, revêtement plastique du tennis. Quel ennui, ce sol qui porte si mal son nom de terrain !

Or le terrain du rugby, même s’il est plan, est avant tout de la terre pas battue, il en déploie les épices et les effluves au plus près des nez qui s’y écrasent, il en garde la sécheresse, l’humidité, la dureté, la mollesse, la viscosité, et cette réjouissante boue qui prolonge les aplatis, adoucit crémeusement les plaquages, fait déraper le crampon virant, déchausse le lourd pilier dans sa poussée, fait hoqueter l’en-avant, poisse la balle, macule le maillot d’une glorieuse salissure… 3

On ne se contente pas d’y évoluer comme des anges qu’on n’est pas. On y tombe lourdement et nécessairement, constitutivement, parce que le jeu le veut. Parce qu’on est soi-même un corps grave, parce qu’on est plaqué ou qu’on plaque, parce que la mêlée s’effondre, parce qu’on aplatit l’essai. La trilogie corps du joueur – balle – terre se conjugue, deux à deux, trois à trois, dans l’espace et dans le temps : contact nécessaire de la balle et du sol avant le coup de pied, rebond de la touche, lâcher prise du joueur à terre. Elle atteint son apothéose au moment de l’essai, validation maximale du triple contact.

Enfin le sol n’est pas un simple lieu, un site ou un moyen : c’est un véritable partenaire où il faut prendre ses appuis, eux aussi variés, lourds ou aériens, pour sauter ou pour s’affaler, pour virer, pour se retourner sur le côté comme un demi-scarabée, pour s’immobiliser, pour s’élancer, pour faire ployer les nuques adverses.

La gravité ne s’oppose donc pas au jeu, elle le constitue : le rugby fonctionne comme la danse qui s’autorise de la gravité sans la congédier. Footballeurs, basketteurs, joueurs de tennis peuvent se retrouver à terre, ridiculement. Seuls danseurs et joueurs de rugby s’y trouvent, ordinairement mais aussi glorieusement.

Constamment percuté et rudement frictionné, le corps du joueur est promu au niveau d’un corps glorieux par les marques de souffrance qu’il porte pendant et après le match. Gloire tirée des contusions, des bleus, des salissures, des brûlures provoquées par les glissades au sol, des oreilles fleuries, des pieds déchaussés et tournés, des crampes sautillantes. Et l’accoutrement qui va avec, bricolage opportuniste d’élastoplast de plombier en bandeaux auréolant le crâne des piliers, doigts enserrés, scotch magic sur les arcades sourcilières, lacets prenant des allures de bande velpeau. Plus la graisse immémoriale qui huile la peau des athlètes depuis deux mille ans… Un bain de boue par dessus le marché, finalement, on comprend que ça ne fait pas de mal.

Joueurs de rugby, vous avez bien des choses à partager avec les danseurs dont le corps, très exposé, connaît la peau chauffée et durcie par le contact avec le sol – en un sens plus rudes que vous, car souvent offerts au choc et aux frottements dans une nudité que vous réservez, chochottes, à vos vestiaires et à vos calendriers !!! Même s’ils sont épargnés par les traumatismes guerriers qui vous envoient à l’hosto, avec leur cortège de fractures, luxations et K.-O., ils connaissent aussi la périostite, les hernies, ruptures de ligaments et autres aponévroses.

Mais deux limites. L’une d’équipement : certes quelques rembourrages sous le maillot et le short, protège-tibia et protège-dents d’usage. N’oublions pas le « casque », alignement comique de dominos en plastique mou qui vous fait une tête de batracien, hideuse et sublime, soulignant le promontoire nasal, abaissant d’un cran le verrouillage frontal presque au niveau d’un néanderthalien : quel beau moment lorsque vous l’ôtez pour retrouver votre vrai visage de sapiens ! Magne, Betsen, Pelous : vous êtes vraiment les plus beaux à ce moment là ! Mais rien qui ressemble à une carapace, encore moins à une armure, offensantes pour l’adversaire et déformantes pour l’oeil du public. Rien que du défensif soft près du corps. Autre limite, hygénique et symbolique : pas de sang. Un rappel m’évitera de longs commentaires : à la moindre égratignure, le dieu grec de la guerre Arès tournait de l’oeil, avouant ainsi sa gémellité avec Aphrodite au cou si blanc ! 

Dialectique civilisée du contact et de l’évitement : il n’y a pas d’enfer

Comme chacun sait, le rugby met les corps en rude contact. Encore une comparaison, inévitable et qui se veut désobligeante, avec le foot. Mais alors que le foot se laisse aller parfois à un contact sournois et transgressif (car interdit) entre les joueurs (je passe sous silence les papouilles dès qu’un but est marqué), le rugby est une véritable culture du contact : il ne s’y laisse pas aller, mais il l’affiche, le permet, le civilise, le requiert. Nouveau paradoxe : de ce qui est ailleurs interdit, il propose un traitement différencié ; on découvre alors que l’interdit total du contact laisse celui-ci dans son état sauvage, et relève d’une conception simpliste de la culture prenant le risque d’un violent retour du refoulé. Au contraire, en réprimant et en canalisant cette violence sans l’exclure, le rugby montre qu’il a tout compris de la civilisation.

Parfois spectaculaire, le contact avec le corps de l’adversaire est admis, et même obligé dans les regroupements, les plaquages, les « percussions ». Aucun des autres sports collectifs ne le requiert, à plus forte raison ne peut-on y voir une pluralité des pratiques du contact. Ici, il s’effectue selon des lignes de force et de mouvement variées : pousser, tirer à soi, saisir le bassin de l’adversaire (et non ses épaules ou sa tête) pour le plaquer, anticiper l’élan adverse en même temps qu’on le percute.

Y réfléchir à deux fois aussi : cela affecte la notion d’évitement. Au rugby, l’évitement n’a pas pour objet l’interdiction de toucher l’adversaire, mais il est au contraire nourri de la possibilité de le faire. On n’évite pas l’autre parce que c’est interdit, on le fait parce que c’est un choix de jeu, parce que c’est l’occasion d’un leurre. L’évitement et le contact sont symétriques et non opposés.

Ne pas oublier non plus le contact avec le corps du partenaire : enlacement scapulaire des premières lignes et imbrications épaules-fesses, bras-cuisses pour former la mêlée, poussée verticale pour la prise de balle à la touche, empilement des corps pour « soutenir » le joueur à terre qui lâche la balle. Ce compagnonnage charnel ordinaire rend les étreintes, effusions et autres « papouilles » moins nécessaires, moins appuyées, moins gênantes et moins infantilisantes pour le spectateur quand elles se produisent dans la jubilation d’un point marqué.

Tous ces contacts apparemment désordonnés et débridés sont en réalité disciplinés, parce que permis. Contrairement aux apparences, le rugby fait dans la nuance. Il connaît autre chose que le « tout interdit » pendant le match et le « tout permis » hors match. Nuance du permis-mais-pas-tout, canalisation, exercice et reconnaissance de la force, fabrique de jeux de mains mais pas de vilains. Contacts pensés parce que avoués et non forclos, visibles et non relégués dans un infra-monde d’où ils ne peuvent que resurgir comme d’un enfer. Il n’y a pas d’enfer au rugby parce que les forces infernales sont présentes : humanisées ici et maintenant.  

Ni dieu ni hasard : l’ovale et la contingence suffisent à la gloire de l’humanité

On a dit tant de choses sur la forme ovale de la balle que j’hésite presque ici. Ce machin est très évidemment biscornu, au sens strict et au sens figuré. On est aux antipodes d’un jeu de billard, à tenter de saisir le rebond de cette perle baroque là où on ne s’attend pas à ce qu’elle soit. Plus le vent. La prévision est toujours en haleine, toujours poignante, souvent désavouée… les choses ne sont pas malléables.

Le rugby n’a rien à voir avec le hasard et tout avec la contingence. Le hasard, la Fortuna des Anciens avec ses yeux bandés, c’est un dieu qui se joue de nous, qui décide pour nous, que nous défions ou supplions dans des prières païennes. La contingence, c’est ici et maintenant, avec les yeux ouverts : c’est l’imprévisibilité, la force et la présence des choses qui sont ce qu’elles sont, et qui auraient pu être tout autres qu’elles ne sont. Mais pas besoin de leur attribuer une volonté, elles sont assez déroutantes comme ça… Et ici ça crève les yeux : c’est signé rien que par la forme de la balle « pas-ronde », comme les choses de la vie.
Un jeu qui montre et qui accepte autant la contingence n’a pas besoin du dieu hasard. Pour la même raison, même s’il admet le fétichisme, il n’a pas besoin de fatalité. Tout est là sous nos yeux, aucun deus ex machina ne vient tirer les ficelles de l’heur et du malheur : les choses sont déjà assez compliquées comme ça, on fait déjà assez de bêtises comme ça pour n’avoir pas besoin de recourir à un arrière-monde et lui rendre un culte. Il faut saisir les circonstances, on le peut, on le doit, on le réussit, on le rate ; la vie est à la fois compliquée et rationnelle.

Voilà pourquoi je crois aussi qu’on n’assiste pas à un match de rugby comme à un sacrement. De l’enthousiasme, mais pas de fanatisation : seuls les éléments et les forces en présence, dans leur variété et leur complexité, sont suffisants pour expliquer la victoire ou la défaite ; il y avait du vent, ça a glissé, le rebond n’était pas de ce côté, on n’a pas été bons, « ils » ont été plus forts, ou plus intelligents, ou plus constants. Le tout est d’être là au bon moment et de faire le bon geste. Le tout, et il en reste toujours.

On n’a d’ailleurs que faire d’un dieu supplémentaire, caché et importun, puisque les dieux sont là, sur le stade, en direct : les dieux, les demi-dieux et les héros de l’épopée antique. Rien à voir avec une divinité féroce, jalouse, fatigante, irrationnelle, exclusive, possessive, et que par dessus le marché on est obligé d’aimer. Ici on dirait que les dieux de l’Olympe et les héros se déploient dans un éventail varié. Ils sont plusieurs, pleins de qualités, de vertus, de turpitudes et de défauts. Ils réussissent magnifiquement et ils se plantent lamentablement : ce sont des dieux et des héros à l’image des hommes, on remet les choses à l’endroit.

Ils nous ressemblent, on se reconnaît : il y a le trapu qui pousse fort, le hargneux qui ne lâche pas, le petit qui court vite, le calme qui regarde en lui-même avant de taper, le stratège qui voit la bonne combinaison et qui fait des grands signes, le surdoué qui sait tout faire et qui peut remplacer n’importe qui, le rusé qui extrait la balle en regardant autour de lui comme un chat qui chasse les taupes. Et cela vaut au mental comme au physique. Il y en a pour tous les talents, toutes les forces, toutes les erreurs, toutes les balourdises. Malgré l’uniformisation croissante des gabarits, c’est encore taillé à la mesure et à la gloire de l’humanité.  

Des points et non des buts : finesse et rationalité

Contrairement à une apparence grossière, le rugby est fondé sur la nuance, sur des déclinaisons de gammes continues. Bref, tout en finesse.

Toute rencontre sportive se traduit rationnellement par un décompte : le score. Le score au rugby est fait de points et non de buts ; la distinction importe. L’unité élémentaire (le point) a valeur alphabétique ou atomique : elle ne correspond en effet à aucun acte isolable sur le terrain, c’est un abstrait. On ne marque que des ensembles de points, un peu comme on écrit les mots avec des lettres de l’alphabet, lesquelles n’ont aucun sens de manière isolée. J’ose à peine rappeler le b-a ba : 5 pour un essai, 2 pour une transfo, 3 pour une pénalité, 3 pour un drop… En revanche, la pertinence de l’unité se trouve dans le décompte, en tant que différence : on peut être devancé d’un point. Et ça fait une différence !

Autrement dit : le score du rugby s’exprime en une langue quantitative évoluée, articulée en micro-éléments abstraits qui ne prennent leur valeur que dans la série et les différences entre séries. Et non en une langue grossière, où chaque point correspond réellement à un acte de jeu isolable (le « but », vous voyez de quoi je parle ?) : dans ce dernier cas, on n’est même pas du niveau d’un syllabaire, on est dans un système de signaux, une pictographie où chaque signe correspond à une chose. Quelle grossièreté !

L’une des conséquences de cette finesse du score articulé rappelle une thèse déjà abordée : le score est rarement injuste par fatalité. Ce qui est mortel, humiliant, n’est pas d’encaisser un but où tout se joue, mais une série de points, ce qui suppose la continuité entre plusieurs phases de jeu. Et si l’arbitrage n’est pas complètement aberrant ou partisan, la différence au score reste rationnelle, proportionnelle aux forces et aux habiletés en présence.
Une autre conséquence est la notion de choix tactique : tenter une pénalité plutôt que la jouer à la main ou choisir la pénaltouche, c’est essayer de maîtriser dans un calcul l’état du score, le moment du match, le temps qui reste à jouer, les éléments naturels (distance, vent)… apprivoiser la contingence.

Mouvement contraire et totalité du corps

Lorsque j’étais enfant, j’admirais le geste de ma mère battant une omelette, je pensais que cette alliance de rapidité, de précision, d’adresse et de force me serait à jamais inaccessible. Mais j’y suis parvenue. Pour cela, comme pour apprendre à coudre, à tenir un crayon, à sauter à la corde, j’ai dû apprendre à ne pas m’abandonner au premier mouvement de mon corps pour pouvoir le rendre disponible au mouvement vrai, fort, habile et rapide qui en révèle toute la puissance.

Toute discipline, qu’elle soit corporelle ou intellectuelle, s’effectue grâce au mouvement contraire qui contraint pour libérer, qui fait le vide pour rendre possible l’appropriation. Et donc on peut dire cela, a fortiori, de tout sport de haut niveau. Mais aucun ne le fait de manière aussi éclatante que le rugby, car aucun n’affiche aussi insolemment que la contrariété est partout, à tout moment, à son principe.

Reculer pour avancer, mains en arrière sur le côté et pieds en avant tout droit sculptant cette magnifique torsion du corps qui s’empare des joueurs à la passe. Proximité et éloignement de la balle, qui circule dans le jeu et s’immobilise dans le regroupement. Rapidité de la percée vers l’essai et patience de la poussée collective qui grignote du terrain. Mains qui serrent la balle au plus près du corps et qui s’en dessaisissent aussitôt qu’on est au sol. Force totale de la percussion et adresse totale de l’évitement.

Même la feinte, si technique au foot, s’inscrit dans la totalité du corps et prescrit la totalité au corps: un corps totalement allant, totalement pesant, totalement aérien, totalement campé, totalement mobile, totalement vaillant, totalement recueilli et retenu. En cela bien sûr le rugby est exemplaire de l’éducation, qui libère sous la condition de la contrainte. Mais au-delà d’un simple exemple, il est ce que les philosophes appelleraient un schème. Un schème inscrit l’idée dans la matière à la manière d’une règle : c’est comme un principe matérialisé.

Au rugby, la contrariété et la liberté qui en résulte, le vide et l’appropriation qu’il rend possible ne sont pas simplement travaillés dans un geste, dans une technique particulière, mais concernent toujours le corps tout entier, individuel et collectif, pris dans sa totalité et dans toutes ses propriétés (gravité, rapidité, adresse, extension, immobilité, consistance, fluidité, ténacité, versatilité…). Encore une fois comme dans la danse, il y en a pour tous les corps, petits malins et gros balourds 4, pour toutes les vertus du corps et pour le corps tout entier.  

Guerriers, poètes et paysans en trilogie légendaire : une civilisation, et non une « culture »

Une légende récurrente du rugby, liée au culte de la force, a attiré mon attention depuis longtemps. Je l’ai entendue pour la première fois sous forme orale dans l’Ariège, il y a une trentaine d’années. L’équipe de Lavelanet, connue pour son jeu dur, comptait « à l’époque » un pilier qui disait-on était capable de « soulever une paire de bœufs ».
Invraisemblable.

Ce qui est invraisemblable n’est pas qu’un pilier de légende ait pu soulever plus d’une tonne (ça c’est normal), non : c’est qu’on ne voit pas par quel moyen une paire de bœufs pourrait rester assez solidaire pour être soulevée d’une pièce par une main, même herculéenne. Certainement pas par le joug. Fixé sur les cornes au moyen de liens de chanvre ou de cuir, il resterait inévitablement dans toute main qui le prendrait de bas en haut… Quant au reste de l’attelage, c’est également impossible quand on sait que dans ces régions montagneuses on n’utilise ni chariot à roues ni timon rigide, mais des traîneaux rattachés aux animaux par une chaîne. J’étais donc en présence d’un récit fabuleux.

Et voilà que, au hasard de mes lectures, je retrouve un Hercule paysan bien plus précis sous la plume de Denis Tillinac:

Alfred Roques, le Pépé du Quercy, le Porthos de Cahors, pansu comme les piliers du Pont Valentré, témoin ou survivant d’un rugby français de la haute époque, d’essence gasconne et paysanne. On disait qu’il retournait des bœufs en les prenant par les cornes. On disait qu’il soulevait des voitures pour amuser les enfants. Des voitures, des tracteurs, des montagnes : on fabulait éperdument sur ce menhir taciturne … 5

La métaphore revenait sur les rails, ou plutôt dans les ornières, refluant des bœufs retournés à l’objet rigide et inerte, le véhicule. L’illumination vint d’une troisième lecture. Les Contes du rugby 6 où Henri Garcia donne à l’histoire d’Alfred Roques une forme encore plus précise :

Alfred se contentait d’épater le canton de Cazes-Mondenard par de simples travaux de la ferme. C’est ainsi qu’un jour, alors qu’on installait la batteuse à la ferme des Roques, le cric se brisa. Tout le monde discutait en vain sur la meilleure méthode à employer pour mettre la lourde machine sur cales, lorsque l’Alfred qui écoutait sans mot dire s’avança :
– Tenez-vous prêts avec les cales.
Il se fit un silence général, lorsqu’il se glissa à quatre pattes sous l’énorme machine. Chacun retint son souffle et dans un gémissement rauque, la lourde masse décolla du sol. (p. 47-48)

Cette fois, j’y étais. Voilà la version occitane d’une fable populaire contée par un des plus grands écrivains de langue française. On aura reconnu un célèbre passage des Misérables où Jean Valjean, sous le nom de M. Madeleine, soulève la charrette du père Fauchelevent 7. Rien n’y manque, pas même le cric défaillant. Qu’en conclure ? Que ce grand poète a été lu et relu par des générations de paysans, qui l’ont adopté avec la dimension qui lui sied. Poète assez fort lui-même pour soulever le poids d’un mythe herculéen et le recréer de toutes pièces. On vérifie alors ce que disait Hegel, un autre géant de la pensée : ce ne sont pas les dieux qui ont créé les hommes, ce sont les poètes qui ont inventé les dieux.

Mais l’histoire d’Alfred Roques ne s’arrête pas là. Henri Garcia lui attribue d’autres exploits. Il maîtrise d’une seule main un étalon qu’on vient de châtrer – on retrouve sous une autre forme les bœufs non pas soulevés, mais retournés d’un revers de main du texte de Tillinac. Enfin, employé à l’entretien du stade de Cahors, il laboure le sol entièrement à la bêche (à la main) et, sollicité en 1961 pour une dernière tournée en Afrique du Sud, il préfère pourtant renoncer afin de poursuivre la construction de sa maison de ses mains.

Il faut remonter ici un peu plus haut que Victor Hugo pour flairer la trace de deux sources anciennes, mais la réminiscence n’en est pas moins scolaire. Le jeune Alexandre le Grand dompta le cheval Bucéphale en le plaçant face au Soleil – une seule main lui avait certainement suffi pour cela : bien sûr c’est Plutarque et ses Vies… Quant au paysan-fondateur appuyé sur sa bêche (ou sur sa charrue) et qui revient à son champ aussitôt sa tâche glorieuse accomplie, il faut se tourner vers la fabuleuse histoire romaine pour identifier le vertueux Cincinnatus, bien connu des générations de latinistes qui ont pâli sur le De Viris Illustribus d’ Aurélius Victor.

Guerriers politiques, paysans travailleurs et poètes conteurs ou scribes – tous adeptes d’un culte mythique de la force quelle qu’en soit la nature : la trilogie est parfaite, elle se décline dans chacun des personnages, dans chacune des légendes… Le rugby est nourri de ces mythes gréco-latins, qui puisent probablement leur source lointaine dans l’idéologie indo-européenne naguère étudiée par Georges Dumézil. Il n’est pas une simple « culture », mais il est partie prenante d’une grande civilisation dont il conserve la mémoire… et les mains !  

Antiparisianisme et machisme : encore quelques (beaux ?) restes

Un peu de poil à gratter ne fera pas de mal dans ce chapelet de propos élogieux. Mais il serait trop facile d’aller le chercher du côté des détracteurs du rugby. Je l’ai trouvé dans l’article d’un fin connaisseur, Philip Dine 8: « Du collégien à l’homme (et retour) : rugby et masculinité en Grande-Bretagne et en France » 9 dont j’extrais ce passage iconoclaste.

En tant que « sport de terroir », le rugby pouvait même servir d’antidote à l’exode rural des trente glorieuses. Dans les années 1950 et 1960, l’O.R.T.F. offrait à la nation un « rugby champagne » au pétillement international avec des attaquants vedettes comme les frères Boniface et Jean Gachassin, et permettait ainsi de présenter une image de continuité masculine définie régionalement qui masquait les changements rapides et radicaux qui se produisaient dans l’ensemble de la campagne française. C’était l’époque de l’exode rural déclenché par l’accélération de l’industrialisation, la réorganisation agricole programmée par la D.A.T.A.R. et la modernisation administrative de la France. Avec le soutien officiel du général de Gaulle et de l’ensemble de ses ministres, les rugbymen du Sud-Ouest devinrent un symbole de la continuité mâle qui pouvait être opposée à la nouvelle domination urbaine du « jeune cadre dynamique » et du « soixante-huitard ». Dans cette récupération nationale d’une passion jusque-là provinciale, Roger Couderc et Pierre Albaladéjo, les Obélix et Astérix des ondes, eurent un rôle clé, en proposant une construction ethnique de la masculinité française à opposer aux incertitudes sociales et politiques de ces temps de plus en plus troublés. Au moins sur le terrain de rugby et sur les écrans de télévision, les hommes étaient toujours des hommes ; et en plus Basques, Gascons et Catalans.

Ah ces « valeurs » rurales, régionales, viriles, tribales, le cassoulet qui tient au corps, l’air pur de l’Ovalie côté Sud qui vous nettoie les poumons des souillures citadines et des grisailles nordistes : ça vous préserve de l’émasculation, de la dégénérescence, ça vous vide l’esprit de l’urbanité efféminée et des manières de gonzesses-intellectuelles-parisiennes ! Là je sens comme un malaise, un léger froid dans le dos (et encore, j’ai pris des gants, j’ai sauté le passage sur le rugby pendant les années 40…). Mais on peut tout de même rappeler que ces chichiteux de Parisiens bourgeois intellos ont introduit le rugby anglais sous sa forme moderne en France, après qu’il eut fait un débarquement remarqué au Havre. Et un siècle plus tard, voilà qu’ils ont osé le rose, les paillettes et un semis de fleurs sur le maillot ! Ouf, nous voilà sauvés de la grande santé terrienne et de la régénération uniforme !

Et les femmes ? Je n’aborderai pas la question de la pratique féminine du rugby, en pleine expansion mais que je connais peu, pour m’en tenir à celle de la persistance d’une féminité inhumaine  – placer les femmes au-dessus ou au-dessous de l’humanité est l’essence même du machisme. 

Anne Saouter 10 a beaucoup réfléchi et travaillé sur les rapports entre le rugby et les femmes – celles qu’elle appelle « les femmes du rugby » : comme ce terme l’indique, il ne s’agit pas des joueuses, mais des femmes qui environnent le monde masculin du rugby. Dans une contribution à l’ouvrage collectif Rugby : un monde à part ? 11 intitulée « Etre rugby, ou à propos d’une sociabilité de chair », après avoir évoqué la position inconfortable, discrète et pleine de tensions des « épouses », elle entreprend la description des « mères » exubérantes, nourricières et laveuses de maillot :

[…]  même quand l’individu masculin devient adulte, un lien très fort persiste avec la mère par l’entremise du maillot, et plus précisément de son entretien, chose dont ne veut justement pas se charger l’épouse. Quand il le peut, le joueur continue souvent, même après le mariage, d’apporter son linge sale à sa mère. […] Contrairement à l’épouse, la mère dans le rugby se « partage ». Laveuse ou nourricière, elle n’est pas censurée dans son maternage. Il en est également ainsi dans les tribunes : elle peut gesticuler, crier, et même donner des coups de parapluie (c’est du moins le genre d’anecdote qu’on se plaît à raconter dans le rugby : à en croire les récits, chaque club aurait sa mamie dotée de son parapluie menaçant !). Ces deux figures féminines, l’épouse qui devrait presque se contenter de répondre à l’adage « sois belle et tais-toi », et la mère librement volubile parce qu’absente de la sexualité des hommes n’ont rien de bien original dans notre société. Il est néanmoins étonnant de les constater à ce point figées dans le rugby.

Alors : épouse ou mamie ? Ni l’une ni l’autre! Je ne veux aucun ces rôles inhumains d’ange ou de sorcière, auxquels s’ajoute inévitablement une troisième figure ambivalente et déplorable, ange-démon qui hante les troisièmes mi-temps, celle qu’on désigne par une totalité sous condition de la série d’exclusions : « toutes des p…, sauf ma mère, ma sœur, ma femme et ma fille ». Mais ces figures hélas ne sont pas l’apanage de la « culture rugby » – qui cette fois abandonne son aire civilisatrice pour rejoindre un autre sport de balle parfois perdu par ses coups de tête. 

Les noces du rugby et de la littérature : un gentilhomme campagnard bougon sur le bitume

Revenons à la civilisation pour terminer par les noces du rugby et de la littérature, lesquelles ne renoncent pas aux rugosités qui viennent d’être évoquées, mais qui, en les poétisant, les apprivoisent et les conjurent. Le choix est vaste et embarrassant, d’Antoine Blondin à Jean Lacouture, en passant par Pierre Mac Orlan. Mais mon penchant m’entraîne vers un récit rugueux, boueux, venteux, ensoleillé, fulgurant, plein de charme, réac et provocateur comme je les aime : Rugby Blues de Denis Tillinac 12.

Son écriture roborative réussit une prouesse : il y a presque plus de noms propres que de noms communs dans mainte page de cette prose qui pourrait faire penser à un annuaire de téléphone et que pourtant on lit… comme un roman. Prouesse ironique (et sans doute savamment calculée) quand on sait que l’auteur, gentilhomme campagnard bougon, héritier des « hussards » machos et hyperboliques, ne partage pas tant son litron de gros rouge avec Oulipo et autres Perec qu’avec Antoine Blondin.
Il a beau tenter de faire croire qu’il est un mufle :

Le rugby est masculin, le pansexualisme de ses chansons tourne en vase clos dans la libido des joueurs, ce sont des légionnaires en campagne, des hommes privés de femmes. Qu’ils se rattrapent en permission est une autre affaire, sur laquelle mieux vaut ne pas s’appesantir, encore que les épouses de rugbymen soient sans illusions. (p. 39)

Il a beau multiplier les provocations et les déclarations superbes de mépris :

En semant un club sur les sols ingrats d’en deçà de la Loire, on peut récolter une saison nationale, comme il advint à Besançon, puis à Arras. ça n’ira jamais bien loin. Certains ont le goût des cultures minoritaires, qui se font catholiques à Boston, footballeurs à Los Angeles, socialistes en Vendée. Je concède aux Flamands ou aux Lorrains le droit de jouer au rugby ; on s’y risque même en Allemagne. Je préfère voir valser les « gonfles » là où elles poussent toutes seules, autour des bastides ocre et rose. Question d’harmonie. (p. 43)

On n’y croit pas, ou plutôt si : on y croit comme on croit à L’Iliade et à L’Odyssée, et c’est exactement ce qu’il faut.

Et quelle magnificence dans l’aveu qu’il fait quand même, ce rustre à la plume si fine et si forte, d’un petit pincement au coeur aporétique avec Paris, cité de rustres errants sur le bitume, magnifiés par l’encre (celle des journaux et surtout des livres) et les tournées de bistrots, puis, oserai-je ajouter, reconvertis en noeud pap et maillot rose… Il faudrait ici recopier plusieurs pages dans le genre Paris-je-t’aime-moi-non-plus : on croirait presque lire le plus parisien des poètes hurleurs, Léon-Paul Fargue.

Célébrons donc avec Denis Tillinac, sur la note bleue qui nous chante que tout fout le camp, « les affinités secrètes du rugby et de la littérature » en relisant une page de ce poème des malins et des balourds – la conjonction, comme on le verra, étant ici de stricte coordination et non d’alternative, allégorisée par le derby Tulle-Brive et, plus au large, par la dualité Corrèze-Aquitaine :

Entre les deux, faut-il choisir ? J’aime les gladiateurs, les laboureurs, les déménageurs des packs. Leur code d’honneur sera peut-être le dernier vestige de l’antique chevalerie. J’aime les piliers de devoir, les seconde ligne de soutien, les bœufs qui poussent, plaquent, encaissent sans ciller et rendent la monnaie par déontologie. J’aime aussi les virtuoses aux semelles de feu, les harmoniques du jeu de ligne, les intrépides qui partent de leur en-but comme les Rois Mages vers Bethléem. Après tout il y a un siècle que le rugby communie sous les deux espèces, le pain des avants, le vin des trois-quarts. Deux façons d’être, deux hémisphères psychologiques. Dans mon panthéon, Boni côtoie d’humbles « mulets » aux tronches barrées de cicatrices. J’ai pris de vifs plaisirs en assistant à des joutes confinées dans le périmètre sulfureux des avants. C’est mon côté tulliste. Je ne me réjouis pas moins lorsqu’un ballon file de main en main à la vitesse de l’éclair. C’est l’école aquitaine. (p. 142-143)

Pour résumer le tout, arrêtons-nous sur le laconique portrait d’un célèbre joueur : « des allures de Barbe-bleue, des fleurs plein les yeux » (p. 100). Allons tout ne fout pas le camp. Tillinac, je te pardonne d’avoir prophétisé en 1993 que « Paris n’aura été rugby que le temps d’une aimable mode » 13, parce que le derby Tulle-Brive demeure profondément vivant dans son élargissement à chaque pays de rugby, à chaque hémisphère, et donc à chaque match et à chaque équipe, parce qu’un poète dit toujours vrai surtout quand il ment, parce qu’un poète fait les choses lui-même « à la main » sans le secours du ciel, et que c’est mille fois mieux que tout ce que peut dire un prophète. 

Notes

1 – Voir Roger Caillois, Les Jeux et les hommes, Paris : Gallimard, 1995 (1958).
2 – Jean Lacouture, Voyous et Gentlemen. Une histoire du rugby, Paris : Gallimard, 1973.
3 – Le club de foot PSG a refusé le Stade Jean Bouin à une rencontre de rugby Top 14 le 13 mai 2007, au motif que le rugby abîme la pelouse !! Le résultat est que cette rencontre s’est tenue royalement à Saint-Denis sur la pelouse nationale du Stade de France.
4 – Voir Christian Pociello Le Rugby ou la guerre des styles, Paris : Métailié, 1983.
5 – Denis Tillinac, Rugby Blues, Paris : La Table ronde, 1993, p. 16.
6 – Henri Garcia, Les Contes du rugby, Paris : La Table ronde, 1961.
7 – Victor Hugo, Les Misérables, Première partie, Livre V, chapitre 6.
8 – Professeur de langue et civilisation françaises à Loughborough University.
9Le Mouvement Social, 2002/1 (no 198), p.75-90. En ligne sur le site Cairn.
10 – Auteur de Etre rugby, jeux du masculin et du féminin, MSH / Mission du patrimoine ethnologique, 2000.
11Rugby : un monde à part ? sous la direction de Olivier Chovaux et de Williams Nuytens, Arras : Artois presses université, 2005.
12 – Voir la référence note 5.
13 – Il se trouve qu’au moment où je termine cet article, le Stade français remporte le 9 juin 2007 son treizième Bouclier de Brennus (Champion de France) depuis 1892. Certes, le rugby de la capitale a connu une longue éclipse. Absent des finales du championnat de France de 1909 à 1997, il a fait depuis cette date un retour, sous forme de « rugby paillettes », remarqué, régulier (et bien entendu exécré comme il se doit !) en conquérant cinq fois le titre. 

 

Jogger et randonneur

Sur un sentier de montagne, deux mondes pédestres se croisent ; le léger et le lourd, le rapide et le lent 1, le clean et le souillé, l’élégant et le pataud. Deux mondes, deux esthétiques, deux morales se toisent dans l’échange des regards : est-ce un banal clivage entre l’urbain et le rural ? Pas si sûr...


Je rencontre un jogger sur mon sentier familier.

Il porte un ensemble flottant-débardeur très chic bleu roi fluo avec des reflets argentés, très brillant, très clean, et pour seuls accessoires un compte pulsations et un baladeur MP3. Je suis en short bermuda kaki plaqué de poches mutliples, sac au dos contenant pharmacie avec minidoses de tout (ne pas oublier l’arnica), nourriture, boisson et l’inévitable couteau suisse. Encore n’est-ce qu’une simple balade de deux ou trois heures, sinon j’aurais aussi carte, boussole, altimètre, écran solaire, allumettes et amadou (dans une boîte de pelliculle photo) sacs poubelle (pouvant servir de bottes pour traverser un torrent sans se déchausser, de sursac en cas de pluie), jumelles, lacets de secours (pouvant servir de garrot, de ficelle), épingles de sûreté (pouvant servir d’hameçon, de tire-échardes, de pince à linge) couverture de survie ultra-légère réflectorisée (pouvant servir de tapis de sol, de signalisation) et quelque vêtement – j’en passe. J’ai sur le dos un polo de tennis détourné, choisi parce qu’il n’a pas de couture sur l’épaule et qu’il évacue bien la sueur, et dont je hais le look minette pastel.

Il est tête nue, cernée (auréolée ?) d’un bandeau éponge assorti à son ensemble, il porte des chaussures de running à air compensé dégageant bien la malléole (petites chaussettes basses invisibles, ça doit porter un nom mais je ne le connais pas), d’où s’élance son mollet fin et musclé. Bronzage bien homogène, parfait. Je suis coiffée d’un chapeau de brousse léopard, chaussée de grolles de montagne (légères tout de même) qui surtout surtout prennent bien la cheville, chaussettes de laine roulées au-dessus laissant voir 20 cm de mollet (pas fin, juste un peu fluet) et le genou. Il est clair que le résultat sur le bronzage est désastreux : pire que le bronzage « cycliste », le bronzage zoné, comme jadis celui des faneuses et des glaneuses… un bronzage asservi, résultat d’autre chose, et non obtenu pour lui-même. Mes lunettes de myope sont attachées par un cordon qui les immobilise sur l’arrière de mon crâne, j’ai trop peur de les perdre.

Pour aggraver la scène et la porter à la caricature, il descend et je monte. Il survole le sentier coudes au corps, effleurant le sol de l’avant du pied, tel un Mercure auquel il ne manquerait que les ailes. Tel un Vulcain qui boîterait des deux côtés, je le foule soigneusement en posant à chaque pas toute la surface de la semelle, bougeant le reste du corps le moins possible : ne faire travailler que l’articulation du genou et celle de la hanche pour monter, soulager le mollet volontiers pris de crampes. Je prends appui sur un ancien bâton de ski recyclé dont j’ai ôté les rondelles, garni de grip pour raquette de tennis.

Une libellule tombée du ciel va frôler un batracien monté des enfers.
Nos regards se croisent. Deux mondes se toisent.

Lui, craintif à l’idée que je pourrais m’arrêter et entamer une conversation sénile sur le temps qu’il fait et le temps qu’il faut, les champignons, les chemins trop bien balisés où on ne se perd plus, la description de ce que c’était il y a trente ans, les récits de pics durement atteints, les leçons de sagesse à la noix reprises du berger ariégeois (« vous mettrez 3 heures si vous marchez normalement, mais 7 heures si vous vous pressez », on la connaît celle-là) et les soupirs sur le mode poético-réactionnaire (« tout fout le camp ! »). La mamy-boom va lui casser son rythme (parce que lui il n’a pas besoin d’écouter le berger, il fait ça en courant 1h aller-retour). Il anticipe la rencontre par un regard lointain mais pas hostile, juste de quoi me tenir à distance sans m’offenser. Ouf non on se salue sans s’arrêter – elle a compris ou elle s’essouffle déjà dans la montée, tant mieux. Il me méprise légèrement, pour ma lourdeur, pour ma lenteur, pour mon accoutrement fondé sur le bricolage et le détournement, pour l’idéologie « babacool » qu’il me suppose, pour mon âge….

Même si j’admire sa vitesse, sa légèreté, sa fragilité, cette manière de se signaler comme extra-ordinaire, je le plains, pour son aspect impeccable, pour son dénuement élégant et si bien étudié, pour sa gestique chichiteuse, pour sa temporalité brève, pour son mutisme, pour son souffle mécaniquement réglé, pour sa façon de traiter le chemin comme une piste sans accroc sans crotte sans cailloux sans ronces sans taons sans tiques sans odeurs sans râles sans chants sans plumes d’oiseaux laissées par les prédateurs sans taches de sang d’animaux blessés, sans serpents venimeux, pour son ciel bleu, pour ses zéphirs, pour son goût « des pays imbéciles où jamais il ne pleut ».

Sûr que dans la ville où il habite, le samedi avec son sac de tennis ou de golf jeté négligemment sur l’épaule, il fait la queue dans le métro pour prendre l’escalier mécanique : il ne transpire que proprement, quand il faut. Sa courte urbanité sans mémoire se mesure à l’usage qu’il fait des « équipements » et « aménagements » divers, sa ruralité avide d’air pur s’arrête à la merde de sanglier dont il craint de souiller ses « runnings ». Encapsulé dans un corps de rêve promu fin en soi, il est définitivement et partout de passage. Je suis dans la ville (que je préfère grande, imprévisible, capitale) comme je suis sur ce sentier, humant, m’incrustant, séjournant. J’aime l’odeur du métro – à l’approche de la rame la brise tiède soufflant du tunnel, portant la délicieuse odeur d’huile chaude et de métal frotté – autant que celle, légèrement écoeurante, du champignon qui se délite et pourrit. C’est pour lui que les commerciaux de la RATP ont naguère stupidement inventé de distiller des « parfums » (genre M. Propre) en station, parce que l’huile chaude il paraît que ça sent mauvais (en fait c’est surtout la superposition de parfum et de pisse humaine qui pue). Comme est mauvaise l’odeur du chevreuil (terrible odeur de bouc….), celle de la petite musaraigne crevée qui se décompose, là au bord du sentier… Ce n’est pas ça la nature qu’on voit dans les images de sports de glisse et les pubs pour petits déjeuners à la campagne sur la terrasse avec les enfants, images légèrement surexposées du bonheur insipide où rien n’arrive, où l’accident « pas grave » ne peut être que ludique et réparable comme une tache de confiture sur un tee-shirt pastel minette, images ripolinées du déni des choses telles qu’elles sont, où rien n’est perfectible puisque tout est parfait.

Sans doute aime-t-il la montagne – il en est tellement proche sans appareillage ; j’aime qu’elle me tienne en respect et j’en respecte les distances. Il est sûrement favorable à la « réintroduction » de l’ours dans les Pyrénées ; j’y suis hostile. Au fait, j’avais oublié un accessoire : dans le fond de ma poche, avec le mouchoir et le pq de secours, il y a un sifflet. Parce que si on rencontre un ours, il ne sert à rien de courir ça réveille le redoutable prédateur, il faut faire du bruit ça effraie la bête brute. J’ai des tas de bidules comme ça, parce qu’on ne sait jamais, parce que la nature, comme la ville, n’est pas belle et lisse mais râpeuse et sublime, parce que les zéphirs peuvent à tout moment se changer en aquilons, parce que les fils de la vierge sont tissés par des araignées, parce que le temps passe, que la pluie vient, que l’orage menace, que la nuit tombe, que le brouillard me rattrape, que le dernier métro se rate, que la vie s’écoule, que les choses précieuses et rares se dégradent, parce que vivre tue… Je me fais du cinéma moi aussi ? Probablement, mais on ne regarde pas le même film.

1 – Je sais bien que « jogging » désigne une course assez lente. Mais c’est une course – jamais les deux pieds à la fois en contact avec le sol – exportée à la montagne où la plupart des humains se contentent de marcher (sauf cas spécial du pas de gymnastique du chasseur alpin que par ailleurs tout oppose au « jogger »), ça va vite.

© Catherine Kintzler