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Quatrième centenaire de Molière. Les Femmes savantes

Le quatrième centenaire de la naissance de Molière sera, on le souhaite, l’occasion renouvelée de voir ses pièces et d’en encourager la lecture. Il n’est pas sûr que Les Femmes savantes rencontrent beaucoup de faveur dans cette célébration  – d’abord « ce n’est pas très féministe, Molière ne serait-il pas un peu réac ?  » et puis « en plus, c’est en vers » ! Il s’agit d’une œuvre très profonde. En ce jour anniversaire, je me permets de « remonter » un article mis en ligne en 2015.

Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté

[Version abrégée d’un chapitre de mon livre Théâtre et opéra à l’âge classique (Fayard, 2004). Et puisqu’il s’agit de Molière : dans cet ouvrage, on trouve aussi un chapitre consacré au Bourgeois gentilhomme.]

On ne peut pas balayer d’un revers de main Les Femmes savantes au prétexte qu’il s’agirait d’un ouvrage daté développant des thèses archaïques sur la condition féminine. Le malaise qui nous saisit encore aujourd’hui lorsque nous voyons cette pièce touche un point plus profond. En articulant la question du savoir à celles du mariage et de la maternité, Molière rencontre le problème non résolu d’une assignation réduisant des femmes à la fonction de reproduction.

Lorsqu’on vous serine à longueur de journée et toute votre vie que votre intériorité est constituée et épuisée par la fonction de reproduction, comment conquérir la liberté ? Aujourd’hui encore, où l’enfantement est présenté comme le nec plus ultra de l’accomplissement féminin (comme s’il fallait sexuer l’accomplissement), on pardonne difficilement à une femme de se soustraire à la maternité par amour de la liberté, dont le savoir est une figure. Les religieuses mises à part, seules celles qui ont payé leur tribut à la reproduction échappent à la pression sociale : on ne leur fait pas grief de leur liberté, car elle est contemporaine d’un déclin qui de toute façon les place hors du circuit de la reproduction.

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Conférence au séminaire Théâtre Molière Sorbonne

L’esthétique classique et son « naufrage » au XVIIIe siècle : Conférence et séminaire-discussion.

VENDREDI 31 JANVIER • 13H-14H

CONFÉRENCE
L’esthétique classique et son « naufrage » au XVIIIe siècle
Par Catherine Kintzler, philosophe

Les travaux de Catherine Kinztler sur l’opéra français des XVIIe et XVIIIe siècles l’ont amenée à s’interroger sur les grands principes de l’esthétique classique. Elle en propose une définition nouvelle, fondée sur une conception rationaliste et mécaniste qui est celle de la science de l’époque : cette esthétique, qui recherche d’abord le plaisir du spectateur, est une esthétique de la passion, représentée à travers une fiction, distanciée et analysée ; c’est aussi une esthétique qui construit méthodiquement un système des genres (genres parlés, genres lyriques). Cette esthétique devait être remise en question dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec la préférence accordée au sentiment sur la raison discursive, au réel sur le vraisemblable, à la proximité sur l’éloignement, en rapport avec un nouveau principe dont la fonction première de l’art est d’exprimer des valeurs morales.

PARIS – INSPÉ, 10 rue Molitor / Salle A06

Programme « L’art du comédien au XVIIe siècle ».
Directeur : Georges Forestier
Prononciation et voix : Jean-Noël Laurenti (jean-noel.laurenti@wanadoo.fr)
Posture et geste : Mickaël Bouffard (mickael.bouffard@hotmail.com)
Chant : Sophie Landy
Danse : Guillaume Jablonka

 Entrée libre sur inscription à : theatremolieresorbonne@gmail.com

Les « Suppliantes » d’Eschyle à la Sorbonne et la question de la diction, réponse à Sabine Prokhoris

Accueillir le remarquable texte de Sabine Prokhoris – après avoir accueilli la comédie-bouffe de François Vaucluse1 – c’était la moindre des choses que Mezetulle puisse faire afin de témoigner son indignation face à la campagne qui a réclamé la censure des Suppliantes d’Eschyle au printemps 2019 à Paris. Ce fut aussi une manière de manifester mon soutien et mon estime au travail du metteur en scène Philippe Brunet et de la troupe de théâtre antique Demodocos qui ont pu enfin représenter la pièce le 21 mai à la Sorbonne – représentation à laquelle j’ai assisté.
Le texte qui suit fait état de quelques désaccords avec l’analyse et l’appréciation présentées par Sabine Prokhoris dans l’article « Les Suppliantes au présent ». Les propos que j’y tiens, dont certains visent aussi la représentation telle que je l’ai vue, sont à mes yeux inséparables de mon soutien, précisément parce qu’ils entendent maintenir l’espace critique ouvert dont une opposition anathématisante d’ordre moral a voulu priver Philippe Brunet et sa troupe.

Chère Sabine,

Nous avons assisté toutes deux à la représentation des Suppliantes d’Eschyle le 21 mai 2019 à la Sorbonne, avec, je pense, une émotion analogue. Au début de ton article, le rappel que tu fais des obstacles qui ont été indignement édifiés contre l’existence même du travail de Philippe Brunet et de sa troupe est salutaire. Cette représentation a, pour toutes sortes de raisons, remis les choses à l’endroit. Et Mezetulle s’honore d’avoir accueilli ton beau texte après celui, d’un tout autre genre, de la comédie-bouffe de François Vaucluse.

Je souscris entièrement à la thèse d’une expérience de théâtre. En vivant cette représentation chacun a pu faire l’épreuve du caractère fondamental, fondateur, de l’opération d’étrangéisation sans laquelle aucune langue ne pourrait dépasser le stade de l’idiome ni proposer, à la faveur de l’échange, de la traduction, en mettant sa propre singularité à la dimension de l’humanité, une émancipation vers l’universalité des œuvres sur l’océan de la littérature. Et sans cette étrangéisation de la langue, personne ne saurait, vraiment, ce qu’est une langue : c’est une des raisons pour lesquelles il faut lire les poètes et aller au théâtre. Car les poètes nous réapprennent la langue à laquelle nous croyons « coller », parce qu’ils nous la rendent étrange, parce qu’ils nous en décollent et de ce fait nous rendent désireux et aptes à nous frotter à d’autres langues.

C’est précisément la raison pour laquelle je me permets de faire état d’un désaccord au sujet de la lecture que tu donnes, dans la fin de ton texte, du livre (qui n’est pas un « opuscule »!) de Jean-Claude Milner et François Regnault Dire le vers2. Il me semble que ta lecture repose principalement sur un malentendu.

L’essentialisation de la langue. Relire Dire le vers de Milner et Regnault

Lorsque Milner et Regnault avancent l’idée de l’homogénéité entre le vers alexandrin classique et la langue française, c’est tout le contraire d’une thèse d’enracinement et les taxer d’adopter une « vision identitaire » est tout simplement faux, outre que c’est insinuer impertinemment et hors de propos ici une critique qui les placerait, à contre-emploi, aux côtés de ceux qui entendaient censurer la représentation de la pièce.

Regardons d’un peu plus près l’idée d’homogénéité vers/langue, puisque c’est là-dessus que tu t’appuies. Je lis pour ma part cette thèse de manière minimaliste, à la lumière de l’ensemble du livre Dire le vers : il s’agit de dire le vers en faisant appel aux lois de la langue, en écartant le recours à ce que les classiques auraient appelé les « forces occultes » d’un art ésotérique (forcément toujours disparu!!). C’est tout le contraire d’une homogénéité de terroir, d’identification imaginaire, se référant à une tradition qui reposerait sur une transmission implicite, une chaîne mimétique. Je reviendrai tout à l’heure sur la question du modèle oral de la transmission avec l’appel à Rousseau. Nous avons affaire, tout au contraire, au recours à une connaissance claire et distincte, transmissible universellement par voie d’explication et de monstration raisonnées, connaissance qui n’a rien de substantialiste. Toute langue observe des lois qu’autrefois les grammairiens et aujourd’hui les linguistes s’efforcent de formuler et de théoriser par le recours à l’expérimentation, à la variation, à la substitution, lois qu’on enseigne explicitement (du moins le devrait-on) dans les classes…. Tu épingles, au sujet de ces lois, la formule « lesquelles permanent »3 : il faut être de mauvaise foi pour comprendre ici que les auteurs croient à l’existence transcendante d’une langue française éternelle ; il suffit de lire le livre pour voir qu’ils expriment une stabilité (que personne à ma connaissance n’a jusqu’à présent réfutée) entre la langue classique (l’alexandrin du XVIIe siècle) et la langue moderne (l’alexandrin du XVIIe siècle dit au XXe siècle). Stabilité que Brassens attestait en disant qu’il appliquait la prosodie de Lully, stabilité qui conditionne aujourd’hui l’intelligibilité toujours active de « la langue de Molière » par les francophones, et j’irai même jusqu’à dire stabilité attestée par le verlan et les inversions d’accentuation voulues dans beaucoup de formes du rap.

Il n’y a donc aucune essentialisation, et avancer que le structuralisme (en l’occurrence dans sa version strictement linguistique, principalement phonologique) est une ontologie me semble une thèse tellement forte (énorme) qu’elle perd toute efficience scientifique : elle ne désigne rien en détail, elle n’explique rien, et j’ai bien peur que sa fonction soit de mettre un « gros mot » infamant dans le circuit. Mais il ya plus gros encore : aller jusqu’à rattacher cette prétendue ontologie (attribuée à Lacan) à Heidegger… là je dois dire que les bras m’en tombent. Tant de fiel entre-t-il dans les hostilités entre chapelles freudiennes ?

Lois du vers, lois de la langue : homogénéité et étrangeté

Reprenons le terme homogénéité. N’y aurait-il pas dans ton propos une confusion entre « homogénéité » et « coïncidence » ? Soyons un peu plus précis sur les concepts. Oui le vers est homogène à la langue en ce sens qu’il ne fait appel à aucun autre matériau que ceux qui entrent dans la composition de la langue. C’est bien un segment de langue comme le disent les auteurs : il est du reste reconnu par les locuteurs comme tel. Il lui est également homogène en ce sens que les lois immanentes qui le gouvernent en tant que vers sont dérivables de celles qui gouvernent la langue.  Mais de ce que le vers est un segment de langue et qu’il fonctionne (en tant que vers) selon la langue, faut-il en conclure qu’il y a entière superposition, coïncidence entre vers et langue ? Nullement : car si les locuteurs le reconnaissent comme segment de langue, ils le reconnaissent aussi comme vers, ils l’entendent, et ces deux reconnaissances ne sont pas coïncidentes : le livre montre qu’elles peuvent entrer en conflit4. Tout le livre est parcouru explicitement par cette question et se construit, non pas sur une coïncidence irénique et forcée entre vers et langue, mais tout au contraire sur les décalages entre l’application des lois du vers et celle des lois de la langue, sur leur friction, et donc sur la singularité du vers au sein de la langue, autrement dit sur sa familière étrangeté. De sorte que la théorie de la diction s’y présente comme un système de « stratégies » où il s’agit, par une diction réglée de manière scalaire, de proposer des compromis, des transactions face à ces décalages. On ne peut mieux dire que le vers étrangéise la langue, la bouscule et la met hors d’elle tout en conservant son intimité avec elle… Tu déplaces du reste la question en insinuant (en une rapide pétition de principe qui s’autorise d’une citation de Meschonnic5) que les auteurs assimilent « vers » et « poésie » ; non seulement ils ne le font pas, mais leur attribuer cette idée (ce dogme) c’est laisser croire qu’ils seraient assez incultes pour ignorer l’existence d’écrits didactiques en vers, et pour n’avoir lu ni Aristote, ni Lucrèce, ni Horace, ni Boileau.

Les choix de diction : l’étrangeté de la langue va-t-elle jusqu’à sa défiguration ?

S’agissant des choix prosodiques présentés lors de la représentation du 21 mai pour faire sentir l’étrangeté et la singularité des moments « psalmodiés »6 par l’exportation de la métrique grecque sur un texte en français, il aurait fallu d’abord se demander si c’est vraiment possible. Comment plaquer une métrique fondée principalement sur la durée des sons sur une prosodie où c’est le décompte des syllabes, la rime et l’accent qui sont constitutifs7? Mais à supposer que cette question soit résolue, je pense que les choix effectués pour ces moments intenses excédaient leur objet : tu dis toi-même que les spectateurs, pour pouvoir comprendre ce qui se disait, étaient obligés alors de lire le texte… pourtant dit en français8 ! L’étrangeté de la langue me semble perceptible en effet si elle est introduite sur fond de reconnaissance possible : c’est ainsi qu’un locuteur perçoit « l’étrangeté » d’un accent, et ainsi qu’il entend le vers – il l’entend comme familière étrangeté, comme décalage, comme objet isolable et précieux au sein de la prose ordinaire. Or ce jour-là et dans ces passages de haute tenue l’oreille était larguée au point qu’il fallait sans cesse recourir au texte écrit.

J’ai tenté d’identifier ce qui n’était plus un décalage : les accents étaient systématiquement déplacés avec emphase sur les syllabes atones, les syllabes accentuables étant en revanche systématiquement et excessivement désaccentuées, ce qui rendait le français non plus étrange mais méconnaissable. Tout se passait comme si on s’était persuadé que le français devait être défiguré, que c’était un ennemi (laissons donc cette position aux indigénistes et autres « intersectionnels » qui eux sont essentialistes !). Plus fort que le rap qui introduit ses contretemps prosodiques en évitant la systématicité (et aussi la désaccentuation outrancière) qui toucherait au contresens. Plus fort que Rameau qui s’amuse à faire des fautes de prosodie dont l’effet bizarre, en déplaçant la langue de manière souvent drôle, n’en annule ni l’identification sonore par l’auditeur, ni l’intelligibilité. Le 21 mai, on a bien compris que c’était exprès certes, mais ce n’était ni reconnaissable ni intelligible – d’où les bruits de pages tournées qui envahissaient et rythmaient l’espace sonore précisément aux moments où l’oreille aurait dû être prioritairement sollicitée par la scène. Une diction plus soutenue que dans la prose ordinaire, des ports de voix tendus et quelques écarts prosodiques choisis pour ne pas tomber dans l’évocation ronronnante d’une versification déjà connue, auraient eu à mon avis l’effet souhaité. Mais tu as raison d’ajouter que les conditions de la représentation n’étaient pas celles dont on pouvait rêver : je m’associe donc à toi pour souhaiter que ce travail soit poursuivi… sans être persécuté.

L’oralité et la thématique identitaire, l’appel à Rousseau

J’élargis maintenant le propos en revenant à la question de l’oralité dans la transmission, qui à mon avis n’est guère éloignée d’une thématique « identitaire » et qui en tout cas est apte à la célébrer. Tu fais appel, à juste titre, à Rousseau. Il se trouve que je connais assez bien le texte de l’Essai sur l’origine des langues. Il y a bien longtemps que dès mon premier livre sur Rameau j’ai réfléchi sur ce texte extra-lucide mais aussi un peu effrayant9. Je me contenterai de rappeler un aspect ici : la célébration par Rousseau de la vocalité, de l’oralité, du sonore, renvoie à une conception anti-intellectualiste, antimatérialiste qui l’oppose fortement à Rameau. Pour Rousseau, la musique (et les langues) nous touchent non par leurs propriétés articulatoires, mais par leur rattachement à leur origine psychique, leur moment « chaud » pourrait-on dire, moment animé. L’animé, c’est ce qui vient de l’âme, de la psyché. Le schème vocal est prégnant et premier : il précède la consonne sourde, abstraite et analytique. La vocalité est liée au souffle, elle est animation au sens propre : son essence est pneumatique, elle se module, s’infléchit sans se scinder, sans rencontrer d’obstacle. La primauté du mélodique est d’inflexion et de souffle, d’exhalaison : c’est ultérieurement que cette étoffe continue et souple est découpée par des divisions discrètes et sourdes qui la rendent articulée et susceptible d’analyse. Or Rousseau est très cohérent : il faut lire les derniers chapitres de l’Essai sur l’origine des langues et faire le rapprochement avec la Lettre à d’Alembert pour prendre la mesure des conséquences de cette conception sur la façon de penser les sociétés et l’association politique, mais aussi sur le théâtre et les arts en général. Le culte de l’oralité, du souffle, du plein-air, de la voix sonore, de l’éloquence antique, c’est aussi la célébration d’un modèle archaïque de transmission, c’est aussi la haine du théâtre moderne « spectacle exclusif » qui se tient dans un lieu clos où – comble de perversion – les femmes (adeptes du chuchotement et maîtresses des salons) ont l’ascendant. Il faut lire Rousseau jusqu’au bout. Alors, et parce qu’il faut prendre ce très grand esprit au sérieux, on peut préférer, comme je le fais, le vibratoire au pneumatique, l’articulé au souffle vocalique, l’explicite des alphabets analytiques à l’implicite de l’oralité et des hiéroglyphes, la discussion même feutrée à l’accent oratoire « énergique » des places publiques, le théâtre obscur et séparateur à la fusionnelle fête villageoise, l’urbanité sophistiquée à la féroce spontanéité des identités enracinées.

Chère Sabine, continuons, si tu le veux bien, à entretenir cet espace critique qui nous tient à cœur : c’est à mon avis la meilleure manière de résister aux censeurs de tout poil ! Avec toute mon estime et mon amitié.

Notes

1 – Sabine Prokhoris « Les Suppliantes au présent« . François Vaucluse « Arbitres de la race, comédie bouffe« .

2 – Lagrasse : Verdier, 2008, nouvelle édition revue et augmentée (1re édition Paris : Seuil, 1987)

3 – Citation que tu fais de la p. 14 de Dire le vers.

4Dire le vers, p. 16 « En vérité, le vers a une nature double. D’une part, il a sa phonologie propre qui le caractérise comme vers, mais, d’autre part, il suit la phonologie générale de la langue. D’où une contradiction éventuelle : bien que les règles caractéristiques du vers soient homogènes à des règles générales de la langue, elles n’en sont pas moins distinctes. Le fait que, dans un vers, les unes et les autres subsistent côte à côte peut créer des conflits. Or, il ne faut céder ni sur le vers ni sur la langue. »

5 – Tu écris en effet, en prétendant dénoncer un dogme avancé par les auteurs « L’opposition poésie (vers)/prose pour commencer » : mais c’est toi qui décides par cette formule pour le moins rapide que vers = poésie ! Les auteurs incriminés opposent vers et prose…

6 – Les moments non psalmodiés étaient à mon avis une réussite totale : on suivait parfaitement la pièce, sans pour autant être plongé dans une ambiance de « proximité » contraire au principe même du théâtre. Les masques n’y étaient pas pour rien, évidemment.

7 – Pour plus de détails, on consultera la discussion « Sur la comparaison entre la poésie française et la poésie antique » dans Dire le vers, p. 216 et suiv.

8 – Cela n’a rien à voir, comme tu sembles le suggérer, avec le sous-titrage pratiqué à l’opéra, où ce n’est pas la langue mais la musique (et souvent, mais il ne faut pas le dire, la très mauvaise diction de certains chanteurs) qui occulte la langue. Ici l’effet produit était bien de rendre la langue des locuteurs présents dans la salle non seulement étrange mais hors de toute possibilité d’identification.

9 – Toute une partie du livre Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique (Paris : Minerve, 2011 3e éd. – 1983) est consacrée à la fois à la défense et à la critique de Rousseau. Je me permets de renvoyer, entre autres travaux publiés, à ma présentation et à l’annotation de l’Essai sur l’origine des langues (Paris : GF, 1993), à « Musique, voix, intériorité et subjectivité : Rousseau et les paradoxes de l’espace », in Musique et langage chez Rousseau, éd. Claude Dauphin, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Oxford : Voltaire Foundation, 2004 :08, p. 3-19, et en ligne sur ce site « Bossuet, Nicole et Rousseau : la critique du théâtre », 2007.

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2019

« Les Suppliantes » au présent

Sabine Prokhoris rappelle les détestables obstacles dressés contre la représentation des Suppliantes d’Eschyle1 au printemps dernier, et les prises de position, pas toujours glorieuses, qui les commentèrent. Elle propose ensuite une réflexion approfondie sur l’expérience – sensible et intellectuelle, avec toutes ses fragilités – que fut, pour tous ceux qui purent y assister, la représentation du 21 mai à la Sorbonne. C’est une méditation sur la rencontre entre les langues et les temps, sur la capacité de la poésie et du théâtre à révéler, au cœur même de la langue qui nous semble familière, l’étrangeté qui, en nous délivrant des identités, constitue l’humanité.

« La poésie est le soc qui retourne le temps, en sorte que les couches profondes, le tchernoziom se retrouvent en surface. » Ossip Mandelstam

Une polémique aberrante

Le 21 mai 2019, on a finalement pu voir à la Sorbonne la mise en scène des Suppliantes créée par Philippe Brunet avec sa talentueuse et courageuse troupe théâtrale. Les spectateurs devaient présenter une invitation nominative, ainsi que leur carte d’identité, et la représentation eut lieu sous protection policière. Étranges et amères conditions, qui signaient en un sens la victoire d’activistes prétendument antiracistes, lesquels deux mois plus tôt avaient empêché, par la force, la libre tenue de la représentation, en accusant le metteur en scène de donner à voir « un spectacle raciste de propagande coloniale ». Motif invoqué ? Les maquillages foncés et les masques cuivrés des acteurs : le supposé « blackface », donc – « conscient ou inconscient », nous expliqua doctement Louis-Georges Tin2 interviewé quelques jours plus tard par Le Monde, mais quoi qu’il en soit intrinsèquement et performativement raciste – dont se serait rendu coupable le metteur en scène.

Entre l’agression du 25 mars et la soirée du 21 mai, qui fit salle comble et bénéficia d’un soutien institutionnel bienvenu3, la polémique lancée par le CRAN, la Brigade anti négrophobie, et quelques autres activistes occupa largement les médias. Ces groupuscules se réclamant de l’idéologie « décoloniale » réussirent à « faire le buzz » comme on dit aujourd’hui, et leur propagande eut les honneurs de la presse de gauche notamment : Libération, Le Monde, Mediapart. Certes, Libération et Le Monde ouvrirent leurs colonnes à deux tribunes collectives en soutien à Philippe Brunet, très largement signées, l’une émanant du milieu universitaire4, la seconde, à l’initiative d’Ariane Mnouchkine, du milieu culturel5. Nombre d’éditorialistes6 par ailleurs prirent fait et cause pour le metteur en scène accusé de racisme, le traducteur et poète André Markowicz7 pointa dans un texte remarquable la malhonnêteté nauséabonde et l’inconséquence intellectuelle coupables de militants armés de novlangue (de bois) et de quelques gros bras.

Mais outre que Le Monde et Libération, pour se montrer équitables sans doute dans un débat dès lors présenté comme un affrontement d’opinions également légitimes, relayèrent complaisamment les prises de position des racialistes8, du CRAN à Décoloniser les arts, et de ceux qui, de façons plus ou moins modérées, leur trouvaient des vertus, leur conférant ainsi une respectabilité intellectuelle pour le moins questionnable – sans parler de Mediapart publiant un « Manifeste des 343 racisé·e·s »9 (en écriture inclusive comme il se doit), si l’on peut sans doute se réjouir du large écho de la tribune du Théâtre du Soleil dans le monde de la culture, tous auront pu constater l’absence de certaines signatures, et non des moindres, de Stéphane Braunschweig, directeur du Théâtre de l’Odéon à Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville et du Festival d’Automne (lui-même pourtant il y a peu victime d’un activisme analogue de la part cette fois d’intégristes catholiques), en passant par Manuel Gonçalves (directeur du 104) et la plus grande partie du milieu chorégraphique, à quelques exceptions près. Les motifs quelquefois allégués par les uns ou les autres, justifications politico-sociologiques en forme de « oui (« bien sûr nous refusons censure et intimidation « ) mais » (et le racisme, alors ?), et plaidoyers alambiqués – parfois très problématiques à l’appui, (« a-t-on vraiment le droit de maquiller des actrices blanches en Noires ?)  » (et l’inverse alors ?) ; « Othello ne doit-il pas aujourd’hui être interprété par un Noir ? »10  –, cache-misère d’une confusion intellectuelle inquiétante sinon d’une certaine lâcheté, ne parvinrent cependant pas à masquer l’ineptie et l’inanité totales de la violente accusation de racisme à l’encontre de Philippe Brunet, lesquelles éclatèrent lorsque enfin on put assister à cette mise en scène. Elle était tout bonnement sans objet. Mais le mal était fait. Peu importait alors aux miliciens du CRAN et consorts qu’en définitive la pièce fût jouée. Ils avaient pendant deux mois entiers occupé le terrain, et au bout du compte donné le la de l’événement. Seuls les colonels grecs lors de la dictature de 1967 à 1974 avaient réussi à faire mieux, interdisant sans autre forme de procès Eschyle (et quelques autres)…

Quelle expérience ?

Que vit-on le 21 mai ?

En aucun cas, comme crut inconsidérément devoir le dire à la sortie de la représentation une universitaire pourtant un peu en vue sur ces questions, une « reconstitution » du théâtre antique (ah bon ?), ajoutant avec satisfaction avoir donc tout simplement vu « ce à quoi elle s’attendait » (autrement dit : l’emplâtre grossier de quelques certitudes pseudo-savantes qu’elle projeta sur ce qui en réalité eut lieu ce soir-là11).

Nous avons en réalité assisté ce soir-là à une expérience inattendue, passionnante et, pour peu que, surmontant quelques obstacles ou imperfections sur lesquels nous reviendrons, nous ayons pu accepter de nous y prêter, fortement prenante – et partant actuelle, au sens le plus complet du terme. Une expérience sensible et intellectuelle, dont nous nous proposons ici de décrire quelques aspects, d’interroger aussi certaines fragilités peut-être, d’un strict point de vue théâtral et scénique – en tenant compte évidemment des conditions extrêmement difficiles, voire acrobatiques, du travail de création qui précéda la représentation de la Sorbonne12.

Quoi qu’il en soit, saluons en premier lieu la cohérence et la clarté des choix très médités du metteur en scène, manifestes d’un bout à l’autre de sa proposition scénique, et lisibles à travers quelques partis pris articulés entre eux sur un axe qui est celui du mouvement – car c’en est un, à plus d’un titre en l’occurrence – de traduction/interprétation : ce qu’Antoine Berman13 avait appelé « l’épreuve de l’étranger ». Ainsi la proposition scénique – l’interprétation tout à la fois et indissolublement opaque et transparente14 qu’elle constitue – manifeste-t-elle, agit-elle en somme, la problématique tragique spécifique de cette pièce d’Eschyle qui nous parvient aujourd’hui de si lointains rivages. C’est-à-dire : qu’en est-il de la rencontre avec l’inquiétante étrangeté d’un autre, pourtant parent de si troublante, de si originaire façon ? Une altérité lointaine et proche : lointaine parce que proche ? Quels sont les enjeux, conflictuels, de cette reconnaissance ? Que signifie qu’elle se situe – et cette dimension est au cœur de la focale construite par Philippe Brunet pour lire/transmettre la tragédie d’Eschyle – sur le plan de la langue – de la rencontre entre les langues, comme entre les  temps ? Une rencontre matérielle, empreinte d’une sensorialité vivace – sonore, rythmique – dont il convient de prendre la mesure pour en apprécier le sens.

On se demande en tout état de cause quel préjugé (au sens le plus littéral de ce terme), et quelle étonnante surdité, ont pu donner lieu à pareille méprise : nulle tentative de « reconstitution » ici, mais une lecture, au présent.

Certes les acteurs portaient des masques – fort beaux, et très puissants –, inspirés de ceux de la tragédie antique15, et de fait, nous avons entendu du grec ancien. Pour autant, non seulement l’idée de « reconstitution » (d’une représentation de théâtre antique, comme aussi bien d’ailleurs d’une représentation d’une pièce de Shakespeare au Théâtre du Globe) manque singulièrement de pertinence, pour d’évidentes raisons historiques, mais dans le cas précis de cette mise en scène, n’importe quel spectateur un tant soit peu averti aura pu noter quelques transformations notables introduites, non sans motif, dans la version des Suppliantes imaginée par le metteur en scène.

Le grec : idiome « barbare » ?

À commencer par celle-ci : le grec ancien que nous entendons, prononcé par les étrangères, est dans la pièce – et pas seulement pour nous spectateurs du XXIe siècle, même si nous sommes hellénistes – la langue étrangère16. Voilà une situation – créée par la mise en scène – et partant un renversement – le grec comme idiome « barbare » : pari interprétatif à méditer –, qui ne cadrent guère avec l’idée passablement absurde de « reconstitution ». Puisque la pièce d’Eschyle est bien sûr tout entière écrite en grec – le grec de la poésie lyrique théâtrale, donc destiné au chant, rappelle Aymeric Münch, qui a traduit la pièce avec Philippe Brunet –, quand bien même, comme le souligne dans la plaquette de présentation du spectacle Anne-Iris Muñoz, les subtiles variations de la prosodie qui gouverne le chœur des Danaïdes entretissent à une voix « « à la grecque » » (la voix de lamentation) « une voix barbare »17 (accompagnant l’action violente de déchirer les voiles dont sont enveloppées les jeunes filles). Remarques pour nous fort précieuses, de nature à éclairer ce qu’en sa période philologique Nietzsche a décrit comme « la prodigieuse bigarrure rythmique de ce peuple » [les anciens Grecs], qu’il relie à « son talent pour la danse », alors, poursuit-il, que « nos schémas rythmiques sont d’une étroite pauvreté »18. Bigarrure constitutive, à ses yeux de la métrique poétique infiniment souple du grec, en son extrême sensibilité à la variation infinie des « échelles de notes et des rythmes temporels » ajoute-t-il. À des années-lumière de quelque plate et morne cadence, cette « force violente qui découperait les mouvements de la volonté en temps égaux »19.

C’est en tout cas en cet endroit précis, en cette jointure risquée entre le grec ancien du chant tragique en sa musicalité et en sa physicalité essentielles, et le français contemporain que choisit d’œuvrer la mise en scène de Philippe Brunet. Il s’agit, nous explique-t-il, « d’expérimenter quelque chose du rite théâtral ancien : la langue, le rythme, l’alliance du geste et de la voix, de la musique et de la danse »20. De l’expérimenter – ou plus exactement, d’en expérimenter quelque chose – aujourd’hui. C’est donc en prenant appui sur la théâtralité spécifique propre à la langue chantée de la tragédie antique – le « parlé-chanté »21 ainsi que le nomme Nietzsche – que, sautant délibérément par-dessus la tradition française du théâtre classique et, dans ses choix traductifs, court-circuitant la forme prosodique qui nous est la plus familière – l’alexandrin –, Philippe Brunet conçoit une rencontre entre un Eschyle ramené tout vif des Enfers – ses vers ayant été dûment pesés – et nous, vivants d’un XXIe siècle tourmenté et si vite oublieux. Ce n’est évidemment pas sans motif que, parallèlement à sa mise en scène des Suppliantes, Philippe Brunet a aussi choisi de mettre en scène Les Grenouilles22 et, dans la version qu’il en a proposée, imaginé d’entrelacer au texte d’Aristophane, dans les parties du chœur, quelques fragments de L’Innommable de Samuel Beckett – auteur qui écrivit une grande partie de son œuvre dans une langue, le français, qui n’était pas sa langue maternelle. L’Innommable, ce flux, cette mélopée qui murmure à notre oreille « […] je suis en mots, je suis fait de mots, les mots des autres, […] je suis tous ces flocons, se croisant, se séparant, s’unissant, se séparant, où que j’aille je me retrouve, m’abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu’une parcelle de moi, reprise, manquée, perdue, des mots, je suis tous ces mots, ces étrangers, […] »23.

Rencontre, donc, entre le vieil et pourtant si neuf Eschyle, et notre sensibilité contemporaine, en partie endormie, émoussée par ce que Philippe Brunet appelle le « lieu commun, scolaire ou culturel » – sans parler de l’indigeste fatras identitaire qui envahit ces temps-ci les esprits ; contact, rugueux peut-être, qui avère, à la faveur d’une sorte de conflagration, l’intime étrangèreté qui nous fait, toute de voisinages insoupçonnés. Cela à travers l’expérience de la matérialité de la langue, diverse d’une langue à l’autre, ainsi multiplement pareille. Pareille dès lors que par le geste sonore, qui est voix foncièrement accentuée, modulée d’innombrables façons, mouvements et rythmes en prière, plainte, séduction, désir d’emprise – élan en tout état de cause pour toucher un autre –, du lien se crée. Moyennant une zone mitoyenne entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent, si comme l’exprime si parfaitement Montaigne « la parole appartient moitié à celui qui parle moitié à celui qui écoute » – Montaigne, dont la langue et la voix sont si intimement mêlées d’autres langues, d’autres voix –, et qui poursuit ainsi, décrivant la parole comme un geste  :

« Comme celui-ci se doit préparer à la recevoir selon le branle qu’elle prend. Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche et s’apprête selon qu’il voit remuer celui qui lui jette le coup et selon la forme du coup »24.

Zone mitoyenne au sein d’une même langue, d’abord, chacun expérimente cela tous les jours, mais aussi, quoiqu’un peu différemment, entre les langues. N’en déplaise à Derrida, nul « monolinguisme » qui tienne, nul solipsisme possible, envers et autre face de l’exclusion, dès lors que l’on use d’une langue, ce medium partagé – comme l’est une danse – et impur. D’une langue, c’est-à-dire toujours au fond, qu’on le veuille ou non, en même temps de plusieurs, en mouvement. Se dissout alors l’illusion (heideggérienne) que porte l’énoncé pseudo tragique de Derrida : « Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne »25, dont la clôture se renforce d’un tour supplémentaire dès lors que se voit congédiée la possibilité externe autant qu’interne, de la langue étrangère26. Comment dès lors ne pas comprendre, en prenant à revers la falsificatrice sentence derridienne, que la possibilité effective du propre est au contraire, et consubstantiellement, liée à la réalité, intimement éprouvée, de l’étrangèreté ? À l’œuvre déjà, et d’abord, dans le parler ?

À l’inverse, alors, de Derrida : Montaigne encore, dont la langue « propre », portée jusqu’à nous par une voix vigoureusement singulière, est si diverse, si mouvante, si promptement étrangère sans un seul instant cesser d’être sienne – et nôtre, dès lors que nous le lisons –, si continûment altérée, qu’il écrit aussi , à propos de l’idiome en lequel il écrit son livre :

« Qui peut espérer que sa forme présente soit en usage, d’ici à cinquante ans ? Il s’écoule tous les jours de nos mains, et depuis que je vis, il s’est altéré de moitié »27.

Nécessaire et fort salutaire leçon, en un temps que gangrènent les « politiques d’identité », pour utiliser ici la formule par laquelle Laurent Dubreuil traduit l’expression « identity politics »28 qui fait florès sur les campus américains. Politiques d’identité nouées à des revendications victimaires qui interdisent qu’on s’en déprenne, murant définitivement toute possibilité d’échappatoire.

Traduire/ Interpréter : la parenté des langues

Poursuivons.

La situation d’avoir à traduire pour nous le grec d’Eschyle offre donc pour le metteur en scène, on l’aura aisément compris, une aire de jeu – l’espace d’une invention interprétative aux strates multiples : les étrangères s’expriment dans leur langue – une langue étrangère, forcément ; cette langue étrangère se trouve être le grec ancien ; ces étrangères n’en sont pas tout à fait – mais « tout à fait étranger », de même que protégé de toute altération par les inviolables frontières d’une identité fixe et tout d’un bloc, cela existe-t-il ? Autrement dit : quel essentialisme identitaire peut résister à l’aventure impure, hybride, altérante, de la traduction ? À la surprenante proximité entre des idiomes lointains, immensément divers, que pareille entreprise, toute de frottements, de contaminations, de passages, révèle – crée ? À l’émergence du « parlé-chanté » évoqué plus haut, puissamment à l’œuvre dans le texte de la tragédie, où affleure ce que Nietzsche, en cela très proche du Rousseau de l’Essai sur l’origine des langues, appelle « l’arrière-fond tonal » commun à tous les hommes où s’entend, écrit-il, la « mélodie originaire du plaisir et du déplaisir »29

Quant au français, traduit du grec ancien, et qui joue dans la représentation le rôle du grec que parlent le roi et les citoyens de la ville où les Danaïdes, fuyant un mariage haï, demandent asile et protection, voilà qu’il deviendra, pour nous spectateurs, en quelque sorte aussi langue étrangère. Ou plus exactement familière/étrangère – étrangéisée – ; intimement étrangère en somme, éveillant une expérience ancienne enfouie, singulière et pourtant commune à tous. Celle de notre prise initiale, à maint égard libératrice, et toujours (ré)inventive, dans l’univers langagier.

En cela, qui transite non sans motif, par la dimension rythmique et accentuelle du dire – essentiellement et originairement musical en somme –, la langue française, par-delà sa norme familière à notre oreille, et comme revêtue de ce qu’Elias Canetti a nommé un « masque acoustique »30, avère sa parenté, sur un mode en un sens pré-sémantique, avec le grec ancien – avec toute langue en vérité. L’on se rappellera ici utilement ces mots d’un poète, qui résonnent, poétiquement/politiquement, avec les mots de Nietzsche que nous avons cités :

« Ainsi en poésie les limites nationales sont effacées, l’élément d’une langue en appelle à une autre par-dessus les têtes de l’espace et du temps, car toutes les langues sont liées dans une union fraternelle fondée sur la liberté et l’esprit de parenté de chacune, et dans cette liberté, fraternelles et sans façons, elles s’entr’appellent »31.

Ensuite, Philippe Brunet introduit un personnage absent – et pour cause – de la dramaturgie initiale : un interprète (traducteur), truchement entre les Danaïdes et le roi. Cette figure reprendra une partie du rôle du coryphée qui, dans les pièces antiques, se détache du chœur (mais lui appartient) et officie, à certains moments, comme son intermédiaire – son porte-parole en quelque sorte. Un intermédiaire, généralement, entre les protagonistes de l’action dramatique, cela principalement à l’intention du public : du peuple citoyen.

À la Sorbonne ce soir-là, et dans le contexte de la violente polémique lancée quelques semaines auparavant par les identitaires racialistes qui voyaient32 dans le propos de Philippe Brunet interprétant aujourd’hui Eschyle une entreprise raciste, nous étions le peuple citoyen, écoutant, cette antique et fraternelle histoire de réfugiées, si profondément contemporaine en ses enjeux en rien révolus. Enjeux en réalité – d’autant plus qu’ils se lient étroitement à la plus cruciale gageure, en son fond politique, de la poétique : les mots et les rythmes, matrice du lien humain « par-dessus les têtes de l’espace et du temps » – anciens et toujours vifs. Autrement dit : en un sens toujours renouvelé, étranges et familiers ; inconnus – presque. Méconnus, sans doute.

L’étrangeté littérale : un pari audacieux

Peut-être ce qui a pu induire en erreur notre universitaire hâtive tient-il à une dimension manifeste du propos de Philippe Brunet, exprimée en ces termes dans le texte de présentation déjà cité :

« Le plus étrange, le plus opposé à nous-mêmes, ce n’est peut-être pas la couleur des Étrangers, mais les lois de l’harmonie oubliée qui réglait le geste et la voix, l’architecture et la musique, la danse et la prosodie, toute cette respiration, cette battue, ce goût organique et cosmologique de la période : le défi de ce qu’il nous faut conquérir au cœur de notre enseignement, pour exploiter le trésor que notre tradition théâtrale, contrairement aux théâtres d’Asie qui l’ont gardé vivant, a longtemps préféré garder enfoui »33.

En conséquence, c’est un pari sur la valeur et la puissance de l’étrangèreté en elle-même, et en sa texture propre chez Eschyle, que la mise en scène décide de prendre : elle est ce qui, profondément, et fondamentalement, peut faire lien, pour autant que le propre et l’étranger sont tissés l’un de l’autre. Cet entrelacement, le rituel théâtral le révèle, et l’accomplit. Tel est son défi.

Le chemin le plus direct pour affirmer cette position indissolublement poétique, philosophique, et politique, position qui gouverne les options d’interprétation de la tragédie d’Eschyle et de sa transmission aujourd’hui, est un parti pris osé de littéralité – aux antipodes de tout conformisme littéraliste – pris par Philippe Brunet.

Qu’est-ce à dire ? Tout comme, dans la nouvelle de Borges34, Pierre Ménard réécrivant mot pour mot certains passages35 – peu nombreux, et pas n’importe lesquels – du Don Quichotte de Cervantès, Philippe Brunet choisit certains aspects, liés au grec de la tragédie d’Eschyle tel qu’il se rythme et se chante, et décide de les importer tels quels (le « mot pour mot » de Pierre Ménard) sur la scène et dans le français contemporains. Ce « quelque chose »36 à « expérimenter du rituel du théâtre ancien » : voilà bien sûr, précisément en raison de la littéralité fortement étrangéisante de ce choix, qui est à mille lieues de quelque prétendue « reconstitution » du théâtre antique. Pour comprendre à quel point, lire, ou relire, Pierre Ménard, auteur du Quichotte.

Ce choix d’importer la métrique grecque du théâtre lyrique au sein même du français excluait, de fait, que la traduction fût en alexandrins. Non que ce n’eût pas été possible. D’autant que de fait, comme l’écrivent Jean-Claude Milner et François Regnault dans leur opuscule Dire le vers, « singulièrement en français »37, l’alexandrin est le vers de la tragédie, « mais aussi de la poésie lyrique », et « de la poésie depuis Ronsard jusqu’à Rimbaud ». Les auteurs écrivent :

« C’est que le vers français est entièrement homogène à la langue française, les règles qui le gouvernent étant entièrement dérivables de règles existant par ailleurs dans la langue. Or dire le vers, c’est, ou ce devrait être, manifester par la voix parlée les propriétés du vers, toutes ses propriétés : celles qui le caractérisent comme vers et font qu’il n’est point prose, celles qui le caractérisent comme fragment de langue et font qu’il n’est point un bruit insensé »38.

Cela étant posé, le pari de Philippe Brunet est-il voué à l’échec ?

Il faudrait pour que ce fût le cas admettre comme indiscutables les présupposés des auteurs. Or ils ne le sont pas, et si subtils et cohérents puissent être les développements qui s’ensuivent, deux éléments au moins dans leur thèse – en forme de dogme, ou de système hypothético-déductif clos plutôt que de démonstration, quelle que soit la justesse de certaines de leurs propositions par la suite – paraissent pouvoir être interrogés.

L’opposition poésie (vers)/prose pour commencer : comme l’écrit assez abruptement Henri Meschonnic, récusant comme un « cliché » la position qui prétend situer la poésie exclusivement dans cette forme qu’est le vers, « la poésie ne s’oppose pas à la prose. La poésie s’oppose à l’absence de poésie »39. Et quant à l’alexandrin – dont la respiration et les rythmes sont souterrainement à l’œuvre du reste dans nombre de textes de la prose française –, il aura fallu la sensibilité musicale aux langues et aux rythmes poétiques d’un poète étranger pour en écrire ceci :

« L’alexandrin remonte à l’antiphonie, à l’appel d’un chœur en deux parties qui disposent d’un même temps pour s’exprimer. Au demeurant, l’équilibre de cette égalité est rompu quand une voix cède la part du temps lui appartenant à l’autre. Le temps, telle est la substance nue de l’alexandrin. La répartition du temps entre les chéneaux du verbe, du substantif et de l’épithète compose la vie intrinsèque de l’alexandrin, régularise sa tension, sa charge limite. À cela s’ajoute comme une lutte pour le temps entre les éléments du vers, chacun s’efforçant d’absorber ainsi qu’une éponge la plus grande quantité possible de temps et se heurtant dans cette aspiration aux prétentions des autres »40.

Toute autre perception de la substance de l’alexandrin, dans ces lignes magnifiques. Il n’est point, là, donné pour « homogène », et entièrement de surcroît, à la langue française – comme si d’ailleurs une forme littéraire, quelle qu’elle soit, et dans quelque langue que ce soit, pouvait jamais l’être. L’on se souviendra utilement ici du propos si pénétrant de Proust, notant, dans son Contre Sainte-Beuve, que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » – ainsi les inventions littéraires sont-elles, en un sens essentiel, hétérogènes41 à la langue qui leur offre la chatoyante multiplicité de ressources en effet spécifiques. Le français invente l’alexandrin, à partir de ses caractéristiques idiomatiques propres, mais l’alexandrin l’excède, rejoignant ainsi cette zone de la « pure langue »42 évoquée par Walter Benjamin – le contraire même d’une langue « pure », qui serait (illusoirement) dotée d’une identité stable et définitive. Zone musicale, sonore/rythmique, qui est celle même où, « par-dessus les têtes de l’espace et du temps », les langues « fraternelles et sans façons » « s’entr’appellent », pour reprendre ici les mots de Mandelstam cités plus haut.

De la diction de l’alexandrin, forme supposée de part en part « homogène », sans reste et sans extériorité, à la langue française, Milner et Regnault, commentant le fait qu’elle « ne se transmet pas de bouche à oreille » (d’après eux, c’est-à-dire d’après leur système), soutiennent qu’« il ne s’agit pas là d’un accident historique », mais « d’un fait de structure ». Ils poursuivent  ainsi :

« La diction ne se transmet pas comme un art secret ; elle doit à chaque instant se déduire des règles de la langue, lesquelles permanent. C’est donc la langue qui se transmet, et cela par des voies qui ne doivent rien à l’art »43.

On peut se demander déjà pourquoi diable une transmission « de bouche à oreille » – orale et vocale – devrait être ésotérique, et ce qui (à part leur théorie), permet aux auteurs avec autant de certitude d’en soutenir l’absence, quasi ontologique (la « structure » tenant ici lieu d’ontologie, comme chez Lacan par exemple). Mais surtout l’affirmation – une pétition de principe en réalité – que, par sa structure, présumée anhistorique, « c’est la langue qui se transmet », dans sa permanence supposée, cela « par des voies qui ne doivent rien à l’art » – lequel est source en effet, comme le note Proust, d’hétérogénéité dans la langue – laisse pour le moins perplexe. C’est en tout cas clairement une assertion qui porte une vision identitaire et essentialiste de la langue – heideggérienne en son fond, sous couvert de structuralisme. De la part de François Regnault, qui a pourtant travaillé avec un musicien tel que Georges Aperghis, c’est étonnant.

L’étranger Mandelstam pour sa part – une oreille, une voix, celles d’un poète, qui écrivit aussi sur Dante –, entend dans « le nouveau vers français, l’alexandrin » à un certain moment « créé par Clément Marot » 44, non pas une structure immobile, exclusivement enclose dans un français éternel, mais une histoire plus lointaine, proprement musicale – par-delà les spécificités des langues.

Raisons et effets d’un choix : ruine de l’identité

Revenons à Philippe Brunet, qui n’opte pas pour l’alexandrin, cette création rythmique dans le français, à laquelle notre oreille s’est (trop) habituée – l’eût-il fait, et pourquoi pas ?, qu’il aurait fallu, afin de ne pas céder sur le plus intraitable, le plus subtil de l’enjeu eschylien, trouver à en raviver l’étrangeté native, la bizarrerie en somme –, mais pour l’aventure plus risquée – plus « barbare » ? – que nous avons décrite.

Ce choix obéit, nous semble-t-il, à une double visée : d’une part, par l’effet de ruine de l’« identité » (imaginaire) du français dans la conflagration produite par l’accueil en lui de la prosodie d’Eschyle, agir directement en quelque sorte la question de l’étrangèreté. La dénuder à l’os. D’autre part faire remonter, ici et maintenant, le plus vif – en l’espèce les rythmes parlés/chantés/dansés – de « quelque chose », nous dit-il, du « rituel du théâtre ancien ». Non par nostalgie muséale, mais parce qu’il peut (re)devenir nôtre. Pour autant que nous nous disposerons à accueillir ces étranges, ces lointains voisinages. « Moi je dis : hier n’est pas encore né. […] Je veux à nouveau Ovide, Pouchkine, Catulle ; […] » 45.

Réponse la plus profonde, certainement aussi la plus offensive, aux identitaires de tout poil.

À la Sorbonne le 21 mai, nonobstant le fait que le public était idéologiquement acquis à un projet qu’il lui fallait ce soir-là découvrir, les réserves, ou les incompréhensions, ont été pourtant nombreuses. Et de fait, force est de reconnaître que la proposition théâtrale que gouvernaient des partis pris parfaitement pensés et d’une force bien réelle n’a pas tout à fait pu passer la rampe ce soir-là.

Il nous semble que cette difficulté, et la sensation d’une tentative peut-être en effet pas entièrement aboutie, ainsi que les diverses frustrations qui se sont exprimées (notamment que, du fait de cette diction inattendue, on ne comprenait pas clairement le texte, qu’il fallait donc le suivre sur le papier, faute de possibilité de surtitrage46) ne sont en rien imputables aux choix d’interprétation que nous avons essayé de décrire, mais plutôt aux conditions, matériellement très difficiles, et de surcroît encombrées par l’absurde et inquiétante polémique en cours, qui furent celles de cette représentation.

Mais peut-être aussi – telle est en tout cas mon hypothèse de spectatrice – pourrait-on imaginer que le metteur en scène accentue davantage qu’il n’a pu ou voulu le faire dans ces circonstances contraires la radicalité et l’actualité de son interprétation, de façon à rendre plus perceptible encore – plus chantée, plus dansée – la saisissante « bigarrure rythmique » évoquée par Nietzsche, et la prodigieuse subtilité, quasi vertigineuse, de la gamme d’Eschyle. De façon à nous faire expérimenter plus fortement ses effets sur nous, en nous – effets d’altération, et par là apprentissage, foncièrement émancipateur, d’un « propre » inconnu et pourtant, de façon très enfouie, familier. Cela, peut-être, en poussant l’exploration (et les collaborations ?) du côté d’une forme, plus audacieuse, d’opéra/théâtre moderne, telle qu’un musicien comme Georges Aperghis, clairement animé par la conviction que « le langage est sans conteste la plus grande merveille musicale de la nature »47, la compose au plus près de la musicalité, trop oubliée, des langues. Afin de soutenir et de rendre plus lisibles la précision et la justesse innovantes, décapantes, de sa lecture, puisque sise au plus près de ces « signes qui ne sont pas moins précis que les notes musicales ou les hiéroglyphes de la danse » : ceux de « l’écriture poétique à un haut degré » 48 – assurément celle d’Eschyle. Il y a peu de doute alors que la forme – expérimentale au sens le plus exact – que cherche à transmettre et à créer Philippe Brunet lisant/interprétant Eschyle afin, malgré « la pression des siècles », de parvenir à nous faire « nous sentir contemporains du poète », et d’en « conserver la « présence » » en trouvant comment « l’extraire du terrain du temps sans endommager sa racine, sinon il se flétrit »49, parvienne à pleinement aboutir, d’un point de vue strictement scénique. Évidemment, cela requerrait des moyens conséquents, et bien davantage de temps qu’il n’a pu en disposer pour cette mise en scène, troublée par de si stupides menaces. Mais il n’est pas interdit de rêver… Souhaitons-lui, quoi qu’il en soit, de poursuivre ce travail passionnant, et nécessaire. Et d’oser davantage encore. Contre les « ennemis des mots »50.

Notes

1 – [NdE] Sur le même sujet, voir ici même « Arbitres de la Race », comédie bouffe par François Vaucluse.

2 – [NdE] Ancien président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires de France).

3 – Doyen de l’Université Paris Sorbonne, ministres de la culture et des universités, divers élus, ce qui était de nature à accréditer, pour le CRAN et ses affidés, la thèse d’un évident « racisme d’État ».

5Le Monde, 11 avril 2019 . Tribune reprise sur le site du Théâtre du Soleil, où les signatures ont continué d’affluer.

6 – Au Monde Michel Guerrin (https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/29/quand-ils-s-en-prennent-a-la-creation-les-anti-blackfaces-tombent-souvent-dans-le-contresens-historique-comme-esthetique_5442856_3232.html), Laurent Joffrin dans Libération – quoique de façon quelque peu ambiguë puisqu’il semblait minimiser le fond de l’affaire (https://www.liberation.fr/politiques/2019/04/15/eschyle-le-blackface-et-la-censure_1721447), sinon, dans la presse plutôt marquée à droite (plusieurs excellentes analyses dans Le Point notamment), et Le Figaro a ouvert ses colonnes à Philippe Brunet (http://www.lefigaro.fr/vox/culture/philippe-brunet-apres-la-censure-pourquoi-nous-jouerons-les-suppliantes-d-eschyle-20190520).

10 – Considérer que tel devrait être le cas confirmerait le préjugé qu’on veut combattre : à savoir que le Noir est, ontologiquement, l’altérité. Ne pas savoir répondre, donc, à cette question – c’est-à-dire ne pas pouvoir soutenir qu’un acteur, qu’il soit noir ou blanc ou asiatique, peut au théâtre jouer Othello, et s’il se trouve être noir, non pour cette raison de couleur de peau, mais parce qu’il est un acteur –, voilà sans doute un symptôme d’une confusion des plans (pseudo) politique et artistique, de surcroît psychologisante. Se montrer attentif à la question politique et sociale de la diversité est une chose – ainsi un comédien noir peut-il jouer n’importe quel personnage de Molière par exemple, et dans le premier volet de Kanata qui n’a pu être présenté, un acteur Irakien à la peau sombre jouait le roi d’Angleterre –, faire de cette question une affaire d’« identités » à rendre « visibles » en est une autre.

11 – La même universitaire, y ayant ensuite mûrement réfléchi sans doute, jugea que, le spectacle appartenant au registre du « mineur » (entendre : sans portée artistique), les attaques des activistes du CRAN étaient de ce fait sans objet, « puisque l’objet de toutes les indignations s’était révélé être un spectacle amateur visant une audience très circonscrite. » ( propos tenus par Isabelle Barbéris, in Marianne, 13 août 2019). Est-ce parce que le spectacle serait « un spectacle amateur », ou bien parce qu’il n’est en rien raciste, que les attaques contre lui sont infondées ? Curieuse raison en effet que celle alléguée ici : doit-on comprendre que si le spectacle avait été « professionnel », c’est-à-dire avait valu quelque chose (aux yeux de la critique quelque peu mal avisée), alors les attaques contre lui eussent été justifiées ? Logiquement, c’est ce que l’on peut déduire de ce propos irréfléchi… Une sottise donc, doublée d’une condescendance qui « ne doute de rien. La prétention savante ne dissimulant sans doute, au fond, qu’une immense paresse à l’égard du travail d’interprétation », pour citer la chute, en forme d’autoportrait intellectuel dirait-on, de l’article (cité ci-dessus) où sont livrées ces doctes considérations.

12 – Défections d’interprètes, en raison des intimidations subies, réduisant considérablement le chœur, protagoniste central de cette tragédie, trop peu nombreuses répétitions, acoustique calamiteuse du Grand Amphithéâtre de la Sorbonne.

13 – Antoine Berman, auteur de nombreux ouvrages sur la question de la traduction, s’est d’abord fait connaître par un livre qui a fait date, intitulé L’Épreuve de l’étranger – Culture et traduction dans L’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984.

14 – Voir les réflexions de Philip Roth, évoquant la capacité du romancier (de l’artiste) à « rendre opaque la transparence, transparente l’opacité, l’obscur évident, l’évident obscur. », in Pourquoi écrire, trad. Michel et Philippe Jaworski, Paris, Folio Gallimard, 2019, p. 130.

15 – Mais ils pouvaient aussi évoquer des masques du théâtre traditionnel asiatique.

16 – Voir Ph. Brunet, « Jouer Les Suppliantes », document pour la représentation du 21 mai à la Sorbonne, p. 6.

17 – p. 9 de la même plaquette.

18 – Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes automne 1869-printemps 1872 , p. 202, in Considérations inactuelles I et II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990, p. 396.

19Ibid, p. 396-397.

21 – F. Nietzsche, op. cit. p. 202, in Considérations inactuelles I et II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990. Le compositeur Georges Aperghis emploiera fréquemment cette formule pour décrire la nature de son travail.

22 – Dans cette comédie d’Aristophane, excédé par la médiocrité des poètes athéniens du moment, Dionysos, déguisé en Héraclès, décide de se rendre aux Enfers accompagné de son esclave Xanthias, pour chercher Euripide et le ramener parmi les vivants. Reçu par Hadès, il organise un débat sur les qualités littéraires respectives d’Eschyle et d’Euripide, et finit par peser leurs vers avec une balance. Ce sont ceux d’Eschyle qui l’emportent. En conséquence c’est lui qui sera finalement ramené d’entre les morts.

23 – Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992, p.166.

24 – Michel de Montaigne, Essais Livre III, p. Arléa, 1996, p. 831.

25 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 15.

26Ibid, p. 18.

27 – M. de Montaigne, op.cit., p. 754.

28 – Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.

29 – F. Nietzsche, op. cit., p. 431.

30 – Élias Canetti, Masse et Puissance (1960), trad. Robert Rovini, Parsi, Gallimard, TEL ,1986, p. 399. Le masque acoustique renvoie chez Canetti à la sensation produite par une langue étrangère.

31 – Ossip Mandelstam, De la Poésie (1928), trad. Christian Mouze, La Barque, 2013.

32 – Terme impropre d’ailleurs, puisqu’ils n’avaient pas vu la mise en scène, mais exigeaient que personne ne puisse la voir.

33 – Brochure de salle, p. 6.

34 – Jorge Luis Borges, Pierre Ménard auteur du Quichotte, in Fictions (1956), trad. P. Verdoye et Ibarra, Paris, Gallimard, 1978, p.63-74.

35 – Voir Simon Hecquet, Sabine Prokhoris, Fabriques de la danse, Paris, Puf, 2007, p. 143 sq.

36 – Voir supra, note 11.

37 – Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers, Paris, Verdier poche, 2008, quatrième de couverture.

38Ibid, p. 13.

39 – Henri Meschonnic, Heidegger ou le national-essentialisme, Paris, Editions Laurence Teper, 2007, p. 106.

40O. Mandelstam, op. cit., p. 93.

41 – Sur ce point, on lira les lignes véritablement inspirées écrites par Catherine Kintzler, où s’ouvre une dimension proprement politique à travers la figure du « déraciné, paradigme du citoyen » : « Apprendre la langue française à l’école, c’est apprendre une langue étrangère. […] Voilà pourquoi il faut faire de la grammaire et lire les poètes. » in Penser la laïcité, Minerve, 2014, p. 48.

42 – Voir Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » (1923), in Œuvres, I, trad. Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz, Paris, Folio Gallimard, p. 144-262.

43J.- Cl. Milner, F. Regnault, op cit., p.14.

44O. Mandelstam, op cit., p. 94.

45O. Mandelstam, op cit., p. 9.

46 – Comme il peut y en avoir à l’Opéra, même lorsque le livret est en français. Car la langue chantée obéit à d’autres modulations que la langue parlée ordinaire, et ainsi peut déconcerter notre oreille paresseuse.

47 – F. Nietzsche, op cit., p. 333.

48O. Mandelstam, op cit., p. 17-18.

49Ibid, p. 108.

50 – O. Mandelstam, op cit., p. 8.

« Arbitres de la Race », comédie bouffe (par François Vaucluse)

Après « Les Suppliantes » d’Eschyle à la Sorbonne

Le 25 mars 2019, à la Sorbonne, la troupe de théâtre antique Démodocos a été physiquement empêchée de représenter une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, au motif que des comédiens auraient porté des masques noirs. Cela s’inscrit dans une série d’actions de censure au nom d’un prétendu « antiracisme » qui organise et arbitre une inquiétante compétition victimaire dont le principe est la segmentation de l’humanité en « identités » intouchables. On ne s’étonnera pas que le théâtre, « lieu de la métamorphose et non pas des identités »1, soit éminemment visé. Sabine Prokhoris a publié ici même un article consacré à Kanata de Robert Lepage2.
Mezetulle s’honore d’accueillir à présent, pour la première fois, un texte dramatique. Écrite par François Vaucluse3, Arbitres de la Race est une brève, hilarante et grinçante comédie bouffe où les personnages s’avancent démasqués. Dans le Nota bene  qui suit la distribution, l’auteur précise que bien des passages sont empruntés à des propos « publics et authentiques, orthographe comprise » ; s’il n’avait pris soin de les placer entre guillemets, il pourrait être taxé d’outrance et d’invraisemblance !

 

François Vaucluse4

Arbitres de la Race

Comédie bouffe en un prologue, trois scènes et un épilogue

Argument

Le 25 mars 2019, à la Sorbonne, les comédiens de la troupe Démodocos ont été physiquement empêchés de représenter une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, au motif que des comédiens auraient porté des masques noirs. Un communiqué d’étudiants daté du 28 mars a remercié les auteurs de ces voies de fait et ceux qui ont « soutenu notre mobilisation », en mentionnant la Brigade anti-négrophobie, l’association les groupes « La BAFFE, RAFFAL, maisnoncestpasraciste, le CRAN » ; la section locale de l’UNEF a renchéri. La Brigade anti-négrophobie a également soutenu, sinon revendiqué, ainsi que la Ligue de Défense des Noirs Africains : « Victoire on a obtenu l’annulation de la pièce de théâtre à La Sorbonne qui voulait utiliser du Blackface ! »

Début mars, peu après l’ouverture de l’exposition Toutânkhamon à la Grande halle de la Villette, la Ligue de défense des noirs africains manifestait à plusieurs reprises pour en interdire l’accès et dénoncer « la falsification & le blanchissement de l’histoire Africaine ».

Enfin, dès le 4 avril, dans une tribune largement diffusée, deux universitaires, Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau avaient demandé qu’un tableau de Hervé Di Rosa, commémorant la libération de l’esclavage, et qu’ils jugeaient raciste, soit retiré de l’Assemblée nationale.

En moins d’un mois, largement soutenues sinon inspirées par les milieux indigénistes et décoloniaux, ces trois actions médiatiques concomitantes se sont accompagnées de campagnes diffamatoires et de diverses menaces sur les réseaux sociaux. Ciblant des institutions symboliques, la Sorbonne, le Musée de la Villette, l’Assemblée nationale, elles concourent à accréditer la thèse d’un racisme d’État.

Sous protection policière et sur invitations, une unique représentation des Suppliantes s’est tenue enfin le 21 mai à la Sorbonne.

 

Distribution de la première 

  • La ligue ADN : Ligue de Défense des Noirs Africains.
  • J’ai-du-cran : Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN).
  • L’arbitre fascinant : Éric Fassin, professeur de sociologie.
  • La fille en trans·e : La porte-parole LGBT de l’UNEF.
  • L’Ombre de la Sulamite : Naomi Campbell.
  • L’Ombre de Darius : Jafar Panahi.
  • L’Ombre d’Eschyle : Démosthène Agraphiotis.
  • Brunet-latin-grec : Philippe Brunet, alias Brunetto Latini.
  • Les 343 racisé·e·s : Mediapart5.
  • Le Grand Ancien : Kémi Séba (inspirateur de la Brigade Antinégrophobie et de la LDNA, alliées du CRAN)6.
  • Le thiase des sycophantes : LeGnoo (pseudonyme collectif)7.
  • Luneffe : La porte-parole LGBT de l’Union des étudiants de France (UNEF).
  • Le diable blanc (cornes carmin, masque de céruse) : [nom de l’auteur].
  • Le kebab.
  • Les z-« étudiant·e·s de la Sorbonne ».
  • Un Péruvien masqué.
  • L’ombre de Toutânkhamon.
  • Les fantômes de l’Opéra.
  • Le récitant.
  • La récitante.

N.B. : Tous les passages entre guillemets sont publics et authentiques, orthographe comprise.

 

Prologue, devant le rideau

Luneffe : « Communiqué de presse concernant la pièce de théâtre « Les Suppliantes », possiblement représentée à La Sorbonne lundi, qui a fait usage du blackface, un choix de mise en scène raciste sur lequel nous interpelons. »

Brunet-latin-grec : Dans Les Suppliantes, « il est question d’immigrés d’abord mal accueillis par un roi autochtone. Puis qui tentent d’imposer leurs lois à leur terre d’accueil. Cette pièce parle aussi de femmes qui ne veulent pas se faire dicter leurs comportements par des hommes et qui sont d’ailleurs prêtes à recourir à la violence pour s’en affranchir. Ces thèmes mériteraient de nourrir le débat. Nous devons nous emparer de ces sujets si nous ne voulons pas que la société se défasse ».

Les z-« étudiant·e·s de la Sorbonne » : « Nous affirmons avec force et fermeté que ces événements constituent une double injure. Il s’agit d’une injure aux valeurs fondatrices de Sorbonne Université, qui s’affirme depuis sa création comme le fer de lance de l’innovation, de la recherche et de la création dans les Arts, en France comme en Europe ; mais aussi une insulte au rôle de Sorbonne Université dans la société ».

Le diable blanc : Ces « événements » ?
Ces voies de fait où J’ai-du-cran voit sa « victoire » ?

Les z- « étudiant·e·s de la Sorbonne » : « Les choix scéniques de M. Brunet portent atteinte aux valeurs de l’institution. […] La Sorbonne, la troupe Démodocos et M. Brunet ont eu un an pour s’interroger sur la pertinence de la mise en scène des Suppliantes. Une année sacrifiée et gâchée par un aveuglement sourd, cette situation en est une conséquence logique. Tant qu’il n’y aura pas remise en question, nous, Étudiantes et Étudiants de Sorbonne Université, refusons toute représentation de la pièce. »

Le diable blanc : J’entends cet aveuglement, bien qu’il soit sourd.

L’Ombre d’Eschyle : « Notre cité n’apprécie pas les longs discours ».

Les 343 racisé·e·s : « Des militant·e·s antiracistes ont empêché la représentation du spectacle des Suppliantes mis en scène par Philippe Brunet. Spectacle dans lequel les comédiennes à la peau blanche interprétant les Danaïdes étaient grimées en noir et portaient des masques cuivrés ».

Le diable blanc : Bigre, blanches noircies, portant « masques cuivrés » :
ces trois couleurs décèlent des chattes diaboliques ;
par bonheur, grâce à vous nul n’a vu ces horreurs.

Les 343 racisé·e·s : « Nous affirmons notre liberté et notre indépendance de pensée et de création, et déclarons par la présente la mort de votre monde raciste et colonialiste. Cher·es signataires de la tribune “Pour Eschyle”, bonjour à tous·tes. Dans votre monde en décrépitude, nous n’existerions pas : il faudrait alors nous singer, nous grimer, nous imiter ? »

Le diable blanc : Vous n’existeriez pas, pourtant je vous imite ?
Sacrebleu, me voici au royaume des ombres.

 

Scène 1. À l’Université de Saint-Denis

L’arbitre fascinant (docte et portant beau dans sa toge noire) : « Le sexe est une catégorie du savoir (et non de la réalité elle-même). D’ailleurs, inscrit dans l’état civil, n’est-il pas institué par l’État ? »8.

Le diable blanc : L’État, bien que civil,
m’a donc fait naître à la date qu’il veut.
Donc la vie et la mort, catégories du savoir, sont instituées par l’État.
Car son Reich éternel a droit de vie et mort ?

L’arbitre fascinant : « Celui-ci a le pouvoir de le redéfinir en reconnaissant d’un côté la possibilité du changement de sexe, de l’autre l’existence de personnes intersexuées, soit deux manières de remettre en cause l’évidence d’un ordre binaire réputé  ’’naturel’’ »9.

Le diable blanc : L’État se contredit ou a-t-il l’esprit large ?
Voulez-vous à sa place
pouvoir arbitrer les sexes et les races ?

L’arbitre fascinant : « Dans le champ scientifique, le sexe peut désormais être appréhendé comme une construction – non seulement sociale mais aussi politique ».

Le diable blanc : Idole du forum, reine du trot aux courses,
est bien une pouliche,
et l’on parie sur elle, non sur lui.
Ou la biologie n’est-elle plus une science ?
Regrettons le bon temps de l’amibe asexuée,
Pullulons désormais par scissiparité.

L’Ombre de la Sulamite : « Nigra sum »10.

L’arbitre fascinant : « Dire de personnes qu’elles sont « blanches » (ou « non-blanches »), ce n’est donc nullement revenir à la race biologique. Au contraire, c’est les caractériser, non par leur couleur de peau, mais par leur position sociale. Ainsi, quand on étudie la « blanchité », l’abstraction du concept protège d’une vision substantialiste (« les Blancs ») ».

Le diable blanc : Ouf, je suis un concept et point une substance.
Et concept dominant !
Mobutu, Mugabe, vous étiez donc des Blancs ?

Le Grand Ancien : «  L’homme blanc est le diable »11 ; Susan Sontag l’a dit :
« La race blanche est le cancer de l’espèce humaine »12.

Luneffe : « On ne peut pas parler de racisme envers les personnes blanches »13. « Les dominé·e·s étant assimilé·e au personne non blanches et les dominant·e·s aux personnes blanche »14.

Le diable blanc : Je vous sens quelque peu
fâché·e·s avec le nombre, sinon avec le genre.
L’orthographe est sans doute un complot dominant,
solécismes en renfort, décolonisons-la !

Le Grand Ancien : Jacques Derrida n’a-t-il pas dénoncé « la colonialité essentielle de la culture »15 ?

Le thiase des sycophantes : « Face à la suprématie blanche, voilà ce qu’on propose »16 :

J’ai-du-cran : Pour sauver notre race, détruisons la pensée.
L’inculture abattra l’impérialisme blanc.

Le thiase des sycophantes : « Les fondations de l’Opéra de Bordeaux sont celles des bateaux des traites négrières […]. C’est de pareilles présences du passé que vient PAR ESSENCE le patrimoine occidental dont presque tous les Occidentaux se glorifient çà et là »17 . 

L’arbitre fascinant : « Le discours actuel des sciences sociales, internationales davantage que françaises d’ailleurs, plutôt que d’opposer le sexe à la race comme le vrai au faux, les rapproche dans une même logique de construction sociale ».

Le diable blanc : Vrai sexe et fausse race ? Passons un compromis :
J’invente donc le sexe et vous créez la race.
Que vous semble à présent cette co-construction ?

L’arbitre fascinant : « L’approche critique de la race, qui caractérise aujourd’hui ce champ d’études au sein des sciences sociales, est ainsi la figure inversée du racisme scientifique. C’est d’ailleurs pourquoi elle connaît un écho important dans les milieux militants d’un antiracisme qui se revendique ’’politique’’ ».

Le diable blanc : La « figure inversée » est celle de Narcisse :
Identité chéri·e, qui « connaît un·e Écho ».
Foin du racisme scientifique, le voici politique.
Hitler disait des Juifs qu’ils sont « race mentale ».
Ma race est donc mentale, suis-je alors condamné ?

Le Grand Ancien : « Je rêve de voir les Blancs, les Arabes et les Asiatiques s’organiser pour défendre leur identité propre. Nous combattons tous ces macaques qui trahissent leurs origines, de Stéphane Pocrain à Christiane Taubira en passant par Mouloud Aounit. […] Les nationalistes sont les seuls Blancs que j’aime. Ils ne veulent pas de nous et nous ne voulons pas d’eux. […] Parce qu’il y aurait eu la Shoah, je n’ai rien le droit de dire sur mon oppresseur sioniste ? »18.

J’ai-du-cran : « Philippe Brunet, descendant de samouraï japonais19 dans la mise en scène de cette présentation, est la transfiguration de l’Antillais tel que décrit par Frantz Fanon : ’’L’Antillais se caractérise par son désir de dominer l’autre’’ »20.

Brunet-latin-grec : Vous m’aviez blanchisé, me voici Antillais ?
Magies du métissage !

 

Scène 2. Place de la Sorbonne

Le diable blanc (essoufflé) : Dernière nouvelle, Martin Sellner, chef des identitaires autrichiens, a voulu empêcher qu’on représente une pièce de Jelinek au Burgtheater.


J’ai-du-cran : Il défendait son identité blanche contre une juive nobélisée et antinazie.
Et nous, notre identité noire contre Eschyle. Chacun son bonhomm·e !

Le diable blanc : Mais Jelinek mettait en scène des demandeurs d’asile, tout comme les Danaïdes suppliantes !
Et Sellner est l’ami de Tarrant, le tueur de Christchurch, correspondant fidèle et qui l’a financé.

J’ai-du-cran : Tarrant se défendait contre les racisé·e·s musulman·e·s.

Le diable blanc : Moi, comment me défendre ?
Suis-je diable, contre les anges ?
Ou blanc, contre juifs et muslims ?

Les 343 racisé·e·s : Diable intersectionnel, défends-toi contre tous.

Le diable blanc (racinien) : Mais un Blanc est coupable et ne peut se défendre.
Que ne suis-je, mon Diable, une diablesse trans ?
À défaut genderfluid, queer, bigenr.e, asexuel.le ?
(À part, en bafouillant) : La peste soit ce rôle écrit en inclusif·ve,
Je me perds, à vrai dire, dans ces sexes des anges,
Quarterons bi·s, mulâtre·esse·s genré·e·s.
Mon binarisme impur me condamne à jamais.
Je ne connais qu’un genre, et c’est le genre humain.

Le thiase des sycophantes : « Il y a aussi un effacement des genres et des positions sociales, une femme n’est socialement pas un homme, une domestique n’est pas une danseuse, un soldat n’est pas une nourrice, une travailleuse du sexe n’est pas une acrobate »21.

La fille en trans·e : « En tant que femme transgenre racisée, je suis intersectionnelle. Mais ma racisation fait de moi une personne plus privilégiée qu’une personne afro-descendante et c’est à cause du colorisme qui crée un privilège entre les personnes racisées ».

L’Ombre de la Sulamite : Qu’est-ce que le colorisme ?

La fille en trans·e : Tous ces grands blacks me snobent,
pourtant je suis lesbienne. Et mexicaine, en plus !

Le diable blanc : Certes au nom fort latin.

La fille en trans·e : Et pourtant Guevara…

J’ai-du-cran : Qu’il reste sur son mur avec son béret basque,
et donc blanc.
Les Danaïdes sont filles de l’Égypte, et donc noires.

L’Ombre de la Sulamite : Comme elles, « je suis noire et belle »22.

J’ai-du-cran : Et tu fricotes avec un Salomon ?
Filles de Danaos, vous devez être noires !
Refusez le blackface !
(D’un ton sentencieux) : Timéo Danaos et dona ferentes23.

L’Ombre de la Sulamite : Mais qu’est-ce que le blackface ?

Le diable blanc (à part) : Des comédiens grimés, cela vient d’Amérique.

J’ai-du-cran (qui a entendu) : Nous nous l’approprions ! C’est dans notre culture.

Le diable blanc : Mais l’Othello de Welles ?

J’ai-du-cran : Nous abhorrons ce Blanc
né dans le Wisconsin et mort à Hollywood :
que cet illusionniste, élève d’Houdini,
cède à Sidney Poitier une tombe usurpée !

L’Ombre de Darius : J’étais l’empereur perse ;
il fallait bien qu’un vivant me secoure,
car seul un acteur vif sait incarner une ombre.

L’Ombre d’Eschyle : Tu dis bien, Darius. Mais les ombres n’ont pas
de chair, et le poète les rend visibles à tous.

Les fantômes de l’Opéra : Nous refusons bien haut qu’on s’approprie nos spectres !
Nos syndicats sont là pour vous en dissuader.

Le thiase des sycophantes (ils sortent à l’aveuglette) :
Pour jouer Œdipe roi,
On cherche parricides
(grecs bien évidemment) ;
il faut qu’ils soient aveugles
ou du moins non-voyants.

Le diable blanc (à part) :
Puisqu’on choisit son genre, on peut choisir sa race
Alors c’est décidé, ma transition commence !
Mais puis-je me noircir sans risquer le blackface ?
Hélas un dominant à jamais le demeure,
Je reste condamné par ma propre blancheur.
(il reste pensif un moment) :
Les nouveaux-nés sont-ils de futurs dominants ?
Le rappeur Nick Conrad a chanté la réponse (il allume un ghetto blaster, à tue-tête) :
« Je rentre dans des crèches, je tue des bébés blancs,
attrapez-les vite et pendez leurs parents,
écartelez-les pour passer le temps,
divertir les enfants noirs de tout âge petits et grands.
Fouettez-les fort faites-le franchement,
que ça pue la mort que ça pisse le sang »24.

Le thiase des sycophantes (revenu sur scène, en chœur, sur les premières notes de la Cinquième de Beethoven) :
Pas d’amalgame ! Pas d’amalgame ! Pas d’amalgame !
C’est au second degré ! C’est au troisième degré !
Nick l’a bien dit sur RTL : « Je ne cherchais pas le buzz, ce clip est supposé amener à réfléchir et pas rester en surface. Je ne comprends pas les gens qui ne vont pas chercher en profondeur ».
Compris, diable herméneute au sabot fourchu ? Littéraliste obtus !

Le diable blanc : Deux questions me tracassent. Les Juifs sont-ils des Blancs ?
Comme Hérode faut-il tuer les innocents ?

Le thiase : Le privilège blanc doit s’expier au plus tôt !
« Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue je croise un enfant portant une kippa. »
« Vous les Juifs […] je vous reconnaîtrais entre mille »25.

L’Ombre de la Sulamite (visiblement dépassée) :
Reine du Cantique des cantiques,
Je suis belle, je suis noire et je suis presque juive,
Bref intersectionnelle, et mes gens d’Éthiopie
Suivent les lois de Moïse.
(Soudain prise d’un doute) :
Qu’appelez-vous le rap ? La harpe de David ?

(Le thiase s’esclaffe pendant que le rideau tombe).

 

Scène 3. Pendant ce temps, au snack de la Villette

Un Péruvien masqué : Vous mangez donc des frites ?
Louche appropriation : la patate est notre œuvre.
Vous l’avez extorquée pour pallier vos famines,
et McDo à présent nous revend des french fries.

Le diable blanc : La sauce des pizzas, c’est le sang des Incas ?
La tomate est andine et le cheval mongol,
la poule indochinoise et le vin géorgien…

Le kebab : Mais moi, je suis partout, gyro grec, shawarma arabe, al pastor espagnol.
Dönerwetter ! Suis-je donc ottoman ?

L’ombre de Toutânkhamon : Ôtez-moi d’un grand doute,
les quatre boomerangs retrouvés dans ma tombe,
à qui faut-il que je les rende ?

La Ligue ADN : Tu es des nôtres, pharaon noir.
Nous avons inventé le boomerang et les
Aborigènes viennent d’Afrique, à pied sec.
Les archéologues ont voulu te blanchir,
reviens pour les hanter !

Le diable blanc : Mais moi aussi, je viens d’Afrique !
C’était Lucy, ma grand-mémé,
comme celle de Yoyotte, l’antillais26.

La Ligue ADN : « Europeans & family, votre génome est criminel, hypocrite, menteur »27.

Le diable blanc : Le racisme nous tue, et non pas le génome.
Vous parlez donc anglais ?
C’est dans votre ADN ou dans mon DNA ?

La ligue ADN : Les Égyptiens sont noirs, donc nous les défendons.

Le diable blanc : Quand la statue du Pharaon est sombre, c’est la couleur du limon fertile qu’il fait abonder.

La ligue ADN : Faux, car l’on a brisé son nez bien négroïde.

Le diable blanc : Halte aux stéréotypes,
les nilotiques l’avaient grec,
et Leni Riefenstahl en atteste.
La victoire de Samothrace a bien perdu son nez
et comme vous la tête. D’ailleurs, Cheikh Anta Diop
a fait analyser une momie entière,
l’ADN a parlé, il est intarissable.
(à la cantonade) Mais chut ! Ces gens étaient berbères.

La ligue ADN (qui a entendu) : Mensonge d’Africains hâtivement blanchis !
Ce Brunet-latin-grec est un « sionniste » (sic) honteux !
Qu’il finisse en Enfer, Madame Belloubet !

Brunet-latin-grec : Hélas, j’y suis déjà, Dante m’y avait mis28.

La ligue ADN : « Seule la Justice, bonne et bienveillante envers les vraies victimes des délinquants ethnohiérarchistes mettra fin à ce malaise sociétal qui se focalise sur le débat autour des choix d’une mise en scène d’une pièce d’Eschyle à la Sorbonne ».

Le diable blanc : Eschyle, délinquant ethnohiérarchiste ?
Tout s’éclaire, à présent. Il est vrai que les Grecs
Avaient colonisé Marseille et Syracuse,
inventé les barbares et la démagogie.
Ils ne blanchiront pas l’Égypte et la Sorbonne…

L’ombre d’Eschyle : « Je vois partout des problèmes désarmants ; tel un fleuve, une masse de malheurs s’abat sur moi ; je suis embarqué sur des abysses d’égarements, sur d’infranchissables flots sans havre pour les malheurs ».

La ligue ADN : « La #guerreÉgalitariste nous l’avons déjà gagnée par disruptivité de nos concepts et de nos idées »29.

Le thiase des sycophantes : « Mais le problème du fascisme démocratique n’est pas l’extrême droite, c’est le système représentatif anthropocentrique, patriarco-colonial selon lequel le consensus social est obtenu par un pacte de libre communication entre individus humains égaux — définis par avance en termes de citoyenneté bourgeoise, neurodominante, hétéropatriarcale et blanche »30.

Les 343 racisé·e·s : « Aujourd’hui, nous sommes outré.e.s, mais surtout fatigué.e.s. Nous n’avons pas l’énergie de vous rappeler que la censure est un outil d’État, et non pas le fait de quelques militant.e.s usant de leur droit à la protestation et à l’insurrection face à des représentations négrophobes et racistes. ».

Le diable blanc : Prenez quelque repos avant l’insurrection.

Les 343 racisé·e·s : « Nos identités sont des cloîtres ».

Le diable blanc : Vous vous êtes reclus·e·s,
Méditez-donc dans leur silence.

Le rideau tombe.

 

Épilogue. L’humanité retrouvée

Préambule dit le 15 mai 2019, lors de la première représentation à la Sorbonne,
par Philippe Brunet, metteur en scène des Suppliantes, et Dido Lykoudis, comédienne.

La récitante : 
Je suis Philippe Brunet. Helléniste, né français d’une mère nippone.

Le récitant : 
Je suis Dido Lykoudis, comédienne, j’ai deux mères, la Grèce et l’Éthiopie. Je viens apporter le soutien de l’amitié à Eschyle.

La récitante : 
Le grec ancien est la source à laquelle j’ai voulu boire, comme les japonais boivent à la source du bouddhisme et de Dionysos.

Le récitant : 
L’Amharic est la langue qu’on entend quand je parle le grec d’Eschyle, je me suis abreuvée aux sources du Nil, là où poussent les flûtes de l’Abyssinie ; un jour, j’ai fui jusqu’aux rives de France.

La récitante : 
Dans la langue française, j’ai entendu les pas des poètes qui scandaient jadis en latin, en grec ancien : je les entends qui cheminent encore sur les passerelles de soie que tissent les caravanes entre l’Europe et l’Asie.

Le récitant : 
J’ai fui l’Éthiopie parce que le corps devenait tabou, parce que je ne voulais pas transformer ma culture en folklore, parce que mes cousins les Égyptiades voulaient m’enfermer, j’avais 20 ans, j’ai erré, aujourd’hui mon visage d’Iô a l’âge de mon errance…

La récitante : 
Je ne bougerai plus de ce sol, j’ai mille visages, noirs, blancs, rouges, mille coiffes, mille porte-voix grimaçants, mille pieds qui arpentent pour moi les pontons du théâtre.

Le récitant : 
Je me ressouviens exactement du moment où j’ai posé mes pas d’étrangère sur cette terre d’asile, étrangère parce que noire, barbare parce que grecque.

La récitante : 
Je suis nègre de toutes les souffrances et de toutes les beautés de la négritude, barbare parlant grec devant l’assemblée incrédule des enfants de Platon et d’Érasme,

Le récitant : 
Je suis libre, mes tresses d’abyssinienne répondent au sourire des statues archaïques de l’Acropole, si colorées que Charles Maurras les traitait de chinoises, je suis donc chinoise aussi,

La récitante : 
Insulté, menacé, je tresse des strophes pour vous saluer et vous implorer la bienvenue, et d’avance, Mme la Ministre, M. le Ministre, M. le Recteur, M. le président de Sorbonne Université, MM. les professeurs d’Université, etc., chère Ariane, cher André, Mmes et MM. les professeurs, les journalistes, les comédiens, les saltimbanques, les étudiants, les élèves, de toutes couleurs, et par delà les murs de cette salle prestigieuse, tous les Noirs, et tous les autres, vous tous, les Argiens réunis en assemblée, ce soir vous adresser tous mes remerciements…

Le récitant : 
Mes yeux, agrandis par le maquillage, tentent d’échapper aux cent yeux du chien mauvais qui me surveille et me traque.

La récitante : Je suis le masque.

Le récitant : Je suis la Suppliante.

Notes

1 – [NdE] Selon le mot de Philippe Brunet (texte publié sur sa page Facebook), directeur de la compagnie Démodocos et metteur en scène des Suppliantes. La pièce a finalement été représentée le 21 mai 2019 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous protection policière et sur invitations, à l’initiative du Ministère de la culture, du Ministère de l’Enseignement supérieur, de l’innovation et de la recherche, de la Chancellerie des universités de Paris et de Sorbonne université. Dans le texte qui ouvre le programme, Philippe Brunet écrit : « Le spectateur d’aujourd’hui est conscient de l’histoire qui a connu la traite et la colonisation. Mais il est aussi héritier de la tradition du théâtre grec, qui définit l’art comme imitation, comme rejeu, un art de représenter l’Ancêtre dans le temps, ou l’Autre dans l’espace, par le récit, par le chant, par le jeu théâtral, par le mime et la grimace. […] J’ai utilisé hier le maquillage facial, j’utilise aujourd’hui le masque, non pour cacher des acteurs qui ne seraient pas à leur place, mais pour donner naissance à des personnages. Le personnage, qui n’est pas la nature, est un défi à atteindre, à construire, pour l’acteur qui le porte. »

3 – [NdE] François Vaucluse, traducteur et écrivain. Dernier ouvrage paru : Mondes menacés, La rumeur libre, 2018.

4 [NdE] Voir la note précédente.

6 – Kémi Séba, à la ville Stellio Capo Chichi, naguère membre de Nation of Islam, est un suprématiste noir panafricain proche de Dieudonné. Aux USA, les suprématistes blancs ont prétendu que les Juifs avaient importé des esclaves noirs pour abatardir la race blanche. Reformulant à leur usage cette allégation, les suprématistes noirs accusent les Juifs d’être à l’origine de l’esclavage. En raison de son activisme antisémite et anti-occidental, Kémi Séba a été invité à Téhéran par Mahmoud Ahmadinejad et à Moscou par Alexandre Douguine, eurasiste extrémiste apprécié par l’extrême droite internationale. Kémi Séba figure en page d’accueil du site officiel de la LDNA. Son mouvement, la Tribu Ka, a naguère été dissous à la suite d’une expédition « punitive » rue des Rosiers.

7« LeGnoo est ici sur Mediapart le pseudo d’hommes et de femmes partageant les opinions de gens comme Olivier Cyran, Éric Vuillard, Françoise Vergès, les membres du Collège de la diversité et de Décoloniser les arts, vers qui je vous renvoie si vous vouliez bien faire un minimum d’efforts pour rendre nos sociétés moins érectilement (moins pyramidalement, moins verticalement) racialisantes. […] comme dans le Chant des Partisans, quand l’un·e tombe, un·e autre sort de l’ombre à sa place ».

8 – Éric Fassin, Le mot race — Cela existe, 1, AOC, 2019.

9Op. cit. Toutes les citations suivantes sont prises à la même source.

10Cantique des cantiques, 1, 5-6.

11 – « L’alliance des extrémistes noirs et blancs », Le Monde, 23 septembre 2008.

12Partisan Review, hiver 1967, p. 57.

14 – Tract de l’UNEF, Luttons contre le racisme dans nos Universités, 2019, s.l.n.d.

15Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 47.

16 – Patrick Simon, directeur de recherche CNRS, responsable du projet ANR Global Race, prestation au QG Décolonial, #3, en ligne, 48e minute :  https://www.youtube.com/watch?v=QI3UJ8CnMoM 

17 – LeGnoo, forum de Racisme dans les arts: le Manifeste des 343 racisé·e·s, https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/270419/racisme-dans-les-arts-le-manifeste-des-343-racise-e-s

18 – In Mourad Guichard, « L’ex-Tribu Ka de retour sur la même ligne », Libération, 18 janvier 2007.

19Allusion étrange au fait que la mère de Philippe Brunet est japonaise.

22 – L’hébreu donne chehora ani ve nava ; je ne suis donc pas la traduction de saint Jérôme.

23 – Pris d’un bizarre accès de pédantisme blanc, J’ai-du-cran cite ici l’Énéide (II, 49), mais dans la leçon fautive (timéo pour timeo) de Tragicomix, enrôlé de force dans une légion du colonialiste César (cf. Astérix légionnaire, Dargaud, 1967).

24 – Clip intitulé PLB (Pendez les Blancs), diffusé sur YouTube en septembre 2018.

25Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2017, passim.

26Égyptologue, Professeur au Collège de France.

27 Banderole déployée devant la Villette et reprise sur le site de la LDNA.

28 – Brunetto Latini est le maître auquel Dante rend hommage au chant XV de l’Enfer.

29 – Tweet diffusé au lendemain de la représentation des Suppliantes à la Sorbonne.

30Paul B. Preciado, philosophe, « Le corps de la démocratie », Libération, 31 mai 2019 https://www.liberation.fr/debats/2019/05/31/le-corps-de-la-democratie_1730853

© François Vaucluse, Mezetulle, 2019.

Haïr le théâtre, haïr l’opéra, haïr la danse dans la France classique

Intervention au séminaire « Haine de la danse, haine du théâtre. Convergences et divergences d’un débat (XVIe-XVIIe siècles »

Organisation : Florence d’Artois (CLEA, Institut d’Études Hispaniques) dans le cadre du projet La Haine du théâtre (dir. François Lecercle et Clotilde Thouret) de l’OBVIL. 

Programme et contact :

https://www.clea.paris-sorbonne.fr/activites/actualites/haine-de-la-danse-haine-du-theatre-convergences-et-divergences-d-un-debat-aux-xvie-et-xviie-siecles

« Kanata » de Robert Lepage : voyages vers la réalité

Sabine Prokhoris a vu Kanata – Épisode I – La Controverse de Robert Lepage au Théâtre du Soleil1. Elle rappelle la fonction émancipatrice du théâtre où chacun est convié à congédier son « moi », à faire l’épreuve du plaisir et du tourment de l’altérité : on en sort dans un état différent de celui où on y est entré. Demander – comme le fait la polémique dont la pièce est l’objet – au théâtre de « respecter » des « identités », lui reprocher « d’oublier » des « origines » qu’on a déjà figées comme un destin imperturbable, c’est vouloir qu’il se transforme en zoo où évoluent des bêtes curieuses et intouchables. Fallait-il que les rôles d’« autochtones » fussent impérativement tenus par des « autochtones » ? La réponse est dans la pièce : une réponse juste, qui loin de reconduire le stigmate en faisant de la scène le morne lieu des selfies d’une identité discriminée, en brise au contraire les logiques sournoises.

Prospéro : « Tous mes charmes sont abolis » Shakespeare, La Tempête.

« Réjouissons-nous : nous n’en sommes plus à nos premières défaites […]. Serrons les rangs ! La lutte pour le drame n’est pas encore terminée. Peu importe que des mains aient été salies, que des mains aient été déchiquetées, que des mains aient été trop douces ou trop légères : rien n’importe tant que nous aurons encore quelque chose à faire. […] Mais le grand champ chaotique et sombre de toutes les humanités est encore là, la tempête passe encore sur nos têtes, et nous continuons à chanter quand notre navire fait eau. […] Pendons nos chemises aux mâts pour trouver le vent, et ne désespérons pas. »
Bertolt Brecht, Sur l’avenir du théâtre.

 

Kanata – Épisode I – La Controverse est une pièce de théâtre.
Il n’est pas inutile, d’entrée de jeu, de rappeler ce fait, puisqu’aussi bien la controverse – en réalité une médiocre polémique qui vira au procès en légitimité contre Robert Lepage et la troupe du Soleil, mais que l’auteur et metteur en scène canadien et Ariane Mnouchkine ont eu ensemble la générosité et l’intelligence de transformer en une controverse à destination du public –, porte très précisément sur cela : la nature et la fonction du théâtre dans la Cité – une Cité contemporaine, qu’on espérera cosmopolite.

Rappelons en deux mots l’objet de la polémique : la pièce mettant en scène le destin contemporain, souvent tragique, de quelques descendants des Premières Nations – métissés pour certains de ses personnages –, et à partir de là abordant de sombres aspects de leur histoire tourmentée, broyée dans les brutalités de la colonisation du Canada par les Européens, que les rôles d’Amérindiens fussent interprétés par des comédiens non « autochtones », pour reprendre le terme en vigueur aujourd’hui, relevait, selon les contempteurs du projet, d’un geste d’« appropriation culturelle » venant redoubler les violences de la colonisation. Un geste alors politiquement, et plus encore moralement condamnable, une sorte de blasphème contre le respect dû aux « identités » maltraitées, que les bonnes intentions affichées par l’auteur comme par le Théâtre du Soleil ne sauraient en aucun cas racheter, bien au contraire2.

Contre vents et marées, grâce donc au courage et à la détermination d’Ariane Mnouchkine et de sa troupe, qui ont maintenu leur soutien sans faille au metteur en scène canadien3, les spectateurs peuvent aujourd’hui aller à la Cartoucherie4 voir un spectacle qui met tous les sortilèges et enchantements du théâtre au service d’une réflexion sur notre commune humanité à l’épreuve des cruautés de l’Histoire, en même temps que sur le théâtre, sur les forces et limites de l’art entre et parmi nous. Quel est ce « nous » ? Au spectateur de bonne foi de construire sa réponse. Spectatrice et partant, parmi d’autres spectateurs, destinataire de l’œuvre, je me risquerai ici à quelques hypothèses.

Une histoire de rencontres

Écrite et mise en scène par le Québécois Robert Lepage, magnifiquement interprétée par les comédiens du Théâtre du Soleil, Kanata est d’abord une histoire de rencontres – rencontres multiples, aux effets imprévus, heureux ou malheureux. La pièce entrelace en effet, avec une virtuosité scénaristique saisissante, plusieurs destins que les contingences de vies marquées par différents exils vont faire se croiser sur une sorte d’île où tous, à un moment ou un autre, vont se trouver jetés : l’« île », battue de tempêtes, c’est un quartier des bas-fonds de Vancouver aujourd’hui, où ont échoué, en junkies fracassés, les existences errantes, ballottées, de tant de descendants des Premières Nations, et aussi de bien d’autres laissés-pour-compte du monde contemporain, dérivant dans les courants agités des grandes métropoles. Des jeunes femmes perdues – c’est autour de quelques-unes d’entre elles, qui connaîtront un sort tragique, et d’abord de Tanya, jeune Amérindienne « aux yeux bleus », qui finira assassinée comme quarante-huit autres de ses sœurs de misère, que Kanata articule l’un des axes de son propos, le second se nouant autour de Miranda, jeune artiste peintre arrivée là pour suivre son compagnon Ferdinand qui rêve d’une grande carrière théâtrale dans le Nouveau Monde. Miranda et Tanya deviendront des amies, l’une – Tanya – venant au secours de l’autre un jour menacée dans la rue de la dope, celle-ci l’accueillant ensuite chez elle. Dans cette « île » maudite au cœur d’une immense ville entre mer et Rocheuses, un havre fragile : le loft aux baies immenses où vivent Miranda et Ferdinand, qui deviendra l’atelier de Miranda demeurée seule. Dans la rue, un pharmacien ambulant portant kippa, nommé Ariel, veille comme il peut sur tous au milieu de cette cour des miracles. Il y a aussi la combative Rosa, venue des Antilles, qui s’occupe avec vitalité, avec bonté, du centre d’injection et de désintoxication, et des âmes en peine qui viennent tenter d’y survivre à leurs naufrages. Et Tobie, moitié Huron, « esprit double » selon la sagesse des Ancêtres – figure des passages en d’autres termes, au-delà de ce que cela signifie quant à la question sexuelle (Tobie est homosexuel, expliquera-t-il à Miranda) – Tobie qui réalise un documentaire sur la rue Hastings, Tobie le sage, le bienveillant intermédiaire de bien des rencontres. Et puis un commissariat de police, où l’on s’occupe sans trop de zèle des disparitions successives de jeunes femmes de la rue Hastings, mais où l’on finira, grâce à un flic qui « n’a pas l’air d’un flic » et occupe ses loisirs à apprendre l’art du théâtre, par confondre le tueur en série qui veut nettoyer la ville du stupre apocalyptique et détruire « la Grande Prostituée de Babylone ».

Et Leyla, la mère de Tanya, premier personnage à apparaître dans la pièce, restauratrice de tableaux, Amérindienne adoptée par un couple iranien. Elle parle persan en famille, et apprend la langue de ses ancêtres. Et sa rencontre, qui sera d’amour, avec Jacques Pelletier, un anthropologue français, lui aussi présent dans la première scène. D’autres bribes d’histoires encore, des destructions, des arrachements terribles.

Chez Miranda, ça sent le poisson – le loft est au-dessus de la poissonnerie de la propriétaire chinoise immigrée à Vancouver, avec sa nombreuse et industrieuse famille.

Mémoire, au présent

Avec délicatesse, et une poésie visuelle qui combine la rapidité des enchaînements à la création subtile de durées rêveuses qui élargissent en autant de profondes respirations contemplatives un temps alors élastique – en particulier lorsque, avant le finale de la pièce, et en écho à ce qui suivait immédiatement la scène d’ouverture, advient une scène d’une poignante douceur, onirique, si « nous sommes de la même étoffe que nos songes », qui figure un voyage initiatique où se résument peut-être tous les enjeux poétiques et politiques de la pièce –, la mise en scène de Robert Lepage renouvelle l’art ancien du théâtre par l’art moderne du cinéma. Cela au-delà même de l’usage de projections d’images vidéo, usage quasi imperceptible tant il se fond avec évidence avec la scénographie – telle est la magie de ce théâtre. Car les fils narratifs qui composent en une polyphonie subtile, toute d’échos qui se répondent, les différentes intrigues dont se tisse l’étoffe serrée et souple de cette pièce méditative, palpitante de toutes les énergies qui en modulent les rythmes et les tempi, ces fils s’articulent selon une construction qui emprunte clairement à l’art du montage cinématographique pour construire la progression de l’action dramatique.

Or ce point, qui concerne la facture artistique du projet, n’est pas indifférent à ses enjeux.

Car c’est au présent, au cœur troublé de notre monde, que se déploient la pièce, et les histoires qu’elle déroule. Un présent – celui de personnages vivant dans Vancouver aujourd’hui –, tout imprégné d’histoires passées, refoulées mais toujours effervescentes pourtant, et agissantes en lui. Venant affirmer, et renforcer cela, la dimension documentaire de la pièce, inspirée d’une affaire qui s’est effectivement produite, formidablement rendue sensible par le jeu constamment juste, jamais mélodramatique, des acteurs du Soleil. Autrement dit, pour accéder à quelque chose de l’histoire collective des Premières Nations, évanouie dans les brumes du passé, point de vaste fresque héroïque autour de figures mythiques. Non. On voyagera en s’embarquant sur les traces fragiles de cette histoire passée, traces vives, actuelles, qui hantent quelques destins singuliers d’hommes et de femmes d’aujourd’hui. Nos contemporains. Lesquels assurément ne sont pas les mêmes que leurs ancêtres. Métissages, hybridations diverses, modernité, autant de transformations qui font des descendants d’autres personnes que les purs « autochtones » qu’étaient leurs aïeux. Tanya la junkie qui désira « écrire, dessiner, aimer comme elle voudrait être aimée : « un autochtone, un Blanc, un Noir, ça m’est égal »5, porte le splendide collier indien de sa grand-mère transmis par une mère dont la langue maternelle est le persan. Mais ce bijou orne le cou d’une jeune femme d’aujourd’hui, étrangère, de bien des façons, à ce que fut l’aïeule dont le peuple fut colonisé – et continua à l’être à travers en particulier l’horreur des pensionnats6 dont il sera question dans Kanata.

On songe alors à cette réflexion de Walter Benjamin, expliquant que « la mémoire n’est pas un instrument pour l’exploration du passé. C’est le médium du vécu comme le royaume de la terre est le médium où sont ensevelies les anciennes villes. […] Et il se frustre du meilleur, celui qui fait seulement l’inventaire des objets mis au jour et n’est pas capable de montrer dans le sol actuel l’endroit où l’ancien était conservé »7. Quels sont ces « endroits », dans la pièce de Robert Lepage ? Ce sont les vies, aujourd’hui, de ses personnages, veinées d’histoires enfuies et enfouies. Et c’est cette topographie-là, qu’il s’agit d’apprendre à interpréter, que dessine et met en scène la pièce.

Ainsi le parti pris esthétique sur lequel se construit sa dramaturgie traduit-il exactement cela, en y ajoutant quelque chose cependant. Car en utilisant les ressources d’un art né au XXe siècle dans son théâtre, un théâtre dont il affirme fortement la tradition, comme l’exprime de façon, transparente sinon explicite8, et pour plusieurs raisons que le spectateur pourra méditer, la référence de Kanata à l’une des plus mystérieuses pièces de Shakespeare, La Tempête – qui est par ailleurs une pièce depuis longtemps explorée par Robert Lepage, lequel s’y est confronté plus d’une fois –, il en ravive nouvellement les formes, le rendant ainsi d’autant plus vivant et libre. Qu’est-ce que cela signifie, s’il ne s’agit pas là d’une simple coquetterie, qui serait pure frivolité eu égard à la gravité des questions abordées par la pièce ? Gageons que ce qui se joue là sur le plan de l’histoire des formes esthétiques dans le champ du spectacle, n’a en réalité rien de gratuit. Car si le présent (le cinéma) renouvelle le passé (l’art millénaire du théâtre), c’est en quelque sorte qu’il le réinvente, c’est-à-dire en reconduit la spécificité tout en la transformant. Une spécificité en devenir.

Dès lors, on peut penser qu’il pourrait bien en aller de même pour ce qui concerne l’histoire – et les histoires – des humains. Autrement dit : partir du présent, un présent « tout imprimé d’Histoire » selon le mot de M. Foucault, mais un présent vivant, un présent en mouvement, un présent sur lequel il devient possible d’agir, cela donne la force non pas de modifier le passé dans sa teneur factuelle, mais de s’affranchir du destin fixe, comme inscrit dans le marbre, qu’il semble devoir prescrire. Sous condition de la transformation – telle est l’épreuve à traverser. Mais pareille épreuve met à mal le fantasme tyrannique d’une « identité » inaltérable – à défaut d’être inaltérée –, à maintenir coûte que coûte telle que le malheur la fige. La garantira en l’occurrence une « autochtonie » alors nécessairement victimaire.

Tobie le demi-Huron, ancien junkie, gracieuse et douce figure de passeur dans la pièce, est le personnage qui aura su avec courage et imagination traverser cette épreuve. Et il initiera avec sagesse, avec tendresse, Miranda à cet art des passages, à ce voyage. Rebattues aussi les cartes de La Tempête – ses traces furtives, énigmatiquement présentes, dans Kanata. Au spectateur qui le souhaite de comprendre – un peu – pour quelle nouvelle partie.

La question que soulève la pièce, et de plusieurs façons, est alors celle de la transformation, et conjointement celle des conditions d’une émancipation qui ne vaille pas oubli, et encore moins déni. Il s’agit autrement dit, pour chacun des personnages, de parvenir à s’extraire de ce à quoi une inéluctable fatalité le vouerait, censément sans échappée possible. Mais se libérer, c’est aussi, d’une certaine façon, trahir l’injonction – imaginaire, mais pas moins puissante pour autant – à demeurer fidèle non plus tant alors à une histoire, laquelle pourrait se poursuivre en s’infléchissant autrement qu’en implacable ligne droite, mais à ce qui, à force de devoir être ressassé comme la litanie sans fin du désastre subi, se clôt sur soi-même sans issue ni avenir possibles. Seule « victoire » en ce cas, en forme de trompeuse revanche : exister comme vestale du dol, à jamais jalouse de cette fonction sacrée.

Transmissions

Ce qui demeure terrible, et la pièce n’esquive pas cette dimension tragique, ce sont les échecs, innombrables, malgré la force du désir de devenir libre ; de tout cela témoigne l’émouvant et tendre personnage de Tanya dans la pièce. Ces échecs sont-ils à interpréter comme un rappel à l’ordre, et partant comme la confirmation d’un sort funeste à accomplir pour prouver qu’un inexpiable forfait a vraiment eu lieu ? Et donc comme une disqualification du vœu que les effets n’en soient pas définitifs et partant tout-puissants – qu’au bout du compte il ne triomphe pas complètement ? Le pari de Robert Lepage et de ses personnages va tout à l’inverse. Oui, des crimes ont été perpétrés. Oui, ils sont inexpiables. Mais leur plus effrayante victoire serait d’avoir érigé un mur infranchissable entre ceux qui ont été et sont du côté des victimes, et les autres.

Or ces crimes nous affectent et nous concernent tous – en tant qu’êtres humains. Ainsi quiconque peut – doit même, si les circonstances le conduisent à pouvoir le faire – en relayer la mémoire, en même temps que le désir, libre comme le vent, transmissible au-delà des plus barbelées des lignes de démarcation, de leur faire pièce. Ne serait-ce pas le sens le plus profond de la philia grecque : l’amitié, cette inclination réciproque entre deux personnes, qui n’est pas fondée sur les liens du sang ? Entre des étrangers en somme, qui ne partagent pas nécessairement la même histoire mais se rencontrent, et se décentrant d’eux-mêmes, trouvent à inventer une fraternité neuve. Entre Tanya et Miranda, naît l’amitié – et c’est d’ailleurs Tanya, la fille perdue, qui la première protégera Miranda, l’étrangère. Et de ce que Tanya lui aura transmis, Miranda plus tard se fera l’interprète. C’est ce que nous dit sans doute la dernière image de Kanata, à travers les gestes amples, indomptables, de celle qui désormais peindra, peindra, peindra encore, envers et contre tout.

Par sa façon de traiter l’histoire des descendants des Premières Nations, nos contemporains en ce monde fait de tant de couches enchevêtrées d’histoires intimes et collectives – de la traiter c’est-à-dire aussi d’en soigner les blessures – la pièce prend en tout cas clairement position dans ce débat. Elle le fait d’une triple façon.

Du théâtre

Dans la pièce elle-même, en premier lieu, sur deux plans.

D’abord parce que clairement Kanata, en même temps qu’une action dramatique qui s’attache à revenir sur les pans les plus sombres de l’histoire du Canada, est une pièce, réflexive, sur le théâtre – ces deux dimensions étant indissociables, étroitement articulées l’une à l’autre. Cela de multiple façons, explicites – théâtre dans le théâtre, très shakespeariennement –, ou plus allusives. En outre comme on le verra dans la pièce, l’aptitude, qui dans l’histoire s’avérera salvatrice, au jeu et au transformisme de l’un des personnages, de surcroît pas le plus attendu sur ce chapitre puisqu’il s’agit du policier (certes comédien à ses heures perdues, et une scène hilarante nous en fera témoins), constituera l’un des ressorts de l’intrigue, en participant activement du dénouement.

Or dans cette disposition au déplacement et à la transformation qui remise, le temps de la représentation, le « moi »au vestiaire, gît la force du théâtre, ainsi définie par ce mot de Borges :

« L’acteur, sur une scène, joue à être un autre, devant une réunion de gens qui jouent à le prendre pour un autre. »

Autrement dit, le théâtre est puissant parce qu’il ouvre un espace au sein duquel on peut jouer. En des emplacements différents, l’acteur et le spectateur – là résident la profondeur et la justesse de la remarque de Borges – partagent cette aptitude au jeu. Jouer au sens des jeux, éminemment sérieux, de l’enfance, si bien analysés, à la suite de Freud, par Donald Winnicott9 : l’enfant distingue bien sûr parfaitement son environnement, le réel qui l’entoure en d’autres termes, de l’espace indéfiniment mobile ouvert par son activité imaginaire, mais ces deux dimensions pourtant ne sont pas sans rapport. Car le jeu, et les objets qu’il crée, que Winnicott nomma non sans raison « espace et objets transitionnels », sont pour le petit humain la barque grâce à laquelle pourra véritablement s’effectuer pour lui le « voyage vers la réalité », selon l’expression de D. Winnicott. Un périple qui loin de dénier cette réalité, permettra à l’enfant, futur adulte, d’y vivre créativement – de la comprendre, et de l’aménager inventivement, c’est-à-dire de ne pas en subir passivement la cruauté, la violence, ou la simple absurdité ; de ne pas y rester muré comme en une cellule obscure.

Le théâtre réactive cette part de jeu, essentielle et émancipatrice, comme l’a si bien compris et montré Ingmar Bergman, dans son pénétrant Fanny et Alexandre. Et puisque la pièce est accueillie par Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, rappelons-nous Molière enfant dans le film éponyme, lorsque les enfants jouent, et deviennent vraiment chevaliers et gentes dames – au beau milieu du jeu, une réalité triviale se rappelle au petit Jean-Baptiste qui, bien que « mort » dans les bras du chevalier, a besoin de pisser… (mais pour autant le jeu n’en reste pas moins « vrai »).

Évidemment, cela suppose que jouer un personnage, qu’il soit inspiré d’un contemporain, historique, ou imaginaire, ne relève pas du selfie si prisé aujourd’hui. Contrairement à ce que nous serinent les manuels de « développement personnel » à succès (« Soyez vous-même »), ou la publicité pour Mac Do (« Venez comme vous êtes »), la promotion de l’« identité » portée comme un brassard redouble au contraire et verrouille à double tour toutes les chaînes, alors inquestionnables, qui prétendent définir et délimiter une fois pour toutes ladite identité. En ce sens les auto-proclamés « racisés » sont déjà auto-racistes avant même de se révéler éventuellement racistes à l’égard de n’importe quel allogène.

Dès lors que la représentation « théâtrale » prétend manifester la pure et simple présentation d’un « soi » assigné à une identité rendue alors « visible », cette exhibition passant pour libératrice, on se retrouve au zoo, pas au théâtre10. Et donc en cage. Ainsi, pour évoquer lesdites « minorités » discriminées, ce n’est pas leur visibilité en tant que telle qui pourra permettre que se lève le stigmate. Lorsque Jérôme Bel expose sur scène des personnes handicapées mentales pour les « libérer » en produisant triomphalement la visibilité du handicap censé les définir, les invitant à la « performer » selon le vocable butlérien de rigueur, ce geste étant supposément « subversif », il ne subvertit rien du tout, il demande, perversité suprême, auxdits handicapés de confirmer aux yeux de tous leur handicap, sur le mode en somme du fameux : « C’est vous le nègre, continuez ». Lorsque Madeleine Louarn en revanche fait interpréter Lewis Caroll, Aristophane ou Beckett par sa troupe Catalyse, composées d’acteurs souffrant de handicaps mentaux, elle leur permet d’être autre chose que ce à quoi le stigmate « handicap » réduit leur identité11. Sans pour autant invisibiliser ce handicap, puisque l’interprétation qu’ils offrent de ces textes passe, nécessairement, par l’expérience humaine singulière qui est la leur – leur situation de handicap en l’occurrence. De même, dans Kanata, l’interprétation du personnage de la mère de Tanya, joué par une comédienne qui se trouve être iranienne, est-elle nourrie par l’expérience et l’histoire spécifique de cette comédienne – sa langue, le persan, devenant entre autres choses un élément qui, décentré, participe de l’écriture de la pièce. Que Shaghayegh Beheshti offre une interprétation aussi sensible du personnage qu’elle joue tient non pas à son appartenance – distanciée au service de la pièce –, et qu’ainsi elle puisse passer pour un ersatz d’« autochtone »  acceptable, mais à son talent et à son travail de comédienne. Faudrait-il croire que Maurice Durozier, qui interprète un glaçant et très convaincant tueur en série, descend de Jacques l’Éventreur ou du docteur Petiot (et qu’au fond dans le rôle le tueur de l’Est parisien, ou quelque criminel de la même espèce, c’eût été à coup sûr plus « vrai » encore) ?

Loin de soi : l’amour, cet exil

En second lieu, un des pivots de Kanata est une histoire d’amour. Non pour sacrifier aux codes des « séries télé » bas de gamme, selon les éléments de langage dont ont usé, en un touchant unisson, quelques critiques paresseux n’ayant hélas que trop tendance à prendre « des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour » 12, mais pour une raison qui rejoint, par un autre chemin, cette affaire humaine fondamentale13, dont nous parlent aussi tous les contes, d’un bout à l’autre de la planète: l’épreuve de la transformation.

Une histoire d’amour, qui se noue entre deux êtres venant, là encore, d’univers différents.

Laissons ici la parole à Beckett, qui en connaissait un bout en matière d’étrangèreté – et fait partie, notons-le au passage, de ces auteurs qui ont écrit une partie importante de leur œuvre dans une autre langue que leur langue maternelle :

« On n’est plus soi-même, dans ces conditions, et c’est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l’être, quoi qu’on en dise. Car lorsqu’on l’est on sait ce qu’on a à faire, pour l’être moins, tandis que lorsqu’on ne l’est plus, on est n’importe qui, plus moyen de s’estomper. Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir »14.

Ces lignes magnifiques, et si drôles en même temps, nous disent l’essentiel. Pouvoir devenir « n’importe qui » : épreuve, autant que grâce, de l’amour – et du théâtre. Deux expériences que non sans motif Shakespeare si souvent intrique étroitement dans son théâtre.

C’est un tel dépouillement de « soi » qui en tout cas permet à l’interprète dramatique de se faire passeur de ce de ce que Joseph Conrad appelait, dans La Ligne d’ombre, « le flot de toute l’humanité ». B. Brecht a exprimé cette exigence et cette capacité de la plus simple des façons, à propos du maquillage au théâtre, équivalent du masque :

« Avant tout, le maquillage doit faire le vide dans le visage, il ne faut pas qu’il le remplisse, le particularise, le fixe. »

Ainsi l’acteur se rendra-t-il disponible au passage par lui d’autre chose que lui, d’inattendu alors : « Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais », dit Louise face au portrait peint par Miranda de celle qui pourrait être la fille qui lui fut arrachée. Mais qui, propriété de personne, se relie à nous tous.

Que, dans l’ultime scène de la pièce, Miranda peigne dans l’air nous donne à voir cet envol au-delà de la consigne étroite des particularités. Et cet envol libre plonge en même temps au plus profond de l’humanité commune, faite de tant d’existences singulières qui se répondent. Ainsi l’énergie indomptée de son geste fait-elle surgir, comme un fragile chœur en mouvement, toutes ces existences, les vivants et les morts.

Telle est la tâche de l’artiste, qui selon les mots de J. Conrad,

« s’adresse au sentiment de mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la pitié, de la beauté et de la souffrance, au sentiment latent de solidarité avec toute la création ; et à la conviction subtile mais invincible de la fraternité qui unit la solitude d’innombrables cœurs : à cette fraternité dans les rêves, dans la joie, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l’espoir et la crainte, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l’humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître. »

Un peu plus loin, Conrad ajoutera ceci :

« Arracher, en un moment de courage, à l’impitoyable course du temps une phase éphémère de la vie, ce n’est que le commencement de la tâche. La tâche, entreprise avec tendresse et foi, consiste à maintenir résolument, sans préférence et sans frayeur, devant tous les yeux et dans l’éclairement d’une attitude sincère, le fragment ainsi sauvegardé. Elle consiste à en faire paraître la vibration, la couleur, la forme, et, à travers sa mobilité, sa forme, et sa couleur, à révéler la substance même de sa vérité, à en dévoiler le secret inspirateur, la tension et la passion qui se cachent au cœur de chaque instant persuasif. Dans un effort résolu de cette sorte, si on a assez de mérite et de bonheur, on peut parfois atteindre à une sincérité si manifeste qu’à la fin la vision de regret ou de pitié, de terreur ou de gaieté qu’on présente éveillera dans le cœur des spectateurs le sentiment d’une inévitable solidarité, de cette solidarité dans l’origine mystérieuse, dans le labeur, dans la joie, dans l’espérance, dans une incertaine destinée, qui unit les hommes les uns aux autres, et l’humanité tout entière au monde visible »15 .

Il s’agit de peindre, donc. Par le pinceau, l’écriture, le théâtre, le documentaire, toute forme d’art qui témoigne du lien humain, plus fort que toutes les destructions.

 

Enfin, et c’est un troisième axe, qui éclaire et soutient le parti que prend la pièce dans la controverse évoquée plus haut : la décision, fruit de la rencontre entre Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, et du pari de cette dernière de confier sa troupe à un metteur en scène autre qu’elle-même, de faire interpréter Kanata par les comédiens du Soleil.

Fallait-il, donc, que les rôles d’« autochtones » fussent impérativement tenus par des « autochtones » ?

La réponse est dans la pièce – bien au-delà de ce qui y est explicitement formulé sur ce point –, et dans tout ce qu’elle déploie, articulé par sa teneur artistique même, on l’a vu. Une réponse juste, qui loin de reconduire le stigmate en faisant de la scène le morne lieu des selfies « performatifs » d’une identité discriminée, en brise au contraire les logiques sournoises.

La suite ? Pourquoi pas une Tempête, interprétée par des artistes « autochtones » ou non ? Des acteurs, tout simplement, légitimes pour d’autres raisons que celles, au fond méprisantes, de leur origine. Revenons sur ce qu’explique Ariane Mnouchkine au sujet de sa troupe, laquelle au fil du temps est devenue cosmopolite :

Les comédiennes et comédiens de la troupe y sont entrés grâce à leur courage, leur imagination, leur talent, jamais à cause de la couleur de leur peau ou d’une quelconque appartenance16.

Au bout du compte, la réussite la plus généreuse de Kanata ne tient-elle pas à ceci que, geste d’un seul tenant artistique et politique, elle ouvre à cette dimension si bien résumée par B. Brecht :

« Et la discussion est l’un des niveaux les plus élevés du plaisir de l’art que puisse atteindre la société. »

Encore faut-il accueillir cette invitation.

À la fin de La Tempête, Prospéro renonce à tous ses pouvoirs magiques – à sa toute-puissance tyrannique. Mais il promet de dire son histoire et, tel Ulysse, de « charmer l’oreille » par son récit. Ainsi se voit-il « réduit à [mon] son seul pouvoir, combien pauvre ». Mais combien riche, dès lors qu’Ariel, désormais « libre et heureux », souffle dans cette voile qui se gonfle entre la scène et l’assistance.

Le théâtre est une île. Le théâtre est un navire. Accepterons-nous de voyager ?

Notes

2 – Sur la polémique, voir mon court article : https://www.liberation.fr/debats/2018/09/20/une-femme-des-lumieres_1680149
La polémique ne s’est pas éteinte : pièce « raciste » pour Françoise Vergès, égérie du collectif « Décoloniser les arts », tandis que telle journaliste, avec l’arrogance de la bêtise, n’hésitera pas à parler de geste « fasciste », aliéné par les vieilles lunes de l’universalisme (occidental-oppresseur-colonialiste bien sûr) (France Culture, La dispute, 24 décembre 2018) ; d’autres s’y sont pris plus obliquement : le châtiment de la faute morale (que l’on n’évoquera pas, sinon pour l’absoudre) étant le ratage artistique. Là gît la sanction suprême : car on ne fait pas de l’art avec des bons sentiments, n’est-ce pas ? La pièce est alors décrite comme en restant au stade des « bonnes intentions » pour aboutir à un résultat qui ne relèverait que de la « série télé » poussive, « mal joué » de surcroît. Autant d’éléments de langage que l’on a vus mécaniquement recyclés par quelques plumes autorisées, qui n’ont juste pas remarqué les allusions, pourtant transparentes, à La Tempête. Ce qui se passe de commentaire.

4 – Voir note 1.

5 – Ces mots ont été écrits dans son carnet, et Leyla sa mère les lit à voix haute, après sa mort assassinée.
Aujourd’hui, je vais faire ma liste. Je vais faire une liste de tout ce qui est désirable.
Un : écrire… ou être peintre
Ou, au moins, comme maman, restauratrice.
Deux : gagner ma vie.
Trois : voir les jardins d’Ispahan
Quatre : être aimée comme j’aimerais aimer.
Un autochtone, un blanc, un noir, ça m’est égal.
Cinq : des enfants ?
Peut-être. Pourquoi pas ?
Si j’arrive à échapper à la Grande Tueuse.
Je commence demain ?

6 – Pensionnats assez semblables à ceux, pires encore peut-être, où l’Irlande enferma, pour en faire des esclaves, les « filles-mères » séparées de leur progéniture maudite vendue à de riches familles américaines – cela jusqu’en 1996.

7 – Walter Benjamin, Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 181-182.

8 – Outre les prénoms de certains personnages – Ferdinand et Miranda, Ariel –, outre l’odeur de poisson qui renvoie à Caliban, toutes ces allusions n’étant pas dénuées d’humour par détournements et déguisements (Ariel porte kippa, Ferdinand est un nigaud poussif que Miranda éjectera, et l’odeur de saumure est celle de la poissonnerie), nombre de thèmes de Kanata résonnent avec la pièce de Shakespeare, au-delà des histoires proprement dites que relatent l’une et l’autre pièce.

9 – Sigmund Freud  « Le créateur littéraire et la fantaisie », (1908) trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard 1985, p. 30-46. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, trad. Claude Monod, Paris, Gallimard, 1984.

10 – Voir S. Prokhoris, Au bon plaisir des »docteurs graves » – À propos de Judith Butler, Paris Puf, 2017. [Voir la recension par Jeanne Favret-Saada sur ce site].

11 – Sur ces questions, on ne saurait trop recommander la lecture du livre fondamental d’Erving Goffman, Stigmate, trad. Alain Khim, Minuit, Paris, 1996.

12 – Voir Virginia Woolf, Comment lire un livre (1925) , trad. Céline Candiard, Paris, L’Arche, 2008, p. 313 : « Mais il reste qu’en tant que lecteurs, nous avons nos responsabilités, et même notre importance. […] à une époque où la critique ne peut plus s’exercer normalement, où les livres sont passés en revue comme un cortège d’animaux dans un stand de tir, où le critique n’a qu’une seconde pour charger son arme, viser et tirer, et où l’on peut bien l’excuser s’il prend des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour, ou s’il manque complètement sa cible et laisse son coup se perdre sur une vache qui broutait paisiblement dans un champ voisin. Si, derrière la fusillade fantasque de la presse, l’auteur sentait qu’il existe une autre sorte de critique, l’opinion des gens qui lisent par amour de la lecture, lentement, et pour le plaisir, et font preuve dans leur jugement d’une grande compréhension, mais aussi d’une grande sévérité, cela ne pourrait-il pas améliorer la qualité de son travail ? » Ce qui vaut pour les livres vaut tout autant pour les spectacles, bien sûr.

13 – Voir l’anthropologue Maurice Godelier notant que « la transformation est le fait humain par excellence ».

14 – Samuel Beckett, Premier amour, Paris, Minuit, 195, p. 21-22

15 – Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, trad. Robert d’Humières, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », p. 12, 13, 14, pour les deux citations.

16 – Entretien avec Ariane Mnouchkine, Charlie Hebdo , 5 janvier 2019.

© Sabine Prokhoris, Mezetulle, 2019.

Esthétique du merveilleux VS esthétique du sensible

Conférence

Cité de la musique-Philharmonie de Paris

Dans la France classique, l’opéra réussit à s’imposer par une poétique du merveilleux au sein d’une esthétique régie par les principes de l’imitation de la nature et de la fiction comme vérité, dominée par la poésie dramatique. Ce « théâtre des enchantements » fait ce que ne fait pas le théâtre parlé, mais il le fait selon les mêmes lois fondamentales. Un monde merveilleux s’y déploie de manière spectaculaire et ludique, avec sa vraisemblance, ses convenances ; musique et danse lui sont consubstantielles. Loin de tourner le dos à l’esthétique classique, l’opéra en grossit les traits.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’opéra subit l’essoufflement du théâtre classique. Parallèlement, la période voit la forme mathématique et métaphysique du rationalisme supplantée par sa version expérimentale et réaliste, caractéristique des Lumières : ce progrès épistémologique s’accompagne d’une forme de régression poétique. On passe d’une esthétique de la fiction, de l’éloignement et des mondes possibles, à la fois intellectualiste et sensualiste, à une esthétique de la réalité, de l’authenticité, de la proximité et du sentiment.

L’intervention de Jean-Jacques Rousseau révèle les conceptions esthétiques et philosophiques engagées par l’opéra. Rousseau avance une thèse qui est devenue une évidence : l’art aurait pour fonction d’exprimer un état ineffable des passions. La musique devient un modèle représentant l’immatérialité, l’authenticité et la spiritualité du monde moral ; son principe n’est plus la très physique, rationnelle et vibratoire « résonance du corps sonore » par laquelle Rameau faisait entendre l’inouï sur la scène merveilleuse, mais une voix intérieure, fluide, impalpable, passionnée et pneumatique.

Autour de l’Ecole des femmes, rencontre avec S. Braunschweig

« Le voies de l’émancipation ». Rencontre avec le metteur en scène Stéphane Braunschweig autour de L’Ecole des femmes de Molière, co-organisée par le Théâtre de l’Europe et Philosophie magazine.

Détails en suivant ce lien : http://www.theatre-odeon.eu/saison-2018-2019/spectacles-1819/lecole-des-femmes/les-voies-de-lemancipation

Le divertissement dans l’opéra classique merveilleux et la libération de la danse

Le statut de la danse dans l’opéra français merveilleux des XVIIe et XVIIIe siècles soulève un paradoxe. L’opéra est souvent appréhendé comme un objet mixte et impur qui assujettit les arts les uns aux autres et les avilit. Pourtant, c’est précisément sous la condition de cette impureté que se révèle quelque chose de fondamental. On examine ici comment, à l’âge classique, l’épreuve de l’opéra forme une expérience décisive qui va révéler la danse à elle-même. La contrainte du théâtre et l’impératif d’obtenir un effet de théâtre libèrent la danse et la conduisent même à s’emparer du théâtre en une sorte de rapt chorégraphique.

À la mémoire de Francine Lancelot

Rendre la danse nécessaire

Dans l’opéra merveilleux français des XVIIe et XVIIIe siècles, on sait que la danse est présente de manière obligatoire, et cette présence est ordinairement catégorisée sous la notion de divertissement, comme l’atteste l’article « Divertissement » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert rédigé par Louis de Cahusac :

« On donne ce nom plus particulièrement aux danses et aux chants qu’on introduit épisodiquement dans les actes d’opéra. » (Encyclopédie, Tome IV, p. 1069)

Le terme « épisodiquement » dit assez le caractère de détournement attaché à ce moment dansé, qui est une occurrence dans l’opéra. Or toute la réflexion classique tourne autour de ce caractère épisodique, qu’il s’agit de réduire et même d’abolir. Prise de ce point de vue, la pensée classique du divertissement dansé dans l’opéra est homogène à celle qui traverse tout le théâtre et qui en fait un théâtre classique au sens où nous parlons aussi de la science classique : il s’agit de passer du concept d’obligation – lequel relève de l’arbitraire et de la convention – à celui de nécessité, – lequel relève de la nature et de la raison, autrement dit de passer de la règle à la loi.

Cet ingrédient qu’est le ballet, emprunté au ballet de cour, a été inséré dans une pensée générale du théâtre, d’abord par la réflexion sur la comédie-ballet : Dans l’Avertissement des Fâcheux en 1661, Molière se demande comment « coudre » les différents épisodes dansés à l’action principale. C’est la première théorie de l’introduction de la danse au théâtre : la pensée de l’insertion légitime de la danse à l’opéra s’engouffra dans ce programme esquissé par Molière. Cela va devenir le « ballet d’action » qu’on attribue à Noverre (fin du XVIIIe siècle) mais dont Noverre est l’aboutissement. Je m’arrêterai sur la réflexion qui construit le ballet d’action, et qui se situe entre Molière et Noverre ; le théoricien principal en est Louis de Cahusac, Traité historique de la danse, La Haye : Neaulme, 17541.

Rendre la danse nécessaire, et pas seulement épisodiquement obligatoire, faire de sa présence une présence légitime : voilà un beau programme qui la hisse du statut réglementaire au statut législatif (et pourquoi pas au statut constituant ?). Mais ce programme recèle quelques surprises, en tout cas il est paradoxal.

Cette réflexion pose des problèmes fondamentaux, notamment celui de la danse comme art paradigmatique ou comme art autonome2. Elle le fait de façon d’autant plus intéressante qu’elle place aussi la danse sous tutelle, au sein du théâtre en vue d’un effet de théâtre puisqu’il s’agit d’insérer la danse dans l’opéra.

La question de la danse est d’ailleurs une des modalités par lesquelles est soulevé le problème général de l’opéra comme art mixte ou impur. On s’en rend compte par la place qu’elle occupe à l’époque dans les débats, aussi bien chez les partisans que chez les adversaires de l’opéra. L’opéra est le lieu où les arts sont confrontés les uns aux autres. Faut-il penser cette confrontation comme une prostitution, un moment où chaque art se sacrifie aux autres, un lieu de perdition ? Il y a une sorte d’impureté originaire et essentielle de l’opéra, qui fait qu’il est haï par les amoureux du théâtre (à l’époque du moins), et qu’il va être haï par les amoureux de la musique (et parfois, mais plus tardivement, par les amoureux de la danse).

Le point paradoxal de la réflexion qui m’intéresse est le suivant : c’est sous la condition de cette impureté que se révèle quelque chose de fondamental dans chacun des arts impliqués dans l’opéra. Chacun, mis en demeure de se confronter à ce qui lui est extérieur, est contraint de sortir de lui-même (je pense ici à l’article de P. Macherey et F. Regnault « L’opéra ou l’art hors de soi »3) et finalement se trouve lui-même, se découvre lui-même sur ce chemin d’exil. Les arts se constituent davantage par les moyens dont ils se privent que par les moyens dont ils disposent4. Il y a là une sorte de chemin d’épuration, de retour sur soi, un chemin polémique. En l’occurrence, l’épreuve de l’opéra joue le rôle d’expérience décisive qui va révéler la danse à elle-même.

Cahusac soutient en effet que c’est avec l’invention de la tragédie en musique par Quinault et Lully en 1673 que la danse a été mise en demeure de se hisser à un niveau insoupçonné jusqu’alors. La contrainte du théâtre et l’impératif d’obtenir un effet de théâtre libèrent la danse d’elle-même. Le paradoxe veut donc que ce qui se présente comme une insertion sous les lois du théâtre, autrement dit dans une poétique au sens strict du terme, soit une libération : une hétéronomie aurait une autonomie pour résultat. Voilà ce qu’il faut examiner de plus près, et j’espère montrer en quoi cette épreuve de l’opéra non seulement révèle la danse comme autonomie – c’est ce que soutient Cahusac et qu’il a parfaitement vu – mais aussi permet de reformuler le concept de divertissement en en faisant apparaître les fonctions essentielles précisément dans leur liaison au théâtre, dont elles sont à la fois la révélation et la négation. En devenant intérieur au théâtre, le divertissement met le théâtre « hors de lui ». Dans un premier temps, la notion de divertissement est congédiée puisqu’elle semble liée à un statut simplement réglementaire de la danse dans l’opéra, mais c’est pour revenir sous une forme plus inquiétante et plus forte avec le statut législatif (puis constituant, comme on le verra) de la danse.

Comment rendre la danse nécessaire ? Ce passage du statut obligatoire ou réglementaire au statut législatif est pensé par Cahusac sous deux concepts : danse simple et danse en action, qu’il oppose. Il faut, dit-il, aller au-delà de « l’agrément isolé ». La thématique n’est pas très originale à l’époque : il s’agit d’obtenir de la danse qu’elle devienne elle aussi un « art d’imitation », qu’elle prenne sens sous l’injonction du théâtre. L’imitation désigne l’aspect signifiant, l’idée que ce qui est proposé ne renvoie pas qu’à soi-même, mais que cela « dit » quelque chose. Apparemment, nous sommes aux antipodes d’une danse conçue de manière autonome. La différence entre danse simple et danse en action est donc cet effet de sens, mais elle fait appel à un critère plus précis : la danse en action est susceptible d’articulation. On passe du simple lexique (juxtaposition d’éléments qui peuvent rester isolés, de figures) à la syntaxe (articulation et alphabétisation). Notons que cela va de pair avec l’écriture alphabétique de la danse et de la chorégraphie inventée par Feuillet en 1700. Mais restons au niveau esthétique et poétique, seul traité par Cahusac, et sur le plan du rapport entre danse et théâtre : par son exigence organique, l’opéra impose à la danse une sorte d’aliénation qui est aussi une révélation par la mise en demeure de passer sous le régime articulé.

Cahusac attribue à Quinault ce moment à la fois douloureux et révélateur.

« Nous avons vu5 que le défaut d’action était le vice constant du grand ballet. Quinault, à qui rien n’échappait, l’avait aperçu, et en partant de cette expérience, il n’eut garde de laisser la danse oisive, dans le plan ingénieux et raisonné de son spectacle.

Je trouve, dans ses compositions, l’indication évidente de deux objets qu’il a cru que la danse y devait remplir; et ces objets sont tels, que la connaissance de l’art et celle de la nature a pu seule les lui suggérer.

Dans les premiers temps, avant la naissance même des autres arts, la danse fut une vive expression de joie. Tous les peuples l’ont fait servir depuis, dans les réjouissances publiques, à la démonstration de leur allégresse. Cette joie se varie, prend des nuances différentes, des couleurs, des tons divers suivant la nature des événements, le caractère des nations, la qualité, l’éducation, les mœurs des peuples.

Voilà la danse simple, et un des objets de Quinault. Le théâtre lui offrait mille occasions brillantes de la placer avec tous ses avantages. Les nations intéressées aux différentes parties de son action, les triomphes de ses héros, les fêtes générales introduites avec goût dans ses dénouements, offraient alors les moyens fréquents de varier, d’embellir, de peindre les mouvements de joie populaire, dont chacun des instants peut fournir à la danse une suite animée des plus grands tableaux.

Mais la danse composée, celle qui par elle-même forme une action suivie, la seule qui ne peut être qu’au théâtre, et qui entre pour moitié dans le grand dessein de Quinault, fut un des pivots sur lesquels il voulut faire rouler une des parties essentielles de son ensemble.

Tout ce qui est sans action est indigne du théâtre; tout ce qui n’est pas relatif à l’action devient un ornement sans goût, et sans chaleur. Qui a su mieux que Quinault, ces lois fondamentales de l’art dramatique ? Le combat des soldats sortis du sein de la terre dans Cadmus, devait être, selon ses vues, une action de danse. Son idée n’a pas été suivie. Ce morceau qui aurait été très théâtral n’est qu’une situation froide et puérile. Dans l’enchantement d’Amadis par la fausse Oriane, il a été mieux entendu, et cette action épisodique paraîtra toujours, lorsqu’elle sera bien rendue, une des beautés piquantes du théâtre lyrique.

Le théâtre comporte donc deux espèces distinctives de danse, la simple, et la composée; et ces deux espèces les rassemblent toutes. Il n’en est point, de quelque genre qu’elle puisse être, qui ne soit comprise dans l’une ou l’autre de ces deux dénominations. Il n’est donc point de danse qui ne puisse être admise au théâtre; mais elle n’y saurait produire un agrément réel, qu’autant qu’on aura l’habileté de lui donner le caractère d’imitation qui lui est commun avec tous les beaux arts, celui d’expression qui lui est particulier dans l’institution primitive, et celui de représentation qui constitue seul l’art dramatique.

La règle est constante, parce qu’elle est puisée dans la nature, que l’expérience de tous les siècles la confirme, qu’en s’en écartant, la danse n’est plus qu’un ornement sans objet, qu’un vain étalage de pas, qu’un froid composé de figures sans esprit, sans goût et sans vie.

En suivant, au surplus, cette règle avec scrupule, on a la clef de l’art. Avec de l’imagination, de l’étude et du discernement, on peut se flatter de le porter bientôt à son plus haut point de gloire; mais c’est surtout dans les opéra de Quinault qu’il aurait pu atteindre rapidement à la plus éminente perfection, parce que ce poète n’en a point fait dans lequel il n’ait tracé, avec le crayon du génie, des actions de danse les plus nobles, les mieux liées au sujet, les moins difficiles à rendre. J’y vois partout le feu, le pittoresque, la fertilité des beaux cartons de Raphaël. Ne verrons-nous jamais de pinceau assez habile, pour en faire des tableaux dignes du théâtre6? »

(Traité historique de la danse, Seconde partie, Livre IV, chap. 2)

Mais cela reste une révélation sous condition de subordination. D’autres éléments permettent d’aller plus loin.

De la danse en action au corps du merveilleux

L’idée d’une place légitime de la danse, l’idée que la danse s’impose et qu’elle n’est pas arbitraire ou affaire de simple convention s’articule elle aussi au concept de l’opéra. L’opéra donne à la danse une forme de nécessité qui fait que non seulement on admet sa présence, mais encore qu’on en a besoin, qu’on la réclame. Cela se développe avec une théorie de l’introduction de la danse que l’on peut reconstituer et qui est analogue à celle de l’introduction de la musique.

La présence de la danse interviendra bien entendu à des moments où l’on danserait si la situation était réelle : cérémonie, bal, leçon de danse, procession, défilé militaire, etc. C’est une introduction « plate » (ou ce que Cahusac appelle « danse simple ») qui ne demande pas beaucoup d’effort poétique, mais à laquelle on ne va tout de même pas renoncer. Notons que cette introduction est susceptible d’élargissement : ainsi on verra des cortèges funèbres danser, des prêtres danser, etc.

Au second degré d’introduction, on trouve la danse sous forme de figuration : elle peut représenter autre chose qu’elle-même, pourvu qu’il y ait analogie dans l’ordre du mouvement. Orage, tempête, phénomènes météorologiques, mais aussi batailles, mouvements de foule, etc.

Mais on ne sort pas pour autant d’une logique d’assujettissement et d’extériorité : si la danse est révélée, c’est plus en termes d’extension, de puissance, de fonction théâtrale, qu’en termes d’autonomie. Tout se passe comme si cette révélation était seulement la découverte que, en mettant la danse sur une scène d’opéra et en lui demandant de « faire théâtre », on se rendait compte qu’elle est capable de faire bien plus de choses, de produire bien plus d’effets que lorsqu’elle était bornée à l’univers du ballet de cour (où son caractère « imitatif » restait lié à une fonction allégorique) ou même à celui de la comédie-ballet. On danse davantage, on danse mieux, on danse avec plus de puissance, avec plus d’audace, l’effet produit est plus spectaculaire. Mais on danse pour faire autre chose, il y a instrumentalisation.

Le troisième degré est le plus intéressant parce qu’il suppose une sorte de légitimité « naturelle », qui va finalement rétroagir sur les degrés précédents, parce qu’il est lié (ce sont les termes de Cahusac, cf Traité, II, Livre III, ch. 5) à « la pierre fondamentale de l’édifice » constituante de l’opéra français à cette époque. Ce troisième degré ne se contente plus d’étendre les effets de la danse, il place la danse au niveau proprement législatif : on voit en quoi elle peut faire loi.

La légitimité de la danse, en devenant naturelle, place la danse en position de législateur (ce n’est pas une légitimité de transposition, d’emprunt ou de métaphore, ce n’est pas non plus une légitimité de reconnaissance par une loi qui la transcende). Qu’est-ce qui fait que la danse participe de la nature de l’opéra ? C’est le merveilleux, « pierre fondamentale » – c’est la nature même de l’action qui définit l’opéra français. Il y a de la danse, non pas parce qu’il le faut (statut réglementaire), ni seulement parce que la danse permet de bien représenter certains moments de l’action (légitimité de soumission), mais parce que sans la danse l’opéra ne peut pas être vraiment merveilleux. La présence nécessaire de la danse n’est plus subordonnée à une nécessité de condition (nécessité hypothétique), mais elle participe d’une nécessité de substance (nécessité catégorique): le législateur est bien en même temps sujet. Et cette substance, ce sujet ne se pense pas sous le régime de la psychologie rationnelle, mais sous celui de la cosmologie.

« D’abord le merveilleux fut la pierre fondamentale de l’édifice, et la fable, ou l’imagination lui fournirent les seuls matériaux qu’il crut devoir employer pour le bâtir. Il7 en écarta l’histoire, qui avait déjà son théâtre, et qui comporte une vérité, trop connue, des personnages trop graves, des actions trop ressemblantes à la vie commune, pour que, dans nos mœurs reçues, le chant, la musique et la danse ne forment pas une disparate ridicule avec elles.

De là qu’il8 bâtissait sur le merveilleux, il ouvrait sur son théâtre à tous les arts la carrière la plus étendue. les Dieux, les premiers héros dont la fable nous donne des idées si poétiques et si élevées, l’Olympe, les Enfers, l’Empire des mers, les métamorphoses miraculeuses, l’Amour, la Vengeance, la Haine, toutes les passions personnifiées, les Eléments en mouvement, la nature entière animée fournissaient dès lors au génie du poète et du musicien mille tableaux variés, et la matière inépuisable du plus brillant spectacle.
Le langage musical si analogue à la langue grecque, et de nos jours si éloigné de la vraisemblance, devenait alors non seulement supportable ; mais encore tout à fait conforme aux opinions reçues. La danse la plus composée, les miracles de la peinture, les prodiges de la mécanique, l’harmonie, la perspective, l’optique, tout ce qui, en un mot, pouvait concourir à rendre sensibles aux yeux et à l’oreille le prestiges des arts, et les charmes de la nature entrait raisonnablement dans un pareil plan, et en devenait un accessoire nécessaire. »
(Traité historique de la danse, Seconde partie, Livre III, chap. 5).

La proposition « sans la danse, l’opéra ne peut pas être vraiment merveilleux » ne doit pas s’entendre de manière vague ou psychologique, mais de manière précise et cosmologique. Le terme « merveilleux » ne désigne pas simplement un effet ressenti par le spectateur et attribué par lui à ce qu’il voit, c’est un qualificatif objectif ; il s’agit d’un monde présent sur la scène de l’opéra (principalement inspiré de la littérature fabuleuse), et ce monde doit être vraiment un monde, il doit se présenter comme un monde : il a une vraisemblance. Le monde merveilleux, on le sait, échoit en partage à l’opéra, qui se place ainsi en face et à côté du théâtre, lequel occupe le monde ordinaire de la nature telle qu’elle est et de l’histoire. J’ai tenté de montrer à maintes reprises en quoi ce partage est de l’ordre d’une régularité qui lie théâtre et opéra à des lois communes, notamment en quoi le monde merveilleux est astreint, mutatis mutandis, à une forme rigoureuse (quoique impossible) de vraisemblance en analogie avec le monde naturel et historique. En osant prendre au sérieux le monde merveilleux comme une pensée complète et représentable, comme un monde avec tout ce qu’il faut pour faire un monde – des lois, un espace, un temps, une causalité, etc. -, l’opéra construit une surnature. La surnature esthétique n’est pas une contre nature, mais une quasi-nature.

Parce qu’il est un théâtre merveilleux mettant en scène des situations qui n’existent pas dans des lieux impossibles, l’opéra se présente comme un révélateur des problèmes du représentable. L’évacuation de la référence empirique permet de dégager des problèmes fondamentaux : l’espace théâtral devient vraiment l’essence de l’espace, le monde théâtral trace le programme de tout monde possible. Lorsqu’un poète d’opéra se demande par où il va faire entrer une furie, lorsqu’un musicien se demande quel bruit peuvent bien faire les ailes de Mercure, une ombre qui sort de son tombeau, le frémissement des chênes sacrés de Dodone9, le lever du Soleil, ils se posent des questions très graves. Il faut oser prendre la frivolité au sérieux pour vérifier, par une voie inédite, ce que Kant dira plus tard de l’expérience esthétique dans sa Troisième critique : elle élargit le concept de la nature. En l’élargissant, elle nous instruit de sa constitution.

Dans ce cadre, la danse occupe une place à la fois remarquable et fondamentale. Car il s’agit bien d’un merveilleux de représentation, d’un merveilleux d’expérience, et non d’un merveilleux d’imagination ou d’un merveilleux de langue (tel qu’est le sublime selon Boileau qui parle de « merveilleux dans le discours »). Ce merveilleux-là se voit, s’entend, il entre dans l’expérience réelle, c’est une expérience impossible qui se présente comme réelle, qui prend la forme de l’expérience réelle – Marmontel en a donné la théorie dans l’article « Merveilleux » du Supplément de l’Encyclopédie. Il faut donc lui donner un corps. On doit à cet effet construire une sorte de physique poétique, une physique supposée, celle du monde tel qu’il pourrait être et tel qu’on va le voir sur la scène de l’opéra, et cette physique comprend nécessairement la musique et la danse. C’est une physique de l’inouï et de l’invu. Prenons un exemple simple : à supposer que des démons existent, leurs déplacements seront nécessairement des déplacements dansés, on ne voit vraiment pas comment ils pourraient se mouvoir autrement. La danse apparaît alors comme une forme de l’expérience dans un monde possible. Elle ne fait pas que meubler le merveilleux ou s’y adapter, ce n’est pas un « ornement superflu », elle l’incarne, elle fonde une partie de sa vraisemblance. Elle ne l’incarne pas seulement comme une enveloppe, elle en est une des formes. Le merveilleux ne vient pas habiter la danse, la danse informe le merveilleux. Elle nous le fait voir, elle nous en donne les lois mécaniques. On ne peut donc pas s’en passer, pour des raisons qui tiennent à la constitution même de l’opéra. On peut donc, en paraphrasant l’abbé Batteux, dire « tout mouvement qui ne serait point dansé serait invraisemblable »10.

La danse entre alors en parallèle et en concurrence avec la musique, qui est l’autre forme par laquelle le merveilleux se matérialise. Mais à la différence de la musique, sa présence reste épisodique, occurrentielle, intermittente. Cette fois, l’occurrence n’est pas une forme d’infériorité, car il s’agit d’une intermittence significative : l’incarnation du merveilleux par la danse intervient durant les temps forts du merveilleux dans l’opéra. Ces temps forts se déclinent, d’un merveilleux d’enchantement (ou merveilleux pastoral) au merveilleux de saisissement ou d’horreur (ou merveilleux tragique).

Que devient la notion de divertissement dans cette présence nécessaire et cosmologique ? Si le point de vue est pris depuis l’opéra, c’est tout le contraire d’un divertissement puisque la danse montre l’opéra en son centre, elle est au cœur de l’opéra : couper les ballets, c’est tuer l’opéra. La danse n’est donc pas un élément hors-sujet, c’est un sujet d’opéra. Mais du point de vue du théâtre, on voit bien que c’est un divertissement porté à son degré maximal d’insolence : c’est l’extériorité du théâtre réintégrée au sein du théâtre et sous prétexte de « faire théâtre » par-dessus le marché ! C’est un théâtre dans lequel l’extériorité est traitée comme une intériorité. On comprend aisément alors la nausée qui saisit les amoureux du théâtre en voyant l’opéra mettre le théâtre hors de lui, le déplacer, et on comprend que cette nausée atteint un point d’exaspération au moment du ballet qui porte l’opéra à son point culminant, le point où le théâtre est entièrement exilé. L’opéra est un théâtre déplacé, un théâtre déporté, et le comble du déplacement, c’est le ballet. En outre ce ballet a la prétention de se donner « comme un théâtre », d’appliquer les lois du théâtre. C’est plus qu’un divertissement, c’est une perversion.

« On danse ». Mettre le théâtre en apnée

Si on regarde à présent les choses du point de vue du théâtre comme drame, représentation d’action, il est facile de dire que la danse est divertissement puisqu’elle s’introduit dans l’action comme un élément de rupture qui retarde ou suspend le drame. En ce sens, la danse détourne le théâtre et le déroute. Cet argument ne manque pas d’être répété par les adversaires de l’opéra au XVIIe et au XVIIIe siècle : on se reportera à la discussion sur Alceste rapportée par Perrault, aux Lettres sur l’opéra de Mably qui mettent aux prises les lullystes et les ramistes, jusqu’à la description féroce de l’opéra que Rousseau fait dans La Nouvelle Héloïse. Partout les mêmes plaintes de la part des critiques de l’opéra : la danse gâche tout, elle arrête le peu d’action qu’il y a dans l’opéra, c’est un moment opaque, c’est un ennui dramatique. Il ne se passe rien, il faut supporter le ballet comme un encombrement. Du reste, ils n’ont pas tout à fait tort sur le fond: l’opéra applique une esthétique du plein, de l’encombrement… alors que le théâtre obéit à une esthétique du vide, du trou.

Là encore, c’est en campant sur cette propriété extérieure, sur cette étrangeté par rapport au théâtre, que la danse dans l’opéra va réussir à retourner les choses : c’est un exercice de rétablissement, une diabolique acrobatie. Vous croyez avoir expulsé la danse au prétexte de son extériorité, et elle vous revient comme un boomerang frapper le théâtre de cette extériorité et la transformer en intériorité. Pour cela, il faut regarder comment les auteurs (le poète et le musicien) placent les ballets. Bien entendu, il leur arrive de céder à la facilité et de les placer de manière plate ou simplement « obligatoire ». On s’arrête, et on danse. Mais il leur arrive aussi de prendre précisément cette fonction de blocage au sérieux et d’en faire un élément hautement dramatique : celui où le drame exige qu’on bloque le drame.

Ce blocage, cette mise en suspension, se présente généralement sous deux formes, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre.

La première ne rompt pas vraiment avec le théâtre, c’est l’exploitation de la coupure en « suspense » : la danse y est utilisée pour faire « monter la pression » jusqu’à un point culminant placé à la fin d’un acte, coupure où le théâtre reprend ses droits. La structure des scènes d’invocation, des scènes « maudites » ou qui déclenchent le basculement dans le merveilleux tragique est caractérisée par ce moment d’explosion11.

La seconde est plus intéressante parce qu’elle ne redonne pas la main au théâtre, mais qu’elle s’empare du théâtre de manière pervertie.

C’est le ballet paradoxal ou le ballet suspensif, très fréquents dans l’opéra de cette époque. Une sorte de ballet d’étouffement qui fait du divertissement en tant que tel un élément indispensable à la constitution poétique de l’action. Car l’action divertie, qui peut aller jusqu’à l’action abolie, est une façon de faire du théâtre, et même du grand théâtre.

Or c’est dans la tragédie lyrique que ce ballet suspensif et paradoxal est le plus réussi, précisément parce qu’il contribue au tragique. On pourrait même dire que le ballet est tragique précisément par le fait qu’il vient dévitaliser la tragédie, c’est un tragique qui se constitue par dénonciation de la tragédie.

La structure générale peut en être ainsi formulée : avec le ballet intervient un moment opaque et contradictoire, qui, en introduisant une sorte de trouble, fait pressentir des événements funestes ou accentue par sa gaieté forcée la situation tragique des personnages. Ce contraste observe en général deux schémas.

  • Ou bien les personnages ignorent l’issue tragique de leur situation mais le spectateur en est instruit12. Ce premier schéma peut prendre également la forme d’un divertissement qui est brusquement gâché par l’arrivée (inopinée pour les agents, mais prévisible par le spectateur) d’une troupe malfaisante qui exerce son « ravage ».

  • Ou bien un personnage pris dans une situation douloureuse et inextricable est obligé de prendre sur lui, de faire bonne figure dans une fête, un divertissement qui lui est imposé par les circonstances13.

Ce blocage du drame met le théâtre en apnée et le ramène à l’épopée, à l’effet homérique du récit où le lecteur (l’auditeur) médite sur le caractère tragique de la situation précisément à la faveur de sa suspension qui la souligne ironiquement : Hegel a écrit des pages célèbres sur cet effet poignant et réflexif14. La tragédie comme objet technique est surpassée et démentie par le tragique comme sentiment. On revient en deçà du théâtre ou du moins en deçà de la technique théâtrale, de la simple dramaturgie, pour révéler un moment essentiel qui échappe au « théâtre qui fait théâtre ». Et ce n’est pas un hasard si la danse est capable de trouer ainsi la tragédie vers son essence tragique, elle le fait précisément parce qu’elle est d’abord comique, que son origine vient du comique (ici principalement de la comédie ballet et du ballet de cour). C’est un paradoxe, mais ce paradoxe s’explique parfaitement si on est attentif au fait que la comédie est en elle-même une dissolution du théâtre au sens de drame : Bergson l’explique très bien dans Le Rire, mais Hegel l’a vu aussi en disant que la comédie est la vérité de la tragédie. Le comique est le moment où le drame s’arrête, c’est le moment suspensif par excellence où il ne se passe rien, moment gesticulatoire inactif. On s’en rend compte lorsqu’on s’efforce de résumer une pièce de théâtre : il est très facile de résumer une tragédie, d’en faire la synopsis. C’est au contraire très difficile pour une comédie : ou bien on s’en tient à l’intrigue, et il n’y a presque rien à dire, c’est très pauvre ; ou bien on veut donner une idée des situations, et il faut tout dire, presque recopier la pièce… le drame est un prétexte. Ainsi, dans la tragédie lyrique, il n’est pas rare que le tragique soit exacerbé par négation, étouffement, blocage de la tragédie : le moment le plus tragique est le moment gesticulatoire, le point d’orgue où les personnages ne peuvent pas ou ne savent pas vivre leur tragédie. C’est le moment où la tragédie leur échappe.

Cette diversion du théâtre fait que le divertissement fonctionne en échappement, comme une pièce d’horlogerie, il est une extériorité constitutive : c’est précisément son extériorité et son étrangeté par rapport au théâtre qui, en subvertissant le théâtre, atteint un effet hautement théâtral et réintroduit le vide dans ce trop plein théâtral et spectaculaire qu’est l’opéra. La danse atteint le point où le théâtre, pour rester vraiment du théâtre, doit s’arrêter.

Le rapt chorégraphique

Nous sommes passés successivement de la nécessité hypothétique à la nécessité catégorique. Mais les choses se retournent encore une fois : nous allons atteindre la nécessité absolue. Car bien entendu la danse ne se contente pas d’atteindre ce point suspensif : elle le déploie et l’élargit, de telle sorte qu’elle en dépasse l’état d’équilibre. Il se produit alors ce dont les adversaires de l’opéra se plaignent régulièrement : le rapt chorégraphique du théâtre par la danse. Elle s’échappe complètement de sorte que le théâtre ne peut plus la rattraper.

L’exemple de l’acte IV d’Armide de Lully-Quinault permet de le voir. Il se trouve que cet acte IV fonctionne aussi comme un acte autonome dans l’opéra, de telle manière qu’on a pu le couper assez souvent lors des représentations (mais on pourrait aussi le représenter comme un acte de ballet séparé). C’est plus qu’un moment dansé inséré dans l’opéra, c’est un moment où la danse se présente de manière absolument nécessaire, de telle sorte qu’on ne peut pas imaginer qu’elle ne soit pas là – il vaudrait mieux dire plutôt que la question de sa présence ne se pose même pas. Elle n’est pas simplement soutenue par le théâtre, elle n’est pas non plus une pièce essentielle, quoique paradoxale, du théâtre. La danse s’impose comme art « premier », art paradigmatique, elle peut soutenir la comparaison avec la poésie et la peinture. C’est le cas aussi d’Isis15.

Cela n’est pas théorisé de manière suivie, mais l’idée n’est pas absente de la réflexion de Cahusac, même si celui-ci maintient toujours la thèse d’une nécessité « imitative » ou significative de la danse.

Cahusac énonce trois propriétés qui sont exigées de la danse au théâtre : imitation, expression et représentation. La première place la danse au même niveau que les autres arts majeurs, la troisième exige d’elle un effet propre au théâtre (ce qui, notons-le, n’est peut-être pas exigé au ballet). Mais la seconde, « l’expression », Cahusac la réfère à ce qu’il appelle « l’institution primitive » de la danse16, moment d’exultation et d’extériorisation par lequel tous les hommes passent du mouvement irréfléchi à sa forme poétique, à sa forme versifiée, à sa forme véritablement pensée. Est-ce un retour à la danse simple ? Oui et non. Oui parce que cette « expression » institution primitive est originaire et qu’elle produit des éléments (attitudes, ports, mouvements, pas, figures, etc.) qui sont en quelque sorte à leur état initial, élémentaire et que ces éléments peuvent être juxtaposables. Non parce que sous l’effet des deux autres, l’institution primitive peut atteindre ici, au delà de son moment empirique et immédiat, son moment de véritable commencement : son moment essentiel ou ontologique ; c’est plus un recommencement (au sens bachelardien du terme) qu’un état initial brut et irréfléchi. On découvre la danse comme nécessité absolue ou ontologique à la faveur du détour imposé par l’imitation et la représentation.

Et cela produit un effet pas seulement « de théâtre », pris dans le théâtre et sous la loi du théâtre, mais un effet sur le théâtre qui excède le théâtre, qui le déborde ou qui le court-circuite, qui le marginalise parfois. C’est précisément cet effet qui est critiqué, mais ressenti comme un effet « propre » de danse, un moment où on ne pense plus à la dramatisation, où la danse se suffit à elle-même, où le spectateur éprouve un plaisir spécifique à voir la danse (on peut raisonner évidemment de manière analogue sur la musique : Rameau a été assez critiqué pour composer une musique qui se fait trop entendre). Les critiques sur le ballet à l’opéra ont souvent cette tonalité : il y a des moments (disent ses adversaires) où elle se fait trop voir, où elle capte le théâtre à son profit, où elle suspend le théâtre pour ne plus même y penser.

Parmi ces moments de rapt chorégraphique, il y en a un qui est parfaitement conscient et clairement affirmé et auquel on renonce difficilement à l’époque : c’est la chaconne finale qui clôt nombre d’opéras. La danse s’y montre dans toute son insolence. Mais il en est d’autres où elle vient ravir la vedette à l’impératif dramatique et où, sous prétexte de s’y introduire et même parfois d’y contribuer, elle le détourne à son profit, produisant un plaisir et un effet surnuméraires17.

Dans un texte consacré à cette « danse d’institution primitive » (pour parler comme Cahusac) qu’est la parade, Alain (Système des beaux-arts, II, 1) soutient la thèse que « chacun compose ici les autres et soi-même », que ce mouvement réglé (versifié) est un travail sur soi-même par réglage sur les autres : c’est en passant par l’extérieur qu’une intériorité se constitue et se saisit elle-même dans l’ordre de la pensée. En un sens, le détour par l’exil du théâtre ne fait pas simplement retour vers le moment balbutiant d’une « danse simple », mais il conduit au recommencement de la simplicité essentielle de la danse, art où le corps est à la fois agent et objet et qui ne ressemble à rien d’autre qu’à la présence de la pensée.

Nous sommes en présence, avec ce recommencement, d’une opération que j’appelle la réopacification propre à l’expérience esthétique, opération que Valéry décrit (en prenant l’exemple de la musique) pour rendre compte de la constitution du monde poétique et de l’œuvre d’art : moment où l’on s’attarde dans la perception et où le sensible s’élève à sa propre puissance réflexive, vérifiant ainsi l’expression de Hegel « l’art élève le sensible à l’apparence ». On ne peut donner un sens plus rigoureux au terme de divertissement, qui désigne finalement un recommencement, un recommencement produit par un détour nécessaire et qui revient à sa seconde nature comme si elle était la première : au moment d’une danse soustraite à tout affairement, d’une danse enfin désœuvrée.

Notes

1 – Edition critique par J. N. Laurenti, N. Lecomte et L. Naudeix, Paris : Desjonquères-CND, 2004.

2 – Voir sur ce site l’article « La danse, art du corps engagé et la question de son autonomie ».

3 – Pierre Macherey et François Regnault, Les Temps modernes, août 1965, n° 231, pp. 289-331.

4 – Expression inspirée par la lecture de Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, Lagrasse : Verdier, 1998.

5 – [Note de Cahusac] « Dans le ch. 4 du Livre 6 ».

6 – [Note de Cahusac] « Ce qu’on dit ici des opéras de Quinault, au sujet de la danse, est vrai à la lettre. Il n’est point d’ouvrage de cet esprit créateur dans lequel on ne voie, si l’on sait voir, l’indication marquée de plusieurs ballets d’action très ingénieux et tous liés au sujet principal. Il en est de même de la décoration et de la machine. Dans chacun de ses opéras, on trouve des moyens de spectacle, dont jusqu’ici il semble qu’on ne se soit point aperçu, et qui seuls seraient capables de produire les plus grands effets. »

7 – Cahusac parle de Quinault.

8Idem.

9 – J’emprunte une partie de ces exemples à l’abbé Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris: ENSBA, 1993, II, 45.

10 – Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe (Paris : Durand, 1746), éd. critique J.-R. Mantion, Paris: Aux amateurs de livres, 1989  IIIe partie, section I, ch. 8, au sujet de l’opéra : « ce qui ne serait point merveilleux cesserait en quelque sorte d’être vraisemblable ».

11 – Par exemple, Campra et Danchet Idoménée, fin de l’acte II, qui reprend un schéma déjà mis en place par Lully et Quinault dans Armide.

12 – Exemple : Jephté de Pellegrin et Montéclair, 1732, fin de l’acte II, scène 6.

13 – Exemple : Hippolyte et Aricie, le retour de Thésée, divertissement marin, acte III, scènes 7, 8 et 9.

14 – Notamment dans sa théorie de la comparaison épique et dramatique, Esthétique, II, section I, ch. 3.

15 – Voir l’article de Buford Norman dans La Pensée de la danse à l’âge classique ; écriture, lexique et poétique, éd. C. Kintzler, Cahiers de la Maison de la Recherche de l’Université de Lille-III, n° 11, 1997, pp. 35-45.

16Traité historique de la danse, Seconde partie, Livre IV, chap. 1 et 2.

17 – Par exemple « Les caractères de la danse » dans Pygmalion de Rameau.

Références bibliographiques

  • Alain, Système des beaux-arts, Paris : Gallimard, 1926 (Paris : Gallimard, 1978).
  • Batteux Charles, Les Beaux Arts réduits à un même principe, (Paris : Durand, 1746), éd. critique J.-R. Mantion, Paris: Aux amateurs de livres, 1989.
  • Cahusac Louis de, Traité historique de la danse, La Haye : Neaulme, 1754 (éd. Laurenti, Lecomte et Naudeix, Paris, Pantin : Desjonquères – CND, 2004).
    – Articles de l’Encyclopédie : « Divertissement » et « Enchantement »
  • Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Cours d’esthétique, éd. Hotho, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris : Aubier, 1995
  • Kintzler Catherine, Théâtre et opéra à l’âge classique, une familière étrangeté (ch. 7), Paris : Fayard, 2004.
  • Lancelot Francine, La Belle Dance, catalogue raisonné fait en l’An 1995, Paris, Van Dieren Éditeur, 1996.
  • Macherey Pierre et Regnault François, « L’opéra ou l’art hors de soi », Les Temps modernes, août 1965, n° 231, pp. 289-331.
  • Marmontel Jean-François, articles « Merveilleux » et « Opéra » du Supplément de l’Encyclopédie.
  • Molière, Avertissement des Fâcheux (1661).
  • Noverre Jean-Georges, Lettres sur la danse et sur les ballets, Paris: Delaroche 1760. (Paris : Ramsay, 1978).
  • Pensée de la danse à l’âge classique ; écriture, lexique et poétique (La), éd. C. Kintzler, Cahiers de la Maison de la Recherche de l’Université de Lille-III, n° 11, 1997.
  • Quinault Philippe, Livrets d’opéra, intr. et notes par B. Norman, Toulouse : Société de Littératures classiques, 1999, 2 vol.
  • Valéry Paul, Variété ; Théorie poétique et esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard La Pléiade, 1957.
  • Wajcman Gérard, L’Objet du siècle, Lagrasse : Verdier, 1998.

© Catherine Kintzler 2005, Mezetulle 2018

Théâtre et philosophie (dossier)

Dossier dans la Revue de Métaphysique et de Morale

Le numéro d’avril-juin (2018/2) de la Revue de Métaphysique et de Morale publie un dossier thématique préparé et présenté par mes soins, intitulé « Théâtre et philosophie ».
En voici le sommaire :

  • Catherine Kintzler, Présentation
  • François Regnault, Théâtre et philosophie. Le dithyrambe et la légende
  • Denis Génoun, Une pensée en jeu de scène
  • Catherine Kintzler, L’Illusion de Pierre Corneille. L’optique philosophique et le temps de comprendre (version remaniée et actualisée du texte publié sur Mezetulle)
  • Pierre Guenancia, Le modèle du théâtre chez Descartes
  • Élisabeth de Fontenay, La représentation chez Diderot
  • Dominique Paquet, Philosopher à hauteur d’enfant

Le numéro comprend en outre un article de Paul Slama consacré à Heidegger, et le Bulletin de philosophie ancienne.

On peut lire les résumés et télécharger les articles sur le site Cairn.

Le « Dom Juan » de Molière : une écriture anti-dogmatique (par Thierry Bunel)

Thierry Bunel1 se penche ici sur quelques aspects peu remarqués de Dom Juan. Il montre comment Molière y met en place des séries d’indécisions et d’équivoques subversives qui s’offrent, bien au-delà de la critique de telle ou telle forme particulière de dogmatisme, comme un modèle d’écriture anti-dogmatique. La poétique mise en œuvre dans Dom Juan ne déconstruit pas seulement le discours religieux dogmatique, mais le fonctionnement du dogme en général.

Le dogme

Croire en un dogme, c’est non pas penser, mais se soumettre à une opinion (dogma, en latin) considérée comme incontestable et non susceptible de critique : une opinion faite vérité absolue. Empiriquement, le dogme résulte de la sacralisation d’une idée, d’une doctrine, d’un principe, d’une histoire, quelle qu’en soit la nature.

Le dogme n’est pas l’apanage des religieux. Ainsi, l’incompatibilité de plus en plus manifeste des valeurs piliers de notre république et du « libéralisme », modèle économique unique en vigueur qui les sape, attire l’attention sur ce que Margaret Thatcher a très exactement défini comme dogme avec sa célèbre et mortifère formule : « Il n’y a pas d’alternative », dont la brutalité et la mauvaise foi propres au dogme suffisent seules à occulter l’évidence qu’« un autre monde est possible ». Le Canard enchaîné, qui se vante de dénoncer le bourrage de crâne, est désormais tacitement acquis au dogme libéral. Seul Charlie-Hebdo, au sein de la presse française que je connais, ose encore le mettre en question comme le montre notamment son analyse de la crise grecque l’été passé – rejointe, toutefois, par celles non pas du Monde, mais du Monde diplomatique d’août dernier. Rappelons aussi que Charlie-Hebdo a payé son anti-dogmatisme de principe au prix fort. On ne se soustrait pas impunément à l’emprise dogmatique.

Alors comment lutter contre le dogme, qui disqualifie a priori tout esprit critique ? Plus précisément : comment combattre le discours dogmatique en général ? Comment, d’une part ne pas y succomber, et de quelle façon, d’autre part, mettre en œuvre la langue de manière qu’elle conserve ou retrouve et développe un espace de jeu, de liberté, d’action, physiques, intellectuels ou spirituels ? Qu’elle exhibe, par contraste avec sa vie et son humanité, le refus passionné et suicidaire que leur oppose le dogme ?

La poétique du Dom Juan de Molière apporte une réponse proprement spectaculaire avec le texte qu’elle produit ; un texte, soit ce qui se définit moins par sa nature d’écrit ou par le ou les sens qu’il recèle que par le travail d’interprétation qu’il exige de son destinataire et l’absence de clôture rassurante qui en résulte. En ce sens, un texte empêche qu’on puisse en finir avec lui. Celui de Dom Juan fait de l’exercice de l’esprit critique une fête, et s’offre comme un mode et un modèle de pensée anti-dogmatique.

C’est dire que les commentaires sommaires, partiels, et par conséquent réducteurs sur lesquels s’appuie notre essai ne rendent pas justice au génie poétique de Molière, d’autant moins qu’ils ne concernent que trois brefs extraits de l’œuvre : le début, le milieu et la fin, avec les scènes 1 de l’acte I, 2 de l’acte III, 4, 5 et 6 de l’acte V. Encore importe-t-il à leur interprétation de rappeler brièvement le destin de cette grande œuvre.

 

Le destin significatif du Dom Juan de Molière

Il est significatif pour notre propos que le Dom Juan de Molière ait connu un destin tout à fait particulier et inséparable de celui d’un autre chef-d’œuvre, Tartuffe ou l’Imposteur.

En 1665, la comédie intitulée Dom Juan ou le festin de pierre revient au thème de l’immoralité religieuse, pour le dire vite, traité par Tartuffe dans ses deux premières versions – interdites – en prenant à contre-pied les critiques qu’elles ont subies. La représentation d’un dévot, même faux, sur scène fait scandale ? Qu’à cela ne tienne ! Molière représente un libertin, quoique peut-être pas plus vrai que le dévot était faux… Pour autant, que ce soit de bonne ou de mauvaise foi, on adresse au Dom Juan les mêmes critiques qu’au Tartuffe : on ne peut mettre en scène le Ciel et les choses sacrées pour en rire.

Or les destins de ces deux pièces contrastent étrangement. Alors que la troisième version de Tartuffe est enfin représentée en 1669 – et avec succès -, Dom Juan disparaît pendant presque deux siècles. Malgré le succès de la pièce, Molière en retranche des passages dès la deuxième représentation, puis la retire après la quinzième, alors qu’elle fait recette. Dom Juan n’est pas interdit : Molière retire la pièce et ne la reprendra jamais. Les attaques et les conseils plus ou moins amicaux reçus par le dramaturge peu enclin au fanatisme et au martyre l’ont très probablement conduit à se montrer prudent, mais aussi à prendre la mesure du caractère fondamentalement subversif de son œuvre, dont la portée outrepasse – et c’est tout l’objet de ces lignes – la critique de tel travers d’une religion ou de l’un de ses ministres, sincère ou non.

En 1677, quatre ans après la mort de Molière, Thomas Corneille, frère de Pierre, réécrit la pièce (originellement en prose) sous une forme versifiée et « adoucie », selon son mot, que joue la Comédie-Française jusqu’en 1841. Une version en alexandrins, soit dans le style élevé propre au grand genre classique, la tragédie, ou encore à ce qu’on appelle la « grande comédie », et en cinq actes, qui tente de hisser la comédie à la dignité de la tragédie, tels Tartuffe ou Le Misanthrope.

C’est dire que Dom Juan, comédie en cinq actes mais en prose, détone ; seules deux autres comédies de Molière correspondent à ce modèle : L’Avare et Le Bourgeois gentilhomme ; mais leur sujet est manifestement propre à la comédie. Est-ce bien le cas de celui de Dom Juan ? La pièce transgresse, quoique jamais de façon franche, les règles des genres dramatiques classiques. Cette absence de netteté à cet égard est symptomatique, déjà, de sa poétique anti-dogmatique.

L’irrégularité générique de Dom Juan, en effet, participe à l’indécision critique généralisée mise en œuvre par Molière dans sa pièce, en raison du genre rhétorique dont elle relève : l’éloge paradoxal.

 

La tirade du tabac : un éloge paradoxal

Les premières lignes de Dom Juan font l’objet de nombreux commentaires en raison de leur apparente incongruité. Il s’agit d’un éloge du tabac. Or, de l’aveu même de Sganarelle, valet de Dom Juan, qui le conclut par « Reprenons un peu notre discours », il constitue une digression.

Que vient faire, en effet, un éloge du tabac à l’initiale de cette pièce, lorsque le public est le plus attentif ? Il n’entretient aucun rapport, semble-t-il, avec la pièce, alors que l’exposition d’un drame classique est censée fournir au spectateur les informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue, mais aussi et surtout le code poétique qui régit l’œuvre qui commence.

Or c’est bien à cela que contribue cet éloge du tabac. D’une part, il suffit de substituer « théâtre » à « tabac » pour entendre un éloge du théâtre tout à fait cohérent, et reconnaître les caractéristiques du prologue de la tradition du théâtre populaire et comique du batelage et de la farce de tréteaux. D’autre part, et surtout, cet éloge ressortit au genre de l’éloge paradoxal. L’éloge et le blâme constituent deux formes de l’un des trois grands genres oratoires de l’Antiquité définis par la rhétorique : l’épidictique, dont relèvent les discours de type démonstratif, les déclamations, les discours pompeux, emphatiques, tenus dans des circonstances solennelles. La tirade de Sganarelle constitue un éloge : il y défend une thèse formulée de façon hyperbolique : « il n’est rien d’égal au tabac », commence-t-il, alors même que ce produit fait encore débat en 1665.

En accord avec les règles de l’éloge, Sganarelle appuie sa thèse sur des arguments : le tabac confère la dignité d’« honnête homme » à celui qui en consomme, et qu’expliquent les vertus qu’il possède, de natures médicale, intellectuelle, morale et sociale. Cela fait beaucoup, pour du tabac, même à cette époque ! Cela fait trop. Et l’excès, l’un des principaux signaux de l’ironie, révèle le registre comique de cet éloge qu’il est d’autant moins possible de prendre au sérieux qu’il est prononcé par un valet ; que ce valet n’hésite pas à opposer son opinion à la pensée d’« Aristote et [de] toute la philosophie » dont il ne sait rien, et à propos d’un produit dont le grand philosophe n’a jamais parlé, et pour cause… Cette tirade de Sganarelle appartient donc au genre de l’éloge paradoxal, très pratiqué par les Anciens, puis par les humanistes, ou encore, outre Molière, par Pascal dans ses Provinciales, puis encore au siècle des Lumières, notamment dans le célèbre texte de Montesquieu sur l’esclavage2.

En outre, l’éloge paradoxal peut avoir des buts satirique, didactique, polémique, ou simplement facétieux, entre autres. Il constitue donc à la fois une parodie de l’éloge sérieux et un paradoxe en raison soit du sujet qu’il loue contre toute évidence et contre toute logique, en un mot contre la doxa, soit des arguments paradoxaux auxquels il recourt à propos d’un sujet sérieux.

Les deux cas apparaissent dans Dom Juan qui compte nombre d’éloges paradoxaux, dits par Dom Juan : ceux de l’inconstance (I, 2) et de l’hypocrisie (V, 2) ; par Sganarelle : ceux de l’émétique (un purgatif) (III, 1), de l’ignorance (ibid.), ou de l’autorité paternelle (IV, 5) – dans ce dernier cas, il s’agit d’un blâme paradoxal, tout comme celui de l’honneur prononcé par Dom Carlos, frère d’Elvire, qui traque Dom Juan précisément pour préserver… l’honneur de sa famille.

Ainsi, la présence de l’éloge paradoxal du tabac en tête de Dom Juan initie le spectateur à un genre ironique fréquemment sollicité au cours de l’œuvre. Mais surtout elle signifie un trait déterminant de la poétique de la pièce, foncièrement ironique, et qui, à ce titre, avertit le spectateur qu’elle requiert une écoute, un regard, un mode interprétatif très particuliers. Parce que placé sous le signe de l’éloge paradoxal et de son ironie constitutive, l’ensemble de Dom Juan se voit annoncé comme fondamentalement équivoque : ce qui semble constituer un blâme peut aussi s’interpréter comme un éloge, et réciproquement ; il suffit de changer de perspective. En d’autres termes, Dom Juan, en accord avec son esthétique éminemment baroque, se présente comme une gigantesque anamorphose qui offre un spectacle dont le sens se modifie au gré des déplacements intellectuels du spectateur, de ses changements de point de vue.

La scène du Pauvre et le dénouement permettent d’en faire la démonstration et, par là même, de comprendre en quoi la pièce de Molière, esquivant toute interprétation univoque, s’avère une machine textuelle anti-dogmatique.

 

La scène du Pauvre : les critiques du dogme

La scène du Pauvre (III, 2), située dans l’acte central de Dom Juan, est l’une des plus célèbres de la littérature dramatique ; l’une des plus comiques aussi – encore que… ; l’une des plus scandaleuses enfin – mais peut-être pas pour les raisons que l’on croit et c’est ce qui intéresse précisément notre sujet. Il est significatif que la fin de la scène soit corrigée par Molière dès la deuxième représentation, puis supprimée complètement ; et qu’elle fasse encore les frais de la censure que subit, en 1682, la version originale imprimée de Dom Juan.

Que s’y passe-t-il donc ? Égarés, alors qu’ils fuient les deux frères d’Elvire, Dom Juan et Sganarelle demandent leur chemin à un pauvre ermite qui, les ayant renseignés, sollicite une aumône. Dom Juan répond d’abord par une critique sarcastique de la charité chrétienne, puis par une offre que le Pauvre refuse : un louis d’or pour un blasphème. Finalement, Dom Juan lui donne le louis d’or « pour l’amour de l’humanité ».

Laissons l’examen de ces deux visions antagonistes de la charité pour en venir aux questions que pose sur Dom Juan le marché qu’il offre au Pauvre, puis aux trois conceptions de la religion qu’il révèle.

Le marché que Dom Juan tente d’imposer au Pauvre et sa conclusion suffisent-ils à faire de Dom Juan un athée comme le veut l’interprétation la plus répandue ? Le blasphème, en effet, n’importe qu’à celui qui croit en l’existence de la divinité offensée. Mais alors, si Dom Juan est athée, pourquoi exiger du Pauvre un juron ? Cette contradiction se résout si l’on regarde toute l’attitude de Dom Juan comme une provocation, y compris et surtout au sens littéral du terme : Dom Juan appelle Dieu. Donner « pour l’amour de l’humanité » (et non pour l’amour de Dieu) peut s’entendre comme une provocation à l’égard des hommes, mais aussi de Dieu. De même, dans la scène précédente qui ouvre l’acte central et introduit dans la pièce le thème de la croyance, le credo que Dom Juan formule en réponse à une question de Sganarelle, pris à la lettre, paraît ne laisser aucun doute sur les convictions matérialistes de Dom Juan : « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit ». Cependant, la formulation caricaturale ne laisse-t-elle pas penser que Dom Juan provoque, là aussi, à plaisir, l’honnête et crédule Sganarelle ? En d’autres termes, ne peut-on reconnaître là, ainsi que dans la demande de juron, la voix ambiguë et comique de l’éloge paradoxal qui régit la poétique de la pièce ?

Il reste que, ce faisant, cette scène n’oppose pas deux conceptions ou pratiques de la religion, mais trois, voire quatre si l’on considère aussi un Dom Juan athée : celles de Dom Juan à celle du Pauvre ; et ces dernières à celle de Sganarelle.

Le Pauvre et Dom Juan incarnent deux rapports différents à la religion, respectivement inhumain ou d’inspiration divine, et aristocratique. Le Pauvre, croyant sincère et néanmoins affamé, « aime mieux mourir de faim », dit-il, « que comm[ettre] un tel péché », à savoir jurer comme le lui demande Dom Juan. Il est donc prêt à mourir au nom de Dieu : il est disposé au martyre. Il sacrifie sans hésiter sa vie d’homme à sa foi. Sa religion sacrifie l’humain au divin. Celle de Dom Juan – dans l’hypothèse où il n’est pas l’athée qu’on croit généralement et que lui-même, en tant que héros baroque, se plaît à jouer – résulte de la prétention aristocratique de ce dernier. En tant que gentilhomme qui ne respecte ni les lois humaines ni les lois divines, mais seulement la sienne, privée, personnelle, Dom Juan exige un rapport lui aussi privilégié avec Dieu ; sa grandeur le situe au niveau de la divinité. D’où le défi qu’il lance au Pauvre, à sa foi, où résonne l’appel qu’il adresse à Dieu.

Qu’elles soient de nature divine ou inhumaine, dans le cas du Pauvre, ou aristocratique ou héroïque dans celui de Dom Juan, Sganarelle ne souscrit à aucune de ces deux visions de la religion. Il refuse les positions extrêmes de l’un et de l’autre, qui, de façons différentes, reposent sur l’antagonisme de l’humain et du divin. Lui défend spontanément, naïvement, naturellement, une religion, certes, mais humaine, qui laisse une place à l’homme ; il ne prétend pas non plus pour autant égaler la créature au Créateur.

Sganarelle ne prononce que trois brèves répliques. Les deux dernières signifient son humanité. Sa deuxième réplique – « Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme : il ne croit qu’en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit » – explique au Pauvre les dernières paroles de Dom Juan : « Eh ! Prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres » ; elle vise à atténuer ce qu’elles peuvent avoir de blessant, sinon de scandaleux, pour un homme pieux qui se propose de prier « pour la prospérité des gens de bien », dit le Pauvre – formule au demeurant ambiguë, et grosse d’ironie. Sganarelle s’oppose ainsi avec sincérité à la pensée apparemment libertine de Dom Juan ; quoique naïvement, il exprime là une position idéologique.

De même dans sa troisième et dernière intervention. Au Pauvre, qui ne se résout pas à se soumettre à l’exigence scandaleuse de Dom Juan pour recevoir de quoi s’alimenter, Sganarelle n’hésite pas à souffler le conseil suivant : « Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal. » En minimisant le juron demandé et ses conséquences, comme s’il n’y avait « pas de mal » à jurer, pourvu que ce ne soit qu’« un peu », Sganarelle encourage le Pauvre à recevoir le louis et à ne pas se laisser mourir d’inanition ; là encore, il n’agit qu’avec la volonté de le secourir.

Or, en dénonçant implicitement les positions extrêmes du Pauvre comme de Dom Juan, Sganarelle exerce une fonction critique, quoique sur un mode comique, et non sans adopter une position bien plus scandaleuse encore que les deux autres pour l’opinion, la doxa ou le dogme chrétiens. Sganarelle, inaccessible à l’intransigeance spirituelle du Pauvre, ne se rend pas compte que ce qu’il lui conseille ne peut que le heurter bien davantage encore que ce que lui demande Dom Juan. Il ne voit pas la contradiction entre inciter un ermite qui consacre sa vie à Dieu à « jurer », même « un peu », et affirmer qu’« il n’y a pas de mal » à cela.

Les deux dernières répliques de Sganarelle renvoient donc dos à dos Dom Juan et le Pauvre. Elles le montrent seul à se soucier en la personne du Pauvre plus d’un être humain que d’un dieu ou d’un dogme. Le bien des hommes détermine son action. Ainsi, paradoxalement, c’est parce que Sganarelle pratique une croyance empreinte d’humanité qu’il s’avère être le personnage le plus subversif des trois ! Lui seul se soustrait, « un peu », au dogme, lequel reste la référence absolue tant du Pauvre qui est prêt à lui sacrifier sa vie que de Dom Juan qui entend le dominer.

Le scandale de cette scène pour l’opinion dominante chrétienne ne vient pas, bien sûr, des dispositions au martyre édifiantes du Pauvre ; il vient davantage, en revanche, de l’attitude de Dom Juan, qu’elle traduise son éventuel athéisme ou une provocation, blasphématoire en tant que telle, de Dieu. Mais il vient surtout du blasphème que constitue l’attitude de Sganarelle : en invitant à humaniser une certaine religion, il relativise le dogme, ce qui revient à le détruire. Ce faisant, il remet en question les limites et les relations de l’homme, de la religion et de Dieu, et exerce de la sorte une critique, au sens propre du terme, de la religion et du dogme en tant que tel sur quoi elle repose, critique que le siècle des Lumières va poursuivre.

Cela ne pouvait guère agréer aux dévots, vrais ou faux, ni à tout religieux notamment rigoriste, extrémiste, fanatique. C’est sans doute ce qui explique que ce rôle critique soit prudemment réservé à Sganarelle et reste généralement ignoré, et que Dom Juan soit rendu seul responsable du caractère scandaleux de cette scène : Dom Juan est un gentilhomme, Sganarelle, un valet. À tout seigneur tout honneur ! Comment prendre au sérieux un tel coup porté à la religion par un valet qui de surcroît – la scène précédente l’apprend à propos au spectateur – déclare hautement qu’« il n’y a rien de plus vrai que le Moine-Bourru, et [qu’il se] ferai[t] pendre pour celui-là ? » Le martyre, oui – mais pour le Moine-Bourru !

Ainsi, Molière confronte non sans ironie la position des trois personnages en entretenant non seulement une incertitude sur ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, et dans quel but, mais aussi en exploitant les conventions dramatiques classiques relatives aux personnages et à leur statut social.

 

Le dénouement : de quelle pièce ?

Le dénouement (V, 4, 5 et 6) de Dom Juan ne vient pas davantage rassurer le spectateur sur son sens. Il ne met pas un terme au travail d’interprétation de l’action mais au contraire œuvre à le stimuler. Lue comme une succession d’avertissements divins donnés à Dom Juan qui ne les écoute pas et qui conduisent à sa fin, la pièce semble résumée par les trois scènes finales : les scènes 4 et 5 comportent les ultimes avertissements adressés au héros, la scène 6, le châtiment. Or l’écriture de Molière y entrelace des qualités poétiques qui ressortissent à des genres dramatiques distincts, produisant un texte pour le moins équivoque qui soustrait le drame à toute récupération dogmatique.

Le dénouement de Dom Juan possède certaines qualités caractéristiques de la tragédie. La fatalité se manifeste avec l’annonce de la mort de Dom Juan par Sganarelle (V, 4) : « je crois que le Ciel […] ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur. » Le « Ciel » évoque la présence de la transcendance divine au châtiment de laquelle Dom Juan s’expose, comme tout héros tragique. De ce dernier, Dom Juan vit la crise, c’est-à-dire un conflit entre deux systèmes de pensée ou de valeurs qui détermine toute tragédie, et que résout généralement la mort du héros. Le dénouement de la pièce peut se lire, en effet, comme le combat de la liberté aristocratique de Dom Juan avec ce qui la limite ; ou encore du mouvement constitutif de l’être baroque de Dom Juan que manifeste son inconstance scandaleuse avec la constance, la permanence, l’éternité personnifiées par le Commandeur pétrifié dont la statue arrête, physiquement, Dom Juan. À celui-ci, qui vient de commander à Sganarelle (fin de la scène 5) de le « sui[vre] » (de suivre le mouvement, son mouvement), la statue (tout début de la scène 6) ordonne littéralement d’« arrête[r] ».

Or, comme le montre le dénouement qui s’ensuit, cet arrêt constitue pour Dom Juan un arrêt de mort auquel il ne se dérobe pas. Dom Juan, héros tragique, ne renonce pas à sa liberté, c’est-à-dire à l’affirmation de son être devant la divinité, même au prix de sa vie. Non seulement il ne se soumet pas aux injonctions du Ciel, comme l’indique dans la scène 5 la répétition du « non », mais il accepte, par son « oui », dans la scène 6, l’arrêt du destin, la peine de son insoumission et de sa liberté : la damnation – si, toutefois, c’est bien de cela qu’il s’agit…

Dom Juan fait preuve d’une attitude proprement héroïque, susceptible d’émouvoir le spectateur. C’est pourquoi ce dénouement provoque les sentiments proprement tragiques : la terreur, produite par le châtiment promis et l’apparente souffrance du héros, et la pitié pour un homme dont le courage lui vaut un tel supplice.

Pourtant, ce registre tragique et l’héroïsme du héros face à la fatalité n’interdisent pas de voir un dénouement autre que tragique. Il n’est pas sûr, en effet, que le public chrétien de Molière conçoive de la pitié pour Dom Juan, malgré la terreur – ou une certaine admiration – qu’inspire son destin. Dans cette hypothèse, Dom Juan se lit comme une pièce édifiante, qui vise à convertir le libertin ou à conforter le croyant dans sa foi, voire à l’y ramener. De plus, ce dénouement remplit cette tâche de deux façons, qui contribuent à expliquer le fonctionnement de l’écriture anti-dogmatique de la pièce.

La première consiste à terroriser le spectateur en lui représentant la fin horrible que réserve un Dieu tout-puissant – présent par le merveilleux – à l’homme endurci dans le péché que montrent les scènes 4 et 5 et qu’évoque Sganarelle dans sa dernière réplique. Mais le châtiment subi par Dom Juan peut aussi s’avérer édifiant en vertu d’une interprétation toute contraire à celle-ci.

Ce même texte, en effet, supporte une autre écoute susceptible de conduire à l’admiration envers Dom Juan… pour sa foi. La terreur demeure : mais il s’agit alors d’une terreur sacrée, produite par les manifestations divines miraculeuses, et par ce qu’un homme, Dom Juan, est capable d’endurer pour rencontrer Dieu. Il s’inscrirait ainsi dans ce mouvement spirituel mystique qui se constitue en tant que tel un siècle plus tôt avec les expériences et les écrits de sainte Thérèse d’Avila ou de saint Jean de la Croix, et dont le développement est étroitement lié à celui de l’esthétique baroque dont relève la pièce de Molière.

De fait, ce qui devrait étonner dans ces dernières scènes, ce sont moins les « non » proférés par Dom Juan et son épée brandie à la face du porte-parole divin, que le « oui » qu’il lui lance et la main qu’il lui tend. Molière prend soin de ne ménager aucune transition entre ces mots et ces gestes parfaitement symétriques, si bien que le passage littéralement renversant des uns aux autres ne devrait pouvoir que frapper de stupeur le spectateur et l’engager à reconsidérer le sens du spectacle auquel il assiste. Ainsi, au « non » clamé à deux reprises et sous une forme toujours redoublée, succède un « oui », simple et unique : comme s’il était inutile de le répéter, comme s’il allait de soi. Ce « oui » surgit dès que la statue s’adresse enfin à Dom Juan. Il s’accompagne de la main tendue en laquelle s’est métamorphosée l’épée. Dans les deux cas, renversement total de sens, littéral, du moins : au refus agressif succèdent instantanément le consentement, l’approbation ; au rejet, l’accueil, qui détermine la possibilité de l’expérience mystique. Les « non » disaient « oui » ; l’épée était une main tendue, laissant reconnaître la « coïncidence des contraires » mystique qui, déjouant la logique humaine, entrouvre l’être à la réalité divine. Tout se passe donc comme si les provocations multipliées par Dom Juan et son absence obstinée de repentir n’avaient jamais eu d’autre fin que la rencontre avec Dieu.

Dom Juan en décrit les effets : « Ô Ciel ! Que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah! » Certes, cela peut s’entendre comme le cri du damné rôtissant dans les flammes de l’enfer. Mais aussi comme un cri de jouissance. Y résonne, en effet, l’écho des discours des mystiques tâchant de dire l’extase au cours de laquelle ils savourent ce qu’ils nomment la « brûlure de Dieu ». De fait, ce qui « brûle » Dom Juan est un « feu invisible », autrement dit spirituel ; aussi le héros ne fait-il plus qu’un avec l’esprit divin : « Tout mon corps devient un brasier ardent » ; et cette image du « brasier ardent » rappelle celle du « buisson ardent » qui, dans l’Exode, brûle sans jamais se consumer devant Moïse interpellé par cette manifestation miraculeuse de Dieu, et la rappelle d’autant plus que Moïse répond : « Me voici », soit d’une façon aussi simple et immédiate que le fait Dom Juan à la statue qui lui réclame la main : « la voilà. »

Ainsi, Dom Juan serait édifiant peut-être en tant que pécheur effroyablement puni, mais aussi en tant que mystique qui donne sa vie – son âme ? – pour fondre son être dans l’Être. Aucune interprétation ne s’impose, comme c’est la règle, elle-même paradoxale, dans Dom Juan, d’autant moins que ces scènes qui pourraient conclure une pièce tragique ou édifiante achèvent une comédie.

La présence d’un valet et la possibilité de donner une explication rationnelle à ce qui semble surnaturel soutiennent une lecture comique du dénouement. Conventionnellement, au XVIIe siècle encore, le valet est un personnage de farce ou de comédie. La médecine, Dieu et le Moine-Bourru font tous trois l’objet de la croyance de Sganarelle, qui confond foi et superstition. Sa sottise se manifeste ici encore lorsqu’il prétend reconnaître le spectre, entité immatérielle, à son « marcher » – faisant par là une référence burlesque au vers de L’Enéide selon lequel « la déesse se reconnaît à son pas ». C’est lui aussi qui apporte une conclusion apparemment (car littéralement) triviale en s’exclamant : « Mes gages ! »

Le surnaturel n’est pas étranger à un drame édifiant. Mais, réduit à une mystification, il a toute sa place dans une pièce comique. Ainsi, la statue animée du Commandeur a parfois été représentée comme l’œuvre des frères d’Elvire, destinée à effrayer Dom Juan. Et le « spectre, en femme voilée » qu’indiquent les didascalies, dont Dom Juan « croi[t] reconnaître [la] voix », peut encore plus facilement être identifié à une Elvire qui ne renoncerait pas à ramener son époux dans le droit chemin. Elle serait toute désignée pour représenter les victimes de Dom Juan, en incarner la faute qui appelle son repentir immédiat.

Il reste que la nature comique, tragique ou édifiante de ce dénouement demeure relative, et rend impossible l’inscription de la pièce dans un genre unique qui en imposerait l’interprétation et le sens.

L’exclamation finale, par la trivialité de son thème et le type de personnage qui la prononce, relève du comique et ne peut en aucun cas appartenir à une tragédie.

L’œuvre à l’origine du mythe de Don Juan est Le Trompeur de Séville et le convive de pierre, écrite en 1630 par un moine, Tirso de Molina, en plein Siècle d’Or espagnol. Explicitement édifiante, elle permet de constater que, si le Dom Juan de Molière possède un caractère édifiant, d’une part il ne repose pas sur la même interprétation de l’expérience du héros que chez Molina, et d’autre part il ne peut s’y réduire.

Quant à la comédie que serait Dom Juan et que Molière annonce comme telle, son dénouement, entre autres, l’en distingue. La mystification peut rationaliser l’animation de la statue du Commandeur et du spectre, plus difficilement la métamorphose de ce dernier en allégorie du temps : on quitte le domaine du comique. La comédie est relativisée par les traits tragiques et édifiants qui marquent le texte, certes, mais aussi par les dérogations aux règles classiques du genre que la pièce comporte. Celles-ci veulent-elles que la scène finale d’une comédie en réunisse tous les personnages ? Sganarelle reste seul. Que la fin soit heureuse ? Dom Juan meurt, et Sganarelle se dit lui-même malheureux.

Il n’en va pas de même dans le Don Giovanni de Mozart et Da Ponte, qui se clôt dans l’allégresse générale et à la satisfaction morale, sinon religieuse, de tous ; et la musique ne laisse aucun doute à cet égard : c’est bien un dramma giocoso – un « drame joyeux », une comédie, qui prend fin ! Le ton du dénouement moliéresque en est loin, en dépit de la trivialité et du cynisme possibles de l’exclamation finale de Sganarelle.

Le dénouement s’avère ainsi conforme aux propriétés que la pièce présente depuis la tirade du tabac : équivoque, voire ambigu, paradoxal, insaisissable ; aucun sens ne peut être arrêté, établi, affirmé de façon exclusive.

 

Dogme et totalitarisme

Le Dom Juan de Molière a passé deux siècles au purgatoire, si l’on peut dire. Ses aspects blasphématoires ponctuels ne suffisent pas à l’expliquer, d’autant moins que les plus évidents ne sont pas toujours les plus violents, voyez la scène du Pauvre, ni les plus sûrs, voyez les scènes finales. À moins que ne réside dans ces ambiguïtés, précisément, le « blasphème » fondamental aux yeux des tenants du dogme religieux, moral, poétique ou autres : blasphème, car la pièce se composerait d’un texte qui sollicite un exercice incessant de l’interprétation sans permettre jamais d’y mettre un terme, d’aboutir à quelque fin mot, à sa vérité – qui le ferait taire définitivement et les hommes auxquels il s’adresse avec lui ; blasphème, car l’œuvre de Molière, en d’autres termes, obligerait le spectateur et le lecteur à faire l’épreuve de leur liberté et de leur raison, les transformerait en « libertins » : ferait d’eux des… Dom Juan !

En cela, cette comédie baroque procède à une critique en action et radicale du discours dogmatique. Celui-ci, en effet, impose un mode de lecture caractéristique du fondamentalisme, lui-même au service d’une perspective de nature intégriste, tous deux incompatibles avec une œuvre comme Dom Juan.

Né chez des chrétiens américains d’origine protestante au début du siècle dernier, le fondamentalisme réduit la Bible à un sens exclusivement littéral, le seul digne de foi. Dom Juan, immense éloge paradoxal, est écrit de manière que, précisément, rien ne puisse y être pris à la lettre : le lecteur qui le veut bien doit faire usage de sa raison et de sa réflexion, exercer de la sorte un esprit critique libérateur, et découvrir de surcroît que le « sens littéral » d’un texte n’existe pas puisque ce qui porte ce nom résulte aussi et nécessairement d’une interprétation du texte.

À l’origine, l’intégrisme désigne le refus d’une partie des catholiques, cette fois, d’adapter une doctrine au monde contemporain au nom de la tradition dont ils se réclament, afin d’en maintenir l’intégrité. Le conseil donné au Pauvre par Sganarelle, « Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal », montre au contraire qu’il lui semble tout naturel de tenir compte des circonstances dans la façon d’observer une règle religieuse.

Par leur déni de l’histoire, fondamentalisme et intégrisme s’articulent logiquement. Le premier soutient le second : faire de la matérialité de la lettre la gardienne du sens revient à figer, pétrifier, statufier – on pense au Commandeur – la doctrine en dogme.

C’est pourquoi la poétique mise en œuvre dans Dom Juan ne déconstruit pas seulement le discours religieux dogmatique, mais le fonctionnement du dogme en général.

Le petit Livre rouge a été pour le maoïsme ce que la Bible reste pour les chrétiens ; la parole sacralisée qu’il contenait conférait à son auteur un statut divin. Dans un autre domaine, Steve Jobs, comme le proclament les témoignages de ses adorateurs, tel un dieu, a créé un nouveau monde, un nouvel homme, une nouvelle vie. Ces hommes, comme d’autres, font l’objet d’une mythification sur laquelle s’appuie le dogme. Hitler justifiait, en dernier ressort, toute son action par la nécessité indiscutable de revenir à la Nature, dont la loi devait déterminer l’organisation sociale, la vie et la mort des hommes ; le libéralisme, lui, présente l’économie tel un être naturel, vivant, doué d’une vie propre, qui, en tant que tel, ne se discute pas plus ni ne se refuse que les saisons, et se doit d’être accepté, développé, célébré par les hommes et les sociétés auxquels il s’impose. Ces fictions, ces mythes, ces dogmes qui, en dehors du domaine religieux, ne disent jamais leur nom, sont propagés par les médias et les politiques qui en tirent profit au sens le plus trivial du terme, et qui feignent de leur prêter une pertinence, une cohérence, et une raison renvoyant au bon sens de comptoir plus qu’à celui de Descartes, et que les faits démentent inlassablement.

Remarquons que ces quelques traits constitutifs du dogme – mythification, indifférence au réel, propagande – font partie de l’arsenal élémentaire de tout régime totalitaire. Cela se vérifie aisément à la lecture des ouvrages classiques d’Hannah Arendt sur le totalitarisme hitlérien et stalinien3, ou des écrits du regretté Simon Leys sur la Chine maoïste4 qui marquent leur lecteur par la rigueur de l’analyse et de l’interprétation dues à une intelligence hors du commun et à une écriture digne des plus grands prosateurs et satiristes.

La langue philosophique et littéraire, en effet, qui exerce et nourrit la pensée sans laquelle il n’y a pas d’action humainement constructive, reste l’une des armes les plus efficaces de la lutte contre ce dogmatisme dont aucun totalitarisme ne s’est jamais passé. Eu égard à l’actualité tant nationale qu’internationale, il serait souhaitable et urgent que, entre beaucoup d’autres, concepteurs et rédacteurs des prochains programmes scolaires s’en souviennent.

© Thierry Bunel et Mezetulle, 2016.

  1. Agrégé et docteur ès lettres, Thierry Bunel enseigne au lycée La Fontaine de Paris. []
  2. Esprit des lois, XV, 5. []
  3. Les Origines du totalitarisme : le système totalitaire, Seuil-Points, 2002 – 1re éd. 1951 ; La Nature du totalitarisme, Payot, 1990. []
  4. Essais sur la Chine, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1998. En particulier, dans cet ouvrage : « Universités » et « Bâtons rompus » dans Ombres chinoises ; Images brisées ; Préface à Emile Guikovaty, Mao, réalités d’une légende ; Préface à Yao Ming-le, Enquête sur la mort de Lin Biao ; « Politique », dans La Forêt en feu ; L’Humeur, l’honneur, l’horreur. []

Scènes de nuit au théâtre et à l’opéra

Que faut-il entendre par « scène de nuit »? De telles scènes permettent-elles d’opposer théâtre parlé et opéra ? On distingue trois espèces de nuits :

  • La nuit quotidienne, en relation à la question de l’unité de temps. La tragédie parlée ne l’exclut pas, mais une scène qui se déroule la nuit est-elle pour autant une scène de nuit ?
  • La nuit spectaculaire, en relation à la modalité de la représentation. Fréquente à l’opéra où elle accueille fêtes, incendies, éclipses, lieux infernaux, elle est aussi une condition fondamentale de visibilité du théâtre.
  • La nuit absolue dont les deux aspects (cosmologique et moral) réunissent et opposent à la fois théâtre parlé et théâtre lyrique. L’opéra la met en scène dans une cosmologie merveilleuse qui n’est pas toujours frivole. Mais, à la tragédie parlée, la nuit morale de la noirceur des âmes est éclairée a giorno d’une lumière insoutenable.

Article publié sous le titre « Nuit quotidienne, nuit spectaculaire, nuit absolue. Quelques réflexions sur le théâtre héroïque français (parlé et lyrique) de l’âge classique » dans le n° 4 de la revue en ligne Arrêt sur scène / Scene Focus, consacré aux Scènes de nuit.

Lire l’article (téléchargeable) sur son site d’origine.

Classicisme et violence

Du désinvestissement à l’authenticité

Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle en France, un changement esthétique se produit qui va des « passions » au « sentiment ». Cette étude1 s’intéresse plus particulièrement au régime des émotions produites par la fiction littéraire, en s’attardant sur l’exemple de la violence : on passe du régime du désinvestissement à celui de l’authenticité. La modification, au-delà de son enjeu esthétique, engage aussi une morale et une conception de l’humanité. La disqualification du désinvestissement et sa reconversion en authenticité signent l’avènement d’une esthétique du proche qui, paradoxalement, a pour effet un déni de reconnaissance : en art comme ailleurs, le culte de la proximité peut nous rendre étrangers à l’humanité.

Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle en France, un changement esthétique se produit, qui est bien connu ; la place de la musique y est décisive : le livre déjà ancien de Louis Striffling2 et de nos jours la magistrale étude de Jean Mongrédien3 en ont étudié le mouvement. S’agissant des passions et de leur représentation ou de leur traitement par les arts, on assiste à un changement de régime – la notion moderne du « sentiment » en résulte. Mais ce résultat – dont la version vulgaire déferle aujourd’hui sous la forme de l’exaltation de la vie passionnée dans laquelle chacun est invité à « s’éclater », de préférence un casque stéréo sur les oreilles – ce résultat qui a connu ses formes élevées et travaillées est en même temps une occultation, un opérateur d’opacité et de refoulement. C’est au retour de ce refoulé que je souhaite contribuer.

Je soutiendrai qu’on passe du régime du désinvestissement à celui de l’authenticité. Le statut de l’art en général est remanié, principalement à travers celui de la fiction. À travers le type d’engagement des passions apparaît une pensée du rapport entre l’œuvre, l’artiste et le public. La façon dont ce rapport est installé, la façon dont est produit et situé l’effet esthétique, révèlent aussi une façon de penser le rapport entre les hommes, une conception de l’humanité. La disqualification du désinvestissement et sa reconversion en authenticité signent l’avènement d’une esthétique du proche qui, paradoxalement, a pour effet un déni de reconnaissance : en art comme ailleurs, le culte de la proximité peut nous rendre étrangers à l’humanité.

Batteux vs Schlegel : un débat d’un autre âge ?

Pour mesurer la différence entre l’engagement par désinvestissement et l’engagement par authenticité, je commencerai par rappeler un débat apparemment anecdotique et désuet. Il oppose au milieu du XVIIIe siècle deux théoriciens mineurs – ce qui le rend d’autant plus symptomatique – l’abbé Charles Batteux et l’un de ses premiers traducteurs allemands Johann Adolf Schlegel4, le père des deux célèbres frères Schlegel. Le débat a été rendu fameux de nos jours par le commentaire qu’en a donné Gérard Genette dans son Introduction à l’architexte5.

Quel est l’objet du débat ? Batteux, théoricien du classicisme, ramène l’ensemble des beaux-arts au principe de l’imitation de la nature, en précisant bien qu’il s’agit, non pas d’une esthétique réaliste qui se donnerait des modèles préexistants à reproduire, mais d’une esthétique du choix et de la constitution d’un modèle idéal, en quelque sorte d’un modèle perdu que l’art a pour objet de retrouver, de reconstituer en allant au-delà du réel observable pour remonter à une vérité essentielle : c’est ce qu’on appelle « la belle nature ».

Privilégiant, conformément à la hiérarchie classique, la poésie dramatique, il donne notamment l’exemple des personnages de Molière : ce sont des archétypes, comme on n’en rencontre jamais dans la vie ordinaire, mais qui révèlent la vérité enfouie sous le masque atténuateur de l’ordinaire observable. Leur vraisemblance n’est pas qu’ils pourraient être vrais, mais au contraire, c’est parce qu’ils ne sont pas « pour de vrai » qu’ils sont hautement vraisemblables.

Ajoutons encore que le processus par lequel l’artiste remonte à la « belle nature » n’est nullement un processus de simple transposition par esthétisation, ni de généralisation de la réalité. C’est un processus qui s’apparente à ceux de la science : il s’agit, non pas de composer une image de type « portrait robot », mais d’analyser les choses, de les dissoudre pour en isoler les « traits » pertinents, analogiquement à ce que sont les paramètres du scientifique. Ce point, qui n’est pas très développé par Batteux mais qui apparaît bien dès qu’on s’intéresse d’un peu près aux œuvres classiques elles-mêmes, doit retenir toute notre attention car il suppose comme moment décisif une opération non pas de collection, mais de dissolution et d’analyse6. Comme la science (mais par d’autres moyens, sur d’autres objets et en vue d’autres effets), l’art fait voler la réalité en éclats. Nous le verrons un peu plus loin sur l’exemple du théâtre, mais pensons à celui de la musique : la position de l’harmonie classique soutient que le son musical révèle l’audible en vertu de ce qui ne s’entend pas ordinairement, ou de ce qui est « sous-entendu », à savoir en l’occurrence la décomposition du son en ses harmoniques naturels, décomposition fondatrice du système tonal.

Revenons au débat littéraire et à Batteux. Toute cette élaboration prend place dans une perspective systématique de classification des beaux-arts selon un schéma poétique hérité d’Aristote et repensé par le classicisme7 : c’est aussi une théorie des genres, sur laquelle règne le principe de l’imitation. Mais au sein de cet ensemble, un genre poétique pose problème : c’est la poésie lyrique. Comment l’insérer dans le système, alors qu’elle semble échapper au principe de l’imitation ? N’arrive-t-il pas en effet que le poète lyrique chante des états émotifs qu’il éprouve lui-même réellement, sans les soumettre au parcours complexe d’une dissolution-reconstitution ? En d’autres termes, les passions chantées n’échappent-elles pas dans ce cas au désinvestissement (dissolution, mise à distance, opération effectuée par la poésie dramatique) en restant soumises au régime d’authenticité, et n’est-ce pas ce régime d’authenticité qui leur donne toute leur force ? Voilà, en peu de mots, le problème soulevé par Schlegel, qui s’appuie sur ce régime d’authenticité pour récuser la prétendue universalité du principe de l’imitation, objection dont Batteux mesure toute la portée et à laquelle il s’efforce de répondre :

« M. Schlegel ne peut comprendre comment l’ode ou la poésie lyrique peut se rappeler au principe universel de l’imitation. C’est sa grande objection. Il veut qu’en une infinité de cas, le poète chante ses sentiments réels, plutôt que des sentiments imités. Cela se peut : j’en conviens, même dans ce chapitre qu’il attaque. Je n’avais à y prouver que deux choses : la première, que les sentiments peuvent être feints comme les actions : qu’étant partie de la nature, ils peuvent être imités comme le reste. Je crois que M. Schlegel conviendra que cela est vrai. La seconde, que tous les sentiments exprimés dans le lyrique, feints ou vrais, devaient être fournis aux règles de l’imitation poétique, c’est-à-dire, qu’ils devaient être vraisemblablement choisis, soutenus, aussi parfaits qu’ils peuvent l’être en leur genre, et enfin rendus avec toutes les grâces et toute la force de l’expression poétique. C’est le sens du principe de l’imitation, c’en est l’esprit. On a dit et répété vingt fois que la vérité pouvait être employée quand elle était aussi belle et aussi piquante que la fiction : il ne s’agit que de la trouver avec ces qualités. » [note de 1764, page 317 de l’édition de 1775, p. 222 éd. Mantion 1989]

Et l’argumentation de Schlegel peut même s’autoriser d’une lecture scrupuleuse de La Poétique d’Aristote, où la poésie lyrique n’est pas traitée. Cela n’arrête pas Batteux, qui plaide pour une lecture « adaptée » et plus souple du maître :

« Aristote l’a dit lui-même : l’épopée, la tragédie, la comédie, le dithyrambe, la musique qui emploie la flûte et la lyre, conviennent, en ce qu’elles sont des imitations. Or, rien ne répond mieux à notre poésie lyrique que le dithyrambe des Grecs. » [note de 1764, page 322 de l’édition de 1775]

S’appuyant sur l’analyse des notes que je viens de citer, que Batteux ajoute au chapitre XII8 de la IIIe partie section I des Beaux-arts, Gérard Genette conclut que l’effort désespéré de Batteux pour maintenir le principe de l’imitation sonne le glas de l’esthétique classique, dont l’essoufflement s’inscrit ici, symptomatiquement, dans un déplacement infime ouvrant une fissure qui va devenir une fracture irréversible :

« Comme on le voit, la rupture essentielle s’exerce ici dans un infime déplacement d’équilibre : Batteux et Schlegel s’accordent manifestement (et de toute nécessité) pour reconnaître que les « sentiments » exprimés dans un poème lyrique peuvent être feints ou authentiques ; pour Batteux, il suffit que ces sentiments puissent être feints pour que l’ensemble du genre lyrique reste toujours soumis au principe d’imitation […] ; pour Schlegel, il suffit qu’ils puissent être authentiques pour que l’ensemble du genre lyrique échappe à ce principe, qui perd donc aussitôt son rôle de « principe unique ». Ainsi bascule toute une poétique, et toute une esthétique9 . »

Oui, c’est bien un basculement, mais on aurait tort de le réduire à l’opposition entre une esthétique de la fiction et une esthétique de la réalité : l’enjeu n’est pas tant dans l’opposition entre fiction et non-fiction que dans le statut de l’effet de vérité que l’une et l’autre des positions se donnent pour finalité, à travers le mode d’engagement ou d’investissement non seulement de l’auteur, mais aussi du lecteur, de l’auditeur, du spectateur.

Si on analyse d’un peu plus près les réponses de Batteux, on constate que celles-ci ne consistent pas seulement à maintenir coûte que coûte le primat de la fiction pour sauver le principe de l’imitation, mais aussi et surtout à soulever la question de la modalité de la vérité dans l’effet esthétique. Il faut alors, non pas s’en tenir aux notes du chapitre XII de la 1re section de la IIIe partie des Beaux arts réduits à un même principe (chapitre consacré à la poésie lyrique), mais remonter au chapitre V de la Ire partie, où Batteux a déjà abordé dans une note son différend avec Schlegel :

« Voici en peu de mots le raisonnement de M.S. L’imitation de la nature n’est pas le principe unique en fait de poésie si la nature même peut être sans imitation l’objet de la poésie. Or la nature, etc., donc…
On lui répond, que la seconde proposition de son raisonnement est vraie de toute vérité, mais qu’on la trouve enseignée partout dans l’ouvrage dont il s’agit et principalement dans les chapitres 2 et 3 de la première partie10.
C’est donc dans la première proposition qu’il y a quelque équivoque ou quelque malentendu. Il ne s’agit d’un bout à l’autre dans le livre attaqué par M.Schlegel que de la nature choisie et embellie autant qu’elle peut l’être par le génie et par le goût. On tâche d’y prouver partout que dans la poésie comme ailleurs il faut rendre le beau et le bon en suivant la nature, hors de laquelle il n’y a rien de bien. Fallait-il faire deux principes, l’un pour la nature parfaite rendue sans art, et sans choix, lorsque par hasard elle n’en a pas besoin ; l’autre pour la nature rendue avec art et choix, parce qu’elle ne se présente presque jamais sans défaut à l’artiste qui veut la rendre ? C’eût été s’embarrasser d’une métaphysique trop subtile, et peut-être déplacée. Dans tous les genres de poésie, peignez la simple vérité, si elle est assez belle et assez riche pour les arts, sinon, choisissez ses plus beaux traits : voilà l’abrégé des règles. »

Ce texte, malgré son ton professoral, rappelle les propos fiévreux échangés plus d’un siècle auparavant lors de la Querelle du Cid, où il avait été reproché à Corneille de mettre en scène une histoire vraie, mais invraisemblable11, impropre à la poésie par son caractère trop anecdotique.

Pour Batteux, l’effet de vérité produit par l’œuvre d’art n’est jamais, du point de vue de son essence, l’objet d’une rencontre particulière, empirique, mais il est toujours le fruit de l’élaboration d’un objet non existant par essence, même si celui-ci peut exister par accident : l’art imite la nature, mais cette imitation imite quelque chose qui ne lui préexiste pas. En quelque sorte, l’art invente la nature qu’il imite et il en constitue la vérité ; rien de paradoxal dans cette position, comparable, mutatis mutandis, à celle de la science classique. Certes il peut arriver qu’un tel objet se présente dans notre expérience observable, mais alors ce n’est que par hasard. Reprenons l’exemple du Misanthrope ou de l’Avare : on peut certes supposer qu’ils existent empiriquement, mais c’est comme si Galilée avait rencontré la loi de la chute des corps « en chair et en os » avant de la constituer et de l’inventer véritablement… Ces personnages ne tirent pas leur vérité de cette rencontre, en elle-même hasardeuse, mais du fait qu’ils excèdent toute rencontre empirique possible : c’est de cette manière qu’ils sont vrais, que les œuvres d’art en général sont vraies. Du reste, même présents dans notre expérience ordinaire, ils supposent un jugement qui les reconnaîtra comme exemplaires : ainsi le détour fictif est au principe de la vérité esthétique.

Donc l’authenticité, l’investissement direct des sentiments chantés par le poète lyrique peuvent bien sûr atteindre la même valeur d’essentialisation et de perfection que les sentiments fictifs, mais ils ne tirent leur pouvoir, leur charme, leur beauté, que de ce rapport qui réside essentiellement dans une opération de déplacement, d’éloignement, de reconstitution d’un modèle absent. Ce n’est qu’anecdotiquement que ce rapport peut se présenter sous forme naïve et spontanée dans la réalité. Autrement dit, pour donner toute sa force à son œuvre, le poète lyrique ne doit pas se contenter d’esthétiser les sentiments qu’il éprouve peut-être réellement, il doit leur donner toute la vertu de la fiction pour qu’ils puissent atteindre l’ordre de la vérité, qui est universel12.

Le travail esthétique produisant cet effet de vérité – sur lequel les protagonistes sont d’accord – n’est donc pas pensé de la même manière et il n’a pas le même point d’appui : le moment d’autorité fondateur de l’effet de vérité se déplace. C’est ici, me semble-t-il, que se produit le « basculement » philosophique et moral dont G. Genette souligne l’aspect morphologique.

Dans une esthétique de l’authenticité, la force de vérité qui s’exerce sur le lecteur (l’auditeur, le spectateur), a pour fondement un engagement en référence à la réalité observable : l’art me touche parce qu’il me parle du réel, réel qui peut être esthétisé, magnifié, transposé ; mais c’est ce réel que je reconnais finalement, il n’est pas désavoué.

Dans une esthétique du désinvestissement comme l’esthétique classique, le schéma est inverse. La force de vérité est fondée sur la dissolution d’une réalité toujours par principe fade, anecdotique, mièvre, ordinaire ; et c’est sur cette dissolution initiale que peut s’édifier l’objet esthétique. Il en résulte un paradoxe s’agissant de ce qu’il est convenu d’appeler l’identification du spectateur ou du lecteur : si je me reconnais dans une œuvre, si je suis moi-même atteint par un affect, ce n’est pas en vertu d’un processus de ressemblance, c’est parce que j’identifie en moi un paradigme ou un principe qui n’apparaît que dans le laboratoire de la fiction. Des choses inouïes vont alors faire surface : l’œuvre d’art ne me tend pas un miroir, elle m’analyse.

Le malentendu est total : car il s’agit bien dans les deux perspectives de toucher, mais est-ce le même moi qui est touché par Phèdre et par un personnage du théâtre larmoyant ? Il n’est pas très difficile de comprendre comment opère une esthétique de l’authenticité, comment elle peut parvenir à nous toucher : car le parcours qui va de l’œuvre à son lecteur ou à son spectateur y est pensé sous la catégorie de la continuité. En revanche, l’opération que défend si désespérément l’abbé Batteux est autrement complexe, puisqu’elle fait de la rupture, de la discontinuité, de la dissolution (de la distance13) la condition même de l’engagement aussi bien de l’auteur que du spectateur. C’est dans la mesure où les œuvres ne parlent pas de moi que je peux m’y reconnaître14.

L’exemple de la violence et la critique de Corneille par Lessing

Pour rendre compte de cette opération complexe et de ses effets analysants, le secours de l’abbé Batteux se révèle à présent insuffisant. Il faut aller y voir, et s’appuyer sur ce que cette esthétique de l’extraordinaire a produit de plus puissant, de plus outré, de plus excessif, et que du reste elle a elle-même porté au sommet de ses productions : le théâtre, en particulier le théâtre tragique. Je prendrai, pour faire bonne mesure, l’exemple de la violence à travers l’une des situations les plus tendues : l’infanticide.

Voyons comment le désinvestissement, ou le désaveu de la réalité, agit de manière proprement analytique, et penchons-nous un instant sur deux personnages monstrueux, qui ne nous ressemblent vraiment pas, une mère dénaturée – la Cléopâtre de la Rodogune de Pierre Corneille et un père criminel – le Thésée de la Phèdre de Racine.

Il est clair que la Cléopâtre de Rodogune ne ressemble à rien, et c’est précisément cette absence de ressemblance que Corneille revendique hautement, c’est par cet écart que le personnage est fascinant et efficace : il ose vivre ce que nous n’osons même pas nous avouer. On connaît les admirables textes de Corneille15 soutenant la gloire criminelle d’une de ses héroïnes préférées :

« Cléopâtre, dans Rodogune, est très méchante ; il n’y a point de parricide qui lui fasse horreur, pourvu qu’il la puisse conserver sur un trône qu’elle préfère à toutes choses, tant son attachement à la domination est violent, mais tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent. » [op. cit. p. 78-79]

« II est peu de mères qui voulussent assassiner ou empoisonner leurs enfants de peur de leur rendre leur bien, comme Cléopâtre dans Rodogune, mais il en est assez qui prennent goût à en jouir, et ne s’en dessaisissent qu’à regret et le plus tard qu’il leur est possible. Bien qu’elles ne soient pas capables d’une action si noire et si dénaturée que celle de cette reine de Syrie, elles ont en elles quelque teinture du principe qui l’y porta et la vue de la juste punition qu’elle en reçoit leur peut faire craindre non pas un pareil malheur, mais une infortune proportionnée à ce qu’elles sont capables de commettre. Il en est ainsi de quelques autres crimes qui ne sont pas de la portée de nos auditeurs. » [op. cit. p. 101]

Qu’est-ce que nous n’osons pas nous avouer au juste ? C’est d’abord que toute mère porte en elle ce désir d’infanticide, sous forme médiocre et atténuée. C’est aussi que l’héroïsme féminin, pour se déployer, n’a que peu de possibilités, et dans le spectre restreint qui s’offre à une femme pour sortir de l’ordinaire et faire quelque éclat, l’infanticide n’est pas exclu – c’est ce qu’on voit bien aussi dans le cas de Médée.

Mais s’il ne s’agissait que de se dire : « en situation extrême, qui est celle de l’héroïsme, les femmes peuvent aller jusqu’à l’infanticide, ce qui n’est heureusement pas mon cas », nous pourrions encore sortir à peu près tranquilles du théâtre. Oui, le désinvestissement permet dans un premier temps une mise à distance rassurante, qui éclaire en protégeant : c’est ainsi que l’interprète Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles. En versant des larmes de crocodile au théâtre, je me sens réconforté, en accord avec moi-même, tout va bien.

Seulement, il y a un second temps, qui apparaît très bien dans la pièce, et qui n’est pas du tout rassurant. Décidée à éliminer les deux fils, frères jumeaux, qui font obstacle à son pouvoir, la reine leur mère se pose atrocement une question de technique criminelle : par lequel va-t-elle commencer ? A l’issue de deux scènes effarantes (acte IV, scènes 3 et 6) au cours desquelles elle teste l’un et l’autre, elle se décide en faveur – si l’on peut dire – de Séleucus. Oui, c’est bien en sa faveur. La faute de Séleucus est d’avoir laissé transparaître sa clairvoyance au sujet du pouvoir de nuisance de sa propre mère. Autrement dit, sa faute est en partie due à son intelligence politique, à son intelligence des choses du pouvoir, laquelle il ne peut avoir héritée que de sa mère. C’est donc celui qui lui ressemble, son préféré, qu’elle préfère assassiner d’abord : celui-ci est aussi dangereux que moi, il est bien le fils de sa mère. Cela est confirmé, à la fin de la pièce, par les derniers mots de la reine mourante jetant, en guise de cadeau de noces, sa malédiction sur la descendance du fils survivant qui épouse Rodogune:

« Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble ! »

C’est au second temps qu’apparaît l’insoutenable violence et que l’horreur, en se réinvestissant, vient se ficher au cœur du spectateur – réinvestissement dont la force est directement proportionnelle au désinvestissement qui l’a précédé. Non seulement l’infanticide est présent en toute mère, mais il est lié à la reconnaissance filiale. Autrement dit, l’infanticide est une maxime dont l’amour maternel pourrait bien être la loi : c’est une des formes que peut prendre l’amour maternel.

Le cas de Thésée dans la Phèdre de Racine n’est guère plus rassurant, l’auteur ayant laissé planer l’hypothèse la plus noire : Thésée condamnant Hippolyte sans instruire son procès, se hâtant de conclure à sa culpabilité quant à la tentative de viol et de meurtre sur Phèdre. Ce qui accable Hippolyte aux yeux de Thésée, plus que des preuves fortement ambivalentes, c’est qu’il est, lui aussi, le fils de son père, et qu’il pourrait de ce fait lui ressembler par son inconduite sexuelle.

La reconnaissance filiale peut donc être au principe de l’infanticide. Thèse insoutenable qui m’atteint non pas par proximité, mais comme un boomerang, chargée de toute l’énergie de l’éloignement, chargée par son invraisemblance même, force concentrée par un parcours exotique qui en a révélé et concentré le poison. Je sors du théâtre touché, non pas attendri, mais touché au plus profond de moi-même par une vérité qui n’a aucune vertu de réconciliation. L’effet est de division, non pas entre les proches et les lointains,entre mes « potes » et mes ennemis : je me divise avec moi-même en me reconnaissant dans ces étrangers que sont la reine de Syrie et Thésée. On pourrait poursuivre l’étude sur l’exemple dIdoménée, et comparer la version classique de Crébillon (adaptée par Danchet pour l’opéra de Campra) avec la version affadie, réconciliatrice, du livret de Varesco pour l’opéra de Mozart16.

Quand on se tourne à présent vers la féroce critique de la tragédie française à laquelle se livre Lessing dans sa Dramaturgie de Hambourg17 on prend la mesure de la surdité qui s’installe à la faveur d’une esthétique de la proximité. S’inspirant des arguments de Voltaire, Lessing a beau jeu de dénoncer l’invraisemblance d’une pièce comme Rodogune. Mais ce qui semble le déranger au plus haut point dans cet énormité de l’écart observé par Corneille avec la réalité de la vie ordinaire, écart que Corneille assume et proclame dédaigneusement, c’est la conception extrémiste et monstrueuse que celui-ci propose des rôles féminins. Corneille est coupable d’avoir osé montrer des femmes aussi redoutables, aussi audacieuses, aussi dures que leurs homologues masculins.

« La Cléopâtre de Corneille est une femme de caractère : pour satisfaire son ambition et son orgueil offensé, elle se permet tous les crimes ; elle se répand en maximes machiavéliques : c’est un monstre dans son sexe. Médée, en comparaison d’elle, est un caractère vertueux et aimable ; car toutes les cruautés de Médée ont la jalousie pour cause. Je pardonnerai tout à une femme éprise et jalouse : elle est ce qu’elle doit être avec trop d’emportement. Mais quand je vois une femme se livrer aux forfaits par de froids calculs d’orgueil et d’ambition, mon cœur se soulève, et toute l’habileté du poète ne saurait me la rendre intéressante. »

Il ajoute que dans cette pièce « […] les femmes […] sont plus implacables que des hommes en furie, et les hommes y sont plus femmes que des femmelettes. » (op. cit., p. 154).

Il y a là quelque chose que Lessing ne peut pas « digérer » – ce sont ses propres termes, quelque chose d’incompréhensible qui heurte sa vision de la vie et de l’art. Plus généralement, Corneille ne serait-il pas coupable d’avoir osé présenter une humanité qui ne se distribue pas en rôles apparents comme le sont les rôles sexuels ? D’où l’on pourrait conclure que les différenciations et les ressemblances ordinaires n’ont rien à voir avec le principe même de l’humain, lequel traverse tous les hommes en les divisant avec eux-mêmes. Cette étrange humanité du théâtre tragique ne se forme pas en effet par ressemblance et différence de proche en proche, car cela ne peut guère former que des groupes hasardeux, de simples attroupements coutumiers : elle s’autorise par son étrangeté même d’un principe profond de similitude qui rend chacun de nous, au parterre du théâtre, inquiet et soucieux de lui-même, découvrant que l’étrangeté réside en son propre sein.

Même si les grands moralistes l’avaient soupçonné, il faudra attendre Freud pour faire la pleine lumière sur le caractère constitutif d’un tel parcours sinueux, où le désinvestissement est nécessaire pour que s’institue, par un réinvestissement paradoxal, une subjectivité essentiellement frappée de défaillance. Sur le plan esthétique, il faudra attendre le romantisme pour réaffirmer et redécouvrir par d’autres voies que l’art n’est pas fait pour consoler et qu’il ne faut pas confondre civiliser et adoucir les mœurs.

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Notes

1 – Variante d’un texte publié dans dans De la rhétorique des passions à l’expression du sentiment, Paris : Cité de la Musique, 2003, p. 8-14.

2 – Louis Striffling, Esquisse d’une histoire du goût musical en France au XVIIIe siècle, Paris : Delagrave, 1912.

3 – Jean Mongrédien, La musique en France des Lumières au romantisme, Paris: Flammarion, 1986.

4 – Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris : Durand, 1746, traduction commentée et critiquée par J.A. Schlegel, Einschränkung der schönen Künste auf einem einzigen Grundsatz, Leipzig : Weidmann, 1751. Batteux répond à Schlegel dans des notes ajoutées à l’édition de 1764 et aux suivantes. La discussion sur Batteux en Allemagne ne se limite pas à Schlegel, mais se poursuit notamment avec Herder et Mendelssohn. Voir l’édition française critique des Beaux Arts par Jean-Rémy Mantion, Paris : Aux Amateurs de livres, 1989, dans laquelle on trouvera un dossier et une bibliographie. Pour les commentaires de la réception de Batteux en Allemagne parus après 1989, voir la notice bibliographique ci-dessus.

5 – Gérard Genette, Introduction à l’architexte, Paris : Le Seuil, 1979, repris dans Théorie des genres, Paris : Le Seuil, 1986, p. 113 et suiv.

6– Voir sur ce site l’article « L’imitation en art : aliénation ou invention ? »

7 – Je me permets sur ce point de renvoyer à mon Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 1991 (2e éd. 2006).

8 – Chapitre XII de l’édition de 1764, qui deviendra le chapitre XIII dans les éditions ultérieures.

9Introduction à l’architexteThéorie des genres,  op. cit., p. 120.

10 – Voir en particulier le chapitre 3 :
« Ce n’ est pas le vrai qui est ; mais le vrai qui peut être, le beau vrai, qui est représenté comme s’ il existoit réellement, et avec toutes les perfections qu’ il peut recevoir. Cela n’ empêche point que le vrai et le réel ne puissent être la matière des arts. C’ est ainsi que les muses s’ en expliquent dans Hesiode.
Souvent par ses couleurs l’ adresse de notre art,
au mensonge du vrai sait donner l’ apparence,
mais nous savons aussi par la même puissance,
chanter la vérité sans mélange et sans fard.
Si un fait historique se trouvait   tellement taillé qu’ il pût servir de plan à un poème, ou à un tableau ; la peinture alors et la poésie l’ emploieraient comme tel, et useraient de leurs droits d’ un autre côté, en inventant des circonstances, des contrastes, des situations, etc. »

11 – Voir notamment Georges de Scudéry, Observations sur Le Cid (1637), dans Les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du ‘Cid’, Paris : Hachette, 1912.

12 – Ce point est notamment mis en relief par l’article de José Maria Pozuelo Yvancos, « Lirica e finzione (in margine a Ch. Batteux) », Strumenti Critici, Bologna : Il Mulino, 1991, 6 (65), 63-93 : « La cosa più importante dell’argomentazione di Batteux non è tanto la possibilità che i sentimenti siano simulati (argomento, per altro, tutt’altro che spregevole se riferito a secoli interi di poesia non romantico-expressiva), quanto piuttosto l’affermazione successiva : l’essere irrilevante la loro veridicità o simulazione, giacché si tratta di semplice materia oggetuale, trattata dal poeta in modo da poter essere sottomessa al principio dell’imitazione verosimile per mezzo del quale i sentimenti si generalizzano e raggiungonon una dimensione poetica, ormai ristretta unicamente alla sua capacità di rappresentare le cose umane per mezzo di una qualità specifica dell’espressione poetica. Quindi, il campo di battaglia non è proposto dalla possibilità di verità/finzione (como ritiene Genette 1979 : 42), ma dal principio di opposizione tra il reale particolare vs l’universale artistico ; anche se i sentimenti sono veri non sono per cio stesso più poetici o meno poetici. » Ajoutons que Batteux se trouve ici en plein accord avec une perspective aristotélicienne (Poétique, chapitre IX).

13 – Le terme brechtien n’est nullement déplacé ici : voir l’article de Jean-Paul Sartre, « Brecht et les classiques », Hommage international à Brecht. Programme du Théâtre des nations – Sarah Bernhardt, avril 1957.

14 – Voir François Regnault, La Doctrine inouïe. Dix leçons sur le théâtre classique, Paris : Hatier, 1996, p. 106.

15 – Pierre Corneille, Trois discours sur le poème dramatique, éd. Marc Escola et Bénédicte Louvat, Paris : GF, 1999.

16 – J’ai proposé cette comparaison ailleurs, voir C. Kintzler, – « Idoménée et l’infanticide successoral dans le théâtre et l’opéra », Echos de France et d’Italie, Liber amicorum Yves Gérard, Paris : Buchet-Chastel, Société Française de Musicologie, 1997, pp. 47-58, repris dans C. Kintzler, Théâtre et opéra à l’âge classique, Paris : Fayard, 2004, chap. 3, p. 73.

17 – Lessing, Hamburgische Dramaturgie (1767-1770), Einleitung von Otto Mann, Stuttgart : Alfred Kröner Verlag, 1963 ; Dramaturgie de Hambourg, trad. de Suckau revue par L. Crouslé, introd. Alfred Mézières, 2e édition, Paris : Didier, 1873.

© Catherine Kintzler, 2008.

L’opéra merveilleux : machines ou effets spéciaux ?

Merveilleux d’opéra, quasi-nature et physique romancée

L’opéra merveilleux de la France classique (de Lully à Rameau) pose des questions analogues à celles que posent aujourd’hui le cinéma de science-fiction, d’anticipation et le cinéma fantastique : celles de la présentation réelle d’un monde possible. Il les résout, comme on sait, par le recours à des machines qui réalisent une physique romancée. Serait-ce une esthétique des effets spéciaux ? On s’interroge ici sur la pertinence et les limites de cette analogie1.

Se demander par où une Furie doit faire son entrée, quelle est la sonorité du mugissement de l’Averne, quelle intensité donner aux aboiements de Cerbère et si une ombre sortant de son tombeau chuchote, siffle ou gronde, ce sont là des questions parfaitement frivoles que se posent, avec une ludique gravité, poètes, musiciens et amateurs d’opéra dans la France classique2. Loin de s’assouplir et de s’assoupir par l’attente où ils sont de produire ou de voir des merveilles, leur sagacité s’exerce d’autant mieux qu’elle évolue dans un monde qui n’existe pas mais qui, en élargissant la nature, s’interroge sur ce que doit être toute nature possible pour se présenter. Car encore faut-il, pour qu’elle figure sur une scène, qu’elle soit présentable.

Il y a des choses et des phénomènes dont nous sommes certains qu’ils n’existent pas mais qui sont tels que, s’ils existaient, nous pourrions les déterminer, les décrire, savoir quelles propriétés leur donner ou non : nous saurions leur donner figure, par exemple pour les convier sur une scène d’opéra où leur présence n’est pas de simple fantaisie, mais de stricte obligation. En effet l’opéra, en s’emparant de ce que le théâtre délaisse, s’engage à représenter le merveilleux, cette « pierre fondamentale de l’édifice » que Cahusac3 attribue justement au génie conjoint de Quinault et Lully. À tel point que, comme le dit au même moment Batteux4, à l’opéra « ce qui ne serait point merveilleux cesserait en quelque sorte d’être vraisemblable ». Mais cet engagement n’est pas si léger et flexible qu’on pourrait le penser ; il suppose une gravité, élément indispensable (et sans lequel du reste aucun ballet, si aérien soit-il, ne serait possible) d’une physique qui n’est pas exempte de rigueur et dont nous proposons de prendre ici la mesure, laquelle trouvera à la fois son concept et son schème dans l’idée de machine.

1 – Du fabuleux au merveilleux comme quasi-nature

Dans les Lettres à Mme la marquise de P*** sur l’opéra5, Mably met en scène, au cours d’une dispute de salon violemment antiramiste, de beaux esprits qui s’amusent, après une représentation, à refaire quelques opéras où ils relèvent des incohérences. Ainsi en va-t-il de la Furie Alecton qui, pendant la dernière scène de l’Atys de Quinault-Lully, invoquée par Cybèle en proie à la jalousie, survole le théâtre, secoue son flambeau sur Atys et lui inspire ainsi la folie meurtrière qui va plonger l’opéra dans la désolation générale : la perspicace Mme de C*** y trouve à redire. Ce n’est pas que l’apparition d’une Furie, ou celle d’une folie meurtrière déclenchée par une cause surnaturelle soient invraisemblables à l’opéra, c’est que, dans le cas présent, la Furie n’est pas convenable – entendons qu’elle n’a pas les attributs qu’on est en droit de lui voir, ou qu’elle en a qu’elle ne devrait pas posséder. Quelque chose ne va pas, argumente Mme de C*** :

« […] pour les vols, il me semble […] qu’on les prodigue souvent sans nécessité, et dans les occasions même où il serait plus raisonnable de ne pas s’en servir. Pourquoi fait-on envoler dans les airs l’Alecton que Cybèle évoque des Enfers pour inspirer à son amant toute sa fureur ? Les Cieux ne sont point sa demeure, et ne serait-il pas mieux que cette Furie, après avoir secoué deux ou trois fois son flambeau sur Atys, se replongeât dans les Enfers ? »

Effectivement, les Cieux « ne sont point la demeure » d’une Furie : comme chacun sait, son lieu naturel est le bas, et non le haut. Rien de plus raisonnable que cette objection à ce qui nous apparaît toutefois, à lire de près le texte de Quinault, plus comme une faute de mise en scène que comme une faute poétique – car Quinault a fait s’envoler Alecton, ce qui suppose bien qu’elle vient du bas ; du reste nous pouvons très bien l’imaginer avec des ailes, pourvu que celles-ci soient à membranes (du genre chauve-souris) et non à plumes (du genre oiseau – impensable ici…). Mais cessons de chicaner Mme de C*** et demandons-nous de quelle nature nous nous autorisons pour admettre avec elle qu’une Furie a un lieu naturel dont nous savons pourtant qu’il n’existe pas.

Le point d’appui le plus proche est bien sûr l’idée que nous nous faisons d’une Furie, et que nous sommes en mesure de partager avec un spectateur de l’époque : nul doute qu’elle s’enracine dans une opinion prenant source dans la littérature fabuleuse dont les opéras s’inspirent abondamment. La fable (entendue comme référence, corps de texte, et non comme concept poétique) fournit une série de données contingentes (on peut supposer leur inexistence ou leur contraire) mais qu’un poète d’opéra sera malvenu de falsifier. Ainsi, et sauf intention comique délibérée (qui suppose les données connues), on ne fera pas vivre Achille cent ans, on n’attribuera pas à Vénus les compétences et les pouvoirs de Jupiter, on ne dira pas que l’eau du Styx est transparente ou tiède, et on peuplera donc les Enfers convenablement d’Ombres, de Furies et de Démons. Il y a là une butée, fondée sur une connaissance supposée, que l’opéra emprunte mutatis mutandis au théâtre où, de manière analogue mais dans un autre domaine, on ne fera pas faire à César ce qu’il n’a notoirement pas fait, où on ne pourra pas faire agir Auguste autrement qu’en empereur. Soulignons ici que, dans un cas comme dans l’autre, la résistance est formée non par le corpus de référence pris absolument, mais bien par une opinion, l’idée qu’on s’en fait communément. Pour prendre un exemple célèbre, bien que Séville ne soit pas Rouen, il est pourtant licite de donner au Guadalquivir qui la traverse le même aspect que la Seine a dans la ville natale de Corneille, puisque, comme ce dernier le fait dédaigneusement remarquer dans l’Examen du Cid, les auditeurs « n’y sont pas allés » : la fiction passe aussi bien à la faveur d’une connaissance que d’une ignorance et s’appuie sur ce qui est notoire. Ainsi des faits n’ont pas toujours le même degré de résistance face à l’invention du poète. Pour servir d’ancrage à la vraisemblance, peu importe qu’ils soient avérés, il faut surtout qu’ils jouissent d’un certain poids de notoriété. Il en va de même, toutes proportions gardées, à l’opéra : le « lieu naturel » de la Furie et la géographie infernale dans lequel il s’inscrit sont fondés ici sur la notoriété fabuleuse (transposition de la notoriété historique et géographique en vigueur au théâtre).

On a là un exemple de la vraisemblance particulière, laquelle vaut autant à l’opéra qu’au théâtre : de même qu’un poète dramatique ne peut pas contredire des faits attestés même s’ils sont par eux-mêmes contingents (imaginer par exemple que César et Pompée se réconcilient après la bataille de Pharsale), de même un poète d’opéra ne pourra pas représenter Médée « comme une femme fort soumise »6 ni montrer l’implacable Neptune revenant sur un serment7. Dans cette pensée de la vraisemblance, tout se passe comme si le poète d’opéra, pour écrire son ouvrage, utilisait le clavier du poète de théâtre, mais en appuyant sur une sorte de touche Shift.

Il faut alors supposer cette première résistance abolie pour trouver quelque chose qui, mieux qu’une référence de convention, mérite pleinement le nom de nature. Supposons donc, comme le fait Corneille en réfléchissant sur la comédie au théâtre (qui, à la différence de la tragédie fondée sur l’histoire, est « toute d’invention »), qu’un poète et un musicien soient assez audacieux et inventifs pour effacer de leur esprit les repères commodes puisés dans le fabuleux et construisent leur ouvrage sur fond de carte muette – « toute d’invention ». On passe alors de la vraisemblance particulière à la vraisemblance générale, laquelle fixe les choses « sur qui le poète n’a jamais aucun droit »8. Telles sont, par exemple, au-delà des « choses permanentes » comme les constellations (qu’on peut à l’opéra figurer autres qu’elles ne sont en réalité), les lois rendant possibles l’évolution des corps sur une scène, leurs entrées, leurs sorties, leur présence et leur absence. Et c’est précisément en « shiftant » du côté de l’opéra qu’on en aura une idée plus juste, parce que plus large et plus problématique : car, pour s’interroger par exemple sur les modalités d’une apparition sur la scène, on en apprendra bien plus sur toute apparition possible s’il s’agit de Mercure, d’une Furie, d’un Démon ou d’Apollon que d’un homme ordinaire dont l’évolution va de soi. C’est pourquoi l’opéra, loin de trahir le théâtre, en révèle ici les appuis cachés mais fondamentaux. Et c’est en passant, en deçà d’un fabuleux encore encombré de circonstances particulières, à l’hypothèse d’un strict merveilleux plus dépouillé que la philosophie du théâtre se révèle.

Avant tout, il faut une physique, plancher et cadre nécessaire de toute phénoménalité, sous peine de ne rien montrer et de ne rien faire entendre : de la durée, de l’espace, de la matière, de l’inertie et du mouvement, de l’ici visible et du là-bas invisible autorisant des entrées et des sorties. Il faut ensuite que dans ce milieu naturel (puisque gouverné par des lois) des événements arrivent, qu’il se produise quelque chose qui soit à la fois suffisamment surprenant pour retenir l’attention curieuse du spectateur et suffisamment prévisible pour ne pas faire exploser totalement son attente. L’attente poétique ne pourra admettre ni ce qui est complètement prévisible (une pièce qui se contenterait de mettre en scène les lois du mouvement ou la pesanteur) ni ce qui est absolument imprévisible (une pièce dans laquelle on pourrait s’attendre à tout, sans aucune liaison, ce qui est une définition suffisante du miraculeux) – deux manières, diamétralement opposées, de ruiner l’attente du spectateur, de le lasser ou de l’abrutir. Ainsi le merveilleux, parce qu’il congédie la vraisemblance ordinaire et parce qu’il installe l’idée de monde possible sous la forme d’une quasi-nature (où bien des choses peuvent arriver, mais pas n’importe quoi), place le théâtre dans un bain de révélateur. En ce sens, l’opéra merveilleux est l’épreuve du théâtre, il en construit la gamme de visibilité et d’audibilité. 

2 – L’élargissement de la nature comme opération critique

Une telle plongée dans la frivolité du merveilleux (qui inclut le fabuleux mais qui exclut le miraculeux) nous ramène à la gravité de l’opération esthétique, qui s’effectue paradoxalement par un allégement. En déstabilisant la nature telle qu’elle est, en la soulageant des dimensions qui la rendent à la fois étroite et banale, l’opéra merveilleux en élargit le concept. D’abord et évidemment du fait qu’il construit une cosmologie de supposition dont la régularité doit rendre possible et vraisemblable qu’un dieu arrive sur un nuage, qu’un démon se trémousse au bord du Styx ou qu’un raz-de-marée déclenché par une colère divine vomisse un monstre marin pour enlever un personnage. Dans un tel cadre en effet il se produit des merveilles, mais aucune ne peut se présenter sous le régime exorbitant du miraculeux, c’est-à-dire celui d’un phénomène lacunaire faisant effraction dans un monde qui vaut comme quasi-nature. Toutes proportions gardées, c’est sur un fondement analogue qu’un spectateur actuel de Star Trek9 admet la téléportation des personnages (qu’il sait par ailleurs être impossible) : une opinion romancée de la biologie moléculaire assure ici la même fonction que pouvait le faire jadis une mécanique romancée. Que la physique puisse être l’objet d’un exercice romanesque n’a rien de nouveau ni d’étonnant, et nous aurons à revenir sur l’idée d’une physique pensée comme un roman, particulièrement présente à l’âge classique.

L’élargissement de la nature en quasi-nature ne se borne pas à la supposition d’une physique de fantaisie fonctionnant en analogie avec ce qu’on sait ou ce qu’on croit savoir de la nature réelle. En tant qu’opération esthétique, il produit aussi une position critique. Il hisse l’expérience perceptive ordinaire à son point réflexif en la rendant fragile, contingente, en la bouleversant. C’est ainsi que le vers inquiète, malmène et exalte tout à la fois la prose quotidienne et élève la langue ordinaire à sa propre conscience : sans les poètes, il n’y aurait à vrai dire pas de langues, mais seulement des idiomes. C’est ainsi que la peinture, par l’opération perspective ou même par sa simple planéité, trouble le regard qui est mis en demeure de se situer à la fois devant le tableau et « de travers », en « recréant subjectivement l’extérieur »10, elle ne se contente pas de donner à voir ce qui est déjà visible mais elle contraint l’œil, du fait même de ce recommencement énigmatique, à s’interroger sur la possibilité de sa propre vision. Comme la musique qui, en faisant entendre ce qu’on n’entend jamais, arrache l’oreille au bruit ambiant ou ordinaire dont elle est alors disposée à réentendre – de manière parfois inquiétante – tout l’éclat.

Ainsi l’élargissement dû au merveilleux étend l’idée de nature à l’extrémité de ses possibles, ce qui est du même coup une manière de poser la question de la possibilité de toute nature. Et comme il s’effectue ici à l’opéra, et non dans l’utopie d’une fiction sans corps, c’est toute la scène théâtrale qui se voit requalifiée par un tel déplacement : en osant le merveilleux, l’opéra convie le théâtre à son dépouillement et à sa propre révélation. Il met à nu une de ses vérités fondamentales, celle de sa nécessaire matérialité comme d’une physique-plancher avec laquelle il peut certes jouer mais qu’il ne peut abolir. Rien d’étonnant à ce que, depuis son apparition, l’opéra se soit souvent attiré l’aversion des amoureux du théâtre, comme s’il exhibait, par quelques grimaces qui le caricaturent, ce que le théâtre ne tient pas toujours à voir sur lui-même. Pour être tout à fait juste, il faut souligner que, fort souvent dans son histoire, le théâtre a su remplir contre lui-même cette fonction décapante de procureur. Songeons par exemple à Corneille, osant avec Othon une anti-tragédie où il ne se passe rien, ou encore à Peter Handke osant, avec Outrage au public, un simulacre de pièce auto-ravageuse où le temps limité de la représentation est la seule planche de salut libérant acteurs et spectateurs d’une chambre de torture – ce que le théâtre serait effectivement s’il voulait sérieusement abolir ses propres conditions matérielles de possibilité.

De toutes ces expériences (et on pourrait allonger la liste, en y incluant notamment la danse, accusation-révélation de tout geste, de tout mouvement, de toute immobilité, de toute posture), on sort à la fois déstabilisé et re-constitué. Le merveilleux d’opéra en fournit une version ludique et enchantée, il ne s’y inscrit pas seulement et évidemment par la profusion de ce qu’il construit avec tant d’éclat et de tapage, mais aussi et plus étrangement, par ce qu’il défait et révèle tout à la fois. Car pour penser une nature possible avec ses enchantements, il faut avoir l’audace de désarçonner la nature réelle, et pour la représenter ici et maintenant sur la scène (et non par quelque projection imaginaire ou même virtuelle) il faut de plus en restaurer la vérité. 

3 – Le merveilleux d’opéra : une esthétique des effets spéciaux ? Truc ou machine ?

C’est en ce point précis que le merveilleux d’opéra échappe à ce qu’on pourrait prendre pour une esthétique des effets spéciaux avec laquelle il est cependant en rapport. Car même s’il est rempli de tels effets (et on aurait tort, s’agissant des procédés, de s’en priver), il ne souscrit pas au régime de l’esthétique qui les gouverne. Une esthétique des effets spéciaux s’inscrit dans le régime de l’illusion ; elle a pour résultat, après avoir certes arraché le spectateur à l’envoûtement ou à l’ennui (phénomènes symétriques) de l’immédiateté sensible ordinaire, de le river à une nouvelle fascination « épatante » : elle ne le libère que pour le transformer en badaud ébloui qui sort du cinéma dans le même état moral qu’il y est entré. Inversement, et bien que les techniques employées soient analogues ou même semblables, une opération esthétique produit une réforme libératrice diamétralement opposée à cet effet d’évasion11.

Il faut donc, pour éclaircir ce point, distinguer envoûtement et enchantement, évasion et libération, étonnement et émerveillement, et montrer pourquoi l’esthétique de l’opéra merveilleux, en tant précisément qu’il est merveilleux et qu’il se présente lui-même sous la catégorie du divertissement, ne se réduit pas à une question de diversion.

Envoûter, fasciner, étonner: c’est ainsi qu’on pourrait caractériser une esthétique des effets spéciaux dans la mesure précise où, comme dans les tours de prestidigitation, elle repose sur une manœuvre de diversion qui éblouit précisément parce qu’elle n’instruit pas. D’où une distinction à introduire également au sein de ce qu’on appelle globalement les effets spéciaux, car tous ne relèvent pas de la diversion étonnante. On en proposera deux paradigmes.

Les uns, apparentés au trompe-l’œil et aux anamorphoses en peinture, reposent sur des dispositifs qui, une fois élucidés et expliqués, attirent l’admiration par leur caractère quasiment visible, leur absence d’opacité : on ne les voyait pas parce qu’on ne savait pas voir, parce qu’on n’y avait pas pensé, mais ils sont bel et bien présents sous nos yeux. Le modèle le plus parfait en est peut-être L’Illusion comique de Corneille, pièce dans laquelle l’illusion n’est produite que par le jeu de la profondeur théâtrale12. Pour revenir au cinéma, tel est par exemple le procédé mis au point par l’opérateur Eugen Schüfftan pour le film de Fritz Lang Metropolis en 192713. Tels sont les procédés d’animation classique, ou encore les montages utilisant des maquettes et des miniatures : les éléments manipulés demeurent accessibles en droit à la perception, qui est à la fois le principe de l’illusion et le principe de sa dissipation.

D’autres en revanche reposent sur une manipulation qui reste opaque même alors qu’on en connaît le procédé, y compris pour celui qui est capable de le produire : il restera indécelable, caché au sein d’une « boîte noire ». On en prendra pour exemple le procédé employé par Anderson dans la série Star Trek de Gene Roddenberry pour filmer une « téléportation »14: nous savons bien que ce que nous voyons alors n’est pas un simple fondu-enchaîné, ni le produit d’un montage au sens classique du terme, mais que c’est le résultat d’une série d’interventions et de manipulations qui sont irrémédiablement au-delà de toute visibilité ici et maintenant, qui restent dérobées, inaccessibles non seulement en fait mais surtout par principe. Ici le terme de trucage nous semble davantage pertinent.

Pour caractériser cette distinction, on pourrait parler d’effets spéciaux immanents et d’effets spéciaux transcendants15. Les premiers produisent un effet d’émerveillement désabusé et amusé : « ce n’était que cela ! », qui s’accompagne d’un effet libérateur, à proprement parler moral – une sorte de réforme de ma propre perception qui revient sur elle-même en un mouvement critique : « ce n’était que cela, et ce que je n’ai pas vu tout à l’heure, je le vois à présent ». Immanence de l’effet : ce qui est merveilleux ici n’est pas qu’on soit ébloui, mais qu’on ait pu produire un tel effet sans autre recours qu’à ce qui est présent ici et maintenant, sans autre recours qu’à des moyens simples et naturels. On en sort à la fois enchanté et instruit. Les seconds en revanche produisent un simple effet d’étonnement (au sens le plus fort du terme, qui emporte avec lui l’empêchement de la pensée) ou d’éblouissement, au sens où ce dernier emporte avec lui un aveuglement. Transcendants puisque, si la raison se rebiffe et s’avise de connaître le procédé employé, elle ne peut que le penser comme un « truc » situé en tout cas au-delà de la portée des sens, coupé radicalement de toute accessibilité au sein même du spectacle et devant lequel la perception elle-même est impuissante. Nul effet moral de libération – le truc supposant au contraire un spectateur aliéné – et même si, agacé, je m’interroge sur la question de savoir « comment c’est fait », cela n’a pas d’effet critique sur ma propre pensée, sur ma propre perception qui font du « sur-place » ; même si la réflexion est mobilisée, aucun écart entre « tout à l’heure je ne comprenais rien » et « maintenant je vois » ne vient y introduire sa réflexivité.

Or, dans l’un et l’autre cas, un certain rapport à la connaissance est mobilisé et une science peut à chaque fois en fournir le schème. Si l’on s’en tient aux chefs de file : mécanique terrestre et optique d’une part, chimie, microphysique, informatique et cybernétique de l’autre. Science des visibles d’une part science des invisibles de l’autre. D’un côté la chambre claire, de l’autre la boîte noire. D’un côté l’enfant qui démonte une montre ou un vélo et regarde, émerveillé, la clarté-distinction des mouvements produits sous ses yeux, de l’autre l’enfant qui appuie sur des boutons et auquel, une fois démonté (ou plutôt cassé), le cœur du jouet télécommandé n’offre que des cartes opaques alignant de mystérieux circuits imprimés. On m’objectera que le second y comprendra quelque chose une fois effectué le parcours qui le conduira à réaliser l’algèbre de Boole dans les circuits « éteint-allumé » rendus possibles par la miniaturisation de la puce de silicium. Mais toute la différence est là, si l’on s’en tient justement au domaine esthétique, affine par définition à celui de la mécanique et de l’optique en ce sens qu’il suppose une présence du sensible élevé à sa propre puissance critique : un sensible capable de s’auto-réfléchir dans sa présence elle-même.

Je tiens que l’opération esthétique, y compris lorsqu’elle romance la physique, ne peut se dispenser de ce modèle de présence sensible réflexive dont la mécanique et l’optique fournissent ici le schème. Elle opère avec ce qui se déroule ici, maintenant, sous nos yeux, en recourant à des moyens audibles et visibles « simples et naturels » au sens que les classiques donnaient à ces termes. Mais elle en redistribue les cartes, de sorte qu’elle fait voir et entendre ce qu’on aurait dû voir et entendre, ce qu’on avait là pourtant depuis toujours sous les yeux et dans les oreilles, produisant à la fois la perception et la pensée de celle-ci au sein même de la chose perçue. Or, à cet effet, une forme de machine est à la fois nécessaire et suffisante – machine, et non pas truc. 

4 – « La philosophie est devenue bien mécanique » : le roman de la physique

Retournons alors à l’opéra de l’âge classique, et cette fois accompagnés d’un des textes les plus célèbres qui le caractérisent dans sa forte analogie avec la mécanique et l’optique classiques alors triomphantes :

« Sur cela, je me figure toujours que la nature est un grand spectacle, qui ressemble à celui de l’opéra. Du lieu où vous êtes à l’opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est : on a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela se joue. Il n’y a peut-être que quelque machiniste caché dans le parterre, qui s’inquiète d’un vol qui lui aura paru extraordinaire, et qui veut absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui, à l’égard des philosophes, augmente la difficulté, c’est que, dans les machines que la nature présente à nos yeux, les cordes sont parfaitement bien cachées, et elles le sont si bien, qu’on a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de l’univers : car représentez-vous tous ces sages à l’opéra, ces Pythagores, ces Platons, ces Aristotes, et tous ces gens dont le nom fait aujourd’hui tant de bruit à nos oreilles : supposons qu’ils voyaient le vol de Phaéton que les vents enlèvent, qu’ils ne pouvaient découvrir les cordes, et qu’ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L’un d’eux disait : « C’est une vertu secrète qui enlève Phaéton ». L’autre : « Phaéton est composé de certains nombres qui le font monter. » L’autre : « Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre ; il n’est pas à son aise quand il n’y est pas. » L’autre : « Phaéton n’est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide ;  » et cent autres rêveries que je m’étonne qui n’aient perdu de réputation toute l’antiquité. A la fin Descartes et quelques autres modernes sont venus, qui ont dit : « Phaéton monte parce qu’il est tiré par des cordes, et qu’un poids plus pesant que lui descend. » Ainsi on ne croit plus qu’un corps se remue, s’il n’est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps : on ne croit plus qu’il monte ou qu’il descende, si ce n’est par l’effet d’un contrepoids ou d’un ressort ; et qui verrait la nature telle qu’elle est ne verrait que le derrière du théâtre de l’opéra. A ce compte, dit la marquise, la philosophie est devenue bien mécanique ? »16

Le machiniste n’est autre qu’un spectateur d’opéra accompli : il cesse de s’ébahir, sans cependant cesser de s’émerveiller, parce qu’il sait que ce qu’il y a derrière le théâtre est exactement de même nature que ce qu’il y a devant. Et si « la philosophie est devenue bien mécanique », c’est qu’elle a cessé, en rompant avec tous ces « sages », de postuler inutilement qui un décret divin, qui une finalité, qui un arrière-monde transcendant, pour rendre compte des effets admirables qui se produisent sous nos yeux : ceux-ci ne sont que le produit d’autres phénomènes de même nature, aucune boîte noire ne venant intercepter la série explicative qui en rend compte. Et la preuve, c’est qu’on arrive à faire pareil… ! La simulation de la nature est à l’instar d’une production de nature, en tout cas elle nous instruit clairement sur ce que peut être la nature et on en conclut que « toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles »17 : aussi voit-on dans les jardins de l’époque se mêler les machines et les êtres vivants.

Cela ne prouve pas, cependant, que nos explications soient vraies dans l’absolu, mais seulement qu’elles sont suffisantes et que, jusqu’à ce que d’autres effets se produisent inexplicables par là, il faut se contenter de l’hypothèse qui en rend le mieux compte sans mobiliser d’autres forces que celles qui nous sont accessibles, et la tenir pour vraie. La preuve porte davantage sur la nature de l’explicativité à rechercher que sur le contenu de l’explication.

Il n’est donc pas anecdotique que la science à laquelle Fontenelle se réfère ici (et à laquelle il resta fidèle contre vents et marées, même après qu’elle fut falsifiée) soit la physique de Descartes que son auteur lui-même, bien avant le Voltaire des Lettres philosophiques, présente comme un roman. Physique éminemment mécanique (mais la physique newtonienne qui la supplantera l’est aussi) bien sûr, mais physique romanesque qui s’attache d’abord à l’ingéniosité de l’explication pourvu qu’elle soit claire et distincte. C’est ainsi que la caractérise d’Alembert, tout en lui en faisant le reproche :

« Ainsi on ne pourra regarder comme vrai le système de la gravitation qu’après s’être assuré par des calculs précis qu’il répond exactement aux phénomènes ; autrement l’hypothèse newtonienne ne mériterait aucune préférence sur celle des tourbillons, par laquelle on explique à la vérité bien des circonstances du mouvement des planètes mais d’une manière si incomplète et pour ainsi dire si lâche, que si les phénomènes étaient tout autres qu’ils ne sont, on les expliquerait toujours de même, très souvent aussi bien, et quelquefois mieux »18.

Roman en effet que cette physique, mais roman avoué que le jeune Descartes présentait d’abord dans son Traité du monde (1633) comme une fable dont le fonctionnement suppose qu’on recommence le monde dans des « espaces imaginaires » afin de se demander si, en se donnant de la matière et en l’abandonnant à elle-même, on obtiendrait la nature telle qu’elle est. Ainsi l’objet de cette fiction n’est pas de rêver, de s’évader ou de se divertir, mais d’effectuer une performance à laquelle le lecteur est convié afin de construire l’hypothèse en tant qu’elle peut être vraie et, ce faisant, de se saisir de sa raison. Comme l’écrit Jean-Pierre Cavaillé, loin de vouloir produire l’étonnement, il s’agit plutôt de solliciter la faculté explicative et critique :

« […] l’étonnement, autant qu’il dure, rend impossible la connaissance, parce que celle-ci requiert la capacité intellectuelle et imaginative de faire varier les aspects de l’objet, d’en graver les diverses faces en l’imagination pour le soumettre au regard pur de l’entendement. L’étonnement interdit l’appréhension de ce qui ne se montre pas de prime abord et dont la connaissance requiert à la fois le recul de la réflexion et un usage actif de l’imagination. Une imagination étonnée est tout à fait passive, entièrement occupée, obsédée par une seule image qui s’impose brutalement. Le souci de dire la vérité « sans étonner l’imagination de personne », lié à l’invention de la fable, est donc le souci de permettre une action continue de l’imagination du lecteur, sans laquelle les vérités de la physique cartésienne resteraient lettre morte »19.

En reprenant son expression (p. 196), on pourra parler d’une « échappée critique hors du monde de l’opinion et des sens » en vue d’une « reconstruction mécaniste »20. Et même plus tard, lorsque Descartes est en possession d’une métaphysique qui lui permet d’asseoir l’édifice « vrai » des connaissances, il ne renonce pas pour autant à cette présentation fictive de la physique comme en témoigne la IVe partie des Principes de la philosophie (1644). C’est que, s’agissant de l’explication du détail des phénomènes, nous ne pouvons pas savoir de science certaine par quelles voies Dieu les a réellement produits. Nous pouvons en revanche avancer de façon satisfaisante, parce que nous pouvons les comprendre et les expliquer clairement ainsi, et aussi parce que nous saurions comme machinistes construire des procédés les produisant à l’identique, qu’ils sont des effets mécaniques.

« Nous avons sujet de conclure que, bien que le monde n’ait pas été fait au commencement en cette façon, et qu’il ait été immédiatement créé de Dieu, toutes les choses qu’il contient ne laissent pas d’être maintenant de même nature que si elles avaient été ainsi produites »21.

Ainsi la mécanique est nécessaire et suffisante pour saturer le champ de la philosophie naturelle, mais on n’en conclura pas pour cela qu’elle a la même certitude que la métaphysique. On rappellera la célèbre image de la montre par laquelle Descartes rend compte du statut de l’explication en physique :

« […] comme un horloger industrieux peut faire deux montres qui marquent les heures en même façon, et entre lesquelles il n’y ait aucune différence en ce qui paraît à l’extérieur, qui n’aient toutefois rien de semblable en la composition de leurs roues : ainsi il est certain que Dieu a une infinité de divers moyens, par chacun desquels il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que maintenant elles paraissent, sans qu’il soit possible à l’esprit humain de connaître lequel de tous ces moyens il a voulu employer à les faire. Ce que je ne fais aucune difficulté d’accorder. Et je croirai avoir assez fait, si les causes que j’ai expliquées sont telles que tous les effets qu’elles peuvent produire se trouvent semblables à ceux que nous voyons dans le monde, sans m’enquérir si c’est par elles ou par d’autres qu’ils sont produits. Même je crois qu’il est aussi utile pour la vie, de connaître des causes ainsi imaginées, que si on avait la connaissance des vraies : car la médecine, les mécaniques, et généralement tous les arts à quoi la connaissance de la physique peut servir, n’ont pour fin que d’appliquer tellement quelques corps sensibles les uns aux autres, que, par la suite des causes naturelles, quelques effets sensibles soient produits ; ce que nous ferons tout aussi bien, en considérant la suite de quelques causes ainsi imaginées, bien que fausses, que si elles étaient les vraies, puisque cette suite est supposée semblable, en ce qui regarde les effets sensibles »22.

Autrement dit, les voies par lesquelles Dieu a créé toutes les choses nous sont radicalement inaccessibles, mais nous devons expliquer ces choses mécaniquement parce que nous pouvons les rendre ainsi intelligibles – claires et distinctes – et parce que la mécanique nous offre un modèle de simulation suffisant du monde sensible dans lequel nous sommes plongés. Dieu opère mystérieusement et il serait outrecuidant de ne pas loger son efficace dans une boîte noire qui signale son inaccessibilité.

Conviée sur la scène de l’opéra, et ramenée à la problématique esthétique des effets spéciaux, cette thèse dit en somme que l’homme est un machiniste, alors que Dieu est un truqueur… Ou, dit moins irrévérencieusement : Dieu seul peut produire de véritables effets spéciaux, dont le mode de production se dérobe par définition à toute explication et à toute reproduction. L’habileté humaine produit des effets mécaniques. Considéré métaphysiquement, le monde est un immense effet spécial dont la production demeure radicalement opaque ; considéré physiquement, il est une machine parce que la mécanique est capable de l’expliquer et de le produire comme effet sensible.

5 – La musique d’opéra, machine fondamentale et forme a priori de la sensibilité du merveilleux

Nous sommes maintenant dans l’état d’esprit qui convient pour retourner avec Fontenelle à l’opéra et nous « inquiéter » d’un vol ou d’un effet merveilleux : nous pouvons et devons supposer que ce vol ou cet effet ne sont autres qu’une machine, laquelle se trouve effectivement derrière. D’ailleurs l’opéra, mieux que le monde, offre à nos yeux de quoi s’émerveiller (et non pas de quoi s’étonner ou être fascinés) puisqu’il réalise, et cette fois de façon absolument certaine, la machine du monde sensible. En effet, nous sommes sûrs qu’aucun dieu ne dérobe à notre intellection et à notre perception les voies par lesquelles il est produit : un machiniste réel en chair et en os y pourvoit. Ce qui fait que le machiniste est à la fois dans le parterre, « derrière le théâtre » et sur la scène…

Reste alors à nous « inquiéter » d’une dimension constitutive de l’opéra, puisqu’elle en permet la définition, mais que Fontenelle ne mentionne pas : la musique comme continuum. Comment la penser au sein d’une esthétique qui mobilise les effets ? S’insère-t-elle dans une problématique générale de l’effet spécial ? Non seulement elle n’y est pas un corps étranger, mais nous allons voir qu’elle n’a pas à s’y introduire : elle en est tout simplement l’essence et le cœur. La musique d’opéra, telle qu’elle est présente sur la scène de l’âge classique et telle qu’elle est pensée au même moment, n’est autre que la présence même de tout effet à modèle mécanique – aux antipodes de l’effet de boîte noire : elle est en elle-même une machine, la machine fondamentale de l’opéra de telle sorte que si l’on supprimait toutes les autres, il faudrait conserver celle-là : ce qui la met en deçà de tout effet spécial.

L’opéra parvient à conquérir l’espace esthétique de la France classique – qui lui était par principe hostile ou indifférent – à partir du moment où il peut se présenter comme un théâtre, en rivalité et en analogie (et donc à égalité) avec le théâtre dramatique, notamment la tragédie classique. La reconnaissance qu’il obtient est de l’ordre de l’homologation23. Plus intéressant et plus révélateur pour la question qui nous intéresse ici est le rapport entre l’opéra et le théâtre à machines existant au XVIIe siècle. Car si l’opéra le supplante, il ne s’y substitue pas pour autant de façon exacte. En effet, l’opéra n’est nullement un théâtre à machines avec de la musique, il est un théâtre où la musique subvertit le dispositif machinique au point de l’inverser, tout simplement parce que la musique s’y présente non pas comme un ingrédient parmi d’autres, mais – à l’égal du texte et conjointement avec lui – comme essence. Pour que l’opéra soit possible, il faut consentir à cette insolence de la musique comme essence théâtrale.

Corneille, auteur de pièces à machines, ne croyait pas à l’opéra (qu’il pouvait pourtant connaître) : pour lui, la musique a bien sa place sur une scène merveilleuse, mais seulement à titre d’intermède ou parce qu’elle dissimule le bruit des machines. C’est un contre-bruit, tout au plus un dispositif de cache. Dans l’Argument d’Andromède, il précise en effet qu’il n’a employé la musique

« […] qu’à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou remonter une machine, ou s’attachent à quelque chose qui leur empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les acteurs, comme fait le combat de Persée contre le monstre; mais je me suis bien gardé de faire rien chanter qui fût nécessaire à l’intelligence de la pièce […]. »

L’opéra inverse cette relation d’instrumentalisation. Il le fait bien sûr pour une raison générale qui tient à la définition même de l’opéra où la musique est un continuum, où sa présence est ontologique et pas seulement en occurrence. Cette promotion au rang de substance interdit à la musique d’être reléguée au rang d’un accident, d’une simple modalité et d’être réduite à un rôle asservi. Mais cette inversion s’effectue plus spécifiquement parce que la musique est expressément pensée comme la phénoménalisation indispensable du merveilleux, la voie matérielle obligée par laquelle le merveilleux doit passer pour se montrer. Plus concrètement : la musique est le corps substantiel du merveilleux, de sorte qu’elle enveloppe toute machine possible en lui donnant son lieu naturel. Loin de masquer la machine ou de l’excuser, la musique d’opéra la présente, elle en est la condition de possibilité (et d’admissibilité pour les spectateurs), à la fois la forme a priori qui la rend possible et l’étoffe qui la rend sensible.

Le monde merveilleux propre à l’opéra, « pierre fondamentale de l’édifice » selon l’expression de Cahusac, requiert en effet la musique parce qu’elle lui donne en quelque sorte son élément. Tous les théoriciens contemporains de l’opéra merveilleux, de Perrin à Batteux, en passant par Dubos, présentent la musique d’opéra comme une nécessité qui rend possible et admissible la présence du merveilleux sur la scène. Ainsi le merveilleux – à l’instar de la passion qui justifie le monologue sur la scène dramatique – fournit à la musique un motif légitime pour se présenter au théâtre en situation poétique. Il donne à la musique sa raison d’être et d’être admise. Réciproquement la musique donne au merveilleux sa réalité sensible, elle lui fournit sa substance matérielle, l’élément sans lequel il ne pourrait prendre aucune forme accessible à la perception, ou sans lequel toutes les autres formes sensibles (et notamment les formes visibles, lumineuses, colorées) manqueraient de consistance et pour tout dire de vraisemblance. On peut donc dire que la musique réalise le merveilleux. Un raisonnement analogue vaudra pour la danse – du reste, on voit mal, à part danser, comment pourraient se mouvoir des Démons et des Furies sur une scène. Mais à cette différence capitale près que la danse, dont la présence est seulement en occurrence, n’est pas requise avec la même nécessité absolue : elle donne à certains mouvements merveilleux leur convenance, mais elle n’en est pas la substance. En revanche, merveilleux et musique sont consubstantiels. 

Rapportée à la question de la production d’une quasi-nature, la musique n’est donc pas une machine parmi d’autres, mais l’enveloppement de toute machine, de même que dans une tragédie classique, le vers alexandrin n’est pas une manière de parler parmi d’autres, mais le représentant de toute langue parlée24. Il faut donc, si cette thèse a quelque validité, oser en tirer la conséquence extrême : si on parvenait à supprimer toutes les autres machines de l’opéra merveilleux, celle-ci demeurerait. Bien entendu elle resterait parce que sans musique il n’y a pas d’opéra, mais elle resterait comme machine fondamentale, comme dispositif « machinant » qui convie le spectateur à élargir la nature25.

Elle reste précisément comme machine d’abord pour des raisons de statut et d’intelligibilité. A l’instar de la mécanique et de l’optique, claire et distincte au sens classique et non « truc » opaque, la musique est par elle-même un phénomène naturel « simple et facile », entièrement intelligible que Rameau, à la même époque, théorise sous le régime de la science moderne – aussi d’Alembert parle-t-il de lui comme du « Descartes de la musique ». C’est à la fois une critique (Rameau n’a-t-il pas, comme Descartes, forgé un « roman » ?) et un éloge : il a rendu le champ musical homogène à celui de la physique moderne en le mécanisant.

Ensuite, il s’agit bien d’une machine au sens esthétique du terme, produisant l’effet esthétique fondamental qui désempare, désenvoûte, réenchante, inquiète et rafraîchit tout à la fois l’expérience perceptive en la rendant à son autonomie, en faisant d’elle un objet libéral. Car si l’art a pour effet de montrer dans et par le sensible (ce qui le différencie fortement de la science) ce qui ne se voit ni ne s’entend jamais, de remonter à l’invu et à l’inouï, il ne peut procéder à cette opération de mise en déroute reconstituante qu’en recourant sinon à des machines au sens ordinaire du terme, du moins à une forme de machination.

L’instrument de musique, qui fait entendre par définition un son qui n’existe pas autrement ni ailleurs que par cette opération de production du son pour lui-même, est à cet égard une machine acoustique produisant un double effet. Non seulement il fait entendre l’inouï, une sonorité telle qu’elle s’arrache par son timbre même à l’univers sonore ordinaire : on n’a jamais rien entendu de pareil, et ce qui est le plus étonnant, c’est que l’enchantement se produit à chaque fois que la musique est bien jouée – par bonheur, on ne s’y habitue pas ! Mais encore il produit le son pour lui-même, et non en relation à la cause qui l’émet, et par conséquent il invite l’oreille à le traiter comme un objet en soi : il le désindicialise et le soustrait à l’univers finalisé où le son n’est ordinairement que le signe qu’« il se passe quelque chose ». L’instrument est alors une machine esthétique du fait qu’il promeut le son musical à son autonomie. Il n’est alors en relation qu’avec lui-même (c’est-à-dire avec d’autres sons de même nature), ce qui autorise une définition suffisante de la musique : un ensemble sonore tel qu’on sait, dès qu’on l’entend, que les sons sont émis pour eux –mêmes et n’ont de relation qu’avec eux-mêmes, ce qui requiert de l’oreille une écoute structurale fondée sur ces relations. Où l’on voit, si on veut suivre le raisonnement jusqu’au bout, que la machine minimale (ou l’instrument minimal) pour que de la musique soit possible n’est autre qu’une position d’écoute : c’est une oreille décidée à déconnecter ce qu’elle entend des causes ordinaires qui produisent le son – il n’y a rien de plus abstrait que la musique concrète.

On m’objectera peut-être que l’opéra merveilleux réinjecte pour sa part le son musical dans un monde où il signale souvent un autre que lui-même : l’arrivée de Mercure, la descente d’Apollon, le souffle de Borée, la démence d’Atys, le frémissement des chênes sacrés de Dodone…. Cette objection est une variante de la haine de l’opéra par amour de la musique : l’opéra vulgariserait et prostituerait le son musical en le ramenant à une fonction signifiante ordinaire, il l’assujettit. Or dans le cas précis de l’opéra merveilleux, l’objection ne vaut pas, du fait qu’elle met les choses à l’envers : on a vu tout à l’heure que, précisément, sans musique le merveilleux ne serait pas lui-même, il n’aurait même pas de substance. Comme le disent maintes répliques qui marquent l’entrée d’un phénomène ou d’un personnage merveilleux : « Mais quels sons se font entendre ? » : il ne s’agit pas d’un simple effet d’annonce, qui serait particulier, contingent, et pour tout dire « spécial », c’est bien au contraire le dispositif merveilleux lui-même, qui par cette voie, prend corps et fait sentir sa présence. La musique est ici l’archétype de toute machination merveilleuse – qui à son tour renvoie à l’idée de toute machination esthétique, de toute opération productrice de ce que Valéry appelait un « univers poétique »26, opération qui est incluse au sein même de la chose produite. En l’occurrence, elle n’est pas une conséquence ou un simple outil27 dont le merveilleux s’emparerait, mais elle est au contraire au principe de sa phénoménalité comme mon corps est au principe de la mienne, et c’est parce qu’il est merveilleux que l’opéra de l’âge classique la fait entendre continuellement.

On mesure alors la distance qui sépare cette pensée d’une pensée des effets spéciaux : se demander comment faire crier King-Kong ou mugir un dinosaure et n’envisager à cet effet que l’hypothèse du bruitage (ou du bruit numérique)28, c’est effectivement se borner à une technique « spéciale » et par définition asservie. Or la musique d’opéra, qu’il soit ou non merveilleux, n’est pas spéciale, elle est véritablement générale. Cela fait qu’elle ne peut pas y devenir une technique, et encore moins un procédé, mais qu’elle y est toujours un art autonome.

Notes

1– Texte publié dans Regards sur la musique au temps de Louis XV, textes réunis par Jean Duron (Centre de musique baroque de Versailles), Mardaga, 2007, p. 141-158.

2– D’après les questions soulevées par l’abbé Dubos dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris : ENSBA, 1993 (Paris : Pissot, 1719 et 1770), Ire partie, Section 45 « De la musique proprement dite », p. 154-155. On peut s’amuser de les voir posées presque dans les mêmes termes par Réjane Hamus-Vallée dans un chapitre de son ouvrage Les effets spéciaux, Paris : Cahiers du cinéma, CEREN-CRDP, 2004, p. 78 : « Comment faire crier King Kong ? Quels bruits peuvent produire des dinosaures ? » – la différence notable étant que dans ce dernier cas la musique est a priori exclue au profit exclusif des bruitages.

3 – Louis de Cahusac, Traité historique de la danse (la Haye: Neaulme, 1754), éd. J.N. Laurenti, N. Lecomte et L. Naudeix, Paris/ Pantin : Desjonquères / CND, 2004.

4 -Abbé Charles Batteux, Les Beaux Arts réduits à un même principe, (Paris : Durand, 1746), éd. J.R. Mantion, Paris : Aux amateurs de livres, 1989.

5 – Gabriel Bonnot de Mably, Lettres à Mme la marquise de P*** sur l’opéra, Paris : Didot, 1746.

6 – Corneille, Premier discours (De l’utilité et des parties du poème dramatique), dans Trois Discours sur le poème dramatique, éd. M. Escola et B. Louvat, Paris : GF, 1999, p. 82 ; commentaire du vers 123 de l’Art poétique d’Horace.

7 – Ainsi qu’on le verra dans Idomeneo de Varesco-Mozart (1781) où le protocole du merveilleux classique est ignoré. Cela l’oppose fortement à l’Idoménée de Danchet-Campra (1712).

8 – Corneille, Discours de la tragédie…, op.cit.., p. 125.

9 – Série télévisée de Gene Roddenberry (1966-1969) qui a inspiré le film de Robert Wise en 1979.

10 – J’emprunte l’expression à l’analyse de la peinture hollandaise par Hegel, Esthétique, IIe partie, Sect. III, chap. 3 (trad. Bénard revue par B. Timmermans et P. Zaccaria, Paris : Le Livre de poche, 1997, vol. I, p. 732 et suiv.).

11 – On pense notamment aux arguments philosophiques par lesquels Hegel, dans l’Introduction de son Esthétique, s’en prend à la thèse de « l’art comme évasion », montrant en quoi elle nie la liberté de l’art en l’assujettissant à une fonction servile, mais aussi en quoi la catégorie d’évasion elle-même est une forme de non-liberté.

13 – Voici la description qu’en donne Pascal Pinteau dans son livre Effets spéciaux : un siècle d’histoires, Genève : Minerva, 2003, p. 32-33 : [le décor est constitué par des maquettes] « Fritz Lang souhaite insérer des images de ses comédiens dans ces miniatures. Le chef opérateur Eugen Schüfftan met alors au point le procédé qui portera son nom. Il place une vitre à un angle de 45° entre la caméra et la maquette de gratte-ciel. Il délimite le contour d’un balcon ou d’une fenêtre en regardant dans le viseur de la caméra. Il reporte ensuite ce contour sur un miroir qu’il décape à l’acide nitrique pour retirer toute la couche argentée à l’extérieur de son tracé, et le place à 45° devant la caméra. La petite partie du miroir qui subsiste sur la vitre transparente joue alors un double rôle : elle cache un segment de la maquette et reflète une image. Schüfftan place des comédiens à l’autre bout du plateau, à une dizaine de mètres de distance, afin qu’ils se reflètent dans le petit miroir. Il réalise ainsi un trucage d’excellente qualité, qui intègre les acteurs dans la maquette. »

14 – Pascal Pinteau (ibid.  p. 395) le décrit ainsi : «  Anderson pouvait employer un simple fondu-enchaîné pour représenter la téléportation, mais il veut mettre au point un trucage qui deviendra une des références visuelles de Star Trek. Il filme d’abord les comédiens qui prennent place sur les plots du téléporteur. Il leur demande de rester figés puis ferme progressivement le diaphragme de la caméra pour obtenir un fondu au noir. Les comédiens quittent le décor, qui est filmé une seconde fois vide. Anderson se sert alors d’une copie du négatif pour dessiner des caches des silhouettes des acteurs. Ces contours noirs sur fond blanc sont filmés pour générer un contre cache négatif : des silhouettes blanches sur un fond noir. Anderson filme alors des paillettes d’aluminium qu’il disperse dans un faisceau lumineux très intense. La tireuse optique lui permet d’incruster les images des paillettes argentées dans les contours des silhouettes grâce au cache obtenu précédemment. L’effet de scintillement apparaît et disparaît pendant le fondu-enchaîné. L’un des trucages les plus célèbres de la télévision est né. ».

15 – Il va de soi que notre classification en est une parmi d’autres. Réjane Hamus-Vallée en rappelle d’autres dans son livre Les effets spéciaux (voir référence note 2), p. 6-8. Dans ses Essais sur la signification du cinéma (t. 2, « Trucage et cinéma »), Paris : Klincksieck, 1973, Christian Metz distingue entre trucages imperceptibles, trucages visibles et trucages invisibles. Sa grille repose sur le degré d’illusion produit sur le spectateur, toutes techniques confondues. La nôtre repose sur le type d’intelligibilité du procédé.

16 – Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), Premier soir.

17 – Descartes, Principes de la philosophie, IV, art. 203, éd. Adam-Tannery, Paris : Vrin, 1996, IX, p. 321-322.

18 – D’Alembert, Essai sur les éléments de philosophie (1759), chap. XVII, Paris : Fayard-Corpus, 1986, p. 150.

19 – Jean-Pierre Cavaillé, Descartes, la fable du monde, Paris : Vrin / EHESS, 1991, p. 199.

20 – Dans un ouvrage plus ancien, Ferdinand Alquié explique en quoi  la « déréalisation du monde est la condition de son explication » : La Découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, Paris : PUF, 1991 (1950), p. 115. Sur cette question de la fiction cartésienne, on consultera aussi Sylvie Romanowski L’illusion chez Descartes, Paris : Klincksieck, 1974.

21 – Descartes, Principes de la philosophie, IV, art. 1, éd. Adam-Tannery, Paris : Vrin, 1996, IX, p. 101. Je remercie Bernard Joly de m’avoir communiqué son texte inédit « La science de Descartes : un roman ? » dont je m’inspire ici librement et à qui je dois une grande partie des références citées. Sur la puissance du modèle de l’imitation mécanique, voir Jean-Pierre Séris « Descartes et la mécanique », Bulletin de la Société française de philosophie, 1987, 81, 2, notamment p. 52-54.

22 – Descartes, Principes IV, 204, ibid. p. 322.

23– Je me permets, pour me dispenser de développer cette thèse, de renvoyer à mes livres Poétique de l’opéra français (Paris : Minerve, 2006 2e éd.) et Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004).

24 – Représentant sensible bien sûr, et dont les propriétés ont quelque chose de mécanique. Voir Jean-Claude Milner, « La machine du vers », Papiers du Collège international de philosophie, n° 16, 1993, p. 55-63.

25 – Or c’est précisément ce qu’a fait, et de façon explicite, Jean-Marie Villégier dans sa célèbre mise en scène d’Atys : suppression des machines. Ce qui n’a nullement supprimé le merveilleux, présent par la musique et par les lumières : démonstration éblouissante établissant que le schème mécanique admet pour degré zéro un schème optique-acoustique. On conservera ici néanmoins la notion de schème mécanique parce qu’il signale un type d’intelligibilité et parce qu’il fonde le concept de machine comme fonctionnement autonome (voir la note 26).

26 – Paul Valéry, « Poésie et pensée abstraite », Variété ; Théorie poétique et esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard La Pléiade, 1957, p. 1326 et suiv.

27 –  Rappelons l’une des différences principales entre l’outil et la machine : l’outil ne fonctionne que par une habileté extérieure qui le met en mouvement et en œuvre  (une technique jointe à une personne, l’ouvrier) ; la machine au contraire inclut tout ou partie de la technique dans sa matérialité, elle tend vers l’automate.

28 – Voir la note 2.

© Editions Mardaga 2007, Mezetulle 2007.

Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté

On ne peut pas balayer d’un revers de main Les Femmes savantes au prétexte qu’il s’agirait d’un ouvrage daté développant des thèses archaïques sur la condition féminine. Le malaise qui nous saisit encore aujourd’hui lorsque nous voyons cette pièce touche un point plus profond. En articulant la question du savoir à celles du mariage et de la maternité, Molière rencontre le problème non résolu d’une assignation réduisant des femmes à la fonction de reproduction1.

Lorsqu’on vous serine à longueur de journée et toute votre vie que votre intériorité est constituée et épuisée par la fonction de reproduction, comment conquérir la liberté ? Aujourd’hui encore, où l’enfantement est présenté comme le nec plus ultra de l’accomplissement féminin (comme s’il fallait sexuer l’accomplissement), on pardonne difficilement à une femme de se soustraire à la maternité par amour de la liberté, dont le savoir est une figure. Les religieuses mises à part, seules celles qui ont payé leur tribut à la reproduction échappent à la pression sociale : on ne leur fait pas grief de leur liberté, car elle est contemporaine d’un déclin qui de toute façon les place hors du circuit de la reproduction.

Mariage, enfantement, savoir

Par opposition à la tragédie, la comédie est « bourgeoise » et non pas héroïque. Nombre de comédies de Molière ont pour enjeu le mariage2, traitant la contradiction entre le vœu des amants et la pression sociale. L’exemple des Femmes savantes illustre bien cette fonction de compromis. Chrysale y affirme de façon dérisoire l’autorité du chef de famille, et sa volonté finalement n’est autre que celle de Henriette qui aime et épouse Clitandre. La volonté intérieure et libre des deux amants prend comiquement la forme extérieure de l’autorité paternelle : Chrysale (V, 2) feint d’imposer à sa cadette ce que précisément elle désire le plus au monde.

Cependant, la question du mariage masque un enjeu plus fondamental touchant l’accès au savoir dans la mesure où il est affecté par la question de la maternité et de la différence des sexes. Cela fait des Femmes savantes une des pièces les plus énigmatiques de Molière. D’un côté, la question de la maternité est évidemment liée à celle du mariage, à tel point qu’elle coïncide avec elle, du moins au XVIIe siècle : les suites du mariage, ce sont un ménage et des enfants. De l’autre, elle engage la question du savoir du fait que la reproduction est un problème de matière : elle suppose une pensée du corps, puisqu’elle est une fonction du corps.

Tout cela est déjà dit dans la scène d’exposition, où les deux sœurs Armande l’aînée et Henriette la cadette défendent des positions divergentes aussi bien sur le mariage que sur l’enfantement et la relation des femmes au savoir.

Les suites de ce mot, quand on les envisage
Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;
Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner.

Voilà justement qui blesse la pensée d’Armande : « un idole d’époux et des marmots d’enfants ».

Il suffit de parcourir trois moments de la scène pour voir apparaître le lien entre la question de l’enfantement avec celle du mariage (cela n’a rien d’étonnant) mais de façon plus significative avec celle du savoir. C’est du lien mariage/maternité/savoir, on le verra, que découle la distribution des personnages et particulièrement celle des trois « Femmes savantes », Philaminte, Bélise et Armande.

Je viens de citer le premier moment : Henriette « envisage » les enfants comme des suites naturelles du mariage.

Le second est la théorie d’Armande. Elle est obligée de construire une théorie, puisqu’elle défend une position qui ne va pas de soi. Cette théorie, inspirée de la thématique précieuse, avance un dualisme radical entre l’esprit d’une part, « les sens et la matière » de l’autre. Armande s’appuie sur ce dualisme pour fonder une morale qui condamne comme « dégoûtant » l’attachement au corps, attachement « grossier » qui sera plus tard (IV, 2) nommé par une concentration étonnante de langue, « les nœuds de la matière »3 – ce sont aussi ceux du mariage, du passage à l’acte sexuel et la formation inévitable des suites matérielles de celui-ci c’est-à-dire un embryon noué pendant neuf mois d’indisposition au corps de la femme, dont il faudra accoucher au péril de sa vie, mais qui restera même après cette délivrance comme un nœud, un fil à la patte, un « marmot d’enfant ». Je ne noircis nullement le tableau, ne faisant que reprendre les descriptions du mariage et de la maternité que l’on trouve dans la littérature précieuse. Henriette avance au contraire l’idée d’une distribution naturelle des personnes, les unes étant vouées au corps, les autres à l’esprit. Au -delà des personnes expressément visées par Henriette, c’est bien la distribution sociale des sexes qui est concernée, présentée comme issue des justes règlements du Ciel.

Le troisième moment est l’examen d’un « cas », celui de Philaminte, la mère des deux filles. Ce cas est très intéressant, puisque chacune des sœurs y trouve son compte. Philaminte est un bel esprit qui cultive ses talents intellectuels, mais elle a malgré tout consenti aux « nœuds de la matière » en se mariant et en ayant deux enfants. Philaminte est le personnage glorieux de la pièce. N’a-t-elle pas déjà tout ? L’amour, car il ne fait pas de doute que Chrysale l’aime ; les enfants ensuite. Mais elle a aussi le savoir, dont elle fait un usage raisonné, comme on le voit par le dénouement de la pièce. Ce parcours sans faute fait d’elle un quasi-homme, sur le modèle de certaines sociétés primitives qui promeuvent les femmes ménopausées à un statut viril. Du reste, on peut supposer que Philaminte ne s’adonne au savoir que depuis que ses filles sont élevées, ou pour le dire avec plus de force matérielle, depuis qu’elle a le droit d’être stérile.

Ma thèse est que la question de la stérilité féminine, subie (Bélise), décrétée (Armande) ou conquise (Philaminte) permet de décliner non seulement la position sociale de chacune des Femmes savantes, mais qu’elle permet de les situer en tant qu’elles se veulent savantes : elle détermine la relation qu’elles ont au savoir, qui n’est pas la même dans les trois cas. Ce qui les rattache à la question de l’infécondité est aussi ce qui les rattache au savoir, de sorte que la position à l’égard des « nœuds de la matière », entendus au sens d’une relation à la stérilité, est aussi une relation au savoir. La question n’est pas nouvelle sans doute, mais elle est encore de nos jours loin d’être épuisée.

Reproduction et maternité : extériorité, intériorité ou inclusion

Des trois moments initiaux où apparaît explicitement le problème de l’enfantement, c’est le second qui aborde la question du savoir dans une fonction autre qu’ornementale.

En effet, la théorie d’Armande tient que la reproduction est liée au corps. Mais le corps, en tant qu’il est objet de savoir, pose une question qui relève à la fois de la physique et de la morale – c’est tout simplement une des questions articulées par le matérialisme classique. Quelle position pouvons-nous et devons-nous prendre vis-à-vis de notre propre corps, étant donné que celui-ci est matière ? On voit immédiatement que les voies philosophiques du dualisme et du monisme sont ouvertes. Mais elles s’ouvrent de façon dramatique, et elles vont donner un philosophème à l’opposition homme / femme.

La division homme / femme se clive à la faveur d’un paradoxe. Si le corps est purement matériel, les conséquences ne sont pas les mêmes selon qu’on est un homme ou une femme. De façon paradoxale, la pure extériorité du corps assure une fonction libératrice pour les hommes, si l’on regarde le problème sous l’angle de la reproduction. En effet, les hommes possèdent leur corps dans la reproduction sous la forme d’une quasi-chose. Mais inversement c’est comme chose investie et incluse en elles que les femmes vivent cette extériorité. Alors que les hommes vivent l’extériorité du corps de la reproduction sous forme d’extériorité, les femmes la vivent sous forme d’inclusion. Et cette inclusion va faire qu’on les oblige à vivre une extériorité comme leur étant intérieure : l’extériorité constitue bientôt leur intériorité – c’est du moins la position qui leur est assignée : « puisque la fonction reproductrice vous est intérieure, alors que votre intériorité se réduise à cette inclusion ». L’inclusion est convertie en intériorité de sorte que l’intériorité des femmes est une intériorité extérieure, matérielle et pour tout dire inférieure…

Le paradoxe de ces entrecroisements entre intériorité, extériorité et inclusion se redouble d’un paradoxe politique que Françoise Héritier a analysé dans son étude Masculin/féminin, la pensée de la différence4 et dont on voit dans Les Femmes savantes une version qui, pour être classique, n’en est pas moins anthropologiquement homogène à ce qui s’observe chez tous les autres peuples et à toutes les époques. En effet cette libération (côté masculin) et cet asservissement (côté féminin) sont inversement proportionnels à la puissance reproductrice (ou plutôt à ce que j’appellerai la puissance porteuse) attribuée à chacun des sexes. Plus cette puissance est grande, et plus il faudra pour la contrôler la mettre sous tutelle : pour s’approprier la puissance porteuse des femmes, les hommes n’ont pas d’autre solution que de s’approprier le corps de celles-ci du moins durant le temps de leur fécondité en vouant les femmes à la reproduction et en les détournant de tout autre intérêt. On voit que la question est loin d’être résolue surtout lorsque les femmes s’agrippent à cette puissance primitive.

Le dualisme des Femmes savantes est-il un cartésianisme ? 

Traduit en termes philosophiques classiques, le problème prend la forme d’une discussion sur le dualisme. Les Femmes savantes reviennent sans cesse sur la distinction esprit / sens, esprit / matière, âme / corps, distinction qu’elles tranchent toujours en termes de séparation et d’opposition. Dès la première scène, ce thème philosophique est énoncé, Armande  utilisant le dualisme pour exhorter Henriette à suivre son exemple et celui de Philaminte :

Et, traitant de mépris les sens et la matière,
A l’esprit comme nous donnez-vous tout entière.

En face des Femmes savantes, on remarquera que Trissotin et Vadius se gardent bien d’exprimer une position philosophique relative à cette question brûlante : ils sont cantonnés dans l’ordre de l’érudition, des belles-lettres, et n’abordent jamais la philosophie première. C’est plutôt du côté de Clitandre qu’il faut regarder pour avoir la réplique philosophique à ce dualisme : Clitandre défend, sinon un monisme matérialiste, du moins une philosophie de l’union étroite entre l’âme et le corps5 . L’opposition homme / femme recevrait donc dans Les Femmes savantes sa traduction philosophique sous la forme de l’opposition entre le dualisme cartésien et un matérialisme à modèle gassendiste, dans laquelle Molière, par ailleurs traducteur de Lucrèce, prendrait parti en faveur de Gassendi. Tout cela est connu, et même si cette thèse est certainement vraie, une telle lecture n’éclaire pas entièrement le texte.

En effet, la réduction de la position théorique des Femmes savantes à la doctrine cartésienne ne tient pas sur l’ensemble de leurs propos.

Le dualisme des Femmes savantes est radical. S’appuyant sur la distinction des substances (pensante et étendue), elles en tirent argument d’abord pour interpréter cette distinction en termes de séparation, ensuite pour forger une morale qui écarte l’idée d’union de l’âme et du corps et qui évacue toute question relative à ce sujet comme résolue d’avance. Donc, même si elles ont lu les Méditations métaphysiques, elles n’ont guère étudié la Sixième, pourtant la plus intéressante sur le sujet qui les hante. On pourrait faire la même remarque s’agissant des Passions de l’âme, lecture qui en principe aurait dû enflammer la belle et hautaine Armande.

On pourrait objecter que c’est leur demander beaucoup. Mais lorsqu’on lit de près la grande scène du sonnet (III, 1 et 2) où les questions théoriques sont abordées, on s’aperçoit que le degré de connaissance des Femmes savantes est assez étendu en matière de physique et de philosophie cartésiennes ; compte tenu du parti-pris comique, Molière leur fait dire assez peu de bêtises.

Il résulte de cette impasse sur la question de l’union de l’âme et du corps un durcissement (comique) de la doctrine dualiste, qui se transforme en forteresse de l’esprit, où les Femmes savantes établissent leur siège.

Par ailleurs, lorsqu’elles soutiennent des positions dualistes radicales, les Femmes savantes font main basse sur tout ce qui leur vient à l’idée. Il en va ainsi de la revue éclectique des penseurs de l’antiquité jusqu’au XVIIe siècle au cours de laquelle des choses étranges sont récupérées. Certes, le fait que Philaminte se tourne vers les « abstractions » du platonisme n’est pas étonnant, mais Armande avoue un goût plutôt déplacé :

Epicure me plaît, et ses dogmes sont forts.

Elle ne peut pas ignorer, et encore moins Molière le traducteur de Lucrèce qui la fait parler, le matérialisme épicurien. Du reste Bélise s’en rend compte, qui enchaîne fort justement :

Je m’accommode assez pour moi des petits corps ;
Mais le vuide à souffrir me semble difficile,
Et je goûte bien mieux la matière subtile.

Un autre passage (IV, 1) peut susciter un certain étonnement si l’on s’en tient à la thèse d’un cartésianisme strict et durci. Philaminte accommode Aristote de façon assez bizarre en commettant un énorme contresens qui ne pouvait échapper à personne. On doit en conclure que ce contresens est volontaire. En parlant de Henriette, qui refuse de lui obéir et préfère suivre les directives de son père, elle déclare :

Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux
Les droits de la raison soumettent tous ses vœux,
Et qui doit gouverner, ou sa mère ou son père,
Ou l’esprit ou le corps, la forme ou la matière.

Cette inversion manifeste des rôles sexuels dans l’institution ainsi que dans la théorie aristotélicienne, et qui entremêle philosophie ancienne et philosophie moderne dans un étonnant raccourci, a trois vertus.

Elle est drôle parce que, précisément, tout est mis sens dessus-dessous. En outre ce comique vient du  caractère volontaire de l’inversion ; on peut supposer que Philaminte sait ce qu’elle dit. Dans ces conditions, on voit que la victime de ce tour de passe-passe n’est autre que le pauvre Chrysale, réduit à la matière, au corps, c’est-à-dire à l’inertie qui le caractérise. Le chassé-croisé théorique de Philaminte est un mot d’esprit, qui dit une vérité sur son mari. La troisième vertu de cette bizarrerie n’est pas comique, mais théorique : elle ramène la question de la différence homme / femme dans le couple marié à celle d’une doctrine fondamentale relevant d’une partition philosophique, le contresens ayant pour effet de rendre celle-ci d’autant plus remarquable qu’elle inverse la partition traditionnelle. On ne peut mieux dire que la question première est celle du corps.

Le savoir comme vie parallèle

Un dernier argument permet de penser que l’enjeu philosophique des Femmes savantes ne se réduit pas à l’opposition entre cartésianisme et gassendisme. Les personnages défendent une conception encyclopédique du savoir et de sa diffusion sociale qui n’a rien à voir avec un ordre des raisons. Elles adhèrent à la conception mondaine d’un développement social des lettres et des sciences qui leur est donnée par le modèle des salons précieux – modèle à vrai dire un peu dépassé en 1672 mais attesté par le personnage de Trissotin et surtout celui de Vadius inspiré de Gilles Ménage. Mais ce modèle précieux, relayé par les salons littéraires et philosophiques du XVIIe siècle, donnera toute sa mesure au début du XVIIIe siècle. Ce qui est décrit dans les scènes 1 et 2 de l’acte III, c’est la mise en place d’une république des lettres et des sciences, un rassemblement de beaux esprits que Philaminte conçoit sous la forme institutionnelle d’une académie mixte.

On peut parler d’une conception libérale du savoir qui s’incarne socialement dans le salon et institutionnellement dans l’académie savante. Le champ de cette conception couvre la totalité du savoir, où il faut inclure en bonne place l’érudition littéraire, la grammaire et la poésie, qui se conjuguent avec les sciences et la philosophie. Le programme de Philaminte est explicite : on y réunit « ce qu’on sépare ailleurs », les belles-lettres, les beaux-arts, les sciences et la philosophie, mais aussi les hommes et les femmes. La conjugaison de cette large extension n’est pas située dans un projet organique cartésien où les disciplines s’entresuivraient de façon déductive, mais dans un projet à proprement parler pratique. C’est une pratique du savoir, une morale des relations entre le savoir et ceux qui s’y adonnent, qui fonde la cohérence du projet de Philaminte laquelle exprime à travers son attachement au savoir le goût pour un certain mode de vie.

Si le dualisme est certes un des enjeux intellectuels de la pièce, on ne peut donc pas soutenir que la question du dualisme cartésien y soit décisive. C’est plutôt un dualisme moral qui intéresse les Femmes savantes. Se dégage de cette grande scène avec Trissotin un attachement passionné à une forme de rapport au savoir, un rapport qui les fait vivre toutes les trois, une véritable morale puisqu’il s’agit d’un rapport au savoir qu’elles jugent émancipateur. Les Femmes savantes misent sur le savoir pour s’élever. Mais il faut oser aller jusqu’à l’extrême pointe de cette idée : s’élever, s’émanciper, ce n’est pas possible réellement pour elles puisque tous les chemins leur sont fermés. Il ne leur reste, pour vivre vraiment, pour vivre autre chose que les grossesses et l’obéissance, qu’une vie fictive.

Ce qui est décrit alors, c’est un rapport au savoir qui se constitue en vie parallèle, chose qui n’échappe pas à Chrysale dont le grief principal est que sa femme, sa soeur et sa fille vivent ailleurs que dans le réel de la maisonnée. On voit bien que ce rapport au savoir a les fonctions d’une vocation. Les plaisirs de la conversation, du salon, de la lecture, de la controverse, la formation d’un commerce où des sujets libres et égaux se mettent en rapport, tout cela est pathétiquement et comiquement mis en scène dans la discussion autour du sonnet et dans la dispute Trissotin-Vadius.

A quoi une femme peut-elle bien se vouer, si elle rejette la vocation prétendument naturelle qu’on lui assigne ? Ou plutôt que lui est-il permis de souhaiter pour sa vie si elle se soustrait à la fécondité ? Il n’y a guère que trois points de fuite : la lecture de fiction, la vocation religieuse, l’addiction au savoir6. Des trois, seule la seconde est entièrement acceptable parce qu’elle soumet l’opération de soustraction à un contrôle social. La première, bien que condamnable moralement7, est aménageable socialement. En revanche s’adonner au savoir, c’est opérer la soustraction de manière inadmissible moralement (les effets en sont une parfaite égalité entre hommes et femmes, comme on le voit dans la scène du sonnet) et surtout incontrôlable socialement, car l’auteur de la décision échappe à toute autorité par la nature même de cette décision. On s’adonne au savoir non pas pour se donner, mais pour se reprendre. Mais l’opération n’est pas sans risque, puisqu’il faut, du moins dans l’analyse qu’en font nos trois Femmes savantes, la payer par un dualisme radical qui congédie, avec « les nœuds de la matière », l’intégralité du corps.

Distribution des trois Femmes savantes. L’abîme du corps

Le problème du rapport au savoir comme forme pratique et fictive de conquête de la liberté réunit les trois Femmes savantes. Mais à l’examiner de près, il permet d’expliquer de façon plus fine la position de chacune d’entre elles en tant qu’elle se distingue des deux autres. Le vœu du savoir se décline selon la nature de la soustraction à la fécondité. Cette déclinaison fait finalement apparaître un point problématique, une sorte de dysfonctionnement : le cas d’Armande, qui se posera alors comme un cas crucial engageant le problème du corps.

La différenciation des Femmes savantes s’effectue facilement si on se pose la question de leur distribution sur la chaîne sociale de la fécondité réglée par le mariage. On obtient de la sorte une répartition non seulement des trois Femmes savantes, mais aussi des deux autres personnages féminins de la pièce, Henriette la cadette et Martine la servante pour lesquelles la question du mariage est explicitement abordée. Le tableau suivant montre cette répartition, et permet de comprendre pour chaque catégorie et pour chaque cas un type de rapport au savoir.

Bélise adopte une conception du savoir qu’on pourrait qualifier d’esthétique, fondée ici sur une thématique précieuse. Ne pouvant plus rien espérer, privée de toute reconnaissance sociale, elle ne peut que se tourner vers une vie fictive, par procuration. Rien d’étonnant à ce qu’elle mette en avant une forme romanesque de cartésianisme. Cependant tout un aspect du personnage échappe complètement au cartésianisme. En effet, elle est insensible à tout ce qui peut se présenter comme évidence et totalement inaccessible à la preuve8.

Philaminte, jouissant d’une reconnaissance sociale maximale, ayant payé son tribut au mariage et à l’enfantement, règne sur toute la maisonnée autant que sur l’activité intellectuelle qui s’y déploie. Aussi sa conception du savoir est-elle programmatique et politique. C’est elle qui tient salon et qui arbitre. Elle théorise cette position mondaine par un projet d’académie qui n’a rien d’utopique. Par ailleurs, Philaminte est la femme de l’évidence et de la fermeté d’âme. Elle se rend à la preuve de l’imposture de Trissotin et fait face aux mauvaises nouvelles de façon étonnante. Elle pratique vraiment ce qu’elle prétend.

Situées de façon symétrique sur l’axe de la distribution matrimoniale et par rapport à la question de l’enfantement, les deux belles-sœurs ont aux yeux de l’opinion (par exemple aux yeux de Clitandre) un point commun : bien qu’il soit très fort, leur rapport au savoir est excusable parce qu’il n’est pas en mesure de les soustraire à la reproduction, vu leur âge et leur position dans la chaîne des générations.

Il en va tout autrement d’Armande. La version du savoir qu’elle revendique n’est pas romanesque comme celle de Bélise ; elle n’est pas non plus ouverte et éclectique comme la république des lettres de Philaminte. C’est un curieux mélange de dogmatisme sectaire et d’hésitations, de contradictions surtout dans le domaine moral.

La plus éclatante de ces contradictions, qui soutient toute une partie de l’intrigue, est sa conception de l’amour. Ces « nœuds de la matière » si dégoûtants en général lui semblent en effet surmontables s’agissant de Clitandre en particulier. Mais elle exige de son amant de telles épreuves, une telle « subtilisation » amoureuse qu’elle finit par le lasser et qu’il se détourne de sa « folle fierté ». Il faudrait, pour la satisfaire, que le rapport amoureux soit dans un état perpétuel de préliminaires : on reconnaît ici la conception précieuse de l’amour qui va jusqu’au refus du contact matériel.

Empêtrée dans ses contradictions dont elle finit par devenir la victime, Armande se réfugie donc, non pas dans une fiction romanesque dont elle n’a que faire, ayant encore la vie devant elle, mais dans un dualisme rigide et dogmatique : une vie sans corps, mais tout de même une vraie vie, croit-elle, parce que sans corps. Ainsi sa position se construit par une rationalisation pathétique.

Avec le personnage d’Armande nous sommes ramenés de façon douloureuse à la question du corps. Aux yeux d’Armande, le corps fait obstacle à la vraie vie, à une vie libre, parce qu’il est le lieu de l’assujettissement dans le mariage et de l’aliénation à la fonction reproductrice. Le problème se présente à travers elle, brillante jeune fille qui devrait en principe se marier la première puisqu’elle est l’aînée, dans toute sa virulence. On voit bien dans son cas qu’une vie contemplative sous la forme d’une passion libérale pour le savoir est inexcusable parce que cette passion pourrait bien avoir pour condition un renoncement au corps de la maternité. Se soustraire au mariage et à la fécondité au motif de la liberté n’est pas admissible. Cela explique en partie l’échec d’Armande et le caractère pathétique du personnage. On comprend bien à la fin de la pièce qu’elle n’a plus devant elle que deux voies : la folie douce (comme Bélise) ou le couvent.

L’échec d’Armande et l’aporie de la conquête de l’intériorité

Mais l’échec d’Armande a quelque chose de plus profond que cette pathétisation tenant à sa destinée sociale. Après tout, cela ne nous toucherait que modérément si nous pouvions nous dire : c’était ainsi au XVIIe siècle. Or nous sentons bien que l’enjeu est plus poignant.

Armande n’échoue pas uniquement sur un plan social. La position philosophique relative à la séparation radicale matière/esprit, corps/âme qu’elle croit devoir adopter la conduit à une tragédie, et Clitandre est pris lui aussi dans cette conséquence tragique pour des raisons analogues. La grande scène 2 de l’acte IV qui oppose les deux anciens amants est une scène de torture mutuelle dont l’instrument est la question du dualisme et du matérialisme. Les discours que l’un et l’autre tiennent au sujet du corps sont nécessairement objets de malentendus parce que l’un et l’autre ne parlent pas du même corps.

Armande est incapable d’entendre le matérialisme de Clitandre (« j’en veux à toute la personne ») sur le mode de la galanterie : elle n’y voit qu’obscénité. Son dualisme rigide la rend sourde à tout autre discours du corps que celui d’un mécanisme réducteur. Clitandre de son côté ne sait pas (ou ne veut pas) se faire entendre : il n’atteint pas le niveau qui sera quelques années plus tard celui de Fontenelle dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, capable de faire une leçon de physique pour faire la cour à une femme. Cette figure d’homme à la fois savant et galant fait cruellement défaut dans la pièce. Par ailleurs, le discours du plaisir est trop faible pour réintroduire la dimension du corps comme légitime aux yeux des Femmes savantes : elles le considèrent comme un piège, un cheval de Troie de l’asservissement.

Lorsque Clitandre dit « je veux votre corps parce qu’il est votre personne », Armande comprend « il n’en veut qu’à mon corps parce qu’il ne me regarde pas comme une personne mais comme un réceptacle à faire des enfants ». Dès lors, la difficulté est sans remède et Armande n’a plus d’autre recours que de s’enfermer dans un dualisme qu’elle durcit à l’envi. Sans doute (faisons ce crédit à Clitandre) Armande se trompe-t-elle, mais ce durcissement idéologique en dit long sur le traitement de la différence des sexes face à la reproduction ; il n’esquive pas le problème de la gestion de la fécondité et montre bien que la question du plaisir lui est subordonnée. Cette gestion de la fécondité, rappelons-le en nous éclairant des travaux de Françoise Héritier cités plus haut, a toujours reposé d’une manière ou d’une autre sur l’extériorité par rapport au corps masculin et sur l’inclusion par rapport au corps féminin.

Or toute la question est de savoir si cette inclusion doit être pensée comme intériorité du point de vue philosophique. Si on répond « l’inclusion des gamètes et de l’embryon fécondé dans l’un des corps sexués détermine l’identité des femmes et constitue, même partiellement, leur intériorité », alors les Armandes seront toujours perdantes, obligées pour reconquérir une véritable intériorité de renoncer à la vie matérielle et de rationaliser ce renoncement dans un dualisme intenable.

La pièce s’engouffre donc dans une aporie qui est loin d’être réglée aujourd’hui. La pensée philosophique certes n’est plus prise aujourd’hui dans l’alternative du dualisme spiritualiste et du matérialisme mécaniste ; nous avons à notre disposition d’autres formes de matérialisme, notamment freudien, pour articuler la question de manière moins désespérée. Mais je proposerai une autre lecture : c’est le modèle juridique du corps proposé par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit.

Aux §§ 47 et 48 de la première partie des Principes de la philosophie du droit, Hegel examine le problème de la propriété s’agissant du corps : est-ce une chose, est-ce une chose de la liberté, est-ce une chose pour la liberté ou est-ce une chose comme lieu et témoin de la liberté ? Quel est le rapport entre le corps et la personne? Hegel ne tranche pas la question de façon unilatérale : la seule personne pour laquelle mon corps puisse être considéré (et seulement de façon partielle) comme une chose, c’est moi-même ; pour tout autre, mon corps ne doit pas être une chose, c’est ma personne. Cela traduit lumineusement l’aporie dans laquelle Armande et Clitandre sont pris, et de manière plus générale le problème dans lequel se débattent Les Femmes savantes. Je ne sais pas si Hegel se rendait bien compte des conséquences très libérales de sa conception du corps propre. C’est probable car il s’empresse dans sa théorie du mariage de la troisième partie de reverrouiller tout cela !

En effet, durant toute la pièce, aucune femme ne parvient à dire : « Mon corps n’appartient qu’à moi et aucun autre ne peut le traiter comme une chose. Je dois donc pouvoir contrôler la gestion de la reproduction qui, bien qu’elle soit incluse dans mon corps, doit être pensée comme extérieure à ma personne. Il n’appartient qu’à moi de faire de mon corps le lieu de la reproduction, d’en faire partiellement et momentanément don, et le seul motif raisonnable d’un tel don, c’est l’amour, lequel ne peut exister qu’entre des personnes. »

Or Armande est loin d’un tel discours, puisqu’elle se réfugie dans un dualisme de dépit dont on pourrait retracer ainsi la genèse : « Comme je pense que mon corps devient chose pour autrui dès qu’il entre dans le circuit du mariage, alors qu’il devienne chose méprisable, qu’il se détache de moi et que j’échappe à cette chose en cultivant mon esprit et lui seul ». Dans cette fausse libération où elle prétend se séparer de son corps, elle fait en réalité de son corps un tombeau.

Du côté de Clitandre, et des hommes en général, aucun n’est capable de dire clairement à la femme qu’il aime : « C’est parce que mon corps est à moi et qu’il ne devient jamais chose pour un autre – pas même dans le mariage – que l’amour que je vous porte saura traiter votre corps comme la figure de votre personne et non pas comme une chose. » Dans la pièce, les deux hommes amoureux (Clitandre et Chrysale) oscillent entre la domination totale et la démission totale. Ont-ils d’autres solutions ? Pas tant que cela. Il y a bien  sûr le discours galant, à leur portée certainement, mais ce discours n’a qu’une portée limitée, valant seulement dans des situations singulières. Une garantie juridique pourrait grandement arranger les choses en les universalisant : que tout corps soit celui d’une personne, y compris dans les nœuds du mariage.

Mais au-delà de la théorie juridique du corps propre et des « nœuds de la matière » dans le rapport des sexes, la question reste encore en suspens de savoir si, dans notre manière de penser et de gérer la fécondité et la maternité, nous consentons à dissocier l’inclusion de l’intériorité. Telle est à mon sens l’origine du sentiment étrange que nous éprouvons lorsque nous lisons ou que nous voyons représenter Les Femmes savantes.

© Éditions Fayard 2004 et Dix-Septième Siècle 2001 pour la version originale, Mezetulle pour la version abrégée 2009 et 2015. Les droits de ce texte sont entièrement réservés.

Notes

1 – Version abrégée du chapitre de mon livre Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm . Avec mes remerciements aux éd. Fayard pour cette autorisation. Il va de soi que les droits de ce texte sont réservés. En ligne sur Mezetulle.net le 10 janvier 2009 http://www.mezetulle.net/article-26565183.html 

2 – Je m’inspire d’un article de Fanny Nepote-Desmarres « Mariage, théâtre et pouvoir dans les quatre dernières pièces de Molière », dans OP.Cit., Pau: Presses Universitaires de Pau, n° 1, nov. 1992, p. 83-87.

3– Voir l’article de Jean Molino, « « Les noeuds de la matière » : l’unité des Femmes savantes », Dix-Septième Siècle, n° 113, 1976, p.23-47.

4 – Paris : O. Jacob, 1996.

5 – Ces remarques n’ont rien d’original. Les commentateurs ne manquent pas de souligner ce clivage philosophique très apparent, en le rapprochant non sans raison de l’opposition entre la philosophie de Descartes et celle de Gassendi. Voir notamment l’article de Jean Molino (note 3), où l’auteur soutient la thèse d’un anticartésianisme de Molière.

6 – La solution du libertinage (consistant ici à dissocier le corps du plaisir et le corps de la reproduction en refusant le mariage et en pratiquant la contraception systématique) est exclue dans une comédie « bourgeoise ».

7 – Voir Nicole, Traité de la comédie (1667) et plus tard Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie (1694).

8 – Molière a probablement tiré ce trait de la comédie Les Visionnaires de Desmarest de Saint-Sorlin (1637).

Bossuet, Nicole et Rousseau

La critique du théâtre

Les fortes similitudes entre la Lettre à d’Alembert sur les spectacles de J.-J. Rousseau et les critiques rigoristes du théâtre au XVIIe siècle (notamment les Maximes et réflexions sur la comédie de Bossuet) et leur rapport commun avec une origine platonicienne ont été soulignés par les commentateurs. Mais la ressemblance des textes pourrait bien à la fois révéler et masquer des conceptions diamétralement opposées s’agissant de la théorie des passions.

« Qui saurait connaître ce que c’est en l’homme qu’un certain fonds de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition inquiète et vague au plaisir des sens, qui ne tend à rien et qui tend à tout, connaîtrait la source secrète des plus grands péchés. »
Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie

« Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher incessamment son cœur sur la scène, comme s’il était mal à l’aise au-dedans de nous »
Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles

Je prendrai pour point d’appui la violente critique du théâtre qui se développe à l’âge classique, d’abord sous sa forme rigoriste – les traités de Nicole et Bossuet (1) -, puis telle qu’elle est reprise par Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles. Ces deux séries de textes offrent des similitudes frappantes ; et pourtant elles relèvent de conceptions diamétralement opposées au sujet de la théorie des passions et indiquent ainsi un clivage irréversible qui sépare Rousseau des grands théoriciens classiques. Bien entendu, cette similitude et la question des divergences qu’elle peut masquer ont été déjà relevées par plusieurs commentateurs, notamment Margaret M. Moffat dans son ouvrage Rousseau et la querelle du théâtre au XVIIIe siècle qui elle-même cite le commentaire de Fontaine dans son édition de la Lettre à d’Alembert, et plus récemment d’une part Jean Goldzink dans Les Lumières et l’idée du comique (Cahiers de Fontenay : ENS Fontenay-Saint Cloud, 1992) et d’autre part Laurent Thirouin dans son édition du Traité de la comédie de Nicole (Paris : Champion, 1998) ainsi que dans l’ouvrage qu’il a consacré à la querelle du théâtre (2) . Je me propose de rendre compte de cette similitude et de cette opposition d’une manière quelque peu différente (3).

1 – La fiction coupable et les passions

La critique du théâtre suppose une théorie des passions qui permet d’accéder à la question décisive du plaisir ; son opérateur principal est le concept de fiction. La fiction théâtrale s’emploie à manipuler les passions afin de les présenter dans leur aspect agréable. Le poète procède à une sorte d’extraction et d’affinement des passions, il les arrache à la vie ordinaire (où elles sont toujours amères, où elles nous sont toujours à charge) et les traite de manière à leur donner un éclat qu’elles n’atteignent jamais dans la vie. Ainsi la fiction est une opération de transmutation des passions, ce sont ces passions métamorphosées par la grâce de la poésie que nous venons chercher au théâtre.

« La scène, en général, est un tableau des passions humaines, dont l’original est dans tous les cœurs : mais si le peintre n’avait soin de flatter ces passions, les spectateurs seraient bientôt rebutés, et ne voudraient plus se voir sous un aspect qui les fît mépriser d’eux-mêmes. » (4)

On décèle l’allusion à Platon, Livre X de La République (5). On reconnaît aussi l’argument avancé par Nicole dans Les Imaginaires: le théâtre et la fiction en général ne sont agréables que par leur degré d’éloignement du réel. Le sérieux de la vraie vie y est entièrement négligé:

« Ce qui rend l’image des passions que les comédies nous proposent plus dangereuse, c’est que les poètes pour les rendre agréables sont obligés, non seulement de les représenter d’une manière fort vive, mais aussi de les dépouiller de ce qu’elles ont de plus horrible, et de les farder tellement, par l’adresse de leur esprit, qu’au lieu d’attirer la haine et l’aversion des spectateurs, elles attirent au contraire leur affection; de sorte qu’une passion qui ne pourrait causer que de l’horreur, si elle était représentée telle qu’elle est, devient aimable par la manière ingénieuse dont elle est exprimée. » (6)

On comparera facilement avec Rousseau :

« Plus j’y réfléchis, et plus je trouve que tout ce qu’on met en représentation au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne (GF, p. 79 ; OC V, p. 24). »

Ainsi, en introduisant une forme de jeu, en desserrant la mécanique étouffante du réel, le théâtre introduit une respiration qui n’a d’autre fonction que de faire surgir le mal sous la forme d’un plaisir qui se prétend innocent sous prétexte qu’il relève d’une situation fictive. Ce plaisir, chez Rousseau comme chez ses prédécesseurs, s’installe sur le terrain ainsi déblayé de la passion: la fiction, en éloignant les motifs sérieux qui ordinairement la déclenchent, exacerbe une forme épurée et frivole de la passion qui dispose au vice:

« Le mal qu’on reproche au théâtre n’est pas précisément d’inspirer des passions criminelles, mais de disposer l’âme à des sentiments trop tendres qu’on satisfait ensuite aux dépens de la vertu. Les douces émotions qu’on y ressent n’ont pas par elles-mêmes un objet déterminé, mais elles en font naître le besoin; elles ne donnent pas précisément de l’amour, mais elles préparent à en sentir [?]. Quand il serait vrai qu’on ne peint au théâtre que des passions légitimes, s’ensuit-il de là que les impressions en sont plus faibles, que les effets en sont moins dangereux? » (GF, pp. 119-120 ; OC V, p. 47.)

Ici encore la comparaison est facile, avec Nicole (7), et avec Bossuet:

« […] et s’il y fallait remarquer précisément ce qui est mauvais, souvent on aurait peine à le faire: c’est le tout qui est dangereux; c’est qu’on y trouve d’imperceptibles insinuations, des sentiments faibles et vicieux; qu’on y donne un secret appât à cette intime disposition qui ramollit l’âme et ouvre le cœur à tout le sensible: on ne sait pas bien ce qu’on veut, mais enfin on veut vivre de la vie des sens; et dans un spectacle où l’on n’est assemblé que pour le plaisir, on est disposé du côté des acteurs à employer tout ce qui en donne, et du côté des spectateurs à le recevoir. » (8)

C’est bien, d’un côté comme de l’autre, la généralité et la pureté des passions génératrices de plaisir qui sont visées, et non pas nécessairement le rapport des passions à telle ou telle malignité particulière. Le théâtre est condamnable, non parce qu’il représente occasionnellement des mouvements vicieux, ni parce qu’il montre telle ou telle passion, mais parce qu’il propose au plaisir du spectateur un mode de représentation général des passions comme agréable en lui-même. La condamnation ne porte donc pas naïvement sur ce que la fiction prétend dire ou représenter, mais sur la nature des passions une fois affinées par la fiction. En le coupant du réel et du sérieux, le fictif conduit le spectateur dans les délices pervers d’une passion déconnectée de sa cause (9). La fiction fait surgir un objet ordinairement enfoui, elle révèle un état général, pur et élémentaire des passions.

Une telle critique est parfaitement compatible avec une théorie moderne des passions de type cartésien, dans laquelle on distingue entre la cause d’une passion (qui peut être réelle ou fictive, et à son tour vraie ou fausse) et son déroulement mécanique. Ce déroulement, par lui-même, est un agrément sensuel: voilà le point où convergent précisément les analyses de Bossuet et Nicole d’une part et celles de Rousseau de l’autre, conformément à la théorie classique. Qu’il faille condamner cette jouissance, lorsqu’elle apparaît ainsi, par le jeu du fictif, dans sa gratuité et dans sa forme abstraite, épurée, débarrassée de sa causalité réelle (10) : voilà encore qui les réunit tous trois, et qui les oppose au jugement cartésien, pour lequel seul un jugement faux est moralement condamnable. 

Résumons l’essentiel des convergences.
La condamnation du plaisir engendré par la situation fictive :
1° s’inspire d’une même argumentation: le théâtre a pour effet de couper, de déconnecter les passions de leurs causes réelles et sérieuses, par un dispositif de soustraction puis de masquage et d’exaltation.
2° porte sur le même objet: un mouvement, une agitation, dégagés grâce au jeu introduit par l’opération de déconnection, se présentent comme agréments purement sensibles. C’est cet agrément qui est mauvais, immoral.
3° conduit aux mêmes conclusions, au même programme moral : il convient de resserrer la mécanique ordinaire des passions en les replongeant dans l’univers sérieux où elles reprennent leur dimension réelle et totale.

C’est en ce dernier sens qu’il faut comprendre l’appel, familier à Rousseau, au modèle lacédémonien. Un spectacle, certes, est bien pensable, mais seulement par la réintroduction du concernement et l’abolition du jeu qui sépare le réel du fictif, et donc la salle de la scène. Le vrai spectacle est dans les cœurs, il ne se place plus dans le cadre de la salle, dont l’organisation spatiale et architecturale accuse la thèse de la coupure et de la séparation, où tout est fait pour que le spectateur ne se sente jamais concerné en particulier; c’est le cadre de la fête qui autorise un spectacle où le regard n’est plus détourné de l’essentiel, où il est orienté vers la vraie vie.

« Mais n’adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence de l’inaction; qui n’offrent aux yeux que cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité. Non, peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes! C’est en plein air, c’est sous le ciel qu’il faut vous rassembler et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur.
Que vos plaisirs ne soient efféminés ni mercenaires, que rien de ce qui sent la contrainte et l’intérêt ne les empoisonne, qu’ils soient libres et généreux comme vous, que le soleil éclaire vos innocents spectacles; vous en formerez un vous-mêmes, le plus digne qu’il puisse éclairer.
Mais quels seront enfin les objets de ces spectacles? Qu’y montrera-t-on? Rien, si l’on veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore: donnez les spectateurs en spectacle; rendez-les acteurs eux-mêmes; faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis. » (GF pp. 233-234 ; OC V, p. 114-115).

Par le fantasme de la fête spartiate, Rousseau met bien sous les yeux du lecteur une assemblée d’église, une réunion pastorale et populaire où règnent la transparence et la communion. La fête populaire, en réduisant le jeu de la fiction, a les mêmes vertus simplificatrices que la mélodie: elle est mise en scène d’une voix intérieure et authentique.

Ainsi, et de même que les rigoristes du XVIIe siècle, Rousseau convie le spectateur à abandonner l’artifice de la représentation fictive pour l’inviter à revenir vers de vraies larmes et de vrais soupirs. A la différence de Nicole cependant, il introduit l’idée d’un divertissement innocent, mais cette divergence n’est pas vraiment décisive : en effet, s’agit-il vraiment de divertissement ? Rousseau ne réintroduit nullement la substance du spectacle, qui est l’exclusivité, la propriété de diviser la salle et la scène ainsi que les spectateurs entre eux, il imagine un anti-spectacle ou plutôt un auto-spectacle inclusif. Le peuple y est à lui-même son propre spectacle (11) ; l’abolition de la fiction conduit donc, d’un même mouvement, dans les espaces également sacrés d’une église ou d’une place publique conviviale.

2 – Les passions : vraies ou fausses ?

Il apparaît donc dès maintenant que la question de la vérité et du masque est décisive. L’éloignement ludique introduit par la fiction théâtrale arrache les passions à l’amertume qu’elles ont dans la vie réelle, et les rend agréables parce qu’il les place sous un régime de non-concernement, un régime d’irréalité (12). Un tel régime d’irréalité peut, à cette étape de notre étude, être caractérisé par une opération d’extériorisation. La perversion opérée par le spectacle consiste, par l’abstraction et l’exaltation des passions, à projeter le spectateur dans le « dehors » de la scène, c’est une extraversion, une projection imaginaire. D’où le programme moral qui, de part et d’autre, se laisse également décrire en termes de redressement, de réorientation et de resserrement sur le réel.

Jusqu’à présent, rien de vraiment décisif ne distingue Rousseau de ses prédécesseurs. Le problème se pose de savoir ce qui rend ce régime d’irréalité mauvais, et quelle est la nature de cette extériorité du théâtre : que vient-on y chercher au juste, et qu’est-ce qui la rend à la fois si agréable et si dangereuse?
Que disent les commentateurs modernes sur cette rencontre entre Rousseau et les rigoristes ?

Dans son ouvrage Rousseau et la querelle du théâtre au XVIIIe siècle (13), Margaret M. Moffat soulève, au-delà de la similitude, la question des divergences profondes entre les deux analyses. Selon elle, il s’agirait de l’opposition entre un point de vue religieux et un point de vue laïque:

« La véritable portée de la Lettre à d’Alembert consiste donc en ce qu’elle reprend la thèse catholique d’un point de vue laïque, anti-chrétien, et la renouvelle en l’appliquant à un cas particulier. »

écrit-elle page 97.

Laurent Thirouin reprend la thèse de l’opposition entre le point de vue religieux et le point de vue laïque. Il s’attache particulièrement à souligner la profonde convergence entre Rousseau et les rigoristes, qui épousent les uns et les autres la thèse de la « mimèsis contagieuse » (p. 123) à la faveur de l’identification du spectateur aux personnages. Le contraste le plus « flagrant » (p. 229) à ses yeux est que Rousseau ne rejette pas entièrement l’idée de divertissement, comme le fait Nicole.

Ces différences sont-elles fondamentales ? Je ne le crois pas. Je crois que l’opposition est d’un autre ordre, profondément philosophique et je souhaiterais ici développer une thèse que j’ai rapidement abordée dans mon Poétique de l’opéra français (14). En 1993, dans un très bel essai, Jean Goldzink a de son côté soutenu une position assez proche de la mienne et c’est à cette fructueuse lecture que je dois un nouvel approfondissement de la question (15).

On ne peut pas se contenter de l’opposition entre le point de vue religieux et le point de vue laïque ou civil pour distinguer les rigoristes et la Lettre à d’Alembert.
Tout d’abord, bien qu’il ne soit pas fondé sur une doctrine religieuse attestée, le raisonnement de Rousseau est d’essence religieuse, fondé qu’il est sur l’idée de sacralité et de primauté du lien social et sur l’idée que tout détachement de l’individu est pernicieux. C’est en vertu d’un argument pastoral que Rousseau réhabilite la fête, et construit l’idée oxymorique d’un spectacle inclusif.

D’autre part, Rousseau rejette bien le dogme du péché originel. Mais la dégénérescence liée dans sa pensée à l’apparition de l’état social instable infléchit la destinée du théâtre dans un mauvais sens, ou plutôt l’idée même de théâtre, de spectacle exclusif, ne peut naître que de ce moment perverti. Avec l’état social, qui déverrouille le premier état de nature, apparaît le moment critique, celui où les hommes apprennent à se comparer, à s’étudier à travers le regard d’autrui, à désirer la faveur de l’autre en même temps que l’abaissement de celui-ci ; ils apprennent d’un même mouvement à séduire, à mentir, à asservir. Le moment social des passions est leur contamination par l’amour-propre, il est contemporain d’une forme de rapprochement qui est en même temps une division : celle du commerce. C’est de cette division, cette exclusivité, que le théâtre est le symptôme, il y est pour ainsi dire dans son lieu naturel, un lieu extérieur où entrent en rapport des partes extra partes.

A mon sens, la divergence entre Rousseau et les rigoristes se trouve ailleurs. En termes de technicité philosophique, on peut l’exprimer ainsi: le raisonnement de la Lettre à d’Alembert est profondément platonicien, alors que celui de Nicole et de Bossuet ne l’est pas. C’est une forme de vérité qui rend les spectacles haïssables aux yeux de Bossuet et de Nicole ; c’est leur fausseté qui les rend odieux à Rousseau. Par ailleurs, le moment pervers de la projection imaginaire n’est pas situé au même point : phénomène originaire pour Nicole et Bossuet, il est pour Rousseau un  phénomène secondaire, dérivé.
La divergence apparaît bien lorsqu’on examine deux similitudes, qui se révèlent n’être finalement que des homonymies.

3 – La question du concernement. Idolâtrie ou fétichisme ?

La première similitude est en amont de la théorie. Il est vrai que toute l’argumentation critique repose sur la thèse de l’intéressement du spectateur et sur celle d’une mimèsis contagieuse. Mais encore convient-il de poser une question discriminante : qu’est-ce qui, dans ce mouvement d’identification, est l’objet d’une reconnaissance et qui lui donne son caractère à la fois plaisant et condamnable ?

Pour répondre à cette question, il convient de revenir à l’analyse de la nature du mouvement passionnel. On s’en souvient, l’analyse s’autorise de l’opération de déconnection entre le réel de la cause d’une part et l’agitation pure d’autre part. En isolant le mouvement passionnel, le théâtre procède à une épuration: il réussit à dégager la passion comme pur mécanisme. Voilà qui permettait à Descartes de soutenir la thèse de l’innocence des passions, prises en elles-mêmes. Voilà qui, d’un autre côté, permet à Nicole, à Bossuet et à Rousseau, de soutenir la malignité de la même opération et du plaisir qu’elle produit. Il faut donc se demander d’où vient le plaisir pour savoir en quoi il pourrait être mauvais. Et il faut, d’autre part, résoudre une contradiction apparente présente chez Rousseau: comment le même auteur peut-il d’un côté exalter la voix passionnée (Essai sur l’origine des langues ; Dictionnaire de musique, notamment article « Imitation ») et de l’autre jeter l’anathème sur les passions ressenties au théâtre ?
La différence dans le motif qui rend compte de la malignité des passions théâtrales (et en général de celles qui sont engendrées par une fiction) est très simple, mais absolue. Aux yeux de Bossuet et de Nicole, ces passions sont mauvaises parce qu’elles sont vraies : le spectateur se reconnaît dans sa vérité. Aux yeux de Rousseau, elles ne le sont que parce qu’elles sont fausses : le spectateur s’identifie à un leurre.

Voyons d’abord les rigoristes. Ils s’appuient sur l’argument de la déconnection entre cause et mouvement passionnel pour montrer que ce qui est ainsi isolé et épuré, et qui devient le support du plaisir, c’est précisément la vérité nue et fondamentalement UNE des passions, lesquelles se ramènent toutes à la libido sentiendi, forme de concupiscence qui caractérise l’homme pécheur (16). Les émotions ressenties au théâtre sont dangereuses du fait que, une fois coupées de leur rapport au réel qui les rend amères, une fois retravaillées dans une situation délibérée où le spectateur vient chercher du plaisir, elles deviennent agréables, non seulement parce qu’elles produisent de l’agitation, mais encore pour une raison plus profondément immorale qui dépasse une simple analyse mécanique: ce que le spectateur (et surtout la spectatrice) vient chercher au théâtre, c’est sa propre et haïssable vérité, c’est son moi. Le mouvement de déconnection ne doit pas nous abuser : loin de nous détourner de nous-mêmes, il ne nous y ramène que trop. L’opération qui place les passions sous régime d’irréalité nous renvoie notre propre vérité pécheresse.

Le théâtre semble détourner chacun de lui-même et l’intéresser à une forme de divertissement, certes l’homme vient s’y oublier, mais il vient aussi s’y retrouver pour le pire. On s’y plaît parce qu’on n’y est que trop concerné: S’y dévoile le plaisir attaché à la contemplation orgueilleuse de soi-même, à la complaisance pour soi-même, lesquelles sont mauvaises, parce qu’on y adore en soi l’ordre du péché et qu’on s’y détourne de Dieu. La vérité haïssable de la passion se dévoile, et c’est cette vérité que je viens adorer au théâtre. La vérité est ce que Nicole appelle le fond de corruption (chap. 12) dont toute passion est animée, fond que la situation fictive libère et prétend disculper. De son côté, Bossuet ramène l’unité des passions à un fonds de joie sensuelle :

« Qui saurait connaître ce que c’est en l’homme qu’un certain fonds de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition inquiète et vague au plaisir des sens, qui ne tend à rien et qui tend à tout, connaîtrait la source secrète des plus grands péchés. » (Maximes et réflexions sur la comédie)

Nicole et Bossuet souscrivent donc à la thèse classique sur le théâtre (qu’ils retournent contre celui-ci) : c’est précisément dans la mesure où les héros ne me ressemblent pas que je peux m’identifier à eux et me reconnaître.

« On devient bientôt un acteur secret dans la tragédie : on y joue sa propre passion ; et la fiction au-dehors est froide et sans agrément si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde »

Le spectacle me met face à ma propre vanité dont il est la célébration, mais il s’agit là d’un ressort secret et l’identification s’effectue par le détour de la projection imaginaire. L’extériorité du personnage – du masque – recouvre l’intériorité vaniteuse qui croit se suffire à elle-même. »

Rousseau voit les choses de façon totalement différente. Les émotions ressenties au théâtre sont mauvaises du fait que, coupées du sérieux de la vie, elles s’offrent comme fiction et mensonge: on n’y est pas concerné; le regard se détourne de la vérité pour s’arrêter sur un obstacle matériel qui la cache en prétendant la révéler. Je crois que le théâtre me révèle mon humanité, je verse quelques larmes de crocodile, mais je n’ai fait que m’incliner devant une image, un masque dont l’effet est de me dispenser de tout devoir moral réel (17). L’éloignement des héros m’éloigne de ma propre vérité et fait que je me fixe sur une sorte de moment pervers qui, en prétendant représenter l’humanité, ne fait que la singer et la trahir.

« Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher incessamment son cœur sur la scène, comme s’il était mal à l’aise au-dedans de nous. » (OC, V, p. 15)

L’identification aux personnages, le plaisir « pur » pris aux passions ainsi déréalisées ne contente que l’amour-propre qui est une passion seconde, forme dérivée et dégénérée de l’amour de soi. Ce plaisir reste donc fixé sur un état dégénéré, socialisé, médiatisé et urbanisé des passions, sur un moment inadéquat, inauthentique et faux. Le point d’où le plaisir tire sa source n’est pas originaire, mais dérivé:

« Les continuelles émotions qu’on y ressent nous énervent, nous affaiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions, et le stérile intérêt qu’on prend à la vertu ne sert qu’à contenter notre amour-propre, sans nous contraindre à la pratique. » (OC, V, p. 52-53)

Alors se résout la contradiction soulevée tout à l’heure. Les passions issues de l’ordre de la représentation sont fausses; elles ne sont que l’habit, la superficie symptomatique et parcellaire d’une vérité essentielle et non matérielle. Rousseau se montre, une fois de plus, platonicien: ce qu’il s’agit de condamner, c’est une erreur, une méprise qui place l’apparence en situation de vérité. Ce qu’on adore au théâtre n’est qu’un moment de l’histoire de l’humanité, le moment d’inauthenticité des passions. En revanche, il existe un état authentique des passions, dont témoigne, entre autres, la manière dont Rousseau « refait » Le Misanthrope de Molière. Cet état authentique et naturel des passions est également décrit au début de la Lettre de manière platonicienne sous la forme de l’amour du beau que Rousseau met explicitement en relation avec l’amour de soi-même :

« L’amour du beau est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même ; il n’y naît point d’un arrangement de scènes ; l’auteur de l’y porte pas, il l’y trouve ; et de ce pur sentiment qu’il flatte naissent les douces larmes qu’il fait couler. »

Ce sentiment naturel est bien entendu exploité par les poètes, et ils ne peuvent l’exploiter que parce qu’il existe déjà. Mais la plupart du temps, les poètes ne font que s’adresser à la partie médiatisée des passions, aux passions sociales.

Alors que pour les rigoristes le fond de l’âme humaine est la corruption, phénomène originel, celle-ci n’est pour Rousseau qu’un état second de l’humanité dont le fond originaire est innocent. Alors que pour les rigoristes, le théâtre atteint le fond primitif dans sa vérité, il ne le fait que par accident pour Rousseau et ne renvoie par essence qu’à des phénomènes dérivés.
Nicole et Bossuet dénoncent, à proprement parler, une idolâtrie (adoration d’un dieu qui n’est faux qu’en tant que dieu, mais qui est vraiment présent et à l’?uvre sous la forme de mon intériorité) Rousseau dénonce un fétichisme ou plutôt un stade fétichiste (moment incomplet, vue tronquée des choses, moment où l’on prend la partie pour le tout, la surface pour le fond, l’extérieur pour l’intérieur). Derrière une extériorité grimaçante, Nicole et Bossuet démasquent une intériorité imbue d’elle-même, alors que Rousseau fait de cette même extériorité le lieu de perdition d’une intériorité authentique.

4 – Deux programmes de « régénération » : conversion et reconversion

La seconde similitude est en aval de la théorie, du côté programmatique. Les uns comme l’autre invitent en effet à un programme d’assainissement, de redressement, de régénération, d’épuration, qui se présente sous le régime de la conversion. Détournez-vous du théâtre et de ses mirages pernicieux et tournez-vous ailleurs. La question discriminante devient alors : vers quoi, vers qui convient-il de se tourner ?

Regardons ce que propose Rousseau. Il convient, pour sortir de ce fétichisme, de renvoyer les hommes à la vérité et à l’authenticité de leur nature. En cela, le programme intimiste de spiritualisation, d’intériorisation et de mélodisation de l’esthétique se pense comme un programme d’assainissement, de régénération et de moralisation. Ce n’est pas vraiment une conversion, c’est plutôt un retour, une reconversion. Davantage : ce programme peut prendre figure esthétique pourvu qu’il évite le moment pervers de l’exclusivité, de la fausseté imitative. Une imitation « vraie » est possible, et Rousseau en énonce la règle esthétique à l’article « Imitation » du Dictionnaire de musique : il s’agit d’imiter directement le mouvement passionnel pris à sa source en évitant les médiations matérielles. Voilà aussi pourquoi la voix devient le schème de tout geste esthétique.

La reconversion à laquelle Rousseau invite le lecteur de la Lettre à d’Alembert n’a de commun avec celle que proposent les rigoristes que le mouvement, mais elle va exactement dans l’autre sens. Il s’agit pour lui de ramener l’homme à lui-même, à sa vérité propre, en le détournant des objets artificiels dont il s’éprend au théâtre et qui le corrompent en lui enseignant la duplicité. Moraliser, c’est être attentif aux sources de l’humanité par delà les obstacles artificiels dont le théâtre est exemplaire ; on parlera alors de régénération.

De leur côté, les rigoristes invitent plus à une conversion au sens strict qu’à une reconversion: il s’agit de détourner l’homme de lui-même et de le tourner vers Dieu, de l’arracher aux pensées par lesquelles il s’éprend de soi, pensées vraies – mais il s’agit de la vérité du mal. Abolir le théâtre alors, ce n’est pas se régénérer, ce n’est pas retourner aux sources de l’humanité, c’est aller puiser des forces dans l’amour de Dieu pour résister à la tentation de l’amour-propre. Le salut n’est pas en moi-même, mais dans un parcours de rédemption qui suppose que je sorte de moi pour rencontrer le Sauveur. Seule l’extériorité de ce parcours me sauve d’une intériorité désastreuse.

Pour Rousseau, devenir meilleur, c’est redevenir attentif à l’humanité naturelle et profonde que chacun porte en soi : le mouvement s’effectue de l’extérieur vers l’intérieur, c’est une moralisation.
Pour Nicole et Bossuet, devenir meilleur, c’est reporter son attention sur la grâce qui sauve l’humanité d’elle-même : le mouvement s’effectue vers l’extérieur, c’est une édification. Sortez de vous et pensez à Dieu disent les uns. Rentrez en vous-mêmes et pensez aux hommes dit l’autre. Cela signifie, également, mais pour des raisons différentes, qu’il faut fermer les portes des théâtres.

C’est donc dans la mesure où la passion est vraie qu’elle est mauvaise pour les uns et qu’elle est bonne pour l’autre. On mesure ici toute la distance qui sépare deux visions des passions. De même, c’est par une autre voie, celle de la moralisation qui remplace l’édification que la pensée réactionnaire trouve son souffle moderne.

5 – Haïr l’opéra par amour ou par haine du théâtre ?

Il a été question de théâtre, mais la question de l’opéra et celle de la musique ne sont pas indifférentes à cette relation tourmentée qui fait d’une similitude apparente une homonymie réelle.
Elle permet d’éclairer certains aspects de ce que j’appellerai la haine envers l’opéra. Il s’agit aussi d’un objet éminemment ambivalent. En effet, nous savons que la haine envers l’opéra peut s’alimenter à des sources opposées, et notamment à la haine envers le théâtre ou à l’amour du théâtre, à la haine envers la musique ou à l’amour de la musique.
Il est clair que les détracteurs du théâtre haïssent aussi l’opéra par haine du théâtre. Évidemment, cet élément est absent des textes de Nicole, qui sont antérieurs à la naissance de l’opéra français, mais il faut souligner que Nicole privilégie Corneille dans ses attaques ; or on sait par ailleurs que l’opéra applique une poétique d’inspiration cornélienne (18).
Les textes de Bossuet attaquent le tandem Lully-Quinault avec beaucoup de lucidité, et font de l’opéra une cible de choix (19). Quant à Rousseau, il est superflu de revenir sur ses attaques contre l’opéra français (20).

Pourquoi ? Parce que pour Bossuet, comme pour Rousseau, l’opéra révèle la vérité du théâtre : c’est un théâtre grossi, caricaturé et par là réduit à son essence. L’opéra montre le théâtre à nu ; il en montre le profonde complicité avec les passions concupiscentes (version Bossuet, qui attaque Lully) ; il en  montre la profonde nature mensongère, la face grimaçante. Loin de le trahir – comme le pensent les amoureux du théâtre – il en accuse la grossièreté.

Dans le cas de Rousseau, on m’objectera que cette haine de l’opéra est sélective, puisqu’elle ne retient que l’opéra français. D’abord, il faudrait se pencher un peu plus sur les textes pour montrer que Rousseau situe aussi la musique et la langue italiennes dans le même moment dégénéré que la musique française. Simplement les Français, à leur habitude, sont toujours plus extrémistes – je dois dire que c’est une très belle manière de voir le classicisme. L’opéra français n’échappe pas à ce penchant classique et hyperbolique : il porte à son point le plus élevé l’essence profondément mensongère et gesticulatoire du théâtre. De même la musique française, passionnément haïe par Rousseau, représente hautement le moment aliéné, développé et dégénéré tout à la fois, moment où l’intériorité des passions s’est exilée dans la matérialité et l’exclusivité spectaculaires de l’harmonie. 

Notes

1 – Nicole, Lettres sur l’hérésie imaginaire, Liége: A. Beyers, 1667 (voir ci-dessous édition récente par L. Thirouin). Bossuet, Lettre au Père Caffaro et Maximes et réflexions sur la comédie, Paris: Anisson, 1694 ; édition par A. Gazier, Paris : Belin, 1881 où l’on trouve une notice récapitulative de l’ensemble de la querelle au XVIIe siècle. On consultera aussi Marc Fumaroli, « La querelle de la moralité du théâtre au XVIIe siècle », Bulletin de la Société française de philosophie, juil-sept. 1990.

2L’aveuglement salutaire : réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris : H. Champion, 1997. Quant au commentaire et aux notes de la Lettre à d’Alembert dans le volume V des ?uvres de Rousseau Paris : Gallimard la Pléiade, 1995, il n’y est fait mention des rapprochements avec Bossuet et Nicole que de façon purement anecdotique.
3 – L’essentiel de l’argumentation reprend le chapitre 2 de la IIIe partie de mon Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 2006 (1re éd. 1991).

4 – Rousseau, Lettre à d’Alembert, Paris: Garnier-Flammarion, 1983, pp. 68-69 et ?uvres complètes, Paris : Gallimard, 1995, vol. V, p. 17.

5 -Rappelons que Rousseau, sous le titre De l’imitation théâtrale, a fait un résumé du texte de Platon.

6 – Nicole, Lettres sur l’hérésie imaginaire, Liége: A. Beyers, 1667, vol. 2, chap. XIX.

7 – Voir le passage cité ci-dessus.

8 – Bossuet Maximes et réflexions sur la comédie, Paris: Belin, 1881, p. 50.

9 – Nicole, préface : « On tâche de faire en sorte que la conscience s’accommode avec la passion et ne la vienne point inquiéter par ses importuns remords [?]. Le moyen qu’emploient pour cela ceux qui sont les plus subtils, est de se former une certaine idée métaphysique de la Comédie, et de purger cette idée de toute sorte de péché. » Voir aussi le texte cité ci-dessus. Et Rousseau, OC V, p. 23 : « Si, selon la remarque de Diogène Laërce, le c?ur s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables ; si les imitations du théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne ferait la présence même des objets imités, c’est moins, comme le pense l’abbé du Bos, parce que les émotions sont plus faibles et ne vont pas jusqu’à la douleur, que parce qu’elles sont pures et sans mélange d’inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l’humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre […] »

10 – Voir Descartes, Les Passions de l’âme, art.94 et Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645 : « Et il est aisé de prouver que le plaisir de l’âme auquel consiste la béatitude, n’est pas inséparable de la gaieté et de l’aise du corps, tant par l’exemple des tragédies qui nous plaisent d’autant plus qu’elles excitent en nous plus de tristesse, que par celui des exercices du corps, comme la chasse, le jeu de la paume et autres semblables, qui ne laissent pas d’être agréables, encore qu’ils soient fort pénibles; et même on voit que souvent c’est la fatigue et la peine qui en augmente le plaisir. Et la cause du contentement que l’âme reçoit en ces exercices, consiste en ce qu’ils lui font remarquer la force, ou l’adresse, ou quelque autre perfection du corps auquel elle est jointe; mais le contentement qu’elle a de pleurer, en voyant représen ter quelque action pitoyable et funeste sur un théâtre, vient principalement de ce qu’il lui semble qu’elle fait une action vertueuse, ayant compassion des affligés; et généralement elle se plaît à sentir émouvoir en soi des passions, de quelque nature qu’elles soient, pourvu qu’elle en demeure maîtresse. » Le principe de la position esthétique et celui du jeu consiste à ôter aux passions la causalité réelle et non libre qu’elles ont ordinairement dans la vie, une fois déconnectées de cette causalité extérieure, elles cessent d’être à proprement parler des passions (des phénomènes que l’on subit) et deviennent des mouvements causés par le sujet lui-même. Cela explique 1° que les passions, dans ces conditions, deviennent toutes agréables (même la tristesse et la haine) puisqu’elles sont ramenées à leur strict aspect mécanique 2° que dans de telles situations, on peut s’y livrer avec plus d’intensité que si la situation était réelle.

11 – Les uns et les autres font du reste appel à la même thématique populiste. Les Juifs, dit Bossuet dans la Lettre au père Caffaro, « n’avaient de spectacles pour se réjouir que leurs fêtes, leurs sacrifices, leurs saintes cérémonies: gens simples et naturels par leur institution primitive, ils n’avaient jamais connu ces inventions de la Grèce. Il n’y a point de théâtre, il n’y a point de ces dangereuses représentations: ce peuple innocent et simple trouve un assez agréable divertissement dans sa famille, parmi ses enfants; et il n’a pas besoin de tant de dépenses, ni de si grands appareils pour se relâcher. » On comparera avec Rousseau: « Mais laissez un peuple simple et laborieux se délasser de ses travaux, quand et comme il lui plaît; jamais il n’est à craindre qu’il abuse de cette liberté, et l’on ne doit point se tourmenter à lui chercher des divertissements agréables: car, comme il faut peu d’apprêts aux mets que l’abstinence et la faim assaisonnent, il n’en faut pas, non plus, beaucoup aux plaisirs des gens épuisés de fatigue, pour qui le repos seul en est un très doux » (p. 130). Il est très tentant, comme le fait L. Thirouin, de comparer ici Guy Debord à Rousseau, mais Debord ne souscrit nullement à la thèse du peuple au spectacle de lui-même, on peut même avancer qu’il la combat comme le comble du leurre et le comble du virtuel qui caractérise la société du spectacle. Rousseau, en critiquant la séparation, ne la distingue pas de la distance ; or cette distinction est au contraire fondamentale chez Debord : l’homme aliéné est séparé de lui-même précisément parce qu’il est rivé sans aucune distance critique aux représentations.

12 – C’est exactement ce qu’exposait Descartes dans ses Passions de l’âme (articles 94, 147) et dans plusieurs Lettres (18 mai et 6 octobre 1645, janvier 1646) où il recourt du reste à l’exemple du théâtre et à celui de l’exercice physique. Mais loin de condamner cet effet d’allégement moral et de renforcement passionnel, Descartes y voit au contraire une marque de liberté et de puissance. Le moment non aliéné des passions est celui où elles peuvent être vécues comme un effet de la causalité libre du sujet, et l’une des modalités de cette causalité libre est le régime de la fiction.

13 – Paris: E. de Boccard, 1930. « Il y a entre Bossuet et lui des analogies qui vont jusqu’à l’expression, et qui ne sauraient être regardées comme fortuites. C’est ce que Fontaine a parfaitement indiqué dans l’introduction de la Lettre à d’Alembert « .

14 – Voir ci-dessus note 3.

15 – A l’évidence, il s’agit ici d’une convergence entre des travaux menés de façon totalement indépendante, car J. Goldzink n’avait certainement pas lu à l’époque ce que j’écrivais à ce sujet (noyé dans un ouvrage sur l’opéra) en 1990-91. J. Goldzink a parfaitement vu que la convergence entre Rousseau et les rigoristes tient à des motifs philosophiques profondément divergents, ce que je crois aussi. Mais il fonde l’essentiel de son argumentation sur le champ moral. Or je pense que la question de la vérité liée à celle des passions rend compte des positions (y compris morales) de manière plus simple et plus générale. Par ailleurs, J. Goldzink sous estime la pénétration et la force des arguments rigoristes comparés à ceux de la Lettre à d’Alembert, peut-être parce qu’il a restreint son examen aux textes de Bossuet, laissant de côté le Traité de la comédie de Nicole. Quoi qu’il en soit, Les Lumières et l’idée du comique est ce que j’ai lu de plus éclairant et de plus stimulant sur la question. Pour l’essentiel, du reste, ma thèse s’accorde avec la sienne : la moralisation effectuée par les Lumières remanie l’édification morale chrétienne, mais elle le fait au nom d’un humanisme moderne qui n’a plus rien à voir avec la doctrine chrétienne pour laquelle l’homme n’a de valeur que par l’extériorité du salut.

16 – Bossuet, Maximes? : « Il faut, dit Saint Augustin, distinguer dans l’opération de nos sens la nécessité, l’utilité, la vivacité du sentiment, et enfin l’attachement au plaisir [note de Bossuet : Contra Julianum, I, IV, 14 ; Confessions, I, X, 31] : libido sentiendi. De ces quatre qualités des sens, les trois premières sont l’ouvrage du Créateur […]. Ces  trois qualités ont Dieu pour auteur ; mais c’est au milieu de cet ouvrage de Dieu que l’attache forcée au plaisir sensible et son attrait indomptable, c’est-à-dire la concupiscence introduite par le péché, établit son siège. […] mais ce Père a démontré qu’elle est la même partout, parce que c’est partout le même attrait du plaisir, la même indocilité des sens, la même captivité et la même attache du cœur aux objets sensibles. Par quelque endroit que vous la frappiez, tout s’en ressent. Le spectacle saisit les yeux ; les tendres discours, les chants passionnés pénètrent le cœur par les oreilles. Quelquefois la corruption vient à grands flots ; quelquefois elle s’insinue goutte à goutte ; à la fin on n’en est pas moins submergé. On a le mal dans le sang et dans les entrailles avant qu’il éclate par la fièvre. »

17 – « Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? N’est-il pas content de lui-même ? Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu’il fît de plus ? Qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a point de rôle à jouer : il n’est pas comédien. » (OC, V, p 23-24)

18 – Je me permets de renvoyer sur ce point encore une fois à mon travail, voir notamment La France classique et l’opéra, Arles : Harmonia Mundi, 1998.

19 – Lettre au Père Caffaro : « Si Lulli a excellé dans son art, il a dû proportionner, comme il a fait, les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses à leurs récits et à leurs vers: et ses airs, tant répétés dans le monde, ne servent qu’à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables et les plus vives qu’on peut.Il ne sert de rien de répondre qu’on n’est occupé que du chant et du spectacle, sans songer au sens des paroles, ni aux sentiments qu’elles expriment; car c’est là précisément le danger, que pendant qu’on est enchanté par la douceur de la mélodie, ou étourdi par le merveilleux du spectacle, ces sentiments s’insinuent sans qu’on y pense, et gagnent le c?ur sans être aperçus. »

20Lettre sur la musique française et La Nouvelle Héloïse. Dans ce dispositif reliant théâtre et opéra, il faut souligner que le passage de Lettre à d’Alembert sur les spectacles consacré à la critique des tragédies de Racine reprend les critiques que Boileau adressait à Quinault.

© Catherine Kintzler, 2007

L’illusion comique de Corneille

L’optique philosophique et le temps de comprendre

Nul mystère, nulle magie dans cette pièce où on lit à livre ouvert : L’Illusion de Pierre Corneille est une leçon lumineuse sur la certitude et l’incertitude. En comprenant le mécanisme de l’illusion, on découvre qu’on avait toujours eu tout, depuis le début, sous les yeux 1

« N’en croyez que vos yeux » Corneille, L’Illusion, Acte V.
« Le réel n’est jamais ce qu’on pourrait croire, il est toujours ce qu’on aurait dû penser » Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique.

 

Comme l’indique l’auteur lui-même, on lit dans cette pièce à livre ouvert. Nul mystère n’y règne : rien qui ne soit accessible aux yeux. L’Illusion de Pierre Corneille est une leçon lumineuse sur la possibilité et conjointement sur la dissipation de l’illusion. Mais on découvre aussi, en comprenant le mécanisme de l’illusion, qu’on avait toujours eu tout, depuis le début, sous les yeux : ainsi, on comprend quand on comprend pourquoi on n’avait pas compris et pourquoi on aurait dû comprendre. Il n’est pas rare, depuis Platon, que le dispositif de la vision soit pris comme le schème de l’acte d’intellection. Mais il l’est ici à travers deux dimensions constitutives du théâtre. D’abord la scène, à la fois dans ce qui la sépare et la relie à la salle et dans sa profondeur. Ensuite la temporalité : car c’est toujours, comme on le verra, le temps second qui donne à la scène sa véritable configuration, celle qu’il aurait fallu voir. La pièce est finie au moment précis où, une fois la profondeur déployée, toute la durée traversée jusqu’à ce moment vient se précipiter rétrospectivement dans le seul instant qui vaut : celui, fulgurant, de l’intellection.

 

1 – Le dispositif optique de l’illusion et de sa dissipation

Deux scènes capitales encadrent la pièce et fournissent l’une et l’autre une clef, qui semblent du reste se contredire.

A l’Acte I, scène 1, Dorante avertit Pridamant de la nature des charmes d’Alcandre : ce n’est pas une magie de spectacle, de surnature 2, mais une magie immanente : « vous n’avez pas besoin de miracles pareils ». Alcandre ne contredit pas la nature, il se contente de la « renverser » – terme d’optique aussi. Autrement dit, ce n’est pas une pièce « à spectacle » comme la tragédie à machines ou comme le sera l’opéra. Tout s’y fait par nature et non par artifice.

La scène dernière de l’Acte V est celle de la désillusion tant optique que morale pour Pridamant : « n’en croyez que vos yeux » lui dit Alcandre.

Pour bien situer la notion d’illusion ici, il faut consentir à dissocier l’optique et le spectaculaire. En effet les jeux de l’optique, naturels et fort simples, mais qui permettent des « renversements », sont nécessaires pour produire et dissiper l’illusion. Mais ils sont suffisants : tout est là sous nos yeux. Ce qui arrive à Pridamant nous arrive en même temps qu’à lui, et cela nous arrive tous les jours.

Qu’est-ce qui arrive au juste ? Je me contente ici non pas de résumer la pièce, mais d’en indiquer la structure optique, que je récapitule dans un schéma [ voir le schéma ].

Alors que je suis au théâtre (sur le schéma, niveau R0 : réel), je vois (niveau F1 de la fiction) Pridamant, à la recherche d’un fils qui l’a quitté, s’en remettre à Alcandre pour savoir ce que ce fils est devenu. Alcandre lui « montre » alors sous forme de « fantômes » un pan de la vie passée de son fils Clindor (niveau F2 de la fiction, lequel comporte des récits faits par les personnages « fantomatiques », récits non représentés). Puis Alcandre passe pour ainsi dire à la vitesse supérieure et « montre » à Pridamant ce qui arrive à son fils en temps réel : on voit Clindor pris dans une action tragique qui se termine par son assassinat. Mais, alors que cette issue sanglante vient de s’achever, une toile se lève et on s’aperçoit que cet épisode était en réalité une pièce jouée par Clindor, lequel est devenu comédien. Ce que nous (avec Pridamant) avions pris pour F2 est en fait un niveau F3 de la fiction : il fallait ajouter un plan supplémentaire dans la profondeur fictive de l’ouvrage. [ voir le schéma ]

Pour Pridamant et pour moi spectateur (car pour le lecteur, les profondeurs sont déployées explicitement au début de la scène 2 de l’Acte V où l’indication scénique est claire) pendant le début de l’Acte V deux niveaux de fiction sont donc rabattus l’un sur l’autre. Et c’est au moment où la « toile » se relève que nous comprenons qu’il y avait profondeur là où nous n’avions vu qu’un effet de téléobjectif, un effet de platitude. Le plaisir de la pièce repose donc à la fois sur l’illusion et sur sa dissipation, dans un mouvement rétrospectif qui est caractéristique de toute correction d’erreur, laquelle engage une temporalité de connaissance en même temps qu’une morale, celle du « j’aurais dû voir ».

Or tout cela se fait bien à découvert, et uniquement par des moyens naturels parfaitement à notre portée : Alcandre n’a rien fait d’autre que de disposer notre perception sans l’altérer ni la troubler. Les moyens employés sont ceux du théâtre sans machine et de l’optique naturelle, partagée, comme le bon sens, par les spectateurs et les agents dramatiques . Tout le monde est au même niveau, et contrairement à ce qu’on pourrait croire cela inclut Alcandre qui n’est nullement un maître manipulateur au-dessus de tout : nous n’avons les uns et les autres que nos yeux, qu’il faut croire et bien disposer pour voir ce qu’il y a à voir.

2 – Des moyens naturels simples et faciles

Revenons sur ces moyens naturels optiques et classiquement dramatiques.

D’abord l’opposition du spectaculaire (non représenté) et de l’optique (représenté) est parfaitement explicite dans la pièce qui à cet égard, est « classique » en ce sens qu’elle évite systématiquement le spectaculaire pour privilégier l’optique. Les récits fabuleux des personnages (notamment de Matamore) sont rapportés, dits, et non pas « hallucinés » sur la scène comme ils pouvaient l’être dans une pièce à machine ou dans une pastorale, et comme ils pourront l’être plus tard à l’opéra. La séparation est nette entre la fiction narrative et la fiction dramatique.

Ensuite le corps propre des personnages, c’est-à-dire des acteurs : leur visage, leur voix, leur allure, leur corpulence. Il faut que Clindor, Isabelle et Lyse soient identifiables tout au long de la pièce dont ils traversent deux niveaux de fiction et que cette identification puisse aussi supporter l’ambiguïté 3. La pièce est bien faite pour être vue par un spectateur optique, car pour le lecteur il n’y a aucune illusion. Quant à un pur auditeur (on pourrait se demander comment « représenter » la pièce à la radio), on peut douter que la pièce ait seulement un sens à ses oreilles qui ne peuvent pas « voir » l’illusion.

Enfin les seuils. Il y en a trois, dont deux sont mobiles :

  • 1° Le seuil salle / scène. C’est le seul que Corneille tiendra toujours ferme 4.
  • 2° Le seuil grotte / F2. Il a besoin d’être bien « tenu » par Alcandre sinon les fictions F2 puis F3 (prise pour F2) ne sont pas possibles. Ce seuil est levé à l’acte V. « ils sortent de la grotte ».
  • 3° Le seuil du rideau ou de la toile dans le théâtre (différence F2/F3). Cette toile abaissée puis relevée à l’acte V permet de rétablir rétrospectivement la profondeur dont l’aplatissement fondait l’illusion. Mais il faut se souvenir qu’Alcandre l’a montrée dès l’acte I à Pridamant (et à nous). Nous avions donc le point d’appui pour établir cette profondeur, mais nous ne l’avons pas vu. C’est exactement le mécanisme du rêve dans la Traumdeutung 5 : un petit détail vient faire un « clin d’œil » mais passe inaperçu, et c’est en y revenant qu’on le voit. La vision instruite est toujours une vision différée.

C’est sur cette grande simplicité du recours aux seuls moyens naturels que je fonde ma thèse : l’Illusion est avant tout une pièce sur la certitude – en tant que celle-ci est constituée par l’incertitude. L’opération de l’incertitude, seule capable de me faire vivre la confusion des plans, me permet de voir ensuite et de comprendre leur distinction : celui qui n’a jamais confondu des plans ne saura jamais ce que sont des plans distincts. Celui qui ne s’est jamais trompé restera idiot toute sa vie. Le savoir n’est donc pas un état de tranquillité ni le résultat d’une paisble accumulation, mais une opération inquiète où la fausse route est nécessaire. Et pour me mettre sur la bonne voie, la fausse route doit nécessairement être remontée, recommencée.

La vision est l’opération d’un œil d’abord « surpris ». Cet œil surpris est dans un premier temps « curieux », ébahi : le moment de la curiosité est celui de la juxtaposition, de la confusion des plans, de la platitude. Il faut passer à « l’œil méthodique » 6 pour que cette confusion s’ordonne, passer de l’ordre des matières à l’ordre des raisons. La vision est le paradigme de cet itinéraire : voir ne suffit pas, pour voir il faut voir ce qui rend possible la vision. Le temps régressif de la rétroaction est la condition du déploiement de ce dispositif. Ainsi, le cheminement de la connaissance est inséparable d’une histoire qu’il faut sans cesse revivre. Pour comprendre, il faut commencer par se tromper : l’erreur n’est pas seulement première chronologiquement, il faut qu’elle le soit aussi épistémologiquement. On retrouve ici quelques thèses fortes de la psychologie de la connaissance développée par Bachelard.

La conséquence esthétique de ce redéploiement dans un temps cognitif et dans un espace hiérarchisé n’est pas mince. L’esthétique « baroque » est ici utilisée mais mise en dérision, renvoyée à sa platitude, à sa profusion, à un régime illogique de juxtaposition, puis elle est réordonnée par l’économie de la vision à d’autres principes plus simples d’intelligibilité. Prise du point de vue du contenu, la pièce est baroque (récits, outrances, changements de lieux, étirement du temps). Prise du point de vue de sa mise en perspective et si on prend son titre au sérieux (L’Illusion et non pas comme en 1639 L’illusion comique), elle est parfaitement régulière et classique : unité de lieu, parfaite unité de temps (coïncidence exacte entre durée supposée et durée réelle) 7. C’est une pièce ultra-classique qui contient l’illusion baroque tout en la démontant : il n’y avait vraiment pas de quoi s’ébahir. A l’admiration curieuse succède l’émerveillement désenchanté propre à la science classique : « ce n’était que cela !». 

 

3 – Les moments philosophiques de l’illusion et de la désillusion

Il suffit d’analyser le mécanisme de l’illusion pour voir qu’il est aussi celui de la désillusion. Ce mécanisme fonctionne tous les jours, chaque fois que nous corrigeons une erreur, et comme ici dans une temporalité de rétrospection et du « devoir-être ». C’est la première thèse philosophique qu’on peut en tirer : la connaissance a pour corrélat le doute. La certitude (contrairement à la sûreté) est sous la condition de l’incertitude. Celui qui est sûr de quelque chose ne pensera jamais à en établir la certitude. Pour démontrer, il faut douter.

Mais une autre thèse, plus inquiétante, peut être tirée de ce parcours théâtral : c’est l’immanence de notre connaissance. Nous n’avons pour voir que nos yeux, nous n’avons pour comprendre que nos pensées, et nul magicien, nul interprète extérieur ne peut nous donner le vrai, lequel ne peut que se construire à grand peine et pour lequel on ne peut pas faire l’économie de l’erreur, de la fausse route. Aucun dieu ne préside à la connaissance, aucun malin génie non plus : je dois faire cela moi-même. On pourrait aussi en conclure, plus fortement encore, que l’idée même de connaissance infaillible est absurde, et donc que Dieu, ne pouvant se tromper, n’a aucune connaissance à proprement parler et ne peut pas comprendre ce qu’est une connaissance 8. Quelqu’un qui n’aurait vu que de la lumière et jamais de ténèbres ne sait même pas ce que c’est que la lumière.

Dans la pièce de Corneille, Alcandre ne jouit d’aucun privilège : il ne manipule ni ne crée rien, il ne délivre pas de bonne parole (et c’est également vrai pour le préjugé moral dissipé à la fin de la pièce) ; il ne fait que révéler à la vue ses propres conditions, lui révéler le mécanisme qui fait qu’elle voit et qu’elle peut voir mal. Mais ce mécanisme était lui-même visible. En outre, il ne peut se déployer que dans le temps – l’éternité ne lui serait d’aucun secours. Seule la rétrospection lui donne sa validité. Et ce n’est pas parce qu’on s’est trompé une fois qu’on est désormais à l’abri de l’erreur : on peut (on doit) se tromper à chaque fois pour pouvoir comprendre quoi que ce soit.

Regardons de plus près comment, du point de vue philosophique, fonctionne cette autorévélation inconfortable. J’en distinguerai trois moments.

1° Le moment illusoire et sa révélation (ou moment de connaître).

Ce moment s’analyse en deux temps. C’est celui où la profondeur est annulée (non pas vraiment annulée, mais rabattue sur une platitude). C’est le même « plan ». Ce qui manque à Pridamant – et à nous spectateurs – dans ce moment, c’est un espace qui situe les connaissances les unes par rapport aux autres dans un rapport de condition de possibilité : absence de principe, absence d’ordre des raisons, moment « curieux ». Sa révélation installe une expérience critique qui revient sur la possibilité même de la vision et de la vision « fausse » : on comprend qu’on avait mal vu, et on comprend aussi pourquoi il était possible de mal voir. Le regard n’est donc plus seulement « devant », mais aussi « de travers ». Non seulement je vois ce que je vois, mais je vois comment voir. Quand nous corrigeons une erreur, la profondeur est rétablie : on ne voit pas A puis B en se disant « B est plus vrai que A ». Non : en voyant B, on se dit « je comprends maintenant pourquoi je croyais A vrai ». Cette expérience critique est schématisable par une circulation spatiale hiérarchisée (c’est le schéma des profondeurs), mais elle suppose aussi une circulation dans le temps qui instruit le « maintenant, je vois » du fruit des erreurs passées.

Le moment critique est éclairant mais affolant : parce qu’en voyant cela, on voit aussi qu’on ne peut pas sortir de la vision pour conquérir une fois pour toutes un point de vue absolu, définitif. On peut toujours être pris dans une fausse profondeur qui a les apparences de la platitude. D’où le moment suivant.

2° Le moment hyperbolique

Je découvre que la connaissance est une succession d’opérations d’auto-ordonnancements, d’auto-réflexion, et je vois que tout peut se réordonner sans fin. D’où un doute, un trouble, qui se cristallise ici sur le personnage d’Alcandre. Alcandre en effet plie et déplie les perspectives aux yeux de Pridamant. Et si quelqu’un d’autre faisait cela aussi pour moi ? Le jeu de la toile qui se relève pourrait refluer sur le seuil salle-scène, et pourquoi pas sur un seuil « hyperbolique » où ce que je prends pour réel (la vie) ne serait rien d’autre qu’une fiction : et si j’étais rêvé par quelqu’un d’autre ? On n’a pas besoin d’attendre Matrix pour cela, c’est exactement l’hypothèse cartésienne du Malin génie dans les Méditations métaphysiques.

Or ce que montre Descartes justement, et ce qui revient aussi au paradigme optique, c’est que c’est absolument impossible. Rien ne saurait me déloger de ma position de sujet. Et dès que j’ai compris ce que c’est que voir, je comprends qu’il n’y a pas d’autre vision que celle que je peux mettre en œuvre : je peux me tromper, mais jamais quant au statut critique de la vision – ainsi le Je pense (Cogito) est l’affirmation de ce statut critique. J’aurai beau mettre en perspective autant de plans que l’on voudra, ce seront toujours des plans et rien ne m’épargnera la tâche d’avoir à les ordonner les uns par rapport aux autres.
Autrement dit, l’immanence de la vision à elle-même, l’immanence de la connaissance et de la pensée à elles-mêmes, sont les garantes du discernement en même temps qu’elles sont les sièges de l’erreur : aucune puissance extérieure ne m’induit en fiction, car le mécanisme critique consiste justement à savoir comment une fiction est possible, mais je suis moi-même tout seul parfaitement capable de me tromper !!! Il n’y a pas de point hyperbolique en deçà de l’opération de la connaissance 9.

3° Le moment moral

On parvient alors au troisième moment, proprement critique et moral. La moralité, c’est que seul un travail sur soi-même permet non pas de sortir définitivement de l’erreur, mais de traiter la question de l’erreur comme constitutive de la connaissance. Moment moral du fait que c’est un retour sur soi-même, ce que la philosophie appelle une praxis, une réforme. Dans la pièce ce moment coïncide avec celui où Pridamant se délivre de ses préjugés quant au théâtre et à la condition des comédiens. Comme on dit communément et très justement : il en est revenu. Oui, on revient de ses erreurs et de ses préjugés, en revenant dessus et en revenant sur soi, et aussi en faisant retour sur un passé qui est alors requalifié – un peu comme au jeu de dames, où l’on s’aperçoit des dégâts une fois le coup joué. Ce retour est moral : il me fait voir ce que j’aurais dû voir. C’est ce que Bachelard appelle un mouvement de « repentir intellectuel » 10. L’esprit, ajoute-t-il, « ne se forme qu’en se réformant ».

Voilà pourquoi nous sortons de cette pièce dans un autre état que celui dans lequel nous y sommes entrés.

Pour conclure, je m’appuierai sur une idée de Christian Biet 11 : c’est une forme de théâtre épique au sens de Goethe, et à celui que Brecht donnera plus tard à ce terme : ce théâtre est fait pour être vu de plusieurs points, et on en sort « édifié ». Il faut se promener autour et le recevoir comme un boomerang. Ce qui est intéressant n’est pas l’intrigue, ou plutôt l’enchevêtrement d’intrigues, mais le dispositif réflexif. De plus Corneille y trace avec beaucoup de pénétration la frontière ferme entre le fictif et le réel, laquelle permet à Pridamant d’identifier aussi ses propres préjugés. Non pas, comme le dit Biet (et c’est ici que je me sépare de lui) parce qu’il aurait pris peur devant la possibilité de la folie 12, mais parce qu’il est clairvoyant sur la nature même de la connaissance, de la vision et sur leurs conditions de possibilité : c’est donc un théâtre épique parce que c’est aussi un théâtre « transcendantal », un théâtre sur les conditions de possibilité du théâtre, ainsi que de toute vision et de toute connaissance du vrai et du faux.

 

Annexe I sur les différentes versions

Dans la première version de l’Illusion comique (1639) la scène 3 de l’acte V se termine par l’annonce par Lise de l’arrivée de la princesse Rosine.
Clindor demande alors à Isabelle d’assister cachée à l’entretien qu’il va avoir avec Rosine.
La scène 4 est un dialogue entre Clindor et son amante Rosine au cours duquel Clindor renonce à son amour et essuie les reproches de Rosine.
Ils sont surpris (scène 5) par l’arrivée d’Eraste et des domestiques de Florilame, qui tuent Clindor et Rosine et emmènent Isabelle dont le prince est tombé amoureux. La scène 6 se passe entre Alcandre et Pridamant.

Dans la version de 1660, Corneille a supprimé cette scène 4 et le personnage de Rosine. La scène 3 se termine sur l’arrivée d’Eraste qui (scène 4) assassine Clindor, Isabelle meurt (ou s’évanouit ?) sur le corps de son époux, le rideau tombe et on retrouve Alcandre et Pridamant à la scène 5. La version initiale est donc plus longue d’une scène que la version de 1660 et comporte une péripétie romanesque de plus.
Celle de 1660, plus courte, est aussi plus simple et fait l’économie d’un personnage important uniquement dédié à ce niveau de la fiction.

Dans l’édition de 1639, il n’y a pas d’indication de baisser de rideau entre la fin de la scène 5 et la scène 6 qui a lieu entre Alcandre et Pridamant.

L’indication scénique dans la première version apparaît avec l’édition de 1644. 

 

Annexe II : Schéma optique en coupe de L’Illusion comique

R0
Je suis au théâtre
*********************Seuil salle / scène *************************
Je vois

F1
Dorante [I, 2 un indice : un rideau tiré laisse voir des costumes] Alcandre
Pridamant
 
———————Seuil de la grotte —————————
Je vois et Pridamant voit
 
F2.1
Matamore, Adraste, Géronte
Clindor, Isabelle, Lyse

 

F2.2 [situé en F3 pour le lecteur dès V, 2 et pour Pridamant et moi à la fin de l’acte V lorsque la toile se lève] Clindor = Théagène
Isabelle = Hippolyte
Lyse= Clarine
X= Eraste
Y = Rosine (version de 1639)

F3……………………. On lève la toile …………………………..
Sortie de la grotte, V, 4

 

R0 désigne la position du spectateur (R pour réel). F1, F2, F3 désignent les différents niveaux de la fiction emboîtés les uns dans les autres. La feuille est une coupe du dispositif visuel qui soutient la pièce, l’oeil étant situé à gauche en R0 (spectateur) ou en F1 (Pridamant et Alcandre) et regardant vers la droite. Les noms en italiques désignent les agents qui restent rivés à un seul niveau de fiction. X et Y sont les acteurs compagnons de la troupe de Clindor, Isabelle et Lyse, mais qu’on n’identifie pas car on ne les voit que dans leurs rôles d’Eraste et de Rosine.
La pièce repose sur l’écrasement des niveaux F2 et F3 sur un même plan : le spectateur et Pridamant « voient » le plan F3 rabattu sur F2. Seul le lecteur sait dès la scène 2 de l’acte V qu’il s’agit d’un troisième niveau de fiction, mais le lecteur ne « voit » pas, il sait parce qu’il lit l’explication du dispositif visuel et de son caractère possiblement trompeur.
A l’acte V, la toile qui se lève permet à l’oeil de Pridamant (placé le le plan F1) en même temps qu’à l’oeil du spectateur (sur le plan R0) de rétablir la profondeur qui sépare F2 et F3, et de comprendre que F3 est une fiction enchâssée dans F2. Mais, rétrospectivement, on s’aperçoit aussi qu’on avait le moyen de situer cette profondeur dès le début, par l’indice donné à la scène 2 de l’acte I (on tire un rideau qui laisse voir les costumes).
Enfin, cette découverte amène une dernière question, toujours dans une rétrospection critique : l’œil regarde derrière lui, on s’émeut de savoir s’il n’y aurait pas un plan R-1 en deçà de R0 situé plus à gauche, d’où un œil pourrait voir notre réel comme une fiction, et pour lequel nous serions un Pridamant. Pourquoi, finalement, cela n’est-il pas possible ?

 

Notes

1 – Texte issu d’une conférence faite au Théâtre du Nord à Lille en mars 2005 (à l’occasion de la mise en scène de la pièce de Corneille par Frédéric Fischbach). On suppose ici la pièce connue du lecteur.

2 – Le premier vers a été modifié par Corneille pour l’édition de 1660 : « Ce mage dont l’art commande à la nature » devient « Ce mage qui d’un mot renverse la nature ». Dans un bel article inédit intitulé « Certitudes dans l’illusion », François Regnault écrit : « A la pratique encombrée de ses prédécesseurs, Alcandre oppose sa seule baguette ». Je remercie l’auteur de m’avoir communiqué ce texte.

3 – En revanche, à chaque niveau de fiction il y a des personnages qui restent rivés à ce niveau : F2 Matamore et Adraste, F3 : Eraste (et Rosine dans la version de 1639-1644).

4 – Voir Christian Biet, « L’avenir des illusions ou le théâtre et l’illusion perdue », Littératures classiques n° 44 L’illusion au XVIIe siècle (2002), p. 175-214.

5 – Freud, Traumdeutung, II Die Methode, dans Freud Sigmund, Gesammelte Werke, Fischer Verlag, 1973, vol. 2-3, p. 108.

6 – Expressions empruntées à Françoise Siguret L’œil surpris, Paris, Klincksieck, 1993 à Victor Stoichita, L’instauration du tableau, Paris : Klincksieck, 1993.

7 – Un article de Marc Fumaroli expose ce point : « Rhétorique et dramaturgie dans L’Illusion comique de Corneille », Dix-Septième Siècle, 1968, n° 60-61, p. 107-132. Ajoutons à cela la scène d’aveu amoureux entre Clindor et Isabelle, impensable dans une pièce baroque et les nombreuses outrances parodiées par Corneille.

8 – Il faut noter que ce rapport au temps (« je me suis déjà trompé et cela peut encore m’arriver, mais cette incertitude même est la marque de ma certitude possible ») est celui du « généreux » dans Les Passions de l’âme de Descartes ; il soutient à la fois l’estime et la défiance de soi-même, il fonde la perfectibilité de l’homme en excluant toute perfection.

9 – Thèse développée par Spinoza dans son Traité de la réforme de l’entendement, éd. B. Rousset, Paris : Vrin, 1992.

10La Formation de l’esprit scientifique, chap. 1.

11 – Christian Biet, article cité note 4.

12 – Celle par exemple au bord de laquelle une pièce comme Outrage au public de Peter Handke amène le spectateur.

 

Indications bibliographiques

Sources et commentaires du texte :
Editions de Corneille et de l’Illusion consultées :
L’illusion comique 1639, Paris : Targa. Première version avec le personnage de Rosine. Il manque une indication scénique (Acte V, après le meurtre de Clindor)
– 1644, Paris : Sommaville et Courbé, idem, l’indication scénique apparaît : « Ici on rabaisse une toile qui couvre le jardin et le reste des acteurs, et le magicien et le père sortent de la grotte »
– 1660 premier volume du Théâtre de Corneille revu et corrigé par l’auteur, Paris : Courbé et de Luyne.: La pièce est intitulée L’Illusion. Importantes modifications de l’acte V (scènes 2, 3 et 4), disparition du personnage de Rosine. Les indications scéniques sont présentes. Acte V, scène 4 : « Ici on rabaisse une toile qui couvre le jardin et les corps de Clindor et d’Isabelle, et le magicien et le père sortent de la grott ».
– 1663 idem
– 1682 Paris : De Luyne. Volume 1, Idem. (numérisation BnF)

Editions critiques :
Théâtre complet édition établie par G. Couton, Paris : Bordas, 1993, tome I. (numérisation BnF)
Théâtre complet, édition établie par Alain Niderst, Mont Saint-Aignan : Publications de l’Université de Rouen, 1984, volume 1

Autres sources :
Gougenot, La comédie des comédiens et Le discours à Cliton : avec l’étude de son attribution à Gougenot; textes établis, présentés et annotés par François Lasserre, Tübingen : G. Narr, 2000. – texte présenté et annoté par David Shaw, University of Exeter Press, 1974.
Scudéry Georges de, La comédie des comédiens : poème de nouvelle invention, Num. BNF de l’éd. de Paris : INALF, 1961- (Frantext ; Q775) Reprod. de l’éd. de, Paris : A. Courbé, 1635.
La comédie des comédiens ; texte présenté et annoté par Joan Crow, Exeter : University of Exeter, 1975.
Corneille Pierre, L’Illusion comique, comédie. Avec une notice biographique… des notes… par Marc Fumaroli, Paris : Larousse, 1970.
Cornud-Peyron Mireille, « L’illusion comique », Pierre Corneille : résumé analytique, commentaire critique, documents complémentaires, Paris : Nathan, 1992.
Martin Fanny, « L’Illusion comique », Corneille : livret pédagogique, Paris : Hachette éducation, 2003.
Richard Annie, «L’Illusion comique» de Corneille et le baroque: étude d’une œuvre dans son milieu, Paris : Hatier, 1972.
Weiss Frédéric, « L’illusion comique », Corneille: dossier pédagogique, Paris : Larousse, 1999.

Etudes et autres ouvrages :
Aslan Odette, « Les jeux de L’Illusion comique », Les voies de la création théârale, n° 16 Strehler, Paris : Editions du CNRS, 1989, p. 293-325.
Bachelard Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Paris : Vrin, 1938.
Baltrusaitis Jorgis, Anamorphoses ou magie artificielle des effets merveilleux, Paris : Olivier Perrin, 1999.
Biet Christian, « L’avenir des illusions ou le théâtre et l’illusion perdue », Littératures classiques n° 44, 2002, p. 175-214.
Commedia dell’arte, le théâtre forain et les spectacles de plein air en Europe, XVIe-XVIIIe siècles (La), éd. Irène Mamczarz, Paris : SIHCTOB, 1998.
Dällenbach Lucien, Le Récit spéculaire. Essais sur la mise en abyme, Paris : Seuil, 1977. Fauvette Henri, « Un précurseur italien de Corneille : Girolamo Bartolommei », Annales de l’Université de Grenoble, IX, 1897, p. 557-577.
Descartes René, Méditations métaphysiques.
Les Passions de l’âme.
Forestier Georges, Esthétique de l’identité dans le théâtre français 1550-1680, Paris et Genève : Droz, 1988.
Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française au XVIIe siècle, Paris et Genève : Droz, 1988.
– « Corneille et le mystère de l’identité », Pierre Corneille actes du colloque de Rouen, éd. Alain Niderst, Paris : PUF, 1985.
Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris : Klincksieck, 1996.
Freud Sigmund, Traumdeutung, II Die Methode, dans Gesammelte Werke, Fischer Verlag, 1973, vol. 2-3.
Fumaroli Marc, Héros et orateurs : rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève et Paris : Droz, 1990.
– « Rhétorique et dramaturgie dans L’Illusion comique de Corneille » ; Dix-Septième Siècle, 1968, n° 60-61, p. 107-132.
Garapon Robert, Le Premier Corneille : de « Mélite » à « L’Illusion comique », Paris : SEDES, 1982.
Goethe « Sur la poésie épique et sur la poésie dramatique » dans Goethe et Schiller Correspondance 1794-1805, trad. L. Herr, nouv éd. Claude Roels, Paris : Gallimard, 1994, vol I, p. 503-504.
Hamon Philippe, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique Paris : Hachette, 1996.
Illusion au XVIIe siècle (L’). Littératures classiques n° 44, 2002.
Mamczarz Irène, Le Masque et l’âme. De l’improvisation à la création théâtrale, Paris : Klinscksieck, 1999, chap VIII « Pierre Corneille et l’Italie ».
Mervant-Roux Marie-Madeleine, « La perception de L’Illusion », Les voies de la création théârale, n° 16 Strehler, Paris : Editions du CNRS, 1989, p. 326-347.
Mannoni Octave, « L’illusion comique u le théâtre du point de vue de l’imaginaire », Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Paris : Seuil, 1969, p. 161-183.
Regnault François, « Certitudes dans l’illusion », article inédit.
Rousset Jean, Le Lecteur intime de Balzac au journal, Paris : Corti, 1986 (sur l’Illusion comique, p. 96 et suiv)
Siguret Françoise, L’œil surpris. Perception et représentation dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris : Klincksieck, 1993 (p. 225 et suiv). 1re éd. « Papers on French seventeenth century literature », 1985.
Spinoza Baruch, Traité de la réforme de l’entendement, éd. Bernard Rousset, Paris : Vrin, 1992.
Stegmann André, L’Héroïsme cornélien : genèse et signification (1. Corneille et la vie littéraire de son temps ; 2. L’Europe intellectuelle et le théâtre (1580-1650), signification de l’héroïsme cornélien), Paris : A. Colin, 1968.
Stoichita Victor, L’Instauration du tableau, Paris : Klincksieck, 1993.
Ubersfeld Anne, « Je suis ou l’identité troublée chez Corneille », Pierre Corneille actes du colloque de Rouen, éd. Alain Niderst, Paris : PUF, 1985.
Vialleton Jean-Yves, Lecture du jeune Corneille L’Illusion comique et Le Cid, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2001, collection Didact.

Pièces sur la question de l’illusion théâtrale et son rapport au réel
Pirandello Luigi, Ce soir on improvise
Handke Peter, Outrage au public.

© Catherine Kintzler 2006