Archives par étiquette : théorie politique

L’affichage politico-religieux dans la société serait-il au-dessus de toute critique ?

Le port d’un hijab par une représentante du syndicat étudiant UNEF ne relève pas de la laïcité organique stricto sensu. Comme l’affaire du burkini en 2016, il soulève une question de liberté civile. Si on a le droit d’afficher les options politico-religieuses les plus rétrogrades, on doit aussi avoir celui (car c’est le même !) de critiquer, de caricaturer et de désapprouver publiquement ces mêmes options. On peut même considérer l’exercice de ce droit de désapprobation comme un devoir sans s’exposer pour cela à se faire injurier, à être qualifié de « raciste » ou de « facho ».

La laïcité comme régime d’association politique

Depuis plusieurs années, j’ai essayé de caractériser les dérives dont le concept de laïcité est l’objet, en les ramenant à une méconnaissance (parfois volontaire) de la dualité constitutive du régime de laïcité : principe de laïcité applicable à la puissance publique d’une part, liberté d’expression et de manifestation dans la société ordinaire de l’autre, dans le respect du droit commun. Ces dérives fonctionnent symétriquement selon un même mécanisme. On exalte l’un des principes et on piétine l’autre : vouloir accepter le marquage religieux et identitaire au point de l’introduire jusque dans le domaine de l’autorité publique / vouloir inversement interdire toute expression religieuse dans l’espace social ordinaire1.

Bannie du domaine de l’autorité publique et de ce qui participe de cette autorité, l’expression religieuse n’est pas confinée dans l’intimité : on peut porter un signe religieux (ou d’incroyance) en public (dans la rue, les transports, au restaurant, etc.), s’exprimer publiquement sur ces sujets.

En quel sens peut-on dire de la société civile qu’elle est laïque ?

Ce schéma, qui concerne l’organisation juridico-politique de l’association politique, épuise-t-il la question ? Au prétexte que la société civile n’est pas tenue par le principe de laïcité, au prétexte que l’expression religieuse en son sein est licite, faut-il prétendre que le respect de cette expression doive se traduire par le silence de toute critique et de toute désapprobation à son égard ? Si la société civile s’en tenait à la liberté d’expression religieuse elle ne serait que tolérante, elle devient laïque au sens large et civil lorsqu’elle libère aussi, dans le cadre du droit commun, l’expression a-religieuse et même anti-religieuse, de même qu’elle libère la parole politique.

La question s’est posée de manière apparemment anecdotique en 2016 au sujet du « burkini ». Elle a déplacé le débat du fait même qu’elle ne peut pas être traitée par voie juridique : une loi qui interdirait une telle tenue étendrait le principe de laïcité au-delà de son champ, abolirait la liberté d’expression, et ceux qui la proposent recourent souvent à des arguments de type identitaire. Faut-il, pour lutter contre un communautarisme séparatiste, se mettre à lui ressembler ? Délesté de ses aspects juridiques, le débat fut alors recentré sur son enjeu de société, lequel n’est pas indifférent à la question politique.

L’affaire du « burkini » ne pouvait pas être regardée en faisant abstraction des attentats meurtriers commis au nom du totalitarisme islamiste, on se souvient qu’elle survint juste après le massacre du 14 juillet 2016 à Nice et dans un lieu proche de celui-ci. Elle fut une opération particulièrement perverse destinée à faire basculer la France, en quelques jours, de la position de victime à celle de « persécuteur ». Elle s’inscrit parmi les jalons que sème depuis plusieurs décennies une version politique ultra-réactionnaire et totalitaire de l’islam. Rétrospectivement on voit bien que l’affaire de Creil en 1989 inaugurait la série de ces jalons.

La banalisation du port du voile et sa légitime critique

Aujourd’hui, avec un affichage ostensible – c’est le moins qu’on puisse dire – par le choix de la personne d’une de ses représentantes, l’UNEF apporte une contribution remarquée à la série. Cette représentante porte un hijab très soigné dont la discrétion n’est pas la vertu principale. Il ne s’agit pas, comme en 89 lors de l’affaire de Creil, de tenter de forcer le principe de laïcité sur le terrain de la puissance publique, mais de se déployer – en toute légalité, il faut le répéter – sur le terrain infiniment ouvert de la société civile en répandant, comme si elle était une norme, une vision particulièrement réactionnaire de la « femme musulmane », jetant de facto l’opprobre sur toutes celles qui ne s’y conforment pas. La banalisation d’un projet politico-religieux porteur d’un odieux ordre moral s’introduit à la faveur de cette accoutumance inlassablement réitérée, inlassablement déplacée sur l’échiquier social. Les femmes de culture musulmane, ou supposées telles, qui refusent les marquages identitaires subissent cette pression et dans certains lieux on leur rend la vie impossible. Ce sont elles qui sont victimes de « stigmatisation ».

Allons-nous accepter que le non-port du voile soit un acte d’héroïsme pour certaines femmes en certains lieux ? L’accepter pour les unes, c’est déjà l’avoir accepté pour toutes ! Un tel fait ne se combat pas par la juridisation. Refuser sa banalisation, le circonscrire comme quelque chose d’insolite, de particulier, c’est l’affaire de la société tout entière qui doit reprendre la main. Il est nécessaire d’user aussi de la liberté d’expression pour dire combien cela est inacceptable, oser dire tout le mal qu’on en pense, procéder à la critique publique de cette banalisation, à sa réprobation.

Droit d’affichage et droit de réprobation

Or cette entreprise de banalisation normalisatrice est depuis le début soutenue par une « culture de l’excuse » qui procède en trois attendus :

1° Minimisation et anecdotisation : « ce n’est qu’un fichu » version 89 ; « ce n’est qu’un costume de plage » version burkini ; « la représentante de l’UNEF s’exprime sur des sujets syndicaux, circulez, son voile ne donne rien à voir » dernière version2.

2° Sophisme de l’appel à la légalité : « ce n’est pas interdit, les critiques sont impertinentes »3. À ce compte il faudrait s’abstenir de critiquer le Rassemblement national de Mme Le Pen.

3° Fétichisation d’une figure victimaire coalisante : un opprimé par essence qui, quoi qu’il fasse, doit être sinon soutenu, du moins excusé. Jadis le prolétaire. Ce dernier s’étant fait trop rare, des substituts plus avantageux l’ont supplanté : l’ex-colonisé, sa descendance pour les siècles des siècles et la version la plus rétrograde de la religion qu’on lui attribue, avec tous les adeptes qu’on y amalgame sans s’encombrer de nuances. Ainsi critiquer le totalitarisme islamiste, ce serait s’en prendre aux musulmans, les harceler.

Ces trois attendus classiques véhiculent une prescription morale : une injonction d’approbation. Aux yeux de ce prêchi-prêcha, il ne suffit pas de respecter les lois en tolérant ce qu’on réprouve : il faudrait en plus l’applaudir, en accepter la banalisation avec le sourire – sinon vous êtes un affreux réactionnaire liberticide, un « islamophobe ». Si vous froncez le sourcil en présence d’un voile islamique, vous êtes coupable de diviser une société multiculturelle où tout devrait baigner dans l’onction de la bigoterie. Et de vous expliquer que ce n’est pas bien de faire la gueule à une femme en burkini, que c’est raciste et discriminatoire de caricaturer un affichage religieux, que c’est « lancer une meute de fachos » de faire remarquer publiquement qu’un syndicat étudiant naguère laïque a bien changé4….

Oui, on a le droit de porter le voile, oui on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, y compris lorsqu’on est un représentant syndical. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion qu’on a de cet affichage et toute la crainte qu’il inspire5. Et il n’est pas interdit, jusqu’à nouvel ordre, de s’imposer ce droit de réprobation et de critique publiques comme un devoir civil.

Qu’en est-il de la liberté si on peut encore crier « croâ croâ » au passage d’une rarissime soutane, mais qu’on ne peut pas le faire à celui d’un hijab serré bien bas sur le front ?

Notes

1- Je me permets de renvoyer, pour plus de détails, à mon Penser la laïcité (Paris : Minerve, 2015 2e éd.), particulièrement chap. 1. Cela permet, par ailleurs, de dégager de fausses questions laïques : par exemple, ce n’est pas comme signe religieux que le voile intégral est interdit dans la rue, mais parce qu’il est une des façons de masquer volontairement son visage. On peut aussi consulter l’entretien avec Laurent Ottavi paru, en deux parties, dans la Revue des Deux Mondes en ligne http://www.revuedesdeuxmondes.fr/catherine-kintzler-laicite-a-produit-plus-de-libertes-ne-aucune-religion-investie-pouvoir-politique/

2 – On trouvera le développement de cet argument (dont je donne ici l’expression vulgaire) dans un article de Luc Bentz intitulé « Voile de Maryam Pougetoux : droit, raison et politique » en ligne http://blogs.lexpress.fr/etudiant-sur-le-tard/sur_l_affaire_maryam_pougetoux/ . Je remercie par ailleurs l’auteur de ce texte pour la lecture et la citation qu’il fait d’un passage substantiel de mon livre, passage sur lequel il s’appuie pour dire que le port du voile par Maryam Pougetoux est licite et ne saurait être frappé par le principe de laïcité stricto sensu. En quoi je ne peux que lui donner raison !

3 – Il va de soi que ce sophisme ne peut plus fonctionner pour le port de signes religieux ostensibles à l’école publique, prohibés par la loi de 2004.

4 – C’est pourtant en termes mesurés et argumentés que Laurent Bouvet, co-fondateur du Printemps républicain, a exposé cette critique http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2018/05/15/31001-20180515ARTFIG00148-polemique-sur-la-militante-voilee-de-l-unef-la-reponse-de-laurent-bouvet.php . Julien Dray, ancien vice-président de l’UNEF, s’est exprimé avec plus de virulence, en disant « notre combat est souillé » https://www.ladepeche.fr/article/2018/05/15/2798158-portant-voile-islamique-representante-unef-suscite-polemique.html

5 – Comme le fait par exemple Christine Clerc dans une Lettre ouverte à Yassine Belattar « Pourquoi le voile me fait peur » en ligne : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/05/29/31003-20180529ARTFIG00194-christine-clerc-pourquoi-le-voile-me-fait-peur.php

La loi esclave des droits ou le libéralisme contre le politique

Lecture du livre de Pierre Manent « La loi naturelle et les droits de l’homme »

Il n’est guère de notion aussi discréditée par la philosophie moderne et aussi méprisée par l’opinion contemporaine que celle de loi naturelle. Pourtant, nous professons l’universalité de droits humains (même si nous la « suspendons » lorsque cela nous conduirait à juger défavorablement les cultures où ils sont bafoués) qui ne seraient rien s’ils ne relevaient pas d’un droit naturel. C’est ce paradoxe que s’efforce de penser le livre de Pierre Manent La loi naturelle et les droits de l’homme (PUF, 2018) en tentant de comprendre ce qui distingue ce droit naturel de la loi naturelle.

Le livre que Pierre Manent vient de publier aux Presses Universitaires de France prend pour point de départ un étrange paradoxe. D’un côté, il n’est guère de notion aussi discréditée par la philosophie moderne et aussi méprisée, sinon abhorrée, par l’opinion contemporaine, que celle de loi naturelle. De l’autre, nous professons l’universalité de droits humains (même si nous la « suspendons » lorsque cela nous conduirait à juger défavorablement les cultures où ils sont bafoués) qui ne seraient rien s’ils ne relevaient pas d’un droit naturel. Pour résoudre ce paradoxe, à tout le moins pour le penser, il faut comprendre ce qui distingue ce droit naturel de la loi naturelle. La loi naturelle, qui fonde une liberté sous la loi, est elle-même fondée sur la nature humaine, c’est-à-dire sur un certain nombre de déterminations positives communes à tous les membres de l’espèce. Ces déterminations peuvent bien être différentes dans le droit naturel antique où la nature de l’homme est celle d’un être produit par la cité et dans la loi naturelle du christianisme médiéval où elle est celle d’une créature de Dieu : l’important est qu’elles sont positives. Le droit naturel moderne, qui fonde une liberté sans la loi, récuse l’idée d’une nature humaine ou, si l’on préfère, en conserve le nom en la vidant de toute substance. Cette nature minimale et « dénaturalisée », sans contenu déterminé, se réduit en effet à l’égalité des individus séparés dans l’état de nature. Tout ce qui s’y adjoint relève de l’artifice et procède d’une construction qu’il est toujours possible et souvent souhaitable de « déconstruire » pour conduire à une liberté illimitée corrélative de son infinie plasticité. Tandis que la loi naturelle était une loi qui pouvait commander en se fondant sur des tendances inhérentes au sujet humain (à la connaissance, à l’association, à la procréation), le droit naturel moderne, partant d’une nature vide ou purement négative (le pouvoir de refuser tout donné) ne peut rien commander, mais seulement autoriser le déploiement des infinies potentialités de chaque individu.

Les conditions de possibilité de cette anthropologie politique se trouvent chez les pères fondateurs de la modernité libérale. Hobbes se propose d’édifier la société politique sur la base du conatus de l’individu infiniment avide de pouvoir dans un état de nature qui ne connaît aucune loi, mais où il y a un droit : le jus in omnia, le droit de chaque individu sur toutes choses. Certes, là où tous ont droit à tout, personne n’a droit à rien : ce droit est ineffectif dans l’état de nature et c’est bien la raison pour laquelle il faut en sortir. Mais ce principe d’illimitation irréalisable dans l’état de nature resurgira dans l’état de société qui est supposé nous restituer, assorties de garanties, les libertés de l’état de nature auxquelles nous n’avons renoncé que pour les y retrouver garanties. Chez Machiavel, l’élimination de la loi naturelle affranchit l’action de toutes les limites pour l’ouvrir à toutes les possibilités, indéfinissables a priori, qui découlent de chaque situation. L’essentiel pour le Prince, dit Machiavel, est « qu’il ait l’entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent »1, ce pourquoi il n’y a pas, à proprement parler, de « politique de Machiavel ».

On se trouve ainsi devant une double indétermination. Du côté des gouvernés, la revendication illimitée de tout ce que chacun pense avoir le droit d’avoir ou d’être puisque aucune « nature » ne lui assigne de limites et, du côté des gouvernants, l’impossibilité d’énoncer une règle de l’action, c’est-à-dire une loi qui commande en fonction d’un bien objectif, mais seulement des lois qui autorisent, en fonction des variations des choses.

L’erreur fondamentale du droit naturel moderne est, selon Pierre Manent, d’avoir pensé qu’on pouvait produire le commandement à partir d’une situation initiale où il fait totalement défaut. En résulte la situation paradoxale de l’État moderne qui est supposé donner sa loi à un monde humain, celui de la « société civile », qui se veut sans loi et qui rejette comme ramenant au monde archaïque du commandement et de l’obéissance – et donc comme contraire à son idée de la liberté – tout contenu positif qui orienterait la vie humaine vers une forme de vie jugée bonne. Ainsi la loi renonce à commander et elle autorise ; elle reconnaît la primauté et la souveraineté des droits individuels, autrement dit elle obéit, contrevenant ainsi à son essence de loi. Chacun aura droit au mariage, quelle que soit son orientation sexuelle ; chacun aura le droit d’entrer à l’université, quelle que soit sa capacité d’y étudier ; chacun aura droit à un revenu qui n’aura d’autre fondement que juridique ; chacun aura le droit de devenir citoyen de l’État qu’il aura choisi. En somme, chacun pourra exiger que la loi lui donne le droit qui correspond à son désir. Est à l’œuvre dans ce processus une logique irrésistible. À partir du moment où la modernité définissait la nature de l’homme par le conatus, l’effort pour persévérer dans l’être de la machine désirante, la formule de la liberté moderne ne pouvait être que laissez-faire, laissez-passer ; à partir du moment où l’État moderne se faisait avant tout le garant de l’égalité, il rendait par principe impossible tout gouvernement, celui-ci impliquant toujours l’inégalité du gouvernant et du gouverné. La thèse libérale de l’État minimal et la thèse marxiste du dépérissement de l’État sont également modernes.

Pour penser en vérité l’action politique, il faut sortir de cette indétermination qui a rendu caduque la question Que faire ? Il faut pour cela partir des trois principaux motifs humains de l’action qui sont l’agréable, l’utile et l’honnête et, délaissant l’opposition stérile de l’être et du devoir-être, poser qu’une société, un régime ou une institution qui ne fait pas droit à ces trois motifs n’est pas conforme à la loi naturelle, c’est-à-dire à une loi que l’homme n’a pas faite, mais qui lui permet de vivre conformément à sa nature et lui fournit non pas un idéal, mais un guide pour l’action.

En six chapitres brefs et denses, les analyses de Pierre Manent, exigeantes et rigoureuses, admirablement instruites par sa connaissance de l’histoire de la philosophie politique, jettent une lumière crue sur les paradoxes et les impasses de notre modernité.

1Le Prince chapitre XVIII.

Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris : PUF, 2018.

© André Perrin, Mezetulle, 2018

La République laïque et les cultes : reconnaissance, méconnaissance, connaissance ?

Après le discours d’Emmanuel Macron au collège des Bernardins le 9 avril et les nombreux commentaires qui ont suivi, François Braize1 a rédigé cette utile mise au point touchant les relations entre un État laïque et les cultes. La séparation n’implique pas pour l’État l’ignorance des cultes. La « non reconnaissance » des cultes que la loi de 1905 prévoit, et l’obligation de leur être indifférent, n’est cependant ni une « méconnaissance », une non « connaissance », ni même une « ignorance ». Si cela demande une subtilité que les temps ne portent plus guère, c’est oublier le sens et la portée de la loi de 1905 que de penser le contraire.

L’organisation républicaine de l’État à l’épreuve du principe de non reconnaissance des cultes. À moins que ce ne soit le contraire….

Quel que soit le sens, la question peut légitimement tracasser : comment un État séparé des Églises par sa propre Constitution, et donc sans lien avec elles,  peut-il être conduit à s’occuper des cultes, à s’organiser pour ce faire et se doter d’un ministre qui traite, entre autres, par des services ad hoc,  ces questions-là ?

N’y a t-il pas là une contradiction ? On retrouve dans cette interrogation cette difficulté du bon sens à admettre toute la portée de la séparation entre l’État et les Églises au sens de l’article 2 de la loi de 19052, alors qu’aujourd’hui tout appelle au dialogue et à ce qui lie.

Pour y répondre, il faut connaître ou se souvenir, d’une part des principes de l’organisation républicaine de l’État et, d’autre part, des règles fixées par la loi de 1905.

I – L’organisation républicaine de l’État

Elle est duale, à la fois politique et administrative, et la dualité « personne du ministre » (éphémère), de l’ordre du politique, et « département ministériel » (appareil durable), de l’ordre de l’administratif, en est la traduction que l’on retrouve dans les textes.

Ainsi :

1° D’un côté, les attributions de chaque ministre sont fixées par un décret à chaque composition gouvernementale.

Un tel décret d’attribution intervient pour chaque ministre dès après sa nomination et ces attributions peuvent évoluer d’un gouvernement à l’autre au gré des arbitrages politiques. Le décret d’attribution fixe ce dont est chargé tel ou tel ministre au sein d’un gouvernement donné.

Les décrets d’attribution sont des textes qui reflètent les politiques publiques que souhaite mener un gouvernement et déterminent donc qui, en son sein, est chargé de telle ou telle de ces politiques publiques.

2° D’un autre côté, les missions et l’organisation des départements ministériels et de leurs directions d’administration centrale sont fixées par d’autres décrets.

Il existe pour chaque département ministériel un décret qui organise ce département et qui en fixe les missions. Ce décret est précisé par des arrêtés d’application concernant chaque direction d’administration centrale.

Ce décret et ces arrêtés sont des textes, eux, permanents et durables au-delà de la durée de vie d’un ministre.

L’articulation entre les deux dispositifs est faite par le décret d’attribution du ministre qui prévoit quelles sont les directions du département ministériel placées sous l’autorité du ministre, celles d’autres départements ministériels qui sont mises à sa disposition et celles auxquelles il peut faire appel en tant que de besoin.

Ainsi, on met en face des attributions du ministre les directions centrales et leurs missions qui lui permettent de remplir ses attributions. L’appareil d’État est ainsi d’équerre.

II – La question des cultes

S’agissant de la question des cultes, les missions de l’État sont doubles par l’effet de la loi de 1905.

1° Sur tout le territoire national de manière générale, l’État exerce la police administrative spéciale des cultes en application de la loi de 1905 (laquelle comporte un titre fixant les règles et les limites de cette police spéciale) et il doit se doter, comme pour toute législation, de services chargés de veiller à l’application de la législation relative à l’exercice des cultes, comme de celle plus généralement relative à la laïcité.

2° Par ailleurs, en Alsace-Moselle, l’État assure l’application du régime concordataire napoléonien.

L’indifférence totale de l’État pour les cultes peut donc apparaître comme un mythe. En fait et en droit, on est en présence d’une politique publique traduite dans une législation particulière dont il faut que l’État assure le suivi de la mise en œuvre. Pour cela il peut être nécessaire d’avoir des relations de suivi avec les représentants des cultes sans pour autant reconnaître les cultes, ni tel ou tel d’entre eux.

Tant que le régime napoléonien du concordat s’appliquait à tout le territoire national, cela justifiait au sein du ministère de l’Intérieur l’existence d’une Direction centrale des cultes, pilotant, sous l’autorité du ministre, les services des préfectures sur ces sujets.

L’intervention de la loi de 1905 séparant l’État et les Églises a conduit à la suppression de cette direction générale3. Mais certaines compétences de l’État en matière de cultes ont subsisté, et a donc subsisté aussi un bureau chargé des cultes dans l’organisation du ministère de l’Intérieur. Le dernier texte d’organisation de ce ministère avec son arrêté d’application du 12 août 2013 maintient d’ailleurs ce « bureau » sous une forme dédoublée en un « Bureau central des cultes » et un « Bureau des cultes du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle ».

De son côté, l’arrêté du 12 août 2013 définit ainsi les missions de la Sous-direction de la Direction des Libertés Publiques et des Affaires juridiques dans laquelle ces bureaux sont situés et qui est chargée de ces questions :

« Elle veille à l’application du principe de laïcité et des législations relatives à l’exercice du culte ;
Elle assure les relations de l’État avec les cultes.
Elle suit les affaires cultuelles, notamment l’application du régime concordataire dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ».

En conséquence, une politique publique républicaine des cultes est bien inscrite dans les textes définissant les missions et l’organisation du département ministériel de l’Intérieur ; en revanche le décret d’attribution du ministre Collomb ne dit rien de spécial sinon que les services qui en sont administrativement chargés sont placés sous son autorité.

Rien que de très normal en somme au regard des principes d’organisation de la République et de l’État.

***

La question des cultes est donc présente dans l’organisation de l’État car ce dernier a des missions fixées par la loi de 1905 qu’il doit remplir. Pour cela, c’est dans sa nature, il lui faut un appareil ou au moins un bout d’appareil.

Même s’il ne s’agit plus d’une grande direction centrale des cultes au ministère de l’Intérieur, témoin du régime concordataire disparu depuis 1905, la séparation n’implique pas pour l’État l’ignorance des cultes. Bien au contraire, dans la logique même de la loi de 1905,  la « non reconnaissance » des cultes que cette loi prévoit, et l’obligation de leur être indifférent, n’est cependant ni une « méconnaissance », une non « connaissance », ni même une « ignorance ». Si cela demande une subtilité que les temps ne portent plus guère, c’est oublier le sens et la portée de la loi de 1905 que de penser le contraire.

On ajoutera que cela n’implique absolument pas de restaurer un lien qui aurait été abîmé, ce qui n’a aucun sens puisque ce lien a été rompu par la loi de séparation et notre régime constitutionnel.

Représentants de l’État et représentants des cultes peuvent donc se rencontrer, dialoguer, négocier même et, ce, sans être liés. Cela s’appelle une bonne appréhension de l’intérêt général non confondu avec les intérêts particuliers, en l’occurrence confessionnels. Cela implique que l’on ait plutôt une conception de l’intérêt général transcendant par rapport aux intérêts particuliers, une conception platonicienne et non une conception aristotélicienne. Pour faire simple Platon considérait que l’intérêt général transcende les intérêts particuliers alors qu’Aristote le voyait plutôt immanent aux intérêts particuliers4.

Incontestablement, Emmanuel Macron se situe très clairement du côté d’Aristote et de l’immanence pour ce qui concerne l’intérêt général, consacrant sans doute trop de son capital de transcendance à la spiritualité confessionnelle…

En revanche, si État et cultes peuvent se rencontrer et se parler par la personne de leurs représentants, un président ou un ministre en exercice5, ne peut se prêter, ès qualités, en représentant donc la République, à l’exercice d’un culte, ni à une manifestation d’une confession, ni même encore moins porter ses signes ou insignes comme certains de nos présidents ou élus locaux ont pu le faire…

À perdre les valeurs de la République dans la soumission, on se perd soi-même. Très clairement ainsi, ce n’est pas un lien qui, au demeurant, n’existe pas qui a été abîmé, mais la République laïque elle même par certains mots et certains comportements.

Indigne est à cet égard le mot qui peut venir à l’esprit et notre président s’aliène en outre une bonne partie de ses soutiens républicains. Sauf inflexion, la sanction pourrait bien tomber dès la plus prochaine échéance électorale nationale….

Notes

1François Braize est inspecteur général honoraire des affaires culturelles. On trouvera la version originale de ce texte sur le blog de François Braize, sous le titre « Mon nom est personne » https://francoisbraize.wordpress.com/2018/04/17/mon-nom-est-personne/

2 – Article 2 de la loi du 9 décembre 1905 : « L’État ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », principes dont le Conseil constitutionnel a déclaré par une décision de février 2013 la portée constitutionnelle et donc supra législative, c’est à dire qu’il censurerait une loi qui viendrait y porter atteinte ; mais notre droit est imparfait et si le législateur est ainsi contraint, notre président peut lui en toute impunité y contrevenir en ne respectant pas le principe de séparation d’avec les cultes, ni par ses mots ni par ses actes…

3– Suppression que certains situent à 1917, mais cela n’a pu être vérifié du fait de l’ancienneté des textes d’organisation.

4 – Cette différence d’approche de la notion d’intérêt général a été historiquement lourde de conséquence sur les visions politiques et de l’action publique (Voir à ce sujet L’idéologie de l’intérêt général de François Rangeon, Editions Economica, 1986).

5 – Et a fortiori tout fonctionnaire d’autorité, tel un préfet.

 

Annexe : textes de référence

Décret d’attribution du ministre de l’intérieur et décret d’organisation du ministère de l’intérieur et ses textes d’application 

I – Décret n° 2017-1070 du 24 mai 2017 relatif aux attributions du ministre d’État, ministre de l’intérieur

Ce décret ne dit rien des attributions du ministre en matière de cultes car il est écrit en termes généraux : 

Article 1 

« Le ministre d’État, ministre de l’intérieur, prépare et met en œuvre la politique du Gouvernement en matière de sécurité intérieure, de libertés publiques, d’administration territoriale de l’État, de décentralisation, d’immigration, d’asile et de sécurité routière. Sans préjudice des attributions du ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, il prépare et met en œuvre, dans la limite de ses attributions, la politique du Gouvernement en matière d’accès à la nationalité française. Conjointement avec le ministre de la cohésion des territoires et dans les conditions prévues à l’article 2, il prépare et met en œuvre la politique du Gouvernement à l’égard des collectivités territoriales. Sans préjudice des attributions du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, il est chargé de l’organisation des scrutins.
Il est, en outre, chargé de coordonner les actions de lutte contre les trafics de stupéfiants.
Il préside, par délégation du Premier ministre, le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. A ce titre, il prépare la politique gouvernementale en matière de prévention de la délinquance et de la radicalisation et veille à sa mise en œuvre. »

Selon l’article 5 de ce décret :

Article 5 

« Le ministre d’État, ministre de l’intérieur, a autorité sur le secrétariat général du ministère de l’intérieur, l’inspection générale de l’administration, le Conseil supérieur de l’appui territorial et de l’évaluation, la direction générale de la police nationale, la direction générale de la sécurité intérieure, la direction générale de la gendarmerie nationale, la direction générale des étrangers en France, la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, la délégation à la sécurité routière, le secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation et sur les autres services mentionnés par le décret n° 2013-728 du 12 août 2013 susvisé.
Il a autorité, conjointement avec le ministre de la cohésion des territoires, sur la direction générale des collectivités locales ».

Le ministre de l’Intérieur a donc autorité sur les services du ministère (pour leur énumération et leurs missions, voir décret et arrêté d’organisation infra en II et III).

II – Décret n° 2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l’administration centrale du ministère de l’intérieur et du ministère des outre-mer

Article 13 

[mots soulignés par l’auteur]

« La direction des libertés publiques et des affaires juridiques (une des composantes du secrétariat général du ministère) exerce une fonction de conception, de conseil, d’expertise et d’assistance juridiques auprès de l’administration centrale et des services déconcentrés du ministère.
Elle assure le suivi de l’application des lois et de la transposition des directives européennes. Elle participe à la codification des textes législatifs et réglementaires. Elle veille à la sécurité juridique des actions du ministère, promeut la qualité de la législation et de la réglementation, et contribue à la régularité de la commande publique.
Elle traite le contentieux de niveau central du ministère, en liaison avec les directions compétentes, et représente le ministre devant les juridictions compétentes. Sous réserve des instances de cassation et des questions prioritaires de constitutionnalité soumises à l’examen du Conseil d’Etat, elle ne traite pas le contentieux des décisions individuelles en matière de visa et d’accès à la nationalité française. Elle veille à la cohérence des décisions de protection fonctionnelle au sein du ministère et l’octroie aux agents de l’administration centrale, de la préfecture de police et des préfectures.
Elle assure la diffusion des connaissances juridiques et contribue au développement des compétences dans ce domaine.
La direction des libertés publiques et des affaires juridiques prépare et met en œuvre la législation relative aux libertés publiques et aux polices administratives. Elle est chargée du suivi des relations de l’État avec les représentants des cultes. »

III – Arrêté du 12 août 2013 portant organisation interne du secrétariat général du ministère de l’intérieur

Article 10 

[mots soulignés par l’auteur]

« La sous-direction des libertés publiques (une des composantes de la DLPAJ composante du SG) est chargée de préparer les textes relatifs aux libertés publiques et individuelles relevant de son champ de compétence, et d’en suivre l’application. Elle veille à la protection des données à caractère personnel. Elle est le correspondant de la commission nationale de l’informatique et des libertés pour l’ensemble de l’administration du ministère.
Elle analyse les questions relevant du droit pénal et de la procédure pénale, et propose les modifications qui apparaissent nécessaires. Elle suit l’application du droit pénal de la presse et de la protection du jeune public.
Elle est chargée de l’application et de l’évolution de la législation concernant la vie associative ; elle assure la tutelle sur les associations et fondations reconnues d’utilité publique.
Elle veille à l’application du principe de laïcité et des législations relatives à l’exercice du culte ; elle assure les relations de l’État avec les cultes.
Elle suit les affaires cultuelles, notamment l’application du régime concordataire dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Elle est chargée de préparer les textes législatifs et règlementaires relatifs aux titres d’identité et de voyage délivrés aux Français. Elle en suit l’application.
Elle prépare les décisions individuelles relevant de la compétence du ministre dans les activités ci-dessus énumérées. »

« La sous-direction des libertés publiques comprend :
― le bureau de la liberté individuelle ;
― le bureau des questions pénales ;
― le bureau des associations et fondations ;
le bureau central des cultes ;
― le bureau des cultes du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ;
― le bureau de la nationalité, des titres d’identité et de voyage. »

De quoi le nom de Le Pen est-il le nom ?

Le nom de Le Pen est indissolublement associé au racisme, à l’antisémitisme, au fascisme et au nazisme. Après en avoir parcouru l’histoire et les effets politiques dans la 2e moitié du XXe siècle, André Perrin montre en quoi cette association fonctionne aujourd’hui comme une forme de censure. Elle permet en effet de « nazifier » toute proposition ou toute prise de position soupçonnée, même de très loin, de ressembler quelque peu au discours du Front national, et, bien au-delà, de discréditer en les rejetant hors-rationalité tout propos et toute personne qui, par malheur, seraient cités par ce mouvement.

Ce texte est une version de l’article récemment publié (n° 319, mars 2018) par la revue québecoise Liberté http://revueliberte.ca/en-kiosque/ dans le cadre d’un dossier intitulé « Avec ou contre nous » consacré à des figures controversées – certaines jouant le rôle d’« épouvantail » politique destiné à paralyser la réflexion. Avec les remerciements de Mezetulle pour l’autorisation de reprise.
Les sous-titres sont de la rédaction de Mezetulle.

Liberté de parole et politiquement correct

Nous vivons, en France comme au Canada, dans un de ces pays, pas si nombreux sur la planète, qu’on appelle démocratiques. On veut généralement dire par là des États de droit dans lesquels de multiples libertés sont garanties par les institutions, à commencer par la liberté d’expression : en usant de celle-ci, nous ne risquons pas d’être emprisonnés, torturés ou exécutés. De cela, nous devons assurément nous féliciter. Ce constat ne doit pourtant pas dissimuler que ce régime, pour enviable qu’il soit, est, comme le dit Pierre Manent, celui d’une « liberté surveillée ». La parole y est en principe totalement libre puisque aucune censure préalable ne s’exerce sur elle. L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, intégré au préambule de la Constitution de la Ve République, dispose que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Cependant, en l’absence de censure juridique, s’y exerce une censure plus insidieuse, celle qui, par le truchement de divers procédés d’intimidation, conduit à l’autocensure. Le nom générique de cette censure nous est venu d’outre-Atlantique : c’est le politiquement correct qui se caractérise par une double intrusion de la morale, ou plutôt du moralisme, dans le débat intellectuel comme dans le débat politique. Intrusion d’une morale de l’intention d’abord : ce que vous dites est honteux parce que vous ne pouvez le dire qu’en poursuivant des objectifs méprisables, poussé que vous êtes par des intérêts égoïstes ou des passions tristes ; intrusion d’une morale conséquentialiste ensuite : ce que vous dites est scandaleux parce qu’en le disant vous faites le jeu de X ou de Y. En France, X ou Y porte un nom, celui de Le Pen. Il faut donc dire quelques mots de ce sulfureux personnage dont le patronyme a servi à créer le substantif de lepénisation et le syntagme de « lepénisation des esprits ».

 Jean-Marie Le Pen : bref rappel d’une carrière politique

Jean-Marie Le Pen est apparu sur la scène politique française au milieu des années 50 lorsqu’il fut élu député à l’âge de 28 ans sur la liste poujadiste1. Il avait été auparavant un président de la corporation des étudiants en droit de Paris enclin à faire le coup de poing contre les communistes. Officier parachutiste en Indochine, puis en Algérie, il fut accusé d’y avoir pratiqué la torture, sans que la chose fût clairement établie. Au milieu des années 60, il participe activement à la campagne électorale de Tixier-Vignancour contre le général de Gaulle, puis disparaît de la scène politique jusqu’en 1972, date à laquelle il est choisi par le mouvement néo-fasciste Ordre Nouveau pour présider un nouveau parti à vocation électorale qui en serait comme la vitrine légaliste, le Front National. Même s’il fréquente d’anciens collaborateurs, Le Pen n’est pas un fasciste : avant tout anticommuniste, antigaulliste, populiste et conservateur, libéral en économie, il fait figure de modéré à côté des activistes d’Ordre Nouveau et n’a rien d’un séditieux : dès sa création, le nouveau parti s’inscrira dans l’ordre des institutions républicaines. Pendant 12 ans le Front National n’obtiendra que des scores dérisoires aux différentes élections, le plus élevé étant celui de 1,32 % aux élections législatives de 1973. Son ascension commence après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, donc de l’accession de la gauche au pouvoir, favorisée par le nouveau président qui cherchait ainsi à déstabiliser la droite tout en limitant les risques de défaites électorales2, et elle se poursuivra continûment jusqu’à l’élection présidentielle de 2002 où Jean-Marie Le Pen, devançant le candidat de la gauche, se qualifiera pour le second tour. Nettement battu par Jacques Chirac qui obtient plus de 82% des voix, il se représente en 2007 et ne parvient qu’en quatrième position au premier tour avec un peu moins de 10,5 % des voix. En 2011, il laisse la présidence de son parti à sa fille Marine. Celle-ci accentue de façon décisive l’évolution du Front national vers des positions antilibérales, antieuropéennes, antiaméricaines, protectionnistes et populistes : intervention de l’État dans l’économie, refus des privatisations des entreprises publiques, abrogation de la loi assouplissant le code du travail, augmentation du SMIC, revalorisation du traitement des fonctionnaires, retour à la retraite à 60 ans, sortie de l’euro, sortie de l’Otan. À l’exception de la question de l’immigration, son programme ne se distingue que par des nuances de celui de la gauche « radicale » de Jean-Luc Mélenchon. Encore faut-il noter que sur cette question, la « préférence nationale » qu’elle revendique rejoint les positions qui étaient celles du parti communiste français au début des années 80 lorsque son secrétaire général pouvait écrire dans L’Humanité : « la poursuite de l’immigration pose aujourd’hui de graves problèmes. Il faut les regarder en face et prendre rapidement les mesures indispensables »3. À l’époque, le parti communiste pouvait encore revendiquer le titre de « premier parti de France ». Aujourd’hui c’est sur le Front national que se portent les voix de la majorité des ouvriers4.

L’opération de lepénisation

Si donc le nom de Le Pen continue à jouer le rôle de repoussoir, c’est bien moins en raison de la réalité sociale et politique du Front national que de la personnalité de son ancien chef. Celui-ci, qui a toujours envisagé son action politique sur un mode tribunitien, c’est-à-dire sans ambitionner d’exercer réellement le pouvoir politique, a multiplié les provocations sous forme de déclarations, souvent à connotation antisémite, la plus célèbre étant celle qui faisait des chambres à gaz « un détail dans l’histoire de la seconde guerre mondiale ». Que sa fille l’ait exclu en 2014 du parti qu’il avait fondé pour une de ces « petites phrases », qu’elle ait elle-même déclaré que ce qui s’était passé dans les camps nazis était « le summum de la barbarie », n’y a rien changé : le nom de Le Pen demeure associé au racisme, à l’antisémitisme, au fascisme et au nazisme. Cette association permet de « nazifier » toute proposition ou toute prise de position qui se trouve, sous une forme ou sous une autre, dans le discours du Front national. Cette « nazification » a d’abord été une arme de destruction massive de la gauche contre la droite, mais elle vise désormais, au-delà du clivage traditionnel de la gauche et de la droite, tous ceux qui considèrent que l’immigration n’est pas seulement une chance pour la France, mais qu’elle pose des problèmes, ceux qui expriment des inquiétudes devant la montée de l’islam et les tendances sécessionnistes d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration arabo-musulmane, ceux qui persistent à penser que la première tâche qui incombe à l’État est d’assurer la sécurité des citoyens, exigence désormais stigmatisée comme « sécuritaire », ceux qui manifestent leur attachement à leur patrie, à leur nation, à leur culture, à leurs traditions ou à la laïcité, désormais dénoncée comme « islamophobe ». Ainsi la philosophe Élisabeth Badinter qui avait déploré que la gauche ait abandonné à Marine Le Pen la défense de la laïcité, s’est-elle vue accusée de défendre une « laïcité lepénisée »5, xénophobe et raciste. En 1989 déjà, l’avocate Gisèle Halimi, autre grande figure d’une gauche attachée à la laïcité, avait quitté SOS Racisme pour des raisons analogues. Plus récemment le philosophe Michel Onfray, qui s’est toujours réclamé de la gauche radicale, avait répondu dans un entretien consacré aux effets produits par la diffusion de la photo d’un enfant Kurde mort sur une plage turque qu’une photographie pouvait toujours, en fonction de la légende qui l’accompagnait, faire l’objet d’une manipulation : cela lui valut aussitôt un éditorial du journal Libération intitulé : « Comment Michel Onfray fait le jeu du FN »6. En mars 2011, Le Nouvel Obs consacrait sa couverture aux « Néo-réacs, agents de décontamination de la pensée du FN ». En septembre 2012, il poussait le bouchon un peu plus loin en la consacrant aux « Néo-fachos et leurs amis » : l’écrivain Alain Finkielkraut et la journaliste Élisabeth Lévy y étaient amalgamés avec le militant d’extrême-droite Alain Soral ainsi qu’avec un site américain proche du Ku-Klux-Klan… Et la disqualification par lepénisation ne frappe pas seulement les intellectuels français d’origine européenne, mais aussi ceux qui sont issus de l’immigration arabo-musulmane dès lors qu’ils prennent au sérieux la question de l’immigration ou combattent l’islamisme. Ainsi Malika Sorel-Sutter, intellectuelle née de parents algériens, qui fut membre du Haut-Conseil à l’intégration, se vit-elle imputer des « déclarations racistes » par quoi elle serait « proche des thèses du FN »7. De même l’écrivain algérien Boualem Sansal, désigné comme l’ « idiot utile des ennemis de son peuple », se voit-il reprocher de voler « au secours de Le Pen »8. Tout aussi significatif est le cas de Jeannette Bougrab, femme politique d’origine algérienne, ancienne présidente de la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité). Elle avait déclaré dans une interview : « Je ne connais pas d’islamisme modéré »9, proposition dont on pouvait penser qu’elle allait de soi dans un contexte où on nous enjoint régulièrement de ne pas confondre l’islam, religion de paix et de tolérance, avec l’islamisme, qui en est la contrefaçon et la perversion violente. Or cette déclaration suscita un tollé, le journal Le Monde jugeant ses propos « très virulents »10 et le site oumma.com l’accusant de « faire la courte échelle »11 au Front national.

En 1984 Laurent Fabius, premier ministre socialiste de François Mitterrand, disait que Le Pen apportait « de fausses réponses à de vraies questions »12. Cette proposition était juste. L’immigration et l’intégration sont de vraies questions. Les réponses de Le Pen – fermeture des frontières, immigration zéro – étaient de fausses réponses parce qu’à la fois inhumaines et inapplicables. Or toute une partie de la gauche récuse la formule de Fabius au motif qu’elle reviendrait à « intégrer les mots de l’adversaire ». L’éditorialiste Bruno Roger-Petit écrit ainsi : « Il est temps que les socialistes sortent de la formule posée par Laurent Fabius […] L’extrême-droite par nature ne pose jamais de bonnes questions »13. Ainsi, de ce que l’extrême-droite apporte de mauvaises réponses ou de ce qu’elle pose mal les questions qu’elle pose, on croit pouvoir conclure que ces questions ne se posent pas et ne doivent pas être posées. Cette hétérogénéité établie entre l’extrême-droite et toute forme de rationalité a une double conséquence. D’une part, dès lors que l’extrême-droite se réclame d’un intellectuel, fût-ce en le citant, celui-ci se retrouve exclu de la rationalité et rejeté du côté de la « lepénité ». C’est ainsi que Marine Le Pen ayant utilisé pour faire un discours sur l’écologie un texte de l’essayiste Hervé Juvin, étranger au Front national mais édité chez Gallimard par Marcel Gauchet, un journal écologiste a pu titrer : « Quand le FN s’inspire d’un intellectuel édité par le libéral Marcel Gauchet » et accuser ce dernier de « banaliser les idées identitaires et d’extrême-droite »14. Tout intellectuel dont Le Pen reprend un mot se trouve, ipso facto, lepénisé. D’autre part, il suffit qu’un Le Pen, le père ou la fille, prononce un mot pour que celui-ci soit frappé d’interdit et que soient stigmatisés ceux qui persisteraient à l’utiliser.

On voit alors sans peine de quoi le nom de Le Pen est le nom : il est le nom de la nouvelle censure, le nom qui permet d’intimider l’adversaire, de sidérer sa parole et d’interdire le débat.

Notes

1Le poujadisme est un éphémère mouvement, d’abord syndical, puis politique, de défense des artisans et petits commerçants menacés par le développement des grandes surfaces, qui naquit en 1953 d’une révolte antifiscale, connut un spectaculaire succès aux élections de 1956 et disparut complètement en 1958 avec l’avènement de la Ve République.

2 – Ce que Roland Dumas, l’un de ses proches dont il fit son ministre des affaires étrangères, puis nomma président du Conseil constitutionnel, a confirmé sans la moindre vergogne le 4 mai 2011 à l’émission télévisée « Face aux Français » sur France 2.

3 – Georges Marchais L’Humanité 6 janvier 1981.

4Alors qu’au début des années 1980, 70% des ouvriers votaient à gauche et que le vote en faveur du Front national était inexistant, 43% des ouvriers ont voté pour ce parti aux élections régionales de 2015, 37% d’entre eux ont porté leur voix sur Marine Le Pen au 1er tour des présidentielles de 2017 et 56% au second tour. Dès le mois de mai 2011, Terra Nova, un « think-thank » proche du parti socialiste, avait pris acte de cette désertion des classes populaires dans une note où l’on pouvait lire ceci : « Il n’est pas possible aujourd’hui pour la gauche de chercher à restaurer sa coalition historique de classe : la classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche, elle n’est plus en phase avec l’ensemble de ses valeurs, elle ne peut plus être comme elle l’a été le moteur entraînant la constitution de la majorité électorale de la gauche. » Et Terra Nova préconisait la constitution d’une nouvelle alliance électorale réunissant les diplômés, les jeunes, les minorités ethniques et les femmes. Autrement dit : puisque le peuple de gauche nous a fait faux bond, fabriquons un nouveau peuple de gauche.

5 – Jean Baubérot 30 septembre 2011.

6Libération 14 septembre 2015

7 – Gauchedecombat.net 24 novembre 2014.

8Algérie-Focus 20 juillet 2016.

9Le Parisien 3 décembre 2011.

10Le Monde 3 décembre 2011.

11 – 4 décembre 2011.

12 – Emission « L’heure de vérité » Antenne 2, 5 septembre 1984.

13Challenges 12 octobre 2015.

14 – Marie Astier Reporterre 12 avril 2017.

© André Perrin, revue Liberté ; Mezetulle, 2018

« Territoires disputés de la laïcité » de Gwénaële Calvès

Constatant que « les juristes sont assez peu présents » dans l’abondance de publications consacrées ces dernières années à la laïcité, Gwénaële Calvès mobilise dans ce livre son expérience de professeur de droit public pour proposer une réflexion précise et de haute tenue en parcourant 44 « questions (plus ou moins) épineuses » relatives à la laïcité1. Ces questions difficiles et quotidiennes, ce « droit mou » où s’entrecroisent les avis et les jurisprudences, forment des « territoires disputés » que le livre expose et éclaire en remontant à leurs enjeux fondamentaux.

Dans un chapitre liminaire très riche intitulé « Mutations de la laïcité »2, l’auteur donne la mesure et l’intérêt de ce champ controversé qui témoigne de la polysémie et de l’extension du concept de laïcité.

Comprendre les difficultés supposait d’abord un éclaircissement nécessaire et très ferme de la distinction entre public et privé, invoquée à tout bout de champ d’une manière incantatoire qui la transforme en « dichotomie mortifère » (p. 15). Non, « public » ne désigne pas tout ce qui se déroule « en public » ou sous le regard d’autrui ; non, « privé » ne se réduit pas à ce qui est intime. Les cultes sont « rejetés hors de la sphère publique », celle où « s’élabore la loi commune, où s’exerce l’autorité publique, où s’organisent les services publics », assurant l’indépendance du politique et la primauté de la loi commune sur la loi religieuse. Mais la règle de non-ingérence vaut dans les deux sens et préserve – ou plutôt produit – avec la liberté de conscience fondamentale, la liberté des cultes de s’organiser, la liberté de manifester ses convictions dans la société civile y compris en public. On ne peut donc pas invoquer le caractère « public » du principe de laïcité et le caractère « privé » des convictions religieuses pour prétendre éliminer les manifestations de ces dernières dans la société civile, ce qui reviendrait à ruiner la liberté d’expression. Symétriquement on ne peut pas s’autoriser de la liberté de la société civile pour étendre cette liberté à l’autorité publique elle-même : ce serait ruiner la réciprocité de la non-ingérence et fractionner de manière principielle le corps politique en appartenances3.

Les distinctions nécessaires entre « sphère publique », « sphère intime » et « société civile » tracent le fond de carte de la laïcité et c’est à leurs confins, dans leurs zones de friction ou même parfois de recouvrement qu’apparaissent les difficultés, les pans de territoires disputés. Ainsi ces mêmes distinctions fournissent la clé d’intelligibilité des « questions épineuses » et si elles sont la boussole qui permet de les exposer clairement, c’est aussi parce qu’elles en sont le moteur.

C’est sur le terrain de la société civile, et particulièrement dans le domaine de l’action sociale, que les questions les plus délicates, mais aussi les plus fréquentes dans la vie quotidienne, se posent. L’extension de ce secteur incertain ne témoigne pas d’un flou constitutif, mais plutôt d’une mutation, d’une remise en route de l’histoire conceptuelle et juridique de la laïcité, révélée notamment par la « saga judiciaire » que fut l’affaire Baby Loup entre 2010 et 2014, avec maints retournements, où la laïcité fut tour à tour comprise comme principe constitutionnel, protection des individus dans la sphère sociale, conviction. Sans parler de l’invocation fréquente et quelque peu douteuse d’un « vivre ensemble » qui, de principe, transforme la laïcité en « valeur » dont les limites ne sont plus clairement assignables. Il en résulte une « insécurité juridique » que ne clarifient pas les multiples études et avis rendus par des institutions prestigieuses qui élaborent trop souvent des réponses de normand et ouvrent la voie à un « droit mou » s’exprimant à travers des chartes, guides et autres vademecum organisés en questions et en « fiches pratiques ».

Or, contrairement à ce que pourrait faire croire l’énumération de « 44 questions (plus ou moins) épineuses », ce n’est pas un guide pratique de plus que propose G. Calvès. Certes, on pourra y trouver maintes solutions, mais c’est d’abord l’exposition et la nature des questions qui font l’objet principal de l’auteur. Les difficultés abordées sont issues de véritables questions qui lui ont été posées dans le cadre d’une démarche de réflexion. Ceux qui les ont formulées « n’avaient besoin ni d’être initiés aux règles élémentaires du droit de la laïcité ni de résoudre des problèmes concrets : c’est dans une démarche de questionnement et de réflexion qu’ils étaient engagés. Ils connaissaient parfois la réponse à la question qu’ils posaient, et recherchaient en fait des arguments juridiques pour conforter leur position. Il leur est aussi arrivé de soupçonner que la question posée est une question ouverte, à laquelle le droit n’a pas (ou pas encore) apporté de réponse ferme » (p. 11-12).

Trois exemples me permettront de caractériser brièvement cet effort d’élucidation et ses effets.

Que signifie « prosélytisme » ? (Question n°1) Peut-on distribuer des tracts ou des brochures à caractère religieux dans un endroit public ? Contrairement à une idée répandue, le prosélytisme, qui consiste à essayer de convaincre autrui, est un droit : c’est « le prolongement de la liberté d’expression et l’auxiliaire de la liberté de conscience » (p. 66). Comme tout droit il connaît des limites. D’abord une interdiction pure et simple dans la sphère publique, où le fait, pour un agent public, de tenir des propos de propagande, relève d’une faute, d’un manquement aux obligations de neutralité et de réserve auxquelles il est astreint. Mais aussi des limites relatives dans la société civile : un usager du service public, non soumis à l’obligation de neutralité, pourra afficher son appartenance religieuse4 mais devra respecter une certaine discrétion en s’abstenant de distribuer des documents aux autres usagers, par exemple dans la salle d’attente d’une CAF. En revanche, la même distribution de tracts sur la voie publique ne pourra être interdite que pour des motifs d’ordre public.
Ce qui définit l’abus du prosélytisme n’est donc pas la nature même d’un acte (sauf s’il s’agit d’une contrainte auquel cas on est dans un cadre pénal), encore moins son contenu (sauf s’il appelle à commettre des crimes ou des délits ou s’il en fait l’apologie), mais les conditions de son exercice5. La question n’est pas seulement résolue : elle est à proprement parler élucidée et on est amené à réfléchir non en termes d’opposition et d’identité simples, mais en termes de relations, de mise en structure.

Un bon exemple de la polysémie du terme « public » est présenté par la question n° 5 : Les lieux de culte peuvent-ils être considérés comme des espaces publics ? Ils ne font certainement pas partie de « l’espace public » au sens de la loi du 10 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage « dans l’espace public » dont ils sont expressément exclus. Sont-ils pour autant des espaces privés ? Pas davantage : la loi de 1905 précise bien que les réunions célébrant les cultes sont publiques – chacun pouvant y assister sans avoir pour cela une invitation expresse, ce qui permet l’exercice de la liberté religieuse.

Qu’est-ce qu’une manifestation ostensible d’appartenance religieuse ? La question (n°27) est posée à propos de la loi du 15 mars 2004 qui interdit aux élèves de l’école publique le port de « signes ou tenues par lesquels [ils] manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Elle l’est d’une manière si particulière et volontairement « tordue » qu’on la croit fictive – et le serait-elle qu’on aurait là un bel exercice dans la tradition du scénario juridique, ces « fictions de droit » auxquelles Pierre Corneille, juriste et homme de théâtre, fait référence dans ses Discours sur le poème dramatique.
Jugeons-en : « Que doit-on faire si un lycéen, lors d’un cours de natation, arbore un tatouage représentant une grande croix catholique ? ». La réponse fait écho à la subtilité de la question. C’est d’abord l’occasion de rappeler que les élèves ne sont pas soumis au principe proprement dit de laïcité (de réserve) qui vise les personnels : ils sont tenus à la discrétion. Or, par définition, un tatouage qui ne se révèle que lorsqu’on se déshabille est discret !
Et l’auteur d’entraîner son lecteur dans une réflexion qui le convie à raisonner au-delà des apparences et toujours en termes de relations, de structure – et qui montre, en passant, que la loi est bien écrite. Ainsi une grande croix pourra être discrète si on ne l’exhibe pas ordinairement. Mais ce n’est pas le signe en tant que tel qui compte car, symétriquement, n’importe quoi d’autre que ce qu’il est convenu de classer dans la catégorie « signe religieux » pourra ostensiblement faire signe, porté et exhibé dans des circonstances – par exemple d’insistance, de continuité – qui permettent de l’analyser ainsi :

« Ironiser, depuis une salle de rédaction parisienne, sur l’interdiction d’une ‘jupe longue’ par un proviseur, c’est refuser de comprendre que la prétendue ‘jupe longue’, dans le contexte particulier de son port par une élève précisément identifiée, est en réalité une abaya, par laquelle l’élève entend ‘se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse’ ». (p. 141)

C’est méconnaître aussi qu’aucun mot, aucun signe, ne tient son sens directement de lui-même, et qu’il ne peut s’entendre que dans son articulation en un discours et en une mise en relation.

 

À l’issue de la traversée des questions, le choix du terme « dispute » dans le titre général prend toute son ampleur. Il ne renvoie pas seulement à des domaines controversés, il ne renvoie pas seulement à la disputatio d’école exposant et opposant des thèses adverses, il invite le lecteur à disputer avec soi-même, séparant ce qui est ordinairement réuni, joignant ce qui est ordinairement dissocié et à constituer, dans ce parcours interrogatif, un « territoire » de pensée.

 

Notes

1 – Gwénaële Calvès Territoires disputés de la laïcité. 44 questions (plus ou moins) épineuses, Paris, PUF, 2018. L’auteur est professeur de droit public à l’université de Cergy-Pontoise où elle a notamment codirigé le Diplôme universitaire « Laïcité et principes de la République ». On lui doit également un Que sais-je ? La Discrimination positive (PUF, 2016). S’agissant des publications de juristes, on citera notamment Frédérique de La Morena Les Frontières de la laïcité (Issy les Moulineaux : LGDJ – Lextenso, 2016) et Mathilde Philip-Gay Droit de la laïcité (Paris, Ellipses, 2016).

2 – L’ouvrage de 215 p. comprend : Introduction ; Mutations de la laïcité ; Questions sur la laïcité de la sphère publique (30 questions regroupées en 5 catégories) ; Interrogations sur l’association « laïque » (14 questions regroupées en 2 catégories) ; Index ; Bibliographie.

3 – J’ai de mon côté travaillé, d’un point de vue philosophique, sur ces points notamment à partir de l’affaire dite « du gîte d’Epinal » en 2007, qui à mes yeux a révélé l’insuffisance de l’appel incantatoire à l’opposition public/privé, et en construisant la symétrie structurale des « deux dérives » de la laïcité : voir Penser la laïcité, chap. 1, en particulier p. 40.

4 – Le cas des élèves de l’école publique (non soumis au principe de laïcité proprement dit, mais à une obligation de discrétion) est abordé, on s’en doute, à plusieurs reprises, notamment p. 42-43 et dans le sous-chapitre « L’école publique, un lieu à part ? », p. 139 et suivantes.

5 – On raisonnera de manière analogue (question suivante n°2) sur les campagnes par affiches d’une organisation religieuse appelant à récolter des dons.

Gwénaële Calvès Territoires disputés de la laïcité. 44 questions (plus ou moins) épineuses, Paris, PUF, 2018.

« Laïcité, point ! » de M. Schiappa et J. Peltier

Le bref ouvrage écrit à deux mains par Marlène Schiappa et Jérémie Peltier Laïcité, point !1 se présente comme une roborative mise au « point » à la fois militante et réfléchie. La laïcité de la République française n’a que faire d’adjectifs et d’accommodements surnuméraires qui la détournent de sa fonction libératrice, elle a besoin d’une exposition simple et claire. C’est à quoi s’emploie cet opuscule ; sa brièveté et son accessibilité sont aux antipodes d’une « pédagogie » condescendante ; il s’empare des concepts sans faire d’état d’âme et les fait travailler en toute simplicité.

Le chapitre initial rappelle la fonction de la laïcité comme principe d’organisation politique situé en deçà des différents courants de pensée, comme condition universelle de possibilité de la liberté de conscience. Ce que je viens de dire avec les mots techniques de la philosophie politique, Marlène Schiappa le résume en heureuses formules dont l’une est reprise en 4e de couverture :

« … la laïcité, ce n’est pas l’œcuménisme. Ce n’est pas un gâteau que l’on partage entre les différentes religions, en en distribuant un morceau aux non-croyants. C’est un principe de base, cardinal de la République française. » (p.13)

S’engage ensuite un travail d’application et d’explicitation que les auteurs se sont réparti en des secteurs cruciaux formant autant de chapitres bien sentis : droits des femmes ; école républicaine ; services publics ; blasphème ; l’ensemble s’élargissant sur une réflexion qu’il faut appeler « morale » : le droit au plaisir. Sans oublier, en conclusion, d’aborder l’instrumentalisation de la laïcité et les risques politiques que l’on prend à ne pas la défendre.

Je ne boude pas mon plaisir en me voyant expressément citée, notamment pour la reprise de la notion de « respiration laïque »2 dans le chapitre sur l’école, où l’on retrouve aussi cette thèse qui m’est chère :

« … les élèves ne sont pas des usagers de l’école […]. En franchissant le seuil de l’école publique, ils quittent la famille et quittent l’espace civil. Les élèves ne sont pas à l’école pour consommer un service. Ils fréquentent l’école pour forger leur propre liberté, pour devenir des sujets de droit » (p. 36)3 .

Grande satisfaction aussi de voir fonctionner des concepts et des mécanismes théoriques apparemment difficiles, telle la théorie des deux dérives symétriques autant néfastes à la laïcité l’une que l’autre4, deux dérives que la conclusion résume et souligne de manière claire p. 63.

« La laïcité est attaquée par deux bouts : certains défendent que la neutralité religieuse que doivent respecter les agents publics devrait également s’imposer dans l’espace civil (ce qui signifierait la disparition de la religion dans l’espace public), quand d’autres défendent le fait que la liberté qui prévaut dans l’espace civil en matière d’expression religieuse devrait également prévaloir chez les agents publics. »

Dans cet opuscule qui s’exposait, vu sa brièveté, à des approximations5, il convient de saluer la hauteur de vue et la constante décision de ne jamais renoncer au moment conceptuel : démonstration est faite que ce moment, loin de prendre distance avec la pugnacité politique dont la laïcité a aujourd’hui besoin, lui donne au contraire force et clarté.

 

S’il fallait extraire un leitmotiv de ce fringant petit livre, un thème qui en tisse l’unité et qui en fait aussi la grande actualité, on retiendra la question du refus de l’assignation. Un enfant n’a pas à être assigné par l’école publique aux croyances supposées de ses parents, une femme n’a pas à être assignée à l’exclusivité d’une fonction d’épouse et de mère, à une « norme » de « modestie » qui finit par l’effacer de l’espace civil, et généralement il ne saurait y avoir d’obligation ni même de supposition d’appartenance. La non-appartenance comme liberté première ne nie pas les affinités ni les regroupements religieux ou culturels, elle n’en interdit aucun, elle fait seulement obstacle à l’emprise des communautés sur les droits des individus : « Notre République n’est pas une fédération de communautés » (p. 35).

Pour approfondir la lecture de l’ouvrage, on ne saurait trop conseiller la vidéo intégrale de la conférence-débat entre les deux auteurs et Laurent Bouvet, présentée et animée par Alexis Lacroix, accessible sur le site de la Fondation Jean-Jaurès https://jean-jaures.org/nos-productions/laicite-point

Notes

1 – Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat auprès du Premier ministre chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre l’homophobie ; Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès : Laïcité, point ! Éditions de l’Aube, 2018.

2 – Voir notamment l’article http://www.mezetulle.fr/laicite-et-integrisme/

3 – Voir C. Kintzler, Penser la laïcité (Minerve, 2015), p. 52.

4 – Voir Penser la laïcité, p. 40. J’ai systématiquement utilisé, dans divers articles et interviews, le recours à cette symétrie des deux dérives, voir par exemple ce texte récent http://www.mezetulle.fr/les-propos-sur-la-laicite-attribues-au-president-macron-sont-mal-ficeles/

5 – Elles sont à vrai dire peu nombreuses. L’article de Charles Arambourou sur le site de l’UFAL en relève quelques-unes, tout en rendant largement justice à l’ensemble de l’ouvrage. Voir http://www.ufal.org/laicite/laicite-point-par-marlene-schiappa-et-jeremie-peltier-laube/

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2018

Faut-il élargir l’objet  social des sociétés au-delà de l’intérêt économique commun des associés ? (par F. Braize, J. Pétrilli et B. Bertrand)

François Braize, Jean Pétrilli et Bruno Bertrand1 examinent une proposition récente de Nicolas Hulot visant à modifier l’objet social des sociétés pour y intégrer d’autres « intérêts » que « l’intérêt commun des associés ». À travers sa technicité juridique, la discussion soulève un problème général de conception du droit. Vouloir en effet inclure une forme de « bien » dans des objets juridiques dont on ne peut pas déduire ce « bien » revient à leur demander d’inclure quelque chose qui leur est extérieur, autrement dit de changer de nature. Il semble au contraire – comme le suggère cet article – que c’est bien de l’extérieur qu’il faut encadrer et réglementer les actions par des dispositions générales qui empêchent de faire n’importe quoi, de nuire à d’autres droits et qui prescrivent, le cas échéant, de viser un intérêt plus large.

C’est un grand, vrai et beau débat2 : faut-il laisser l’objet social  des sociétés cantonné par la loi à « l’intérêt commun des associés » défini par celle-ci comme exclusivement économique ? Ou bien faut-il, comme l’a proposé Nicolas Hulot, dépasser cette approche doublement séculaire et contraindre par la loi l’objet social à prendre en compte d’autres intérêts (salariés, clients, environnement…) ?

Le droit actuel malmené par une proposition mal ficelée de Nicolas Hulot

En droit français actuel, l’objet social d’une société est défini par l’article 1833 du code civil, déjà présent tel quel dans le code Napoléon de 1804, qui établit que « toute société doit […] être constituée dans l’intérêt commun des associés ». L’article 1832 (légèrement amendé depuis 1804) le confirme en indiquant que « la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ».

Autrement dit, une société vise légalement à procurer du profit à ses actionnaires ou propriétaires. Point. Il n’est donc nullement question légalement d’intérêt autre que celui, économique, auquel les associés de la société prennent part. Néanmoins, Nicolas Hulot a annoncé dans les médias qu’il voulait modifier l’article 1833 du code civil, qui définit le contrat de société de droit commun, pour qu’il prenne en compte aussi une responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise.

Il ne faut pourtant pas confondre la légalité qui s’impose à tous, y compris aux sociétés, et l’objet social de ces dernières. En clair, la légalité surplombe l’objet social sans que ce dernier doive se l’approprier comme finalité de l’action des associés susceptible d’être sanctionnée d’une nullité par le juge3. Nicolas Hulot a manifestement confondu les deux dans une proposition mal ficelée. Ce qui fait encourir à sa proposition le risque d’être une ânerie4.

Mais la question philosophique de fond, qui se trouve ainsi posée de travers, a une grande importance

La philosophie qui fonde notre droit des sociétés a deux siècles, voire plus. Peut-il y en avoir aujourd’hui une autre ? Telle est la question soulevée par Nicolas Hulot. En effet, au delà de sa formulation maladroite voire idiote, cette question appelle un traitement sérieux. Cela mérite une réflexion très approfondie et on attend avec impatience les conclusions de la mission confiée à Nicole Notat et Jean-Dominique Ménard sur ce sujet (Cf. supra note 2).

Mais, d’ores et déjà, quelques réflexions de bon sens semblent s’imposer par rapport à un débat qui s’enflamme dans les médias et les réseaux sociaux.

Comment atteindre intelligemment et efficacement les objectifs pointés par Nicolas Hulot ?

1) D’abord, la technique juridique (le droit des sociétés), n’est qu’un outil, pas un totem, ni un tabou, même avec son âge canonique. La technique ne dicte pas notre conduite quant aux choix politiques que nous pouvons collectivement faire sur ce que nous voulons traduire dans notre droit. L’objet social des sociétés est défini par la loi et ce qui a été fait en 1804 peut être modifié au XXIe siècle. C’est l’évidence, utile à rappeler vis-à-vis de certains toujours le pied sur la pédale de frein dès qu’il s’agit d’empêcher les propriétaires des entreprises de profiter en rond.

L’alternative est donc, soit d’en rester à une vision « smithienne » très libérale de l’économie au sens classique du XIXe siècle, soit d’évoluer vers une vision plus moderne intégrant les apports d’économistes contemporains qui ont travaillé sur ce sujet5.

Sur ce plan, en prenant la précaution d’un droit qui ne soit pas écrit avec les pieds, nous sommes politiquement libres de nos choix dans le respect de nos engagements communautaires et internationaux. La technique juridique doit être respectée mais elle n’est que seconde. On ne peut donc s’abriter derrière un article bicentenaire pour soutenir que rien ne doit changer.

2) Observons, ensuite, que si les salariés des sociétés devaient avoir demain, de par la loi, des représentants administrateurs en nombre suffisant dans les instances dirigeantes des sociétés, une grande partie du problème serait réglée. Ils pèseraient dès lors dans les décisions des organes dirigeants et les propriétaires du capital ne seraient plus en situation de monopole décisionnel exclusif. Inutile dans ce cas de modifier l’objet social des entreprises, il suffit de faire des salariés des alter ego des actionnaires propriétaires du capital.

En effet, chose essentielle, les administrateurs représentant les salariés le seraient alors en tant que représentants d’une partie des associés, les salariés, partie prenante à l’avenir de l’entreprise, et pas seulement d’un point de vue catégoriel, ce qui change tout. D’ailleurs, il est prévu dans le programme du candidat Macron d’agir en ce sens pour développer l’actionnariat salarié et sa représentation et il va appartenir au projet de loi porté par Bruno Lemaire de mettre en œuvre cette promesse électorale6.

Nul besoin donc d’assigner à l’objet social des sociétés, qui reste avant tout naturellement économique dans une économie de marché libre (même si ce dernier y est régulé), une mission sociale qui peut y apparaître étrangère. En effet, il existe d’autres modes de gestion (associatif, coopératif, mutualiste, etc.) pour pourvoir à un tel objectif si des associés souhaitent afficher une autre finalité qu’économique.

Ce serait donc bien une ânerie juridique que de faire ce qu’a proposé Nicolas Hulot et d’assigner une mission sociale à l’objet social des sociétés pour prendre en compte les intérêts des salariés. Il suffit de créer, comme d’autres l’ont fait dans de grands pays capitalistes qui réussissent parfois mieux que nous d’ailleurs, une représentation puissante de « l’intérêt salarié » au sein des organes dirigeants.

3) Enfin, s’agissant de l’autre idée de Nicolas Hulot, faire prendre en compte l’intérêt environnemental, l’intérêt de mieux protéger la planète et donc l’Homme, par l’objet social des sociétés, elle mérite plus qu’un sourire spontané, aussi affectueux que goguenard. Elle mérite également un traitement sérieux et une solution adaptée car elle est louable et souhaitable.

Les pistes de solution pour la prise en compte d’un tel objectif existent pourtant mais elles se situent au niveau des principes constitutionnels dont nous devrions nous doter et pas seulement au niveau de l’objet social des sociétés… Si l’on suit N. Hulot dans sa proposition d’intégrer l’objectif environnemental dans l’objet social des sociétés que fera-t-on pour les structures associatives, coopératives, mutualistes, pour les entrepreneurs individuels, etc. ? Il faudrait le prévoir aussi dans les lois concernant ces types de structures ou de personnes. On va à tout coup en oublier et on ajoutera l’incompétence au ridicule. On le voit bien, la mesure est si improvisée qu’elle en devient pathétique.

Il paraîtrait beaucoup plus opérant de situer le principe auquel Nicolas Hulot est attaché (comme nous ici) au niveau des principes constitutionnels caractérisant notre République, ce qui le rendrait obligatoire pour tous les acteurs, personnes physiques et morales, et pas seulement pour les sociétés commerciales. Nous avions proposé dans un article publié dans Slate7 d’ériger au niveau constitutionnel un principe fondamental nouveau : « Placer l’homme et la protection de sa planète au centre de toutes choses ». On compléterait ainsi notre bloc de constitutionnalité et nos principes les plus généraux à l’occasion d’une réforme constitutionnelle8. De la sorte, tous les acteurs devraient prendre en compte un tel principe et le législateur pourrait être conduit à le traduire en obligations plus concrètes.

C’est cela que devrait plaider Nicolas Hulot9 et il devrait aussi se battre pour une reconnaissance internationale d’un tel principe, plutôt que de s’égarer sur l’objet social des sociétés commerciales. Il est toujours particulièrement dommageable de donner trop facilement à ses adversaires l’occasion de ricaner de propositions parfaitement légitimes et souhaitables. Et, souvent, cela revient à les condamner10.

Notes

1 – [NdE] François Braize, Inspecteur général honoraire des affaires culturelles ; Jean Pétrilli, ancien avocat ; Bruno Bertrand, magistrat. Reprise de l’article publié sur le forum de Marianne le 12 février 2018 https://www.marianne.net/debattons/forum/faut-il-elargir-l-objet-social-des-societes-au-dela-de-l-interet-economique-commun . Une version plus développée est en ligne sur le blog de François Braize https://francoisbraize.wordpress.com/2018/02/01/faut-il-elargir-lobjet-social-des-societes-au-dela-de-linteret-commun-des-associes/. Mezetulle reprend volontiers certains articles publiés par ces auteurs. On les trouve notamment sur le blog de François Braize – on y lira avec profit leur dernier article (24 février 18) consacré à une décision pour le moins étrange de la Cour européenne des Droits de l’Homme « Une CEDH hors-sol condamne la France pour l’expulsion d’un terroriste algérien » https://francoisbraize.wordpress.com/2018/02/24/la-cedh-toute-proche-de-la-levitation/ .

2 – Les réflexions foisonnent : Nicolas Hulot a fait des propositions, Bruno Lemaire prépare un projet de loi dit P.A.C.T.E., une proposition de loi ambitieuse a été déposée à l’Assemblée nationale (voir à cet égard les premières réflexions qu’elle a inspirées au professeur Dondero: https://brunodondero.com/2018/01/13/la-proposition-de-loi-entreprise-nouvelle-et-nouvelles-gouvernances/) et le gouvernement a confié une réflexion à Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard, président du groupe Michelin, qui doivent rendre leur copie d’ici deux mois, bref ça va bouger ; on dirait presque « enfin ! »

3 – Le juge peut déclarer illégale aujourd’hui une société dont l’objet social n’est pas conforme à la prescription législative de poursuite d’un intérêt commun économique. Demain, ne devrait-il pas sans doute faire de même avec un objet social défini par la loi d’une manière beaucoup plus large ?

4 – Pour établir l’aspect ânerie il suffit de relever qu’il existe des sociétés sans salarié ou sans activité physique (holding) donc non concernées par la proposition N. Hulot, et inversement des entreprises en nom personnel (commerçants, artisans en PME ou GAEC) qui ont des salariés, agissent sur l’environnement sans être des sociétés…

5 – « Main invisible » et « théorie du ruissellement » sont à l’arrière-boutique de l’objet social des sociétés tel que conçu par le droit français dans une vision économique purement libérale ; voir à ce sujet l’excellent article paru dans Médiapart le 11 janvier dernier « Et si l’entreprise n’était pas qu’une machine à profits » de Romaric Godin https://www.mediapart.fr/journal/economie/110118/et-si-l-entreprise-n-etait-pas-qu-une-machine-profits qui fait l’analyse au regard de la science économique de l’objet social des entreprises.

6 – Sur les mécanismes de représentation des salariés au sein des conseils d’administration des sociétés commerciales, il est prévu que le mécanisme existant d’actionnariat salarié soit développé. Il consiste pour une société à donner gratuitement à ses salariés une partie de ses actions ou parts sociales, notamment lors d’une augmentation de capital. Dès lors, les salariés sont aussi actionnaires, peuvent participer aux Assemblées générales annuelles de la société et peser sur l’élection des membres du conseil d’administration. Un accroissement important de cet actionnariat serait très intéressant et permettrait (comme le Général De Gaulle l’avait proposé en 1969) de réconcilier en partie les intérêts du capital et du travail dans les sociétés. Le projet de loi dit P.A.C.T.E. porté par B. Lemaire doit comporter des dispositions en ce sens…

7 – Texte publié il y a un peu plus de trois ans et qui conserve toute son actualité : http://www.slate.fr/story/95099/sixieme-republique

8 – Cela peut être fait, comme nous l’avions proposé dans notre article, à l’occasion d’une réforme consistant à refonder une nouvelle République, la VI en l’occurrence, mais ce peut être fait également à l’occasion d’une réforme constitutionnelle dans le cadre de la République actuelle si l’on n’entend pas en changer ; la France donnerait ainsi un signal fort au monde sur sa philosophie économique et politique non exclusivement libérale…

9 – D’ailleurs le Président de la République a sollicité diverses personnalités, dont le Secrétaire général du gouvernement, chargées de nourrir la prochaine révision constitutionnelle afin d’enrichir le préambule de la constitution de principes fondamentaux nouveaux dont notre temps justifierait l’introduction à notre « bloc de constitutionnalité » ; Nicolas Hulot devrait le savoir et saisir cette occasion…

10 – Nicolas Hulot s’inscrit dans une logique de la « magie » de la loi qui génère une logorrhée  juridique  ne faisant que compliquer le réel et, in fine, manquer ses objectifs… 

© François Braize, Jean Pétrilli, Bruno Bertrand, blog Décoda(na)ges, février 2018.

Entretien vidéo C. Kintzler-J. Cornil sur la laïcité (CLAV, Bruxelles)

Un entretien sur la laïcité entre Jean Cornil et Catherine Kintzler est accessible sur le site du CLAV (Centre laïque de l’audiovisuel, Bruxelles). Cette vidéo, réalisée par Quentin Van de Velde, a été tournée en juin 2017, elle vient d’être mise en ligne (15 janvier 2018). Durée : 26 minutes.

On peut également la voir sur Youtube.

2e partie de l’entretien Revue des deux mondes C. Kintzler-L. Ottavi

La Revue des deux mondes publie la seconde partie  du « grand entretien » entre Catherine Kintzler et Laurent Ottavi, consacré à la laïcité.

Cette seconde partie de l’entretien (on peut lire la 1re partie ici) aborde les conditions d’efficience de la laïcité et les enjeux philosophiques de ce concept durant les dernières années. Sont notamment évoquées la question de l’appartenance et de l’identité1, celle du rapport à la culture et aux humanités, la nécessité d’une politique sociale. À la fin de l’entretien, Laurent Ottavi m’interroge sur le livre de Pierre Manent Situation de la France2.

Quelques passages mis en relief par la rédaction :

« Le droit d’adhérer à une communauté n’est effectif que subordonné à la liberté de non-appartenance. »

« Les humanités supposent une forme d’étrangeté, elles reposent sur l’idée qu’on ne pense jamais mieux que lorsqu’on s’éloigne de ce qui nous est familier. »

« Celui qui peut lire Corneille, Victor Hugo ou Marguerite Yourcenar est prêt pour s’embarquer sur l’océan de la littérature universelle. »

« la laïcité ne peut avoir aucune efficience si elle n’est pas accompagnée par une politique sociale et de répartition homogène des services publics »

« Les territoires perdus de la République ne sont pas perdus pour tout le monde. On sait cela depuis longtemps, on le voit dans de nombreux pays où s’est installé l’islam politique. »

« Pierre Manent plaide en faveur d’un modèle politique contractuel en opposition au modèle républicain laïque. »

Texte intégral en accès libre sur le site de la Revue des deux mondes.
[accès à la 1re partie : cliquer ici]

 Notes

1 – Voir à ce sujet l’article « Identité et liberté de non-appartenance« .

Grand entretien C. Kintzler – L. Ottavi, Revue des deux mondes (1re partie)

La Revue des deux mondes publie la première partie  d’un « grand entretien » entre Catherine Kintzler et Laurent Ottavi, consacré à la laïcité.

Intitulé par une phrase extraite du texte – « La laïcité a produit plus de libertés que ne l’a fait aucune religion investie du pouvoir politique » – l’entretien aborde la construction philosophique du concept de laïcité, ses propriétés, ses axes structurants dont on peut déduire deux dérives symétriques (« laïcité adjectivée » et « extrémisme laïque »). Il s’intéresse ensuite à la place de l’école dans le dispositif laïque.

Voici l’introduction de la rédaction et les passages mis en relief pour ponctuer le texte :

Catherine Kintzler, professeur honoraire à l’université de Lille III et vice-présidente de la société de philosophie, a enseigné une vingtaine d’années en lycée. Ses domaines de recherche touchent à la philosophie de l’art et à la philosophie politique. Son livre Penser la laïcité paru en 2014 aux éditions Minerve, est considéré comme un ouvrage de référence. Elle y propose une réflexion exigeante et passionnante sur le concept de laïcité, illustrée par de nombreux exemples. Dans la première partie de cet entretien, elle revient sur la définition de ce concept.

« L’idée fondamentale de Locke est qu’on ne peut pas admettre les incroyants dans l’association politique pour incapacité à former lien. »

« La loi ne recourt pas au modèle de la foi, elle ne s’inspire d’aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d’appartenance préalable. »

« Le statut juridique, politique et moral des non-croyants, de tous ceux qui ne se rattachent à aucune attitude religieuse est un critère pour apprécier la laïcité. »

« Ce n’est pas comme signe religieux que le voile intégral est interdit dans la rue, mais parce qu’il est une des façons de masquer volontairement son visage. »

« D’une manière générale, on peut dire que la laïcité a produit plus de libertés que ne l’a fait aucune religion investie du pouvoir politique ou ayant l’oreille complaisante de ce dernier. »

« Il faut passer par la crise, une mise à distance de ce que l’on croit penser, de ce que l’on croit être ; c’est nécessaire pour tout le monde, aussi bien pour l’enfant du médecin ou du cadre que pour celui de l’ouvrier ou du paysan, celui du chômeur. »

À lire en intégralité (accès libre) sur le site de la Revue des deux mondes.
[18 janvier. La seconde partie est publiée : à lire intégralement ici]

On lira également avec profit et plaisir, dans la même livraison, l’édito de Valérie Toranian « Charlie et la laïcité : le diable est dans les détails« .

« De la laïcité comme dissensus communis » par Edouard Delruelle

La revue scientifique en ligne ¿Interrogations? n° 25 (décembre 2017) publie un dossier  consacré au « Retour du religieux »1. Conformément à la nature de cette publication de haute tenue, les articles proposent des analyses approfondies et très documentées.
Le texte signé par Edouard Delruelle intitulé « De la laïcité comme dissensus communis » croise de nombreuses réflexions et s’attarde sur une très belle analyse de mon Penser la laïcité dont il présente les thèses comme contribuant à « une base théorique renouvelée » permettant de réinvestir les débats actuels.

L’auteur conclut en ces termes :

« On comprend dès lors pourquoi la question du religieux ne se pose pas seulement en termes de modalités d’organisation des croyances (laïcité/sécularité), mais qu’elle reflue jusqu’à l’institution même de ces modalités. En plaidant avec Kintzler pour une laïcité comme « vide expérimental  », dans la perspective émancipatrice d’un « écart du symbolique avec lui-même  » ouverte par Tosel, j’ai voulu suggérer qu’on ne pouvait dissocier notre rapport à la croyance de notre rapport au monde qui est aujourd’hui celui de la globalisation capitaliste. L’investissement des individus dans des identités ethniques ou religieuses exclusives est le contrecoup de la désymbolisation brutale de leur cadre de vie par la dynamique d’accumulation capitaliste. C’est pourquoi une politique laïque ne peut se réduire à garantir la séparation de l’État et des religions. Pour réaliser le projet d’égale liberté, elle doit entreprendre à la fois des politiques sociales pour lutter contre les discriminations et les inégalités (à travers des mécanismes de redistribution à réinventer), et des politiques culturelles contre les assignations identitaires et les dominations communautaires (notamment le patriarcat dont les formes se renouvellent aujourd’hui au lieu de s’estomper). »

Résumé de l’article :

Religion et laïcité ne sont pas en proportion inverse, comme si “plus” de laïcité signifiait “moins” de religion – et vice et versa. Il faut déplacer le problème et se demander (1) si un certain religieux ne persiste pas dans l’institution même de la laïcité et (2) si une laïcité radicale ne suppose pas de rompre avec cette modalité religieuse qui affecte son institution même. Pour répondre positivement aux deux questions, la laïcité doit entreprendre la critique active de ses propres présupposés. Sur ce point, on suivra la démonstration de Kintzler qui définit la laïcité comme un « moment transcendantal  », « espace symbolique à la fois vide et fondateur  » qui dissocie la forme pure de la loi de tout acte de foi. Une telle conception de la laïcité rejoint le jugement réfléchissant chez Kant, pour qui il n’y a de sens commun qu’à travers la suspension active des catégories qui me « déterminent  » à penser. Le dissensus communis est le chiffre de la laïcité.

L’article intégral est en libre accès :

Note

Les propos sur la laïcité attribués au président Macron sont mal ficelés

Radicalisation et radicalité. La République est laïque, la société n’est pas tenue de l’être

À l’issue de l’entretien du 21 décembre auquel le président de la République a convié des dignitaires religieux, certains d’entre eux ont fait état de propos qui auraient été tenus en leur présence par Emmanuel Macron. Il aurait notamment mis en garde contre une « radicalisation » de la laïcité, et résumé sa doctrine par la maxime « La République est laïque, mais non la société »1. Invitée par plusieurs lecteurs à donner mon sentiment à ce sujet, je m’appuierai sur des outils conceptuels déjà mis en place aussi bien dans les colonnes de Mezetulle2 que dans divers articles et dans mon livre Penser la laïcité. Quelle que soit la manière dont je les envisage, ces propos rapportés et fragmentaires me semblent mal ficelés.

Voici, de manière succincte, comment j’ai maintes fois caractérisé le fonctionnement du régime de laïcité, composé de deux volets. D’une part le principe de laïcité (principe d’abstention de la puissance publique en matière de cultes, de croyances et d’incroyances) est « radical » en un sens étymologique : il mène jusqu’à ses racines la disjonction entre foi et loi ; le moment politique ne recourt pas au modèle de la foi, il ne s’inspire d’aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d’appartenance préalable, il ne dit rien des croyances et des incroyances. D’autre part ce principe d’abstention, ne s’appliquant qu’au moment politique, au domaine de la puissance publique et à ce qui participe d’elle, a une portée limitée et n’a de sens qu’à libérer tout ce qu’il ne gouverne pas : l’infinité de la société civile jouit de la liberté d’expression dans le cadre du droit commun, y compris bien sûr en public. Autrement dit, le régime de laïcité n’est pas épuisé par le seul principe de laïcité, il articule deux éléments.

C’est à partir de là que je m’interroge sur les propos attribués au président de la République.

1° « Radicalisation » / radicalité 

Le président de la République se serait dit « vigilant » face à un « risque de radicalisation de la laïcité ». Loin de concerner la radicalité de la laïcité telle que je viens de l’évoquer, ces propos n’ont rien de descriptif, ils sont prescriptifs ou au moins optatifs : il s’agit de se garder d’un risque. Je ne ferai pas l’injure au président de penser qu’il invite à considérer les citoyens favorables à la laïcité – qui n’ont jamais tué ni blessé ni menacé personne ni détruit quoi que ce soit, et qui n’appellent jamais à le faire – comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Personne n’ignore pourtant que le sens actuel du mot « radicalisation », utilisé plus particulièrement en matière d’opinions religieuses, désigne une fanatisation pouvant aller jusqu’au meurtre. Quelle que soit l’intention du locuteur, aujourd’hui l’emploi du terme « radicalisation » dans ce champ ne peut que l’exposer à cette interprétation : en parlant on est pris dans la langue, on ne la contrôle pas intégralement !

Mais écartons cette hypothèse. Comment alors comprendre un tel appel à la vigilance ? On peut certes lui trouver un sens en examinant la dualité principielle du régime laïque dont j’ai parlé plus haut.
En effet, de cette dualité se déduisent aisément deux dérives, deux mésinterprétations de la laïcité, qui fonctionnent structurellement de la même manière, observables dans notre quotidien, et dont il faut également se garder. La déduction se fait très simplement par un mouvement d’effacement de l’un des principes par l’autre, alternativement :

  • L’une des dérives consiste à grignoter le principe de laïcité en prétendant étendre à la puissance publique le fonctionnement qui vaut dans la société civile, en récusant peu à peu la neutralité et l’abstention de l’État : c’est la laïcité « ouverte », « positive », « inclusive », « accommodante », etc., qui finit par s’abolir elle-même en reconnaissant les communautés religieuses comme agents politiques.
  • L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir étendre le principe de laïcité à la société civile en la soumettant à la règle qui vaut dans le domaine de l’autorité publique : on prétend alors « nettoyer » la société de toute expression religieuse, on veut reléguer toute manifestation religieuse dans l’intimité (en confondant volontairement « intime » et « privé ») et n’en rien voir à l’extérieur, autrement dit on abolit la liberté d’expression3.

C’est peut-être de cette seconde dérive « niveleuse » et « nettoyeuse » que le président a voulu parler, celle qui, par un calamiteux excès de zèle, veut étendre le principe de laïcité au-delà de son champ d’application et faire de l’espace social un désert en matière d’expression religieuse ? Probablement.

Mais comment peut-on dénoncer pertinemment cette dérive sans en même temps pointer et dénoncer sa sœur jumelle ? C’est une opération conceptuelle boiteuse – ce qui n’est pas dans les habitudes d’Emmanuel Macron. Car on ne peut comprendre chacune des deux dérives que par leur commune structure, leur opposition renvoyant à une symétrie. C’est de plus politiquement déséquilibré : on fait comme si cette dérive extrémiste était, sinon la seule, du moins la plus dangereuse, alors qu’on est confronté à une montée meurtrière de prétentions religieuses fanatiques à faire la loi en intimidant la République et en se réservant des « territoires perdus ». En outre, pourquoi l’avoir dit ainsi ? Pourquoi choisir un terme violent qui, au-delà des zélés dont je parlais, atteint de paisibles citoyens, les insulte en qualifiant leur attachement à la laïcité comme on qualifie l’adhésion d’assassins à une dogmatique guerrière ? D’autres termes disponibles plus précis pouvaient être employés sans soulever d’hypothèse fausse et blessante : « dérive », « déformation », « exclusivisme », « extrémisme » ; et si on voulait absolument plaire aux dignitaires religieux, on pouvait même recourir au terme d’« ultra-laïcisme » !

2° « La République est laïque, mais non la société » / La République est laïque, mais la société n’est pas tenue de l’être

« La République est laïque, mais non la société » : telle est la maxime par laquelle le président aurait résumé sa doctrine. La République est laïque : elle a le devoir d’appliquer le principe de laïcité à tous ses actes, à tous ses propos, à toutes ses fonctions et organes, aux espaces, moments et choses qui participent d’elle ou qui sont directement gérés par elle. Et de l’autre côté, effectivement, le principe de laïcité ne vaut pas dans la société civile : on peut y aborder publiquement des sujets religieux, y afficher des signes religieux ou irréligieux, y dire tout le bien ou tout le mal qu’on pense de telle ou telle religion, etc., tout cela dans le cadre du droit commun – c’est le sens même de la dualité dont il a été question.

La formule néanmoins demande un commentaire, faute de quoi pourrait s’installer une interprétation restrictive tendant à négliger l’existence et la légitimité du courant laïque, des forces laïques, au sein de la société. Si la société en elle-même n’est pas laïque au sens où elle n’est pas assujettie au principe de laïcité, la laïcité y est présente en tant qu’opinion et je peux y déclarer « je suis laïque, je suis favorable à la laïcité du régime politique, je la soutiens et je la défends ». Ces positions jouissent de la même liberté que toute autre opinion.
Du reste la République elle-même ne serait pas laïque s’il n’y avait pas eu jadis des forces favorables à la laïcité au sein de la société pour penser, promouvoir et imposer la législation laïque. Naguère, en l’absence d’une résistance de forces laïques civiles, le champ eût été libre pour « toiletter » sévèrement la loi de 1905 comme le proposait le rapport Machelon en 2006, ou pour revenir sur la loi de 2004 dans le cadre de la « société inclusive » appelée par Jean-Marc Ayrault en 20134. On n’oublie pas non plus que Manuel Valls en 2005 était favorable à un financement public des cultes5, que en 2015 François Hollande déclarait « La République française reconnaît tous les cultes » et Gérald Darmanin proposait un « nouveau concordat », suivi de près par Bernard Cazeneuve en 20166. Aujourd’hui encore, la proposition de « loi de confiance » s’en prend subrepticement à la loi de 19057.
Le soutien du dispositif laïque républicain par les citoyens n’est pas moins opportun aujourd’hui qu’il ne le fut jadis et naguère : il prend place, de plein droit, au sein de la société aux côtés d’autres opinions.

Si l’on veut s’en tenir à une maxime, forcément elliptique, il serait à mon avis plus exact de dire « La République est laïque, la société n’est pas tenue de l’être ».

Qu’on les prenne d’une manière ou d’une autre, même en s’efforçant d’écarter les hypothèses blessantes, fausses ou biaisées, ces fragments rapportés me semblent imprécis, ambivalents, et de toute façon incomplets. On attend donc que le président, au discours direct cette fois et non plus « au détour d’une phrase » rapportée, se prononce clairement et distinctement comme il a généralement coutume de le faire.

Notes

1 – Voir entre autres Le Figaro 21 décembre 2017 .

2 – Par exemple ces deux articles qui me permettront, si les lecteurs veulent bien s’y référer, une grande économie d’explications : « Laïcité et intégrisme »  et « Femmes et laïcité, la question de l’assignation ». De nombreux articles sur la laïcité sont disponibles sur Mezetulle.fr ainsi que sur le site d’archives Mezetulle.net – voir les sommaires respectifs.

3 – J’ai exposé le mécanisme des deux dérives symétriques et structurées de la même manière dans plusieurs textes, tant imprimés qu’en ligne, depuis 2007, et dans mon livre Penser la laïcité (Minerve, 2014, 2015 2e éd.).

4 – Rapport Machelon téléchargeable sur le site de la Documentation française . Quant à la politique de « Société inclusive » dans le cadre de la « Refondation de la politique de l’intégration » lancée par Jean-Marc Ayrault en 2013, elle a donné lieu à une série de rapports coordonnés par Thierry Tuot (ensemble téléchargeables sur le site de la Documentation française) ; le rapport sectoriel « Travail et mobilités sociales » p. 70 propose l’abandon de la loi du 15 mars 2004.

5 – Voir cet article du Parisien.

6 – Sur la déclaration de François Hollande, voir l’article sur Mezetulle . Sur la proposition de Gérald Darmanin, voir Libération du 14 janvier 2015  et la critique par Gérard Delfau . Proposition reprise par Bernard Cazeneuve en 2016, voir l’article sur Mezetulle « Concordat avec l’islam : et si on essayait le déshonneur ? »

7 – Voir l’analyse sur le site de l’UFAL .

S’armer contre l’idéologie « décoloniale »

Un article magistral de Gilles Clavreul

« Prendre le corpus de l’idéologie des décoloniaux au sérieux », tel est le programme d’un texte magistral de Gilles Clavreul. Une tâche de défense intellectuelle a été trop longtemps différée, balayée par des incantations appelant aux « valeurs », et par un prêchi-prêcha qui confine parfois à une condescendance paresseuse. Combattre une idéologie n’est pas étranger à l’art militaire : on n’affronte pas un adversaire sans en étudier la nature et les mouvements. La connaissance est indispensable et la défense intellectuelle ne peut se passer d’analyse ni de concepts.

L’arsenal, heureusement, se constitue et s’étoffe de jour en jour. Mezetulle a déjà signalé les ouvrages récents de Nedjib Sidi Moussa, de Fatiha Boudjahlat , de Sabine Prokhoris et de Martine Storti1. Gilles Clavreul vient de publier sur le site de la Fondation Jean-Jaurès un article très approfondi intitulé « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques »2.

En voici quelques extraits qui sont loin d’en refléter la richesse et la pertinence.

« Le trait principal de la mouvance décoloniale réside dans une tentative de synthèse entre l’expression d’une radicalité militante en germe dans les quartiers populaires des grandes métropoles françaises, principalement en région parisienne, et une théorisation assez poussée de la question identitaire, dans ses dimensions à la fois raciale et religieuse. Le but plus ou moins assumé est de supplanter la grille de lecture marxiste qui plaçait les infrastructures socioéconomiques au cœur des mécanismes de domination.
Par « mouvance », il faut entendre qu’il ne s’agit pas d’un ensemble stable et ordonné comme peut l’être un parti politique ou un syndicat. Il s’agit plutôt d’une constellation d’entités distinctes, avec un noyau dur formé d’individus et de collectifs qui revendiquent l’étiquette décoloniale, comme le PIR, le Camp d’été décolonial ou encore le collectif Mwasi. Des organisations agissent sur une thématique spécifique, comme Stop le contrôle au faciès (violences policières), le CCIF (islamophobie), la Brigade anti-négrophobie (BAN) ou La voix des Rroms, mais sont en pratique quasi systématiquement associées aux premiers cités dans les mobilisations.
S’ajoutent des universitaires, chercheurs militants ou intellectuels dont on retrouve la signature au bas des pétitions de soutien et qui participent aux initiatives décoloniales, ou les soutiennent. Enfin, un réseau plus lâche d’alliés, sans faire partie de la mouvance, reprend volontiers les thématiques des décoloniaux, affronte les mêmes adversaires (les « laïcistes », les « républicanistes », etc.). On trouve parmi eux des artistes et des chroniqueurs jadis fédérés autour de l’association Les Indivisibles de Rokhaya Diallo, des médias, certains apportant ouvertement leur soutien comme Politis, Mediapart ou le Bondy Blog, d’autres manifestant une certaine bienveillance, et enfin des sites d’information ou des blogs comme Orient XXI, Paroles d’honneur, Oumma.com, Al-Kanz… »

À partir de cette description, Gilles Clavreul retrace la généalogie de l’idéologie décoloniale en pistant ses sources d’inspiration. Y apparaît notamment la figure du sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, qui, à la faveur de la distinction entre « colonialisme » et « colonialité », élabore une pensée extrémiste pour laquelle les discriminations ne doivent pas être comprises comme des reniements de l’universalisme républicain, mais comme faisant partie de leur substance.

« Sans surestimer l’importance de cet auteur que sans doute peu de militants ont lu, quelques traits de sa pensée retiennent l’attention : le caractère à la fois structural et global du fait colonial ; le primat de la dimension idéelle, que l’auteur qualifie encore d’« épistémique », sur la dimension matérielle, ce qui explique, entre autres, que l’on trouve des partisans de l’oppression au bas de l’échelle sociale, mais également des représentants de l’élite capables d’être réceptifs au discours critique des Indigènes. D’où l’importance accordée au travail de conviction à accomplir auprès des intellectuels et du monde universitaire. Houria Bouteldja a nettement placé son ambition dans le sillage de Ramón Grosfoguel en donnant, avec d’autres militants comme Sadri Khiari et Saïd Bouamama, une armature théorique aux écrits du PIR. Son dernier essai, Les Blancs, les Juifs et nous, multiplie les références intellectuelles et se place sous les figures tutélaires de Césaire, Fanon, Genet ou encore Abdelkébir Khatibi, sociologue et romancier marocain. »

Dans ce tour d’horizon édifiant, Gilles Clavreul n’oublie pas nos compatriotes :

« Une autre source d’inspiration théorique est plus proprement française, même si elle puise aussi aux cultural studies américaines. C’est la critique des « races sociales » dont Didier et surtout Éric Fassin se sont faits les spécialistes, dans une volonté affichée de saisir la spécificité des émeutes qui ont agité les banlieues françaises en novembre 2005. Pour eux, il ne s’agit pas d’opposer la classe à la race, mais de les articuler : la race n’est pas un fait biologique, mais un construit social destiné à produire des effets dans la réalité, en racialisant les rapports de domination. »

Ainsi s’articulent plusieurs courants ; ils reçoivent le soutien de l’islam politique, du féminisme essentialiste et de l’antisémitisme contemporain pour se rejoindre dans la remise en cause et le test systématique de tout ce qui a une odeur républicaine et laïque. Tout en analysant leurs sources et leurs forces, l’auteur souligne leurs divergences, leurs fragilités, leurs paradoxes et leurs contradictions. Il s’interroge finalement sur la capacité de la mouvance décoloniale à mener un projet politique.

Ces quelques lignes ne font que donner un aperçu d’un texte indispensable qu’il convient de lire intégralement, et de méditer : Gilles Clavreul, « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques »

Considérer l’excision pour penser le multiculturalisme

Pour lutter contre des pratiques « culturelles » comme l’excision et récuser le communautarisme, il ne suffit pas de recourir à l’indignation et à des arguments moraux. Il faut examiner et prendre au sérieux le discours multiculturaliste qui considère l’universalisme comme destructeur d’altérité et qui en fait une position « occidentale ethnocentrée » équivalente à d’autres : la réduction de l’universalisme s’accompagne toujours du relativisme.
En allant résolument sur le terrain adverse, de manière détaillée et en prenant l’excision comme « sujet archétypal pour mesurer ce qu’implique le multiculturalisme », Fatiha Boudjahlat invite les laïques et les républicains à déplacer, à approfondir et à affiner leur argumentation. C’est l’ensemble de l’articulation entre droits collectifs et droits individuels qu’il convient de penser avec plus d’acuité et de fermeté, afin de soutenir, avec le dispositif de l’État-nation, l’autonomie de chaque individu et de récuser une conception pour laquelle la liberté se définit par l’appartenance.

Le Canada est un État qui s’affirme dans son guide de la citoyenneté comme multiculturaliste. Il place même le multiculturalisme comme « un des droits les plus importants ». Son gouvernement actuel élabore justement un nouveau guide. La presse canadienne s’est fait l’écho de ces changements qui consisteront pour l’essentiel à supprimer des passages qui avaient été ajoutés par le gouvernement conservateur Harper, dont celui-ci:

« Égalité entre les femmes et les hommes

Au Canada, les hommes et les femmes sont égaux devant la loi. L’ouverture et la générosité du Canada excluent les pratiques culturelles barbares qui tolèrent la violence conjugale, les « meurtres d’honneur », la mutilation sexuelle des femmes, les mariages forcés, la polygamie ou d’autres actes de violence fondée sur le sexe. Les personnes coupables de tels crimes sont sévèrement punies en vertu des lois pénales du Canada. Tous les citoyens canadiens ont des droits et des responsabilités, qui nous viennent de notre passé, qui sont garantis par le droit canadien et qui reflètent nos traditions, notre identité et nos valeurs communes»1.

Qualifier certaines pratiques « culturelles » de « barbares » rebute le gouvernement Trudeau. Il n’accepte pas les pratiques comme l’excision, mais préfère le terme d’inacceptable à celui de barbare2. Il aurait dû tout autant s’offusquer de décrire ces pratiques comme culturelles, terme qui est porteur d’une sorte d’immunité. L’excision, qui est reconnue comme une mutilation génitale depuis les années 1990, est une réalité qui, de nos jours, touche selon l’OMS entre 100 et 140 millions de femmes dans le monde et menacerait 3 millions de filles3. La prévalence de cette pratique varie mais dans 7 pays, elle concerne plus de 85% des femmes et des filles : 91% des femmes égyptiennes et 98% des femmes somaliennes ont subi cette pratique. En France, selon les chiffres de l’association alerte-excision.org, 60000 femmes auraient subi ce qui est considéré comme une mutilation depuis les années 1990. Pratique interdite et pénalisée en France, elle se fait souvent à l’occasion d’un retour au pays pour les vacances, mais elle est une réalité dont nous devons prendre acte. L’OMS précise en effet qu’« avec le développement des migrations, on constate un accroissement du nombre de filles et de femmes vivant en dehors de leur pays d’origine qui ont subi des mutilations sexuelles ou risquent d’être soumises à cette pratique.»

C’est un acte qui permet de questionner le multiculturalisme et ses implications comme dispositif philosophique et juridique, mais aussi la conception que les laïques et universalistes ont de la culture, et qui diffère de celle que soutiennent les partisans du multiculturalisme. Le rejet de cette pratique dans les sociétés occidentales n’est pas discutable, mais les arguments au nom desquels ce rejet se justifie, comme la violence faite aux filles, l’atteinte à la dignité des femmes, la discrimination, trouvent vite leurs limites. En régime multiculturaliste et libéral, les religieux, les communautariens et les intellectuels accommodants jugent en effet ces arguments ethnocentrés. Selon eux, la condamnation d’un acte aussi spectaculaire que l’excision, mais aussi celle du voilement, des mariages arrangés et/ou précoces, actes qui ne présentent pas une différence de nature avec l’excision, mais de degré, relèvent d’une conception du juste et de la vie bonne occidentale qui ne peut être imposée à des communautés et à des individus non occidentaux sauf à établir un universalisme destructeur d’altérité. L’exemple de l’excision permet de repenser les modalités de la reconnaissance de l’individu et du groupe, l’articulation entre droits collectifs et droits individuels.

Le multiculturalisme comme dispositif

Il faut distinguer le multiculturalisme de la multiculturalité. Le premier est la prise en compte institutionnelle, juridique et politique de la seconde, qui est une donnée empirique que nul ne peut contester et qui est caractéristique de nos sociétés. En régime multiculturaliste,

« Les pouvoirs publics jouent un rôle actif, afin d’assurer la reconnaissance équitable des différentes cultures en donnant aux individus les moyens de cultiver et de transmettre leurs différences. […] Les individus ne veulent plus simplement disposer de droits égaux mais être reconnus dans leurs différences et leurs spécificités. Ils formulent des demandes d’ordre identitaire, afin que les institutions prennent en compte la préservation de leur héritage culturel ou linguistique dans la liste des droits qui leur est accordée»4.

En fait, il s’agit de droits collectifs concédés à des groupes d’appartenance, droits qui peuvent être dérogatoires au droit territorial, qui peuvent prendre la forme d’une « politique publique octroyant une importance accrue aux communautés culturelles pouvant aller jusqu’à un certain degré d’autonomie»5. Ces droits peuvent relever du symbolique, comme les dérogations vestimentaires qui permettent aux fonctionnaires de police sikhs, au Canada ou en Angleterre, de troquer la casquette réglementaire contre le turban traditionnel. Il peut s’agir aussi de concéder la gestion d’un territoire sur lequel s’appliqueraient les règles de la communauté et non celle de l’État, c’est le cas des ‘réserves’ dont la gouvernance est laissée aux tribus amérindiennes.

Regardant les sociétés multiculturalistes, on peut parler de dispositif au sens de Foucault, dont la définition a été affinée par le philosophe Giorgio Agamben :

« J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre , la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.[…] Le dispositif nomme ce en quoi et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l’être. C’est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation. Ils doivent produire leur sujet», sans quoi « le dispositif ne saurait fonctionner comme processus de gouvernement mais se rédui[rait] à un pur exercice de violence. Foucault a ainsi montré comment dans une société disciplinaire, les dispositifs visent, à travers une série de pratiques et de discours, de savoirs et d’exercices, à la création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement »6.

Le multiculturalisme est un dispositif en ce sens qu’il repose sur et exacerbe l’intériorisation d’un système de croyances et de règles qui vont définir un individu en tant que sujet : l’identité individuelle passera donc par le respect de ces règles, respect qui lui vaudra reconnaissance par son groupe d’appartenance. L’individu n’est plus valorisé en tant qu’individu mais comme sujet d’un groupe ayant librement consenti à son assujettissement. Ce pourquoi il faudrait absolument renoncer à présenter les pratiques comme le voilement en France comme une coercition ou à les condamner au nom de la défense de la liberté : les femmes peuvent tout à fait adhérer volontairement à un système de normes qui semble leur être défavorable, parce que par exemple il est moralement plus gratifiant ou émotionnellement plus épanouissant.

L’argument de la liberté

Dans la majorité des cas, avec des femmes nées en France, éduquées sans voile dans l’école publique et ayant décidé de se voiler, c’est une contrainte volontaire, une obligation librement consentie, caractéristique de la pratique religieuse : on ne peut leur opposer qu’elles se voilent parce qu’elles y sont obligées. Elles se sont obligées à le porter par piété le plus souvent. Cette servitude volontaire nous est devenue inconnue. On entend comme argument que les femmes d’ici devraient renoncer au voilement, parce que des femmes se voient menacées ailleurs si elles ne se voilent pas. L’argument est bancal : les femmes d’ici sont ici chez elles et ne sont en rien responsables de ce qui se passe ailleurs. Elles n’ont pas à endosser ce combat. Elles sont justement dans un pays libre et exercent un droit, ce qui est la définition même d’une liberté. Elles associent voilement et indépendance financière, conduite automobile, usage du smartphone. Mais elles ne perçoivent pas qu’elles doivent ces facilités au système libéral de nos États libéraux et démocratiques. Elles vivent un islam qu’elles estiment authentique parce qu’orthodoxe, mais dans les faits, très ‘casual’. Et pourtant, la critique n’épargne pas la France. Notre État démocratique est même présenté comme oppressif parce qu’il restreint une liberté, celle de pratiquer sa religion et de l’afficher. Combattre le voilement reviendrait à refuser aux femmes le droit de s’habiller comme elles l’entendent. Et puis, si des femmes peuvent porter des mini-jupes, où est le problème avec le voilement ? On peut s’exposer, on peut donc refuser de s’exposer. Qui est le plus victime des canons de la mode : les femmes qui se dénudent ou les femmes qui refusent de s’exposer aux regards forcément concupiscents des hommes7 ? L’argument de la liberté se retourne donc facilement.

Nous posons que le voilement, comme l’excision, n’est pas un choix libre parce qu’il repose sur l’alternative entre le vice et la vertu, la piété et l’impiété, et qu’il ne peut y avoir de liberté que lorsqu’il y a équivalence morale entre les termes du choix. C’est un raisonnement pertinent mais laïque que les religieux rejettent parce qu’ils se réclament d’un autre système de valeurs que les non-religieux. Bhikhu Parekh, un des chantres du multiculturalisme, écrit : « Par définition, une société multiculturelle se compose de plusieurs cultures ou communautés culturelles disposant chacune de ses propres systèmes de sens, de significations et de vues sur l’homme et le monde »8. On peut choisir de son plein gré d’embrasser une tradition comportant des normes discriminatoires selon les standards européens, mais acceptables et même désirables selon ceux de sa communauté d’appartenance. Comment parler d’oppression à une convertie occidentale qui est née et a grandi dans la campagne normande ? Elle a choisi de s’invisibiliser par le port de la burqa. La communauté, plus particulièrement religieuse repose sur cette adhésion ‘libre’, c’est une servitude qui « avilit l’homme au point de s’en faire aimer »9.C’est au nom de la liberté que Parekh se prononce contre l’interdiction de l’excision puisqu’elle « ne montre aucun respect pour la liberté de choix et de la culture des femmes. » Il écrit ailleurs : «  L’excision pratiquée sur les enfants est inacceptable. […] Dans certaines communautés cependant, l’excision est librement consentie par des femmes adultes, saines et éduquées après la naissance de leur dernier enfant comme moyen de réguler leur sexualité, ou pour se rappeler qu’elles sont désormais avant tout des mères »10, et dans ce cas de figure du libre consentement de la femme adulte, il ne comprend pas au nom de quoi il faudrait interdire cette pratique. Il tient le même raisonnement au sujet des mariages arrangés : « Même s’ils n’ont pas fait ce choix de manière consciente et se satisfont de la situation par routine sociale, [les mariés] devraient avoir le même droit que les autres à gérer leur vie personnelle »11. On peut inclure le voilement et les mariages précoces dans cette « routine sociale », mais celle-ci est associée, dans nos États démocratiques, à l’exercice d’une liberté. Il ne faut donc pas mettre en avant l’argument de la liberté, mais s’interroger sur son contenu, les finalités et les modalités de son exercice.

Il convient donc de redonner un contenu éthique à la liberté, en reprenant la définition que Montesquieu en donne dans le livre XI de De l’Esprit des Lois : « La liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir ». Il faut déconnecter la liberté de la communauté pour lui rendre son universalité et mettre en regard l’individu et l’État-Nation sans l’intercession de la communauté, pour ce qui est des impératifs catégoriques comme l’égalité femme-homme. Le choix libre demande aussi une autonomie dans le jugement, loin de la « routine sociale ». John Stuart Mill écrit ainsi :

« Les facultés humaines de perception, de jugement, de discernement, d’activité mentale et même de préférence morale ne s’exercent que lorsqu’on fait un choix. Celui qui agit parce que c’est la coutume ne fait aucun choix. Il n’apprend nullement à discerner ou à désirer ce qui vaut le mieux. […] On n’exerce pas ses facultés en faisant ou en croyant une chose simplement parce que d’autres la font ou qu’ils y croient. Si une personne adopte une opinion sans que les principes de celle-ci lui paraissent concluants, sa raison n’en sortira pas renforcée, mais probablement affaiblie ; et si elle fait une action (qui n’affecte ni les affections ni les droits d’autrui) dont les motifs ne sont pas conformes à ses opinions et à son caractère, ceux-ci tomberont dans l’inertie et la torpeur au lieu d’être stimulés. Celui qui laisse le monde, ou du moins son entourage, tracer pour lui le plan de sa vie, n’a besoin que de la faculté d’imitation des singes. Celui qui choisit lui-même sa façon de vivre utilise toutes ses facultés : l’observation pour voir, le raisonnement et le jugement pour prévoir, l’activité pour recueillir les matériaux en vue d’une décision, le discernement pour décider, et quand il a décidé, la fermeté et la maîtrise de soi pour s’en tenir à sa décision délibérée. Il lui faut avoir et exercer ces qualités dans l’exacte mesure où il détermine sa conduite par son jugement et ses sentiments personnels. Il est possible qu’il soit sur une bonne voie et préservé de toute influence nuisible sans aucune de ces choses. Mais quelle sera sa valeur relative en tant qu’être humain ? Ce qui importe réellement, ce n’est pas seulement ce que font les hommes, mais le genre d’hommes qu’ils sont en le faisant » 12.

En situation multiculturaliste, la personne abdique et délègue ses droits à la communauté, c’est à travers sa reconnaissance par le groupe et par son hyperconformité à ses exigences qu’elle obtient « sa valeur relative». L’argument de la liberté est donc à manier avec finesse et exigence. Un autre argument peut se retourner tout aussi facilement que celui de la liberté : celui de la dignité des femmes.

L’argument de la dignité des femmes

L’excision est couramment dénoncée au nom de la dignité des femmes. Or les multiculturalistes demandent de se placer du point de vue de la communauté qui la pratique : l’excision est un acte traditionnel qui participe justement de la dignité des femmes. Pour le comprendre, il faut rappeler le lien qu’Axel Honneth établit entre la problématique de la reconnaissance et celle de la dignité : La première permet la seconde. La reconnaissance permet d’établir un rapport positif à soi :

« L’expérience de la reconnaissance est un facteur constitutif de l’être humain : pour parvenir à une relation réussie à soi, celui-ci a besoin d’une reconnaissance intersubjective de ses capacités et de ses prestations ; si une telle forme d’approbation sociale lui fait défaut à un degré quelconque de son développement, il s’ouvre dans sa personnalité une sorte de brèche psychique, par laquelle s’introduisent des émotions négatives, comme la honte ou la colère »13.

Or dans le dispositif multiculturaliste, la reconnaissance de la valeur attachée à l’être humain en tant qu’être humain ne relève pas d’un impératif catégorique. C’est l’estime sociale qui prime. Axel Honneth décrit la différence entre ces deux conceptions :

« Dans les deux cas, un homme est respecté pour certaines de ses qualités, mais il s’agit dans le premier cas de cette qualité universelle sans laquelle il n’aurait pas même le statut de personne, dans le second des qualités particulières par lesquelles il se distingue au contraire d’autres personnes. C’est pourquoi la question centrale, relativement à la reconnaissance juridique, est de savoir comment se définit la qualité constitutive de la personne, tandis qu’il faut se demander, à propos de l’estime sociale, en quoi consiste le système de référence par rapport auquel se mesure la “valeur” des qualités caractéristiques d’une personne particulière »14.

Dans le dispositif multiculturaliste, la mesure de la valeur d’une personne se fait à l’aune des critères de sa communauté d’appartenance, et parmi ceux-ci figurent celui de l’authenticité, métastase de l’identité, ainsi que celui de l’hyper-conformité à ces règles. Avec ce double phénomène de la distinction vis-à-vis des autres et de l’hyper-ressemblance vis-à-vis des siens. La reconnaissance communautaire passe donc par la retraditionalisation, vecteur d’authenticité : il s’agit de se débarrasser des effets de la créolisation, inévitable quand on naît dans un pays autre que celui de ses parents. C’est le sens du combat des Indigènes de la République et des camps d’été décoloniaux. Ces derniers ne sont pas sans rappeler l’expérience de Louis II de Bavière, dit Louis le Fou, qui avait retiré des nouveaux-nés à leurs mères, les avait confiés à des nourrices avec l’interdiction de leur parler, parce qu’il espérait que les bébés purs et innocents, débarrassés de l’influence linguistique de leurs parents, parleraient la langue ‘naturelle’ des humains, comme une façon de contrer la Tour de Babel. Sans ce contact verbal, ils moururent tous. Avec les camps d’été décoloniaux, il s’agit de recouvrer une authenticité affranchie des scories de la fréquentation des Blancs, authenticité souvent reconstruite, mais que l’on prétend vectrice de dignité et d’estime de soi.

La dignité, ce rapport positif à soi, ce respect que l’on se doit à soi-même serait altéré par le dispositif multiculturaliste qui ne le fait dépendre que de la reconnaissance du groupe. Une femme digne sera une femme qui reste dans les limites morales que sa communauté d’identification lui assigne en tant que femme. Une femme digne est une femme hyperconforme. Au nom de cette hyperconformité, elle acceptera, voire exigera, d’être excisée pour garder une valeur, y compris une valeur d’échange reconnue par la communauté. Le concept de dignité ajouté à celui de reconnaissance forment un alibi commode pour vitrifier les droits moindres de la femme. Or cet argument de la dignité fonctionne de manière bien plus large si on le libère de la dépendance d’un groupe et s’il est adossé à la défense ferme de l’universalité des valeurs consignées dans des textes fondamentaux comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

L’excision comme valeur ajoutée : l’approche anthropologique des accommodants

On ne peut donc pas se contenter de dénoncer la barbarie, la violence et la douleur de l’excision. Il faut cesser de n’y voir que l’expression de la méchanceté des hommes qui refuseraient à la femme une source de plaisir indépendante de leur intervention, ou la présenter comme une violence infligée par des parents haineux. Le cas égyptien est intéressant : l’excision y concerne toutes les strates sociales et on ne peut croire que les parents des 91% des femmes et filles concernées soient maltraitants. C’est perdre en crédibilité que de s’enfermer dans une condamnation purement morale. L’excision est un fait social complexe. Il est nécessaire d’affûter nos arguments pour répondre avec efficacité. Un détour par les arguments d’intellectuels relativistes et accommodants est utile.

Ainsi, selon la sociologue Martine Leleuvre, « l’excision est un marquage sur le corps qui prend cohérence dans un rituel ». « Marquage », et non mutilation donc. La sémantique est ciselée, il faut y prêter attention. Selon elle, il ne faut pas se prononcer sur le geste et l’acte en eux-mêmes, mais prendre en compte le « contexte » communautaire. Il est demandé aux sociétés occidentales de sortir de leur cadre mental et moral et d’admettre l’existence d’une multiplicité de moyens de parvenir à la vie bonne. L’excision est présentée comme l’accomplissement d’un rite, la mise en conformité avec une tradition plus culturelle que religieuse. Alors, le retournement de l’accusation s’opère : « Renvoyer ce marquage du sexe à la barbarie, c’est ignorer que pour ces sociétés un corps très naturel n’a aucun intérêt et qu’il convient de la transformer, de le travailler, de le remodeler, de l’améliorer »15. L’excision valoriserait donc la femme selon les standards de la communauté : la femme acquiert de la valeur et de la beauté, elle sort de l’état de nature, c’est sa valeur matrimoniale qui importe. La dimension identitaire est tangible dans la mesure où, selon M. Leleuvre, l’exciseuse « vous inscrit dans un groupe, dans une communauté, vous donne un sexe, vous désigne les lieux à occuper, les tâches à faire, les paroles à dire… Quoi de plus fort contre l’errance, le doute, l’incertitude? Marquer les corps, c’est donc lier les êtres »16. La femme devient femme et féminine quand elle est excisée. Elle remplit alors les attentes de sa communauté, ce qui lui permet d’être reconnue comme membre de cette communauté. Refuser l’excision, c’est être bannie de la communauté, affronter « l’errance, le doute, l’incertitude ». L’errance à l’est de l’Eden du groupe de référence. Le « doute et l’incertitude » ? Cela signifie que la femme non excisée n’est pas femme, elle n’est pas homme, elle ne sait pas quel rôle elle doit tenir dans la société, quel comportement elle doit adopter. L’excision fonctionne comme une école des femmes. Non pas tant parce que subitement, elles acquerraient les savoir-faire liés à leur condition de femme, comme la cuisine. Mais par l’excision, elles signalent leur consentement : elles consentent à tenir leur rôle et à s’en tenir à leur rôle. Contre le voilement et l’excision, il nous faut analyser les modalités de l’obtention de ce consentement, et non plus nous contenter de le nier. Lié à la reconnaissance par le groupe, il n’est pas libre. Martine Leleuvre écrit plus loin : « La société vous offre un statut : vous devez l’acquérir en échange d’un morceau de votre corps, de votre sexe. Là où les femmes sont circonsises17, les hommes sont eux aussi circoncis. Chaque individu est en dette par rapport à la tribu, […] l’instance du pouvoir serait le clan »18. Selon cette sociologue, cette « livre de chair » est un prix bien dérisoire au regard du statut obtenu. En situation multiculturaliste, l’individu est abandonné par l’État qui abdique son rôle de Tiers neutre et garant des droits de chacun. Seule la communauté délivre la reconnaissance constitutive de l’identité.

Martine Leleuvre a titré son article : le « devoir d’exciser ». L’argument anthropologique, comme son pendant culturaliste, fonctionne comme un coupe-circuit de l’universel. La translation du cultuel vers le culturel permet d’anthropologiser les normes sociales. Les critiquer revient alors à s’attaquer à l’humain.

L’excision est un sujet archétypal pour mesurer ce qu’implique le multiculturalisme : il réclame l’empathie envers une pratique communautaire qui ne devrait pas être jugée selon nos standards mais selon ceux de la communauté qui la pratique. La grille de lecture doit être différenciée. Il convient donc de combattre ce marquage du corps, stigmate volontaire et totalisant, qui permet la circulation de la femme comme bien, sans en rester à des arguments moralisateurs sur la violence infligée, réelle mais qui est une conséquence non recherchée. Trop souvent, en réduisant l’excision à un acte barbare, nous mettons en avant les conditions dangereuses et douloureuses de sa réalisation. Piètre argument : Qu’à cela ne tienne, si l’État consentait à le dépénaliser, cet acte pourrait être réalisé dans des conditions optimales, chirurgicalement, selon nos standards. L’argument s’effondre et se retourne : c’est notre intolérance qui mettrait en danger les jeunes filles, les parents profitant d’un retour au pays pour faire pratiquer cet acte par une exciseuse traditionnelle, alors qu’il pourrait être effectué ici en toute sécurité ! D’ailleurs, deux médecins américains ont publié une tribune appelant à accepter cette pratique et à la faire réaliser par des professionnels de santé, sous anesthésie, parce que c’est la sécurité qui prime et qu’il est de toute façon impossible de l’interdire19. C’est une singulière défaite de l’esprit que de vouloir admettre une pratique parce que l’on est impuissant à la faire disparaître. Parce que c’est une pratique intériorisée, parce qu’elle ouvre la voie à la reconnaissance et à l’estime sociales, peu de filles la dénoncent, d’autant que cela reviendrait à ester ses propres parents en justice. D’où le faible nombre de procédures pénales. Face à l’emprise communautaire, il faut réhabiliter l’autonomie de l’individu.

Le multiculturalisme et l’immunité diplomatique

S’agissant du voilement, des mariages arrangés et/ou précoces, de l’excision, il nous faudrait, selon les thuriféraires du multiculturalisme, prendre conscience de nos biais occidentaux et européens d’interprétation. Il faudrait donc littéralement de changer de point de vue : Dans notre système de références morales mais aussi dans notre régime juridique, l’excision relève de la mutilation. Mais parce que les personnes et les sociétés la pratiquant ne la vivent pas comme telle, nous n’aurions pas le droit, sous peine d’être accusés de colonialisme ou d’ethnocentrisme, d’avoir recours à cette terminologie. Nous ne pourrions la condamner moralement et pénalement. C’était le sens de l’Appel contre la criminalisation de l’excision en France porté par la Revue du Mauss et Alain Caillé en 198920. On comprend la différentialisation des droits inséparable du multiculturalisme. C’est un rite pratiqué chez eux. Et ils sont chez nous, ils le sont en tant qu’individus, mais ils le sont aussi en tant que communauté. Ils ont d’autant plus besoin de ces signes d’appartenance qu’ils sont minoritaires dans une société libérale, occidentale qui ne reconnaît pas la valeur de leurs rites. Pour exister en tant que communauté, ils doivent pouvoir importer en France ces morceaux d’identité culturelle que sont l’excision ou les mariages précoces ou arrangés. On ne peut les soumettre à un droit qui repose sur des valeurs qui n’ont pas cours chez eux. Mais ils sont ici aussi chez eux. Doivent donc coexister des régimes juridiques différents. La territorialité des droits est vécue comme discriminatoire, puisque notre droit découle de notre conception du bien et du juste, qui elle-même dépend de nos valeurs européennes, libérales, occidentales.

Le dispositif multiculturaliste fonctionne comme un quartier des ambassades : les communautés humaines deviennent des territoires consulaires, des morceaux de là-bas installés ici, fonctionnant selon les règles de là-bas, que l’État reconnaît. On pourrait appliquer à ces communautés le préambule et l’article 22 de la Convention de Genève sur les relations diplomatiques de 196121 : « [ Les États étant] persuadés qu’une convention internationale sur les relations, privilèges et immunités diplomatiques contribuerait à favoriser les relations d’amitié entre les pays, quelle que soit la diversité de leurs régimes constitutionnels et sociaux, convaincus que le but desdits privilèges et immunités est non pas d’avantager des individus mais d’assurer l’accomplissement efficace des fonctions des missions diplomatiques en tant que représentants des États ». C’est la même argumentation qui est utilisée en situation multiculturaliste, la communauté devenant en effet une mission diplomatique. Les lois de l’État ne s’y appliquent pas. Ses membres bénéficient d’une immunité face au Droit territorial. C’est aussi le sens de l’Appel de la Revue du Mauss de 1989 : réclamer l’immunité pour les parents exciseurs.

Cet exemple est d’autant plus intéressant qu’il met en évidence la conséquence logique du multiculturalisme : il y a juxtaposition de communautés davantage liées à leur pays d’origine qu’à leur pays d’accueil ou d’adoption. Quant aux enfants nés ici, ils sont pris dans un conflit de loyautés entre leur pays de naissance et de vie et le pays d’origine présent sous la forme consulaire et diplomatique. Ils restent étrangers à leur pays, établissant avec ce dernier des relations d’amitié. On se rappelle les propos tenus le 18 janvier 2016 par Jean-Guy Talamoni, fraîchement élu comme président du parlement de la collectivité Corse : « La France est un pays ami », avec qui il veut entretenir des « relations apaisées »22. Entretenir des relations d’amitié avec le pays dans lequel on vit n’est pas la même chose que d’appartenir à la communauté nationale, c’est au contraire la mettre à distance. C’est se vivre et vouloir être reconnu comme étranger, mais comme étranger disposant de droits collectifs particuliers, dérogatoires. C’est réclamer une immunité culturelle, vecteur d’étanchéité entre le pays d’accueil et la communauté. C’est enfin vitrifier les coutumes de la communauté et développer le discours de l’authenticité.

C’est aussi dans ce cadre mental qu’il faut comprendre les propos tenus par Tariq Ramadan lors d’un forum au Moyen-Orient qui s’est tenu en juin dernier23. Il y a déclaré que les mutilations génitales féminines étaient un sujet de discussion qui devait être traité à l’intérieur de la communauté musulmane. Se défendant devant le tollé provoqué par ses propos, Tariq Ramadan a rappelé sa participation à des campagnes contre l’excision. Personne ne peut douter du fait qu’il n’approuve pas cette pratique. Le point vraiment intéressant est que pour lui seule l’autorité religieuse musulmane peut se prononcer pour l’interdiction de l’excision. C’est la communauté religieuse qui est normative, pas les États comme la France. C’est un refus de l’universalité de certaines valeurs ainsi que le rejet de la territorialité des lois. C’est la volonté de défendre la personnalité des lois : à chaque communauté ses règles, et à chaque communauté le droit de légiférer pour ses membres.

Pour les thuriféraires du multiculturalisme, c’est la reconnaissance du groupe, ses normes et ses standards qui priment sur la communauté nationale et ses lois et qui définissent l’identité d’un individu. Il n’y a donc plus de valeur universelle, il y a différentes normes, différents chemins vers le bien et le juste, et celui montré par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme n’en est en fait qu’un parmi d’autres. Les valeurs que nous défendons comme la liberté de penser, l’égalité femme-homme, sont présentées comme une vision propre à l’occident, qui correspond aux normes européennes. Elles ne peuvent s’appliquer aux communautés d’installation récente et d’origine extra-européenne sauf à pratiquer un ethnocentrisme abrasif et destructeur d’altérité. L’excision comme cas d’étude permet d’appréhender les ressorts philosophiques, anthropologiques et juridiques du multiculturalisme et de mesurer combien nos arguments pèsent peu et peinent à convaincre au-delà des personnes déjà d’accord. Parce que nous ne combattons pas pour l’essentiel : L’État-Nation garant d’un droit territorial et artisan d’un sentiment d’appartenance que les défenseurs du multiculturalisme brocardent et dénoncent quand il s’applique à la communauté nationale mais qu’ils vantent lorsqu’il concerne les communautés minoritaires. Le multiculturalisme apparaît comme un dispositif ultralibéral : multiculturalisme et ultralibéralisme concourent à détruire l’État-Nation et ses prérogatives. Les deux combattent l’universalité des valeurs. Les deux rejettent la dignité comme impératif catégorique24.

Il nous faudrait comprendre que « la république est une forme forte de la politique, une violence même faite au vivre-ensemble »25, vivre-ensemble qui, en situation multiculturaliste s’apparente à la coexistence et à la concurrence d’ordres normatifs avec le droit territorial, les communautés vivant selon leurs règles les unes à côté des autres. En régime multiculturaliste, l’État n’est vu et traité que comme un simple opérateur juridique, de même rang que celui de l’individu ou de la communauté ; les lois qu’il prescrit ne s’appliquent pas aux communautés habitant le territoire qu’il administre : « La question d’une autonomie dévolue aux groupes se pose avec une acuité particulière lorsqu’elle s’applique aux communautés religieuses dans la mesure où celles-ci peuvent constituer un ordre normatif concurrent du droit positif »26.

Or la République est un régime juridique mais c’est aussi une catégorie de l’imaginaire et un contenu fort en termes de vertu civique. À ce titre, elle repose sur le consentement vis-à-vis des lois dont la Nation décide souverainement, et dont les citoyens reconnaissent la légitimité. Cette conception politique de co-souveraineté au nom de l’intérêt général se dissout dans des revendications faussement individuelles. Nous sommes dans la logique de ce que l’État doit à l’individu (dont l’identité se définit par la reconnaissance d’un groupe), et non plus dans ce que l’individu doit aux autres, ses concitoyens et non ceux qui lui ressemblent, pour former une association politique. C’est un détournement considérable, qui porte atteinte à la communauté nationale politique, et à son État. Il nous faut donc défendre l’État-Nation et sa conception politique de la communauté nationale que régit un droit territorial qui assume de ne pas reconnaître les communautés, spécialement religieuses, comme exerçant le monopole du chemin vers la vie bonne. Par cette fermeté, nous autoriserons ce que les membres des communautés ne peuvent s’autoriser : s’enraciner en France tout en préservant les traits culturels essentiels. Une culture ne devrait pas construire sa stabilité et sa valeur sur la perpétuation de rites comme l’excision, les mariages précoces ou le voilement des petites filles. Il faut déconnecter la préservation de la communauté de la vitrification de ses pratiques les plus ostentatoires ou invasives. Comme l’écrit Will Kymlicka, « La communauté culturelle continue d’exister même lorsque ses membres sont libres de modifier les caractéristiques de la culture en question, et même s’ils trouvent que ses modes de vie traditionnels ne sont plus valables »27. Le problème posé par le multiculturalisme, et sa défense de pratiques insupportables au nom de la préservation de l’authenticité culturelle de certaines communautés, est aussi celui de l’autonomie de l’individu et de la maîtrise éthique de son destin.

Notes

4 Philosophies du multiculturalisme, Introduction, Paul May, Les Presses SciencesPo, juin 2016.

5 Ibid.

6 Qu’est-ce qu’un dispositif ?, traduction de Martin Rueff, petite bibliothèque, Rivages poche, juillet 2016.

7 On se rappelle la comparaison faite par la sénatrice Benbassa entre la mini-jupe et le voilement. Voir ma tribune :https://www.marianne.net/debattons/tribunes/hijab-day-burkini-la-femme-est-toujours-l-arme-du-crime

8 Superior people, the narrowness of liberalism from Mills to Rawls, The Times Literary, 1994.

9 Réflexions et maximes, Vauvenargues, 1746.

10 Article « A Varied Moral World » in Is Multiculturalism bad for Women?, J. Cohen, M. Howard et M.Nussbaum, Princeton University Press, 1999.

11 Rethinking Multiculturalism : Cultural diversity and political Theory, Palgrave, Macmillan education, 2ème édtion, 2005.

12 De la liberté, 1859, édition Paris Gallimard 1990.

13 La lutte pour la reconnaissance – Paris, Cerf, coll. « Passages », traduit de l’allemand par Pierre Rusch (éd. or. Kampf um Anerkennung, 1992), p 166, 2002.

14 Ibid p. 138.

15 « Le devoir d’exciser », Numéro 3 de la Revue du Mauss, premier trimestre 1989 p. 76.

16 Ibid p. 79.

17 Pour en banaliser le recours, les défenseurs de l’excision usent d’un élément de langage pratique : ils parlent de circoncision féminine, qui vise par l’analogie avec la pratique masculine à faire admettre l’excision. On interjettera que la circoncision masculine n’est pas moins une mutilation, et qu’elle est acceptée. Des pays comme l’Allemagne songent à son interdiction. Mais la circoncision ne consiste pas en l’ablation d’un organe à part entière mais à celle d’une membrane. Elle donne lieu à une fête qui voit le garçon circoncis couvert de cadeaux, ce qui étrangement n’est pas le cas avec l’excision. Enfin, qui dit que le temps passant, et l’exigence d’égale dignité se développant, cette pratique aussi ne sera pas interdite ?

18 Voir référence note 14 ,p. 78.

19 Ces deux médecins gynécologues expliquent aussi que de telles pratiques de communautés minoritaires ne diffèrent en rien de certaines procédures chirurgicales esthétiques acceptées voire valorisées par la culture majoritaire, comme les tatouages et autres gonflements mammaires et autres interventions chirurgicales esthétiques. « We are also not suggesting that people whose beliefs or sense of propriety leads them to perform these procedures on their children would necessarily accept alterations in their practices to conform to the authors’ views of what is acceptable. Rather, we only argue that certain procedures ought to be tolerated by liberal societies. We hold that the ethical issues are no different for procedures that are performed as cultural or religious expressions by a minority group than for procedures that are performed for aesthetic reasons by members of a mainstream culture.” Female genital alteration: a compromise solution, Kavita Shah Arora et Allan J Jacobs. Il est intéressant de relever l’association des croyances avec le droit de la propriété. http://jme.bmj.com/content/early/2016/02/21/medethics-2014-102375.short?g=w_jme_ahead_tab

24 Lire à ce sujet La Gouvernance par les nombres d’Alain Supiot, Fayard collection Poids et mesure du monde et l’analyse qu’il fait de l’arrêt Viking de la Cour de Justice de l’Union Européenne.

25 P-J. Salazar, Blabla République, Lemieux éditeur, 2017, p.56.

26 Paul May, op. déjà cité. Page 23.

27 Liberalism, Community and Culture, Oxford, Clarendon Press, 1989.

© Fatiha Boudjahlat, Mezetulle, 2017.

Démocratie, tyrannie des minorités, paradoxes de la majorité

À partir de l’examen d’une chronique de Frédéric Worms s’employant à critiquer l’expression « tyrannie des minorités », André Perrin propose une rigoureuse mise au point. Il se penche notamment sur deux questions. Que veut-on dire quand on invite à « respecter les minorités » ? S’agit-il de respecter leurs intérêts particuliers, ou bien de respecter les droits inaliénables de tout être humain ? Et pour « protéger les minorités », faut-il aller jusqu’à la promotion de privilèges ? Ce qui conduit à réfléchir sur la question de la volonté générale dans son rapport au concept de majorité et sur celle de la non-coïncidence entre majorité parlementaire et majorité populaire, entre loi électorale et légitimité.

Le 22 septembre 2016 le journal Libération publiait une chronique de Frédéric Worms intitulée « D’une tyrannie à l’autre ou le piège des éléments de langage »1. Partant d’une récente déclaration d’un ancien président de la République dans laquelle celui-ci fustigeait la « tyrannie des minorités », l’auteur nous invitait à critiquer cette expression dans laquelle il voit le détournement « habile » mais « inadmissible » de la célèbre formule de Tocqueville qui fait de la « tyrannie de la majorité » l’écueil le plus dangereux du régime démocratique :

« il peut dégénérer en abus de pouvoir et en «tyrannie», précisément s’il ne respecte pas les minorités (et d’abord, selon lui, les opinions minoritaires, l’opposition). Régime où seule la majorité peut être «tyrannique», et dont c’est l’un des dangers mortels.
Mais dès lors parler de tyrannie des «minorités», ce n’est pas seulement contradictoire avec la démocratie, c’est rechercher un double effet pervers pour la démocratie. Car c’est souhaiter implicitement deux choses, également graves et inadmissibles. C’est d’abord rendre implicitement souhaitable la tyrannie de la majorité, elle-même ! Et en outre, c’est le faire contre les minorités, en figeant ces dernières non plus dans des opinions mais dans des «identités», et en incitant contre elles non plus à la critique, mais à la discrimination. C’est refuser le principe central de la démocratie non tyrannique, qui consiste à protéger les minorités. […] La tyrannie des minorités n’est donc qu’un habile piège rhétorique de plus, pour redoubler le danger réel revenu, qui est celui d’une tyrannie aggravée de la majorité. […] Il faut donc plus de vigilance encore que jamais. Et dans cette vigilance, il faut exercer celle qui porte sur le langage, sans attendre qu’il soit trop tard ».

On peut résumer ainsi les thèses de l’auteur de ces lignes :

1 – Il n’est pas légitime de parler d’une tyrannie des minorités car dans une démocratie seule la majorité peut être tyrannique, ce qui se produit lorsqu’elle ne « respecte » pas les minorités et c’est, comme Tocqueville l’a bien vu, le principal danger qui menace ce régime politique.

2 – Ceux qui évoquent une possible tyrannie des minorités sont des rhéteurs qui souhaitent discriminer les minorités en imposant une tyrannie de la majorité.

La tyrannie des minorités et les pièges du langage

Peu importe ici que ce soit un homme politique, ancien président de la République et manifestement désireux de le redevenir, donc vraisemblablement animé par des préoccupations électorales, qui ait parlé de « tyrannie des minorités » car indépendamment de sa personne la question d’une possible tyrannie des minorités se pose bel et bien, et pas d’aujourd’hui. Ainsi Philippe Raynaud, qui n’a jamais été candidat à la magistrature suprême, pouvait-il conclure, il y a presque 25 ans, un article remarquablement instruit de l’histoire du droit constitutionnel américain de la façon suivante : « Il n’est donc pas abusif de dire que, aujourd’hui, la menace d’une « tyrannie des minorités » se substitue à celle, dénoncée par Tocqueville, d’une « tyrannie de la majorité »2. De même, s’appuyant sur les travaux de Roberto Michels et de Mancur Olson, Raymond Boudon pouvait affirmer beaucoup plus récemment que « ce qui menace les démocraties et la démocratie française plus que d’autres, c’est en fait la tyrannie des minorités plutôt que la tyrannie de la majorité »3. On ne se laissera donc pas impressionner par la formule dogmatique du chroniqueur de Libération selon laquelle « seule la majorité peut être tyrannique ». Cette formule permet tout au plus de donner un sens à son étrange assertion selon laquelle « parler de tyrannie des minorités » serait « contradictoire avec la démocratie ». En effet on ne voit pas bien, à proprement parler, où est la contradiction. En toute rigueur « parler » de quelque chose, que ce soit de la tyrannie des minorités ou de quoi que ce soit d’autre, n’est pas contradictoire avec la démocratie. Ou alors, si l’on veut dire que la tyrannie est contradictoire avec la démocratie, ou plus rigoureusement qu’elle lui est contraire, c’est vrai, mais c’est vrai quel que soit le sujet qui exerce cette tyrannie, la majorité ou une minorité. M. Worms veut manifestement dire autre chose que ce qu’il dit. Il veut sans doute dire qu’à partir du moment où l’on présuppose que seule la majorité peut être tyrannique, aucune minorité ne peut l’être, ce qui est incontestablement vrai, mais purement tautologique.

Ce n’est pas tout car Frédéric Worms poursuit sa démonstration en soutenant que parler de tyrannie des minorités, c’est « rendre implicitement souhaitable la tyrannie de la majorité ». Il suppose donc que les propositions « la tyrannie des minorités n’est pas souhaitable » et « la tyrannie de la majorité n’est pas souhaitable » sont des propositions contradictoires : on ne pourrait pas refuser à la fois la tyrannie de la majorité et la tyrannie des minorités. Mais s’il en est ainsi, celui qui, comme M. Worms lui-même, refuse avec la dernière énergie la tyrannie de la majorité doit alors confesser qu’il souhaite la tyrannie des minorités.

Pour sortir de la confusion et déjouer les pièges de la rhétorique, il faut, comme Frédéric Worms nous y invite, exercer la vigilance « qui porte sur le langage », et le faire avec un peu plus de vigilance qu’il ne le fait lui-même. La majorité devient tyrannique, nous dit M. Worms, si elle « ne respecte pas les minorités », si elle ne respecte pas « les opinions minoritaires » alors que « le principe central de la démocratie non tyrannique » consiste à « protéger les minorités ». Cependant il ne nous dit pas ce que signifie « protéger » » les minorités ni « respecter » leurs opinions, en sorte que les silences de son langage autorisent diverses interprétations. Puisque c’est à Tocqueville que Frédéric Worms se réfère, c’est d’abord auprès de cet auteur que nous chercherons une réponse à ces questions.

Tocqueville et la protection des minorités

Ce qui chez Tocqueville fonde la possibilité d’une tyrannie de la majorité c’est cette détestable maxime « qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire »4. Si donc la loi de la majorité fonde la légitimité de la décision prise conformément à la volonté qu’elle a exprimée dans le vote, cette légitimité n’est pas sans bornes : elle trouve sa limite dans une autre légitimité, plus élevée :

« Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi, c’est la justice. La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple […] Et quand je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain »5.

On reconnaît sans difficulté dans cette loi générale de justice qui vaut pour le genre humain tout entier ce que l’on appelle communément le droit naturel. Et l’on comprend alors ce que signifie respecter les minorités : non pas respecter leurs intérêts particuliers, qui, en tant que tels, ne sont pas plus respectables que ceux de la majorité, mais respecter les droits inaliénables qu’elles tiennent de leur participation à la nature humaine ou au genre humain. Un exemple de Spencer permet d’en donner une illustration : « Supposez encore que de deux races vivant ensemble – Celtes et Saxons par exemple, – la plus nombreuse décidât de faire des individus de l’autre race ses esclaves. L’autorité du plus grand nombre, en un tel cas, serait-elle valide ? Sinon, il y a quelque chose à quoi son autorité doit être subordonnée »6. Il peut bien être conforme aux intérêts de la majorité de réduire en esclavage une minorité ethnique, mais si, arguant de la loi de la majorité, elle s’y employait, elle se comporterait précisément de façon tyrannique. À l’intention de ceux qui récusent le jusnaturalisme, on pourrait d’ailleurs s’amuser à donner de cette idée une version rousseauiste : la volonté générale qui n’a égard qu’à l’intérêt commun n’est pas l’intérêt de tous, simple addition de volontés particulières, qui « regarde à l’intérêt privé »7. Les intérêts particuliers des Celtes et des Saxons peuvent s’opposer entre eux, mais ils ne pourront s’accorder que sur la base de ce qui leur est commun : « c’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social […] c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée »8. Si les Saxons, plus nombreux que les Celtes, peuvent avoir intérêt à réduire ceux-ci en esclavage, cet intérêt ne peut être commun aux Celtes et aux Saxons, de telle sorte qu’une volonté majoritaire qui déciderait cette réduction en esclavage ne s’identifierait pas à la volonté générale, laquelle n’a d’autre objet que l’intérêt commun et naît quand les volontés particulières découvrent ce qu’elles ont en commun.

Toujours est-il que la référence tocquevillienne au droit naturel permet de comprendre ce que signifie « protéger les minorités », d’autant plus que Tocqueville indique lui-même comment cette protection trouve sa traduction concrète : « Le pouvoir accordé aux tribunaux de se prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois forme encore une des plus puissantes barrières qu’on ait jamais élevée contre la tyrannie des assemblées politiques »9. Dès lors que le droit naturel s’inscrit dans le droit positif à travers une constitution ou une déclaration des droits de l’homme intégrée à son préambule, il revient à une cour suprême de rejeter comme inconstitutionnelles les lois à travers lesquelles une majorité opprimerait une minorité en violant ses droits fondamentaux. Il est en revanche plus difficile de comprendre ce que signifie respecter les opinions minoritaires. En effet les opinions minoritaires ne sont, en toute rigueur, ni plus ni moins respectables que les opinions majoritaires : elles ne le sont pas du tout. Le respect, comme Kant l’a mis en évidence dans des analyses célèbres, ne peut, à tout le moins, porter que sur ce qui est plus haut que nous, sur ce qui nous dépasse infiniment. Les opinions, qu’elles soient majoritaires ou minoritaires, vraies ou fausses, en tant qu’elles sont des opinions c’est-à-dire des croyances subjectives, incertaines et infondées, ne méritent aucun respect. Là encore en disant que toutes les opinions doivent être respectées, on dit autre chose que ce que l’on veut dire. On veut dire que l’homme a le droit d’exprimer librement ses opinions et que ce droit est un droit fondamental de l’homme et du citoyen, ce qui est effectivement garanti aussi bien par le premier amendement de la constitution américaine que par l’article 11 de la Déclaration du 26 août 1789, intégrée au préambule de la constitution de la Ve République en France.

La tyrannie des minorités aujourd’hui

En France comme aux États-Unis, la protection des minorités et la libre expression de leurs opinions sont garanties par la constitution. On voit donc mal ce qui permet à M. Worms de tirer la sonnette d’alarme en évoquant « le danger réel revenu, qui est celui d’une tyrannie aggravée de la majorité », d’autant qu’il ne donne aucun exemple d’un tel danger. On n’ose croire que Frédéric Worms porte au crédit de la tyrannie de la majorité la promulgation de la loi autorisant le mariage entre personnes de même sexe en dépit de l’opposition d’une minorité qui considérait ce bouleversement comme contraire au droit naturel et dont l’opinion n’a pas été « respectée » par la majorité… Mais supposons que les manifestations, d’une ampleur considérable, organisées par cette minorité agissante aient donné lieu à des débordements violents – vitrines brisées, véhicules incendiés, permanences politiques saccagées, plusieurs centaines de policiers et gendarmes blessés – et que le gouvernement, tétanisé par le syndrome Malik Oussekine, ait renoncé à promulguer la loi, ou à l’appliquer après qu’elle eut été promulguée : est-ce la tyrannie de la majorité qui aurait été mise en échec ou la souveraineté populaire ? Et si l’on répond que c’est la souveraineté populaire, ne convient-on pas du même coup qu’elle aurait été vaincue par la violence tyrannique d’une minorité ?

Cette expérience de pensée n’est pas sans lien avec la réalité puisque le cas de figure qu’elle évoque s’est produit à plusieurs reprises dans les dernières décennies. Le 8 décembre 1986, au terme de deux semaines de manifestations et deux jours après la mort de Malik Oussekine, la majorité avait retiré le projet de loi Devaquet sur la réforme de l’université. Le 15 décembre 1995, après trois semaines de grèves et de manifestations, c’est le gouvernement Juppé qui cédait aux manifestants en renonçant à son projet de réforme des retraites. Et au mois d’avril 2006, dans des conditions analogues, le gouvernement renonçait à appliquer la loi instituant le contrat première embauche, loi qui avait été votée le 9 février par le Parlement, validée le 30 mars par le Conseil constitutionnel et publiée le 2 avril au Journal Officiel. Aujourd’hui on ne sait pas si la loi El Khomri sera davantage appliquée ni si l’aéroport de Notre-Dame des Landes verra le jour, même si la majorité issue des urnes l’a décidé depuis longtemps et même si une majorité de plus de 55% s’est prononcée en faveur de sa construction lors de la consultation populaire du 26 juin 2016.

Raymond Boudon voyait le fondement théorique de la tyrannie des minorités dans la fameuse « loi d’airain de l’oligarchie » de Roberto Michels selon laquelle les gouvernements des nations démocratiques tendent à céder à l’action des groupes de pression plutôt qu’à l’opinion publique, parfois désignée sous le vocable de majorité silencieuse. Dans la communication citée plus haut, il portait au crédit de Mancur Olson d’en avoir identifié la logique et le fonctionnement :

« lorsqu’un petit groupe organisé cherche à imposer ses intérêts ou ses idées à un grand groupe non organisé, il a de bonnes chances d’y parvenir. En effet, les membres du grand groupe, étant non organisés, ont alors tendance à espérer qu’il se trouvera bien des candidats désireux d’organiser la résistance au petit groupe organisé, et prêts à assumer les coûts que cela comporte. Chacun espère en d’autres termes pouvoir tirer bénéfice d’une action collective qu’il appelle de ses vœux, mais répugne à en assumer les coûts. Comme la plupart tendent à se tenir le même raisonnement, il arrivera bien souvent que le petit groupe organisé ne rencontre guère de résistance et que par suite il se trouve dans la position de pouvoir imposer ses intérêts et ses idées au grand groupe non organisé, en d’autres termes : au public »10.

Boudon ajoutait que cette logique se déployait avec une puissance accrue dans un pays centralisé marqué par la domination du pouvoir exécutif comme la France, car dans ce cas de figure, « la vie politique tend à être surtout ponctuée par un face-à-face entre l’exécutif et les groupes d’influence »11.

Soutenir qu’il n’y a aucun sens à parler d’une possible tyrannie des minorités et que le principal danger aujourd’hui est celui d’une « tyrannie aggravée de la majorité » est donc doublement opposé à la vérité. C’est à proprement parler une « conscience du monde renversée » qui a pour effet, sinon pour but, d’occulter les problèmes qui se posent aujourd’hui à la démocratie. Il ne saurait être question ici de résoudre ces problèmes, mais, en nous limitant à deux d’entre eux, de montrer qu’ils se posent et comment ils se posent.

Souveraineté populaire ou pouvoir des juges ?

Le premier problème est celui du conflit entre la souveraineté populaire et la protection des droits des minorités dès lors qu’elle est confiée au pouvoir judiciaire. Le gouvernement des juges ne risque-t-il pas alors de se substituer au gouvernement du peuple par lui-même ? Aux États-Unis la Cour suprême a joué un rôle décisif dans la lutte contre la ségrégation raciale dont la minorité noire était victime en dépit du Quinzième amendement de la Constitution. Celui-ci dispose que « le droit de vote des citoyens des États-Unis ne sera dénié ou limité par les États-Unis, ou par aucun État, pour des raisons de race, couleur, ou de condition antérieure de servitude ». Cependant nombre d’États du Sud s’étaient employés à contourner cette disposition au moyen de divers subterfuges, par exemple en subordonnant la possibilité de voter au paiement d’un impôt électoral ou à la réussite de tests d’alphabétisation (Literacy tests) qui en excluaient de facto la population noire, majoritairement pauvre et illettrée. L’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême imposa l’égalité électorale et rendit donc effectif le Quinzième amendement en restreignant les pouvoirs des États et en les homogénéisant politiquement12.

S’agissant d’un principe aussi fondamental que celui de l’égalité de tous les citoyens, quelle que soit la couleur de leur peau, devant le droit de vote, la légitimité de la jurisprudence de la Cour ne pouvait guère être mise en doute. Cependant, comme l’écrit Philippe Raynaud, « le poids du judiciaire dans le « gouvernement » des États-Unis produit aussi des effets assez contestables du point de vue de la légitimité démocratique et de l’efficacité »13. Pour s’en tenir à un seul exemple, la discrimination positive (affirmative action), qui était au point de départ un simple moyen, provisoire, transitoire et exceptionnel pour atteindre des objectifs politiques définis, a acquis la valeur d’un principe constitutionnel. Dès lors elle « est devenue le moyen général de promotion des « minorités » les plus improbables, très au-delà de ce que nécessitait leur défense contre la « discrimination », et elle a conduit à négliger les aspects proprement « sociaux » (et « sécuritaires » …) de la question noire. […] de la même manière, l’absence ou le sous-développement de ce qui, sous d’autres cieux, améliore la condition féminine, rend de fait la carrière des femmes plus difficile, ce qui se traduit à la fois par des rapports très tendus entre les deux sexes et par la revendication de ce qu’il est impossible d’appeler autrement que des privilèges légaux pour les personnes de sexe féminin »14.

Aujourd’hui l’opposition des libéraux (aux États-Unis ce terme désigne les « progressistes ») et des conservateurs correspond au conflit de ceux qui préconisent une extension du pouvoir interprétatif de la Cour Suprême, le judicial activism, afin de promouvoir, plutôt que le développement des droits « sociaux », celui des droits « sociétaux » de multiples minorités et de ceux qui préconisent au contraire le judicial restraint, c’est-à-dire une interprétation minimaliste des amendements de la constitution, conforme à l’intention originaire des constituants et limitée par elle, qui préserve le pouvoir de légiférer des différents États. Ainsi en prolongeant le mouvement antiségrégationniste de conquête des droits politiques et sociaux, le mouvement féministe d’une part, celui des diverses minorités sexuelles d’autre part, ont donné à cette lutte appuyée sur le droit et le pouvoir des juges une coloration différente qui, écrivait Philippe Raynaud en 1992, « mène de l’individualisme le plus radical à l’auto-enfermement des individus dans leur groupe de référence » de telle sorte que « la quête de l’universalité démocratique aboutit à nier l’existence d’un monde commun entre les différentes composantes de la société »15.

Cette évolution n’est évidemment pas propre à la civilisation américaine. Elle correspond à un mouvement que Pierre Manent a mis en évidence à propos de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « on pourrait dire que les droits du citoyen l’avaient emporté sur ceux de l’homme, qu’au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, on s’intéressa davantage à l’inscription politique des droits humains dans le cadre d’un État national qu’à l’affirmation générale des droits en tant que tels. Les droits de l’homme étaient politiquement ou socialement spécifiés : droit de vote, droit au travail, droit des nationalités »16. On voit que le combat contre la ségrégation raciale aux États-Unis, appuyé sur le pouvoir du tribunal de se prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois, conformément à ce qui était préconisé par Tocqueville, s’inscrivait dans cette séquence. Cependant, poursuit Pierre Manent, « l’insistance mise sur les droits de l’homme aujourd’hui a incontestablement un accent antipolitique, une saveur an-archiste au sens étymologique du terme : on préfère l’homme au citoyen, on tend à rejeter les contraintes collectives liées à la citoyenneté »17. Ainsi la critique marxienne des droits de l’homme n’était pas totalement infondée, qui n’avait pas été aveugle à leur logique individualiste, donc à leur puissance de déliaison. Le développement de cette logique, qui est celle de la modernité démocratique, conduit à privilégier non plus le droit du citoyen à participer à la vie civique et à la décision collective, mais le droit privé de l’individu à faire reconnaître par la collectivité la singularité de sa nature et de ses choix, c’est-à-dire sa différence. La souveraineté du « c’est mon choix ! » s’est substituée à celle du « c’est notre choix. ». Marcel Gauchet a parfaitement décrit ce processus revendicatif en vertu duquel « c’est au titre de son identité privée qu’on entend compter dans l’espace public »18, ce qui conduit à une reconfiguration des rapports de la société civile et de l’État dans laquelle c’est à l’infinie diversité de celle-là qu’il revient de déterminer les fins de l’activité humaine tandis que c’est de celui-ci qu’on attend qu’il en reconnaisse la légitimité et qu’il leur donne les moyens de se réaliser : « on en est venu peu à peu à s’intéresser moins aux instruments du pouvoir des majorités qu’aux moyens de protéger les minorités »19. Dès lors le juridique tend à l’emporter sur le politique, puisque c’est au droit qu’il appartient de protéger les minorités : « davantage que des façons les plus directes et les plus sûres d’atteindre les buts définis par la volonté générale, on s’est mis à se tracasser des façons de contrôler la légalité, voire la légitimité constitutionnelle des décisions du législateur. La régularité des procédures en est venue à prendre le pas sur l’objet de la délibération ou de l’action publique. Nous avons glissé insensiblement dans une démocratie du droit et du juge »20. Ce glissement est corrélatif d’une évolution de la démocratie libérale selon laquelle le versant libéral, appuyé sur la primauté de la société civile, tend à prévaloir sur le versant démocratique, appuyé sur la primauté de l’État.

Volonté majoritaire et volonté générale

Le second problème est celui du rapport de la volonté générale et de la majorité : à quelles conditions la volonté de la majorité peut-elle s’identifier à la volonté générale et quelles sont les procédures qui permettent de produire une majorité qui puisse revendiquer cette légitimité ? On l’a vu, la volonté générale n’est pas la somme des volontés particulières, mais la volonté qui n’a d’autre objet que l’intérêt commun, qui découle de ce que les volontés particulières ont en commun, non pas les particularités qui peuvent les diviser et les opposer, mais la raison qui leur est commune : elle est donc volonté du raisonnable ou de l’universel. Or une majorité peut être une faction réunie autour d’intérêts particuliers dont la satisfaction pourrait être voulue par le plus grand nombre, mais non pas par tous : c’était le sens de l’exemple de Spencer donné plus haut. Il en résulte donc que seule l’unanimité peut garantir l’universalité de la volonté générale. Ainsi que l’écrit Rousseau : « plus les avis approchent de l’unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante »21. Cependant l’unanimité est de facto très difficile à obtenir et ne pourra donc être qu’approchée, comme le suggère la formule de Rousseau et comme le dira Sieyès : « L’unanimité étant une chose très difficile à obtenir dans une collection d’hommes tant soit peu nombreux, elle devient impossible dans une société de plusieurs millions d’individus. […] Il faut donc se contenter de la pluralité »22. Même dans une communauté assez restreinte pour que l’obtention de l’unanimité soit envisageable, il serait contestable d’en faire le critère et la garantie de la volonté générale car le veto d’une seule voix suffirait à invalider la volonté de toutes les autres, de sorte que c’est la tyrannie de la minorité sous sa forme la plus radicale qui serait ainsi instaurée. Dans une communauté plus vaste, le problème ne se pose pas et c’est la majorité qui devient le substitut de l’impossible unanimité, ce que Rousseau admet puisque pour lui seul le pacte social exige un consentement unanime, tandis que pour le reste « la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres »23.

Il n’en demeure pas moins que la volonté générale n’est pas telle par le nombre, mais par l’intérêt commun qu’elle vise. Il faut donc qu’elle ne soit pas aveuglée par l’intérêt particulier, il faut qu’elle se détermine en faisant taire les passions, il faut qu’elle puisse se soustraire à l’influence des démagogues qui flattent et entretiennent celles-ci. Le danger de l’aveuglement populaire a été perçu dès la naissance de la démocratie dans l’Athènes du Ve siècle, bien avant Platon. Hérodote déjà montre, au livre V des Histoires, qu’il est aisé de tromper le peuple et Thucydide, pour qui son manque de clairvoyance est une évidence24, crédite Périclès d’avoir régulièrement combattu les emportements populaires, allant jusqu’à renoncer à réunir ses concitoyens lorsqu’il avait une raison de redouter qu’ils ne prissent, sous l’effet des passions, une décision malencontreuse : « Périclès, convaincu qu’il avait raison de s’opposer à toute sortie, évitait de convoquer soit l’Assemblée, soit une réunion quelconque. Il craignait qu’une décision fâcheuse ne fût prise à la suite de délibérations au cours desquelles les Athéniens se laisseraient guider par la passion plus que par leur jugement »25. Si la volonté générale doit naître d’une délibération sereine où les entendements s’éclairent mutuellement dans le silence des passions, elle peut malaisément jaillir des mouvements impétueux d’une foule impatiente et mal informée. Elle suppose fondamentalement l’instruction et conjoncturellement une lente élaboration que la réunion du grand nombre ne permet guère. Comme le dira Durkheim : « De là ces conseils, ces assemblées, ces discours, ces règlements, qui obligent ces représentations à ne s’élaborer qu’avec une certaine lenteur. Nous pouvons donc dire en résumé : l’État est un organe spécial chargé d’élaborer certaines représentations qui valent pour la collectivité. Ces représentations se distinguent des autres représentations collectives par leur plus haut degré de conscience et de réflexion »26. Cette élaboration est donc davantage compatible avec le principe de la représentation et avec les médiations de la démocratie parlementaire. Cependant cette solution est elle-même source d’un nouveau problème, celui de la coïncidence de la majorité populaire et de la majorité parlementaire. Deux exemples permettront d’en prendre la mesure.

Majorité populaire et majorité parlementaire. Loi électorale et légitimité

À la fin des années 70, il y avait à l’Assemblée nationale une majorité en faveur de l’abolition de la peine de mort. En même temps, selon un sondage Figaro-Sofres du 23 juin 1978, 58% des Français étaient favorables au maintien de la peine capitale. À l’automne 1978 un groupe de députés UDF conduit par Pierre Bas ainsi que le groupe socialiste tentèrent de la faire abolir indirectement en votant des amendements contre les crédits destinés à l’entretien de la guillotine et à la rémunération du bourreau, mais le gouvernement imposa un vote bloqué pour s’opposer à ces amendements. Le 15 juin 1979, la commission des lois de l’Assemblée vota l’abolition, mais là encore le gouvernement, soucieux de l’état de l’opinion publique, œuvra pour empêcher que la proposition de loi inscrite à l’ordre du jour fît l’objet d’un vote. C’est seulement le 18 septembre 1981 que l’abolition fut votée à une écrasante majorité (363 voix contre 117) et promulguée le 10 octobre. Cependant le 9 octobre, un sondage Figaro-Sofres indiquait que 63% des Français étaient favorables au maintien de la peine capitale. On peut conjecturer avec vraisemblance que si le peuple avait été consulté par la voie référendaire, il aurait refusé l’abolition. Dans ces conditions, faut-il considérer que la volonté générale émane de la majorité parlementaire ou de la majorité populaire ? Le même problème s’est posé plus récemment avec le referendum de mai 2005 où la majorité populaire rejeta le projet de traité constitutionnel européen alors que la majorité parlementaire l’eût adopté, comme en témoigna trois ans plus tard la ratification par le Congrès de sa reformulation dans le traité de Lisbonne.

Il n’est pas facile non plus de s’accorder sur les mécanismes électoraux susceptibles de dégager une majorité qui pourra revendiquer légitimement l’identité de sa volonté et de la volonté générale. Là encore, deux exemples permettront de s’en assurer. En novembre 2016, Donald Trump était élu président des États-Unis d’Amérique avec trois millions de voix de moins que sa concurrente, ce que certains, en particulier en France, considérèrent comme un déni de démocratie. Ce phénomène, qui ne s’était produit que quatre fois depuis l’élection de George Washington en 1789, est possible parce que l’élection américaine se fait au suffrage universel indirect : les citoyens n’élisent pas un président, mais des grands électeurs et ce sont ces derniers qui élisent un président dont le rôle est de former l’exécutif d’une fédération d’États. Or dans un État fédéral, le nombre de représentants n’est pas exactement proportionnel à la population afin que même les États les moins peuplés puissent avoir voix au chapitre. Il en va de même d’ailleurs au Parlement européen : dès les années 50 les petits États, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, avaient obtenu un nombre de sièges supérieur à celui que leur aurait assuré une représentation proportionnelle. Toujours est-il que dans le cas américain la question peut se poser de savoir si c’est la majorité des électeurs ou celle des grands électeurs qui est dépositaire de la volonté générale.

Qu’on se remémore maintenant les conditions dans lesquelles Salvador Allende a été porté à la présidence du Chili en 1970. La droite s’étant présentée divisée à l’élection présidentielle, il avait obtenu 36,2% des voix contre 34,9% qui étaient allées au candidat conservateur et 27,8% à celui de la démocratie chrétienne. Or la constitution chilienne ne prévoit pas de second tour : lorsqu’aucun candidat n’obtient la majorité absolue, c’est le congrès qui départage par un vote les deux candidats arrivés en tête. Le congrès, qui était majoritairement à droite, aurait donc pu désigner le candidat arrivé en seconde position et il aurait eu d’autant plus de raisons de le faire que celui-ci avait davantage de chances de constituer une majorité cohérente en s’alliant avec le parti démocrate-chrétien dont il s’était détaché. Il fit pourtant le choix inverse et désigna le candidat qui avait obtenu une majorité relative. Là aussi on peut se demander si la majorité dont la volonté est supposée s’identifier à la volonté générale était celle des 36,2% qui avaient voté pour le candidat de l’Unité populaire ou celle des 62,7% qui avaient voté contre lui.

Ce dernier exemple n’est pas sans intérêt pour penser notre actualité politique. En effet, le président de la République qui vient d’être élu avec 66,06% des suffrages exprimés se voit opposer que cette majorité n’en est pas une. On fait valoir que 25,38% des électeurs s’étant abstenus et 11,49% de ceux qui ont participé au vote ayant déposé dans l’urne un bulletin blanc ou nul, ce ne sont en fin de compte que 43,63% des électeurs inscrits qui se sont prononcés pour lui, autrement dit qu’une nette majorité n’a pas voulu de lui. On ajoute à cela qu’une enquête d’OpinionWay montre que 45% des électeurs d’Emmanuel Macron ont voté pour lui non pas parce qu’ils adhéraient à son programme, mais parce qu’ils attendaient de lui qu’il batte la candidate qui lui serait opposée au second tour et on en conclut que son élection ne lui donne aucune légitimité pour appliquer un programme sur lequel il n’a été élu qu’en apparence. Or ce dernier argument est parfaitement analogue à celui qui a été opposé jadis à Salvador Allende : certes, son élection était légitime puisque conforme aux institutions, mais elle ne lui donnait aucun mandat pour appliquer un programme révolutionnaire qui avait été explicitement rejeté par près des deux tiers des votants. On ne discutera pas ici la valeur de cet argument, mais on se bornera à souligner qu’on ne peut le réputer valide dans un cas et pas dans l’autre.

Peut-être faut-il se résoudre à admettre que si la loi de la majorité est coextensive à la démocratie, il n’est pour autant pas possible d’en fournir une conception qui fasse l’accord universel des esprits et qui convienne à toutes les situations historiques, autrement dit que c’est toujours en fin de compte en vertu d’une convention, par définition contingente, qu’on détermine ce qui est la majorité dans une démocratie. En ce cas, la question de la légitimité renvoie à l’acceptation de la convention, au sens où Alain écrivait : « Ce qui est juste, c’est d’accepter d’avance l’arbitrage ; non pas l’arbitrage juste, mais l’arbitrage »27. Il reste aussi que l’assurance qu’a le gouvernant élu d’être le représentant légitime de la majorité ne le dispense pas de la vertu de prudence.

Notes

2 – Philippe Raynaud « De la tyrannie de la majorité à la tyrannie des minorités » Le Débat n°69 mars-avril 1992 p.59.

3 – Raymond Boudon « Que signifie donner le pouvoir au peuple ? » Communication à l’Académie des sciences morales et politiques 27 septembre 2010, sur le site de l’ASMP https://www.asmp.fr/travaux/communications/2010_09_27_boudon.htm

4 – Tocqueville De la démocratie en Amérique Livre I, 2e partie, Flammarion 1981, p. 348.

5Ibid.

6 – Spencer Le droit d’ignorer l’État § 4.

7 – Rousseau Du contrat social II, 3.

8Ibid. II, 1.

9 – Tocqueville op. cit., Flammarion 1981 T.1 p. 172.

10 – Raymond Boudon art. cit.

11Ibid.

12 – Ce conflit n’est cependant pas terminé puisque le Texas avait adopté en 2011 une disposition (Senate bill 14), subordonnant l’exercice du droit de vote à la présentation de pièces d’identité que les Afro-Américains et Hispano-Américains étaient plus nombreux que les autres à ne pas posséder. Cette disposition a été censurée comme discriminatoire en 2014, censure confirmée en appel en 2016.

13 – Philippe Raynaud art. cit. p.51.

14Ibid. p.54.

15Ibid. p.55.

16 – Pierre Manent Cours familier de philosophie politique Ch. IX Déclarer les droits de l’homme Fayard, 2001, p.165.

17Ibid.

18 – Marcel Gauchet La religion dans la démocratie, Gallimard 1998 Folio Essais p. 134.

19Ibid. p. 96.

20Ibid.

21 – Rousseau Du contrat social, IV, 2.

22 – Sieyès Préliminaires de la constitution française Paris, 1789, p. 38.

23 – Rousseau Du contrat social, IV, 2.

24 – Jacqueline de Romilly Problèmes de la démocratie grecque, Hermann 1975 Agora p. 59-60.

25 – Thucydide La guerre du Péloponnèse Livre II, chapitre 1, 22.

26 – Durkheim Leçons de sociologie PUF 1990, p. 86-87.

27 – Alain Propos 18 avril 1923.

© André Perrin, Mezetulle 2017.

L’enjeu de la République : le rapport droits de l’homme / droits du citoyen

République, républicain, cette famille de mots passe pour usée, elle est pourtant chargée d’une tâche politique essentielle. Elle porte l’axiome de non-contradiction entre homme et citoyen.

[Ce texte, dans lequel Jean-Claude Milner reprend une thèse importante de son livre Relire la Révolution (Verdier, 2016) a été prononcé le 18 avril 2017 au Forum contre Marine Le Pen et le parti de la haine].

L’espèce humaine est une et indivisible. Les citoyennetés, en revanche, sont multiples sur la terre et sont porteuses de division, parce qu’elles coïncident avec les nationalités. Cela fait une profonde différence.

On le voit en ce moment. Tous les pays d’Europe sont confrontés à la question des migrants. Ceux-ci ne sont plus, dans les faits, citoyens d’où que ce soit. Citoyens de nulle part, ce sont des non-citoyens. Comment traiter des non-citoyens en être humains, comment leur reconnaître des droits, c’est au fond la question qui hante la vie politique depuis des années. C’est aujourd’hui la question politique par excellence.

Sauf qu’en langue française, la question avait été posée depuis longtemps. Dès 1789. C’est pourquoi on rédigea un texte appelé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’homme, qu’il soit homme, femme, vieillard, enfant, Français, Africain, Indien, etc. dès sa naissance, il appartient à l’espèce humaine une et indivisible; c’est pourquoi il est écrit que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »

Le citoyen, c’est tout autre chose : on ne naît pas citoyen, on le devient à sa majorité ; en tant que citoyen, on n’a pas les mêmes droits dans tous les pays libres ; ces droits, on peut cesser d’en jouir, parce qu’on peut cesser d’être citoyen. C’est ce qui est arrivé aux Juifs français après 1940. C’est ce qui risque d’arriver demain à des milliers de citoyens des États-Unis.

Puisqu’être homme et être citoyen, ce n’est pas la même chose, les droits de l’homme et les droits du citoyen ne sont pas identiques. S’ils ne sont pas identiques, ils pourraient se contredire. Là encore, la Déclaration des droits de 1789 a pris la bête aux cornes ; toute sa logique repose sur un axiome : jamais un droit concernant la citoyenneté ne peut contredire quelque droit de l’homme que ce soit.

Cet axiome n’a rien d’évident. Lors de leur naissance, les États-Unis l’ont directement violé en autorisant leurs citoyens à posséder, à acheter et à vendre des esclaves. Le colonialisme, y compris le nôtre, l’a violé systématiquement pendant un siècle.

À cette lumière, on comprend mieux l’enjeu de la République en France. République, républicain, cette famille de mots passe pour usée, elle est pourtant chargée d’une tâche politique essentielle. Elle porte l’axiome de non-contradiction entre homme et citoyen.

Est républicaine toute forme de gouvernement qui repose sur cette exigence : en matière de droits du citoyen, elle ne prendra aucune décision qui soit contraire aux droits de l’homme. Est républicain tout sujet politique qui s’impose de vérifier à chaque occasion si les décisions du gouvernement, la conduite des fonctionnaires, les sentences des juges respectent l’axiome de non-contradiction.

Or, de nos jours, une doctrine a commencé de se répandre. Certes, elle ne dit pas de mal de la république ; il lui arrive même de la glorifier, mais sur l’axiome de non-contradiction elle opère un déplacement radical. J’entends soutenir de plus en plus souvent que nous devons préserver notre mode de vie contre les irruptions étrangères. Bien entendu, l’immigration est mise en cause, mais pas seulement elle. A terme, les mœurs et les opinions deviendront des cibles.

Ôtons une bonne fois les ornements de la bienséance. Quand on parle de notre mode de vie menacé, parle-t-on seulement des cochonnailles et des boissons alcoolisées ? Bien sûr que non. On parle aussi et surtout des droits du citoyen français. On insinue que, trop largement entendus, les droits de l’homme portent atteinte aux droits du citoyen.

Non seulement on renonce à l’axiome de non-contradiction qui fonde la république, mais on y renonce doublement. D’une part, on considère que les droits de l’homme contredisent les droits du citoyen, d’autre part, on souhaite que les droits du citoyen, pour se défendre, peuvent priver certains êtres humains de leurs droits. Cette doctrine, je l’entends répéter chaque jour. Peu importe qu’on avance souvent des arguments pratiques : l’équilibre de la sécurité sociale, l’ordre public etc. En réalité, il s’agit des principes. Sachons bien que les difficultés pratiques ont ceci de propre qu’elles sont toujours solubles; en revanche, les manquements aux principes sont irréparables.

L’histoire devrait nous éclairer. Les propos que tient le Front national, on les trouve dans les années 30. Qui plus est, on les trouve formulés par les plus grandes plumes. Certaines d’entre elles passaient alors pour des gloires de la République. De cette corruption des esprits, on sait les conséquences. Elle annonçait les manquements de 1940 et l’abandon du nom même de République. Plus rien alors n’arrêta la chute; vinrent les persécutions et les rafles.

Croire aux droits de l’homme et croire aux droits du citoyen, de telle façon que les premiers servent d’étalon de mesure aux seconds, c’est être républicain. Croire que les droits de l’homme sont opposables aux droits du citoyen quand d’aventure ceux-ci enfreignent les premiers, c’est être républicain. Croire en revanche que les droits du citoyen ne sont jamais opposables aux droits de l’homme, croire que les droits de l’homme sont opposables à tout autre droit, s’agirait-il même des droits de Dieu, c’est être républicain. Identifier les manquements aux principes, pour en dénoncer les auteurs et les combattre, c’est passer de la croyance aux actes.

© Jean-Claude Milner, Mezetulle, 2017.

[À lire en complément très utile de ce texte l’échange ci-dessous entre les commentateurs et l’auteur.]

Condorcet, les droits des femmes

Comme chaque année le 8 mars, nous avons droit à une overdose à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes (on entend et on lit encore « Journée de LA femme » – comme si on était au zoo, à considérer une espèce distincte). Une lecture de l’ouvrage de Condorcet Sur l’admission des femmes au droit de cité est plus que jamais opportune : l’opuscule n’est pas long, et on peut le lire toute l’année. En voici un extrait.

« Les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes, ayant les mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes : et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens. »
Condorcet, Sur l’admission des femmes au droit de cité (1790) dans les Œuvres complètes éd. Arago, volume X1.

C’est aussi simple que cela, et tout le monde le sait ! L’argument est bref et sans réplique, encore faut-il y consentir, avec ses conséquences : il y a plus à faire qu’à dire.

 

  1. On trouve ce texte en téléchargement sur le site de l’université du Québec à Montréal []

Dossier sur le livre de J.-C. Milner « Relire la Révolution »

Récapitulation des articles en ligne sur Mezetulle consacrés au livre de Jean-Claude Milner Relire la Révolution (Lagrasse : Verdier, 2016).

En ordre chronologique :

[N.B. Le dépôt de commentaires est désactivé sur ce billet d’annonce. Merci aux lecteurs de poster leurs commentaires sur les articles proprement dits.]

« Naissances de la philosophie politique et religieuse » d’A. Baudart, lu par Anne-Marie Liger

Véritable guide de lecture, ce compte rendu par Anne-Marie Liger1 de la nouvelle édition augmentée du livre d’Anne Baudart Naissances de la philosophie politique et religieuse2 prend le lecteur par la main pour le conduire à travers quatre « fondations » qui mènent au nouage entre philosophie politique et philosophie religieuse.
Même si, comme Mezetulle, on ne souscrit pas entièrement à l’idée d’une « ère nouvelle » où le christianisme viendrait relever le moment politique antique pour lui donner sa pleine universalité, on ne peut que faire son miel de la lecture d’un ouvrage si bien informé sur les origines de la pensée politique et si attentif à celles d’un espace public fondateur qui témoigne de « l’avenir politique du passé ».

Pourquoi, dix ans plus tard, Anne Baudart a-t-elle décidé de donner une nouvelle forme à son écrit Naissances de la philosophie politique. Athènes, Rome paru en 2006 ? La réponse apparaît dès le titre de l’essai de 2016 Naissances de la philosophie politique et religieuse  avec l’appellation nouvelle de « philosophie religieuse » . Dès la préface, Anne Baudart répond à notre étonnement : « Le politique et le religieux, qu’ils le veuillent ou non […] ne peuvent totalement s’ignorer. Ils sont, à l’écoute, peut-être à l’entente, pour servir un destin de paix des individus, des peuples et des États. » (p.10). Notre société actuelle, celle du « vieil Occident » (p.9) est en pleine mutation « face aux récents bouleversements nés du dernier monothéisme venu d’Orient : l’islam », autre religion de « frères », l’identité chrétienne, aux racines judéo-chrétiennes, s’oblige à s’examiner en profondeur et à révéler ce qui fait sa spécificité (p.10).

Itinéraire : histoire de quatre fondations

Une analyse fine et pertinente nous invite donc à faire un retour sur les fondements politiques, culturels et religieux de notre Empire Monde. Nous sommes conduits sur le chemin des origines, leur développement, mais aussi leur effondrement. Ce récit peut nous mener aujourd’hui vers l’ébauche de ce Monde nouveau, politique, multiculturel, religieux, celui du vivre-ensemble auquel la réflexion philosophique donne sens, en bousculant les idées reçues pour déboucher sur « une leçon éthique forte » (p.39). La transmission de cet héritage, héritage qui n’est pas comme celui du poète René Char, « précédé d’aucun testament », nous devons nous y attacher pour « qu’il prenne place dans la voie d’un progrès culturel et spirituel dont nous portons la responsabilité du développement. » (p.40) Platon ouvre la voie à la philosophie politique après le procès en -399 conduisant injustement à la condamnation à mort de Socrate, ce dernier ayant affirmé – dans un régime démocratique : régime de liberté et d’égalité – « une éthique supérieure à la morale sociale »! (p.44)  La mort du philosophe devient objet d’interrogation car elle montre les difficultés à « instaurer un vivre et un être-ensemble, un enseignement moral et religieux, qui renvoie au « Connais-toi toi-même » et à la divinité qui est en soi. »(p.75)

Les débuts ont lieu en Grèce, ils sont ceux de la royauté mycénienne du XVe au XIIe siècle avant notre ère, suivie de la période homérique (XIIe-VIIIe siècles) : le « Moyen Âge grec », puis de l’âge dit « archaïque » (VIIIe-VIe siècle), âge «  des mutations économiques, sociales, religieuses, politiques » (p.105). Du VIe au IVe siècle, à l’âge classique, apparaît l’avènement de la démocratie athénienne, son développement puis son déclin jusqu’à la capitulation d’Athènes devant Sparte en 404 avant notre ère, conséquence des ravages des trente années de la guerre du Péloponnèse. « La magie d’Athènes ne faiblit pas, son aura intellectuelle, littéraire, politique, philosophique », (p.67) s’étend sur les bords de la Méditerranée jusqu’à Rome où celle-ci décide de rejeter en 510 avant notre ère la domination royale et de proclamer la République qui, elle, durera six siècles. En l’an -4 de notre actuelle datation, naissance de Jésus en Palestine, alors province romaine. Jésus est l’« âme » d’une religion nouvelle : le christianisme, dont on a vu la popularité se développer dans le monde romain et engendrer une véritable « révolution ». Le 24 août 410 après Jésus Christ, la prise de Rome par Alaric, roi des Wisigoths, annonce la fin de l’Empire romain qui aura lieu en 476.

De cette longue histoire des fondations qui sont au nombre de quatre : « Athènes », « la République de Rome », « Rome, l’Empire et le christianisme » et « Une ère nouvelle » surgit la philosophie politique et religieuse. Celle -ci est relatée par l’auteur au travers des dires et écrits de grands hommes, philosophes ou politiques à commencer par Socrate, son disciple Platon, puis Aristote, le sénateur-consul et philosophe, Cicéron, Augustin philosophe et théologien, pour conclure avec l’apôtre Paul.

Fondation I : Athènes

Le questionnement sur les origines est, pour l’auteur, le propre de la démarche philosophique. Aussi « les commencements inauguraux et les aléas de la démocratie grecque, de la République romaine, de l’Empire, de la res publica christiana, l’intéressent-ils au premier chef» (p.42). Or ce regard sur le passé influence notre modernité héritière du legs des origines. C’est là l’intérêt majeur de l’ouvrage.

« Entre le VIIIe et le VIIe siècles avant notre ère, naît, en Grèce, la Cité-État (polis) (p.85) ». Ce sont « l’importance dévolue à la parole, la consécration d’un espace public l’agora, la recherche d’un bien commun, le rôle assigné à l’écriture pour la rédaction des lois, une autre conception de la sagesse qui, peu à peu, s’ouvre à un plus grand nombre » qui nous amènent au passage du pouvoir détenu par un seul homme à celui « d’un acteur collectif de la vie politique : le démos ». Ces nouveautés – première fondation – donnent naissance à la politique pensée peu à peu comme la « chose de tous les citoyens », complétée par l’apparition de sages « maîtres de vérité », sortes de médiations entre le divin et l’humain, poètes et prophètes à la fois » (p.103) qui proposent un savoir de vérité à partager, « augurent de la prochaine philosophia ».

« L’âge d’or » de la démocratie directe athénienne connaît une certaine apogée durant le règne de Périclès. La parole – logos – se voit libérée, mais cela n’empêche pas, chez un grand nombre, une certaine apathie que Périclès va combattre en instituant des rémunérations publiques pour quelques-unes des fonctions civiques. Cette pratique est dénoncée par Platon car elle transforme la politique en métier (p.131).

Lentement cet équilibre exemplaire réalisé au Ve siècle avant notre ère va se fissurer, « le dèmos, peu à peu, se fatigue de la vertu et se mue lentement en ochlos, foule bigarrée aux intérêts diversifiés et contradictoires, la corruption s’installe sur maints fronts et la politique se professionnalise à outrance » (p.140). Platon s’insurge contre cette anarchie intégrale où «personne ne veut obéir ; tous veulent commander ».

Telle est devenue l’Athènes démocratique, « celle qui a condamné Socrate, sans savoir vraiment ce qu’elle faisait », sauf qu’elle était persuadée de respecter le principe d’égalité entre tous les citoyens ; or par cet acte de condamnation « elle se fourvoie dans l’appréciation du bien politique et moral qu’est la justice. » La justice véritable est proportion, égalité géométrique. (p.151). Socrate est habité par la passion du Juste.

Platon et son proche disciple Aristote « examinent les conditions du meilleur vivre ensemble » : finalité de la politique, ce qui est pour Aristote « le bien proprement humain ». Pour cela l’éducation se tient au centre des préoccupations de deux philosophes grecs, comme elle le sera pour les successeurs anciens et « modernes » (p. 168). Pour Platon « l’éducation est vue comme ce qui parvient à élever la naturalité politique de l’individu humain jusqu’à la citoyenneté » (p.157).

Reste la question fondamentale à laquelle la philosophie grecque cherche à répondre et qu’elle transmettra au monde : est -ce, « pour l’homme fait pour vivre avec d’autres que lui », la loi naturelle ou les normes artificiellement sociales du politique, qui déterminent le vivre-ensemble ?

Fondation II : la république de Rome

Quoi qu’il en soit la politique est ce qui a trait au domaine public ; elle s’incarne, au VIe siècle avant notre ère, à Rome qui « expulse » ses rois et fonde la res publica : avènement d’un espace public de nature politique. La République s’étend à Rome sur six siècles de transformations sociales, d’expansions militaires et territoriales. Malheureusement, la République connaît en son sein des luttes fratricides qui font réagir, au Ier siècle avant notre ère, Cicéron, « fidèle disciple de ses maîtres grecs, Platon et Aristote ». Il reprend la critique platonicienne de la tyrannie du peuple (De Republica). « Il se pose en borne de rappel des vertus primitives de la République », il valorise la loi, seul « vrai lien de la société politique » ainsi que la sagesse, « apanage des meilleurs ». Cicéron a œuvré pour maintenir vivante la « chaîne sacrée » de la tradition par la tentative d’un retour aux commencements ; il n’est pas entendu et meurt assassiné en 43 avant notre ère au moment de l’installation au pouvoir d’Auguste Princeps. Ce dernier proclamera l’Empire de Rome – l’Empire d’Occident – qui connaîtra cinq siècles d’existence.

Fondation III : Rome, l’Empire et le christianisme

Si cette période voit resurgir la grandeur de Rome, ses conquêtes et son expansion territoriale, apparaît peu à peu une religion populaire : le christianisme, « perçue par les politiques comme un foyer possible de dissidences à combattre et à museler ». C’est le commencement des persécutions, en particulier sous Néron (37-68 de notre ère), ce qui n’empêche pas le christianisme de se répandre dans tout le bassin méditerranéen.

Au Ve siècle à Carthage, sur la terre africaine, province de Rome, domine la stature d’Augustin, qui réalise à lui tout seul le croisement culturel du paganisme et du christianisme. Le philosophe nourri par la tradition gréco-latine, après une jeunesse « païenne » se convertit, devient évêque d’Hippone et assiste, accablé, au déclin de l’Empire romain. Augustin est tiraillé par ce que vit la Rome chrétienne, attirée à la fois par les séductions du paganisme et par sa volonté d’instaurer une politique « pure ». Son immense ouvrage La Cité de Dieu relate implicitement les difficultés rencontrées, la lutte entre le Bien et le Mal pour chaque homme mais invite le peuple de Rome à opérer une conversion.

La voie « archéologique », celle des premiers commencements, qu’Augustin attribue à Platon, la voie du paganisme est porteuse d’une valeur indéniable, celle de « disposer au christianisme ». Ainsi Augustin reconnaît que Rome a participé, même pécheresse, à l’œuvre du salut : la preuve en est donnée par « la signification providentialiste accordée au sac de Rome de 410, orchestré par Alaric ». Le philosophe chrétien veut convertir le mal en bien. Il instaure la première philosophie de l’histoire. Il crée une « métahistoire » qui fait que « commencement et fin de l’histoire des hommes forment un cercle marqué du sceau temporel du retour, plus que du progrès : le commencement est le commencement premier, révélé, d’essence religieuse, celui de la création de l’homme et du monde » (p.237).

Rome, la ville-monde, la res publica pagana, témoigne des effets provoqués par le christianisme mais elle est aussi héritière de la sagesse grecque. Est-il possible de concilier l’enseignement chrétien et la sagesse du philosophe Socrate ?

Fondation IV : une ère nouvelle

La quatrième fondation étudie ce  « passage » à une ère nouvelle et cette métamorphose qui s’opèrent à Rome : l’émergence de la res publica christiana qu’Augustin espère de ses vœux. La République romaine est dans l’ignorance des Écritures  et de leur pratique ; elle ne peut adhérer à un universalisme d’amour (agapè) présenté par l’apôtre Paul : « ni Juifs, ni Grecs, ni Barbares » et dont le Christ ressuscité est le fondateur. Il s’agit d’un retour « revolutio », non vers les origines de la république, mais vers « l’auteur de toutes choses ». Paul le rappelle dans l’Épître aux Romains (XIII, 1-2) : tout pouvoir repose sur la transcendance divine. Une seule Loi : « Tous frères ». La charité – agapè – n’est-elle pas « la loi dans sa plénitude » (Romains, XIII, 10) ? (p.291)

Si ce récit des quatre fondations débutait avec le philosophe Socrate, il se termine avec Paul, apôtre chrétien. L’un et l’autre « constituent deux figures de proue dont l’universalisme du sujet est sans doute l’axe de référence le plus fécond qui les relie à jamais » (p.300).

Anne Baudart, dans ce nouvel ouvrage, nous ouvre à un horizon plus large en faisant dialoguer la philosophie politique chrétienne et la philosophie politique païenne. C’est ce lien nouveau qui renaît sous la plume de l’auteur et qu’avait su  faire en son temps « Paul de Tarse, le converti, en faisant la part belle aux vertus grecques ». Un nouvel universalisme, de facture spirituelle, prend corps dans l’histoire des hommes.

Notes

1 – Anne-Marie Liger : enseignante en mathématiques et sciences physiques en Lycée de 1963 à 1990, fondatrice d’un Centre de Recherche Pédagogique (CERM – Centre d’Enseignement et de Recherche des Méthodes).

2 – Anne Baudart, Naissances de la philosophie politique et religieuse, Paris : Poche-Le Pommier, 2016, 2e édition revue et augmentée. La 1re édition (Paris : Le Pommier, 2006) était intitulée Naissances de la philosophie politique. Athènes, Rome.

© Anne-Marie Liger et Mezetulle, 2017.

Révolution, croyance révolutionnaire, Terreur et Déclaration des droits

Compte rendu du livre de Jean-Claude Milner « Relire la Révolution »

Le livre de Jean-Claude Milner Relire la Révolution (Lagrasse : Verdier, 2016) met en dérangement nombre d’objets politiques et intellectuels empilés et alignés sur l’étagère « révolution ». Un changement de grille de lecture se déploie. Le train des pensées couramment admises au sujet de l’idée de Révolution (et singulièrement de la révolution française1) déraille ; les vulgates, même les plus brillantes – notamment l’interprétation donnée par Hannah Arendt, mais aussi l’usage indistinct du terme « Terreur », les lectures convenues des Déclarations des droits – volent en éclats. En résulte non pas un champ de ruines, mais un travail historique et théorique à poursuivre en urgence sur le chantier d’une pensée politique délivrée « du livre de la croyance »2.

La croyance révolutionnaire

Puisqu’il s’agit de relire, c’est dès l’écriture du mot « révolution » que se signale le dérangement initial, en forme de renversement. D’ordinaire employée pour désigner des événements singuliers (que l’auteur, contrairement à l’usage, écrira avec une minuscule tout au long du livre – ex. « la révolution française »), la majuscule marque au contraire sous sa plume un substantif générique. Le gros mot « Révolution » renvoie à la « croyance révolutionnaire » qui a organisé les représentations politiques jusqu’à une date récente.

La croyance révolutionnaire a tracé en forme de modèle un parcours linéaire jalonné par des figures censées en illustrer l’idéal – révolutions française, russe, chinoise… Elle a rassemblé partisans et adversaires en structurant indissolublement leurs passions contraires. L’auteur en dissèque la morphologie. C’est précisément parce que la croyance révolutionnaire aujourd’hui décline qu’il devient possible d’en considérer lucidement la première occurrence – qui, à cet examen, va se révéler être la seule.

La révolution française peut alors être dégagée de la forme modélisante qui, d’un même geste, l’avait encensée et haïe, si bien mythifiée qu’elle en était devenue inaudible. On peut donc « relire la Révolution » parce que la révolution française est de nouveau accessible sous le régime de l’événement. On le doit, car au moment où la croyance révolutionnaire cesse de s’ériger en perspective idéale où ses figures s’entre-interprètent, il se trouve que « le lexique de la soumission et de la terreur a réapparu 2015 avec une force qu’on n’aurait pas imaginée » (p. 17).

Ce premier dérangement met en déroute un alignement idéal. Rendus à leur hétérogénéité, les empilements révolutionnaires s’écroulent, et ne laissent finalement subsister que leur première prétendue figure. À voir l’auteur soutenir que la seule révolution soit la révolution française, les doctes sourient et lèvent les yeux au ciel : n’est-ce pas proposer une autre croyance, franco-française ? Et puis l’auteur n’a-t-il pas lu les pages définitives de Hannah Arendt sur ce sujet ? Si, justement, et c’est le deuxième dérangement. Au-delà des croyants politiques, il atteint une opinion courante chez nombre d’intellectuels. En quelques pages fortement argumentées, la vision arendtienne dédaigneuse de la révolution française – issue d’une déception légitime à l’égard de la France – au profit de la révolution américaine, cette vision est ruinée. Faire de la révolution américaine une « réussite triomphale », c’est être peu regardant sur l’esclavage, sur l’anéantissement des amérindiens, sur la nécessité de guerres internes et extérieures.

Le modèle polybien

Mais comment la révolution française peut-elle rester le premier et seul objet révolutionnaire si on la dégage de la croyance qui s’en autorise et qui la recouvre ? Plus précisément : dans cette hypothèse, l’emploi même du mot « révolution » fait problème. Surgit alors le troisième dérangement : il faut changer de grille de lecture.

Le mot « révolution » fut employé le 14 juillet 1789 par le duc de La Rochefoucauld répondant à Louis XVI en un célèbre mot d’esprit : « – C’est une révolte ? – Non Sire, c’est une révolution ». Comment les deux interlocuteurs pouvaient-ils comprendre ce mot en un sens politique ? De quelle intelligibilité ce mot pouvait-il être porteur alors que personne à ce moment ne savait que la révolution française était enclenchée ? Plus largement, en se déployant, la révolution française s’est pensée et nommée elle-même comme révolution, alors que la croyance révolutionnaire n’était pas née.

Il faut pour éclairer cela recourir à la référence qui organisait alors la pensée politique et qui mentionne les révolutions comme objets politiques : les Histoires de Polybe. Ces ouvrages qui résument le savoir politique de l’Antiquité ont été enseignés dans toute l’Europe savante depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle. Selon ce modèle, les formes de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie) se succèdent de manière cyclique, la succession étant la conséquence de trois corruptions qui les affectent respectivement (tyrannie, oligarchie, ochlocratie). Le passage d’une forme corrompue à la forme suivante « saine » s’effectue par une période qui n’est pas un régime, mais un état instable et passager : la révolution. Outre cette cyclicité, le modèle polybien thématise la supériorité des régimes mixtes (thèse ultérieurement repensée par Montesquieu) combinant et tempérant les régimes fondamentaux. On néglige trop le fait que les agents de la révolution française étaient imprégnés de cette pensée.

Échec et maintien de la grille polybienne. Équivocité de la Terreur

La grille polybienne est éclairante aussi bien dans la mesure où elle fonctionne que dans celle où elle est mise en crise par un événement majeur qui pour elle était impensable. La fuite du roi Louis XVI discrédite et criminalise à jamais la légitimité de la forme monarchique. Rompu, le cycle polybien est mis en échec et dès lors seule peut être révolutionnaire une séquence visant à établir le gouvernement de tous.

Mais la grille continue cependant à fonctionner. Ce qui mène à un quatrième dérangement : il touche la représentation que nous nous faisons encore de Robespierre et de la Terreur. Car Robespierre, en 1794, souscrit au modèle polybien – ce qui le distingue de Saint-Just qui le congédie. À ses yeux, la révolution n’est pas un régime et n’a pas vocation à s’installer : elle revêt un caractère exceptionnel et temporaire, exacerbé par la guerre extérieure. D’où le statut et le nom même de Terreur, lequel dit l’éminence d’une exceptionnalité : ce nom désigne l’intervalle hors-régime, intervalle nécessaire mais qui devait tout aussi nécessairement cesser.

Il faut alors reconsidérer (cinquième dérangement) la notion même de terreur, car ce nom est équivoque. En effet, deux phénomènes distincts aussi bien par leurs manifestations que par leur intelligibilité sont trop souvent regroupés sous ce terme et en font un « nom indistinct ». Alors que durant la Première Terreur de 1792, la foule incontrôlée et l’anonymat meurtrier aveugle jouent le rôle principal, la Grande Terreur de la Convention montagnarde confère un statut politico-juridique à la violence : pour être exceptionnelle, cette Terreur n’en est pas moins pensée comme un objet réglé. Décidée par un pouvoir législatif, elle est prononcée par une autorité judiciaire publique qui la confisque à la foule, réduisant cette dernière au rôle de spectateur. Elle est exécutée par un instrument – la guillotine – qui, pour être répugnant, est néanmoins pensé comme évitement de la torture et qui place la violence légale aux antipodes du meurtre anonyme : « Tout confondre dans une même réprobation, au nom de la sensibilité, ou dans une même admiration, au nom de la raideur politique, cela relève de la non-pensée. » (p. 153)

La Déclaration des droits comme étalon

De la révolution française, il ne faut donc jamais écarter la Terreur, mais on doit s’obliger à la penser. Il faut aussi retenir les droits en tant qu’ils furent l’objet de déclarations.

Déclarer des droits ne va pas de soi, il faut pour cela surmonter l’obstacle de la vulgate polybienne renforcée par la lecture de Montesquieu ; elle raisonne en termes de formes de gouvernement. Or une déclaration suppose que certains droits ne sont pas liés à la forme du régime politique. À la différence des déclarants de 1776 aux États-Unis, les déclarants de 1789 ne pensent pas à un régime républicain ; mais autant que les États-Uniens, ils vont sur ce point bien au-delà de Polybe.

Un sixième dérangement apparaît alors, récusant une idée encore admise de nos jours. Aucune constitution et aucune législation ne sauraient se déduire de la Déclaration des droits. Le rapport rationnel qui les relie n’est pas de principe à conséquence, il est de report et de vérification. Tout dispositif constitutionnel, tout dispositif législatif peut et doit être rapporté à la Déclaration, qui fonctionne sur le modèle du mètre-étalon dans le système métrique : instrument de mesure permettant d’apprécier les dispositions réelles et de rejeter celles qui lui sont contraires. S’ensuit une cohorte de dérangements corollaires dont le plus marquant consiste à ruiner la critique marxiste selon laquelle « l’abstraction universelle » des droits de l’homme n’est que le masque d’une domination particulière – raisonnement reconverti de nos jours au service d’une culture de l’excuse notamment en ce qui touche le déni des droits des femmes. Au prétexte que le mètre-étalon est abstrait et universel, imaginerait-on récuser toute mesure concrète l’employant pour déterminer une longueur ? Cette « abstraction » que serait « l’homme des droits de l’homme » va en réalité se révéler être un noyau dur empirique très concret – septième et dernier dérangement.

Homme et citoyen. Les droits d’un corps parlant

Poser, comme l’ont fait les déclarants, la distinction entre droits de l’homme et droits du citoyen, c’est inviter à mettre entre parenthèses, « par un doute méthodique », les relations sociales déterminées historiquement, et rendre tout individu capable de s’interroger sur ce qui lui est fondamentalement dû. Pour être non-citoyen, pour être non-inclus dans un groupe social reconnu, pour être même expressément écarté de la protection des lois nationales, un être humain en perd-il tous ses droits ?

Où l’on retrouve enfin Rousseau, jusqu’alors absent des références convoquées par l’auteur. Pour que le Promeneur solitaire soit possible, il faut que personne ne soit exposé à recevoir des pierres : il faut un ensemble de garanties minimales, lesquelles, tous comptes faits, se ramènent très concrètement aux droits d’un corps parlant – ce que le système de référence des déclarants nommait « nature ». Dépouillé de tous les droits qui résulteraient de son inclusion dans une association politique particulière, un être humain conserve des droits qu’il est criminel de violer. Alors que les droits du citoyen sont liés à l’état d’un corps politique donné, ceux de l’homme (que l’auteur écrit « homme/femme »), loin de renvoyer à une figure éthérée ou relative, doivent leur constance, leur imprescriptibilité et leur universalité à une entité empirique : l’individuation d’un corps parlant. Le but de l’association politique est de ne jamais contredire les droits de l’homme, qu’il appartienne ou non à cette association, ou même qu’il en ait été expressément retranché3.

« […] la question de Marx reçoit sa réponse : pour définir le citoyen, on ne peut ignorer la constitution de la société où il est inscrit, le réseau de déterminations qui lui confèrent de nombreux traits ; ceux-ci peuvent varier suivant les temps et les lieux. Mais pour définir l’homme/femme, on n’a besoin que du corps parlant, aussi peu variable que possible suivant les temps et les lieux. Considéré en lui-même, ce corps ne devient support de droits que si l’on annule les inégalités et notamment les plus élémentaires : les inégalités de force physique entre forts et faibles doivent être réduites à rien; quels que soient les droits qu’on lui reconnaît, il ne peut en jouir effectivement que s’il est assuré de n’être pas tué comme un gibier; il ne peut échapper librement à la contrainte de l’isolement et transformer ainsi en liberté le choix de la solitude que si la multiplicité des corps parlants se projette en fraternité et non en inimitié; il ne peut inscrire son propre corps dans la réalité que s’il peut, à propos de fragments de réalité – sol, temps de loisir, objets – dire, en langue, « ceci est à moi ». Les droits classiques, liberté, égalité, propriété et quelques autres naissent et demeurent des droits du corps. » (p. 200)

L’attention du grammairien que Jean-Claude Milner n’a jamais cessé d’être est attirée par un détail de rédaction : la Déclaration n’est pas, comme on le croit en une lecture banale, celle des droits de l’homme et des droits du citoyen, mais celle des droits de l’homme et du citoyen. Les droits de l’homme doivent pouvoir être rendus explicites de manière absolue, mais pour les dire il faut des citoyens qui s’en saisissent. La Déclaration adopte donc le point de vue d’un individu à la fois homme et citoyen : s’il n’était qu’homme, aucune constitution politique ne s’aviserait de lui reconnaître ce minimum ; s’il n’était que citoyen, il serait un insecte dans une fourmilière, rouage du corps d’un grand animal politique. Le « et » de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen s’entend aussi bien en disjonction qu’en corrélation : seule une association politique peut reconnaître et garantir à l’homme ses droits, mais encore faut-il qu’elle en soit saisie et qu’elle les déclare sous le régime de sa propre extériorité4.

 

Il faut donc relire la Révolution pour prendre la mesure des errances que la croyance révolutionnaire a légitimées. Il faut relire la révolution française, les yeux bien ouverts, pour s’interroger sur le statut inouï d’une violence légale qui se pensa comme méta-politique, mais aussi pour s’emparer au plus près de la question des droits et pour mettre en urgence une politique des êtres parlants qui ne cède pas devant la « politique des choses ».

Jean-Claude Milner, Relire la Révolution, Lagrasse : Verdier, 2016.

Voir l’ensemble du dossier consacré au livre de J. C. Milner.

Notes

1 – Je suivrai dans cet article l’usage adopté par l’auteur touchant la majuscule et la minuscule du mot « révolution ».

2 – Chantier dont le volet actuel et théorique a été ouvert par l’auteur dans Court traité politique 1 La politique des choses et Court traité politique 2 Pour une politique des êtres parlants (Lagrasse : Verdier, 2011).

3 – L’auteur donne les exemples de l’étranger, du fou, de l’enfant, du criminel : ils conservent absolument les droits de l’homme en tant que ces derniers sont déductibles du statut empirique fondamental d’un corps parlant individué. On regrette à cet égard qu’il n’ait pas davantage affiné son analyse, comme l’ont fait en réalité les Déclarations elles-mêmes, car ces exemples ne sont pas équivalents. On pourrait objecter, par exemple, que la liberté (droit de l’homme) est ordinairement refusée aux criminels et dans une moindre mesure aux prévenus. En s’inspirant de la démarche de l’auteur qui raisonne ici en termes de reste (que reste-t-il des droits ?), on répondra que les droits de l’homme consistent dans ces cas à fixer des limites à la privation de liberté qui ne peut pas être totale ou telle qu’elle atteindrait l’essence même du corps parlant individué (ce qui pose la question de la peine de mort). Ainsi la Déclaration interdit « toute rigueur qui ne serait pas nécessaire » pour s’assurer de la personne d’un prévenu, elle précise que les peines doivent être « strictement et évidemment nécessaires » et donc on peut penser qu’elle garantit même au condamné l’intégrité de son corps et la possibilité de parler (par exemple écrire et même publier), ainsi qu’une portion non négligeable des libertés civiles.

4 – On pourrait ici s’inspirer des analyses de Condorcet relatives à la Déclaration des droits : il s’agit d’énoncer ce que la loi n’a pas le droit de faire et ce qu’elle a le devoir de faire afin d’assurer à chacun la jouissance de ses droits fondamentaux.

© Catherine Kintzler, 2016.