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Castoriadis et les bien-pensants, par Quentin Bérard (seconde partie)

Seconde partie
(Lire la première partie)

III – Une anticipation du « décolonialisme »

Tiers-mondisme

Ce « vide occidental » résonne bien entendu avec le devenir des sociétés non-occidentales, et particulièrement avec le « mythe arabe » :

« On dit à peu près aux Arabes : Jetez le Coran et achetez des vidéos-clips de Madonna. Et, en même temps, on leur vend à crédit des Mirages. S’il y a une « responsabilité » historique de l’Occident à cet égard, il est bien là. Le vide de signification de nos sociétés […] ne peut pas déloger les significations religieuses qui tiennent ces sociétés ensemble. »1

Mais la critique anti-occidentale épargne bien entendu le tiers-monde, pour tous ces « compagnons de route, qui ont pu se payer le luxe d’une opposition apparemment intransigeante contre une partie de la réalité, la réalité « de chez eux », combinée avec la glorification d’une autre partie de cette même réalité – là-bas, ailleurs, en Russie, en Chine, à Cuba, en Algérie, au Vietnam ou, à la rigueur, en Albanie »2. Simple transposition, pour Castoriadis, des réflexes idéologiques hérités : « Opérations dérisoires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, à en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers-monde. »3

Ainsi, et contre le tiers-mondisme de l’époque qui a mué aujourd’hui en anti-occidentalisme aveugle et passionné, les jugements de C. Castoriadis n’épargnent guère les pays étrangers, qu’il a toujours refusé de considérer comme des simples « victimes » de l’Occident :

« Les sociétés non occidentales sont toujours dominées par un lourd héritage de significations imaginaires hétéronomes, essentiellement religieuses, mais pas seulement. Le cas de l’islam est le plus flagrant, mais il est loin d’être le seul ; l’Inde, l’Afrique et même l’Amérique latine en offrent des manifestations frappantes. Toutes ces sociétés assimilent facilement certaines techniques provenant de l’Occident – celles de la guerre, de la manipulation télévisuelle, de la torture policière – mais guère les autres créations de l’Occident : les droits humains, les libertés même si elles sont partielles, la réflexion et la pensée critique, la philosophie. L’Occident a réussi à y ébranler en partie les structures sociales (mais beaucoup moins mentales) traditionnelles, il y a fait pénétrer certaines techniques mais pas du tout la dimension émancipatrice de son histoire. La plupart de ces sociétés sont dans un état hautement instable, à la fois en décomposition et en ébullition, et les États occidentaux sont incapables de « gérer », comme on dit maintenant, leurs rapports avec elles – sauf à les « gérer » comme on l’a fait avec la guerre du Golfe [de 1991]»4

Sur le décolonialisme

À propos du colonialisme occidental des siècles passés, ses positions s’opposent violemment au discours victimaire aujourd’hui si répandu, qui voudrait réduire les non-occidentaux à d’éternelles victimes, en même temps que nourrissant une

« […] idéalisation du monde dit sous-développé. Je dis pour ma part : vous êtes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous pouvez fort bien vous égorger les uns les autres, et en réalité vous le faites très souvent. En France, j’ai appartenu à la faible minorité qui a tenté de lutter contre la guerre d’Algérie. Mais j’ai toujours été certain que, si les positions avaient été inversées et que les Algériens dominaient la France, ils s’y seraient comportés, en gros, comme les Français se sont comportés en Algérie. »5

De même :

« Les Arabes se présentent maintenant comme les éternelles victimes de l’Occident. C’est une mythologie grotesque. Les Arabes ont été, depuis Mahomet, une nation conquérante qui s’est étendue en Asie, en Afrique et en Europe (Espagne, Sicile, Crète) en arabisant les populations conquises. Combien d’« Arabes » y avait-il en Égypte au début du VIIe siècle ? L’extension actuelle des Arabes (et de l’islam) est le produit de la conquête et de la conversion, plus ou moins forcée, à l’islam des populations soumises. Puis ils ont été à leur tour dominés par les Turcs pendant plus de quatre siècles. La semi-colonisation occidentale n’a duré, dans le pire des cas (Algérie), que cent trente ans, dans les autres beaucoup moins. Et ceux qui ont introduit les premiers la traite des Noirs en Afrique, trois siècles avant les Européens, ont été les Arabes.

Tout cela ne diminue pas le poids des crimes coloniaux des Occidentaux. Mais il ne faut pas escamoter une différence essentielle. Très tôt, depuis Montaigne, a commencé en Occident une critique interne du colonialisme, qui a abouti déjà au XIXe siècle à l’abolition de l’esclavage (lequel en fait continue d’exister dans certains pays musulmans), et, au XXe siècle, au refus des populations européennes et américaines (Vietnam) de se battre pour conserver les colonies. Je n’ai jamais vu un Arabe ou un musulman quelconque faire son « autocritique », la critique de sa culture à ce point de vue. Au contraire : regardez le Soudan actuel, ou la Mauritanie. »6

L’hétérodoxie de ces propos oblige à préciser un point important : ce que C. Castoriadis exprime, ici comme partout ailleurs dans ces extraits choisis, n’est absolument pas « accidentel », « subjectif » ou « conjoncturel » au sens où un philosophe serait amené à exprimer une opinion personnelle sans rapport direct avec le cœur de son travail intellectuel c’est précisément le contraire. Ici les positions qu’il dénonce ne sont en rien innocentes :

« On joue sur la culpabilité de l’Occident relative au colonialisme, à l’extermination des autres cultures, aux régimes totalitaires, à la fantasmatique de la maîtrise, pour sauter à une critique, fallacieuse et auto-référentiellement contradictoire, du projet gréco-occidental d’autonomie individuelle et collective, des aspirations à l’émancipation, des institutions dans lesquelles celles-ci se sont, fût-ce partiellement et imparfaitement, incarnées. (Le plus drôle est que ces mêmes sophistes ne se privent pas, de temps en temps, de se poser en défenseurs de la justice, de la démocratie, des droits de l’homme, etc.) »7

Ce « projet d’autonomie » qu’il ne voit se constituer que dans la Grèce antique puis repris dans l’Occident moderne est une capacité d’auto-interrogation et d’auto-institution, il ne le retrouve dans aucune autre culture :

« Contrairement à ce que certains ont dit (ou souhaiteraient), la démocratie ne fait pas partie de la tradition chinoise. Ce n’est pas vrai. Il y a eu des mouvements, il y a eu le taoïsme, etc., ce n’est pas ce que nous appelons démocratie. Les Chinois, certains Chinois du moins, manifestent à Tien-Ân-Men, l’un d’eux est là, devant les blindés, il se fait écraser en revendiquant la démocratie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il y a quand même un appel de ces valeurs, comme il y en a un – bien que les choses soient là très bâtardes, c’est désagréable – dans les pays de l’Est européen après l’effondrement du communisme. Ce que je veux dire, c’est que, à partir du moment où ces valeurs sont réalisées quelque part – ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l’ont été ou le sont encore en Occident , elles exercent une sorte d’appel sur les autres, sans qu’il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie. »8

Racisme et type anthropologique

De la même manière, et bien plus profondément, il précise dans le même texte qu’« un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, ça lui paraîtrait même inconcevable. Il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire. ». Chaque société forme un individu lui correspondant, les deux notions recouvrant une même chose d’un point de vue collectif ou individuel : un type de société implique un type d’individu ou, pour C. Castoriadis s’inspirant de l’anthropologie culturelle d’une Ruth Benedict (1887-1948) ou d’un Abram Kardiner (1891-1981), un type anthropologique. Banalité pour tout révolutionnaire, psychanalyste ou ethnologue, la chose est aujourd’hui simplement oubliée au nom d’une sorte d’« indifférentialisme » culturel béat et particulièrement pervers.

Ainsi, toutes les gauches contemporaines converties à « l’indigénisme » ou au « décolonialisme » ne peuvent que condamner ce petit texte important, « Réflexions sur le racisme » de 19879, où Castoriadis affirme que « […] l’idée que le racisme ou simplement la haine de l’autre est une invention spécifique de l’Occident est une des âneries qui jouissent actuellement d’une grande circulation. » Après avoir pointé les éléments racistes dans la culture hébraïque, chrétienne, musulmane ou hindouiste pour en pointer le caractère consubstantiel à la psyché humaine, il précise :

« L’idée qui me semble centrale est que le racisme participe de quelque chose de beaucoup plus universel que l’on ne veut bien l’admettre d’habitude. Le racisme est un rejeton, ou un avatar, particulièrement aigu et exacerbé, je serais même tenté de dire : une spécification monstrueuse, d’un trait empiriquement presque universel des sociétés humaines. Il s’agit de l’apparente incapacité de se constituer comme soi sans exclure l’autre – et l’apparente incapacité d’exclure l’autre sans le dévaloriser et, finalement, le haïr. »

Ainsi, impossible de s’en tenir à

« la schizophrénie euphorique des boys-scouts intellectuels des dernières décennies, qui prônent à la fois les droits de l’homme et la différence radicale des cultures comme interdisant tout jugement de valeur sur des cultures autres. Comment peut-on alors juger (et éventuellement s’opposer à) la culture nazie, ou stalinienne, les régimes de Pinochet, de Menghistu, de Khomeini ? Ne sont-ce pas là des « structures » historiques différentes, incomparables, et également intéressantes ? Le discours des droits de l’homme s’est, dans les faits, appuyé sur les hypothèses tacites du libéralisme et du marxisme traditionnels : le rouleau compresseur du « progrès » amènerait tous les peuples à la même culture (en fait, la nôtre – énorme commodité politique des pseudo-philosophies de l’histoire). […] C’est le contraire qui s’est, surtout, passé. Les « autres » ont assimilé tant bien que mal, la plupart du temps, certains instruments de la culture occidentale, une partie de ce qui relève de l’ensembliste-identitaire qu’elle a créé – mais nullement les significations imaginaires de la liberté, de l’égalité, de la loi, de l’interrogation indéfinie. La victoire planétaire de l’Occident est victoire des mitraillettes, des jeeps et de la télévision – non pas du habeas corpus, de la souveraineté populaire, de la responsabilité du citoyen. […] Et que faites-vous à l’égard des cultures qui explicitement rejettent les « droits de l’homme » (cf. l’Iran de Khomeini) – sans parler de celles, l’écrasante majorité, qui les piétinent quotidiennement dans les faits tout en souscrivant à des déclarations hypocrites et cyniques ? »

C. Castoriadis termine par une anticipation des problèmes vertigineux qui pose ce qui est aujourd’hui pudiquement appelé « multiculturalisme » (le « vivre-ensemble », en novlangue) :

« Je termine par un simple exemple. On a longuement parlé il y a quelques années – moins maintenant, je ne sais pas pourquoi – de l’excision et de l’infibulation des fillettes pratiquées comme règle générale dans une foule de pays musulmans africains (les populations concernées me semblent beaucoup plus vastes qu’il n’a été dit). Tout cela se passe en Afrique, là-bas, in der Turkei, comme disent les bourgeois philistins de Faust. Vous vous indignez, vous protestez – vous n’y pouvez rien. Puis un jour, ici, à Paris, vous découvrez que votre employé de maison (ouvrier, collaborateur, confrère) que vous estimez beaucoup se prépare à la cérémonie d’excision-infibulation de sa fillette. Si vous ne dites rien, vous lésez les droits de l’homme (le habeas corpus de cette fillette). Si vous essayez de changer les idées du père, vous le déculturez, vous transgressez le principe de l’incomparabilité des cultures. Le combat contre le racisme est toujours essentiel. Il ne doit pas servir de prétexte pour démissionner devant la défense de valeurs qui ont été créées « chez nous », que nous pensons être valables pour tous, qui n’ont rien à voir avec la race ou la couleur de la peau et auxquelles nous voulons, oui, raisonnablement convertir toute l’humanité. »

Questions pratiques éminemment actuelles, et qui se destinent à dominer la vie politique future et que l’intense chasse aux sorcières pseudo-« antifasciste » cherche à faire taire :

« Il y a une rhétorique et une mythologie du « fascisme toujours imminent » dans la gauche et chez les gauchistes qui créent un épouvantail pour se masquer les vrais problèmes. »10

Pour le dire plus clairement :

« Le fascisme […] se réclame désormais de l’antifascisme »11.

La question musulmane

La fréquente référence à l’islam n’est ici pas accidentelle et la complaisance, déjà à l’époque, de la gauche à son endroit est pour C. Castoriadis un motif d’accablement. Ici encore, il s’agit d’une position qui s’ancre profondément dans sa philosophie où « l’institution hétéronome de la société et la religion sont d’essence identique. Elles visent, toutes les deux, le même et par les mêmes moyens. »12, c’est-à-dire la dépendance du sujet à une instance mythique fantasmatiquement extra-sociale. Ainsi, « l’énoncé: « la Loi est injuste », pour un Hébreu classique, est linguistiquement impossible, à tout le moins absurde, puisque la Loi a été donnée par Dieu et que la justice est un attribut de Dieu et de lui seul. »13 – ou, pour le dire plus franchement ; « je suis entièrement solidaire des anarchistes dans leur anticléricalisme intransigeant : Ni Dieu, ni maître, ni Dieu ni César ni tribun. »14. Si la quasi-totalité des sociétés humaines connues dans l’histoire se sont essentiellement constituées dans l’aliénation religieuse – et il n’en épargne aucune – l’islam contemporain en offre une forme paradigmatique, et de plus en plus caricaturale, un prototype de l’hétéronomie provoquant une confrontation que l’Occident refuse obstinément d’entendre :

« l’intégrisme ou « fondamentalisme » islamique est plus fort que jamais, et s’étend sur des régions que l’on croyait sur une autre voie (Afrique du Nord, Pakistan, pays au sud du Sahara). Il s’accompagne d’une haine viscérale de l’Occident, ce qui se comprend : un ingrédient essentiel de l’Occident est la séparation de la religion et de la société politique. Or l’islam, comme du reste presque toutes les religions, prétend être une institution totale, il refuse la distinction du religieux et du politique. Ce courant se complète et s’auto-excite par une rhétorique « anticolonialiste » dont le moins que l’on puisse dire, dans le cas des pays arabes, est qu’elle est creuse. »15

Ainsi l’aspect théorique de cette interrogation, posée il y a trente ans, s’estompe progressivement :

« Quand, il y a dix ou quinze ans, le colonel Kadhafi – on disait « Il est fou », peut-être… – déclarait que la bifurcation catastrophique de l’histoire universelle, ça a été quand Charles Martel a arrêté l’expansion arabe à Poitiers et que ce qu’il faudrait vraiment, c’est islamiser l’Europe… Si on veut être islamisé, c’est très bien. Si on ne veut pas être islamisés, qu’est-ce qu’on fait ? »16

La question migratoire

La question renvoyait déjà, quoiqu’en des termes moins dramatiques qu’aujourd’hui, à celle que l’on appelle encore l’immigration, sur laquelle, ici encore, les positions de Castoriadis sont particulièrement hérétiques, mais toujours aussi cohérentes.

À la question « limmigration ne va-t-elle pas devenir le problème explosif de la France et de l’Europe ? », il répond :

« Cela peut le devenir. Le problème n’est évidemment pas économique : l’immigration ne saurait créer des problèmes dans des pays à démographie déclinante, comme les pays européens, tout au contraire. Le problème est profondément politique et culturel. Je ne crois pas aux bavardages actuels sur la coexistence de n’importe quelles cultures dans la diversité. Cela a pu être – assez peu, du reste – possible dans le passé dans un contexte politique tout à fait différent, essentiellement celui de la limitation des droits de ceux qui n’appartenaient pas à la culture dominante : juifs et chrétiens en terre d’Islam. Mais nous proclamons l’égalité des droits pour tous (autre chose, ce qu’il en est dans la réalité). Cela implique que le corps politique partage un sol commun de convictions fondamentales : que fidèles et infidèles sont sur le même pied, qu’aucune Révélation et aucun Livre sacré ne déterminent la norme pour la société, que l’intégrité du corps humain est inviolable, etc. Comment cela pourrait-il être « concilié » avec une foi théocratique, avec les dispositions pénales de la loi coranique, etc. ? Il faut sortir de l’hypocrisie qui caractérise les discours contemporains. Les musulmans ne peuvent vivre en France que dans la mesure où, dans les faits, ils acceptent de ne pas être des musulmans sur une série de points (droit familial, droit pénal). Sur ce plan, une assimilation minimale est indispensable et inévitable – et, du reste, elle a lieu dans les faits »17

Hormis ce tout dernier point, il est difficile, aujourd’hui, de démentir le diagnostic, tout comme il est impossible d’infirmer les sombres perspectives qu’il dessinait il y a trente ans pour les décennies à venir :

« L’immigration clandestine augmente au fur et à mesure que la pression démographique s’élève, et il est sûr qu’on n’a encore rien vu. Les Chicanos traversent pratiquement sans obstacle la frontière mexicano-américaine – et bientôt ce ne sera plus seulement des Mexicains. Aujourd’hui, pour l’Europe c’est, entre autres, le détroit de Gibraltar. Et ce ne sont pas des Marocains ; ce sont des gens partis de tous les coins d’Afrique, même d’Éthiopie ou de la Côte d’Ivoire, qui endurent des souf­frances inimaginables pour se trouver à Tanger et pouvoir payer les passeurs. Mais demain, ce ne sera plus seulement Gibraltar. Il y a peut-être quarante mille kilomètres de côtes méditerranéennes bordant ce que Churchill appelait « le ventre mou de l’Europe ». Déjà, des fugitifs irakiens traversent la Turquie et entrent clandesti­nement en Grèce. Puis il y a toute la frontière orientale des Douze. Va-t-on y installer un nouveau mur de Berlin, de trois ou quatre mille kilomètres de long, pour empêcher les Orientaux affamés d’entrer dans l’Europe riche ? On sait qu’il existe un terrible déséquilibre économique et social entre l’Occident riche et le reste du monde. Ce déséquilibre ne diminue pas, il augmente. La seule chose que l’Occident « civi­lisé » exporte comme culture dans ces pays, c’est les techniques du coup d’État, les armes, et la télévision avec l’exhibition de modèles de consommation inatteignables pour ces populations pauvres. Ce déséquilibre ne pourra pas continuer, à moins que l’Europe ne devienne une forteresse régie par un régime policier. »18

Il précise en 1992 à propos des dangers que fait peser l’immigration massive en Europe19 :

« Au-delà du problème des conditions matérielles… Il y a le problème, bien plus important selon moi, de ce que j’appelle les significations imaginaires : « Nous sommes allemands, nous sommes anglais, nous sommes français… Nous avons bâti des cathédrales, nous avons eu Shakespeare ; nous avons eu Goethe, nous avons un mode de vie, un artisanat, etc. Et qui sont donc ces gens qui viennent ?… et ainsi de suite. […] J’espère que la leçon à tirer, si je puis dire, de cette discussion ne sera pas un pessimisme sans bornes mais bien la nécessité de prendre conscience de ces problèmes et de tenter de dire haut et fort ce que nous voyons partout où nous nous trouvons. […] Nous avons donc ce problème terrible, mais les réponses théoriques qui pourraient être données seraient absolument privées de sens et sans espoir en l’absence d’une volonté politique et d’une prise de conscience de ces problèmes par la population laborieuse, ce qui fait aujourd’hui défaut. »

Dans son article de 1983 « Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ? », texte méconnu, synthétique et percutant, Castoriadis s’alarme à la fois de l’effondrement interne de l’Occident, des ambitions hégémoniques de l’impérialisme russe, et de la déliquescence du monde non-occidental, chacune faisant peser le danger extrême de l’effacement de l’apport crucial de la modernité occidentale :

« Ce qui est menacé, c’est la composante démocratique des sociétés « européennes », et ce qu’elle contient comme mémoire, source d’inspiration, germe et espoir de recours pour tous les peuples du monde ».

Il précise encore : « [L’Europe] est ensuite menacée d’être submergée par un Tiers Monde trois fois plus peuplé que les pays « européens ». »20

Conclusion

« On n’honore pas un penseur en le louant ou même en interprétant son travail, mais en le discutant, le maintenant par là en vie et démontrant dans les actes qu’il défie le temps et garde sa pertinence. » 21

On pourrait aisément multiplier les thématiques et les citations – le problème rencontré ici aura été celui de l’embarras du choix. Elles placent Cornelius Castoriadis résolument hors de la bien-pensance contemporaine, a fortiori de ses franges militantes et médiatiques où il se voit entraîné à l’occasion. Et, a contrario, on trouvera tout le reste de son œuvre pour nuancer, équilibrer, contrebalancer les positions ici décrites, mais qui ne seront pas contradictoires (ainsi, au hasard, ses déclarations favorables à la construction de mosquées22 ou le vote immigré23), et qui l’ancrent définitivement dans la voie de l’émancipation humaine sans compromission et hors schéma préconçu – et c’est, précisément, l’objectif de ce texte. Car il est aussi inepte d’assigner Castoriadis à droite, à l’extrême gauche, au centre, sur Mars ou ailleurs, tout comme de se prévaloir d’une fidélité quelconque à des positions : il a fait œuvre et non doctrine, tentative explicite de penser les basculements de son époque, invitant à faire de même aujourd’hui, à chercher hors de ce qu’il nommait la « pensée héritée », déclinée en idéologies de plus en plus débilitantes tenant lieu de discours savants. La question n’est pas de se placer pour ou contre, avec ou sans Castoriadis, dans une fidélité rigide ou un pseudo-inventaire pro domo, à sa « droite » ou à sa « gauche », mais bien d’essayer de penser penser la vérité, l’histoire, la réalité et de le rencontrer dans cette ambition pour entendre ce qu’il a à nous dire. Qui prétendra que ce point de départ ne fait pas écho, de plus en plus dramatiquement, à notre situation ? :

« Je reste toujours, plus que jamais, profondément convaincu que la société actuelle ne sortira pas de sa crise si elle n’opère pas, sur elle-même, une transformation radicale – en ce sens, je suis toujours un révolutionnaire. Et je pense que cette transformation ne peut être que l’ouvre de l’immense majorité des hommes et des femmes qui vivent dans cette société. »24.

Mais cela est-il encore concevable ? se demandait-il inquiet, bien souvent, nous offrant le mot de la fin :

« Tout ce que nous avons à dire est inaudible si n’est d’abord entendu un appel à une critique qui n’est pas scepticisme, à une ouverture qui ne se dissout pas dans l’éclectisme, à une lucidité qui n’arrête pas l’activité, à une activité qui ne se renverse pas en activisme, à une reconnaissance d’autrui qui reste capable de vigilance ; le vrai dont il s’agit désormais n’est pas possession, ni repos de l’esprit auprès de soi, il est le mouvement des hommes dans un espace libre dont ce sont là quelques points cardinaux. Mais cet appel peut-il être encore entendu ? Est-ce bien à ce vrai que le monde aujourd’hui désire et peut accéder ? Il n’est pas au pouvoir de qui que ce soit, ni de la pensée théorique comme telle, de répondre d’avance à cette question. Mais il n’est pas vain de la poser, même si ceux qui veulent et peuvent l’entendre sont peu nombreux ; s’ils peuvent le faire sans orgueil, ils sont le sel de la terre. »25

Lire la première partie

Notes de la seconde partie

4 – « La fin de l’histoire ? », 1992.

6 – « Guerre, religion et politique », 1991 ; voir aussi « Entre le vide occidental et le mythe arabe », 1991, op. cit.

7 – « La montée de l’insignifiance », 1993, op.cit.

9 – « Réflexions sur le racisme », 1987.

10 – « Transition », 1978.

11 – « Pologne, notre défaite », 1983.

13 – « Pouvoir, politique, autonomie », 1988.

15 – « Le délabrement de l’Occident », 1991, op. cit.

17 – « Guerre, religion et politique », 1991, op. cit.

18 – « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992, op. cit.

19 – Lors d’un débat avec Hans Magnus Enzensberger autour de son livre, paru deux ans plus tard en France, La Grande Migration, suivi de Vues sur la guerre civile (Gallimard,  « L’infini », 1994, traduit par Bernard Lortholary, Paris). Enregistrement audio en anglais dans un ICA Talks (Institute of Contemporary Arts, London), Hans Magnus Entzensberger : The Great Migration, Globe’ 92: European Dialogues, 07/12/1992, intervention de Castoriadis à 19’ 08’’, (ma traduction. Lien consulté en mars 2022, devenu inaccessible).

21 – « Les destinées du totalitarisme », 1981.

22 – « De l’écologie à l’autonomie », 1980, op. cit.

24 – « Y a-t-il des avant-gardes ? », 1987.

Castoriadis et les bien-pensants, par Quentin Bérard

Quentin Bérard1 nous invite à relire (ou à lire) Cornelius Castoriadis en prenant quelque distance avec les lectures convenues qui depuis des années l’enrôlent un peu trop facilement au service de l’agitation gauchiste, de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme ». Ces opérations de récupération s’effectuent au prix de l’escamotage du contenu de bien des textes. L’auteur offre et commente ici de substantiels extraits qui placent Castoriadis hors de la bien-pensance contemporaine. L’objet n’est pas de l’assigner à une autre position, ce qui réitérerait en l’inversant le geste d’embrigadement, mais de montrer en quoi il fait œuvre et, en rencontrant son ambition de penser les basculements de son époque, de s’en inspirer pour penser ceux de la nôtre.

Première partie.
Lire la seconde partie

« Tout a été déjà dit. Tout est toujours à redire.
Ce fait massif, à lui seul, pourrait conduire à désespérer.
L’humanité semblerait sourde ; elle l’est, pour l’essentiel »2.

Introduction

Cornelius Castoriadis (1922 – 1997) semble devenu, au fil des vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis sa mort, une sorte de classique silencieux, connu sans être reconnu – ou l’inverse. Ainsi, un travail universitaire de sciences sociales se doit de citer son opus magnum, au moins, L’institution imaginaire de la société (1975) ; tout journaliste doit savoir prononcer son nom et, grossièrement, placer quelques-unes de ses formules les plus connues comme « l’époque du conformisme généralisé », « le délabrement de l’Occident » ou encore « la montée de l’insignifiance » ou « le monde morcelé », quelquefois à contre-emploi ; et un militant approximativement de gauche aura, a minima, lu ou entendu une fois son entretien avec Daniel Mermet3 en 1996 ou sa conférence-débat avec Daniel Cohn-Bendit « De l’écologie à l’autonomie »4 de 1981, voire pour les plus radicaux, son quasi-manifeste « Racines subjectives et logique du projet révolutionnaire »5 de 1964 permettant d’habiller commodément sa subversion d’auto-institution sociale explicite et d’anti-totalitarisme.

La présence fantomatique de C. Castoriadis hante donc les cercles politico-intellectuels d’une « gauche » plus ou moins militante. À travers articles, revues, livres, radios, conférences, thèses ou mémoires, blogs et causeries diverses, on convoque commodément et sans frais l’engagement de celui-ci pour la démocratie directe, l’autonomie individuelle ou la justice sociale. Permettant de pimenter un peu la litanie des « penseurs » plus conventionnels mais usés jusqu’à la corde, son nom dépayse quelque peu et sonne comme garant d’une profondeur estimée subversive et/ou intellectuelle pour les partisans de cet indéfinissable « autre monde possible » face à leurs ennemis héréditaires proclamés : oligarchie, libéralisme, capitalisme, droite ou extrême droite, xénophobie, racisme et tutti quanti. Et c’est ainsi que l’on croise, inopinément et plus ou moins explicitement, un Castoriadis enrégimenté au service de l’agitation gauchiste ou de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme »…

Mais ces opérations routinières de récupération, dont la gauche est experte depuis un siècle, se font évidemment au prix de l’escamotage d’un élément de taille : le contenu des textes, dont la simple lecture (il faudrait préciser en cet an de grâce 2023 : une lecture complète, attentive et honnête) évente un procédé que C. Castoriadis a passé sa vie à analyser, dénoncer et contrer. Ce n’est pas seulement qu’il ne reconnaissait plus le sempiternel et dilatoire clivage droite / gauche – « Les gens découvrent maintenant ce que nous écrivions il y a trente ou quarante ans […] à savoir que l’opposition droite/gauche n’a plus aucun sens » écrivait-il… il y a également trente ou quarante ans6 – mais surtout que la gauche, ses extrémités, ses déclinaisons et tous leurs rapiéçages idéologiques faisaient intégralement, fondamentalement et centralement partie du problème. Il écrivait, en 1977 :

« Compilation, détournement et déformation des idées des autres, abondamment cités lorsqu’ils sont « fashionables », tus (ou cités « à côté » : procédé qui se propage) lorsqu’ils ne le sont pas. Dans l’accélération de l’histoire, la nouvelle vague des divertisseurs fait franchir un nouveau cran à l’irresponsabilité, à l’imposture et aux opérations publicitaires. Pour le reste, elle accomplit bien sa fonction. Ces clowneries ne dérangeront pas la « gauche » officielle : elles ne peuvent que la conforter et la rassurer. »7

Le quart de siècle qui s’est écoulé depuis que sa voix s’est éteinte n’a fait que précipiter une dérive que l’insurrectionnalisme, l’islamo-gauchisme, l’« indigénisme », le « néo-féminisme », « l’écologie décoloniale », le racialisme, le wokisme ou le « sans-frontiérisme » poussent à la caricature. La dissidence de C. Castoriadis vis-à-vis de la bien-pensance contemporaine est totale : non seulement à propos de la « gauche » en général, partis, syndicats, groupuscules ou intellectuels de service (les « divertisseurs »), des mouvements sociaux, de l’héritage des années soixante, du féminisme ou de l’écologie mais plus encore sur la question de l’identité occidentale, du racisme, de la colonisation, de l’islam ou de l’immigration.

I – La gauche et ses excroissances

C. Castoriadis était parvenu, au début des années soixante au sein du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1945-1967) fondé avec Claude Lefort, « au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires »8 – phrase aujourd’hui redevenue incompréhensible pour beaucoup. Leurs travaux de l’époque auront finalement consisté en une réfutation du marxisme menée de l’intérieur, mettant à nu son caractère clairement idéologique et les tropismes magico-religieux de ceux qui s’en réclament ou qui, de nos jours, et c’est bien pire, en sont imbibés sans même le savoir en en reprenant les schémas les plus messianiques. Il écrivait, en 1959 :

« Tout ce qui a existé et existe comme forme instituée au mouvement ouvrier — partis, syndicats, etc., — est irrémédiablement et irrévocablement fini, pourri, intégré dans la société d’exploitation. Il ne peut pas y avoir de solutions miraculeuses, tout est à refaire au prix d’un long et patient travail. »9

Les « révolutionnaires »

Cette ambition n’a pas été relevée, évidemment, et plus de quarante ans après, le constat de celui qui s’est dit révolutionnaire jusqu’à son ultime texte10 reste cruellement actuel :

« Il y a un paradoxe tragi-comique dans le spectacle de gens qui se prétendent révolutionnaires, qui veulent bouleverser le monde et qui en même temps cherchent à s’accrocher à tout prix à un système de référence, qui se sentiraient perdus si on leur enlevait ce système ou l’auteur qui leur garantit la vérité de ce qu’ils pensent. Comment ne pas voir que ces gens se placent eux-mêmes dans une position d’asservissement mental par rapport à une œuvre qui est déjà là, maîtresse de la vérité, et qu’on naurait plus qu’à interpréter, raffiner, etc. (en fait : rafistoler…). »11

Les écrits lumineux de C. Castoriadis sur les mois de mai-juin 1968, à la fois enthousiastes et très sévères quant à l’absence de perspectives des émeutiers et leur inévitable récupération12, semblent écrits pour les insurrectionnalistes actuels, qu’ils soient sur canapé ou Blacks Blocs. Ce qu’il nomme le « révoltisme » – on psalmodie aujourd’hui la « convergence des luttes » – repose en réalité sur la croyance en un « privilège politico-historique des pauvres » repris de l’« héritage chrétien »13 :

« Comme le réformisme, le « révoltisme » ou bien est totalement incohérent, ou bien est d’une secrète mauvaise foi. Aucun politique, aucun homme qui pense et essaie de faire quelque chose relativement à la société, ne peut jamais proposer ou prendre une disposition sans s’interroger sur les répercussions que cette disposition pourra avoir sur les autres parties du système. […] ou bien [le « révoltiste »] est incohérent, ou bien il est un révolutionnaire qui refuse de s’avouer tel, c’est-à-dire nourrit le secret espoir qu’un jour toutes ces révoltes pourront quelque part se sommer, se cumuler, s’additionner en une transformation radicale. Allons plus loin, puisqu’aussi bien le « révoltisme » semble aujourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le « fondement » philosophique ? […] [que] toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence immédiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) »14

Cette conception, profondément a-politique, n’est finalement que la rationalisation ou l’intellectualisation de la disparition de tout projet de société, y compris et surtout au sein des populations elles-mêmes. Cela aurait engendré, mécaniquement, la contre-offensive oligarchique de la fin des années 70 :

« D’où est donc venue la force de ce pseudo-libéralisme depuis quelques années ? Je pense que, pour une grande partie, elle vient de ce que la démagogie « libérale » a su capter le mouvement et l’humeur profondément anti-bureaucratique et anti-étatique qui remuent la société depuis le début des années 60. […] L’échec des mouvements des années 60 a convergé avec les tendances profondes du capitalisme bureaucratique, poussant les gens à l’apathie et à la privatisation. »15

Les mouvements sociaux

La gauche assagie n’est pas plus cohérente : à l’occasion du mouvement lycéen de 1986 qu’il salue tout en déplorant l’absence totale de perspective des manifestants, il pointe

« ‟l’inconsistance des nouveaux républicains”. C’est-à-dire des anciens gauchistes ou communistes reconvertis à des idéaux républicains ou démocratiques, et qui à partir du moment où le mouvement était là, se sont mis à applaudir à tout rompre sans se demander une seule seconde si, dans une république ou une démocratie il est concevable qu’une section particulière de la population impose sa volonté contre ceux qui passent pour être la représentation nationale et même contre la Constitution. Dans le langage de droite, qui a poussé des hurlements horrifiés, « c’est la rue qui fait la loi », etc. ; mais ce n’est pas parce que la droite hurle comme ça, c’est son rôle, que je trouverai moins incohérents les « républicains » qui disent « bravo ». »16

Critique qu’il reprend lors du mouvement de novembre-décembre 1995 contre la réforme des retraites initiée par le ministre Alain Juppé, à l’occasion duquel il a refusé de signer tous les textes en circulation :

« Le premier (celui proposé par [la revue] Esprit) approuvait le plan Juppé, en dépit de quelques réserves théoriques, et était inacceptable pour moi. Le second (connu comme « liste Bourdieu ») était imprégné de la langue de bois de la gauche traditionnelle et invoquait la « République » – laquelle ? – comme s’il y avait une solution simplement « républicaine » aux immenses problèmes posés actuellement. Un mélange d’archaïsme et de fuite. »17. Il ne s’attarde pas sur la « gauche politique [et] les organisations syndicales [qui] ont encore une fois exhibé leur vide. Elles n’avaient rien à dire sur la substance des questions. Le Parti socialiste, gérant loyal du système établi, a demandé de vagues négociations. Les deux directions syndicales, CGT. et FO., ont sauté dans le train du mouvement après son déclenchement, en essayant de redorer leur blason. À cet égard, rien de nouveau. ».

Son regard sur les manifestants eux-mêmes reste tout aussi désespérément d’actualité :

« Ce qui est neuf, en revanche, et très important, c’est le réveil social auquel on vient d’assister. En surface, les revendications étaient catégorielles et le mouvement semblait se désintéresser de la situation générale de la société. Mais il était évident, à considérer les réactions des grévistes aussi bien que l’attitude de la population dans sa majorité, qu’au cours de cette lutte il y avait autre chose : un profond rejet de l’état de choses existant en général. Ce rejet, les grévistes n’ont pu l’exprimer que par des revendications particulières. Comme celles-ci, par leur nature même, ne tiennent pas compte de la situation générale, on aboutit forcément à une impasse. »

C. Castoriadis insistera sur le « corporatisme » des grévistes, faisant réagir les animateurs de Radio Libertaire qui l’interviewaient l’année suivante18, et sera mis en demeure de s’expliquer sur ces positions, jugées « gênantes » par l’auditoire, en 1997 lors de sa dernière conférence publique19.

« Toute la Gauche occidentale ment »

En réalité, c’est bien toute la gauche qui, pour lui, est devenue l’artisan de l’effondrement politico-intellectuel occidental et fournisseur officiel de sa dénégation en même temps que de sa rationalisation. L’article méconnu « Illusion et vérité politiques »20, écrit en 1978-1979 mais édité en 2013, contient des pages qui mériteraient d’être reproduites ici in extenso :

« […] ce que l’on appelle aujourd’hui la Gauche est, extérieurement, l’héritier de mouvements et de courants qui s’étaient voulus, et avaient effectivement été jusqu’à un certain point, les protagonistes de la clarification, de la dénonciation des mensonges du pouvoir, du dévoilement des mystifications, de la lutte pour la vérité sociale et politique. Au départ, la Gauche a dénoncé, démystifié, éclairé. Au bout de sa carrière, elle est devenue, dans tous les pays, arracheur de dents politique. […] Pour que l’illusion moderne de la Gauche marche, il faut que le partisan de la Gauche coopère activement à sa propre mystification, y mette du sien, pallie les contradictions flagrantes et les stupidités manifestes de la propagande des partis, s’invente des raisons et des rationalisations, bref : participe. Dans un domaine du moins, on aurait tort d’accuser les partis de Gauche d’être hypocrites lorsqu’ils parlent d’autogestion : ils font ce qu’ils peuvent pour encourager l’autogestion de la mystification, l’auto-mystification de leurs partisans. Impossible, en effet, pour ceux-ci d’être simplement nourris par les mensonges de leurs Partis à l’état cru ; il faut encore qu’ils les métabolisent, il faut aussi et surtout qu’ils transforment périodiquement leurs propres organes de métabolisation, car la nature de la matière première change. On doit constater que, malgré leur étonnante inventivité et créativité, ils auraient difficilement pu, au-delà d’un certain point, continuer de remplir cette tâche surhumaine sans le secours vital d’une foule d’enzymes d’une grande variété occupant les sites successifs de la chaîne métabolique qui va du cerveau des Partis au cerveau des électeurs : les Intellectuels de Gauche, grands, moins grands et tout petits. »

À l’époque de ce texte, la gauche était passée par le stalinisme plus ou moins déclaré, le trotskisme, le maoïsme ou le situationnisme, le titisme et tous les tiers-mondismes, algérien, cubain, chinois, vietnamien, le régionalisme et l’humanitarisme et s’apprêtait à s’adonner au mitterrandisme, au droit-de-l’hommisme, à l’antiracisme pour aujourd’hui verser sans retenue dans l’immigrationnisme, le multiculturalisme et l’anti-autoritarisme et culminer dans une collaboration de plus en plus explicite avec un nouveau totalitarisme à visée mondiale le totalitarisme musulman encore appelé islamisme21. Plus que jamais, ces lignes de Castoriadis résonnent, sans même évoquer les comportements électoraux où l’électeur de gauche ne s’embarrasse même plus d’auto-mystification : son besoin de croire s’attache seulement à un stimulus pavlovien d’un côté et à un ennemi ontologique souvent inconsistant de l’autre (C. Castoriadis, par exemple, n’a cessé de dénoncer l’ineptie de l’usage du terme « libéralisme » pour décrire un quelconque état de fait économique existant). Bref, : « Toute la Gauche occidentale ment »… L’origine de cette dégénérescence continue qui ne s’embarrasse d’aucun bilan et s’enfonce derechef aujourd’hui dans une surenchère de radicalité creuse – est à chercher loin.

L’héritage ambigu des mouvements des années soixante

La critique de cette gauche institutionnelle ou pseudo-révolutionnaire, que C. Castoriadis n’a cessé de formuler, n’est donc absolument pas une accusation d’insuffisance ou de manque de radicalité – reposant sur un spontanéisme qu’elle ne quitte que pour se bureaucratiser, sa subversion est vide. Pire, ses idéologues les plus en vue (Lacan, Foucault, Althusser, Bernard-Henri Lévy, etc.) et leur « nihilisme pseudo-subversif » en rationalisent les échecs, comme ce fût le cas pour celui de Mai 68 :

« Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de Mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison, vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le sujet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philosophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). Avant de se replier sur les « résidences secondaires » et la vie privée, et pour ce faire, les gens ont eu besoin d’un minimum de justification idéologique (tout le monde n’ayant pas, hélas, la même admirable liberté à l’égard de ses dires et actes d’hier que tel ou tel autre, par exemple). C’est ce que les idéologues continuaient à fournir, sous des emballages légèrement modifiés. (…) pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en mai-juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une « sensibilité radicale », le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague « subversion », convenait admirablement. »22

C. Castoriadis constate :

« En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujourd’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale. »23

Il note :

« En cela aussi, le capitalisme est une nouveauté anthropologique absolue, la culture établie s’effondre de l’intérieur sans que l’on puisse dire, à l’échelle macro-sociologique, qu’une autre, nouvelle, est déjà préparée « dans les flancs de l’ancienne société ». » 24

C. Castoriadis dresse ainsi un bilan calamiteux de ces courants subversifs depuis un demi-siècle, bilan aussi inaudible aujourd’hui que celui du soutien de l’URSS ou de la Chine maoïste pour les générations précédentes :

« Les grands mouvements qui ont secoué depuis vingt ans les sociétés occidentales – jeunes, femmes, minorités ethniques et culturelles, écologistes – ont certes eu (et conservent potentiellement) une importance considérable à tous points de vue, et il serait léger de croire que leur rôle est terminé. Mais actuellement, leur reflux les laisse en l’état de groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d’articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. Ces mouvements ont ébranlé le monde occidental, ils l’ont même changé – mais ils l’ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n’est pas surprenant : car, s’ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n’ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des régimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d’ensemble ou de supports pour de tels objectifs. […] La société « politique » actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d’entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts réels ou imaginaires ; aucun d’entre eux n’a de politique générale ; et, même s’ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l’imposer. »25

Conséquence :

« Jusqu’au début des années 70, et malgré l’usure manifeste des valeurs, cette société soutenait encore des représentations de l’avenir, des intentions, des projets. Peu importe le contenu, et que pour les uns cela ait été la révolution, le grand soir, pour les autres le progrès au sens capitaliste, l’élévation du niveau de vie, etc. Il y avait, en tout cas, des images apparaissant comme crédibles, auxquelles les gens adhéraient. Ces images se vidaient de l’intérieur depuis des décennies, mais les gens ne le voyaient pas. Presque d’un coup, on a découvert que c’était du papier peint – et l’instant d’après même ce papier peint s’est déchiré. La société s’est découverte sans représentation de son avenir, et sans projet – et cela aussi c’est une nouveauté historique. » 26

C. Castoriadis avait noté, dès 1959, que la contestation de la société pouvait être congruente avec un retrait dans la vie privée, qu’il appelle la « privatisation des individus », débouchant sur un désinvestissement de la vie politique elle-même : « [la privatisation] est d’une certaine façon le rejet en bloc de la société actuelle. »27. Il en reprend le constat vingt ans plus tard :

« La désintégration des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l’autonomie et contient les germes d’une émancipation. Mais j’ai noté depuis longtemps l’ambiguïté de ses effets. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l’éclosion de nouveaux modes de vie que par la désorientation et l’anomie. »28

Les racines historiques de cette décomposition sociale, C. Castoriadis les explicitera dans de multiples textes29, les rattachant à des processus civilisationnels de long terme, mais au fond sans « explication » rationnelle univoque et dernière, conformément à sa philosophie de la création et de l’imaginaire, fondamentalement anti-déterministe. Mais les errements de la « gauche », dans ce contexte de délitement généralisé, ne sont pas qu’une de ses conséquences : ils en sont une des causes premières ou plutôt, afin d’être plus fidèle à sa pensée, un des principaux produits / producteurs, éléments auto-catalyseurs.

Ce regard acéré permet à C. Castoriadis d’anticiper : l’analyse de l’échec des mouvements contestataires des années 1960-70 et la rationalisation de cet échec par les idéologues du moment l’amènent à identifier une forme de contestation anomique qui se cristallisera au cours des années 2010, pour prendre finalement la forme du « wokisme » contemporain30.

II – Une anticipation du wokisme

C’est, par exemple, le cas des mouvements des femmes. C. Castoriadis, incontestablement favorable aux mouvements féministes pluriséculaires, anticipe en 1976 sans difficulté ce qui se donne aujourd’hui pour tel :

« Nous sommes en train de voir et de vivre là quelque chose qui dépasse même de loin la crise de la société capitaliste puisque ce qui est virtuellement détruit, c’est quelque chose – la définition de la « condition féminine », peut-être l’idée même d’une « condition féminine » – qui est antérieur à la constitution des sociétés dites « historiques ». […] Or, moyennant aussi le mouvement des femmes, nous assistons actuellement à une décomposition croissante de cette forme réglée, qui va de pair d’ailleurs avec la disparition de toute une série d’autres repères et pôles de référence des individus des groupes, de la société, relatifs à leur vie. On peut en dire autant des mouvements des jeunes, et même de l’évolution des enfants. »31

En 1993, le constat d’une « confusion des genres » – aujourd’hui à son paroxysme – est approfondi :

« Que les citoyens soient sans boussole est certain, mais cela tient précisément à ce délabrement, à cette décomposition, à cette usure sans précédent des significations imaginaires sociales. On peut le constater encore sur d’autres exemples. Personne ne sait plus aujourd’hui ce que c’est que d’être un citoyen mais personne ne sait même plus ce que c’est qu’être un homme ou une femme. Les rôles sexuels sont dissous, on ne sait plus en quoi cela consiste. Autrefois, on le savait, aux différents niveaux de société, de catégorie, de groupe. Je ne dis pas que c’était bien, je me place à un point de vue descriptif et analytique. Par exemple, le fameux principe : « la place d’une femme est au foyer » (qui précède le nazisme de plusieurs millénaires) définissait un rôle pour la femme : critiquable, aliénant, inhumain, tout ce que l’on voudra – mais en tous cas une femme savait ce qu’elle avait à faire : être au foyer, tenir une maison. De même, l’homme savait qu’il avait à nourrir la famille, exercer l’autorité, etc. De même dans le jeu sexuel : on se moque en France (et je pense, à juste titre), du juridisme ridicule des Américains, avec les histoires de harcèlement sexuel (qui n’ont plus rien à voir avec les abus d’autorité, de position patronale, etc.), les réglementations détaillées publiées par les universités sur le consentement explicite exigé de la femme à chaque étape du processus, etc., mais qui ne voit l’insécurité psychique profonde, la perte des repères identificatoires sexuels que ce juridisme essaie pathétiquement de pallier ? Il en va de même dans les rapports parents-enfants : personne ne sait aujourd’hui ce que c’est que d’être une mère ou un père. »32

Et il ne serait pas difficile, non plus, de convoquer ici les propos de C. Castoriadis sur ce dernier point (« Il y a […] une usure de l’épreuve de réalité pour les enfants : rien de dur à quoi ils se cognent, il ne faut pas les priver, pas les frustrer, pas leur faire de la peine, il faut toujours les « comprendre »33) ou concernant les positions des écologistes (« [dont la] composante politique est inadéquate et insuffisante […] et tend à faire de ces mouvements des sortes de lobbies. Et quand il y a prise de conscience de la dimension politique, elle me semble insuffisante. »34), des néo-ruraux (« on assiste actuellement à un renouveau de la mythologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuissance »35), des pacifistes (« moi, petit Européen, je veux survivre – que les autres crèvent si ça les amuse »36) ou encore la création artistique (« la culture contemporaine est, en première approximation, nulle. »37).

C. Castoriadis s’indignait, il y a aujourd’hui presque cinquante ans, d’une même vacuité sur le terrain politico-intellectuel :

« Qu’est-ce qui se passe actuellement, quel est l’infâme salmigondis qui est à la mode à Paris depuis des années ? À tous les coins de rue, du Bois de Vincennes jusqu’au Bois de Boulogne, on fait de l’iconoclasme. Et évidemment, on fait de l’iconoclasme de l’iconoclasme précédent, et la surenchère de l’iconoclasme, etc. Le résultat final est la nullité, le vide total du « discours subversif » contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique « de gauche ». »38

C’est peu de dire que le nec plus ultra de l’intelligentsia de l’époque le laisse de marbre :

« Le « discours dominant » d’un certain milieu « contestataire » aujourd’hui, cet horrible salmigondis qu’est le freudo-nietzschéo-marxisme, c’est rigoureusement le n’importe quoi. »39

Ce « n’importe quoi » (la formule est redondante), c’est l’interminable dégradation du marxisme et de ses courants attenant, son hybridation avec la désorientation globale, ce que l’on a nommé le post-modernisme qui débouche aujourd’hui sur l’appel des déconstructionnistes :

« Les « généalogies », les « archéologies » et les « déconstructions », si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. »40

Très loin de ces considérations, la critique s’obstine à ne prendre pour objet que l’Occident, et lui seul :

« Je ne discuterai pas ici cette dernière conception, ressuscitée aujourd’hui par différents mouvements (féministe, noir, etc.) qui condamnent la totalité de l’héritage gréco-européen comme produit de « mâles blancs morts ». Je me demande pourquoi ne condamne-t-on pas, sur le même principe, l’héritage chinois, islamique ou aztèque, produits par des mâles morts, respectivement jaunes, blancs ou « rouges ». »41

Cette démission généralisée se retrouve logiquement à des niveaux bien plus profonds, provoquant un « effondrement de l’auto-représentation de la société », un vide identitaire dont la simple évocation de nos jours déclenche un orage d’anathèmes :

« la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne se peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. »42

C. Castoriadis constatera, des années plus tard et sans réellement de surprise, la persistance par défaut de la nation comme représentation collective :

« L’imaginaire national résiste d’autant plus que toutes les autres croyances s’effondrent. La nation est le dernier pôle d’identification. Encore paraît-il bien fragile. Au début des années 80, alors que la menace russe était encore présente, une majorité de Français pensait qu’il fallait négocier en cas d’invasion. Les « vrais » nationalistes assistent plus ou moins impuissants aux conséquences de la diffusion mondiale du capitalisme. D’abord, les centres de décision peuvent de moins en moins être nationaux. Ensuite, les cultures nationales se dissolvent dans une soupe mondiale, qui pour l’instant est atroce, mais qui pourrait et devrait être autre chose. Les identités nationales se diluent de plus en plus, sans que rien ne vienne les remplacer. Elles se survivent donc dans une affirmation crispée : « nous sommes des Français », « nous sommes des Allemands », etc. La nation est une forme qui en droit est historiquement dépassée, mais qui en fait ne l’est nullement. C’est une grande antinomie de l’époque. »43

Lire la seconde partie

Notes de la première partie

1 – Quentin Bérard, fondateur du site Lieux Communs s’inscrivant dans la continuité du travail de Cornelius Castoriadis et animateur du podcast Hérétiques, auteur occasionnel à la revue La Décroissance et Front Populaire, enseignant en biologie et écologie, auteur du livre Éléments d’écologie politique. Pour une refondation (Libre&Solidaire, 2021).

2 – Cornelius Castoriadis, « Voie sans issue ? », 1987. (Afin d’alléger les notes du présent article et du fait des rééditions de nombreux textes ici cités – parution originale, rééd. UGE 10/18, puis éd. C. Bourgeois ou du Seuil etc, puis éd. du Sandre, sans compter les « éditions pirates » et leurs larges disponibilités sur internet – les références seront ici réduites, sauf cas contraire, au titre de l’article et à la date de composition). On se reportera à l’excellente bibliographie exhaustive élaborée et actualisée par Claude Helbling (ici remercié) : « Bibliographie détaillée, en français, de et sur Cornelius Castoriadis ».

3 – Novembre 1996, émission Là-bas si j’y suis, publié sous le titre Post-scriptum sur l’insignifiance, éd. de l’Aube, 1998.

4 – Conférences et débat, 27 février 1980, Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn-Bendit et le public de Louvain-La-Neuve. De l’écologie à l’autonomie, collection Techno-Critique, éd. du Seuil,1981, réed. Le Bord de L’eau, Lormont, 2014.

5Regroupant les deux paragraphes, « Racines subjectives du projet révolutionnaire » et « Logique du projet révolutionnaire » de L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

6 – « La montée de l’insignifiance », 1993 ; cf. aussi « ‟Nous traversons une basse époque” », tribune parue dans Le Monde, 12 juillet 1986 sous le titre « Castoriadis, un déçu du gauche – droite ».

7 – « Les divertisseurs », 1977 (l’échange qui suivit dans Le nouvel Observateur avec André Gorz, « Sartre et les sourds », mérite lecture).

8 – L’institution imaginaire, op. cit. 1975, p. 21 (rééd. 1999).

11 – « Marx aujourd’hui », 1983.

12 – « La révolution anticipée », 1968.

13 – « Une exigence politique et humaine », 1988 (Réédité dans Une société à la dérive, 2005, sous le titre : « Ni nécessité historique, ni exigence seulement ‘morale’ : une exigence politique et humaine »).

14 – « L’exigence révolutionnaire », 1976.

15 – « Nous traversons une basse époque », 1986, op.cit.

19 – Toulouse, 22 mars 1997, présentée par Robert Redecker, et retranscrite sous le titre « La capacité de reconnaître les sociétés autres va de pair avec la mise en question de ses propres institutions« 

20 – Quelle démocratie ?, tome II, éd. du Sandre, passage entier pp 25-39.

21 – Pour une tentative de lecture de l’islamisme contemporain à partir, notamment ,de l’analyse du totalitarisme par C. Castoriadis, voir sur Lieux Communs ; Islamisme, totalitarisme, impérialisme (2017).

24 – « Introduction » à La Société bureaucratique », 1973 ; voir aussi « Le mouvement des années soixante », 1986, op.cit.

26 – « Psychanalyse et société II », 1983.

28 – « La crise des sociétés occidentales », 1982, op.cit.

29 – Et sous une forme ramassée dans « Les coordinations de 1986-1988 », préface, rédigée en 1994 au livre de Jean-Michel Denis, « Les coordinations », Syllepse, 1996, pp. 9-13.

30 – Sur le sens de celui-là à partir d’un point de vue de C. Castoriadis, Cf. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarité », Quentin Bérard, Front Populaire 11 juillet 2022.

31 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

32 – « La montée de l’insignifiance », 1993.

33 – « Psychanalyse et société II », op. cit. ; cf aussi « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit. et « La crise du processus identificatoire », 1989.

34 – « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992 ; cf. aussi « Une interrogation sans fin » 1979.

36 – « Les significations imaginaires », 1982 ; cf aussi « Doit-on et peut-on défendre les oligarchies libérales ? », début des années 1980 ; voir aussi « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

38 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

40 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

42 – « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

43 – « Gorbatchev : ni réforme ni retour en arrière », 1991.

Conférence CK en ligne « Laïcité : ordre des raisons et structures »

Conférence en ligne

Séminaire du LAIC (Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines)

https://association-laic.org/

« Laïcité : ordre des raisons et structures »

Catherine Kintzler

Jeudi 25 mai 2023, 18h-19h15

Mon objet est d’exposer la proposition théorique par laquelle j’ai tenté d’élucider l’idée laïque moderne et d’y réfléchir. C’est une démarche qui s’apparente à un modèle déductif et qui, dans son déploiement, se laisse volontiers représenter de manière structurale.

Un noyau conceptuel initial était nécessaire. Celui-ci remonte à la philosophie politique de la fin du XVIIe siècle qui, en établissant la séparation entre foi et loi, pose la question de la nature du lien politique : faut-il le penser sur le modèle du lien religieux ? Un premier dispositif structurant réorganise le champ de la tolérance et fait apparaître la différence laïque. Une série de propriétés en découle, qui mène à un second dispositif structurant – la dualité du régime laïque dont on tire l’idée de « respiration laïque ». Cela permet d’esquisser une réflexion sur la question de l’individualisme et sur la notion de laïcité scolaire.

Participer à la réunion Zoom

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« Chaos » de Stéphane Rozès, lu par Samuël Tomei

Stéphane Rozès est l’un de nos politologues les plus intéressants en ce qu’il ne craint pas de marcher hors du « cercle de la raison » tracé autour d’eux par ceux, élites économiques, dirigeants politiques, qui négligent voire nient l’inconscient collectif français. Son dernier livre d’entretiens avec Arnaud Benedetti, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022), offre des éléments neufs et stimulants pour analyser le décrochage français.

Alors que dans sa jeunesse trotskiste il avait pu voir la réalité à travers le prisme de l’idéologie, c’est, à l’inverse, une fois qu’il a rompu avec la facilité du prêt-à-penser, fort de plus de trente-cinq ans d’analyses et de conseils pour le compte aussi bien d’entreprises que de partis, de capitaines d’industrie que de ministres ou de présidents, que Stéphane Rozès s’est peu à peu forgé une grille d’analyse propre. À gauche comme à droite on donne le plus souvent une explication socio-économique de la crise morale que traverse la France (ce qui évoque ce que disait Ferdinand Buisson du socialisme et du libéralisme : tous deux fondent leur philosophie sur les choses). On croit ainsi que pour remédier à la crise des gilets jaunes, au sentiment de déclassement des Français moyens, il suffirait d’améliorer le pouvoir d’achat, d’injecter tant de millions ou de milliards dans tel ou tel secteur… Économisme, matérialisme qui, aux yeux de l’auteur, ne permet pas de comprendre le délitement du monde et le pessimisme des Français.

Une grille de lecture imaginariste

Selon Stéphane Rozès, ni l’économie ni les idées ne sont le moteur de l’histoire, mais ce sont les peuples. Il estime que « le bas fait le haut » – « Je pensais que les gens pour qui je travaillais et qui décidaient pesaient sur le réel, or ils n’étaient que des acteurs plus ou moins efficients de l’imaginaire de leur peuple, les élus locaux de l’esprit des lieux [lire les pages sur « l’esprit nantais » !] et les chefs d’entreprise de leur identité ». À la différence de Marcel Gauchet ou de Pierre Manent, l’auteur soutient que les peuples n’entendent pas faire leur deuil du politique, que la crise politique est d’abord issue de la déstabilisation des imaginaires des peuples. En effet, pour lui, ce sont les soubassements culturels qui façonnent les sociétés, ce que ne saisissent plus la plupart des dirigeants (et de citer un François Hollande n’en démordant pas : aux yeux de l’ancien président, c’est l’économie qui fait la société).

L’individu procède ainsi de l’imaginaire de son peuple, lequel le précède. Et « les unités compétitives, les régions qui se développent, les nations qui se maintiennent sont celles qui sont cohérentes entre leurs représentations imaginaires et leurs modalités d’accès au réel sans cesse changeant ». Plus précisément, l’imaginaire imprègne tous les secteurs d’une société et toutes les activités humaines : « Chaque imaginaire tisse et colore différemment l’articulation entre le bon [le long terme], le juste [le moyen terme ou les rapports sociaux] et l’efficace [le court terme]. […] L’approche imaginariste se distingue du matérialisme et de l’idéalisme en ce que le cours des choses résulterait de la façon harmonieuse ou dysfonctionnelle dont les communautés humaines s’approprient le réel en articulant leur matrice imaginaire pérenne avec ses manifestations changeantes. »

On pourra reprocher à cette approche son déterminisme. L’auteur s’en défend : « Mon analyse […] repose sur une combinatoire et sur la mise en mouvement de cette combinatoire ». Sa conception de l’histoire n’est pas linéaire mais plutôt cyclique, plus exactement « en spirale » : l’histoire ne revient pas mais « remonte », reflux toujours singulier quand bien même composé des mêmes figures archaïques.

L’imaginaire français

En France, pour Stéphane Rozès, il existe un continuum imaginaire entre la fille aînée de l’Église, Descartes, la monarchie et la République. On peut avancer qu’il s’inscrit ici dans la continuité de trois grands noms : Clemenceau dont on pourrait élargir la fameuse formule pour dire de l’histoire de France qu’elle est un bloc1 ; Péguy, pour qui « la République une et indivisible, c’est notre royaume de France »2 ; et Marc Bloch dont on cite tant la phrase, depuis plusieurs années – mais n’est-ce pas la révélation d’une faille ? –, selon laquelle « il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération »3.

L’auteur part du constat que la France a toujours constitué un archipel et que pour tenir ensemble, pour encadrer ce qui est nommé notre dispute commune, il lui faut un imaginaire projectif et universaliste, grâce auquel dénaturaliser nos différences, dépasser nos singularités initiales. On pense un peu à Régis Debray pour qui aucun système ne peut se clore à l’aide de ses seuls éléments intérieurs4, il faut un facteur cohésif (pour « faire d’un tas un tout »), en France le monarque, incarnation de l’État qui précède, qui fait la nation – un chef dépositaire et acteur de l’imaginaire national. C’est ce qui peut expliquer que les Français peuvent tout à la fois dénigrer les hommes politiques et sacraliser le politique. Alors que tant d’élus s’efforcent, dans l’exercice de leurs fonctions, de mimer le peuple, s’accoutrent comme « les gens », torturent la grammaire et la syntaxe, Stéphane Rozès souligne fort à propos que « […] pour être proche des Français, il ne faut pas parler comme eux, se comporter comme eux, mais au contraire respecter un écart entre la dimension spirituelle de la fonction et les contraintes temporelles de l’exercice ».

Si le Président ramène la fonction à l’homme, « au nom d’une conception américaine de la proximité, ce que fit Nicolas Sarkozy, non seulement on ne gagne pas en proximité, mais l’on perd en sacralité et en conséquence en autorité ». Le président Hollande, pour sa part, « aura tellement banalisé la fonction présidentielle, se comportant souvent comme le premier secrétaire du PS et l’ami des journalistes, qu’il se priva […] de sa ressource symbolique » au point de ne pouvoir se représenter en 2017. L’actuel chef de l’État apparaît à Stéphane Rozès comme « scindé » du fait de sa capacité à « dire un jour quelque chose et l’autre jour l’inverse » et « jamais il ne se sera indexé sur le génie français, sur son peuple, la nation, pour peser sur l’extérieur, Berlin et Bruxelles, et faire bouger les mailles qui nous enserrent et [nous] étouffent peu à peu ». Arnaud Benedetti surenchérit : M. Macron « incarne comme un comédien joue un personnage. Il effleure mais n’habite pas », à la différence des de Gaulle, Pompidou, Mitterrand et, dans une certaine mesure, Chirac.

Et si, pour Stéphane Rozès, « les Français veulent un souverain, […] une autorité, […] un Jupiter », on aurait dès lors aimé une réflexion sur la plus républicaine de nos républiques, la IIIe, la plus longue jusqu’à présent, pendant laquelle on s’est au contraire toujours méfié de l’homme providentiel, de la présence d’un homme fort à la tête de l’État où, à part peut-être Poincaré – qui d’ailleurs n’a cessé de pester contre son impuissance –, on n’élisait que des inaugurateurs de chrysanthèmes (Clemenceau, faiseur de présidents, se vantait de toujours « voter pour le plus bête »).

Reste que la grandeur de la France repose sur une donnée culturelle : « Notre universalisme est la condition nécessaire pour se penser Français. » L’auteur reprend la controverse entre Montesquieu et Condorcet. Entre le premier qui pense, selon Catherine Kintzler, « qu’on peut dégager le normatif à partir du positif », et le second qui pense « l’objet politique comme fondé sur un droit naturel irréductible du point de vue de ses principes et de sa légitimité à un objet social »5, qui décèle chez son aîné une tentation qu’on nommerait de nos jours « relativiste » (Charles Coutel6), Stéphane Rozès choisit la « raison impure7 de Montesquieu de préférence à la « raison pure » de Condorcet (qui, donc, ne veut pas se fonder sur ce qui est mais sur ce qui doit être). Et cette grandeur de la France « tient à la nécessité que l’on ait quelque chose à dire sur tout et n’importe quoi ». L’auteur, plutôt que de s’appuyer sur de grands discours de nos hommes illustres sur la France éclaireuse du monde, évoque avec subtilité le « bas » (celui qui, on l’a vu, « fait le haut ») et mentionne Cioran et Marx, impressionnés par la vie des bistrots où l’on dispute de tout, par ce mode de sociabilité qui pourrait être la cellule de base de la vie démocratique d’une nation si politique. Il aurait pu reprendre la formule du radical Arthur Ranc pour qui les cafés sont le salon de la démocratie.

Le sucre néolibéral dans les trois moteurs de l’imaginaire français

L’imaginaire français aurait trois moteurs : projection dans le temps, projection dans l’espace et incarnation. Or plusieurs éléments grippent ces trois moteurs.

Le capitalisme financier, par sa structure contingente, nous empêche de nous projeter dans le temps ; notre soumission à l’Union européenne, cheval de Troie de la globalisation néolibérale, nous interdit de nous projeter dans l’espace, l’Europe n’est pas la France en grand ; quant au déficit d’incarnation, il est la résultante, selon l’auteur, des deux premiers blocages : « L’État relayant une gouvernance néolibérale européenne conforme à l’imaginaire allemand, il se retourne contre la nation et son imaginaire », ajoutant que « les élus de la nation accompagnent ce processus en devenant les communicants d’un cours des choses qui nous échappe […] ». La question de la souveraineté est ici centrale, la souveraineté non comme fin mais comme moyen.

Après d’autres, Stéphane Rozès distingue bien le libéralisme du néolibéralisme. Le premier n’est pas incompatible avec les souverainetés nationales tandis que le second, « indexé sur la globalisation économique, prétend [les] contourner et [les] dépasser », en « substitu[ant] au gouvernement des hommes l’administration des choses ». Le new public management en constitue la pratique. Or ce dernier, devenu l’unique mode d’action de nos dirigeants d’entreprise et de nos dirigeants politiques, heurte l’imaginaire français qui fait, lui, prévaloir la pensée sur la technique et la finalité sur le processus – ce qui, cela aurait mérité un développement, a des conséquences dramatiques dans le monde universitaire et en explique pour une bonne part l’effondrement. Ce néo-libéralisme est la matrice de l’Union européenne et dès 1992 Stéphane Rozès perçoit que le compromis bancal entre l’imaginaire français, universaliste, et l’imaginaire allemand, procédural, va entraîner la perte de l’Europe. Les nouvelles institutions sont « indexées », pour reprendre un mot qu’affectionne l’auteur, sur l’ordo-libéralisme allemand. La procédure l’emporte sur la politique. On fait donc fausse route depuis des dizaines d’années et il faut voir le succès du Rassemblement national comme un symptôme, comme « l’expression de la privation de la maîtrise du destin de la France, de la souveraineté nationale ». Ce diagnostic sur le sentiment du peuple de ne plus avoir prise sur son destin, alors que c’est la « suprême fonction politique », avait été établi dès 1990 par Marcel Gauchet8, soit deux ans avant la ratification du traité de Maastricht – qui ne faisait que poursuivre la logique impulsée dans les années 1950 par « l’inspirateur » Jean Monnet, dénoncée par Pierre Mendès France qui avait voté « non » au Traité de Rome en 1957. Stéphane Rozès avertit : « Si on veut éviter le repli des peuples et le chaos, il faut mettre les institutions de l’Union européenne en cohérence avec le génie européen » ; pour cela, il faut que « chaque peuple [fasse] prospérer son modèle, [mette] en place des alliances et [des] projets européens protecteurs et ambitieux pour peser dans le monde ».

Sans illusions, le politologue estime que le plus probable, « c’est que nous allions au pire ». La meilleure façon, néanmoins, d’éviter le chaos consisterait tout d’abord à s’efforcer de le penser, de le nommer quitte à reconnaître par là un « échec générationnel », celui d’intellectuels formés au Progrès, à l’optimisme, dont le devoir ultime serait la lucidité. Rozès rejoint Quinet qui écrivait à Pauliat depuis son exil helvétique en novembre 1867 : « Nier le mal, ce n’est pas le combattre. La force consiste, au contraire, à le voir, le sentir, le montrer dans toute sa laideur, pour le détruire ».

Stéphane Rozès, Chaos – Essai sur les imaginaires des peuples, Entretiens avec Arnaud Benedetti, Paris, Cerf, 2022, 221 p.

Notes

1 – Lors de la séance du 29 janvier 1891, Clemenceau se veut clair et net : la pièce de Victorien Sardou, Thermidor, est contre-révolutionnaire et on se cache derrière Danton pour attaquer la République. Il reproche à Joseph Reinach d’être monté à la tribune pour « éplucher » la Révolution, prendre ceci, rejeter cela. Or, dit-il : « que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc », un bloc « dont on ne peut rien distraire », ajoute-t-il au milieu d’exclamations à droite et d’applaudissements à gauche.

2 – Charles Péguy, L’Argent suite, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade », Tome III), p. 935. Péguy ajoute que « rien n’est aussi monarchique, et aussi royal, et aussi ancienne France » que cette formule, « la République une et indivisible », sortie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

3 – Marc Bloch, L’étrange défaite – Témoignage écrit en 1940, in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard (Quarto), 2006, p. 646.

4 – Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 255-272.

5 – Catherine Kintzler, « Condorcet, critique de Montesquieu ».

6 – Charles Coutel (Prés.), Politique de Condorcet, Paris, Payot, 1996, p. 83-86.

7 – Formule de Paul Vernière, citée par Robert Niklaus, « Condorcet et Montesquieu, conflit idéologique entre deux théoriciens rationalistes », Dix-huitième siècle, Année 1993, n° 25, p. 399-409, p. 400.

8 – Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 226-227 (article paru dans Le Débat, n° 60, mai-août 1990, sous le titre : « Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes »).

Chevènement et l’extrême droite : le naufrage intellectuel d’Edwy Plenel

Sébastien Duffort s’interroge sur une déclaration récente d’Edwy Plenel, affirmant que « la décomposition idéologique vers l’extrême droite part du chevènementisme ». En réalité, et à y regarder de près, c’est bien cette affirmation conceptuellement paresseuse qui incarne le désastre intellectuel d’une partie de la gauche.

Qui mieux qu’Edwy Plenel incarne la faillite intellectuelle et politique de la gauche ? Après l’avoir interrogé à propos de son nouvel ouvrage1, le média Regards exhibe fièrement sur son site une phrase de l’auteur : « la décomposition idéologique vers l’extrême droite part du chevènementisme »2. Le moins que l’on puisse dire est que ce parallèle, s’il est conforme à la rhétorique habituelle du journaliste, est plus que contestable du point de vue de la dynamique des idées politiques. Conceptuellement paresseuse, cette affirmation incarne à elle seule le désastre intellectuel d’une partie de la gauche. La gauche d’Edwy Plenel.

Des sophismes dictés par une volonté de mettre deux corpus idéologiques sur le même plan

Que l’on soit d’accord ou non avec leur vision des rapports sociaux, les anciens trotskistes de la L.C.R ont souvent fait preuve d’une grande érudition et d’une rigueur intellectuelle permettant une meilleure compréhension du monde. On pense, bien sûr, à Daniel Bensaïd ou Alain Krivine. La sortie d’Edwy Plenel assimilant la pensée de Jean-Pierre Chevènement à celle de l’extrême droite, déroutante et contre-intuitive, rompt avec la maîtrise théorique et conceptuelle de ces grands penseurs, dont il se réclame pourtant. Derrière le continuum politique établi par Plenel entre le chevènementisme et l’émergence de la droite réactionnaire, il y a bien la volonté de mettre les deux corpus idéologiques sur le même plan. Cela est parfaitement cohérent avec la vision d’une partie de la gauche radicale pour qui chevènementisme rime avec conservatisme, voire avec nationalisme. On se souvient du tristement célèbre « Rappel à l’ordre » de l’ancien maoïste Daniel Lindenberg3, opuscule réussissant le coup de génie de réunir sous la même bannière des « nouveaux réactionnaires » Alain Soral et Marcel Gauchet, Eric Zemmour et Pierre Nora.

Pour étayer son affirmation, Plenel fait d’abord allusion à la candidature de Chevènement à l’élection présidentielle de 2002. Il s’avère en effet que le million et demi de voix obtenu par le fondateur du C.E.R.E.S contient celle d’E. Zemmour (encore lui). S’il est effectivement de notoriété publique que le polémiste aurait voté Chevènement en 2002, comparer un ancien ministre socialiste corédacteur du programme commun de la gauche en 1981 à l’extrême droite, sous prétexte qu’un journaliste polémiste aurait voté pour lui vingt ans plus tôt, est un peu court intellectuellement4. Mais Plenel ne s’arrête pas là : il évoque ensuite un débat télévisé entre les deux hommes5. Il est, pour le moins, assez curieux de s’appuyer sur une confrontation télévisée entre deux personnalités croisant le fer une heure durant pour démontrer qu’elles pensent in fine la même chose : il suffit de regarder attentivement le débat (on espère que Plenel l’a fait !) pour constater qu’ils ne sont d’accord sur rien6. Plenel clôture sa saillie en déclarant que « Chevènement a représenté la façon dont, à gauche en France et depuis très longtemps dans son histoire personnelle, sous l’alibi d’une position de gauche, le fil à plomb est le national ». Raison pour laquelle il l’affuble de l’anathème « national-républicain »7.

Le rapport des gauches à la Nation

Ce sophisme de Plenel a le mérite d’interroger le rapport qu’entretiennent les gauches à la Nation. S’agissant de la gauche républicaine, J.-P. Chevènement a toujours défendu une conception conforme aux idéaux des deux révolutions modernes – française et américaine. Elle comporte une triple dimension : philosophique (volonté d’émancipation, liberté d’expression), politique (la souveraineté nationale, l’auto-détermination à prendre des décisions via la forme parlementaire) et sociale (redistribution, constitution de droits créances économiques et sociaux). La Nation est, dans ces conditions, indissociable de la démocratie, des droits de l’homme et de la solidarité sociale. Dès lors, et conformément à ce qu’explique le politologue et directeur de recherche au C.E.V.I.P.O.F Gil Delannoi, non seulement l’attachement à la Nation ne saurait se confondre avec le nationalisme, mais il est même précisément un rempart contre ce dernier8. La confusion que fait (volontairement ?) Plenel entre sentiment d’appartenance à une communauté politique et dérive nationaliste voire xénophobe ne résiste pas à l’analyse des idées politiques.

D’un point de vue purement conceptuel, il suffit d’ouvrir un lexique de science politique9 pour comprendre d’entrée de jeu que le raccourci effectué par Plenel n’a pas de sens. On peut y lire que « des groupes aussi différents que les organisations monarchistes, des mouvements nationalistes et xénophobes, des partis fascistes, des organisations chrétiennes fondamentalistes, des ligues régionalistes, les partisans de l’Algérie française, des intellectuels anarchistes, des groupes racistes, les nostalgiques de Vichy ou du IIIe Reich, ou encore des partisans de l’anarcho-capitalisme peuvent être classés à l’extrême droite ». Étudiant en première année d’institut d’études politiques ou militant aguerri du Parti communiste français, quiconque s’intéresse a minima aux institutions de la Ve République aura bien du mal à classer la pensée chevènementiste dans l’un de ces courants.

Plus loin : « les thèses de l’extrême droite s’organisent autour de revendications aussi diverses que la dénonciation de l’immigration, la critique du pouvoir des élites politiques et des technocrates, la condamnation des forces occultes présentes dans l’État, le rejet de la mondialisation ou de la construction européenne, la méfiance à l’égard des puissances de l’argent, l’appel au retour à une société chrétienne, la critique de l’intégration avec des pays ou régions limitrophes, ou encore la condamnation de l’étatisme ». À la lecture de cet inventaire hétéroclite, trois éléments retiennent l’attention s’agissant de la pensée développée par Jean-Pierre Chevènement. S’il est exact que les conséquences du libre-échange généralisé et de l’approfondissement de l’Europe libérale (deux phénomènes par ailleurs liés), ainsi que les conditions d’une intégration républicaine réussie des populations immigrées font partie intégrante du logiciel chevènementiste, ce dernier ne les a jamais appréhendées dans une logique identitaire et nationaliste caractéristique de l’extrême droite.

Le processus de mondialisation et ses conséquences

Jean-Pierre Chevènement s’est très tôt inquiété des conséquences économiques et sociales du processus de mondialisation. Le libre-échange et la dérégulation, en supprimant un à un tous les obstacles au commerce mondial, exposent les pays développés à la concurrence déloyale des émergents (dumping social, fiscal et environnemental), entraînant inévitablement désindustrialisation, chômage de masse et accroissement des inégalités sociales. Il a été l’un des premiers à gauche à comprendre que la construction de l’U.E.M dans une optique libérale accompagnerait la mondialisation en Europe. L’association du marché unique (via la signature de l’Acte Unique en 1986 sous l’impulsion de Jacques Delors) et de la monnaie unique (ratification du Traité de Maastricht en 1992) dépossède les États de leur souveraineté budgétaire et monétaire, crée des effets d’agglomération au bénéfice des pays du cœur de l’Europe (Allemagne en tête) et impose aux pays désindustrialisés une déflation salariale en lieu et place d’une dévaluation monétaire impossible en zone euro. Jean-Pierre Chevènement, dans de nombreux ouvrages10, s’est méthodiquement attaché à démontrer les conséquences sociales dramatiques du libéralisme économique et de la concurrence mondialisée. C’est la raison de sa démission après le « tournant de la rigueur » opéré par François Mitterrand en mars 1983. Il n’a jamais préconisé de repli nationaliste, xénophobe, ni même protectionniste face à des phénomènes difficilement réversibles, mais une régulation étatique stratégique pour en limiter les effets pervers. Italie, Suède, Royaume-Uni pro-Brexit, France : il est frappant de constater à quel point les droites populistes prospèrent au sein des territoires désindustrialisés d’Europe11. Le « Ché » avait prédit, tout comme Philippe Seguin en son temps, que les transferts de souveraineté successifs vers l’échelon supranational alimenteraient la défiance envers l’Union européenne et, à terme, la montée de l’extrême droite. On ne saurait trop conseiller à Edwy Plenel de le (re)lire.

La question migratoire

Sur la question migratoire, la pensée chevènementiste a toujours défendu une conception républicaine et universaliste de l’intégration des populations immigrées ; intégration subordonnée à une conception objective de la Nation en tant que communauté politique qui ne distingue pas les hommes en fonction de leur origine, mais les rapproche par leur volonté d’appartenance à un même ensemble politique (le fameux « plébiscite de tous les jours » cher à E. Renan12). L’intégration républicaine passe alors par le maintien dans la sphère privée des différences culturelles, alors que les droits politiques s’exercent dans la sphère publique. Profondément assimilationniste, le modèle français d’intégration implique en outre que les spécificités culturelles ne peuvent faire l’objet d’une reconnaissance juridique qui irait à l’encontre de la conception universaliste de la Nation. Lui-même ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Pierre Chevènement a toujours considéré le rôle de l’école et des enseignants comme décisif pour transmettre une conception commune de la Nation et une exigence intellectuelle face au relativisme des opinions et à la relégation du savoir abstrait13. Dès lors, et contrairement à ce qu’affirme le directeur de Mediapart, sa pensée se situe très exactement à l’opposé d’une conception subjective, culturelle, ethnique et tribale de la Nation chère à une extrême droite qui défend la préférence nationale et l’immigration zéro.

Des « faits » incantatoires

Plenel aime répéter inlassablement que les investigations menées par Mediapart sont factuellement irréprochables, rendant par conséquent le média qu’il dirige « inattaquable ». D’un point de vue strictement épistémologique, sa démarche intellectuelle est empiriste : la collecte et la description des faits tels qu’ils se présentent sont censées aboutir à la connaissance scientifique et, in fine, à la recherche de la vérité. Cette façon de procéder est un non-sens épistémologique. On sait, à la suite de Marx lui-même (que Plenel est censé avoir lu !), que la connaissance scientifique ne part pas des faits, mais de questionnements théoriques et de concepts soigneusement définis. Raison pour laquelle le philosophe allemand affirme qu’il faut s’élever « de l’abstrait au concret ». Or, ce sont précisément des acceptions erronées du chevènementisme et de l’extrême droite qui le conduisent à cette facilité de langage politiquement et factuellement fausse. On s’étonne d’une telle ignorance de la part de quelqu’un qui répète sur tous les plateaux de télévision que seule la vérité lui importe. Plenel sait pourtant mieux que personne que la gauche s’est construite, depuis les Lumières puis la Révolution, autour de la défense du savoir abstrait, des connaissances scientifiques et du débat intellectuel dans lequel c’est la force du meilleur argument fondé en raison qui l’emporte. Ferry, Clemenceau, Jaurès, Blum, Mendès-France, Mitterrand : tous se sont attelés à combattre l’ignorance et l’obscurantisme par la raison et leur maîtrise des concepts idéologiques et politiques. Rien de tout cela chez Edwy Plenel, qui a rompu il y a bien longtemps avec cet héritage14.

Conclusion

En comparant la pensée chevènementiste à celle de l’extrême droite, Edwy Plenel perpétue l’inlassable agonie intellectuelle et politique de la gauche 15, une gauche qui ne pense plus. Une gauche que l’invective dispense de toute réflexion. Anhistorique, anti-historique même, conceptuellement faux, le continuum opéré est une insulte à Jean-Pierre Chevènement et au rationalisme critique autour duquel la gauche républicaine s’est construite. On ne peut, dans ces conditions, que donner raison à Jacques Julliard : « il faut une sorte de perversion de l’intelligence pour faire de l’attachement des Français à leur identité une marque de réaction ou d’intolérance »16.

Annexe. Sigles employés

  • L.C.R : Ligue communiste révolutionnaire.
  • C.E.R.E.S : centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste.
  • C.E.V.I.P.O.F : centre de recherches politiques de Science PO (anciennement centre d’études de la vie politique française).
  • U.E.M : union économique et monétaire.

Notes

1 – Edwy Plenel, L’épreuve et la contre-épreuve, Stock, 2022.

3 – Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil, 2002.

4 – D’autant qu’Eric Zemmour a depuis totalement abandonné la question de la souveraineté pour se consacrer exclusivement à celle de l’identité.

6 – Pour comprendre ce qui sépare la gauche républicaine de l’extrême droite, on pourra aussi se référer aux débats opposant Zemmour à Manuel Valls : https://www.dailymotion.com/video/x80cyep, ou à Henri Pena-Ruiz : https://www.youtube.com/watch?v=gsO0E9aAwKs

7 – On se souvient des réactions outrées d’une partie de la gauche quand Chevènement voulait rendre l’apprentissage de La Marseillaise obligatoire en classe, ou lors de la polémique liée aux « sauvageons ».

8 – Gil Delannoi, La Nation contre le nationalisme, PUF, 2018.

9Lexique de science politique, vie et institutions politiques, sous la direction d’Olivier Nay, Dalloz, 2008.

10 – Entre autres : Le bêtisier de Maastricht, Arléa, 1997 et La faute de M. Monnet, Fayard, 2006.

11 – David Cayla, Populisme et néolibéralisme, De Boeck, 2020.

12 – Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une Nation ?, Mille et une nuits, 1997.

13 – En 1985, Chevènement fixe l’objectif des 80% d’une classe d’âge au niveau du bac.

14 – On se souvient de ses tweets résolument anti Charlie et bienveillants à l’égard des frères Kouachi.

15 – Voir Renaud Dély, Anatomie d’une trahison. La gauche contre le progrès, Les éditions de l’Observatoire, 2022. [Recension pour Mezetulle par P. Foussier]

16Revue des deux mondes, octobre 2018, p.23.

Le cours ordinaire de l’histoire

Invasion de l’Ukraine. La paix n’était qu’un armistice

Jean-Michel Muglioni propose une réflexion sans doute banale : nous avions oublié que les États sont entre eux dans un état de guerre. Les efforts pour instituer un droit international n’y ont pas mis fin. La paix n’était qu’un armistice dont seuls quelques peuples ont pu profiter. La croyance selon laquelle la concurrence économique n’est pas la guerre aura été notre somnifère. Que peut-on attendre maintenant de peuples riches qui ont peur de manquer d’énergie pour se chauffer ?

« La seule leçon de l’histoire, c’est qu’il n’y a pas de leçons de l’histoire. »
Hegel (Leçons sur l’histoire).

On s’en souvient : après la chute du mur de Berlin, c’était, disait-on, la fin de l’histoire et des idéologies. Ce discours alors ressassé n’avait aucun sens. Comme si la paix avait dû d’elle-même s’imposer et les idéologies disparaître – de quelque façon qu’on entende le terme d’idéologie. Nous redécouvrons avec l’invasion de l’Ukraine ce que le général de Gaulle appelait la Russie de toujours. L’Europe de toujours est faite de principautés, de royaumes ou de peuples en guerre les uns contre les autres, dont l’accord, depuis les massacres du siècle dernier, a eu pour principe une peur sans doute salutaire plus qu’une métamorphose. L’Europe d’aujourd’hui est un marché où se livre une autre guerre, la concurrence économique, et toujours entre la France et l’Allemagne. Peuples bien nourris, dont la politique n’a pas pour but la liberté mais l’enrichissement. La peur du nucléaire rend l’Allemagne prisonnière de la Russie pour son approvisionnement en énergie, l’Allemagne bercée de nombreuses années par une chancelière maternelle. En France, on veut un président de la République protecteur. Que penser de peuples qui ont besoin d’une mère ou d’un père ? Que signifie l’étiquette convenue d’État-providence ? Être citoyen n’est pas s’en remettre à la Providence. Notre luxe nous endort, et endort même les plus pauvres. Entendons bien ! Le législateur, c’est-à-dire le Peuple par ses représentants, doit garantir par des lois la liberté de chacun, et donc faire en sorte que la puissance économique de quelques-uns n’asservisse pas les autres. Mais l’obsession de notre confort nous met à la merci du premier tyran venu dont le peuple esclave est accoutumé à vivre dans la misère. L’histoire de l’Empire romain est l’histoire de la victoire des pauvres contre les riches.

Que nous nous soyons donné, au cours d’une longue et tragique histoire, des institutions libres, cela ne signifie pas que partout les peuples nous imiteront. Nous proposer comme idéal et comme fin ultime d’étendre à toute la Terre un régime de liberté, dans une Société des Nations – l’idée cosmopolitique conçue dès le XVIIIe siècle par l’abbé de Saint-Pierre ou Kant –, une telle exigence et un tel espoir sont vains tant que nous nous imaginerons que faire du monde un marché apportera partout la liberté et mettra fin à la guerre des empires. Illusion hypocrite. La concurrence économique est inséparable de la volonté de chaque État de l’emporter sur les autres. Il faut développer la recherche, mais s’il s’agit de mettre les sciences et les universités au service de la puissance de l’État, c’est encore la guerre. Les admirables réussites techniques et scientifiques, celles qui ont permis de combattre une pandémie, celles dont nous jouissons chez nous à chaque instant de nos vies, notre confort, nos séjours dans les mers du Sud autrefois réservées à leurs habitants et à quelques aventuriers, tout notre mode de vie est lié à ce développement de la puissance économique qui fait la puissance des États. De là notre sommeil.

La guerre des empires et des peuples, voilà l’histoire. Non pas la guerre de tous contre tous entre les individus, mais entre États. Le marché lui-même qu’est devenu le monde n’en est qu’un aspect : la mondialisation n’est pas la paix cosmopolitique. Peu importe que le moteur des haines et des ambitions soit une religion, l’Empire ottoman, la grande Russie, la Chine impériale ou, de la même façon, ce qu’on appelait naguère l’impérialisme américain – dont on croyait alors aveuglément qu’il avait pour principe le capitalisme. Une guerre éclate aux frontières de l’Europe – on peut même imaginer qu’elle les franchira. Se rappellera-t-on que toute la politique repose sur la politique extérieure, c’est-à-dire non pas nécessairement sur la guerre ouverte, mais sur ceci que les États sont entre eux dans un état de nature, c’est-à-dire que leurs relations ont pour principe non pas le droit mais la force : la force par laquelle chacun tente d’obtenir ce qu’il considère comme son droit. Les tentatives d’instituer un droit international doivent être poursuivies. Mais faut-il s’étonner de leur échec ? Depuis soixante-dix ans, la peur réciproque de la guerre atomique a été plus efficace que le droit pour éviter une nouvelle guerre mondiale. La même peur fait qu’aujourd’hui rien n’empêche les tyrans d’accroître leur empire avec des armes « conventionnelles ». Le russe l’a compris, qui menace de faire usage de son arsenal nucléaire si nous l’empêchons de pousser ses pions comme il l’entend. Non seulement il ne s’arrêtera pas, mais d’autres suivront, tous les dictateurs qui ne veulent pas de notre liberté.

Il faut s’opposer à la guerre. Mais comment vouloir la paix quand la guerre a commencé ? Il fallait s’y opposer des années auparavant, et tel aurait dû être le but des politiques étrangères – partout dans le monde. Mais elles n’étaient qu’une manière de faire la guerre par d’autres moyens. Un politique qui, parce que le problème majeur de la politique est la guerre, ferait de la politique étrangère le centre de sa campagne électorale serait battu. Admettrions-nous, par exemple, de nous chauffer moins pour moins dépendre des potentats du pétrole ou du gaz ? Ne nous en prenons donc pas seulement aux riches, aux puissants et aux fous.

On m’objectera à juste titre que tout cela n’est que généralité facile. Par exemple que la France a tenté une opération diplomatique pour éviter la guerre : la diplomatie est parfois autre chose que la guerre sous d’autres formes, je l’accorde. On objectera que je fais le jeu de l’envahisseur. Je ne dis pas qu’il aurait fallu plus tôt satisfaire ses exigences, comme nous risquons de le faire aujourd’hui une fois en guerre. Mais il a depuis longtemps poussé ses pions et préparé cette guerre sans que nous nous en soyons souciés. On objectera que je ne propose aucune solution à la crise. Je l’accorde aussi, d’autant plus aisément que je ne comprends pas comment, dans le désordre du monde, nous pourrions nous contenter plus longtemps de détruire par des guerres de procuration quelques peuples éloignés, comme il est d’usage. On dira aussi que je me trompe et que les alliés vaincront. Si une vraie négociation devient possible, se contenteront-ils seulement d’assurer nos approvisionnements et nos échanges commerciaux pour maintenir notre confort ?

L’autorité politique est-elle une illusion ? (sur un livre de M. Huemer et D. Layman)

Dans ce livre tout récent1, deux professeurs de philosophie américains, Daniel Layman et Michael Huemer, s’opposent sur la question de l’autorité politique. Ou plutôt, l’un pense qu’elle existe et l’autre non.

Il n’y a pas d’autorité politique

L’autorité politique a deux composantes : la légitimité (qui revient à l’État) et l’obligation (qui pèse sur le citoyen). Selon Huemer, on a tort de confondre pouvoir et autorité. Certes, les gouvernants ont le pouvoir d’imposer leur volonté à la population mais l’autorité qu’ils revendiquent est une pure illusion, la simple rationalisation de leur coercition. Quant à l’obéissance du citoyen, elle lui est surtout inspirée par la prudence. Ce que remet fondamentalement en cause Michael Huemer, c’est l’idée que l’État bénéficierait d’un statut moral particulier : « Chacun a les mêmes contraintes morales, quel que soit l’uniforme qu’il porte ou l’organisation pour laquelle il travaille. » Or, dans l’autorité politique telle qu’on la conçoit ordinairement, un agent public n’est pas tenu d’avoir objectivement raison : le droit qu’a l’État d’imposer ses règles est indépendant de leur contenu. Pourquoi les citoyens sont-ils obligés d’obéir à des lois qui leur portent préjudice ? Parce que c’est comme ça et pas autrement !

Un gouvernement pourrait ne pas prétendre à une telle autorité ; il se bornerait alors, écrit Huemer, à sanctionner des obligations morales existant indépendamment de lui. Bien que l’auteur ne recoure pas explicitement à cette notion, c’est bien de droit naturel qu’il s’agit ici. Le but du gouvernement, déclarait un penseur du XVIIIe siècle, est « de conserver à l’homme les droits qu’il a reçus de la nature2 ». Huemer écrit : « il n’y a pas de raison de penser qu’on poursuivra généralement mieux la justice en observant les lois existantes plutôt qu’en consultant sa propre conscience ». Le fait que l’État nous épargne la « guerre de tous contre tous » (Hobbes) justifie uniquement les lois nécessaires au maintien de l’ordre social, non l’autorité politique en général. Ainsi l’État peut-il et doit-il fixer des règles contre le vol, le meurtre, le viol, etc. Mais rien ne devrait lui permettre, par exemple, de prendre des mesures restrictives sur l’immigration. Admettrait-on, écrit Huemer, que, souhaitant que A obtienne tel emploi au détriment de B, je bloque la route pour que B ne puisse pas se rendre à son entretien d’embauche ? Huemer est friand de ce genre d’analogies. Il assume, même s’il n’emploie pas le terme, une position « libertarienne » : l’État doit être un « veilleur de nuit », un État minimal dont la seule fonction est de préserver les citoyens des violations de leurs droits par les criminels et les États étrangers. Ainsi Huemer n’est-il pas le tenant d’un anarchisme politique – qui rejetterait toute forme de gouvernement – mais de ce qu’il appelle un « anarchisme philosophique ».

La question du consentement

Une chose aussi étrange que l’autorité politique, il a bien fallu qu’on essaie de la justifier. On l’a fait en invoquant le consentement que la société aurait donné à l’action du gouvernement. Certains philosophes ont parlé d’un « contrat ». Le problème, selon Huemer, c’est qu’aucun d’entre nous n’a jamais signé un tel contrat. Doit-on en déduire que le consentement est implicite, résultant du silence (« qui ne dit mot consent »), de l’acceptation de certains avantages (routes, écoles, police, etc.), de la participation (du vote, au premier chef) ou encore de la présence du citoyen sur le territoire (il n’a pas quitté son pays) ? Non, pour Huemer, car le comportement contraire d’un citoyen ne changerait rien à l’obligation à laquelle il est soumis. Sur le dernier point, seul un déménagement en Antarctique le dispenserait de tout gouvernement.

Comme il le fait pour tout, Huemer ramène le contrat social au droit commun. Or, il n’y a pas de contrat sans une clause permettant d’une manière ou d’une autre de s’en délivrer ; un désaccord explicite l’emporte sur un consentement tacite ; un contractant n’est pas tenu de remplir ses obligations dans le cas où l’autre partie ne remplit pas les siennes (exceptio non adimpleti contractus). Huemer observe qu’aux États-Unis les décisions de justice ont le plus souvent débouté les individus qui accusaient l’État de ne pas leur avoir fourni, par exemple, la protection policière nécessaire.

Reste l’idée d’un contrat hypothétique : des citoyens raisonnables et bien informés n’auraient pu que conclure un accord pour obéir à l’État. C’est sur le fondement d’une telle hypothèse que John Rawls a développé sa fameuse théorie de la justice. Huemer ne croit pas davantage au contrat hypothétique qu’aux autres formes de contrat social. Il relève d’ailleurs que les anarchistes rejetteraient forcément le contrat et qu’on proclamerait alors que seul est requis l’accord des personnes raisonnables. Mais, demande Huemer, en quoi les anarchistes sont-ils déraisonnables ?

Une conception différente

Daniel Layman, le contradicteur de Michael Huemer, admet que la question de l’autorité politique est beaucoup plus problématique qu’on ne le pense généralement. Mais il considère que l’existence d’un gouvernement – il reprend cette idée à Locke, dans son Traité du gouvernement civil – est rendue nécessaire par les trois lacunes de l’état de nature : il y manque des lois, des juges et un pouvoir exécutif. Seule une structure institutionnelle est en mesure de remédier à ces défauts et de garantir ainsi que les droits des citoyens seront respectés. Il ne s’agira pas d’un pouvoir arbitraire de plus à condition que l’État soit également responsable (accountable) devant tous les citoyens. Pour Layman, la responsabilité de A à l’égard de B se compose de trois éléments : A doit quelque chose à B ; B est en position d’exiger que A s’acquitte de son obligation ; B peut compter pour cela sur un soutien institutionnel.

Selon Layman, c’est ce que seul un État démocratique permet ; un État où les droits de chacun sont opposables à tous, où le respect de l’égalité des droits de nos concitoyens exige que nous obéissions à la loi. Layman estime que, lorsque se manifeste sur tel ou tel sujet un « désaccord raisonnable », il est légitime que le pouvoir tranche (il prend l’exemple de l’autorisation par l’État de la commercialisation des médicaments).

Problèmes de la démocratie

On sent bien que Michael Huemer juge un peu irénique le point de vue de son « adversaire ». Les décisions démocratiques requièrent l’accord d’une majorité de citoyens. Mais, en pratique, les gouvernants adhèrent-ils strictement à la volonté de la majorité ? Par ailleurs, les électeurs ne font souvent que choisir le moindre de deux ou plusieurs maux. Ils n’ont aucun droit de regard sur la structure de leur gouvernement. Huemer évoque encore le charcutage électoral, l’élaboration de nombreuses lois par des bureaucrates, une représentation non proportionnelle, l’abstention, etc.

Plus important selon lui, le nombre n’a rien à voir avec le bien : « Une action qui est normalement prohibée ne devient pas soudainement valable parce que la plupart des gens la soutiennent. » Huemer ajoute que l’existence d’une délibération préalable ne change rien au problème. Selon lui, aucune structure ne peut altérer la vérité logique selon laquelle les plus forts – en l’occurrence, les membres du gouvernement – imposent aux autres leur volonté. C’est pourquoi Huemer est plus que sceptique à l’endroit de la « responsabilité » prônée par Layman. Huemer, profondément individualiste, ne croit pas aux institutions : seules comptent à ses yeux les personnes qui les composent. Ainsi l’instauration et la protection de nos droits dépendent-elles des préférences et des décisions d’autres gens. Par ailleurs, le pouvoir politique n’est pas plus équitablement réparti que le pouvoir économique (voir les Bush ou autres Clinton). Et les partis et l’argent y jouent un rôle considérable.

Partisan de l’anarcho-capitalisme, Michael Huemer préfère le marché à la démocratie. La responsabilité des entreprises privées est plus forte que celle de l’État : le gouvernement n’a pas de concurrent et les manquements des agents publics leur valent rarement des ennuis. C’est ainsi que le 11-Septembre ne s’est traduit par aucun coût politique pour le président Bush.

La désobéissance civile

Les deux protagonistes sont au moins d’accord sur un point : certaines lois sont injustes et la désobéissance est parfois justifiée3. Pour Huemer, il n’y a pas d’obligation générale d’obéir à la loi. Pour Layman, à l’inverse, la désobéissance est l’exception. La légitimité, selon lui, est une affaire de degré, ce n’est pas tout ou rien – on trouve la même idée dans un récent essai de Charles Larmore4. Un État peut donc affaiblir sa légitimité sans la détruire complètement. Certains États démocratiques adoptent des lois violatrices de droits. Les États-Unis, à cause notamment de l’immunité qualifiée de la police, d’une part, et de Guantanamo, d’autre part, ne peuvent, selon Layman, être tenus pour pleinement légitimes. Ils font partie des États défectueux (flawed), qu’il oppose aux États défaillants (failed), comme Cuba, l’Arabie saoudite ou le Venezuela. Alors que les citoyens d’un État défaillant n’ont pas de devoir d’obéir à ses lois, la désobéissance dans un État « seulement » défectueux ne peut se justifier que dans certains cas (Layman prend l’exemple d’une loi restreignant l’immigration). La désobéissance civile proprement dite exige, d’après lui, une prise de position publique et l’acceptation de la punition résultant de la transgression de la loi. Huemer trouve absurde cette dernière idée : il y voit l’exact opposé de la justice.

Ce qui distingue surtout les deux débatteurs, c’est ce que Layman appelle l’anti-exceptionnalisme de son contradicteur. Huemer refuse de reconnaître une relation spéciale entre les citoyens et l’État. Pour Layman, au contraire, il y a là un lien sui generis, comme il y en a un, par exemple, entre les parents et leurs enfants : « Mères et pères peuvent traiter leurs enfants de façons qui ne seraient permises à personne d’autre. » Mais en quoi, rétorque Huemer, la propriété d’être un gouvernement aurait-elle une importance morale intrinsèque ? Il semble que le gouvernement tire son autorité du fait que… c’est un gouvernement. On tourne en rond. D’après Huemer, il n’est pas étonnant que, dans ce domaine, on tombe dans un raisonnement circulaire : « La croyance en l’autorité du gouvernement est un préjugé inculqué en nous par notre culture et par le gouvernement lui-même, préjugé qui n’a pas de véritable fondement rationnel. »

Peut-être Daniel Layman aurait-il pu défendre une position « fondationnaliste » : certaines propositions qui en justifient d’autres ne peuvent elles-mêmes être justifiées. Ou peut-être le principe de l’autorité politique est-il une fiction juridique, à la manière de l’adage « Nul n’est censé ignorer la loi ». Quant à Michael Huemer, sa pensée aussi incisive que contestable nous engage à faire vivre des mots ou expressions comme « démocratie », « autorité politique », « contrat social », qui ne sont pour lui que flatus vocis et que d’autres emploient sans doute de façon trop machinale.

Notes

1 – Michael Huemer et Daniel Layman, Is Political Authority an Illusion ? A Debate, Routledge, 2022.

2 – Jacob-Nicolas Moreau, Les devoirs du Prince réduits à un seul principe, ou Discours sur la justice, 1775, p. 13.

3 – L’auteur des Devoirs du Prince écrit : « On doit obéissance aux Princes injustes, mais non à ceux de leurs commandemens qui seroient eux-mêmes des crimes. […] Les exécuteurs de pareils ordres sont aussi coupables que le Prince qui les donne » (p. 38).

À la mémoire de Laurent Bouvet

Laurent Bouvet est mort le 18 décembre 2021. Cet homme chaleureux et plein d’esprit, ce penseur infatigable, ce républicain inquiet et toujours à la recherche du concept juste, de l’explication la plus féconde, je l’ai côtoyé et apprécié au sein du « Conseil des sages de la laïcité » installé par Jean-Michel Blanquer en janvier 2018. En 2019, à la suite de la publication de son ouvrage La nouvelle question laïque, j’ai eu le plaisir de participer avec lui à une conférence à deux voix1. Puis la terrible maladie qui l’a emporté l’a contraint à réduire ses apparitions publiques et ses déplacements ; elle nous a privés de sa présence stimulante et de ses analyses.

Je ne sais pas où Laurent Bouvet a puisé la force de publier un dernier ouvrage en 2020, Le Péril identitaire (éd. de l’Observatoire). Ou plutôt j’imagine que, peut-être, cette tâche a contribué à lui donner la force d’affronter l’inéluctable jusqu’au point ultime où, devenant élégance suprême, cette force fait notre admiration. Il faut lire à ce sujet le bouleversant hommage que lui rend son ami Benjamin Sire dans L’Express2.

Au-delà de l’analyse intellectuelle, au-delà de l’engagement républicain que je partageais3, je retiens de lui le souvenir vivifiant de cette espèce de grâce que répand l’élucidation quand elle s’effectue ici et maintenant, dans une parole qui éclaire les autres parce que celui qui la développe cherche à s’éclairer lui-même4. Il n’est pas nécessaire, pour en ressentir les bienfaits, d’en partager toutes les conclusions. Il faut seulement, mais il faut, consentir à l’effort de la poursuivre, jusqu’au moment où ce pénible effort se transforme en aisance. Jusqu’au moment où, au sortir d’un cours, d’une conférence, d’une discussion5, on sent que, porté par l’allégresse et la puissance d’une pensée ferme, on peut atteindre soi-même des sommets. Laurent Bouvet était de ceux qui font que leurs auditeurs, en les écoutant, s’élèvent, se sentent plus intelligents et donc, nécessairement, plus beaux et plus forts, plus libres.

Notes

1 – Voir sur ce site « La nouvelle question laïque de Laurent Bouvet, lu par C. Kintzler » https://www.mezetulle.fr/la-nouvelle-question-laique-de-laurent-bouvet-lu-par-catherine-kintzler/

2 – Benjamin Sire  « Laurent Bouvet, les victoires dans la mort » https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/benjamin-sire-laurent-bouvet-les-victoires-dans-la-mort_2164605.html . On lira aussi l’article de Clément Pétreault dans Le Point https://www.lepoint.fr/politique/laurent-bouvet-le-soldat-de-la-gauche-republicaine-est-mort-18-12-2021-2457432_20.php ; celui d’Hadrien Brachet dans Marianne https://www.marianne.net/politique/gauche/mort-de-laurent-bouvet-le-printemps-republicain-perd-son-fondateur; celui d’Alexandre Devecchio dans Le Figaro « Laurent Bouvet, héraut de la gauche républicaine » https://www.lefigaro.fr/vox/politique/laurent-bouvet-le-dernier-heraut-de-la-gauche-republicaine-20211218 ; le communiqué du Comité laïcité république « Laurent Bouvet, le réarmement de la République » https://www.laicite-republique.org/laurent-bouvet-le-rearmement-de-la-republique-clr-19-dec-21.html  .

A lire aussi sur la page web du Conseil des sages de la laïcité : le communiqué du Conseil et un beau texte de Dominique Schnapper « Hommage à Laurent Bouvet, héritier de la gauche universaliste » https://www.education.gouv.fr/disparition-de-laurent-bouvet-326749

Les hommages sont si nombreux qu’il est impossible de les citer tous ici.

3 – Voir le Manifeste du Printemps républicain https://www.printempsrepublicain.fr/notre-manifeste#menu

4 – Car, contrairement à un préjugé pédagogique répandu, l’objet de l’enseignement n’est pas de se tourner vers « les autres qui n’ont pas encore compris », comme si on pouvait avoir compris quoi que ce soit une fois pour toutes, il est avant tout de se tourner vers soi-même, d’être capable d’affronter son propre esprit.

5 – De nombreuses vidéos sont disponibles. Voir par exemple celles qui sont en ligne sur le site de la Fondation Jean-Jaurès https://www.jean-jaures.org/?s=Bouvet .

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » ?

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine ? Je n’y suis pas favorable. Un tel ajout rendrait la devise hétérogène en lui faisant viser deux objets disjoints. Et il affaiblirait l’intelligibilité du triptyque dont l’ordre et la clôture n’énoncent pas un classement, mais un fonctionnement.

L’homogénéité de la devise

Il est bien tentant d’accrocher la laïcité à la devise républicaine. Ne s’agit-il pas d’un principe fondamental que la Constitution de 1958, à l’alinéa 1 de son article premier, consacre en l’incorporant à la définition de la République française ? « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Mais, à lire cette définition, et en remarquant que « laïque » figure en deuxième position dans la série des attributs essentiels, il faudrait alors ajouter aussi « Indivisibilité » ! On me répondra que la laïcité est un principe particulièrement malmené et attaqué depuis des décennies, et qu’il ne serait pas mauvais de lui donner une dimension sacralisée en énonçant le substantif qui sous-tend l’adjectif « laïque ». Mais n’en est-il pas de même de l’indivisibilité, rognée à bas bruit depuis fort longtemps ?

Poursuivons la lecture de l’article premier. La phrase qui suit est intéressante car y apparaît expressément un des termes de la devise : « Elle [i.e. la France, la République française] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens […] ». Autrement dit, l’égalité est un attribut politique essentiel des citoyens que la République doit assurer – essentiel dis-je car sans égalité, la citoyenneté ne pourrait pas s’exercer. Cette remarque éclaire le sens de la devise : l’égalité est une propriété des citoyens. On peut en conclure que le triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité » parle bien des citoyens, et qu’il n’a pas pour objet de caractériser la République (ce que fait, en revanche, l’article 1er de la Constitution). Dans la République française, les citoyens sont libres, ils sont égaux, ils sont frères. Mais la laïcité n’est pas plus que l’indivisibilité une propriété des citoyens : c’est la République, c’est l’association politique qui est « indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

La suite du texte de l’alinéa 1 de l’art. 1er serait inintelligible et même choquante si on n’adoptait pas cette explication quant à son objet : « Elle [i.e. la République française] respecte toutes les croyances. » Est-ce que les citoyens doivent respecter toutes les croyances ? Certainement pas ! ce serait réintroduire un délit de blasphème et ce serait contraire à la Déclaration des droits. C’est l’association politique, la République, qui, en s’abstenant de toute condamnation et de toute approbation à l’égard des croyances, s’astreint à ce respect1.

L’article 1er (alinéa 1) de la Constitution énumère des propriétés et des obligations relatives à l’association politique et non aux citoyens de cette association. La laïcité n’est pas, pas plus que la démocratie, une propriété essentielle des citoyens : les citoyens doivent  respecter les lois, lesquelles sont laïques et démocratiques, mais ils n’ont pas à faire profession d’engagement laïque, démocratique ni même social. Nous connaissons tous des personnes qui sont antilaïques et nous n’avons jamais pensé, sur ce motif, qu’elles ne sont pas des citoyens à part entière. Se déclarer antilaïque ou même se déclarer antidémocrate n’est pas un délit – ce qui est un délit, c’est d’enfreindre une loi laïque ou démocratique. L’engagement laïque est celui d’un citoyen désireux de défendre les principes républicains, et il est heureux, souhaitable même, que des citoyens s’engagent dans cette voie, mais cela ne les rend pas plus citoyens que ceux qui ne s’y engagent pas. En revanche une association politique qui n’est pas laïque n’est pas républicaine au sens où la République française l’est.

Les deux textes ont bien un objet différent. De quoi parle l’article premier de la Constitution ? De l’association politique appelée « la République française » et de sa législation. De quoi parle la devise républicaine ? Des citoyens. Ajouter « laïcité » à la devise la rendrait donc hétérogène en changeant brusquement son objet.

Le fonctionnement de la devise

Un tel ajout n’aurait pas seulement pour effet de disloquer la devise en y introduisant un hiatus quant à son objet, elle en affecterait le fonctionnement même, qui repose sur l’ordre de trois, et seulement trois, concepts.

Liberté. Ce terme est placé en première position : il désigne la fin que le citoyen poursuit en consentant à entrer dans l’association politique. C’est Rousseau qui a exprimé le plus fortement cette finalité et son caractère paradoxal dès le début de son ouvrage Du Contrat social 2: « […] la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? ». Et Rousseau ose formuler un problème apparemment impossible – « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » – ajoutant effrontément : « Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »3

C’est ici qu’intervient le second terme Égalité.  Placé en position moyenne, c’est la clé de voûte, le moteur qui rend l’opération possible. Elle s’effectue en égalisant les parties prenantes (chaque individu), en faisant qu’aucune d’entre elles ne soit en mesure d’asservir une autre ou d’autres et qu’aucune ne soit asservie par une autre ou par d’autres. Il s’agit d’engendrer l’égalité des sujets en tant qu’ils produisent le droit pour lequel ils s’associent et en tant qu’ils en reçoivent les résultats. Chacun sera, également à tout autre, le producteur du droit et son bénéficiaire : c’est ce que vise l’association républicaine. L’égalité n’est donc pas une fin en elle-même (on ne s’associe pas pour être égaux), mais c’est seulement par l’égalité que les sujets du droit prennent conscience d’eux-mêmes et qu’ils peuvent procéder à l’opération qui leur donnera ce maximum de liberté et de droits auquel ils aspirent.

Fraternité. Avant de se déployer dans les domaines juridique et politique, l’effet de cette opération est moral. Chaque associé se découvre lui-même comme sujet libre et voit alors autrui sous le même rapport : l’autre est mon semblable, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que moi, c’est un autre moi. Les regards cessent de se porter jalousement les uns sur les autres. Ils se tournent vers l’horizon élargi d’une association qui se soutient par le maximum d’indépendance qu’elle donne à chacun des individus qui la composent à l’égard de tous les autres. La fraternité du lien politique n’a rien à voir avec la fraternité familialiste compassionnelle et féroce de surveillance mutuelle inspirée par l’amour exclusif de l’égalité (que personne n’en ait plus que moi!). C’est celle de sujets animés par l’amour de la liberté qui réfléchissent à rendre les libertés compatibles et qui se reconnaissent mutuellement la dignité de substances.

La série ternaire de la devise ne peut pas être ouverte indéfiniment et sans qu’on fasse réflexion sur sa composition actuelle. Elle énonce un parcours conceptuel dans lequel chaque terme occupe, à sa juste place, une fonction – finalité, moyen, effet. Y ajouter un terme risque d’en rompre le fonctionnement par hiatus et de le diluer en prétendant surenchérir sur son effet moral. Réfléchissons à graver la laïcité dans le marbre des institutions de manière plus efficace et moins brouillonne4 qu’en dévitalisant une devise par un contresens sur son objet.

Notes

1 – Il n’en reste pas moins que cette phrase, isolée de son contexte, peut être lue de manière tendancieuse et qu’il serait plus judicieux de la remplacer par celle-ci, inspirée de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 : « « Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Ce serait une manière de graver la laïcité dans le marbre plus cohérente et plus efficace que d’ajouter « laïcité » à la devise républicaine. Voir la fin de l’article « Du respect érigé en principe ».
[Edit du 17 décembre] On lira aussi avec intérêt le commentaire et la suggestion de François Braize sur ce sujet : https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/#comment-9271

2– Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, I, 6.

3 – Je m’inspire ici d’un article que j’ai publié sur Mezetulle en 2016 : « Rousseau : le Contrat social avec perte et fracas« .

4 – Voir la note 1.

La démocratie, otage des algorithmes (par J.-L. Missika et H. Verdier)

Dans cet article publié par la revue en ligne Telos1, Jean-Louis Missika et Henri Verdier2 s’interrogent sur le recours dans le champ politique à des algorithmes mis au point par le marketing numérique. Usagers du web, nous recevons quotidiennement des messages « calés » sur ce qu’une intelligence artificielle « trouve » que nous aimerions voir, entendre, faire, acheter et même plus… si affinités, nous divisant ainsi en « segments » et s’adressant en nous à ce qui est susceptible de prédétermination. Leurs propositions n’ont cure de ce que nous pourrions penser, elles ne nous offrent que ce que nous sommes censés attendre ; elles ne s’exposent pas à la discussion, mais enjoignent des comportements. Le débat et le projet politique seraient-ils réductibles à des demandes calculables qu’il faudrait contenter secteur par secteur ? Ne relèvent-ils pas de sujets libres en relation dialogique inépuisable, délibérant de la conduite et des fins d’une commune association politique ?

« Que devient la démocratie si une campagne électorale cesse d’être ce moment où la communauté nationale, par le débat public et la controverse, décide collectivement de son destin ? Si elle devient la résultante de stratégies d’investissements publicitaires fondées sur un micro-découpage de l’opinion et des micromanipulations quotidiennes ? Que devient, même, la Nation ? »

Et si le politique vise la pure et simple satisfaction, c’est une étouffante conception de l’être humain comme case à remplir, aspirant à un gouvernement des choses, qui se révèle alors.

Article publié par la revue en ligne Telos le 5 juin 2021, repris ici avec l’aimable autorisation de la revue et des deux co-auteurs que je remercie vivement. Voir la publication d’origine.
Attention le texte ci-dessous n’est pas libre de droits3.

Il s’appelle Brad Parscale, ancien responsable de la campagne numérique de Donald Trump. Dans une interview au Guardian, il explique qu’il publiait en moyenne « 50 000 à 60 000 variantes d’un message publicitaire sur Facebook, chaque jour »4. Lawrence Lessig nous demande de nous arrêter un instant sur ce chiffre5. Seule une machine peut produire 50 000 variations d’une publicité chaque jour. Pour Lessig, Parscale utilisait une technologie, devenue classique, où l’intelligence artificielle fabrique des messages qui produisent les réponses voulues par l’émetteur. L’objectif de ces milliers de micro-variations est de trouver, pour chaque lecteur, la formulation la plus efficace pour provoquer une réaction : un don, un clic, un like, un partage, ou bien sûr un vote.

La liberté d’expression, comme nous l’entendions jusqu’à présent, reposait sur l’idée que des humains parlaient à d’autres humains. Il y a toujours eu une asymétrie entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent, mais cette asymétrie demeurait dans le cadre de l’humanité. Qu’en est-il de cette asymétrie quand ce sont des machines et des algorithmes qui s’adressent aux humains ? Quand les humains qui reçoivent les messages n’ont aucune idée de ce que les machines savent sur eux et de la raison pour laquelle ils les reçoivent.

En 2016, la société Cambridge Analytica innovait en permettant aux organisateurs de la campagne du Brexit d’élaborer et diffuser dans une quinzaine de communautés des messages anti-européens ciblés (“L’Europe, c’est l’impôt”, pour la City, “L’Europe c’est le chômage” et “l’immigration” pour les ouvriers et les chômeurs du nord, “les quotas de pêche” pour les pêcheurs, « la fermeture des services de la NHS » pour les malades), alors que les “remainers”, qui défendaient le maintien dans l’Union Européenne, tentaient de proposer un discours unique, global et cohérent.

C’est ainsi que la vie politique change de nature. L’agenda de la campagne électorale compte beaucoup moins. La bataille pour le contrôler perd de son importance. Il y a encore des débats ou des échanges d’arguments entre responsables politiques, mais l’important se passe en-deçà ou au-delà de l’espace public. Comme le souligne Lessig : « L’économie moderne de la liberté d’expression n’est pas pilotée par des éditeurs qui cherchent à publier ce que leurs lecteurs pourraient comprendre, mais par des machines qui fabriquent un discours fondé sur le comportement que l’on désire obtenir. Dans la plupart des cas, ce comportement est simplement commercial : cliquer sur une publicité. De façon plus préoccupante, ce comportement va parfois au-delà du commercial : prendre d’assaut le Capitole ».

Un nouvel espace civique, artificiel et fragmenté

Que devient la démocratie si une campagne électorale cesse d’être ce moment où la communauté nationale, par le débat public et la controverse, décide collectivement de son destin ? Si elle devient la résultante de stratégies d’investissements publicitaires fondées sur un micro-découpage de l’opinion et des micromanipulations quotidiennes ? Que devient, même, la Nation ? La fragmentation de la communauté nationale en de multiples cibles, l’envoi de messages spécifiques à ces micro-segments, dans le secret et sans contradiction, interdisent une réelle délibération politique, préalable au vote. La démocratie est née dans l’agora. Elle a besoin d’un espace public qui soit réellement public. Le microciblage et la publicité politique personnalisée désintègrent l’espace public.

Certes le RGPD (règlement général sur la protection des données) et l’interdiction de la publicité politique protègent l’Europe de certaines de ces pratiques. Un parti politique français ne pourrait pas constituer une base de données de près de 200 informations différentes sur 80 % du corps électoral pour cibler ses messages, comme le font tous les candidats à la présidentielle américaine. Mais cette protection est largement insuffisante. Les réseaux sociaux et les moteurs de recherche dessinent le territoire numérique dans lequel nous évoluons, sans possibilité d’en sortir, ni, bien sûr, de débattre collectivement des règles du jeu pour choisir celles que nous accepterons. Il ne s’agit pas seulement de publicité : leurs algorithmes nous proposent nos “amis”, filtrent les contenus qui nous sont présentés, choisissent, sur YouTube, les “deuxièmes” vidéos proposées, ou, sur Facebook, les 12% seulement de contenus de nos amis qui sont visibles. Sur Tik Tok, ils sélectionnent les vidéos non datées qui sont proposées, quand nous cherchons un hashtag.  Ils nous constituent en cohortes pour les annonceurs. Et la somme de ces décisions construit une camisole algorithmique propice aux stratégies d’influence politique invisibles dans l’espace public. Cette machinerie peut fonctionner malgré l’interdiction de la publicité politique. Les manipulateurs peuvent adresser des messages non publicitaires, ou non politiques, à des communautés identifiées comme potentiellement réceptives. La société Cambridge Analytica a amplement raconté la manière dont elle a inversé le cours d’une élection à Trinidad et Tobago grâce à une campagne de promotion de l’abstention, dont elle savait qu’elle aurait un impact différencié selon les ethnies. Les hackers et les bots d’Evgueni Prigojine sont très friands de la thématique de la défense des animaux, par exemple. Et nous ne sommes qu’au début d’un processus dont les perspectives sont vertigineuses. Une expérience de psychologie sur les « deepfake » a montré qu’en croisant légèrement les traits d’un homme ou d’une femme politique avec ceux d’une personne, cette dernière trouve le politique plus sympathique et est plus encline à lui accorder sa confiance. Qu’est-ce qui empêchera de concevoir une stratégie présentant à chaque électeur une image du candidat légèrement mêlée à la sienne ?

Les nouvelles règles du jeu politique

Sans aller jusqu’à ces scénarios extrêmes, pourtant probables, la publicité ciblée et les algorithmes changent déjà en profondeur les règles de la vie politique. Avec quelques millions d’euros d’investissements, il est possible d’influencer significativement le résultat d’une élection dans de nombreux pays. Nous verrons de telles tentatives lors de l’élection présidentielle française de 2022.

Créer de fausses identités pour infiltrer des communautés, créer de faux médias pour donner au mensonge l’apparence d’une information vérifiée, produire de fausses informations, fondées sur de fausses preuves quasiment indétectables, le “faire paraître vrai” a changé de nature avec les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle. Il s’est sophistiqué et éloigné des techniques rudimentaires de la propagande. Ce qu’on appelle à tort “post-vérité”, n’est rien d’autre que ce changement de registre du “vraisemblable” et de sa mise en forme.

De nombreux groupes militants jouent de ces cartes. C’est regrettable : ils affaiblissent la démocratie. Mais surtout, parce qu’un petit groupe d’États ont théorisé l’importance de la “guerre informationnelle”, et adapté les anciennes méthodes des “opérations psychologiques”, certaines de ces opérations sont de véritables ingérences d’États étrangers. Si la démocratie est parfois affaiblie par les usages militants des réseaux sociaux, elle est menacée en son cœur lorsqu’un État tente d’inverser le résultat d’une élection, et donc de changer l’expression de la volonté du peuple souverain.

Nous sommes aujourd’hui dans une situation inédite où les principes énoncés par John Stuart Mill sur la liberté d’expression semblent atteindre leurs limites. Il n’est plus vrai que c’est grâce au débat d’idées ouvert que l’on peut combattre les opinions erronées, quand ces opinions sont fabriquées à grande échelle par des machines. La liberté d’expression renvoie à l’idée d’un espace public ouvert et transparent, où tous les messages sont potentiellement visibles et critiquables. Dans l’univers numérique contemporain, cette condition n’est plus réalisée. Non seulement le micro-message nourrit une cible spécifique, mais il l’isole du reste de la communauté. Il n’a pas vocation à être discuté, au contraire même, il a vocation à ne pas être débattu. Le message n’est pas une opinion, mais une fiction dont l’objectif est de stimuler l’aversion pour l’adversaire. La théorie conspirationniste du « Pizzagate » affirme ainsi l’existence d’un réseau de pédophilie organisé par l’ancien directeur de campagne d’Hillary Clinton, et situé dans une pizzeria de Washington. Ce n’est pas une opinion politique que l’on peut discuter, elle a pourtant des effets politiques considérables qui sont allés jusqu’au mitraillage de la pizzeria désignée. Comme le montre Giuliano da Empoli dans Les Ingénieurs du chaos6, les gaffes, les frasques et les excès des Trump, Bolsonaro, Salvini et autres Orban ne sont pas des dérapages. Ils ressortissent à une stratégie visant l’amplification par les réseaux sociaux et la résonance maximale dans de petites communautés isolées par les bulles de filtre. L’algorithme est le collaborateur zélé du démagogue. Le phénomène Qanon en est une illustration extrême.  Ce mouvement ne s’appuie pas sur une rhétorique extrémiste, comme le Tea Party. Certains ont même souligné à quel point il ressemble beaucoup plus à un gigantesque jeu vidéo7 . Chaque joueur se voit proposer, non pas un discours, mais un rôle dans un immense jeu de rôles. Jouer, s’insérer dans un personnage, avoir le sentiment d’agir, c’est encore plus fort comme stratégie d’engagement politique. Le « jeu » Qanon bénéficiait d’un propagandiste de taille, Donald Trump et ses 80 millions d’abonnés, et d’une amélioration substantielle des règles du jeu, puisque le scénario, comme dans les meilleures sessions de Minecraft, était quotidiennement écrit et réécrit par les joueurs eux-mêmes. Cette « gamification » de la politique est aussi ce qui distingue le nouveau régime des campagnes électorales.

Le nouvel écosystème médiatique de “l’économie de l’attention”

La vie publique se déroule donc aujourd’hui de manière croissante – et plus encore après les confinements successifs dus à la pandémie – dans un univers virtuel et fragmenté. Cet univers ne se résume pas aux seuls géants du numériques. C’est au contraire un écosystème foisonnant qui comprend des plateformes de blog, des plateformes de vidéo comme Youtube (sur lesquelles passent 1,9 milliards d’internautes par mois), des moteurs de recherche (qui déterminent largement l’information “trouvée” sur Internet), des services d’actualité, qui peuvent émaner d’un moteur de recherche (comme Google News), mais peuvent être indépendants (comme BuzzFeed) ou se nicher dans d’innombrables applications (comme les informations proposées par les smartphones), des réseaux sociaux commerciaux (Facebook, Twitter, TikTok, Snapchat, Instagram, etc.), dans lesquels les internautes partagent leurs messages, leurs photos et leurs vidéos, mais aussi des informations de presse (parfois les internautes se révèlent être des robots, et les sites de presse sont faux, créés pour une opération publicitaire, par des militants politiques, ou par un État), des réseaux sociaux militants  (comme Parler, ou Gab, où se réfugient les extrémistes chassés des grands réseaux sociaux), des sites communautaires variés, (Reddit, forums de jeux vidéo, forums confessionnels, 4chan ou le sulfureux 8chan, etc.), des messageries instantanées (WhatsApp, Telegram, Signal…), insensiblement devenues le support de groupes de plus en plus vastes, et le principal canal d’information et de communication pour un nombre croissant de personnes, enfin le “darknet”, terme sensationnaliste créé pour désigner des serveurs Internet qui ne sont pas référencés par les moteurs de recherche, et accueillent la plupart des activités illicites.

Même si quelques acteurs vertueux résistent dans ce paysage, comme Wikipédia ou le réseau social Mastodon, ouvert et décentralisé, qui se présente comme un antidote aux excès des plateformes centralisées, ils ne suffisent pas à inverser la tendance.

L’ensemble de ces services provoquent une somme inouïe de partages de contenus : 1,8 milliards d’utilisateurs quotidiens de Facebook qui partagent en moyenne dix liens par mois, 500 millions de tweets envoyés chaque jour. Cet impressionnant écosystème modifie à son tour celui des médias, qui sont enclins à créer des contenus ayant de bonnes chances de susciter le “buzz” dans les réseaux sociaux, voire parfois à reprendre directement les contenus générés par ces services. Ce nouveau dispositif médiatique, par sa puissance et son agilité, a pris l’ascendant sur l’ancien. En quelques années, la télévision a perdu son statut de média dominant8, les anciens médias qui survivent sont ceux qui réussissent à trouver leur place dans le nouveau dispositif. Celui-ci les absorbe et les transforme.

Sans entrer dans le détail des modèles économiques de ces plateformes, qui peuvent être très différents, il est possible de repérer le principe qui les unit. Il s’agit de bâtir des communautés d’individus à partir de leurs affinités, en accumulant le plus possible d’informations sur ceux-ci, à multiplier les contacts avec ces communautés en leur proposant des contenus qui confortent leur engagement et leur envie de revenir, à enfermer ces communautés dans des bulles pour éviter qu’elles se dispersent. Le simple énoncé de ces principes montre à quel point ils s’opposent au modèle classique de la délibération politique dans les sociétés démocratiques et de la transparence des débats. Pour conforter l’engagement, il faut des contenus qui choquent, qui indignent ou qui divertissent. Selon Avaaz9, 70 % des internautes américains qui cherchent sur Youtube une vidéo sur le réchauffement du climat, tomberont sur une vidéo “climatosceptique”. Youtube conteste ces résultats en arguant qu’aucun internaute ne reçoit exactement les mêmes messages qu’un autre, mais se garde bien de publier les données brutes de ses recommandations. Un tel résultat ne provient pas d’une adhésion aux thèses conspirationnistes. Il vient d’un algorithme de renforcement à qui l’on a demandé de proposer en priorité les vidéos qui provoquent le plus de pulsion à les regarder.

De même, si Facebook a fait scandale en 2017, parce qu’il proposait parmi ses cibles, une catégorie antisémite (« jew haters »), c’est tout simplement parce que ses outils permettent d’identifier des groupes d’individus ayant quasiment n’importe quelle caractéristique : pratique sportive, orientation sexuelle, orientation politique, marques préférées, films préférés, pratiques alimentaires, religion, choix de vacances, possession d’armes, titres de propriété, école des enfants, etc. Il était inéluctable que la puissance et la précision de ces outils attirent des clients politiques.

L’urgence d’une riposte démocratique

Ce panorama inquiétant ne menace pas seulement la vie publique. Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans la radicalisation et l’extrémisme violent, comme l’a remarquablement démontré la Commission royale10 mise en place par la Nouvelle-Zélande après l’attentat de Christchurch. Ils jouent également un rôle dans les phénomènes de haine en ligne, dans le succès des théories conspirationnistes, probablement même dans des phénomènes de harcèlement.

En matière de vie publique, ils posent de nouvelles questions d’une complexité sans égale. Et les fausses solutions abondent, simples et radicales.  En particulier la tentation, absurde, de “nettoyer” la toile de la haine, de l’erreur ou de la colère, par la censure ou par une improbable police de la pensée. Non seulement ces réponses sont absolument inefficaces, puisque le problème ne vient pas de la parole violente mais de ce nouvel espace public de débat, artificiel et cloisonné, qui isole puis radicalise, mais elles menacent à leur tour les fondements de la démocratie et de l’état de droit. La liberté d’expression est un des droits les plus précieux de l’homme, comme le rappelle notre propre Constitution. Elle ne saurait être la variable d’ajustement pour contrer ces nouveaux périls. Ce problème systémique appelle des réponses systémiques. Le nœud gordien se trouve dans la conception même de ces services numériques, pilotés par un modèle économique bien particulier, celui de l’économie de l’attention. Pour résoudre le problème, il faudra une transformation profonde de la conception de ces services, qui fera nécessairement évoluer leurs modèles économiques. Le chemin a commencé, et la France y tient son rôle, dans sa contribution à la conception du “Digital Service Act” que prépare la Commission européenne, par exemple, tout comme avec l’Appel de Christchurch lancé avec la Nouvelle-Zélande. Mais il sera encore long, et demandera une réelle compréhension de la nature des problèmes, une grande créativité juridique, et beaucoup de détermination politique.

Notes

2 – Jean-Louis Missika est Visiting Senior Fellow, London School of Economics ; Henri Verdier est Ambassadeur pour les affaires numériques, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères

3 – Lire le protocole rédactionnel de la revue Telos, qui en a la propriété intellectuelle : https://www.telos-eu.com/fr/protocole-redactionnel/ .

8 – Jean-Louis Missika, La Fin de la télévision, Paris, Seuil/La République des idées, 2006.

Le livre d’Edith Fuchs « L’Humanité et ses droits »

C’est en allant à l’encontre du déni d’humanité aujourd’hui répandu – par réduction de l’homme à l’animal ou à la machine -, c’est en cultivant rationnellement l’indignation philosophique envers le retour des idéologies identitaires, c’est aussi en réfléchissant à l’inhumanité propre aux hommes que l’ouvrage d’Edith Fuchs1 s’alimente aux plus grands penseurs pour s’interroger sur l’idée d’humanité, en soutenir l’unité et l’universalité, en examiner l’introduction dans le droit.

On sait que dans le Théétète, Socrate brosse un portrait du philosophe, où l’on peut lire ceci : « Qu’est-ce, au reste, que cela peut bien être, un homme ? à une semblable nature que peut-il convenir de faire ou de subir, qui le différencie des autres ? Voilà ce qu’il [le véritable philosophe] cherche, voilà l’objet qu’il se donne tant de mal à explorer soigneusement »2. Edith Fuchs ne cite pas ces mots, mais elle connaît son Platon, et s’interroge sur la notion d’humanité. Tout l’ouvrage L’Humanité et ses droits est soutenu par une colère proprement philosophique. Car non seulement elle n’oublie jamais à quel point l’humanité a été ou s’est elle-même martyrisée, particulièrement au XXe siècle, mais elle voit que les pires crimes, ceux qu’on a nommés crimes contre l’humanité, n’ont pas mis fin à un mépris de l’humanité qui caractérise une grande part des ouvrages considérés aujourd’hui encore comme philosophiques et toujours reconnus comme tels dans les universités. Au lieu de se donner le beau rôle de dénonciateur des insuffisances des Platon, Aristote, Descartes, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, Husserl, Merleau-Ponty, Sartre, elle trouve chez eux la plus forte et la plus profonde expression de ce qu’est l’humanité – et cela par l’examen des difficultés que ces pensées affrontent explicitement. La lecture qui nous est proposée des philosophes est ainsi très exactement le contraire de celle des auteurs célébrés qui, comme Heidegger ou Arendt, ont tout fait pour discréditer la philosophie.

Une première partie examine les différents sens de la notion d’humanité. Il est réconfortant de lire une défense de l’humanité qui ose rappeler qu’être homme n’est pas seulement vivre une vie animale, qu’assimiler l’homme à l’animal ou à la machine, le réduire à son ADN ou au cerveau conçu comme une machine informatique, tout cela revient au même : c’est nier son humanité. Et là-dessus Edith Fuchs peut suivre par exemple Descartes qu’elle comprend parce qu’elle l’a lu au lieu d’en donner une caricature comme font trop de partisans des neurosciences ou la plupart des « amis des bêtes ». Mais là encore il faut avoir la patience de ne pas réduire une philosophie à quelques termes en -isme.

Dans la même veine que Entre Chiens et Loups – Dérives politiques dans la pensée allemande du XXe siècle3 la seconde partie de l’ouvrage est la critique de « l’antiphilosophie » de Nietzsche et de Spengler, et de la « fabrique de l’inhumain ».

La troisième partie examine la difficile question de l’introduction de la notion d’humanité dans le droit, à partir de la notion de crime contre l’humanité, rappelant à quels débats elle a donné lieu. Et là encore, connaître les textes philosophiques sur la question du droit naturel, par exemple, permet à Edith Fuchs de tenir un discours solide pour montrer comment s’est instituée une cour de justice internationale. « …cette invention difficile du Droit que fut Nuremberg a fait jurisprudence. Là peut-être mieux qu’ailleurs vaudrait le mot de Freud : la voix de la raison est faible, mais elle finit par se faire entendre ». p.125.

La dernière partie s’intitule : Déclarer les droits de l’homme et du citoyen. C’est qu’il faut toujours revenir à 1789 pour comprendre l’enjeu d’une déclaration de l’humanité de l’homme, et ceci que l’universalité humaine a pour fondement la liberté. Ce chapitre examine à grands traits les plus importantes critiques des droits de l’homme et leur répond. Il montre que l’universalité de ces droits, « loin de bafouer la particularité individuelle, n’a de sens qu’à la reconnaître ». Mais là encore, pour comprendre, pour ne pas se méprendre sur les rapports du particulier et de l’universel, il est conseillé d’apprendre un peu de philosophie. Nourrie des lectures de la tradition philosophique, Edith Fuchs échappe aux illusions de son époque.

Notes

1– Edith Fuchs, L’Humanité et ses droits, Paris, Kimé, 2020.

2 – 174b, trad. Robin, Pléiade II p.132

3– Voir la recension sur le site d’archives : http://www.mezetulle.net/article-reflexions-sur-entre-chiens-et-loups-d-edith-fuchs-par-j-m-muglioni-121085502.html 
Voir aussi, sur le présent livre L’Humanité et ses droits, l’étude de Franck Lelièvre sur le site de l’académie de Normandie  http://philosophie.spip.ac-rouen.fr/spip.php?article554 .

Quelques publications récentes CK sur la laïcité

Quelques textes récemment publiés dans la presse en ligne ou imprimée. Avec mes remerciements à Adel Mtimet (site Arwiqa-Portiques), Guy Konopnicki (Marianne) et Emmanuel Debono (Le DDV Licra).

« Pour une République laïque et sociale » de Charles Coutel (lu par P. Foussier)

Dans son dernier livre, Pour une République laïque et sociale (Paris, L’Harmattan, 2021), Charles Coutel propose de ressourcer la cause républicaine à l’aune des grands penseurs des Lumières. C’est en puisant dans ces héritages que les républicains humanistes pourront tracer des perspectives à la hauteur des défis considérables qui nous assaillent.

Aux sources du combat républicain

Ce livre est dédié à la mémoire de Samuel Paty, « professeur mort pour la République ». S’il en était besoin, les faits nous rappellent que l’histoire est tragique et que la séquence que nous traversons depuis une dizaine d’années l’est singulièrement. Aujourd’hui, affirmer l’idéal républicain et laïque peut conduire des fanatiques à nous en empêcher par l’élimination physique. « Notre représentation de l’humanisme républicain ressemble à une statue abandonnée, depuis longtemps, au fond de l’océan de notre négligence oublieuse », constate Charles Coutel.

« Comme elle, il peut devenir méconnaissable : les traits du visage s’estompent, les mots pour en parler deviennent flous, les symboles qui l’entourent se perdent ; on oublie la sculpture initiale, le long travail des sculpteurs et l’emplacement de l’atelier. Tout se passe comme s’il fallait de grandes épreuves telles que celles que nous vivons pour en prendre conscience et célébrer l’esprit humaniste qui sut construire notre République et nous apprendre à chérir notre Nation ».

On se lamente souvent de voir les ennemis de l’humanisme et les anti-républicains relever la tête avec autant d’assurance et engranger les victoires les unes après les autres. On s’interroge moins volontiers sur les raisons de leurs succès, qui tiennent largement à nos propres faiblesses ou renoncements. Pour cette raison notamment, le livre de Charles Coutel nous permettra de nous réarmer pour substituer à la posture défensive à laquelle nos ennemis nous ont acculés la claire conscience du nécessaire combat républicain. Lequel ne connaît jamais de trêve, comme nous l’ont enseigné nos anciens. Comme le souligne Gérard Delfau, qui accueille ce livre dans sa belle et fort utile collection « Débats laïques », l’auteur traite le sujet en philosophe, se servant « uniquement de concepts et de l’argumentation pour exposer ses idées en la matière […] sans recourir à la sociologie ou à l’histoire, sans rapporter des anecdotes […]. Il s’extrait de la mêlée. Il prend les choses de plus haut ».

Reconquête de la culture humaniste

Ce n’est évidemment pas un hasard si nous avons de nouveau à puiser dans le legs des Lumières pour trouver les forces nécessaires au réarmement républicain. Car c’est cet héritage-là qui est frontalement contesté, attaqué, défié, lentement grignoté par ceux qui, d’une manière ou d’une autre, voudraient nous replonger dans une logique antérieure, soumise à un ordre naturel ou divin plutôt qu’à l’ordre humain. Charles Coutel convoque pour cela Montesquieu et Condorcet. Le premier nous rappelle que l’universalisme « est à la fois une méthode et un horizon » s’adossant à « l’intérêt à long terme du genre humain ». Quant à Condorcet, il nous aide à penser la citoyenneté avec l’idée mélioriste hélas négligée « de la refonder sans cesse » pour écarter le risque que la République ne « devienne une simple démocratie gestionnaire ». Condorcet nous est également indispensable pour interroger le rôle de l’école. L’exigence d’instruction et de transmission, longtemps hissée au rang de priorité par la République, a été abandonnée depuis une cinquantaine d’années et on ne saurait outre mesure être surpris des dégâts que cette faute a engendrés.

L’auteur nous appelle donc à promouvoir la cause républicaine et ses principes. Il flétrit les « valeurs » invoquées par les tenants du « vivre ensemble » et son rappel à l’ordre sur la nécessaire réappropriation du vocabulaire républicain permettra de ne pas faire le cadeau à nos adversaires d’utiliser leurs propres concepts, du « bien commun » au « care » en passant par le « sociétal ». Avec Charles Coutel, aucun risque de voir le magnifique mot de citoyen adjectivé comme il l’est de plus en plus fréquemment. La « reconquête des mots et de la mémoire de la culture humaniste » est en effet un préalable, on le voit d’ailleurs quotidiennement à la manière dont les adversaires de la République dégradent la langue au service de leur entreprise de déconstruction. De cela et de la dissipation des confusions sciemment entretenues sur la laïcité, on se nourrira avec profit en vue, comme le suggère Patrick Kessel dans sa préface, de « réenchanter la République ».

Charles Coutel, Pour une République laïque et sociale. Héritages, défis, perspectives, préface de Patrick Kessel, L’Harmattan, coll. Débats laïques, 174 p.

[Reprise de l’article publié sur le site de l’UFAL le 4 mars 2021. Avec l’aimable autorisation de l’UFAL et les remerciements de Mezetulle.]

L’avenir d’une désillusion : l’État et la République

Sur le livre de Pierre Birnbaum « La Leçon de Vichy – Une histoire personnelle » (Seuil, 2019)

L’ouvrage de Pierre Birnbaum La Leçon de Vichy – Une histoire personnelle (Seuil, 2019) est l’occasion pour Sabine Prokhoris de méditer sur la « rupture » qu’il introduit dans le travail de son auteur, historien-sociologue de l’État. Elle souligne la remise en question de la position méthodologique d’un chercheur qui se voulait détaché de toute contingence personnelle, mais aussi celle de nombre d’aspects de la théorie  de l’État qu’il a précédemment élaborée. Cette rupture n’est pas un reniement. C’est par le nœud de l’histoire intime et de l’histoire collective que la question est posée : « comment penser à nouveaux frais les liens, auparavant vus comme consubstantiels en France, de l’État et de la République ? ».

Un livre pour notre temps

Dans une période où le débat sur la République, autant que sur l’État, sombre trop souvent dans la plus complète confusion – sinon pire –, la lecture de La Leçon de Vichy, le livre que Pierre Birnbaum a publié à l’automne 2019, ouvre pour nous des perspectives à méditer de toute urgence. S’agissant de la République, la montée en puissance d’idéologies identitaires séparatistes (et pas uniquement islamistes1) dopées à « l’intersectionnalité », gangrène la réflexion », et ce chaque jour davantage depuis les attentats de 2015. Et quant à la question de l’État, la séquence qu’a inaugurée le mouvement des « gilets jaunes » – jalonnée de quelques épisodes antisémites caractérisés –,  puis le contexte de la crise sanitaire, n’ont cessé de l’obscurcir. Ouvrons alors ce livre, important tout particulièrement en cette période marquée par le récent procès des attentats de janvier 2015 contre les journalistes de Charlie Hebdo, contre l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, contre des fonctionnaires de police (2 septembre au 10 novembre 2020). Dix semaines,  jalonnées de nouveaux attentats meurtriers qui culminèrent  avec la décapitation, le 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine, d’un professeur d’histoire, et d’instruction civique2. Un fonctionnaire de l’Éducation nationale. Un « hussard noir » contemporain, attaché à transmettre aux jeunes élèves confiés à son enseignement les éléments fondamentaux d’une réflexion sur la liberté d’expression, garantie à tout citoyen par le pacte républicain laïque, était sauvagement tué pour avoir simplement, et avec la clarté requise, fait son travail.

Or à la suite de cet assassinat monstrueux, loin que le pays se rassemble pour manifester son attachement à un universalisme d’émancipation, condition de la liberté, de l’égalité, et de la fraternité citoyenne, c’est au contraire une exacerbation des divisions que l’on a vue se produire, la République laïque étant accusée par diverses personnalités, y compris les plus supposément républicaines3, d’être « islamophobe » et de « discriminer » les croyants offensés par l’usage de la liberté d’expression et de caricature. Certains, même, se présentant de surcroît comme « juifs ou d’origine juive », n’hésitèrent pas à établir un parallèle, empreint d’une perversion intellectuelle et politique ravageuse4, entre le sort réservé aux enfants juifs par l’État français issu de la « Révolution nationale » du régime de Vichy, et le traitement des enfants musulmans par la République, universaliste en ses fondements mêmes, d’autant plus clairement qu’elle est laïque. L’universalisme laïque, selon tous ces beaux esprits : une grave menace pour la sécurité des musulmans et de leurs enfants, un attentat contre leur dignité ; en somme, un crime contre l’égalité. Un « racisme d’État », nous dit-on. Autrement dit, le « racisme systémique » de la République serait imputable à son universalisme, pleinement accompli dans la laïcité. Universalisme haï par ceux-là mêmes que les récurrentes flambées d’antisémitisme n’émeuvent guère, quand ils ne les alimentent pas, telle Houria Bouteldja5, ex-présidente du bien nommé PIR6.

On ne saurait concevoir plus funeste inversion : la République française en son universalisme laïque constitutif – cela précisément que ce qui s’est appelé « l’État français » a renié et voulu détruire – serait aujourd’hui une nouvelle figure du régime de Vichy criminel. Gravissime falsification. Car c’est parce que ce régime fut viscéralement anti-républicain, et par là même fondamentalement hostile à l’universalisme issu des Lumières et de la Révolution de 1789, raffermi en 1905 par la loi de séparation des Églises et de l’État, qu’il put, et sans aucun frein, laissant libre cours en son appareil même aux passions antisémites françaises jamais taries mais tenues en lisière – imparfaitement cependant – par l’État républicain, devenir un État antisémite. Et par conséquent sans état d’âme livrer hommes, femmes, vieillards, enfants juifs, français comme étrangers, à l’entreprise nazie d’extermination. Assez différent, on en conviendra, de l’ambition universaliste laïque et républicaine, relayée par l’école publique, celle où aujourd’hui un professeur aura fait réfléchir des collégiens de tous horizons sur les conditions de la liberté de conscience et d’expression, et sur ce qu’elle implique d’éventuellement inconfortable.

Une nécessaire révision

La Leçon de Vichy – Une histoire personnelle. Tel est donc le titre d’un ouvrage singulier, à certains égards inattendu dans la bibliographie de l’auteur, historien/sociologue de l’État et, de façon croisée, de la place politique des Juifs dans la République. Car de multiples façons, ce livre qui revisite un parcours intellectuel original, d’une cohérence et d’une continuité remarquables, marqué par des publications qui ont fait date, constitue une rupture. Une rupture, et une remise en question tant de la position méthodologique toujours scrupuleusement mise en œuvre par l’auteur – celle d’un chercheur strictement détaché de toute contingence personnelle –, que de nombre d’aspects de la théorie « optimiste » (idéalisée ?) de l’État qu’il a peu à peu, et tout au long de son œuvre, élaborée. Une rupture donc, on verra en quels sens, mais en rien un reniement. On dira plutôt un approfondissement, lesté par le travail d’élucidation, au cœur de ce livre, d’un nœud d’une densité doublement tragique : intime, mais en même temps collective. Collective sur plusieurs plans indissociables, montre Pierre Birnbaum : pour les Juifs de France, pour le pays tout entier. C’est du reste l’un des sens de ce titre : cette « leçon » que nous avons à méditer, une leçon amère d’histoire et de philosophie politique, concerne la nation dans son ensemble, pour autant que la rassemble, par-delà – et avec – toutes les appartenances, toutes les singularités qui la font, une République « une et indivisible », cette exigence universaliste devant avant toute chose instruire la forme et les responsabilités de l’État envers tous ses citoyens, quelles que soient leur religion ou leur origine familiale. L’État envisagé non point comme entité abstraite, manière de Léviathan totalitaire et impitoyable, mais comme garant de la libre existence, de la place assurée, de l’égale et impérative protection de tous enfin. Cela à travers son appareil politique et institutionnel – sa fonction publique en premier lieu, de l’instituteur aux élites de la haute administration.

Cette mission politique caractérisant la République française, l’auteur l’avait longuement décrite et étudiée, à travers un prisme spécifique : ce qu’il a appelé « les longues épousailles des Juifs et de l’État républicain ». Jusqu’à ce livre. « Épousailles » signifiant en substance ceci : qu’à partir de leur accès à la citoyenneté en 1791, la consacrant en quelque sorte, les Juifs furent les partenaires convaincus et loyaux de l’avènement, peu à peu, de l’État républicain. Un État où il s’agissait, depuis leur émancipation au début de la Révolution française, de « tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens »7. Pleinement citoyens. Et en tant que tels, protégés par la République. Laquelle ne leur demandait ni d’abjurer leur foi, pour ceux qui étaient religieux, ni de renier leurs appartenances familiales et historiques. Citoyens français juifs donc. Des « fous de la République »8, selon le titre d’un ouvrage déjà ancien de Pierre Birnbaum – dans lequel cependant il n’avait pas manqué d’identifier la menace antisémite susceptible de sourdre au cœur même de l’État. Vichy y était déjà évoqué, où sombrait la République. Un naufrage, dont pourtant l’appareil d’État, comme insubmersible – mais révoquant tous ses fonctionnaires juifs –, avait sans se disloquer réchappé, continuant à fonctionner comme si de rien n’était, dévoyé corps et âme – ou plutôt, corps désormais sans âme, mécanique infernale – dans la politique antisémite du régime.

Ouvrage après ouvrage, Pierre Birnbaum construisait ainsi une théorie politique qui articulait de la plus étroite, de la plus nécessaire des façons, la logique de l’État « à la française » et celle de la République. L’État « à la française » : concrètement, un appareil d’État, aux rouages bien huilés, une administration hautement qualifiée, dont Pierre Birnbaum avait en sociologue politique attentif et précis étudié les fonctionnements et les logiques spécifiques.

Jusqu’alors, dans la réflexion de l’historien sur cette question  – la nature de l’État, en France –, demeurait cependant une tache aveugle : la sinistre période de Vichy, si tristement complaisante envers l’occupant nazi – en particulier s’agissant de la persécution des Juifs, menée avec un zèle qui pouvait même devancer les exigences de l’occupant nazi. Politiquement en effet, le régime de Vichy procédait non à vrai dire d’un coup d’État, mais d’une captation de l’appareil d’État de la République française, demeuré parfaitement opérationnel dans la collaboration avec l’occupant nazi, par un régime qui avait substitué à la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité » celle tristement célèbre : « Travail, famille, patrie ». Arraisonnement de l’État par une politique qui détruisait méthodiquement les principes fondateurs de la République. Une période que la Libération, le rétablissement de la République, et les présidents successifs9, ne parvinrent jamais véritablement à solder, pour autant que la fonction publique (préfets, gendarmes, policiers, professeurs aussi), qui avait sans sourciller mis en œuvre la politique de Vichy, ne reculant pas – à de rares exceptions individuelles près – devant son pire versant : l’exclusion, la traque et la déportation des Juifs, demeura en place après la guerre.

Un État fort, un État efficace, à l’armature assurée par une fonction publique formée dans les institutions républicaines, n’était-ce pas cela qui avait assuré la vigueur et la stabilité de la République ? Or c’est ce même État, mêmes vertus, mêmes serviteurs – moins les Juifs –, qui la détruisit. Dès lors, pour l’auteur, comment penser à nouveaux frais les liens, auparavant vus comme consubstantiels en France, de l’État et de la République ? Sans renoncer à l’État – cela serait là aussi suicidaire pour la République, comme le démontre l’actualité récente. En révisant cependant la vision rassurante selon laquelle l’État en France serait, par son histoire et ses fondations, intrinsèquement, et partant nécessairement, républicain.

Telle est la question, brûlante, inévitable dans les temps que nous traversons, menaçants tant pour l’État que pour la République, que nous confie ce livre.

La force d’une méthode neuve

Comment le fait-il ?

Vichy donc, et frontalement cette fois. Scruté à la loupe, dans les arcanes de son fonctionnement administratif appliqué à la propre biographie de l’auteur, enfant né en 1940 de parents juifs et étrangers. Vichy, objet jusque-là d’un « évitement » protecteur, avoue à plusieurs reprises, avec une sorte d’effarement même, Pierre Birnbaum, évitement tout à la fois condition et limite de ses travaux antérieurs, que ce livre réévalue sous ce nouveau jour. Un éclairage assombri, sous lequel se dévoilent l’« intensité d’un antisémitisme politique dont l’ampleur et la permanence demeurent largement méconnues » et, tout au long de l’histoire de la République, « la face cachée de l’antisémitisme politique triomphant jusqu’au sein de l’État ». « Vichy avant Vichy », selon les mots de Michael Marrus que cite Pierre Birnbaum. Où se « remet en question toute la logique de mon travail »10 ajoute-t-il. Mais une lucidité neuve, qui sonne aussi comme un avertissement pour le regard à porter sur notre présent. Regard exempt de tout cynisme, dénué de tout esprit de renoncement, et d’autant plus exigeant et clair, quant aux espérances – mesurées à l’aune d’une vigilance de tous les instants – à confier à la République, comme à l’État, qu’il est désormais dessillé.

Le déclic ? Un épisode que nous laisserons le lecteur découvrir, et un mot : « Omex » – le « rosebud » de l’auteur. Omex étant le petit village des Hautes-Pyrénées où un couple de paysans – des Justes – accueillit et cacha le petit enfant juif – Pierre Birnbaum – né à Lourdes le 19 juillet 1940. Né quelques jours après les premières lois excluant des emplois publics tous les Français dont le père n’était pas français ; et un peu plus de deux mois avant la promulgation de la loi scélérate portant statut des Juifs, le 3 octobre 1940, diligemment mise en œuvre, et à tous les niveaux, par l’ensemble des corps de l’État devenu « État français ». Un télescopage biographique de hasard, pour celui qui avait voué une part essentielle de son œuvre à étudier le fonctionnement de l’État « à la française » : un État protecteur, émancipateur pour ses citoyens appartenant à une minorité.

Un « rosebud » ici qui non seulement, comme dans le film fameux d’Orson Welles11, « résume le secret impénétrable » d’une vie, mais relance soudain, avec une énergie renouvelée, la recherche et le travail de pensée. Non point le dernier mot, ou le mot de la fin, plutôt celui qui remet l’ouvrage sur le métier. Cela sous l’impulsion d’une nécessité intime autant qu’intellectuelle, ces deux dimensions s’entrelaçant l’une à l’autre de la plus étroite façon. On nous permettra ici de rappeler cette réflexion de Freud selon laquelle la pensée théorisante est « un produit de l’urgence de la vie ». C’est à propos des théories sexuelles infantiles qu’il observe cela – mais après tout un chapitre de La Leçon de Vichy ne s’intitule-t-il pas « La scène primitive » ? Théories, explique Freud, qui, si fausses soient-elles, contiennent cependant « un noyau de pure vérité ». Une vérité dérobée – au double sens du terme – dans l’écran que forme une spéculation théorique qui la dissimulera en l’un de ses replis. Car au moment où la pensée, sur le point de saisir une vérité que, aiguillonnée par le désir, elle anticipe et en réalité connaît intimement, la recherche « s’interrompt, déconcertée », écrit Freud. Et en butant sur ce savoir brûlant, elle se verra recouverte, comme par un pare-feu à demi opaque, par des théories protectrices, mais pour une part erronées.

Il est clair que cette pulsion épistémophilique, psychiquement parlant un mouvement d’urgence vitale c’est là ce qui principalement importe, vaut bien au-delà de la chose sexuelle proprement dite. Le démontre ce livre, essentiel dans le parcours de l’auteur mais également pour nous et, à l’évidence, témoignage de la vitalité et de la vigueur d’une réflexion qui puise ses racines dans une histoire intime jusque-là tenue au secret.

Là gît la rupture méthodologique, salutaire. Ce que, jusqu’au bouleversement « Omex », le travail du chercheur avait maintenu strictement séparé, éloigné, fuse brusquement en plein écran – l’écran d’une théorie politique longuement, patiemment élaborée – et le perce. De cette déchirure, une nouvelle méthode, forte des acquis de l’ancienne en matière de précision, et de science de l’archive, va surgir, apprivoisant « Omex » dans une élaboration socio-historique renouvelée, pour redessiner, cruellement à certains égards, des questions depuis toujours en travail chez l’auteur. Cela à partir de ce qu’on pourrait, en termes freudiens encore, et usant d’une analogie12, désigner comme « l’ombilic » du désir théorique de l’auteur, maintenant révélé comme vital : vital au sens le plus littéral puisque c’est bel et bien de sa vie directement menacée par l’État français qu’il s’est agi. Nouveau départ – mais en aucun cas tabula rasa. Ainsi, par ce « nœud de pensées que l’on ne peut défaire », passent les différents fils d’une recherche qui se révèle aussi avoir été une quête, doublement, et indissolublement intellectuelle et intime, réinscrite cette fois explicitement « dans la trame si provisoire de la vie »13. Une vie dont l’arc secret se tend entre ces deux réalités, qui donnent leurs titres aux chapitres centraux de l’ouvrage : « L’État français  m’a tué », et « Les Justes m’ont sauvé ». De ces fils, l’auteur ici se saisit à nouveau, pour partiellement détisser, puis retisser autrement les motifs de son travail. À partir d’une interrogation que l’on pourrait résumer en ces termes : entre l’État « à la française » – universaliste, républicain, laïque – et « l’État français », quelles continuités, plus ou moins souterraines ? D’où une question impérative, autour de laquelle tourne tout ce livre, et dont sa méthode offre sans doute la réponse la plus claire : comment concevoir cet universalisme républicain ? Idée désincarnée, sans force alors pour armer l’État ? Ou expérience humaine fondamentale, matrice exigeante d’une idée régulatrice pour l’État ?

Cette nouvelle méthode, qui relèverait non pas tant de l’ego-histoire14 que de la micro-histoire15, est entée sur (et hantée par) cette question. Le regard porté est en effet ici tout sauf « froid, englobant, explicatif ». Il est au contraire empreint d’une émotion d’autant plus sensible qu’elle s’accompagne d’une grande pudeur ; il règle sa focale sur le détail singulier – telle archive : les cartes d’identité des parents, marquées du tampon « JUIF », tel document administratif ; de bout en bout enfin, il demeure questionnant. Terme à terme, tout l’inverse de celui, en surplomb, qui définit l’ego-histoire. Du reste la biographie individuelle n’est pas tant, comme l’indique le titre de l’ouvrage, l’objet de La Leçon de Vichy, en vue d’un exercice réflexif sur un parcours supposément non affecté par l’histoire personnelle, que son medium méthodologique ; une inflexion inédite de la démarche de l’auteur, pour reconsidérer ses objets – les mêmes au fond qu’auparavant : l’État – par des sentiers plus clandestins au regard du détachement antérieur revendiqué dans sa méthode. La nouvelle approche n’est pas moins rigoureuse ; elle l’est autrement.

C’est ainsi qu’elle donne au « noyau de vérité », tapi dans la théorie de l’État construite au fil de son œuvre par Pierre Birnbaum, sa valeur véritable.

Le « noyau de vérité » et l’universalisme

Car si l’État devient dangereux pour ses citoyens, ce n’est pas parce qu’il est trop républicain, trop universaliste, mais parce qu’il a renoncé à l’être. Telle est la vertu principale, et la force de la méthode mise en œuvre dans le livre de Pierre Birnbaum : en nous faisant mesurer concrètement, à partir de sa propre histoire, celle de l’enfant caché qu’il fut, la signification tragique d’un tel renoncement, elle manifeste ce qu’est, très précisément, la vertu républicaine d’universalisme. L’enfant juif, traqué par l’État français, fut sauvé par des justes, au risque de leurs vies. Ils ont vu dans cet enfant le « Mitmensch, le co-humain : l’être de chair et de sang qui se tient devant nous, à portée de nos sens providentiellement myopes »16, selon la formule de Primo Levi. Et dans leur acte se résume la nature de l’universalisme, en son fond éminemment concret, où l’État « à la française », l’État républicain, puise ses principes régulateurs. Un État qui se doit, en effet, d’être « myope » : une « myopie », qui le rend sinon aveugle, du moins indifférent aux appartenances, mais l’oblige a priori envers chacun de ses citoyens. L’abstraction, tant décriée mais en rien désincarnée, de l’universalisme procède de cette « myopie » originaire, quant à elle très concrète, à la faveur de laquelle les différences s’estompent ; seul se distingue un autre quelconque. Quant aux traits singuliers, si la vision « myope » les perçoit très précisément, elle se montre incapable, et c’est tant mieux, de les rapporter à un caractère d’ensemble. De ce caractère d’ensemble – l’appartenance – elle fera ainsi abstraction. De la « myopie » comme principe et comme méthode, donc, pour l’État républicain « à la française ». Cela seul permettra qu’une loi égale s’applique à tous, sans distinction – le terme est ici essentiel.

Sous condition que ceux qui ont pour tâche de la mettre en œuvre ne se coupent pas de la source vivante qui donne son plein sens à la bénéfique abstraction universaliste. N’oublient pas, donc, qu’ils sont des hommes, âmes et consciences, avant d’être les rouages mécaniques d’un appareil d’État.

C’est une telle coupure qu’interroge en vérité, sans lui donner de réponse – aucune ne saurait être satisfaisante – le livre de Pierre Birnbaum. À l’aune de cette énigme non résolue, le « noyau de vérité » de son œuvre entière révèle cependant, dans ce livre comme hors du cadre, son sens le plus précis : quand l’universalisme requis de l’État républicain se meurt, dès lors que ceux qu’il a formés pour le faire vivre en ont remisé la valeur fondatrice, le pire devient possible. L’État, efficace par l’entremise de ses serviteurs diligents, et ainsi toujours puissant, mais en monstrueux canard sans tête, devient alors l’instrument des passions les plus noires. C’est en France une ligne de faille morale et politique très vite réactivée. Et une question jamais close ; un péril endémique par conséquent, sans aucun « vaccin » véritablement efficace. A fortiori lorsque d’aucuns veulent se (et nous) persuader que le mal gît en cela qui seul peut lui faire échec, et honnissent – haïssent – l’universalisme républicain, faisant ainsi le lit des plus délétères haines politiques.

Telle est pour nous aujourd’hui la « leçon de Vichy », parfaitement claire si le remède demeure incertain. Une leçon qui fait suite, de façon incommensurablement plus meurtrière, à celle de l’affaire Dreyfus, au sujet de laquelle Clemenceau17 déjà écrivait :

« Mais au-dessus de Dreyfus – je l’ai dit dès le premier jour – il y a la France, dans l’intérêt de qui nous avons d’abord poursuivi la réparation du crime judiciaire. La France à qui les condamnations de 1894 et de 1899 ont fait plus de mal qu’à Dreyfus lui-même. »

La France républicaine – c’est-à-dire universaliste.

Un livre à lire, un livre de nature à nourrir la réflexion de tous ; et surtout, de la débarrasser du nuage de discours toxiques qui envahissent bien trop souvent en la matière l’horizon intellectuel contemporain. À donner à étudier, certainement, à tous les collégiens et lycéens de France.

Notes

1 – À bien des égards, le féminisme intersectionnel qui tient aujourd’hui le haut du pavé se trouve pris dans une logique de type séparatiste. La promotion active de l’écriture dite « inclusive » en est un des symptômes les plus significatifs. Sur ce point, voir sur Mezetulle, le dossier intitulé « L’écriture « inclusive » séparatrice ».

2 – La décapitation de Samuel Paty n’ayant eu pour effet que d’accélérer encore cette fuite en avant délétère, voir par exemple le caricatural mais symptomatique texte de Sandra Laugier et Albert Ogien, « Les forcenés de la République », Libération, 8 déc. 2020.

3 – Voir l’excellent texte de Henri Pena-Ruiz, « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 déc. 2020.

5 – Outre son opus publié par Éric Hazan, Les Blancs, les Juifs et nous (Paris, La Fabrique, 2016), obsessionnellement antisémite, voir notamment son intervention récente dans le Club de Mediapart – à ce point outrancier que le site l’a rapidement supprimée –, justifiant les torrents de haine antisémite qui se sont déversés sur Miss Provence. Si Houria Bouteldja est de loin la plus caricaturalement haineuse, toute une mouvance obsédée par « l’islamophobie » se rassemble dans ce sillage.

6 – Sur cette question, voir notamment Pierre Birnbaum, Sur un nouveau moment antisémite – « Jour de colère », Paris, Fayard, 2015.

7 – Déclaration du comte de Clermont-Tonnerre en 1791.

8 – Pierre Birnbaum, Les Fous de la République – Histoire politique des Juifs d’État, de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992.

9 – En dépit du fait que certains, Jacques Chirac le premier, affrontèrent clairement l’ambiguïté politique et institutionnelle du régime. Pierre Birnbaum consacre l’avant-dernier chapitre de son ouvrage, intitulé « Le président, l’État et la théorie de l’État », à l’examen détaillé de cette question, depuis Charles de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron en passant par les dénis de François Mitterrand.

10La Leçon de Vichy, p. 115.

11Citizen Kane (1941).

12 – Freud parle de « l’ombilic du rêve » comme de ce « nœud de pensées que l’on ne peut défaire d’où le désir du rêve jaillit comme le champignon de son mycélium ».

13La Leçon de Vichy, p. 13.

14 – Selon la définition qu’en donne Pierre Nora, l’enjeu de l’ego-histoire est celui-ci: « éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer à soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres », dans ses Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987.

15 – Dans cette méthode historiographique, inaugurée par Carlo Ginzburg, en examinant comme à la loupe les particularités de tel destin singulier, on éclairera un moment spécifique de l’histoire, et l’on captera des dynamiques historiques nées d’interactions qu’un regard historiographique de surplomb ne se trouve pas en mesure de saisir. Ce changement de focale, à la fécondité certaine, a renouvelé l’approche historique traditionnelle.

16 – Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, p. 56.

17 – Ce n’est évidemment pas sans motif que ce qu’il écrivit sur l’Affaire fut interdit sous Vichy. Cette somme en sept volumes, en tout point passionnante, et qu’il faut lire et relire aujourd’hui, est disponible d’occasion sur le site de la Fnac, à l’exception d’un volume. Mémoire du livre a réédité les quatre premiers (L’Iniquité, Vers la réparation, Contre la justice, Des juges, et la BNF deux  : Justice militaire, La Honte. Il manque à ce jour celui qui s’intitule Injustice militaire, sixième dans l’ordre chronologique.

Entretien CK avec Valérie Toranian « Revue des deux mondes »

La Revue des deux mondes de février 2021 publie un entretien avec Valérie Toranian réalisé fin novembre 2020, et que la Revue intitule « La laïcité est le contraire d’un intégrisme ».

Lien vers l’entretien : Catherine Kintzler :« La laïcité est le contraire d’un intégrisme »

Voir le sommaire du numéro.

Entretien CK Philosophie magazine

Le numéro 146 de Philosophie magazine (février 2021) publie un entretien substantiel (p. 66-71) avec Cédric Enjalbert, illustré par des photos de Georges Bartoli. Merci à Cédric Enjalbert d’avoir recueilli ces propos – par « visio » – grâce à des interrogations issues d’un gros travail préalable, et de les avoir caractérisés par des exergues judicieusement choisis.

« Le dépaysement offert par le savoir est un appel d’air, une renaissance. »
« Avec la laïcité, le lien politique ne doit son existence à aucune autre référence qu’à lui-même. »
« L’opéra nous enseigne la possibilité d’un usage poétique de la raison ».

On peut lire le début de l’entretien en ligne sur le site Philomag. Et si vous avez le loisir d’en lire l’intégralité dans le magazine imprimé, rien ne vous sera épargné, ni la philo politique avec la laïcité, ni Descartes et le « commencement », ni l’enseignement comme « dépaysement », ni l’opéra, la musique et Rousseau, sans oublier le rugby.

De l’idéologie du « care » à l’éthique de la sollicitude

Charles Coutel examine l’instrumentalisation politique du care. Le care  ne se contente pas de revoir à la baisse l’aspiration humaniste : il s’y substitue et érige une théologie invasive de la faiblesse en prétention politique. En s’appuyant sur l’illusion compassionnelle, le dogmatisme du care essentialise et pérennise la vulnérabilité, il fait de la dépendance et de son corrélat, la surprotection, un champ d’intervention illimité. C’est ce danger qu’une éthique humaniste de la sollicitude doit éviter. Soigner n’est ni soumettre ni envahir, mais, par une autolimitation qui dialectise la force et la faiblesse, concilier en permanence protection, responsabilité et autonomie.

« La sollicitude fait preuve d’un mouvement qui tire l’homme en avant,
qui le propulse vers celui qu’il est en train de devenir. »
Ann Van Sevenant, 2001

« On voit bien que la cible principale des éthiques du care, le responsable des malheurs de l’humanité entière, se retrouve sous les oripeaux d’un type anthropologique bien défini : homme, hétérosexuel, appartenant à la classe moyenne aisée, de préférence absent des domaines de l’éducation ou de la santé, et en bonne forme. »
Francesco Paolo Adorno, 2015

Cette contribution entend poser la question des fondements d’une éthique humaniste respectueuse des principes républicains, notamment ceux de fraternité, de laïcité, d’égalité et de solidarité. Or cette tâche est rendue doublement difficile pour des raisons historiques : au sein de l’humanisme républicain, toute approche de la vulnérabilité des personnes semble empiéter sur les prérogatives des religions qui s’autoproclament spécialistes du compassionnel. Du fait d’un économisme souvent étroit, les républicains pensèrent longtemps qu’il suffirait de réduire la précarité des situations pour diminuer la vulnérabilité des personnes. De plus, appliquant au domaine éthique l’idée de neutralité, ils laissèrent le terrain inoccupé, l’abandonnant aux forces cléricales qui avaient longtemps pris en charge le domaine du soin ou de la protection sociale. Ces forces en profitèrent pour imposer des idéologies visant à instrumentaliser la faiblesse, voire la dépendance, de ceux qui souffrent pour mettre en place des stratégies prosélytes. Cette répartition des tâches fut longtemps implicitement acceptée par presque tous, exception faite de certaines initiatives comme le Secours populaire, le Téléthon ou les Restaurants du cœur. Cet équilibre hypocrite aurait pu encore durer très longtemps.

L’invasion de l’idéologie du care

Dès 2008, Myriam Revault d’Allonnes s’inquiéta avec raison de l’essor de l’idéologie dite du care qui, sous le prétexte d’être proche des plus vulnérables, mit en place une véritable machine de guerre contre l’humanisme, le rationalisme et l’universalisme. Elle précise, dans L’homme compassionnel : « Cette promotion du voisinage n’a pas grand-chose à voir avec la conquête d’une universalité qui […] procédait par distanciation progressive à partir du sentiment. » Elle parle même d’une « contagion empathique » (op. cit., p. 43-44).

Depuis, à en croire Francesco Paolo Adorno, les choses se sont aggravées1. Cette idéologie d’origine anglo-saxonne (voir les travaux de Carol Gilligan et de Joan Tronto) s’est inventé une éthique, voire une anthropologie, au point qu’on a cru utile de créer aux Presses universitaires de France la collection « Care studies », dirigée notamment par Fabienne Brugère, auteur d’une Éthique du care (2011) chez le même éditeur et, en 2008 d’un ouvrage au titre déconcertant : Le sexe de la sollicitude (Seuil, 2008). Les choses pourraient en rester là si cette idéologie aux concepts souvent imprécis et à l’épistémologie instable n’avait pas eu deux conséquences très graves.

Premièrement : une influence croissante dans les centres de formation en soins infirmiers ou encore dans le travail social. Dans ces institutions, le care semble devenir le discours dominant. Du domaine de la formation, le care est passé dans tout le monde du soin, alors que dans le même temps les moyens humains et matériels du cure (soigner) diminuaient. On se sert même de la caricature du cure dans la série Docteur House pour survaloriser le care.

Deuxièmement : l’autre conséquence, soulignée par Francesco Paolo Adorno, est l’instrumentalisation du care par certains élus, souvent de gauche. L’auteur est redoutable, il écrit :

« Tout se passe comme si, face à l’impossibilité de réaliser une société plus juste, les forces politiques de gauche essayaient de se replier sur des objets plus concrets et surtout plus modestes […] le care incarnerait-il cette nouvelle politique ? » (op. cit., p. 14)

Et l’auteur d’insister sur le débat très tendu qui opposa, dans les années 2000, Martine Aubry à Manuel Valls. Malheureusement, pour beaucoup, cette instrumentalisation politique du care tient lieu de fondement d’une éthique humaniste. Or, nous inspirant de la formule d’Alain « Bercer n’est pas instruire », nous pensons que cela ne va pas de soi. Dès 2006, Didier Sicard nous fournit une première justification : « La protection prime sur la libération (pour soi), tandis que nous demandons la libération (pour les autres). » Il poursuit : « Notre besoin de protection ne finit-il pas par nous rendre échangeables, monnayables ? »2 

La prédominance actuelle de l’idéologie du care aurait donc deux finalités idéologiques : servir de truchement aux idéologies cléricales dans le travail social et dans le monde du soin et, plus redoutable encore, l’utilisation politique de la vulnérabilité des personnes souvent en situation précaire au sein d’un processus clientéliste. Les divers épisodes et discours sur les crises sanitaires autour de la covid-19 nous donnent une première explication : le care repose sur un processus d’essentialisation de la vulnérabilité des personnes. C’est ce danger qu’une éthique humaniste de la sollicitude doit absolument éviter. Dès lors, étant présentés comme tout le temps vulnérables, nous sommes conviés à multiplier, avec raison, les gestes qui vont nous protéger mais, plus subtilement, à nous soumettre a priori et sans débat à toutes les décisions des différents pouvoirs, la culpabilisation le disputant à l’infantilisation3. Cette essentialisation de la vulnérabilité risque de nous priver de notre responsabilité dans la construction de notre santé et de notre vie. Francesco Paolo Adorno semble aller dans ce sens quand il écrit : « L’éthique du care se propose d’institutionnaliser la vulnérabilité et, par conséquent, la dépendance réciproque des individus. » (op. cit., p. 113), l’auteur se plaisant à citer ces étonnantes formules de Sandra Laugier : « Il s’agit de reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité sont les traits de la condition de tous. » (op. cit., p. 99). Un glissement subreptice s’est opéré : alors que la conscience de notre mortalité et de nos limites peut, certes, nous définir, le glissement de la mortalité vers la vulnérabilité postule une passivité continue qui ne va pas de soi. Comme souvent, une fausse description semble valoir prescription. Je suis convié à accepter a priori les décisions de celui ou de celle qui me veut du bien… parfois malgré moi.

Nouveau glissement : le care étant décrété de l’ordre du sentiment et le sentiment empathique relevant de la féminité, jamais vraiment définie, Fabienne Brugère en arrive à parler d’un sexe de la sollicitude. La raison, présentée comme abstraite, procéderait donc d’une vison machiste, impérialiste et capitaliste. La spirale de l’essentialisme nous entraîne vers les dérives racialistes et décoloniales, triomphant dans la haine de l’Occident et de la rationalité scientifique et universaliste.

Fort heureusement, en février 2011, Élisabeth G. Sledziewski commence la déconstruction de ce dogmatisme du care en déclarant : « Le sujet vulnérable est capable d’autre chose que son incapacité »4. L’auteur se garde bien d’essentialiser la vulnérabilité. Nous la suivons dans cette prudence. La conséquence de ces manipulations est claire : le sujet vulnérable pris dans les stratégies du care se vit comme devant être protégé à vie5. Nous retrouvons là les schèmes cléricaux de la bourgeoisie catholique qui aimait, au XIXe siècle, avoir ses pauvres. C’est pourquoi l’éthique du care a tellement de succès parmi les croyants qui voient dans cette essentialisation de la vulnérabilité une duplication de la peccabilité humaine. Le care nous sauverait et nous guérirait malgré nous.

C’est là qu’intervient ce que Myriam Revault d’Allonnes nomme « la contagion empathique ». C’est l’origine de la fiction selon laquelle nous pourrions nous mettre à la place de celui qui souffre ; pour reprendre une distinction de cet auteur, nous glissons du compatissant vers le compassionnel ; le compatissant ponctuel est identifié au compassionnel comme disposition pérenne. Or, sur ce point très précis, écoutons l’avertissement du théologien catholique Henri Nouwen qui, en 2003, dénonçant les effets pervers d’une théologie de la faiblesse, s’en prend aux croyants qui abuseraient du processus compassionnel : « Comment manifester la compassion de Dieu sans agir comme si nous étions Dieu ? » (op. cit., p. 17). La faute logique dont justement l’éthique humaniste de la sollicitude va nous prémunir consiste à confondre identité et analogie. Nous pouvons, certes, nous comparer à celui qui souffre devant nous, (n’avons-nous pas nous-mêmes eu l’expérience de la souffrance ?), mais nous n’avons pas, pour autant, à nous identifier à la souffrance présente du patient. La lecture de Matthieu 22,39 pourrait nous éclairer : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (souligné par nous). De même, la parabole du Bon Samaritain peut se comprendre comme une assistance laïque à personne en danger. Ce bref détour théologique nous renseigne sur les abus de l’idéologie du care : il s’agit de faire croire au faible, au démuni, à celui qui souffre qu’on va l’aider sans que sa condition socioéconomique, pour autant, ait besoin de changer.

Cependant, une nouvelle question se pose : comment aider, voire assister, celui qui en a besoin sans être victime de l’idéologie du care, évitant ainsi le danger de l’indifférence mais aussi celui de la surprotection ? C’est là qu’intervient la puissance émancipatrice de l’éthique humaniste de la sollicitude, exact opposé de l’idéologie cléricale du care. Mais, pour en comprendre l’originalité, il convient de prendre le temps de lire un texte déroutant du philosophe Alain.

Un avertissement d’Alain, le 30 mai 1907

À tous les tenants de l’idéologie du care, nous recommandons la lecture d’un Propos d’Alain intitulé « Sollicitude ». Dans ce texte, le philosophe est sans pitié : il nous renvoie à ces personnes qui, avec les meilleures intentions du monde, prennent trop de nos nouvelles – comme nous l’avons vécu parfois lors des crises sanitaires. Ces personnes trop sollicitées, dit-il, deviennent des malades imaginaires qui disent qu’ils vont mal pour qu’on prenne sans cesse de leurs nouvelles. Le philosophe est sans appel : « Ne dites jamais à quelqu’un qu’il a mauvaise mine ». Il recommande le remède suivant : « Aller vivre au milieu d’indifférents ». Bien évidemment, il tord trop le bâton de l’autre côté, mais il nous place aux antipodes de l’idéologie du care, tout en nous donnant envie d’aller y voir de plus près.

Rappelons qu’en latin sollicitudo renvoie à l’idée d’une inquiétude qui nous saisit tout entiers et nous pousse à intervenir, de notre propre chef ou parce que quelqu’un nous appelle. Mais d’emblée deux difficultés surgissent, que ne voient pas les tenants de l’idéologie du care. La première concerne la force de ce mouvement vers autrui. La seconde est de déterminer sur quoi intervenir. Dans chaque cas, il nous faut combiner être attentifs et être attentionnés. À quel moment se déclenche le mouvement de sollicitude ? Une dialectique subtile entre sollicitation et sollicitude s’impose. Pas de sollicitude sans verbalisation consciente. Ce qui présuppose une réciprocité, même asymétrique. On doit au philosophe Paul Ricœur d’avoir indiqué cette nature dialogique de la sollicitude qui s’intègre dans une harmonie entre respect et reconnaissance d’autrui. Cette reconnaissance peut être absente de la bonne conscience des tenants du care. Paul Ricœur précise : « La reconnaissance est une structure du soi réfléchissant sur le mouvement qui emporte l’estime de soi vers la sollicitude et celle-ci vers la justice »6. La sollicitude devient ici une médiation permettant à celui qui souffre d’être autonome tout en acceptant l’aide d’autrui. L’épreuve de la sollicitude devient partagée et nous ferait vivre notre responsabilité partagée dans sa double acception : répondre à et répondre de. C’est l’absence de responsabilité et de respect que pointe le Propos d’Alain et que l’on retrouve dans l’idéologie du care. Dans la sollicitude, nous ne plaignons personne et nous limitons nos interventions dans le temps et dans l’espace. La parabole du Bon Samaritain, dans son interprétation humaniste, nous indique comment ne pas mélanger santé et salut, car ce personnage sait déléguer et fait du blessé l’acteur futur de sa propre guérison. L’autolimitation est le cœur rationnel du principe humaniste de sollicitude ; en cela, il prend le contrepied de l’idéologie invasive du care.

Les défis et les questions laissés ouverts par la loi de mars 2007

Un premier détour, d’ordre juridique, peut nous aider. En 2011, analysant la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, nous avons montré comment le législateur a su dépasser l’opposition entre autonomie et dépendance, ce que ne font pas les tenants de l’éthique du care. Dans ce cadre juridique, la vulnérabilité est un épisode et non pas un état.

La loi de 2007 opère une révolution juridique et anthropologique en considérant la personne à protéger non comme un irresponsable mais comme une personne à respecter dans sa souffrance, son incapacité et sa vulnérabilité même7. Sa faiblesse actuelle est implicitement présentée comme sa force future, si la société l’aide et le protège. La protection devient même l’occasion de l’accès à l’autonomie ; c’est tout l’enjeu législatif et éthique du futur débat sur la grande dépendance. Cette espérance, confirmée par la fin possible de la période de tutelle ou de curatelle, se double d’un respect scrupuleux de la sphère intime présente et passée de la personne protégée.

Mais comment protéger la personne majeure vulnérable tout en faisant signe vers son autonomie future et sa dignité présente ? Comment faire signe en permanence vers son être dans la gestion de son avoir ? Pour répondre plus précisément, il peut être fort instructif de se tourner vers le vaste champ de l’éthique médicale et de sa pratique de la sollicitude humaniste.

L’épreuve de la sollicitude dans l’éthique médicale

Après le détour juridique, un détour par l’éthique médicale s’impose. Dans le cadre médical, le souci de prendre soin (care) est précédé par la nécessité de soigner (cure).

La proximité avec la souffrance force le praticien de la santé à se questionner sans cesse sur lui-même et à se demander ce que ressent le patient tout en sachant bien qu’il ne doit ni ne peut se « mettre à sa place » (chaque patient est un cas particulier). Il doit faire preuve de sollicitude mais il saura limiter par avance son intervention pour faire cesser au plus vite la dépendance du malade.

Il y a au cœur de la sollicitude une nécessaire autolimitation au sein même de l’action et ce paradoxe est constitutif de la pratique thérapeutique (car c’est bien le patient qui se guérit avec l’actif concours du praticien). Cette autolimitation fait bien signe vers l’autonomie future du patient (sa guérison), au moment même où il est sous la dépendance technique du médecin.

L’éthique médicale de la sollicitude nous prépare à accueillir autrui à la fois sur le mode de la protection (présente) et sur le mode de l’autonomie (future) et sans chercher à lui imposer une vision du monde dogmatique. La sollicitude ne cherchera pas à se mettre à la place d’autrui, car… il y est. Il s’agit plutôt de repérer ce que l’on peut faire pour immédiatement soulager mais sans chercher à envahir. La sollicitude aide autrui à s’aider lui-même dans la (re)conquête de l’estime de soi, voire de l’intégrité de sa santé, lésée par le traumatisme et la souffrance. Le praticien sera dans l’analogie et non dans l’identification avec la souffrance d’autrui, comme nous l’avons déjà noté.

Pour saisir la spécificité de la sollicitude il convient sans doute de ne pas la confondre avec la compassion qui va trop vite en besogne, entretient l’illusion que l’on pourrait se mettre à la place d’autrui et prétendrait saisir le patient par une « approche globale ». Dans l’éthique médicale, pas de place pour la compassion, n’est-elle pas fondamentalement et paradoxalement une auto-compassion : ne sommes-nous pas toujours un peu en train de nous regarder en train de compatir ? Confondre compassion et sollicitude c’est prendre le risque de mélanger la sphère laïque et la sphère cléricale, ce que fait l’idéologie du care. La compassion est redoutable car elle est tentée d’oublier la nécessaire autolimitation qui fait la spécificité de la sollicitude. Méditons la pertinence de cette remarque de Hans-Georg Gadamer : « L’art médical trouve son accomplissement dans le retranchement de soi-même et dans la restitution à autrui de sa liberté »8. L’éthique médicale est, elle, cette épreuve consentie des limites et sait se montrer attentive à tel ou tel détail qui exprime la souffrance du patient, en dehors d’une bien confuse approche globale.

Si le médecin arrive à concilier autonomie et protection, c’est qu’il accepte par avance, modestement, ses propres limites et qu’il requiert la coopération présente et future de son patient. Lorsqu’il ne cède pas à la tentation hyper-techniciste (voir la série Docteur House) ou à la dérive compassionnelle (qui prétend convertir voire sauver au lieu de guérir), le médecin humaniste, préservé de l’idéologie du care, est un acteur de sollicitude en promouvant l’autonomie future du patient au cœur de son intervention thérapeutique présente. Ann Van Sevenant dans sa Philosophie de la sollicitude (Vrin, 2001, p. 26-27) précise : « La sollicitude fait preuve d’un mouvement qui tire l’homme en avant, qui le propulse vers celui qu’il est en train de devenir. »

L’éthique médicale, enrichie par la pratique de la sollicitude humaniste, concilie en permanence protection, responsabilité et autonomie du patient au sein d’un processus qui ne se veut jamais invasif et surprotecteur. Dans cette approche humaniste, le cure (soigner) n’a pas besoin d’en passer par le care. Le patient est invité à essayer de se tenir au-devant de soi et à se tourner vers son propre avenir.

La sollicitude humaniste

L’humanisme républicain et laïque trouve donc dans le principe de sollicitude éclairé par les approches juridique puis médicale un corps de doctrine permettant de critiquer de l’intérieur les présupposés de l’idéologie du care. Nous pouvons désormais mieux articuler autonomie et protection, vulnérabilité dans le présent et responsabilité dans le futur, deux conditions de l’émancipation. Le processus d’autolimitation à l’œuvre dans la sollicitude permet à l’autonomie d’être là dès le début de la protection, un peu comme la guérison est virtuellement présente au cœur de toute souffrance. Protéger n’est donc ni soumettre, ni envahir, ni surprotéger ; les préventions d’Alain sont écartées.

Nos détours, juridique puis médical, répondent à certaines de nos questions initiales. Dans ces deux cas, nous avons perçu la nécessité d’une épreuve de l’autolimitation dans le processus d’intervention auprès de celui qui est temporairement diminué. Vulnérable, tout homme ne l’est cependant pas continûment, contrairement aux thèses simplistes des tenants du care. L’idéologie du care, en essentialisant la vulnérabilité, confond la donnée anthropologique de la mortalité, liée à notre finitude dans l’espace et le temps, avec les situations où la vulnérabilité est possible mais non inéluctable. En effet, les individus, quand il sont formés et armés pour ne pas subir, peuvent prévenir les dangers et minimiser les risques. Ils peuvent, certes, être provisoirement fragilisés mais ils ne sont pas, par essence, vulnérables. Les tenants du care, confondent le transcendantal et l’empirique ; commettant une faute logique aux graves conséquences politiques. Cette faute se retrouve dans toutes les dérives actuelles : dans les études dites décoloniales, sur le genre ou encore sur l’intersectionnalité, etc.

Mais à force d’essentialiser la vulnérabilité, nous pouvons redouter l’émergence d’une contre-idéologie reposant sur un nouveau sophisme qui revient à décréter que certains seraient invulnérables. Cette invulnérabilité décrétée est le pendant d’une vulnérabilité essentialisée. L’éthique de la sollicitude renvoie dos à dos ces deux sophismes.

Mais alors, quand et comment intervenir lorsque autrui souffre et nous requiert ? L’éthique médicale nous éclaire là encore. Paul Ricœur, évoqué dans un ouvrage collectif paru en 2013, nous propose une distinction conceptuelle fort pertinente qui prolonge les analyses de Soi-même comme un autre ; il distingue douleur et souffrance9. La douleur réclame l’intervention du cure (soigner), car elle se manifeste dans « des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier » (op. cit., p. 14). Cependant, quand la douleur diminue ou cesse, grâce aux traitements, le patient n’en a pas fini avec la souffrance qui, selon le philosophe, concerne « des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens » (ibid.). Dans la souffrance, le patient peut voir « sa puissance d’agir diminuée, pire, il risque de perdre l’estime de soi » (op. cit., p. 15 à 20). La souffrance peut durer alors que la douleur diminue, voire disparaît. Le patient peut être ébranlé par le ressouvenir de sa douleur passée. Notre hypothèse est que c’est dans ces circonstances-là que devrait intervenir l’éthique humaniste de la sollicitude. La souffrance du patient peut s’exprimer dans des événements existentiels qui peuvent paraître anodins. Intervenir alors à bon escient peut aider à la reconquête de l’estime de soi du patient. Nous voyons là une originalité de l’éthique de la sollicitude en opposition avec l’impérialisme souriant de l’éthique du care. En ce sens, l’éthique du care diffère le moment de l’émancipation représentée par la reconquête de l’estime de soi. Par là même, la manipulation politique du care est dénoncée. Paul Ricœur conclut : « Je tiens l’estime de soi pour le seuil éthique de l’agir humain » (op. cit., p. 23). L’éthique de la sollicitude fait ici coup double car elle respecte le moment du cure et le prolonge, non pas par le care, mais par l’intervention restauratrice de la sollicitude. Nous reconnaissons ici un élément déterminant du programme de l’humanisme républicain.

La sollicitude humaniste requiert cependant une attention aux détails qui, dans telle ou telle situation, indiquent donc une souffrance, un appel, sinon une urgence. Appelons déclencheur de sollicitude, le ou les détails précis qui orientent notre intervention prudente mais déterminée. Le repérage de ces déclencheurs suppose une critique radicale de la prétendue approche globale de la personne vulnérable. L’exercice de la sollicitude est mélioriste de part en part.

Mais attention, la sollicitude humaniste est contemporaine d’une vigilance de chaque instant : personne n’est au-dessus des lois, ni des virus.

Cette pédagogie suppose aussi une acceptation de la réciprocité (même asymétrique) avec la personne vulnérable et une remise en cause de la logique contractuelle au profit d’une logique du don. Ce travail critique suppose un effort pour dépasser l’illusion mortifère de l’invulnérabilité. Se croire invulnérable, c’est oublier la finitude, la vulnérabilité et la mortalité constitutives de notre condition humaine. En effet, celui qui se croirait invulnérable serait tenté d’écarter, voire d’enfermer de force les plus fragiles, en se sentant à l’abri de toute sanction ; de la surprotection, ne pourrait-on dès lors passer de l’élimination sociale à… l’élimination tout court ? Faut-il multiplier les exemples historiques ?

La sollicitude humaniste suppose une pratique de l’autolimitation volontaire de son pouvoir chez celui qui se croit illusoirement le plus fort. Le protecteur doit accepter d’être présent (symboliquement) dans son absence et absent (non envahissant) dans sa présence même. De part en part, la sollicitude humaniste est fraternelle, solidaire et hospitalière.

Toutes ces conditions de possibilité d’une éthique de la sollicitude donnent un cadre humaniste à la loi de 2007 mais aussi aux futurs textes régissant la question de la grande dépendance. La sollicitude permet donc de penser ensemble autonomie et protection de la personne vulnérable.

La personne protégée, par sa vulnérabilité, sa faiblesse, voire sa dépendance, aide celui qui la protège à se protéger contre lui-même.

Penser ensemble la faiblesse de la force et la force de la faiblesse est le cœur d’une éthique humaniste au service d’une sollicitude fraternelle et universaliste.

Notes

1 – Voir son livre : Faut-il se soucier du care ? Éditions de l’Olivier, 2015.

2 – Voir L’alibi éthique, Plon, p. 13.

3 – Au sein des partis politiques gagnés par l’idéologie du care, la figure du cotisant remplaça peu à peu la figure du militant.

4 – Intervention au colloque du 29 avril 2010, faculté de droit de Douai , revue « Droit de la famille », février 2011. Nous nous permettons de renvoyer à notre intervention consacrée à la notion de sollicitude.

5 – On voit tout le gain politique que peuvent retirer de cette idéologie du care tous ceux qui définissent l’homme comme a priori soumis à un dieu.

6 – Voir Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 344.

7 – Rappelons que vulnérabilité renvoie à vulnus, blessure : tout homme est vulnérable en ce sens qu’il est susceptible d’être blessé ; il est exposé.

8 – Voir Philosophie de la santé, traduction 1998, Grasset, p. 53.

9 – Voir « Souffrance et douleur », in Claire Marin, Nathalie Zaccaï-Reyners (dir.), Souffrance et douleur : autour de Paul Ricœur, Presses universitaires de France, 2013.

Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques ? (par Gwénaële Calvès)

Selon Gwénaële Calvès, la notion d’habitus laïque est hautement problématique 1. Si un comportement perçu comme « laïque » est imposé par la loi, il ne relève pas d’un habitus. S’il n’est pas imposé par la loi, mais qu’il relève de l’usage ou de la coutume, en quoi peut-on le rapporter au principe de laïcité ? Ces difficultés d’identification touchent à une question fondamentale : la laïcité a-t-elle vocation à régir les mœurs ?

 « Les lois de laïcité » (comme disait naguère, à très juste titre, le Conseil d’État) forment un ensemble complexe mais cohérent, qui organise la séparation du religieux et du politique. S’y ajoutent les normes que le juge et l’administration formulent pour interpréter, compléter ou contourner ces lois, ainsi que la normativité assourdie (le droit « mou ») qui se dégage des vade-mecum, des prises de position ministérielles, des chartes, des guides…

Depuis toujours, cet univers de lois et de normes se trouve investi de significations plurielles et conflictuelles. C’est inévitable, puisque les cultures et les identités politiques laïques sont multiples, adossées à des mémoires, des représentations, des valeurs différentes.

Mais existe-t-il, en sus de ces lois et normes, des « habitus » laïques que nous aurions tous en partage, quelle que soit notre conception de la laïcité ?

Si la notion d’habitus désigne des mœurs, des usages, des manières de se comporter en société (par exemple d’interagir avec autrui, de se vêtir, de se nourrir, de se distraire), la question peut paraître absurde. La laïcité vise, depuis l’origine, à assurer la liberté et l’égalité. Son projet n’a jamais été d’imposer le respect d’un manuel de savoir-vivre. Elle n’a pas vocation à régir les mœurs.

Que pourrait alors recouvrir l’étonnante notion d’« habitus laïque » ? Et quel serait son contraire, l’habitus antilaïque, le comportement ou la manière d’être qui s’analyse comme un manquement à la laïcité ?

L’habitus laïque

L’habitus laïque peut s’envisager comme une norme sociale qui résulte, indirectement, d’une norme juridico-politique : la laïcité. Son contenu serait une forme de discrétion, voire de silence, en matière religieuse ; une réticence à faire publiquement état d’éventuelles convictions religieuses ; une tendance à refouler les pratiques religieuses dans les espaces privés et communautaires.

On peut sans doute en identifier des traces dans la sphère publique, ainsi que dans la société civile.

Dans la sphère publique, le silence sur le religieux est bien sûr imposé, le plus souvent, par le droit de la laïcité. Ce n’est pas un habitus qui astreint les agents publics à une obligation de neutralité confessionnelle, c’est la loi.

Là où la loi ne s’applique pas, seule la coutume républicaine conduit à exclure Dieu de la vie politique. Nous ne sommes pas aux États-Unis, et il est bien certain que nos dirigeants ne nous invitent jamais à prier, qu’ils n’invoquent jamais publiquement l’aide de Dieu pour gouverner le pays, et que de manière générale ils s’attachent à réaffirmer que la religion est extérieure à la sphère de l’autorité publique et de la loi commune.

Dans les rapports entre les gouvernants et les cultes, l’étiquette laïque – ou la tradition républicaine – a néanmoins beaucoup évolué au fil du temps.

Le 11 novembre 1918, par exemple, le président de la République, le président du Conseil et le président de la Chambre des députés se sont abstenus d’assister au Te Deum célébré à Notre-Dame de Paris. Le 26 août 1944, en revanche, le général de Gaulle était présent pour la même messe d’action de grâce. Et aujourd’hui, il est courant de voir des responsables politiques assister à des offices religieux, même si les usages républicains leur imposent d’y assister passivement, en simples spectateurs.

Un manquement à ces usages n’est bien sûr pas sanctionné : Nicolas Sarkozy a ainsi communié lors d’une messe catholique où il représentait l’État. Il lui est même arrivé de faire un signe de croix, en pleine cour des Invalides, devant les cercueils de soldats français tombés en Afghanistan. Les habitus laïques des gouvernants sont inégalement partagés.

Ils semblent mieux ancrés du côté des cultes et des Français religieux qui s’abstiennent, le plus souvent, d’invoquer Dieu à l’appui de leurs revendications. La Manif pour tous, ce puissant mouvement d’opposition à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe dont chacun savait qu’il était mû par des convictions religieuses, s’est ainsi présentée comme une sorte de collectif d’anthropologues, qui entendait défendre les structures invariantes du couple et de la parenté. En d’autres temps, les mêmes invoquaient le droit naturel (pour s’opposer, par exemple, à la loi de 1938 qui a reconnu une pleine capacité civile à la femme mariée), ou se présentaient comme les gardiens de droits fondamentaux (le droit à la vie, par exemple, pour s’opposer à la légalisation de l’avortement).

La raison de leur silence tient à ce que l’argument religieux n’est pas audible sur la scène politique française. Encore une fois, nous ne sommes pas aux États-Unis.

Il est vrai que les demandes d’exemption (par des maires réclamant une clause de conscience pour ne pas célébrer un mariage homosexuel, par des élèves réclamant une dispense d’assiduité…), ou même des demandes d’adaptation des règles de fonctionnement du service public (horaires d’ouverture, menus de la cantine…), se font de plus en plus insistantes. Mais leurs chances de succès restent très faibles, puisque le droit français est notoirement rétif à ce genre de revendications. Il est conforté à cet égard par le droit européen (quoi qu’on en dise), et peut-être aussi par un habitus laïque ancré dans la société civile.

Dans la société française, on ne jette pas sa religion au visage d’autrui. Il s’agit là d’une règle de civilité largement respectée : les personnes qui pratiquent une religion restent le plus souvent discrètes sur leur pratique, dans la plupart des espaces sociaux.

Est-ce une conséquence – indirecte – des lois et normes de laïcité ?

Peut-être. Les règles de laïcité permettent à chacun de vivre hors de toute religion, et surtout elles permettent le déploiement d’une myriade de relations sociales d’où toute référence à la religion est bannie.

L’état civil est laïcisé depuis 1792, le recensement ne comporte aucune question sur la religion depuis 1872, les employeurs ne collectent pas l’impôt d’église, les fichiers qui font apparaître les opinions religieuses des personnes sont en principe interdits… Tout cela ne crée pas un climat propice à l’affirmation spontanée, en société, d’une éventuelle affiliation religieuse. C’est une information qu’en général on garde pour soi.

Par ailleurs, nous avons la chance de bénéficier de ces « espaces de respiration laïque », comme les appelle Catherine Kintzler, que sont les services publics. Notre école publique est une école sans Dieu, Dieu est absent de nos tribunaux, de nos caisses d’allocations familiales, de nos mairies, etc., de sorte qu’une partie de notre vie en commun – de nos interactions quotidiennes – se déroule en des lieux où prévaut une règle de silence sur le religieux. Cela contribue peut-être à ancrer l’idée selon laquelle la religion doit rester à sa place, et ne pas s’afficher dans les lieux fréquentés par tous.

D’autres facteurs expliquent sans doute aussi cette situation, et ils n’ont rien à voir avec la laïcité.

D’abord, dans leur majorité, les Français n’ont pas de religion. C’est une assez bonne raison pour ne pas en parler. Ensuite, la religion n’est pas spontanément perçue comme un facteur de paix et de concorde entre les citoyens. Les Français se souviennent des massacres, violences et conflits en tout genre suscités dans leur pays par la question religieuse. Enfin, il existe chez nous une tradition de dévalorisation de la religion, au confluent de plusieurs veines (rabelaisienne, voltairienne, Père Duchesne, Charlie-Hebdo…). Cette tradition nationale ne saurait toutefois s’analyser comme un « habitus laïque », tout simplement parce qu’un certain nombre de Français impeccablement respectueux de la laïcité sont, par ailleurs, de fervents chrétiens, musulmans, juifs ou autres.

Des habitus antilaïques ?

L’habitus antilaïque – le type de comportement qui heurterait la laïcité – ce serait quoi ?

D’après ce qu’on peut lire ou entendre dans la période actuelle, sont probablement visés le phénomène dit de « religion dans la rue », ainsi que le développement de mœurs étrangères à la société française, plus ou moins directement liées à la religion musulmane.

La religion dans la rue, qui se déploie hors de ses temples, a joué un rôle majeur dans l’histoire de la construction laïque. Je ne parle pas du sujet anecdotique du port de la soutane, dont il fut décidé en 1905 qu’il resterait libre, mais des « manifestations extérieures du culte », régies par l’article 27 de la loi du 9 décembre 1905.

Après l’arrivée au pouvoir des républicains, en 1879, de nombreux maires avaient interdit, par voie d’arrêté municipal, les cortèges, les processions, les convois funéraires ostentatoires et autres messes en plein air. Cela n’avait pas manqué de susciter des tensions parfois vives, l’« espace public », comme on dit aujourd’hui, faisant l’objet de deux revendications contraires : celle des catholiques, qui réclamaient le droit de manifester leur culte à l’extérieur de leurs églises, et celle de libres penseurs qui se disaient agressés par ces exhibitions, et atteints dans leur liberté de conscience.

En 1905, la solution la plus raisonnable semblait consister à inscrire dans la loi le principe de l’interdiction, ne serait-ce que pour tarir une source importante de conflits locaux. Aristide Briand justifiait aussi (et surtout) le principe de l’interdiction générale en invoquant une règle de neutralité de la rue. Sans cette neutralité, avait-il soutenu avant de changer complètement d’avis sur ce point, la liberté de conscience ne saurait être assurée.

«Les Églises […] n’ont pas le droit d’emprunter la voie publique pour les manifestations de leur culte et imposer ainsi aux indifférents, aux adeptes des autres confessions religieuses, le spectacle inévitable de leurs rites particuliers […]. La séparation entre le monde religieux et le monde laïque […] doit être absolue et décisive » (Rapport du 4 mars 1905 au nom de la Commission relative à la séparation des Églises et de l’État, p. 332).

Cette solution n’a finalement pas été retenue par le législateur, qui a décidé de soumettre les manifestations extérieures du culte au droit commun de la police municipale. Cela signifie que ces manifestations ne peuvent être interdites que si le risque de trouble à l’ordre public est avéré, et qu’il est impossible d’y parer autrement que par l’interdiction.

Or la volonté de protéger la neutralité religieuse de la rue est étrangère à la notion d’ordre public. Le Conseil d’État l’a clairement souligné en 1909, par son arrêt Abbé Olivier qui a partiellement annulé un arrêté municipal qui interdisait la présence visible des membres du clergé dans les convois funéraires catholiques, spectacle de nature, selon le maire, à « blesser les sentiments religieux et philosophiques » des passants. Dans son ordonnance du 16 août 2016 suspendant un arrêté municipal qui bannissait le port du burkini, le Conseil d’État a tout naturellement repris, mot pour mot, le passage central de son arrêt de 1909. La volonté de protéger la neutralité religieuse de la plage est étrangère à la notion d’ordre public.

Bien sûr, la nécessité de protéger l’ordre public peut conduire à limiter certaines formes d’expression religieuse dans la rue. En témoigne la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, dont il faut rappeler qu’elle est dénuée de tout rapport avec le principe de laïcité.

Les mœurs liées à l’islam – comme religion ou civilisation – ne posent pas davantage problème sous l’angle de la laïcité, sauf dans l’hypothèse où elles seraient invoquées comme la source d’un droit à s’exempter du respect de la loi commune (j’ai déjà évoqué cet aspect des choses).

Pour le reste, de quoi s’agit-il ? Sont généralement évoqués les pratiques alimentaires et vestimentaires, les rapports entre les sexes, et l’omniprésence des interdits religieux dans la vie quotidienne. Ces mœurs dites musulmanes – qui sont parfois de facture toute récente, comme la nouvelle crispation autour des anniversaires, qu’il serait strictement interdit de célébrer – ne facilitent pas le vivre-ensemble. Cela résulte parfois d’une démarche délibérée, lorsqu’un projet politique d’inspiration séparatiste travaille à conforter ces mœurs, pour créer une véritable contre-société soudée autour d’une référence à l’islam.

La réalité du problème, dans certaines villes, est indéniable, mais quel rapport avec la laïcité ? Lorsqu’un homme refuse de me serrer la main parce que sa religion le lui interdit, il serait ridicule de ma part d’invoquer la loi et les normes laïques, et plus encore un « habitus laïque » de la société française. Le type de relations qu’entretiennent les femmes et les hommes dans notre société n’est en rien imputable à la séparation des Églises et de l’État !

La montée en puissance de l’islam politique, ou même simplement de pratiques religieuses rigoristes, exclusives, non négociables, menace la cohésion sociale et les libertés individuelles. Elle marque aussi une régression intellectuelle majeure. Que faire pour l’enrayer ? Je ne détiens évidemment pas la solution. Mais je sais que si la laïcité doit être invoquée, ce ne peut pas être une « laïcité d’habitus », une laïcité « saucisson-pinard», celle des apéros en plein air organisés à Barbès par des groupes d’extrême droite.

Cette conception identitaire de la laïcité est la négation même des principes, des idéaux et des exigences laïques.

1 Gwénaële Calvès a développé cette réflexion à l’invitation des organisateurs du cycle de conférences « République, École, Laïcité » du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. Comme on le verra, son analyse est sensiblement différente de celle qu’on peut lire dans l’article de Jean-Eric Schoettl « Laïcité : la norme et l’usage » . Les deux approches ont été présentées par leurs auteurs lors de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences. On les trouve en téléchargement sur la page du Conseil des sages du site du Ministère de l’Éducation nationale :
https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537
Gwénaële Calvès est professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise, notamment auteur de Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ, coll. Exégèses, 2015 et de Territoires disputés de la laïcité. 44 questions (plus ou moins) épineuses, PUF, 2018.

Laïcité : la norme et l’usage

Dans ce texte issu d’une conférence donnée le 9 décembre 20201, Jean-Éric Schoettl expose en quoi la notion de laïcité excède son strict noyau juridique. Nos mœurs lui ont donné une dimension coutumière, un « habitus ». Une culture laïque tacite, aujourd’hui fortement malmenée, privilégie ce qui nous rassemble et répugne aux ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse. Mais est-il légitime (et dans quelle mesure ?) d’attendre du législateur qu’il donne force normative à des usages ?

Des avancées juridiques substantielles

Le principe de laïcité, dans sa dimension juridique, trouve sa source dans la loi de séparation du 9 décembre 1905 dont nous fêtons aujourd’hui le 115e anniversaire.

L’article 1er de la Constitution en fait un attribut de la République (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances […] »).

De son côté, l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui fait partie intégrante de notre « bloc de constitutionnalité ») dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». « Manifestation », « ordre public », « établi par la loi » : chaque mot compte. L’article X de la Déclaration habilite le législateur à intervenir pour « établir un ordre public » en matière de manifestation des opinions religieuses…

Tant par son contenu que par sa place dans la hiérarchie des normes, le principe de laïcité, dans son acception juridique, est plus substantiel que la présentation édulcorée qui en est souvent faite depuis quelques années.

Ce principe impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d’une mission de service public (ainsi qu’à tous leurs agents, quel que soit leur statut).

Il fait également obstacle à ce que les particuliers se prévalent de leurs croyances pour s’exonérer de la règle commune régissant les relations d’une collectivité publique avec ses usagers ou administrés. Ainsi en a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe.

Par sa portée juridique, le principe de laïcité ferme la voie à tout projet concordataire.

Il n’interdit pas que l’État dialogue avec les représentants des cultes, mais s’oppose à ce que soit transposée à la sphère publique française la pratique canadienne des « accommodements raisonnables ».

L’habitus laïque national

Toutefois, ce noyau juridique, si dense soit-il, n’épuise pas la notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler de la dimension coutumière de la « laïcité à la française », de notre « habitus » laïque national. Cette dimension tient en une consigne, opportunément rappelée par Jean-Pierre Chevènement en accédant à la présidence de la Fondation de l’islam de France : la discrétion. Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se situait dans la sphère privée et dans les lieux liés au culte et qu’elle ne devait « déborder » dans l’espace public que dans certaines limites….

La laïcité est devenue depuis plus d’un siècle, sur le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de « faire société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui divise. Ce principe d’organisation a une dimension philosophique et pédagogique en lien étroit avec chaque item de la devise de la République :

  • Le lien avec la liberté, c’est la construction de l’autonomie de la personnalité et de l’esprit critique, tout particulièrement à l’école, grâce à l’apprentissage des matières et disciplines scolaires ; grâce aussi à la mise à distance des assignations identitaires ; grâce enfin à ce droit précieux (particulièrement apprécié des enfants venus de pays où l’on est d’abord défini par son origine et sa religion) : le « droit d’être différent de sa différence » ;
  • Le lien avec l’égalité, c’est la commune appartenance à la Nation et le partage de la citoyenneté, de ses droits et de ses devoirs ;
  • Le lien avec la fraternité, c’est cette empathie qui me conduit, lorsque j’entre en relation avec autrui dans la Cité, à privilégier ce qui nous rassemble et à mettre en sourdine ce qui pourrait nous séparer.

Principe d’organisation, principe philosophique, principe pédagogique, la laïcité a permis de bâtir un « Nous national » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté, en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse.

Est-il besoin de rappeler que l’État laïque, s’il est areligieux, n’est pas antireligieux ? Qu’il respecte toutes les croyances ? Qu’il trouve d’ailleurs sa source lointaine dans le précepte évangélique selon lequel « Tu rendras à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » ? Que les laïques réputés « durs », fortement représentés au Conseil des sages de la laïcité, ont, pour nombre d’entre eux, des convictions ou des attaches religieuses ? Comme l’abbé Grégoire dont le nom place cette salle du CNAM sous des auspices particulièrement favorables pour nos débats ?

Une culture laïque malmenée

En revanche, la soumission de l’espace public à des prescriptions religieuses, surtout lorsqu’elles sont importées, ne peut que prendre à rebrousse-poil une culture laïque qui, dans les relations sociales, fait prévaloir le commun sur les particularités natives.

Ainsi, l’offre de repas halal dans une cantine administrative ou d’entreprise creuse un fossé qui va à l’encontre de notre idéal laïque de convivialité. Elle ne pousse guère en effet à faire table commune. 

Un courant, que je qualifierais de révisionniste, voudrait – au nom de l’accueil de l’Autre – faire oublier l’existence séculaire de cette culture laïque, fondée en grande partie sur la mise entre parenthèses des appartenances religieuses et communautaires dans l’espace public.

Que, sur le plan coutumier, la laïcité ait été vécue jusqu’ici comme un pacte de discrétion est pourtant une évidence historique et la grande majorité de nos concitoyens ne s’y trompe pas.

Si l’extrême gauche « décoloniale » voit dans la laïcité le pavillon de complaisance du « racisme systémique », la remise en cause de la laïcité à la française se fait principalement « à bas bruit ». Elle prend moins la forme d’une contestation frontale que celle d’une édulcoration sournoise. Rendent compte de cet affadissement les adjectifs dont le mot laïcité se voit désormais affublé : ouverte, inclusive, positive. Méfions-nous de ces adjectifs qui, telles des sangsues, ne se fixent sur un substantif que pour mieux le vider de sa substance.

Le principe de laïcité est aujourd’hui très « flouté » sémantiquement, y compris par des instances officielles. Comme le dit justement Marlène Schiappa, cela devient un mot-valise.

Ce floutage va jusqu’à ce contresens, qui aurait sidéré les républicains du début du XXe siècle : le respect de la liberté de conscience imposerait des obligations positives aux personnes publiques afin de faciliter la manifestation des croyances dans la sphère publique. Les collectivités publiques devraient ainsi adapter le fonctionnement des services publics aux exigences religieuses de leurs agents, de leurs usagers et de leurs administrés. Il appartiendrait par exemple à une commune, au nom du « vivre ensemble » et de la non-discrimination, de fournir des repas halal et d’organiser le ramadan à la cantine scolaire. Ce qui, soit dit en passant, conduit à séparer publiquement, voire à ficher, musulmans, mauvais musulmans (les seconds se trouvant ainsi désignés à la réprobation des premiers) et mécréants.

Et tout cela au nom d’une « laïcité inclusive » qui n’est jamais que la laïcité historique retournée comme un gant.

La vérité historique, c’est qu’un pacte de non-ostentation s’est tacitement noué en France au travers du concept de laïcité. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Église catholique et l’État. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à partager leur commune citoyenneté dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte, y compris les Églises.

Dans mon enfance, au Lycée Carnot, au début des années 60, nous enlevions et dissimulions nos médailles religieuses lors des classes de gymnastique, car nous avions intériorisé le pacte de discrétion. C’était, ressentions-nous, une question de courtoisie envers nos petits camarades qui étaient peut-être incroyants ou d’une autre religion. Nous ignorions d’ailleurs le plus souvent ces appartenances et ne cherchions pas à les connaître, alors qu’elles sont aujourd’hui souvent revendiquées dans les collèges et lycées de certains quartiers, chaque élève s’y voyant malheureusement enfermé par ses petits camarades dans un compartiment ethnico-religieux.

Le président de la République a récemment utilisé une belle formule pour caractériser cette laïcité philosophique et coutumière : « Laisser à la porte les représentations spirituelles de chacun, pour définir un projet temporel commun ». Il ne faudrait pas s’écarter de cette ligne.

Et le ministre de l’Éducation nationale a lui-même souligné que le respect de la croyance de l’autre, c’était aussi le droit de ne pas avoir à subir la manifestation publique intempestive des croyances d’autrui.

Il est problématique de codifier une dimension coutumière

Toutefois, pour inscrite qu’elle soit dans nos mœurs, pour inhérente qu’elle soit à la tradition républicaine, cette dimension coutumière de la laïcité n’est pas toujours, tant s’en faut, étayée par le droit positif. Elle n’en avait pas besoin jusqu’ici, précisément parce qu’elle était inscrite dans nos mœurs.

Comment ne pas le voir ? La dimension coutumière du principe de laïcité, notre habitus laïque, sont mis à rude épreuve par la prolifération des foulards islamiques ou par les prières de rue. L’ostentation, et plus encore la pression prosélyte que produit la manifestation publique des croyances, se réclament de la liberté de croyance individuelle, mais font bon marché de la liberté de conscience d’autrui. Elles déchirent le « pacte de discrétion ». Il ne s’agit pas de l’islam, mais de sa forme radicale, obscurantiste et conquérante : l’islamisme.

C’est un phénomène planétaire dont notre pays ressent logiquement le contrecoup, compte tenu de l’importance de sa population originaire de pays musulmans. N’en cherchons pas la cause dans les barres de HLM ou les « mauvais regards ». Comme nous l’expliquent ceux de nos amis de culture musulmane qui adhèrent sans états d’âme aux valeurs de la République, et ils sont nombreux, l’islamisme n’est pas l’islam, mais c’en est une maladie endémique.

La déchirure du pacte de discrétion suscite le haut-le-cœur que provoque toujours un attentat contre les mœurs, surtout sur fond d’attentats terroristes.

Nous attendons alors du législateur (ou de l’arrêté du maire ou du règlement intérieur de l’entreprise) qu’il donne force normative aux codes comportementaux malmenés.

Mais c’est problématique dans le cadre juridique actuel.

Les règles auxquelles nous pensons pour codifier notre habitus laïque (tenue vestimentaire, relations entre sexes, etc.) ne seraient en effet jugées « adéquates, nécessaires et proportionnées » par le juge judiciaire, administratif, constitutionnel et conventionnel que dans des circonstances particulières (impératifs d’hygiène ou de sécurité, nécessités objectives de bon fonctionnement d’un service) ou dans des hypothèses exceptionnelles.

Ce n’est d’ailleurs pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil constitutionnel, puis la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme], pour admettre la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. Le législateur français ne s’était pas non plus placé sur ce terrain, car le débat parlementaire invoquait principalement non la laïcité, mais les exigences minimales de la vie en société et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme.

La nécessaire conciliation entre liberté d’expression religieuse et dignité de la femme a été reconnue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 octobre 2010 « dissimulation du visage dans l’espace public ».

Quant à la CEDH, c’est au titre des exigences de la vie en société qu’elle a jugé la loi française non contraire à la Convention. La CEDH admet indirectement la primauté de ces exigences sur plusieurs droits conventionnels, mais entend rester dans la conciliation entre droits en voyant dans la prohibition de la dissimulation du visage dans l’espace public la garantie du droit des tiers « à évoluer dans un espace de sociabilité propice aux échanges »2. « La Cour (je cite l’arrêt) peut admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».

Lorsque l’opinion demande à ses élus de faire barrage au communautarisme par une application intransigeante du principe de laïcité, elle se réfère à une notion large de la laïcité qui est celle de l’histoire vécue de la séparation, mais non exactement celle du droit.

Les Vade mecum de la laïcité souffrent de la même ambiguïté lorsqu’ils se prononcent sur les obligations qu’elle impose à chacun :

  • Les uns se retranchent dans une vision exclusivement juridique de la laïcité, les autres évoquent sa dimension philosophique ;
  • Les uns sont inspirés par le souci de forger des valeurs communes, les autres obnubilés par la lutte contre les discriminations ;
  • Les uns cherchent à construire un sentiment d’appartenance national, les autres à valoriser les différences ;
  • Les uns incitent à mettre à distance les assignations communautaires et religieuses, les autres à reconnaître des droits spécifiques à chaque minorité ;
  • Les uns sont axés sur les devoirs de l’individu à l’égard de la collectivité, les autres sur ses droits.

Ce n’est pas un mystère, par exemple, que l’Observatoire de la laïcité (placé auprès du Premier ministre) et notre Conseil des sages de la laïcité tirent du principe de laïcité des interprétations, disons, non convergentes.

Certes, le législateur peut intervenir en matière de laïcité, pour resserrer quelques écrous dans le sens des usages et sentiments majoritaires. Des lois ponctuelles sont intervenues à cet égard, par exemple :

  • Pour la prohibition du voile à l’école en 2004 ;
  • Ou pour la réaffirmation (par la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires) de l’obligation de non ostentation religieuse dans la fonction publique 3 ;
  • Ou pour les dispositions sur le règlement intérieur des entreprises introduites dans le code du travail par la « loi El Khomri » 4.

Des réponses juridiques ? Ne pas renoncer à l’universalisme

Toutefois, pour faire coïncider la notion juridique de laïcité avec son sens intuitif, il y a de fortes raisons d’estimer indispensable une révision constitutionnelle, de préférence adoptée par voie référendaire.

Dans cet esprit, la proposition de loi constitutionnelle votée en première lecture au Sénat (au mois d’octobre dernier) inscrivait dans le marbre constitutionnel, dans le prolongement de la décision du 19 novembre 2004 du Conseil constitutionnel, le principe selon lequel : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ».

Comme le précisait l’exposé des motifs de la proposition, cette « règle commune » s’entendait non seulement de la loi, du décret ou de l’arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, mais encore du règlement intérieur d’une entreprise ou d’une association. Ce qui aurait fourni une assise constitutionnelle sûre à la position courageuse des responsables de la crèche Baby Loup comme aux dispositions de la loi El Khomri sur le règlement intérieur des entreprises.

Malheureusement, l’Assemblée nationale, en rejetant le texte, a « posé un lapin » à l’Histoire.

Que ce soit par une initiative constitutionnelle, ou au travers du projet de loi « confortant les principes de la République », inscrit au conseil des ministres de ce matin [9 décembre 2020], il nous faut agir.

Ce projet de loi traite d’une immense question : l’intégrité nationale, aujourd’hui menacée par l’archipélisation de la société.

Le règlement de cette question appelle, certes, des réponses culturelles, psychologiques, économiques, sociales, éducatives. Mais, en bonne partie, il appelle aussi des réponses juridiques, car la cohérence d’une société s’exprime et se cimente au travers des normes qu’elle se donne. À cet égard, il faut se rendre à l’évidence : le droit actuel est insuffisant pour combattre l’islamisme radical.

Il s’agit, comme le note le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi, de « faire prévaloir une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux sans distinction d’origine, de race ou de religion, unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

Dans ce combat, nous pouvons heureusement compter sur toute une partie de l’islam de France. C’est ainsi que, dans un document diffusé en février 20205, le recteur de la Grande mosquée de Paris, M Chems-Eddine Hafiz, expose que : « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité ».

Unie dans sa diversité.  Ce propos réconfortant fait écho aux paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre présentant la loi sur l’émancipation des juifs en 1791 : « Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus ».

La République perdra son âme si elle renonce à cet universalisme, qui est son principe fondateur, en échange d’un nébuleux « vivre ensemble » réduisant le pacte social à une coexistence de communautés essentialisées par la religion, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle.

Notes

1 – Dans le cadre de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences 2020-2021 « République, École, Laïcité » organisé par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et le Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. On trouvera une version du texte dans les Actes du cycle de conférences République, école, laïcité 2019-2020, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports – CNAM, 2020, p. 209-219.
[Edit du 20 décembre] Lors de la même séance du 9 décembre 2020, Gwénaële Calvès a donné une conférence intitulée « Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques? » publiée sur Mezetulle.

2 CEDH, Grande Ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, n°43835/11, §121.

3 – « Le fonctionnaire […] exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses ».

4 – « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

5 – « Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam », https://www.mosqueedeparis.net/prevenir-la-radicalisation-les-vingt-recommandations-de-la-grande-mosquee-de-paris/

« Sexe, race et sciences sociales » : quatre études de François Rastier

Analyse critique des recherches postcoloniales

À partir de publications récentes et de projets de recherche en cours, l’étude magistrale en quatre volets menée par François Rastier1 évalue nombre de prétentions scientifiques avancées par les recherches postcoloniales. En France, elles sont financées et soutenues notamment par le CNRS et l’Agence Nationale pour la Recherche. Au-delà même des questions académiques, la question des standards scientifiques s’impose, dès lors que les revendications idéologiques font fi de la complexité des objets de recherche, des principes méthodologiques, sans même évoquer les normes du discours rationnel.

Sous le titre général « Sexe, race et sciences sociales », l’étude se décompose en quatre livraisons publiées sur le site Nonfiction dont voici les références et auxquelles j’emprunte quelques citations.

1 –  Sexe, race et CNRS, le soutien des tutelles

Dans ce premier volet , l’auteur interroge le soutien marqué mais contestable que les recherches postcoloniales reçoivent, à commencer par celui du CNRS. Il analyse notamment un ouvrage collectif paru aux Éditions du CNRS et préfacé par son Président : Sexualité, identité & corps colonisés. L’ouvrage fait une large place aux rapports sexuels interraciaux. En quoi par exemple la pornographie interraciale américaine actuelle, qui fait l’objet d’un chapitre majeur, éclairerait-elle la colonisation européenne depuis cinq siècles ? Cela semble acquis pour les auteurs de Sexualité, identité & corps colonisés.

« Alors que la pensée rationnelle distingue pour articuler, la pensée assimilative multiplie les renvois d’un domaine à l’autre, procède par métaphores ou transforme des analogies en intersections pour constituer des totalités identitaires. »

« Ainsi, tantôt la race entre guillemets est dénoncée dans le discours colonial, tantôt elle est mobilisée sans guillemets dans le discours décolonial. Cette incohérence assumée ne serait-elle pas l’indice d’un double langage ? »

« Pour les auteurs, le lien entre identité de genre, orientation, préférence et tendance sexuelle reste si incontestable qu’ils semblent renoncer à les différencier. »

Lire l’intégralité de la première étude sur le site Nonfiction.

2 – Révisions historiographiques 

De longue date, des historiens spécialistes de la colonisation ont critiqué les simplifications des théoriciens décoloniaux. Ceux-ci gardent notamment le silence sur l’histoire de l’esclavage, de l’Antiquité à nos jours, pour ne retenir que l’esclavage occidental à l’époque coloniale. Leur silence s’étend aux mouvements abolitionnistes […] Le silence s’étend à l’esclavage moderne, toujours présent dans des pays islamistes comme la Mauritanie ou l’Arabie Saoudite. Pour ce qui concerne la colonisation, les colonisations non occidentales, ottomane, japonaise, chinoise notamment, sont si rarement évoquées qu’un critère racial implicite semble à l’œuvre dans la définition même de l’objet d’étude : il n’y aurait de véritable colonisateur que blanc, donc les Blancs seraient par essence colonisateurs.

« la figure inversée du racisme scientifique reste un racisme à prétention scientifique qui renverse simplement la hiérarchie des races, en passant de la race biologique à la race mentale. »

« Dans la pensée décoloniale, le monde humain se divise sans reste en deux catégories, les racisés et les racistes. Comme les racistes sont blancs, mais non les « racisés », l’antiracisme se résume à dénoncer le privilège blanc, l’oppression blanche, etc. »

Lire l’intégralité de la deuxième étude sur le site Nonfiction.

3 – Enjeux managériaux et politiques

Au-delà des postes académiques, un secteur économique décolonial est en train de se créer, avec ses community managers, ses animateurs, ses influenceurs, ses grands frères, voire ses grandes sœurs. François Rastier détaille leur agenda politique et l’essor de leur secteur économique.

« On ne s’étonnera pas que l’idéologie décoloniale et identitaire nord-américaine soit devenue un des instruments du soft power « de gauche ». Des fondations généreuses attribuent volontiers des bourses d’études aux chercheurs pour les former au Community management »

« On en vient à douter du propos politique des études décoloniales et plus généralement de la déconstruction qui en constitue le fondement théorique, depuis que Derrida a dénoncé la « colonialité essentielle » de la culture. Elles constituent un puissant moyen de liquider non seulement le marxisme, qui n’est plus un adversaire d’importance, mais l’héritage des Lumières, puisque la rationalité s’oppose encore au règne de la post-vérité, et que les droits humains (récusés au nom de la lutte contre l’universalisme blanc) restent honnis par les tyrannies. »

Lire l’intégralité de la troisième étude sur le site Nonfiction.

4 – Contre les sciences de la culture

Une pensée postcoloniale conséquente se doit de « déconstruire » — sinon d’éradiquer — la culture au nom du combat antiraciste. C’est l’effet, sinon le programme explicite, de la cancel culture.

« Pour des théoriciens décoloniaux comme Ramon Grosfoguel, les cultures sont des « ontologies », donc des essences permanentes, liées à des groupes identitaires. La vérité consiste dans l’autoaffirmation de l’Être propre du Peuple : elle n’est que le reflet de sa vision du monde, comme l’affirmait Heidegger dans son séminaire sur l’essence de la vérité, à l’hiver 1933. On va plus loin que l’affirmation que « la science ne pense pas » (Heidegger), puisqu’elle devient une émanation de l’ennemi occidental : pour de théoriciens décoloniaux comme Grosfoguel, c’est la connaissance même qui est un complot colonial et l’on tient pour acquise « la colonialité de la connaissance »

« Sous couleur de décoloniser des imaginaires largement imaginés, la confusion constante entre l’objet et le discours qui le configure permet, à partir d’une histoire révisée et narrativisée, de constituer un monde de substitution, simpliste, où des affrontements se préparent et se légitiment par avance. »

Lire l’intégralité de la quatrième étude sur le site Nonfiction.

 

1 – Publiée en octobre 2020 sur le site Nonfiction https://www.nonfiction.fr/fiche-perso-1913-francois-rastier.htm
Voir les articles de François Rastier publiés sur Mezetulle.
Sur la question des études décoloniales, voir aussi « S’armer contre l’idéologie décoloniale« .