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« La République ne reconnaît aucun culte », vraiment ?

Le « moment Hanouka » à l’Élysée

En accueillant le 7 décembre une célébration cultuelle à l’Élysée, le chef de l’État français oublie qu’il est président de la République. Il commet une faute institutionnelle en enfreignant le principe de laïcité, il fait obstacle au travail des professeurs, il ravive et attise la compétition communautariste, il expose ceux qu’il prétend protéger et les réduit à une appartenance confessionnelle, il confond la Nation avec un amas de grumeaux convictionnels et identitaires.

Le 7 décembre Emmanuel Macron a accueilli à l’Élysée l’ouverture de la Hanouka, fête cultuelle juive célébrée par le grand rabbin Haïm Korsia1. Ce faisant, le chef de l’État oublie qu’il est président de la République française « indivisible, laïque, démocratique et sociale » (art. 1er de la Constitution) et commet une faute institutionnelle majeure. L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905, qui dispose « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », est manifestement enfreint par cette célébration au sein d’un palais national abritant un organe essentiel de l’exécutif.

Avancer, comme le font quelques membres du gouvernement à la peine pour sauver et minimiser ce faux pas, que « la laïcité n’est pas contraire aux religions », consiste à s’appuyer sur un des principes du régime de laïcité pour récuser l’autre. Le régime de laïcité distingue en effet deux domaines et n’a de sens que dans le maintien de cette dualité. Il n’est pas contraire aux religions dans l’espace civil, dans l’ordinaire de la vie sociale qui jouit, dans le cadre du droit commun, de la plus grande liberté. Mais il impose l’abstention en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, à tout ce qui participe de la puissance et de l’autorité publiques – magistrats et agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, bâtiments publics, lieux affectés à l’exercice de la puissance publique, législation, discours officiels : c’est le principe de laïcité proprement dit. Dire que l’Élysée et que le président de la République dans l’exercice de sa fonction échappent au domaine soumis à ce principe est donc faux. C’est aussi dire une bêtise : car s’ils sont rendus constamment à une condition ordinaire et extraits du domaine de la puissance publique, alors la symbolique de l’un et la magistrature de l’autre sont effacées.

À moins que cet éminent contre-exemple et ce pitoyable sophisme viennent enrichir le catalogue de ce qu’il faut éviter en matière de laïcité, on se demande comment vont faire les professeurs chargés d’enseigner les principes de la République dans le cadre de l’EMC2. Comment par exemple expliquer aux élèves qu’on doit interdire à l’école publique le port de tenues manifestant une appartenance religieuse, mais que le président peut, dans l’exercice de ses fonctions, cautionner tel ou tel culte ? Leur savonner ainsi une planche déjà bien glissante n’était vraiment pas opportun.

Cette faute institutionnelle est le prix, l’habillage un peu trop large, d’une bévue politique qu’on aggrave en voulant la masquer. En prétendant faire un geste envers les juifs meurtris par le pogrom du 7 octobre et visés en France par d’alarmantes déclarations et actes antisémites qui vont jusqu’au crime, Emmanuel Macron entendait peut-être corriger une erreur antérieure. S’il voulait, comme cela était normal et attendu, marquer sa condamnation de l’antisémitisme, pourquoi avoir refusé de participer à la marche du 12 novembre pour la République et contre l’antisémitisme ? Celle-ci avait lieu sur la voie publique, elle réunissait des personnes de toutes origines, de toutes croyances et incroyances, elle ne prenait pas parti pour une « confession » et seules les couleurs bleu, blanc, rouge du drapeau de la République française y furent affichées. Participer est même un mot trop fort : on peut comprendre qu’un président de la République hésite à déambuler dans une manifestation ; il lui eût suffi de faire visiblement acte de présence en s’y rendant quelques instants afin de saluer les présidents des deux chambres.

En affichant ainsi la reconnaissance officielle d’un culte, le chef de l’État ravive, alimente et envenime la concurrence communautariste. Pourquoi tel culte aurait-il droit à une telle reconnaissance plutôt qu’un autre, pourquoi ceux-ci plutôt que d’autres ? Non seulement c’est ouvrir la porte à un défilé revendicatif d’appartenances convictionnelles toujours incomplet par principe, mais encore c’est introduire le soupçon de privilège pour celles qui seraient admises à cette reconnaissance. La bonne intention se retourne alors, elle suscite le ressentiment et nourrit l’hostilité qui vise ceux qu’on entendait protéger : en l’occurrence précise, les juifs3. Quelle bonne idée ! On s’étonne qu’un fin politique et un responsable religieux prétendant « représenter » des citoyens particulièrement exposés ne soient pas capables d’envisager les conséquences indésirables d’un tel geste. On avance que cela aurait été étourdiment improvisé : le recours piteux à ce qui ressemble à une excuse de minorité n’est pas plus rassurant.

Enfin, cette reconnaissance se manifestant envers une appartenance religieuse (en présence, semble-t-il, de quelques dignitaires d’autres cultes « qui étaient invités »), elle tient pour quantité négligeable ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance ou qui considèrent une telle appartenance comme un élément non pertinent pour concourir à la vie de la cité. En un raccourci réducteur, elle identifie abusivement les Français juifs et toute personne de culture juive à une adhésion cultuelle, à une confession. Comme si un rabbin, fût-il grand rabbin, devait capter et représenter la parole de toute personne juive, comme si on ne pouvait pas à la fois être de culture juive et athée ou agnostique ou indifférent aux choses religieuses en tant qu’elles demandent adhésion. Et cela vaut généralement, car la déclinaison est facile : comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture chrétienne et athée ou agnostique, etc. ; comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture musulmane et athée ou agnostique, etc.

Alors apparaît un aspect fondamental, relatif à la conception même de l’association politique. En procédant ainsi à la reconnaissance d’une confession religieuse, en y réduisant un ensemble de personnes qu’il devrait d’abord regarder comme des individus, Emmanuel Macron révèle une fois de plus4 l’idée qu’il se fait de la Nation, ramenée par là à un conglomérat de molécules convictionnelles. Dans le multiculturalisme qui semble avoir ses faveurs, l’association politique ne réunit pas seulement des citoyens, elle reconnaît politiquement des communautés, qui au mieux se côtoient. Mais elles peuvent aussi se faire face : on en a pris l’effrayante mesure récemment avec les gigantesques et violentes manifestations scandant des slogans antisémites au Royaume-Uni, aux USA, en Irlande, en Australie. Auprès d’elles les modestes rassemblements islamo-gauchistes français ne tiennent pas la route. Quant à ceux d’« ultra droite », mobilisés du reste sur d’autres motifs et soigneux de ne laisser apparaître aucun slogan antisémite, ils font encore plus pâle figure. Bien peu de commentateurs remarquent que les Français se tiennent plutôt bien à cet égard, comparés à leurs homologues des pays de « tolérance » à modèle anglo-saxon.

La République française en effet et jusqu’à nouvel ordre n’est pas un contrat ni un deal passé avec tels ou tels groupes, telles ou telles communautés, ce n’est pas un amas de grumeaux confessionnels ou identitaires. C’est une association de citoyens qui s’efforcent d’énoncer, de rendre possibles et de défendre les droits de tous, y compris le droit de former des communautés – confessionnelles ou pas -, pourvu qu’aucune n’ait d’efficience politique, pourvu qu’aucune n’impose à quiconque contre son gré une norme particulière excédant la loi commune.

Notes

2 – Enseignement moral et civique.

3 – Lire à ce sujet l’éditorial d’Emmanuel Debono « Feu sur la laïcité » (en ligne ce 9 décembre sur le site LEDDV) qui s’appuie en outre sur un alarmant sondage effectué auprès des Français musulmans.

4 – On rappellera notamment : sa présence ès qualités, largement médiatisée, à la messe de septembre 2023 célébrée par le pape François à Marseille ; en 2018 le discours aux évêques où il fut question de « réparer le lien abîmé entre l’Église et l’État » ; en septembre 2017 la célébration des 500 ans de la Réforme ; puis, lors d’une rencontre officielle avec les responsables de 6 religions en décembre de la même année, les propos s’inquiétant d’une « radicalisation » de la laïcité – ce qui invite à considérer des militants laïques qui n’ont jamais menacé personne comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Voir à ce sujet mon article de janvier 2018 https://www.causeur.fr/emmanuel-macron-laicite-radicalisation-societe-148783 .

La dualité du régime laïque

L’expression « intégrisme laïque » a-t-elle un sens ?

La laïcité de l’association politique construit un lien disjoint des liens communautaires existants ; elle installe un espace zéro, celui de la puissance publique, laquelle s’abstient en matière de croyances et d’incroyances et se protège des croyances et incroyances. Mais le régime laïque ne se réduit pas au seul principe de laïcité ; il repose sur une dualité. D’une part ce qui participe de l’autorité publique (législation, institutions publiques, école publique, magistrats, gouvernement…) s’interdit toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances – c’est le principe de laïcité stricto sensu. De l’autre, partout ailleurs y compris en public, dans l’infinité de la société civile (la rue, les moyens de transport, les espaces commerciaux…) et bien entendu dans l’intimité, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun. Sans cette dualité, qui produit ce que j’appelle la respiration laïque, la laïcité perd son sens.

Le texte ci-dessous reprend un article publié dans le numéro hors-série n°2 de Marianne («Qui veut la mort de la laïcité française ? ») publié en mars 20211.

La laïcité, obstacle à l’uniformisation. Dualité des principes

L’intégrisme entreprend d’uniformiser l’intégralité du mode de vie. Tout ce qui rompt un tissu qu’il veut ordonné à une doctrine unique surplombante, toute perméabilité à une pensée, à un comportement autres ou même seulement perçus comme déviants, tout cela lui est odieux. Toute autre parole, si proche de lui puisse-t-elle se prétendre, est à réduire et à éliminer. On ne souligne pas assez que les attentats islamistes visent des pays où les musulmans sont majoritaires et qu’ils font de très nombreuses victimes parmi les musulmans. Investi d’une « vérité » qui entend exprimer directement une nécessité ontologique, l’intégrisme islamique fait sienne la maxime absolue du persécuteur religieux : « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Il ne suffit pas de dire qu’il l’applique à ce qui ne lui ressemble pas : il l’applique à ce qu’il estime ne pas lui ressembler assez. Si un « accommodement » semble le satisfaire, ce ne peut être que comme signe d’un processus de soumission dont il réclamera toujours plus d’étendue et d’intensité2 : la stratégie de conquête lui est consubstantielle et il n’est donc jamais trop tôt pour le combattre sans jamais rien lui accorder.

La laïcité n’est pas le seul régime politique à s’y opposer, mais elle le fait de manière diamétrale et spécifique.

Un régime laïque ne se contente pas de disjoindre les Églises et l’État, les autorités « spirituelles » et religieuses d’une part et l’autorité civile de l’autre. Cette séparation est déjà un très grand progrès ; inventée dans son efficience politique à la fin du XVIIe siècle, on l’observe dans les grands pays à régime de tolérance. Le régime laïque va plus loin en menant la séparation jusqu’à sa racine : l’organisation politique non seulement est indifférente au contenu de toute foi, mais elle ne doit pas son modèle à un moment religieux. Le lien politique ne s’inspire d’aucun lien de type religieux, ethnique, coutumier, il ne reconnaît aucune transcendance, il commence avec lui-même, de manière auto-constituante. On n’a pas besoin de croire à quoi que ce soit, ni même d’invoquer quoi que ce soit, pour le produire. Ce minimalisme installe l’autorité civile – la loi – dans un espace dont la légitimité se fonde sur l’effort de rationalité critique et dialogique fourni par les citoyens.

Dans son fonctionnement, le régime de laïcité repose sur une dualité de principes. D’un côté ce qui participe de l’autorité publique (législation, institutions publiques, école publique, magistrats, gouvernement…) s’abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, et réciproquement se protège de toute intrusion des cultes – c’est le principe de laïcité stricto sensu, le moment zéro. De l’autre, partout ailleurs y compris en public, dans l’infinité de la société civile, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun. L’articulation entre ces deux principes produit une respiration. L’élève qui enlève ses signes religieux en entrant à l’école publique les remet en sortant, il passe d’un espace à l’autre, échappant par cette alternance aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une règle étatique.

Ainsi, deux espèces d’uniformisation sont tenues en échec. Personne n’est soumis à l’uniformisation d’un État qui s’imposerait dans tous les secteurs de la vie non seulement publique au sens strict (politique) mais aussi sociale : le principe de laïcité proprement dit s’applique à un domaine limité. Mais parallèlement personne n’est assigné à suivre les exigences d’une communauté et d’y conformer ses comportements : une telle conformité est une uniformisation, le patchwork, pour être multicolore vu d’en haut ou de loin, est uniformisant dans chacune de ses parcelles. Raisonner en termes de « diversité » sert souvent à masquer et même parfois à promouvoir cette uniformisation par collection catégorielle qui devient alors une assignation – or la « diversité » est d’abord celle qu’on doit assurer aux personnes singulières. Dans une association politique laïque il n’y a pas d’obligation d’appartenance. Le droit des associations fournit des outils juridiques aux rassemblements, mais aucune communauté ne peut se prévaloir d’une efficience politique qui l’excepterait du droit commun et lui donnerait autorité sur « ses » membres. Le droit d’appartenance n’est une liberté que subordonné au droit de non-appartenance.

« Intégrisme laïque » ?

Le régime laïque est donc autolimitatif. Installant la puissance publique dans un espace neutralisé, un espace « zéro » soumis au principe de laïcité proprement dit, il libère tout ce que ce principe ne gouverne pas : dans l’espace social ordinaire, la liberté d’expression peut se déployer dans le cadre du droit commun. L’expression « intégrisme laïque » n’a donc pas de contenu conceptuel. Ce vide de sens ne suffit cependant pas à expliquer sa persistance et sa fréquence. Il faut pour cela revenir au fonctionnement de la dualité de principes dont il vient d’être question : celui-ci connaît deux dérives obéissant à un même mécanisme.

Une première dérive consiste à vouloir étendre à la puissance publique le principe qui vaut pour la société civile : ce sont les tentatives d’«accommodements», de «toilettage», de reconnaissance des communautés en tant qu’agents politiques. L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir appliquer à la société civile l’abstention que la laïcité impose à l’autorité publique : position extrémiste qui prétend «nettoyer» l’espace social de toute visibilité religieuse (brandie principalement contre une religion). Ces deux dérives opposées fonctionnent de la même manière : le retrait d’un des principes du régime laïque au profit de l’autre qui envahit tout l’espace. Chacune réintroduit une des deux espèces d’uniformisation dont il a été question : l’une par communautarisation de l’espace politique qui tend à livrer chacun à « sa » communauté, l’autre par l’effacement de l’expression religieuse dans l’espace civil.

En quel sens pourra-t-on alors parler dintégrisme ? La première dérive peut se réclamer d’une forme de tolérance  consistant à organiser la coexistence de communautés « diverses ». Si elle ne relève pas directement dans son principe de la notion d’intégrisme (au sens où elle n’impose pas d’uniformisation homogène), elle favorise l’emprise de l’intégrisme à l’intérieur des communautés en fermant les yeux sur l’assignation des individus – ainsi peuvent se déployer des secteurs où s’applique, au-delà des mœurs, une norme particulière, notamment religieuse.

La deuxième dérive réclame la neutralisation de la présence religieuse dans l’ensemble de l’espace social partagé au nom d’un principe de laïcité qui sortirait alors de son champ d’application pour ne rencontrer que la limite de la vie intime, à l’abri du regard d’autrui. En ce sens on pourrait parler d’intégrisme puisque ce mouvement viserait une uniformisation homogène de la vie sociale relevant d’un principe général, appliqué par l’État.

S’agit-il bien d’un « intégrisme laïque » ? On voit que l’invocation incantatoire de la distinction « public »/« privé » ne met pas la laïcité à l’abri d’un contresens, car chacun des termes est ambivalent. Ce qui est « public » peut en effet désigner ce qui participe de l’autorité publique (État, magistrats, législation, agents publics, etc.) mais peut désigner aussi ce qui est simplement accessible au public (espace partagé, la rue, les magasins, les transports…). « Privé » peut renvoyer à ce qui relève du droit privé mais aussi à ce qui relève de l’intimité. Sur cette confusion, on réclamerait alors que tout ce qui n’est pas intime doit se plier au principe de laïcité parce que c’est « public » ? Ce serait la négation d’un régime laïque, l’abolition de la liberté d’expression.

D’ailleurs on ne voit pas que la République laïque française ait réduit la présence religieuse dans la société ni même son influence. Fait-on taire les cloches pour un autre motif que la tranquillité publique ? Le port de signes religieux dans la rue, dans les espaces accessibles au public est-il prohibé ? Les discussions publiques, les publications sont-elles tenues d’éviter tout sujet religieux ? Est-il interdit d’organiser une réunion publique à caractère religieux, une procession ?

Une intimidation paralysante

Préserver et appliquer la dualité de principes propre au régime laïque est donc nécessaire. Faut-il alors, de peur de dériver vers un extrémisme uniformisant, se réfugier dans la frilosité et restreindre les objets du principe de laïcité ? Ce principe participe à la vie du droit, et il n’est donc ni étonnant ni scandaleux qu’on songe aujourd’hui à l’appliquer à des éléments qui n’existaient pas autrefois ou qui ne posaient pas problème. Le mariage étendu aux personnes de même sexe est un apport récent et capital au corpus de la législation laïque, en ce qu’il achève de soustraire le mariage à un modèle d’inspiration religieuse. Prenons encore l’exemple des accompagnateurs scolaires : puisqu’ils viennent appuyer les professeurs (agents publics) et qu’ils n’interviennent pas en tant que témoins, mais qu’il assurent une mission directement éducative auprès des élèves, ne devraient-ils pas être concernés, eux aussi, par l’exigence de laïcité ? Dans ce cadre scolaire les parents accompagnateurs n’ont pas à traiter les enfants d’autrui comme s’ils étaient les leurs et réciproquement ils ont à traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui. L’activité pédagogique ne change pas de nature, qu’elle s’exerce dans ou hors les murs3. D’autres chantiers, moins visibles mais très importants, sont ouverts  : la question de la recherche sur cellules-souches, celle de la fin de vie. Le champ des dispositions laïques doit être déterminé conceptuellement, mais détermination n’est pas clôture sur un statu quo.

Une autre forme de paralysie menace la réflexion et l’action laïques et au-delà d’elles pervertit l’exercice de la liberté en laissant le champ libre aux menées intégristes déguisées pour l’occasion en victimes offensées. C’est l’autocensure à sens unique, réclamée au nom des sensibilités blessées. L’expression religieuse est libre dans la société civile, mais faut-il l’assortir d’une prescription morale qui réprouverait sa critique en l’accompagnant d’une injonction d’approbation  – ce qui reviendrait à priver de liberté l’expression irréligieuse ? Aux yeux de ce prêchi-prêcha, il ne suffirait pas de respecter les lois en tolérant ce qu’on réprouve : il faudrait en plus l’applaudir – si vous froncez le sourcil en présence d’un voile islamique, vous êtes un affreux liberticide, un « intégriste laïque ». Et de vous expliquer que même si ce n’est pas « raciste » de caricaturer un élément religieux, c’est manquer de « respect » à ceux qui y croient. Il faudrait donc se donner pour règle le respect de ce que tous les autres croient ? Et ainsi non seulement on frappera d’interdit tout ce qui contrarie une croyance quelconque, mais on finira par considérer comme admissible que «  la simple projection d’un dessin puisse entraîner une décapitation »4.

Il faut rappeler que la liberté d’expression, encadrée par un droit qu’il faut justement appeler commun, vaut pour tous, en tous sens. Sa pratique est rude et n’a pas la gentillesse pour norme, mais la loi. Oui, on a le droit de porter le voile, on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, on a le droit de dire que l’incroyance est une abomination. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion et même la détestation qu’on a de tout cela ; c’est en vertu du même droit qu’on peut caricaturer irrévérencieusement telle ou telle religion. Oui c’est difficile à supporter, mais la civilité républicaine, en tolérant qu’on s’en prenne aux doctrines mais jamais aux personnes, a ici une leçon de « bonnes manières » à donner aux saintes-nitouches armées d’un coutelas. À quoi bon la liberté si elle ne s’applique qu’à ce qui me plaît ?

Notes

2Voir la déclaration publique de Richard Malka à l’issue des plaidoiries du procès de Charlie Hebdo le 5 décembre 2020 : « cette histoire de caricatures c’est un prétexte […] On pourrait arrêter de caricaturer et abandonner le droit aux caricatures que ça ne changerait rien du tout, ils continueraient à nous tuer […] Il n’y a aucun salut dans le renoncement. »

4 – Henri Pena-Ruiz « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 décembre 2020 https://www.marianne.net/agora/henri-pena-ruiz-lettre-ouverte-a-mon-ami-regis-debray

Le port du voile n’a jamais libéré aucune femme

Le droit de porter le voile en public est aussi celui de dire publiquement tout le mal qu’on en pense

Voilà que le port du « voile islamique » refait surface, comme si la question n’avait pas été largement débattue depuis 1989 et éclaircie notamment par la loi de mars 2004. L’un des candidats à la présidence de la République (en l’occurrence une candidate), profère une ânerie antilaïque en prétendant vouloir l’interdire « dans l’espace public »1. L’autre, fidèle à la sinuosité du « en même temps », entretient le flou, dit tout et son contraire à ce sujet – ne l’a-t-on pas entendu, après avoir dit ce port « non conforme à la civilité »2, approuver une citoyenne voilée se prétendant « féministe »3 ? Il faut donc y revenir.

À vrai dire, ce qui m’a décidée à reprendre ce sujet et à rabâcher ce que j’écris depuis tant d’années4, c’est la « prestation » en demi-teinte de la naguère flamboyante Zineb El Rhazoui le 12 avril 2022 au micro d’Europe 15. Évidemment gênée aux entournures sur ce sujet par son soutien récent à la candidature d’Emmanuel Macron, elle s’évertue à décrire le « en même temps »… pour ce qu’il est, à savoir une oscillation clientéliste sans concept, et, oubliant la colonne vertébrale intellectuelle qui jusque-là l’animait, elle finit par comparer le port du voile à celui d’une protection de mon brushing contre la pluie – propos presque aussi affligeant que « l’argument Castaner » qui, on s’en souvient, inventait le port d’un « voile catholique» pratiqué dans la France des années 19506.

Bien sûr Zineb El Rhazoui a raison de rappeler que le port des signes religieux (entre autres) est libre, dans le cadre du doit commun, dans ce qu’on appelle « l’espace public » (que je préfère appeler l’espace social partagé). De sorte qu’un projet d’interdiction, comme celui dont fait état Marine Le Pen, revient à proposer d’abolir la liberté d’expression7.

Mais elle se révèle incapable de distinguer de manière intelligible pour les auditeurs cet « espace public » de celui qui participe de l’autorité publique et qui, lui, est soumis au principe de laïcité. Recouverte par une certaine confusion et embarrassée dans une expression laborieuse, la dualité des principes du régime laïque n’apparaît pas clairement.

Enfin, pour illustrer la liberté de l’espace social partagé, sous les yeux mi-effarés mi-moqueurs de Sonia Mabrouk, Zineb El Rhazoui recourt à la comparaison avec un « foulard » protégeant son brushing en cas de pluie. Ce faisant elle néglige nécessairement, avec la nature du voile islamique, l’autre face de la liberté. Oui bien sûr, on doit tolérer le port du voile dans l’espace social partagé, mais cela n’oblige personne, et surtout pas une militante de la laïcité, à le banaliser en le comparant à un acte anodin et temporaire, comme le faisait Lionel Jospin en 1989. Et c’est en vertu de la même liberté qu’on peut et même qu’on doit pouvoir exprimer publiquement tout le mal qu’on pense de ce port, ainsi que le faisait, avec une magnifique prestance, Abnousse Shalmani le 20 septembre 2020 sur LCI8, rivant son clou à un Jean-Michel Aphatie médusé :

«Le voile ne change pas de nature lorsqu’il passe les frontières. Le voile n’a jamais libéré aucune musulmane9, c’est quand elles le retirent qu’elles accèdent aux droits.[…] Le voile sera un choix le jour où il n’y aura plus une seule parcelle de terre où il sera obligatoire. En attendant c’est un linceul pour les femmes.»

Pour un exposé des principes et des concepts formant la dualité du régime laïque, exposé qui excède le calibre de ce bref « Bloc-notes », j’invite les lecteurs de Mezetulle à prendre connaissance de l’article que je mets en ligne aujourd’hui parallèlement dans la rubrique « Revue » : « La dualité du régime laïque. Réflexions sur l’expression ‘intégrisme laïque’ ».

Notes

3https://www.marianne.net/politique/macron/face-a-une-femme-voilee-et-feministe-macron-joue-les-equilibristes-pour-contrer-le-pen Le caractère fluctuant des déclarations du président Macron est, si l’on peut dire, constant. Voir, par exemple et entre autres, l’article de Jean-Eric Schoettl sur ce site : « Nécessité et impossibilité d’un discours présidentiel sur la laïcité » https://www.mezetulle.fr/necessite-et-impossibilite-dun-discours-presidentiel-sur-la-laicite/ .

4 – Voir, entre autres, l’exposé théorique général dans Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2015, notamment chapitre 1, le grand entretien publié par la Revue des Deux Mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ et la vidéo avec le Centre laïque de l’audiovisuel de Bruxelles https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/ .

5 – Invitée par Sonia Mabrouk https://www.youtube.com/watch?v=2njHDMsUXaM

7 – Outre que son application serait impossible et qu’elle susciterait des protestations, dont certaines pourraient même se manifester par un appel à la « solidarité » imbécile du type « Nous sommes toutes des femmes voilées » !

9 – Je me suis évidemment inspirée de cette formule, en l’élargissant, pour intituler le présent Bloc-notes.

Discussion sur « Le Mirage #MeToo » censurée

Le 4 décembre devait se tenir à la Faculté de médecine Necker une discussion autour du livre de Sabine Prokhoris Le Mirage #MeToo (Cherche-Midi). Alors que depuis une quinzaine de jours la salle était réservée, l’information largement diffusée, 36h avant sa tenue la direction de l’Université a fait savoir son opposition à ce débat, jugé inopportun.

Venant après une longue série d’annulations de même type, cette décision arbitraire ne surprend personne. Elle en dit long cependant sur les intimidations exercées par des groupes militants, sur le courage des tutelles académiques et sur l’impossibilité de mener des débats intellectuels dans l’Université française aujourd’hui.

Invités à la table ronde annulée, nous tenons à protester publiquement.

Paul Bensussan, expert psychiatre agréé par la cour de cassation

Sophie Obadia, avocate

Sabine Prokhoris, philosophe et psychanalyste

François Rastier, sémanticien

 

Dossier. Liberté d’expression/liberté de croyance : critique des missives de François Héran aux professeurs

Dossier : contributions publiées par Mezetulle au débat consécutif aux deux versions de la Lettre aux professeurs de François Héran.

À la suite de l’assassinat du professeur Samuel Paty en octobre 20201, François Héran, professeur au Collège de France, a publié une Lettre aux professeurs d’histoire-géographie, ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression2. Ce texte s’est attiré une multitude de réactions et de critiques ; son auteur l’a repris et modifié sous la forme d’un livre paru en mars 2021 intitulé Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression3, ouvrage accueilli par nombre d’articles de presse, notamment un entretien accordé par F. Héran au journal Le Monde4.

Mezetulle a mis en ligne, durant cette période, deux textes substantiels consacrés à la critique des thèses et arguments exposés par François Héran dans les références signalées ci-dessus :

Notes

3 – François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, mars 2021 .

4« La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021 .

Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran (par Véronique Taquin)

Réviser la laïcité, pourfendre le « privilège blanc » : une nuit du 4 août à l’envers

Véronique Taquin1 a lu de près le livre de François Héran Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression2 . Dans cette analyse critique détaillée et documentée, elle met en évidence, notamment, comment F. Héran appelle de ses vœux un droit multiculturaliste (sous forme d’une diversité juridique surplombante) qui, par l’effet d’une législation européenne fantasmée, obligerait la France à réviser le droit laïque et républicain engoncé dans un « particularisme ».

Au passage quelques énormités et sophismes sont épinglés, tel le présupposé paternaliste selon lequel les immigrés seraient naturellement brimés par la loi laïque et ne pourraient pas en être, comme les autres, les bénéficiaires – cela en dit long sur une conception de la liberté qui consiste à préserver l’identité et les traditions religieuses figées dans une essence. Une analyse approfondie est également consacrée au retour du délit de blasphème par le biais victimaire des sensibilités offensées, ainsi qu’à la notion infalsifiable de discrimination indirecte.

Finalement, pour décider une « nuit du 4 août » à l’envers – événement qui inaugurerait une politique racialiste détruisant le droit national et l’égalité devant la loi – les experts d’un courant identitaire des études postcoloniales seraient-ils plus légitimes que les citoyens ?

Dans trois interventions publiques destinées à revoir la liberté d’expression au profit de la liberté de croyance, François Héran dispense aux professeurs les conseils d’un savant, mais pas seulement : cette charge contre « le camp laïciste »3 invite à « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base »4, lesquelles seraient mises à mal par l’abus de la liberté d’expression. Il est d’autant plus important de décrypter les propos de François Héran que celui-ci s’adresse aux professeurs du secondaire depuis sa chaire du Collège de France, prestigieuse institution qui l’a élu en 2017 pour enseigner sur le thème « Migrations et société » : l’autorité institutionnelle sert ici une démarche pour le moins engagée.

Dans sa « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie. Ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression », parue sur le site de La Vie des idées le 30 octobre 20205, François Héran s’adressait aux enseignants chargés de préparer pour le 2 novembre un cours d’Enseignement Moral et Civique (EMC) en hommage à Samuel Paty, professeur assassiné le 16 octobre 2020 par un terroriste islamiste. En mars 2021 paraissait aux éditions de La Découverte la Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage de 247 pages qui actualise et développe la lettre de 13 pages lue en ligne par plus de 200.000 lecteurs en un mois. Au-delà de l’hommage à Samuel Paty, il s’agit alors de savoir quelle orientation donner à un cours sur la liberté d’expression. Enfin, l’auteur reprend les idées essentielles du livre dans l’entretien accordé le 10 avril à Ariane Chemin dans Le Monde pour son lancement, entretien intitulé « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance »6.

Le 30 octobre 2020, bien conscient que « les enseignants bénéficie[raie]nt du “cadrage” préparé par l’Éducation nationale », François Héran s’appuyait sur la liberté d’expression pour justifier une démarche qui l’oppose directement au ministre de l’Éducation nationale7 : « si la liberté d’expression nous est chère, nous devons pouvoir lui appliquer aussi notre libre réflexion, à condition de l’appuyer sur des données avérées » 8. Mais au-delà de cette libre réflexion, l’invitation militante émerge en conclusion de la charge anti-républicaine, dans un dérapage surprenant : le « vous » ne s’adresse plus alors à tout professeur destinataire de la lettre, mais à l’adversaire nommé peu avant, Pierre-André Taguieff : « Je vous invite, cher collègue, à vous joindre au mouvement » pour agir contre les discriminations et en finir avec la disqualification de ceux qui les combattent, car il y aurait urgence à délivrer la France d’un « double déni », celui de son « passé colonial » et des « discriminations » qui en découlent (p. 240). Le message est repris dans l’entretien accordé au Monde, dans l’espoir d’une nouvelle « nuit du 4 août », pas moins.

Comme nous le verrons, les enjeux politiques des positions prises par François Héran relèvent parfois moins de la formation des éducateurs que de la délibération démocratique qui devrait revenir à l’ensemble des Français en matière de laïcité et de « discriminations » pour savoir si oui ou non ils souhaitent l’alignement de leur droit sur celui d’autres pays européens, et au nom de quoi.

Au nom de l’offense aux sensibilités religieuses

La liberté de croyance serait mal protégée en France par rapport à la liberté d’expression, car on en abuse en offensant les croyants : tel est l’argument avancé par François Héran, partant de l’erreur pédagogique que Samuel Paty aurait commise en montrant des caricatures de Mahomet, et surtout le dessin particulièrement offensant de Coco9. François Héran déplace subtilement l’accusation de blasphème en s’appuyant sur une sensibilité offensée.

Le déplacement de l’accusation de blasphème, de plus en plus abolie en démocratie, vers celle d’offense aux sensibilités religieuses a été étudié depuis un moment déjà. Ironie de l’histoire, Jeanne Favret-Saada a mis en évidence l’évolution de l’argumentation en France chez des prêtres catholiques du XXe siècle dans une affaire de censure bien antérieure aux débats soulevés par le terrorisme islamiste et par des revendications communautaristes musulmanes10. Clément Arambourou notait récemment une convergence entre les critiques de la liberté d’expression dans son rapport avec la liberté de croyance : ces critiques qui « existent à foison dans l’espace politique français […] sont un point de convergence pour ceux qui à gauche sont prêts à toutes les compromissions pour défendre un certain islam comme religion des opprimés et ceux qui à droite veulent imposer une identité française traditionnelle et catholique »11. S’agissant des sensibilités musulmanes offensées, en 2007, peu après l’affaire danoise des caricatures de Mahomet, la stratégie argumentative de Saba Mahmood, universitaire états-unienne islamo-gauchiste, peut s’analyser dans la même perspective quand elle comprend que l’argumentation de son maître Talal Asad, opposé au sécularisme démocratique, ne peut réussir en restant sur le terrain du blasphème : elle joue alors sur le pathos après que Tariq Ramadan, prédicateur islamiste conscient du même problème, se fut efforcé à sa manière de pervertir l’argumentation démocratique12.

François Héran a bien connaissance du déplacement actuel d’une problématique juridico-politique du blasphème vers un discours victimaire, moraliste et psychologisant qui tente de contourner la logique du droit démocratique, quand il mentionne la critique par Guy Haarscher de cette tactique insidieuse (p. 179-181). Néanmoins il préfère mettre en cause la dureté et l’injustice du droit (« summa jus summa injuria. En traduction libre : “poussé à l’extrême, le droit produit le comble de l’injustice” », p. 178), car nous vivons « dans un monde où coexistent de multiples conceptions de l’existence » (p. 178) : en découlerait la nécessité de revoir les prérogatives des « sciences juridiques » en matière religieuse pour mieux tenir compte de la diversité qu’étudient « sciences humaines et sciences sociales » en tout relativisme (p. 160). À moins que le droit devienne multiculturaliste, ou que la construction européenne oblige la France à réviser en ce sens son droit laïque et républicain. C’est dans cette optique que prend sens le raisonnement de l’auteur « à droit constant » (p. 54) : « je ne demande aucune modification de la législation française ou européenne, rien qu’une application raisonnable qui mette en balance tous les droits » (p. 241), cela en influençant les professeurs dans l’attente d’une contrainte européenne renforcée.

Du multiculturalisme au multi-juridisme

Dans ce plaidoyer pour repenser le rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance au nom des croyants offensés, l’orientation multiculturaliste de François Héran explique la place faite au port du voile à l’école et du voile intégral dans l’espace commun. Cette position en faveur d’une laïcité accommodante se retrouve dans son soutien à l’Observatoire de la laïcité de Jean-Louis Bianco (p. 29, p. 30)13, dans son soutien au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), présenté comme « principale association de défense des musulmans dans les affaires de discrimination »14, et dans sa charge contre les positions républicaines du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer (p. 31). Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « l’application de l’idéologie multi-culturaliste prônant les accommodements “raisonnables” et donc des dérogations juridiques fondées sur des croyances religieuses radicales revient […] à mettre le doigt dans l’engrenage du multi-juridisme revendiqué par les théocrates »15. Mais François Héran ne veut voir dans ce type de raisonnement qu’un sophisme, celui de la pente fatale (p. 176), et il ne semble prendre en compte la cohérence contraignante d’un édifice juridique que pour faire valoir la construction d’un droit européen qui s’imposerait aux nations, car « les droits de l’homme ne sont pas un Mikado », d’où l’on pourrait adroitement extraire la liberté d’expression en laissant de côté le droit au regroupement familial : apparition révélatrice d’une préoccupation de démographe engagé en faveur de l’immigration dans un ouvrage censé porter sur la révision du rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance à la suite d’un assassinat pour blasphème (p. 146-147). Selon François Héran, il y aurait lieu de « démocratiser toujours plus la République en la libérant de son particularisme » (p. 126), grâce à la construction du droit européen limitant sa souveraineté juridique.

Il y a là une philosophie politique pour le moins discutable. François Héran avance que la législation française est incomplète, caduque, particulière, et qu’il faut la revoir à l’aune d’une « diversité » juridique. La législation de la France serait insuffisamment démocratique du fait même qu’elle est nationale : tel est le postulat idéologique de ce plaidoyer, même si l’État-nation est encore le seul cadre connu dans lequel s’exerce aujourd’hui une souveraineté populaire, c’est-à-dire la démocratie16.

La liberté d’expression étant nécessairement bornée par une limite d’ordre public et les droits d’autrui, la question est de savoir comment chaque État démocratique en fixe les limites. La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a reconnu une « marge d’appréciation nationale » à chaque pays membre pour régler l’équilibre entre la liberté d’exprimer son opinion ou de manifester sa religion et les contraintes d’ordre public ou les droits d’autrui. La CEDH avait précisé en quel sens entendre cette liberté : « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population »17.

Seulement la souveraineté juridique des États paraît regrettable à François Héran. Il insinue que ses défenseurs emboîtent le pas à un discours de droite ou d’extrême droite, notamment en France où des politiciens LR (Les Républicains) et RN (Rassemblement national) chercheraient surtout à limiter le regroupement familial des immigrés (p. 146-147) : voilà un procédé de disqualification aujourd’hui courant dans un texte adressé à un auditoire supposé bien-pensant. Le démographe avance également que serait en jeu une défense des gens issus de l’immigration contre la position « républicaine » — comme si ces personnes, énorme présupposé, devaient être considérées comme les offensés de la loi laïque et non pas comme ses bénéficiaires. C’est le thème de la contrainte « paternaliste » que les républicains voudraient exercer pour « forcer » certains de leurs concitoyens à être libres (p. 44, p. 48). Au contraire, selon François Héran, l’authentique liberté, pour des populations issues de l’immigration, résiderait dans la préservation d’une identité religieuse que la laïcité républicaine bafoue – ce qui essentialise les musulmans, alors que les croyances qui s’avèrent activement hostiles au sécularisme « occidental » sont des traditions nouvellement réinventées dans des circonstances particulières, et non une essence18 – n’importe, la loi n’aurait plus qu’à se conformer à la nécessité nouvelle de l’accueil multiculturaliste.

De plus, pour François Héran, le raisonnement s’appuyant sur un droit national perd de sa légitimité en matière de liberté d’expression du fait même de la mondialisation de l’espace où l’on communique. Désormais, « la cantonade est mondiale » (p. 114), dans un monde où « les propos et les images circulent sans frontières » (p. 143), et l’argument est ici décliné dans le registre de la peur, puisque François Héran compare la liberté d’expression et la liberté de croyance aux tours jumelles attaquées en 2001, « à la fois imposantes et fragiles », selon une image qui « n’est pas innocente » (p. 98)19. L’allusion aux tours jumelles est chargée de menaces, mais que déduire de ce nouvel espace de communication ? Car cet espace entrechoque, sans traduction ni règle, des populations hétérogènes et des régimes politiques radicalement différents, en un échange qui, pour être dominé par des géants de la communication mondiale, ne s’en avère pas moins anarchique et violent. Selon François Héran, il s’ensuivrait que les pays démocratiques doivent se voir imposer le respect des croyants dans le monde. Comme si la possibilité d’une circulation planétaire de l’information rendait les pays démocratiques comptables de réactions dans l’opinion de pays étrangers, y compris lorsqu’elles sont manipulées par des pouvoirs dictatoriaux20. Quant à l’apaisement de ces flambées de fanatisme religieux, le seul souvenir de la crise mondiale des dessins de Mahomet (2005-06) devrait rappeler que des accommodements multiculturalistes ne peuvent y suffire : en effet les exigences islamistes en matière de liberté d’expression ne portaient pas sur la législation française et allaient bien au delà, puisqu’elles s’en prenaient au secularism anglo-saxon, socle minimal de toutes les démocraties. Par ailleurs, l’argument pourtant rationnel selon lequel, croyant ou non, on reste libre dans un pays démocratique de lire ou de ne pas lire les images en circulation dans les journaux ou les réseaux sociaux est écarté par François Héran sous prétexte qu’il serait « ressassé » (p. 143).

Par parenthèse, un élève dans une classe se trouve dans une situation très différente, il n’est pas un consommateur libre de consulter ou non un journal ou un réseau social, difficulté perçue par Samuel Paty quand il a proposé aux élèves réticents de sortir de la classe. Personne ne sait comment il comptait présenter et expliquer telle ou telle caricature, et au fond on a déjà réglé la question en sa défaveur en disant qu’il l’a simplement montrée : c’est identifier le temps de la réflexion pédagogique à celui d’une polémique reposant sur le spectaculaire d’une monstration. Or il importe, en l’occurrence, de déconnecter le temps de la réflexion pédagogique de celui de la polémique dans une situation bouleversante : ce n’est ni le moment de trouver la moindre excuse sociologique à un crime abject, ni le moment de schématiser le problème à outrance pour marquer des points dans une cause ou une autre, par exemple en faveur du multiculturalisme comme solution aux problèmes posés par l’immigration, ou encore en faveur des statistiques ethniques comme moyen de combattre les « discriminations » qui résulteraient d’un passé colonial. Dans la voie de cette réflexion nécessaire, il resterait à envisager le prévisible rebondissement des difficultés, dès lors que des croyants invoquent leur sensibilité pour contester la laïcité à l’école ou ailleurs. On peut craindre que le tact ne suffise pas à prévenir des conflits préparés par des agitateurs antilaïques décidés soit à imposer un multi-juridisme (c’est la voie conquérante de l’islam dit « politique »), soit à multiplier provocations, incidents et violences (jusqu’à l’assassinat jihadiste). Prosélytisme religieux et propagande décoloniale sont à pied d’œuvre contre la laïcité, comme le montrent les travaux déjà cités de Gilles Kepel, Bernard Rougier et Hugo Micheron.

Pour en finir avec la détestation de la laïcité républicaine chez François Héran, il faut mentionner la façon dont il symétrise sacralité religieuse et sacralité républicaine pour discréditer la laïcité en niant la rationalité d’une construction politique indépendante des affiliations religieuses, ethniques ou raciales. La défense de la liberté d’expression aurait été, selon François Héran, sacralisée depuis les attentats de 2015 à travers le symbole qu’est devenu Charlie Hebdo, les attentats auraient « sacralisé toutes les caricatures sans distinction », (p. 18), l’unicité de la République n’aurait d’équivalent que dans l’unicité en islam ou tawhid (p. 19), la République aurait ses fanatiques comme l’islam (p. 203-204), la République ne serait qu’une religion particulière (p. 183-184). Ce chapelet d’inversions polémiques converge logiquement avec l’argument principal d’un anti-séculariste ultra-relativiste comme Talal Asad, qui s’appuie sur une généalogie foucaldienne pour réduire une chose à son contraire et dénoncer le sécularisme anglo-saxon comme une religion opprimant les autres, en premier lieu l’islam. Quant aux complicités intellectuelles qui paraissent inconcevables à François Héran entre islamo-gauchisme universitaire et terrorisme (p. 31-34), la rhétorique tendancieuse d’Attentats suicide du même Talal Asad permet de les concevoir malgré sa prudence21, de même que son refus de soutenir Salman Rushdie qui avait osé se désolidariser de sa prétendue communauté musulmane pour faire allégeance à l’ancienne puissance coloniale. Et pourtant cet anthropologue fait autorité dans une mouvance décoloniale qui propage sa doctrine pour contester en France laïcité et valeurs républicaines22.

Au nom des victimes de l’histoire coloniale

Il faut démêler deux types de problèmes dans les propos de François Héran sur le droit de critiquer les religions et l’offense aux croyants : François Héran charge les citoyens d’une obligation de neutralité qui incombe à l’État, et cela en confondant critique des croyances et offense aux croyants.

Comme l’explique Gwénaële Calvès, il y a d’abord chez l’auteur de la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » du 30 octobre 2020 une confusion entre les droits reconnus aux citoyens de critiquer toute religion, et l’obligation faite à l’État et à ses agents de s’abstenir de juger telle ou telle croyance religieuse pour autant que son expression ne contrevienne pas à l’ordre public23. À ce défaut repéré par Gwénaële Calvès dans la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie », François Héran répond dans son livre de mars 2021 en déplaçant son argumentation pour mettre en cause l’État sous prétexte qu’il se serait lié à l’association Dessinez Créez Liberté24 : l’État serait donc responsable des outrages infligés aux musulmans du fait même du matériel pédagogique diffusé pour l’heure d’Enseignement Moral et Civique, peut-être pas utilisé par Samuel Paty, le point serait douteux, mais par d’autres professeurs après son assassinat.

Ensuite il y a, derrière la satire ou la critique des croyances, l’offense aux croyants invoquée par François Héran. Aux termes de la loi, les citoyens sont « libres de critiquer à leur guise, y compris dans des termes virulents ou blessants, la religion en général ou une religion en particulier » 25, et la loi réprime le fait de provoquer « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminés »26, provocation qui suppose des généralisations et des assignations enfermant les individus dans des groupes. La loi n’interdit pas d’offenser une croyance, une opinion, une doctrine, et offenser une croyance n’est pas offenser une personne. Mais François Héran confond droit positif et « droit rêvé », comme l’explique Gwénaële Calvès : « il est impossible d’affirmer, devant des élèves, qu’[un droit au respect des croyances religieuses »] est effectivement opposable à ceux dont les propos heurtent la sensibilité des croyants, ou tournent leur dieu en dérision. Ce rêve (pour d’autres, ce cauchemar) ne saurait être présenté comme une réalité »27. François Héran prône-t-il ici une évolution du droit en France ?

C’est ici que la victimisation des musulmans en tant que collectif se révèle indispensable à ce plaidoyer tendancieux pour une révision de la laïcité. Car en tirant parti du pathos de l’offense, François Héran ne s’en tient pas à la « souffrance des croyants »28 qui pourraient être individuellement atteints dans leur foi par un dommage spirituel, la dégradation proprement blasphématoire d’une figure sacrée29 : il considère que dans ces outrages « c’est bien un collectif qui est visé, l’ensemble des musulmans » (p. 24), et cela sur des motifs qui ne sont pas nécessairement religieux. C’est ainsi que les musulmans se sentiraient visés par une caricature de Mahomet, puisqu’elle jouerait nécessairement sur « le musulman type, avec son physique », et d’autres traits stéréotypés (p. 24) ; et que certaines caricatures, en associant islam et terrorisme, viseraient en France des « millions de musulmans […] qui souffrent d’être exposés au soupçon de terrorisme » (p. 69). Une image défavorable des musulmans serait ainsi au principe de l’offense impliquée par la critique de l’islam, et sa gravité tiendrait au statut victimaire de ce collectif ; en France il s’agirait de victimes de la colonisation et des discriminations religieuses, ethniques et raciales qui en résultent : dans ces conditions, cesser d’abuser de la liberté d’expression permettrait de « resserrer le lien social » (p. 167), car de nos jours le croyant victime « doit littéralement s’écraser » (p. 113) devant la volonté d’avilissement qu’on fait passer pour une critique (p. 152-153, p. 170).

Le chapitre final précise le contenu du grief fondamental : le « double déni » de l’histoire coloniale et des discriminations empêcherait de comprendre pourquoi la liberté d’expression doit être revue (p. 197-246). Il y est conseillé de méditer les « crimes de la République coloniale » pour « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base » (p. 157-158). Cet acte de contrition conduirait à rechercher des accommodements raisonnables avec des revendications religieuses, car « une ancienne puissance coloniale » ne peut prétendre « administrer une leçon de liberté aux peuples qu’elle avait colonisés » (p. 45). Or l’auteur ne se demande pas pourquoi les modèles devraient être recherchés chez d’anciennes puissances coloniales, impérialistes ou même esclavagistes et ségrégationnistes, même si leurs réalisations multiculturalistes, des États-Unis à la Grande-Bretagne, ne fournissent aucune solution miraculeuse, ni pour revenir à la paix civile, ni pour éradiquer le terrorisme islamiste30.

Qu’importe : pour le démographe engagé en faveur de l’immigration, entraîné fort loin des caricatures de Mahomet, les « discriminations ethnoraciales », qui sont des séquelles de la colonisation, relèvent du « racisme systémique » (p. 239) – d’où, dans l’entretien accordé au Monde, des développements sur les réunions racialement non mixtes en glissement incontrôlé vers le thème de la « race », alors que la « question noire » par exemple, est tout à fait distincte de celle de la religion musulmane31. Le lien est fourni par « l’islamophobie » : ce qui serait la plus grave des discriminations systémiques aujourd’hui (p. 233) est dénoncé comme un cas particulier de « racisme d’État » au prix d’une confusion militante entre race et religion. Le professeur au Collège de France partage ainsi la position d’extrémistes racialistes et décoloniaux dont l’emprise, paradoxalement, s’accroît aujourd’hui au nom de la bienséance politique (political correctness). Que sont ces « discriminations systémiques » ? Irréductibles aux inégalités sociales auxquelles elles se surajoutent (p. 216), elles seraient décelées par des études statistiques objectivant le phénomène hors de tout projet de persécution, indépendamment de toute intention de réserver un traitement injuste à quiconque. Il s’agirait de « discriminations indirectes et non intentionnelles » dont l’effet serait massif et mesurable (p. 208, p. 211, p. 213), de surcroît imputable à l’État dès lors que celui-ci ne fait rien pour y mettre fin (p. 233, p. 235). Il est donc longuement question des discriminations d’origine policière dans un ouvrage sur la liberté d’expression.

On comprend alors la fréquence et la virulence des attaques contre Pierre-André Taguieff dans ce livre32. Il a en effet soumis cette victimisation à une analyse historique et critique, en tant que phénomène idéologique, tandis que François Héran ne veut y voir qu’une « formule d’exécration » utilisée de nos jours quand on veut nier l’existence des discriminations (p. 177). Pierre-André Taguieff interprète la dénonciation de « l’islamophobie » comme celle d’un racisme imaginaire à l’intérieur du plus vaste ensemble sur lequel veut mobiliser le pseudo-antiracisme politique : l’opération ne progresse qu’à condition de travailler systématiquement l’opinion selon le couple victimisation/culpabilité sur le thème postcolonial puis dans le cadre de l’offensive décoloniale. Cette offensive décoloniale a gagné d’autant plus de terrain que la gauche intellectuelle entrait en crise et que la gauche politique se décomposait, avec le recul des mobilisations fondées sur la classe sociale. Si Pierre-André Taguieff a vu juste au tournant des années 1980-9033, l’antiracisme s’est transformé en idéologie dominante, susceptible de jouer le rôle d’une idéologie de substitution par rapport au socialisme : après le discrédit jeté sur les utopies marxistes par la vague anti-totalitaire des années 1970-80, la nouvelle religion politique reconstituait son messianisme et sa martyrologie en investissant un prolétariat de substitution, d’abord dans le peuple palestinien puis dans l’ensemble des musulmans, leur religion devenant celle des opprimés. On ne s’étonnera pas que la nouvelle bienséance politique se répande en oblitérant cette analyse idéologique, malgré son information irréprochable et sa profondeur : François Héran répète sans le moindre argument que L’imposture décoloniale de Pierre-André Taguieff ne serait qu’un « pamphlet » 34.

Cette victimisation a une fonction sur le plan juridique, analysée par Anne-Marie Le Pourhiet. Alors que le droit républicain n’accepte que « l’égalité de droit », les revendications communautaires exigent « l’égalité réelle », passant par des mesures « compensatoires » des discriminations « passées » (subies dans le passé par des minorités « dominées »)35. La demande de privi-lèges  (littéralement, les lois particulières dont la Révolution française a entrepris de nous débarrasser) passe par l’invocation d’une injustice subie. Le droit européen fait une place croissante à la notion de discrimination qui contrevient selon la juriste au principe d’égalité devant la loi du droit français. S’y introduit également la notion de « discriminations indirectes » : selon les partisans de cette notion, il s’agit de discriminations réelles qu’un droit faisant abstraction de particularités sexuelles, ethniques, raciales ou religieuses ne pourrait pas ne pas produire, malgré une apparente égalité de traitement, en désavantageant certaines personnes pour des motifs prohibés. La définition est donnée dans une directive européenne de 2000, qui l’ajoute à celle de la « discrimination directe » : « une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes à moins que […] cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires »36. Ce sont précisément des « discriminations indirectes » que François Héran voudrait voir mesurées dans le cadre d’un Observatoire national des discriminations à instituer selon ses voeux par une nouvelle « nuit du 4 août », comme il le dit dans l’entretien qu’il accorde au Monde le 10 avril 2021. Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « la notion de “apparemment neutre” n’a pas de sens, un traitement est neutre ou il ne l’est pas », et la notion de discrimination indirecte a ceci d’ « absurde » qu’elle revient en pratique à refuser toute règle générale, qui a forcément toujours pour effet de « désavantager » quelques-uns »… y compris les naturistes, désavantagés par l’interdiction de se promener nus dans les rues37… Difficile donc de faire prévaloir l’éclairage relativiste de certaines sciences sociales sur les questions religieuses, que ce soit pour mettre en veilleuse l’éclairage des sciences juridiques comme le voudrait François Héran, ou bien pour écarter d’incontournables questions de philosophie politique38.

Dans l’espace politique en recomposition qui est le nôtre, cette exigence d’« égalité réelle », passant par la réparation d’injustices subies par des « minorités » pourrait réunir provisoirement des courants aux objectifs très différents : les partisans d’un néolibéralisme favorable aux migrations et à l’affichage bien-pensant d’une politique de commisération rejoindraient là des idéologues décolonialistes, racialistes, indigénistes, ou intersectionnels dont les objectifs sont révolutionnaires, car tous disent viser une « égalité réelle » que l’égalité devant la loi ne suffit pas à atteindre. Les courants révolutionnaires reprennent la distinction marxiste entre « droits formels » et « droits réels », et voudraient donner des habits neufs à une vulgate communiste qui ressurgit dans une curieuse alliance avec la bien-pensance néolibérale, l’injustice des rapports de classe ne comptant pas parmi les « discriminations »39  : cette convergence repose sur une opposition à l’État-nation, au souverainisme, au droit laïque et républicain, actuellement diabolisés par association avec la droite elle-même amalgamée à l’extrême droite.

Des prétentions scientifiques sujettes à caution

L’injonction à repenser la liberté d’expression pour faire droit à la liberté de croyance, révisée en dignité des croyants de façon très contestable, demande que soit étayée factuellement l’allégation de discriminations religieuses héritées de l’histoire coloniale. Or cet étayage pose problème, aussi bien du côté de l’histoire de la colonisation et de ses séquelles que de la sociologie des discriminations. Concernant l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, on se contentera de renvoyer aux travaux solides et précis qui, de Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meynier à Pierre Vermeren, en passant par Sophie Bessis, se tiennent à l’écart des interprétations décoloniales aujourd’hui en vogue, quelles que soient les préférences politiques des chercheurs cités40. On s’en tiendra ici à la question des démonstrations sociologiques qui voudraient se fonder sur des statistiques. On ne peut donner qu’un nombre limité d’illustrations, mais elles suffisent à poser le problème d’interprétation dans une discipline qui, sans être uniformément conquise, s’est souvent précipitée dans la critique antilaïque.

François Héran considère que des études statistiques permettent de démontrer l’ampleur et la gravité des phénomènes de discrimination en France dans l’accès à l’embauche (p. 210, p. 215) et l’accès aux services publics (p. 212), qu’il s’agisse de discriminations ethnoraciales ou de discriminations religieuses qui s’en distinguent (p. 223). Pourtant, certains travaux en cours mettent en question les méthodes utilisées pour produire et interpréter les statistiques correspondantes. La question n’est pas de nier l’existence de discriminations, mais d’examiner de plus près l’argument des discriminations dont il est fait un grand usage militant : c’est précisément son omniprésence dans les médias, chez des politiques et dans l’opinion qui rend nécessaire l’examen critique de certaines évidences idéologiques en circulation.

Par exemple, en étudiant les réactions des lycéens à l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo et à la minute de silence en hommage aux victimes, Jean-François Mignot a infirmé plusieurs idées reçues concernant leurs motivations, leur situation familiale et socio-économique mais également leur sentiment de discrimination pour motif ethno-religieux : le sociologue-démographe montre que le degré d’acceptabilité de la violence est irréductible aux explications convenues dont le discours bien-pensant se contente trop souvent. L’étude rejoint ainsi les conclusions de l’ensemble de cet ouvrage collectif, qui montre que « la radicalité religieuse ne semble pas être principalement la fille de l’exclusion socio-économique et [que] sa racine spécifiquement religieuse semble forte » (p. 366)41.

Autre critique éclairante, Philippe d’Iribarne souligne une confusion trop répandue entre traitement différencié et discrimination religieuse : il voudrait démêler les jugements portant sur des comportements et ce qui relève à proprement parler de la discrimination contre les musulmans. Une analyse très précise du Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie émanant de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme permet à Philippe d’Iribarne de contester la méthode et les résultats d’une « étude militante » qui prétend démontrer l’islamophobie viscérale de la société française, mais multiplie pour cela questions biaisées et erreurs de raisonnement42. Philippe d’Iribarne revoit l’interprétation de testings récents sur les demandes d’entretien d’embauche, et cette critique serrée le conduit à dégager « le poids idéologique de la vision victimaire de l’islam et des musulmans » qui altère le raisonnement au moment de conclure. Il montre ainsi que les choix entre candidats à l’entretien d’embauche, souvent caractérisés comme « discriminatoires » dans un discours bien-pensant, sont en fait guidés par « l’anticipation rationnelle » des aptitudes supposées des candidats à convenir aux postes, certes dans l’intérêt de l’entreprise, mais d’une façon qui ne relève pas du préjugé dans son irrationalité43 . C’est bien le comportement qui est ainsi apprécié selon une anticipation rationnelle, et si certains indices suscitent des craintes concernant l’aptitude du candidat à remplir le poste, d’autres jouent en sens inverse, le choix se faisant dans l’intérêt de l’entreprise.

Dans un même souci de rigueur, Nathalie Heinich, qui épinglait la confusion entre différence et discrimination dans son Bêtisier du sociologue, y revient dans Ce que le militantisme fait à la recherche44 et s’étonne d’une méconnaissance des « effets de structure » dans certains raisonnements victimaires. Par exemple, quand est occulté le fait que les différences de couleur de peau recouvrent pour une grande part des différences de statut social : délinquance et irrégularité du titre de séjour sont plus fréquentes dans les quartiers populaires, pour des raisons socio-économiques. Curieusement, ce type d’effet de structure est passé sous silence malgré son rôle fondamental en sociologie45. Le même type d’objection s’appliquerait aux enquêtes concernant les violences policières, ou concernant la surreprésentation dans les prisons de descendants d’une immigration originaire d’anciennes colonies. Ajoutons que ces erreurs de raisonnements, chez les adversaires, universitaires ou non, du droit républicain, suscitent la méfiance de lecteurs qui n’oublient pas tout réflexe critique lorsqu’ils y sont confrontés : il en est ainsi lorsque François Héran se présente comme « épargné » par les « interpellations » policières au « terminus d’une ligne de métro située dans une banlieue de la seconde ceinture », contrairement aux personnes « de couleur ou basané[e]s », et en déduit qu’il lui faut mettre en évidence le « privilège blanc » (p. 230-231).

Il est vrai qu’à propos des discriminations, de leur analyse et de la façon de les combattre, on finit par se heurter à des limites dans l’argumentation sur la scientificité des travaux, fort bien indiquées par Wiktor Stoczkowski dans « La guerre des visions du monde à l’Université »46. Néanmoins, avant d’en arriver au choix portant sur des visions du monde, l’allégation de scientificité ne devrait pas inhiber l’esprit critique, et surtout pas dans une période où les conflits les plus durs parcourent les sciences humaines et sociales. Constamment invoquée par les militants racialistes, indigénistes, décoloniaux ou intersectionnels, la réalité d’un « racisme systémique », plus encore celle d’un « racisme d’État », n’est établie par aucune démonstration scientifique, comme l’indiquent les travaux de Pierre-André Taguieff47, qui n’ont jusqu’à aujourd’hui pas été démentis par des analyses statistiques rigoureuses – sans parler de la méthodologie très contestée des enquêtes fondées sur l’auto-déclaration du sentiment de discrimination raciale ou ethno-religieuse.

Reste donc à attendre l’avancée de travaux aussi rigoureux que possible, si l’on veut trouver les moyens de contrarier efficacement les « discriminations », au lieu de se fourvoyer dans une mobilisation victimaire dont les effets pervers sont prévisibles. Wiktor Stoczkowski les pointe à sa manière quand il oppose vision « solidariste » et vision « antagoniste » de la société, puis reconnaît la seconde dans le courant « décolonial » et la récuse en craignant « qu’elle engendre un jour la société qu’elle dépeint »48. De leur côté, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel sont fortement inspirés par Bourdieu, ce qui en l’occurrence ne les empêche pas de se méfier d’une victimisation racialiste : ils mettent en garde contre la « violence symbolique » du vocabulaire racial, contre le renforcement de « l’enfermement identitaire » qu’on voudrait combattre, contre l’accentuation de la division des classes populaires49. Pour l’heure, un professeur au Collège de France fait sien un vocabulaire militant qui semble fortement lié à une vision du monde. « Islamophobie d’État », « discrimination institutionnelle », « racisme d’État » (p. 237), « privilège blanc » (p. 230-231), au détriment des « racisés » (p. 219), pure évidence du combat « intersectionnel » (p. 225), ce vocabulaire codé devrait être admis sur la foi d’un argument massue de pure « communication » : à savoir que la critique de ce vocabulaire et des notions correspondantes ne saurait relever pour François Héran que de la cancel culture, puisqu’il s’agirait d’après lui du déni des discriminations (p. 209).

Des opinions à soumettre au plus large débat démocratique

La réflexion de François Héran sur la liberté d’expression est orientée vers la dénonciation de discriminations d’une « ampleur » considérable : c’est le mouvement de son livre. La suite, dont son essai ne traite pas mais dont la conséquence est logique, réside dans une politique de discrimination positive destinée à compenser les préjudices subis, mais l’auteur songe aussi à d’autres mesures dérogatoires quand il évoque, dans son entretien avec une journaliste du Monde, l’encouragement à donner aux réunions non mixtes qui permettent aux discriminés « d’unir leurs forces » contre préjugés et obstacles50. Des changements d’une telle ampleur doivent-ils être institués sans être soumis aux électeurs, avant qu’on n’autorise, par exemple, les réunions syndicales de professeurs dans les conditions de cette non-mixité, et avant que les professeurs ne soient formés pour enseigner dans cet esprit ? Or, comme on le voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021, les propos de François Héran expriment plutôt une certaine réticence au contrôle par des instances résultant, directement ou non, des élections. Ainsi le vote unanime du Sénat le 1er avril 2021, visant à dissoudre les associations qui organisent des réunions racialement non mixtes, est-il réduit par lui à l’effet d’un « emballement » médiatique.

Qu’arriverait-il, s’il fallait présenter à l’ensemble des électeurs une politique racialiste contraire aux principes du droit français, et d’abord au principe constitutionnel de l’égalité devant la loi ? Posée clairement avec explicitation de ses nombreuses conséquences, la question ne devrait pas déclencher l’approbation. Dès lors qu’on est conscient des risques attachés à la racialisation de la société qui peut découler de l’usage de la catégorie sociologique de la « race », comme le sont Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, on demande que le suffrage universel décide : « ce n’est pas aux experts, écrivent le sociologue et l’historien, mais à l’ensemble des citoyens de décider » s’ils veulent des statistiques ethniques51, pour « créer des catégories étatiques qui n’existent pas dans le droit français », avec tout ce qu’elles impliquent52.

Est-il légitime de démolir progressivement le droit national, sans expliquer clairement aux électeurs les objectifs d’un acte révolutionnaire qui mérite pourtant d’être analysé en tant que tel ? Car la « nuit du 4 août » 1789 a un sens précis dans notre histoire : c’est alors que fut votée l’abolition des privilèges féodaux par l’Assemblée constituante. Est-ce pour abolir le trop fameux « privilège blanc » que l’auteur voudrait trouver appui auprès du Défenseur des droits pour « mettre sur pied un Observatoire national des discriminations digne de ce nom »53 ?

S’agissant des ministres, si l’on en croit François Héran, il faudrait surtout que Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, laisse « les chercheurs débattre » de questions telles que la mesure de l’islamophobie, les études décoloniales ou les méthodes intersectionnelles54. Quant au ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, et au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, que dire de leur esprit républicain, que semble dénigrer François Héran du seul fait qu’il est républicain ?

Et tout cela pour une « nuit du 4 août » à l’envers, qui supprimerait l’égalité devant la loi ? Espérons que nos concitoyens ne suivraient pas cette contre-révolution prétendument généreuse : espérons qu’ils ne permettront pas la restauration du privilège sous les formes en vogue promues par la « gauche identitaire », qui a déjà fait la preuve de sa nocivité politique 55.

Notes

1Véronique Taquin, professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires et écrivain http://lejeudetaquin.free.fr/ .

2 – Voir la référence note suivante.

3 – François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, mars 2021, p. 29.

4 – François Héran, ouvrage cité, p. 157-158.

6 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021.

7 – François Héran, ouvrage cité, p. 21, p. 31. La lettre du 30 octobre 2020 est reproduite p. 7-20.

8 – Ouvrage cité, p. 8.

9 – On trouve différentes déclinaisons de la même accusation, nécessairement euphémisée dans les tribunes parues à cette occasion : voir Jean-Louis Schlegel et Olivier Mongin, « Les défenseurs de la caricature à tous les vents sont aveugles sur les conséquences de la mondialisation », Le Monde, 3 novembre 2020 ; ou Fabien Truong « Le drame de Conflans-Sainte-Honorine nous rappelle qu’une salle de classe n’est pas une arène politique publique », dans Le Monde, 23 novembre 2020.

10 – Entretien de Jeanne-Favret Saada avec Arnaud Esquerre, « 1988-2019 : Le retour de l’accusation de blasphème est une révolution dans notre vie publique », site de l’association Europe Solidaire Sans Frontière, 12 octobre 2019. Jeanne Favret-Saada, « Les habits neufs du délit de blasphème », Mezetulle, 14 juin 2016 . Voir aussi Catherine Kintzler, « “It hurts my feeelings”. L’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème », Mezetulle, 28 janvier 2020. Voir également Jean-Éric Schoettl, « Le blasphème va-t-il être rétabli au nom du respect dû à autrui ? », Figarovox, le 3 mai 202 .

11 – Clément Arambourou, « Lettre à François Héran », site de la revue Le Droit De Vivre, Ligue internationale de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, 12 avril 2021.

12 – Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

13 – François Héran soutient la tribune « Les menaces sur l’Observatoire de la laïcité cachent mal une dangereuse récupération idéologique », où 119 universitaires mettent en garde contre « la tentation de faire de la laïcité un outil répressif, de contrôle et d’interdiction, en contradiction totale avec la loi de 1905 » : « C’est à cette tendance voulant renforcer le contrôle des cultes et rendre invisible la religion dans l’espace public que s’oppose, depuis son installation, l’Observatoire de la laïcité ».

14 – Le CCIF a été dissous le 2 décembre 2020 à l’initiative du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.

15 – Anne-Marie le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », La modernité disputée. Textes offerts à Pierre-André Taguieff, Textes rassemblés, édités et introduits par Annick Duraffour, Philippe Gumplowicz, Grégoire Kauffmann, Isabelle de Mecquenem, Paul Zawadzki, CNRS Éditions, 2020, p. 211-217.

16 – Voir Gil Delannoi, La nation contre le nationalisme, Paris, PUF, 2018.

17 – François Héran cite dans sa lettre du 30 octobre l’arrêt rendu le 7 décembre 1976 par la Cour européenne des droits de l’homme : voir ouvrage cité, p. 11.

18 – Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Paris, Seuil, 1987. Albert Memmi, Portrait du décolonisé, Paris, Gallimard, « Folio », 2004. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Florence Bergeaud-Blackler, Le marché halal ou l’invention d’une tradition, Paris, Seuil, 2017. Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020. Hugo Micheron, Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, Paris, Gallimard, 2020.

19 – François Héran, ouvrage cité, p. 98.

20 – Jeanne Favret-Saada a analysé ce mécanisme dans l’affaire des caricatures de Mahomet, dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007. Jeanne Favret-Saada, « L’affaire des dessins de Mahomet et le supposé pouvoir performatif des images », le 11 mars 2016 .

21 – Talal Asad, On suicide bombing, New York, Columbia University Press, 2007, traduit en Attentats suicide. Questions anthropologiques, traduit par Rémi Hadad, préface de Mohamed Amer Meziane, Kremlin-Bicêtre, Zones Sensibles Éditions, 2018. Extrait de l’introduction : « je voudrais suggérer que la violence légitime exercée par et dans les formations étatiques modernes – dont l’État démocratique libéral – possède en outre une particularité absente de la violence terroriste (non du fait d’une quelconque vertu de cette dernière, mais en raison des moyens dont dispose la première) : une combinaison de cruauté et de compassion que sanctionnent légalement, voire qu’encouragent, des institutions sociales progressistes » (« Introduction » en ligne sur le site des éditions Zones sensibles).

22 – Voir par exemple Mohamed Amer Meziane, qui introduit le dossier « Décoloniser la laïcité » de Multitudes, 2015/2, n° 59, juin 2015, et y traduit Talal Asad sous le titre « Penser le sécularisme » (p. 69-82). Voir aussi Nadia Marzouki, « La réception française de l’œuvre de Saba Mahmood et de l’asadisme » (p. 35-51).

24 – L’association Dessinez Créez Liberté (DCL) a été créée par Charlie Hebdo peu après l’attentat de janvier 2015 perpétré contre le journal.

25 – Gwénaële Calvès, article cité.

26 – Ajout, par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881.

27 – Gwénaële Calvès a critiqué en juriste les arguments littéralistes de François Héran sur l’apparition récente des mots « liberté d’expression » et sur leur absence de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, d’où découlerait que c’est une idée neuve (article cité).

28Lettre aux professeurs, ouvrage cité, p. 177.

29 – C’était la voie privilégiée par Saba Mahmood, qui faisait valoir la relation intime du croyant au Prophète, ainsi qu’une croyance dans le pouvoir spirituel des images, fort éloignée de la conception chrétienne du symbole. Voir Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

30 – Farhad Khosrokhavar l’a montré pour la Grande Bretagne à travers un ensemble de comparaisons entre pays européens, mais il n’en modifie pas pour autant sa position multiculturaliste : Le nouveau jihad en Occident, Paris, Robert Laffont, 2018.

31 – Le dérapage se voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021 par François Héran.

32Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage cité, p. 21, p. 32, p. 202, p. 219-220, p. 229-230, p. 239.

33 – Pierre-André Taguieff mentionne ses convergences avec Paul Yonnet et Jean-François Revel dans L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire/Humensis, 2020, p. 262, p. 269, p. 303. Voir sur ce point ma recension de l’ouvrage dans le numéro 86 de Cités, à paraître en juin 2021.

34 – Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale, ouvrage cité, 2020, et Liaisons dangereuses. Islamo-nazisme, islamo-gauchisme, « Questions sensibles », Paris, éd. Hermann, 2021.

35 – Pour la critique de la notion de « discrimination passée », voir Anne-Marie Le Pourhiet, « Pour une analyse critique de la discrimination positive », Le Débat, Gallimard, mars-avril 2001, n° 114, p.166-177.

36 – Directive 2000/78/CE du Conseil de l’Union Européenne 27 novembre 2000, article 2. Anne-Marie Le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », article cité.

37 – Anne-Marie le Pourhiet, article cité, p. 214.

38 – Anne-Marie Le Pourhiet soulève de vraies questions dans « L’égalité », dans Serge Guinchard (dir.), Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, Issy-les-Moulineaux, Lextenso-éditions, 2016, p. 651 sq. Elle relève dans la critique de l’égalité juridique (et donc du modèle républicain français) « une mixture [de ses] contestations réactionnaires [par Edmund Burke et Joseph de Maistre] et marxiste ». Elle souligne le sens clientéliste des atteintes à la règle méritocratique, et voit dans la discrimination positive le retour d’ « une appropriation privée et corporatiste de la chose commune que la Révolution française avait justement entendu éradiquer ».

39 – L’énumération des discriminations prohibées repose sur vingt-trois critères dans le dernier état de l’article 225-1 du Code pénal français et la liste pourrait bien s’allonger (voir Anne-Marie Le Pourhiet, Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, ouvrage cité). Cependant, comme le remarquent Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Alors que le problème de la sous-représentation des femmes ou des minorités revient périodiquement dans le débat public, pratiquement personne ne trouve surprenant qu’il n’y ait aucun ouvrier parmi les députés, bien qu’ils constituent 20% de la population active » (Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 165).

40 – Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, « Des vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique », à propos de Coloniser exterminer, d’Olivier Le Cour Grandmaison, Études coloniales, 10 mai 2006. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Sophie Bessis, La double impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La découverte, 2015.

41 – Jean-François Mignot, « Les lycéens face aux attentats de 2015 », dans La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, sous la direction de Olivier Galland et Anne Muxel, Paris, PUF, 2018, p. 153-202.

42 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « L’islamophobie vue par la CNCDH. Entre démarche militante et légèreté scientifique », p. 23-36. Voir le Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Paris, La documentation française, 2017.

43 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « Les employeurs sont-ils islamophobes ? », p. 55-78.

44 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009, p. 90-92 sur la confusion entre différence et discrimination, p. 68-69 sur l’ignorance des effets de structure. Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, « Tracts », à paraître fin mai 2021.

45 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, ouvrage cité, p. 68-69.

46 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », site de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, 9 avril 2021.

47 – Pierre-André Taguieff, « Racisme institutionnel », article du Dictionnaire historique et critique du racisme, sous sa direction, Paris, PUF, 2013.

48 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », article cité.

49 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 213, p. 369-371.

50 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021, article cité.

51 – François Héran en est partisan. Voir par exemple, « Cessons d’opposer les principes républicains à la statistique ethnique », Le Monde, 20 juin 2020.

52 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, ouvrage cité, p. 375.

53 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

54 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

55 – C’est le titre d’un ouvrage états-unien de Mark Lilla, La gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Paris, Stock, 2018.

Ce que Monsieur Trudeau ne tolère pas

Le Premier ministre canadien admet qu’on soit libre de s’exprimer, pourvu que par là on ne choque personne. Il aurait dit ceci : « Nous nous devons d’agir avec respect pour les autres et de chercher à ne pas blesser de façon arbitraire ou inutile ceux avec qui nous sommes en train de partager une société et une planète ». Mais que peut-on dire qui ne choque personne et qui ne paraisse pas arbitraire ou inutile à celui qu’on choque ? On remarquera que M. Trudeau ne respecte pas le principe qu’il énonce.

L’histoire des sciences, pour ne considérer que cet aspect du combat pour la vérité et la liberté, est une succession de découvertes qui commencent par être considérées comme blasphématoires et comme manquant de respect pour les autres. Galilée blessait ceux qui refusaient de penser que la Terre tourne sur elle-même et autour du Soleil.

Monsieur Trudeau ne sait visiblement pas ce qu’il dit : car si, par exemple, c’est manquer de respect à l’égard des créationnistes de soutenir l’hypothèse darwinienne, c’est manquer de respect à l’égard de ceux pour qui cette hypothèse a une signification scientifique que refuser de l’enseigner. Et ne manque-t-il pas lui-même de respect à l’égard de la France en se mêlant de juger la laïcité que jusqu’à nouvel ordre la France n’impose pas aux Canadiens ? Quoique la France soit sur la même planète que le Canada, il ne se prive pas de blesser les Français par ses propos. On remarquera qu’il ne respecte pas le principe qu’il énonce. C’est que la limitation de la liberté d’expression telle qu’il l’entend va toujours dans le même sens : il considère que la critique des croyances religieuses est blasphématoire.

Si en outre Monsieur Trudeau a raison, on ne voit pas comment la moindre prise de position sur un sujet quelconque pourrait ne pas allumer partout la guerre, que ce soit la guerre civile ou la guerre entre les États : c’est précisément ce que veulent les islamistes dont Monsieur Trudeau est l’allié. Et le genre de discours qu’il tient n’est pas à une contradiction près : veut-il limiter la liberté d’expression des islamistes qui considèrent les chrétiens comme des croisés qu’il faut massacrer par tous les moyens ? Combattre le fanatisme islamiste, c’est en effet outrepasser les limites de la liberté d’expression telle qu’il l’entend, puisque c’est les blesser inutilement.

En outre il aurait dit : « On n’a pas le droit par exemple de crier au feu dans un cinéma bondé de monde, il y a toujours des limites ». Qui a jamais considéré que la liberté d’expression consistait à interrompre un spectacle pour dire n’importe quoi ou même ce qu’on croit être la vérité ? Publier un journal avec des caricatures revient-il à « crier au feu dans un cinéma bondé de monde » quand il n’y a pas d’incendie ? Je blesserais sans doute Monsieur Trudeau si j’allais jusqu’au bout des pensées que son discours me suggère… Mais est-ce la première fois dans l’histoire que la foi et la mauvaise foi sont confondues ?

Nice, le glas universel et le grelot des « sensibilités blessées »

En apprenant l’attentat islamiste qui, tuant trois personnes selon un mode atrocement ritualisé, a frappé les fidèles catholiques dans la basilique Notre-Dame de l’Assomption de Nice le 29 octobre, j’ai repensé à l’un des premiers articles publiés sur ce site, intitulé « Charlie-Hebdo. Pour qui sonne le glas »1. Car oui, le glas des églises de France a sonné en janvier 2015 à la mémoire des victimes de l’attentat contre Charlie-Hebdo. Et bientôt un grinçant grelot de déni s’est fait entendre. Loin d’être étouffé, sa tonalité aigre résonne encore aujourd’hui.

Le glas a sonné en janvier 2015 pour des « mécréants », parce que des « mécréants » ont payé de leur vie la célébration de la liberté. Je n’oublierai jamais ce glas à portée universelle,  « catholique » au sens strict. Et parce que des catholiques ont payé de leur vie la jouissance légitime de la liberté de culte, le glas a sonné à nouveau. Il sonne à mes oreilles universellement, bien au-delà des églises, multipliant gravement l’écho du sombre bourdon de 2015. Mais, après tant d’années d’atermoiements et de honteux dénis, il faut qu’à son alarme funèbre se superpose la note, claire et haute, de l’indignation, de la révolte et du combat lucide contre l’islamisme meurtrier qui hait et détruit tout ce qu’il ne peut pas soumettre et uniformiser.

C’est pourtant un bien aigre grelot d’acquiescement à la servitude et d’intimidation par la frayeur religieuse que s’est empressé de faire entendre l’archevêque de Toulouse le 30 octobre. À un journaliste lui demandant s’il convient de soutenir la liberté de « blasphémer », Mgr Le Gall répond  : « Non, personnellement, je ne pense pas. On ne se moque pas impunément des religions. On ne peut pas se permettre de se moquer des religions, on voit les résultats que cela donne »2.

Impunément… Quelle punition : la décapitation  ?  Prononcée par quel tribunal ? En application de quelles lois ? En vertu de quelle autorité ? Ne pas laisser le « blasphème » impuni : n’est-ce pas ce que prétend tout égorgeur sûr de mériter le ciel en vous massacrant  ?
On ne peut pas se permettre… : qui a compétence pour décider ici de ce qui est permis et défendu ? Car ne l’oublions pas, on ne parle pas d’une vétille, ni d’une simple réprobation morale devant ce qu’on considère comme « inapproprié », on ne parle pas de l’expression d’un désaccord : on parle d’assassinat, on parle de rafales de fusil d’assaut, on parle de décapitation.

Ce sinistre grelot à modèle inquisitorial ne doit pas se transformer en glas sonnant le crépuscule de notre liberté. Son audience ne repose que sur la complaisance de nos oreilles, sur les relais larmoyants des « sensibilités blessées » dont on voit ici la férocité.
« Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ? »3

Notes

3 – Boileau, Le Lutrin, Chant 1.

« It hurts my feelings » : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème

Du respect érigé en principe, derechef

« L’affaire Mila », lycéenne harcelée et menacée de mort pour avoir diffusé une vidéo « insultante » envers l’islam1, pose à nouveau la question du « blasphème » sous une forme contemporaine qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition subreptice de la personne juridique, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent.

« It hurts my feelings ». Le retournement subjectif victimaire et l’impératif de censure

On ne s’étonnera pas de voir le responsable du CFCM, Abdallah Zekri, estimer que la jeune fille « récolte la tempête » après avoir « semé le vent » et qu’elle doit « assumer les conséquences » de ses propos de mauvais goût – comme s’il était admissible ou même compréhensible que la mort soit réclamée pour punir le mauvais goût : au moins les masques tombent2. Mais il est inquiétant de voir que, parallèlement à une enquête pour menaces de mort, le procureur de la République de Vienne (Isère) a ouvert une autre enquête au « chef de provocation à la haine raciale »3. Certes il s’agit officiellement de vérifier si la jeune fille a insulté des personnes (en l’occurrence les musulmans considérés comme groupe) – or le visionnage de la vidéo en question ayant largement circulé sur les réseaux sociaux atteste qu’il n’en est rien. Il est pour le moins étrange de voir intervenir ici le terme « de haine raciale », comme si l’adhésion à une religion était une question de « race »4, et de constater la diligence avec laquelle, par ce parallélisme, on s’empresse, sous couvert de se tenir dans un « juste milieu » qui les renvoie dos à dos, de placer les auteurs de menaces et leur victime sur le même plan.

La question du blasphème5 est à nouveau posée par cette affaire, sous une forme très précise qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition subreptice de la personne juridique, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent.

Bien que le délit de blasphème ait disparu en France depuis la Révolution, bien que les législations pénalisant le blasphème soient en déclin dans les États de droit attachés aux libertés formelles, y compris non-laïques6, la persécution pour motif de blasphème n’a pas disparu pour autant. On continue à menacer et à tuer au nom de dogmes. Mais c’est au sein même des États de droit, au sein même de leur législation que le délit de blasphème et son cortège de menées punitives refait surface sans dire son nom : sorti par la porte, il revient par la fenêtre avec un costume de chevalier blanc. La demande de « punition », la revendication d’interdiction d’expression pour motif d’outrage à une religion, à un dogme, et cela devant les tribunaux, au nom de la loi elle-même, non seulement n’a pas disparu, mais elle se répand. Seulement elle a changé de nature et même de sens : devenue respectable, elle réclame aujourd’hui l’égard pour une « victime » dont on finit dès lors par « comprendre » qu’elle se livre à toutes les invectives, y compris à des menaces.

Comme pour l’affaire des caricatures, on assiste à un retournement victimaire : ce ne sont plus des procureurs qui se dressent contre des propos outrageant une divinité, mais des avocats qui plaident pour des « victimes » offensées, à savoir les croyants. Le schéma accusatoire à l’impératif au nom d’une autorité est retourné en plainte subjective et le scénario s’inverse. Les bourreaux de jadis se présentent comme des victimes : ce n’est plus un Livre sacré, ni Dieu qu’on prétend offensé, mais la sensibilité des croyants. On entre dans un schéma victimaire de subjectivation. Est incriminé non plus ce que je juge contraire à la vérité, mais ce qui me choque subjectivement, ce qui me blesse ou plutôt – car il s’agit d’une figure de style – : ce qui blesse mes sentiments.

« It hurts my feelings » : voilà qui, outre-Atlantique, est devenu un obstacle sans réplique devant lequel il faut s’incliner, au nom duquel le silence et la censure s’imposent. La version française de l’impératif serait plutôt l’appel au « respect » : tout irrespect envers ce que je pense devient une atteinte à ma personne. « Du respect érigé en principe »7 : cette expression, j’aurais aimé l’inventer. Elle pointe le glissement d’une conception formelle, extérieure, du droit, vers une normalisation subjective sous régime psychologique dont on peut craindre qu’elle s’érige en ordre moral. Elle est empruntée au chapitre premier du livre posthume de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes8. On voit une fois de plus avec l’affaire Mila que la notion d’islamophobie, brandie au nom de victimes offensées et stigmatisées n’a d’autres fonctions que de censure et d’intimidation9.

Brève histoire du retournement de l’incrimination de blasphème

C’est ce que décrivent de manière très minutieuse et informée les travaux récents de Jeanne Favret-Saada10. Dans un article mis en ligne sur Mezetulle en juin 2016 intitulé « Les habits neufs du délit de blasphème », lui-même issu du livre alors en préparation et qui a été publié depuis11, Jeanne Favret-Saada retraçait et analysait l’histoire sinueuse de la disparition de l’incrimination de blasphème en France. Cette histoire aboutit à la loi du 29 juillet 1881, notamment avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État ». C’est un moment crucial : l’évidence acceptée d’une autorité absolue et extérieure présentée sous régime objectif autorisant les poursuites, cette évidence tombe. Je cite JFS :

« Lors des débats parlementaires, l’inconsistance des objections cléricales est le fait le plus nouveau, ainsi que le plus stupéfiant : les locuteurs réalisent au moment même où ils parlent qu’ils ont cessé d’être crédibles, alors qu’ils l’étaient encore quelques mois plus tôt, au temps de l’Ordre moral. L’arrangement politico-religieux qui a rendu possible, durant tant de siècles, la criminalisation du blasphème, est soudain périmé, et il l’est une fois pour toutes. Car le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion. »

Le délit d’opinion religieuse en tant que tel est aboli. Mais JFS poursuit, passant à notre époque :

« Nul n’aurait pu imaginer le spectaculaire retournement de situation que nous vivons depuis le début des années 1980. Exploitant les virtualités ouvertes par une loi de 197212 contre le racisme, des associations dévotes issues de l’extrême-droite catholique – bientôt rejointes par une association ad hoc de l’Episcopat – obtiennent des condamnations pour « injure au sentiment religieux », « diffamation religieuse », ou « provocation à la discrimination, à la violence et à la haine religieuse ». Des juristes, parfois réputés, invoquent désormais un « droit au respect des croyances », élevé à la dignité d’un « droit fondamental de la personnalité », et, tant qu’à faire, d’une « norme constitutionnelle d’égale valeur à celle de la liberté d’expression ». Un siècle après sa disparition, le délit d’opinion religieuse a donc fait sa réapparition dans nos prétoires, sinon dans nos lois. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la sensibilité de ses fidèles : car si l’on parle encore de « blasphème », ce n’est plus dans les prétoires, où le terme n’a pas cours, mais dans le débat public ou entre dévots. »

Elle souligne la lenteur de ce retournement. En 1984 Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès l’affiche du film de Jacques Richard Ave Maria pour « outrage aux sentiments catholiques ». En 1985, l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française et chrétienne (AGRIF) assigne Jean-Luc Godard, réalisateur de Je vous salue, Marie et son producteur pour « diffamation raciste envers les catholiques ». L’AGRIF perd son procès, mais elle inaugure une politique d’occupation perpétuelle des tribunaux, à seule fin de défendre les « sensibilités catholiques » contre toute production susceptible de les « blesser ».

Selon JFS, le point d’appui de ce retournement s’inspire de la loi du 1er juillet 1972 dans la mesure où cette dernière, dans la modification de la loi de juillet 1881, introduit la notion d’appartenance religieuse :

« […] les magistrats se révéleront rapidement incapables de distinguer entre les fidèles (qu’ils dotent d’une « sensibilité » devant être protégée) et leur religion : ainsi, par exemple, quand sont en cause une déclaration pontificale (qu’il s’agisse de l’antisémitisme chrétien ou du préservatif), ou un épisode fâcheux de l’histoire de l’Église. »

Elle s’interroge aussi sur la signification de la notion de « groupe de personnes » s’agissant d’une appartenance religieuse. Comment délimiter ces groupes ?13:

« la Convention européenne des droits de l’homme elle-même – encline depuis peu à protéger les « sensibilités religieuses » – a veillé à n’évoquer dans son traité que des individus. Dans la nouvelle loi française, au contraire, il est difficile de désigner avec certitude la cible (individuelle ou collective) que le prévenu est supposé viser : « tous les baptisés de l’Église catholique » (y compris les « progressistes » et ceux qui sont détachés de la pratique) ? les pratiquants ordinaires ? ou un très petit nombre d’entre les fidèles, les dévots qui se disent blessés dans leurs convictions ? ».

Enfin, elle soulève la question de la nature des associations pouvant se porter partie civile (art. 48.1 de la loi du 29 juillet 1881, modifiée par la loi Pleven qui introduit uniquement les associations de lutte contre le racisme, puis modifiée en 1990 pour y introduire celles qui combattent les discriminations religieuses).

« … les magistrats auront tendance à considérer les associations confessionnelles comme représentatives de la « sensibilité blessée » des « groupes de personnes » protégés par la loi. L’on peut tout de même se demander si le scandale ressenti par l’Association Saint-Pie X – et même par l’Episcopat – est celui d’un groupe particulier de fidèles ou de tous les « groupes de personnes » catholiques ? »

Elle conclut sur une note contrastée dont on aimerait, aujourd’hui, que le souhait final soit toujours d’actualité – apparemment la décision du procureur dans la naissante affaire Mila, loin d’y mettre fin, entretient le chaos judiciaire14 :

« Les magistrats français n’étaient nullement préparés à faire face à une inflation de procès en défense de la religion, surtout dans le cadre d’une loi antiraciste. Pendant une vingtaine d’années, ils prononcèrent les verdicts qu’ils purent : tantôt favorables à la liberté d’expression, bien qu’avec une motivation souvent fautive, tantôt privilégiant le « droit au respect des croyances », avec une argumentation non moins fragile. En 2002, l’arrivée dans les prétoires des associations musulmanes – pour une déclaration de Michel Houellebecq sur l’islam -, a prestement remis les pendules à l’heure : s’il faut reconnaître un statut égal à toutes les demandes religieuses, la magistrature française préfère se résoudre à la laïcité. Le jugement rendu en 2007 au procès intenté à Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures du Prophète Mahomet marque, on l’espère, la fin du chaos judiciaire – sinon des procès en défense de la religion. »

Du respect envers les personnes au respect envers les doctrines

Du point de vue philosophique, le problème posé est une question d’intériorité et d’identité : avec la notion de « sensibilité blessée » nous avons ici la juridisation d’un moment psychologique. En effet, les convictions religieuses deviennent insidieusement une propriété constitutive de la personne, elles sont indissolublement incluses en elle et peuvent prétendre au même niveau de reconnaissance et de protection. L’appartenance religieuse ou d’opinion est considérée comme essentielle de sorte qu’on pourrait prétendre à sa protection en tant que telle. On vérifie alors la pertinence de la rédaction du titre de Charb : « Du respect érigé en principe » ; on glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes. L’affaire des caricatures et l’ « affaire Mila » montrent que cette problématique ne concerne pas exclusivement la religion catholique et qu’elle offre un boulevard à l’intégrisme musulman, qui ne manque pas de s’en emparer. De manière générale, cette inclusion des croyances dans la personne essentialise les croyances et cela soulève une question philosophique majeure.

En revanche, une législation formelle, extérieure, protège non pas les doctrines et convictions elles-mêmes, mais leur expression dans un cadre de droit commun qui pénalise l’injure et la diffamation, qui pénalise le fait de s’en prendre aux personnes elles-mêmes et non pas celui de s’en prendre à des croyances, à des opinions, à des doctrines. Dans la perspective classique des droits formels, l’expression du dénigrement de telle ou telle appartenance ou croyance, pourvu qu’elle s’exerce elle aussi dans les limites définissant l’injure et la diffamation, non seulement n’est pas incriminable, mais elle bénéficie de la même protection que l’expression des croyances et diverses appartenances ; la liberté d’expression est la même pour tous. Il n’y a donc de ce point de vue et dans ce cadre aucun délit dans une critique ou une satire, même virulente, même de « mauvais goût », d’une doctrine, d’une conviction.

« La France… respecte toutes les croyances » : qu’est-ce que cela veut dire ?

Je terminerai en évoquant quelques difficultés.

Les lois dites mémorielles et le débat dont elles sont l’objet entrent dans ce champ. La question a été soulevée par des historiens, notamment dans un texte intitulé « Liberté pour l’histoire » paru dans Libération du 13 décembre 2005, dont voici un extrait :

« L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire
C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives ­ notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ­ ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.
Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique. »15

On retrouve ici la question de la liberté philosophique et de son apparente disjonction avec la liberté formelle exploitée pour faire taire un discours : les lois citées s’autorisent d’un contenu « vrai » pour restreindre une liberté. Mais ce que font remarquer les historiens est beaucoup plus intéressant : ils montrent qu’il n’y a plus de liberté philosophique si la liberté formelle d’expression est trop restreinte ou abolie. Si on n’a plus le droit de dire ou de supposer des propositions fausses, c’est tout simplement la recherche de la vérité qui est entravée : pour établir une proposition il faut pouvoir la falsifier, il faut pouvoir en douter. On voit donc que la conception formelle de la liberté, loin de s’opposer à la liberté philosophique, en est au contraire l’une des conditions. Ce que risquent de perturber des lois mémorielles, c’est la méthode scientifique elle-même : elles ont une conception extérieure de la vérité.

Je m’intéresserai finalement, excusez du peu, à un passage de la Constitution.

L’alinéa 1 de l’article premier de la Constitution de 1958 est ainsi formulé :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. »

Je m’interroge en effet sur la phrase « Elle respecte toutes les croyances ». Qu’est-ce que cela veut dire ? N’étant pas juriste, j’essaie de la comprendre avec mes propres lumières.

Il me semble que cela ne peut pas vouloir dire que la RF respecte les contenus des croyances. Car si c’était le cas, on pourrait fonder là-dessus une forme de reconnaissance publique des autorités religieuses à travers le respect de leurs dogmes, lesquels comprennent une mythologie, des propositions philosophiques, mais aussi des propositions à portée politique et juridique. Plus absurdement, il faudrait interdire d’enseigner par exemple que la Terre est sphérique car il y a des groupes qui croient qu’elle est plate, ou interdire d’enseigner la théorie de l’évolution au même motif. Je ne peux comprendre cette phrase que si elle a pour objet, non pas les croyances dans leur contenu, mais uniquement leur expression.

On peut aussi lire cette phrase (et cette seconde lecture est compatible avec la précédente) en comprenant qu’elle parle de la République, de l’association politique et uniquement de l’association politique. Les personnes ne sont donc pas tenues de respecter les croyances, de même qu’elles ne sont pas tenues d’être laïques alors que la République est tenue, elle, par le principe de laïcité. Si on lit de cette manière, il est alors infondé de poursuivre une personne ou un groupe de personnes pour non-respect de croyances, mais la République elle-même doit observer une réserve sur tous ces sujets. J’espère que c’est bien le cas, mais je n’en suis pas si sûre, ou plutôt j’ai bien peur que non…

Enfin je n’arrive pas à lever une objection sur la formulation très restrictive de ce passage16. Respecter « toutes les croyances », c’est refuser ce même respect aux diverses espèces de non-croyance et donc installer une inégalité de principe entre les croyants d’une part et les non-croyants de l’autre. Sans compter qu’il peut y avoir des conflits absolus : faut-il privilégier la sensibilité du croyant qui se dit « blessé » par une déclaration d’athéisme ou bien la sensibilité de l’athée qui se dit blessé par l’affirmation qu’il existe un ou des dieux ? Dans ces cas, on peut craindre que ce soit la « sensibilité » du juge qui tranche.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’il serait préférable ou de ne rien dire, ou de remplacer cette phrase par la suivante :

« Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

Notes

1 – Voir par exemple et entre autres l’information en ligne sur le site de L’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/affaire-mila-enquetes-ouvertes-apres-des-menaces-de-mort-contre-la-lyceenne_2116140.html On la trouvera sur de nombreux sites internet des grands quotidiens et chaînes de radio – tv.

2 « Elle l’a cherché, elle assume. Les propos qu’elle a tenus, les insultes qu’elle a tenues, je ne peux pas les accepter » a-t-il déclaré sur Sud-Radio (cité par L’Obs 28 janvier 2020 https://www.nouvelobs.com/societe/20200128.OBS24037/schiappa-qualifie-de-criminelles-les-propos-d-un-responsable-du-cfcm-sur-l-affaire-milla.html

3 – Voir note 1.
[Edit du 30 janvier 2020] On apprend aujourd’hui que le parquet classe sans suite les accusations de « provocation à la haine » https://france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/isere/isere-affaire-mila-parquet-classe-suite-accusations-provocation-haine-1781093.html

4 – Alors que l’article 24 de la loi dite Pleven du 1er juillet 1972 modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48) distingue les chefs d’accusation (voir infra note 12).

5 – Rappelons à ce sujet que contrairement à ce que pourrait laisser entendre une facilité de langage, il n’existe aucun « droit au blasphème » qui serait énoncé dans la législation de la République française tout simplement parce que le blasphème n’a aucune existence juridique – il n’y a de blasphème que pour ceux qui y croient. L’expression est libre, dans la limite du droit commun qui détermine textuellement et formellement les abus de cette même expression : articles 4, 5 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Préambule de la Constitution de 1958, articles, 23, 243, 29, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881, articles R 621. R 621.2 du Code pénal. Il faut donc rester intraitable sur le formalisme de la liberté d’expression, sur le droit de dire des choses fausses et même des bêtises.

6 – On a vu récemment le Royaume-Uni, et dernièrement le Danemark abolir les leurs.

7 – Les lignes qui suivent sont reprises, avec quelques modifications et adaptations, de la seconde partie d’un article que j’ai écrit sur le sujet en septembre 2017, publié en ligne sous le titre « Du respect érigé en principe. Blasphème et retournement victimaire : faut-il « respecter toutes les croyances » ? https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/

8 – Paris : Les Echappés, 2015, p. 56.

9 – Voir ici même les articles abordant la notion d’islamophobie : https://www.mezetulle.fr/?s=islamophobie Un exemple très éclairant de la manipulation du terme, sans oublier le rapprochement final avec l’extrême-droite pour faire bonne mesure, peut être trouvé sur le journal gratuit 20 minutes : https://www.20minutes.fr/high-tech/2702611-20200124-affaire-mila-revient-histoire-ado-cyberharcelee-apres-propos-islamophobes

10Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris ;Fayard, 2017. Jeanne Favret-Saada est anthropologue ; ancienne directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a publié de nombreux ouvrages, notamment Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015. Voir sa bibliographie et des textes en ligne sur le site de l’EHESS http://gspm.ehess.fr/document.php?id=1408

11 – « Les habits neufs du délit de blasphème » par Jeanne Favret-Saada, Mezetulle, 14 juin 2016. Le livre est cité à la note précédente.

12 – Loi dite Pleven du 1er juillet 1972, modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48).

13 – Ainsi, art. 24, al. 5 : « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » seront condamnées à une peine de prison et/ou d’amende aggravée. – C’est moi qui souligne.

14 – On peut rappeler aussi le constat allant dans le même sens, au sujet de la jurisprudence, présenté par Henri Leclerc dans son article « Laïcité, respect des croyances et liberté d’expression », Legicom 2015/2 (N° 55), 43-52.
[Edit du 30 janvier 2020]. S’agissant de Mila, le procureur a classé « sans suite » l’enquête pour incitation à la haine (voir la note 3), mais le chaos judiciaire a été largement surclassé par le chaos politique entretenu par une déclaration de la ministre de la Justice Nicole Belloubet le 29 janvier sur Europe 1 : «  »Dans une démocratie, la menace de mort c’est inacceptable, c’est absolument impossible […]. L’insulte à la religion c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience, c’est grave, mais ça n’a pas à voir avec la menace. » Nicole Belloubet a fini par « rétropédaler » dans la journée du 30 janvier, comme on dit, non sans avoir auparavant publié un tweet qui se voulait apaisant dans sa généralité – « On peut critiquer les religions. Pas inciter à la haine » – mais qui dans ce contexte était plus qu’une maladresse.

15 – Texte signé initialement par Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. Accessible en ligne http://www.liberation.fr/societe/2005/12/13/liberte-pour-l-histoire_541669 . Le délit de presse de « contestation » ou de négation d’un crime contre l’humanité est introduit en 1990 par un article 24bis dans la loi du 29 juillet 1881.

16 – [Note ajoutée le 30 janvier 2020] Cette objection a été heureusement discutée par un commentaire de François Braize lors de la première version de cet article publiée en 2017. Nous y revenons tous les deux dans le commentaire ci-dessous et le suivant.

Lire la version initiale de l’article, publiée en septembre 2017 :  « Du respect érigé en principe« .

« Les Suppliantes » au présent

Sabine Prokhoris rappelle les détestables obstacles dressés contre la représentation des Suppliantes d’Eschyle1 au printemps dernier, et les prises de position, pas toujours glorieuses, qui les commentèrent. Elle propose ensuite une réflexion approfondie sur l’expérience – sensible et intellectuelle, avec toutes ses fragilités – que fut, pour tous ceux qui purent y assister, la représentation du 21 mai à la Sorbonne. C’est une méditation sur la rencontre entre les langues et les temps, sur la capacité de la poésie et du théâtre à révéler, au cœur même de la langue qui nous semble familière, l’étrangeté qui, en nous délivrant des identités, constitue l’humanité.

« La poésie est le soc qui retourne le temps, en sorte que les couches profondes, le tchernoziom se retrouvent en surface. » Ossip Mandelstam

Une polémique aberrante

Le 21 mai 2019, on a finalement pu voir à la Sorbonne la mise en scène des Suppliantes créée par Philippe Brunet avec sa talentueuse et courageuse troupe théâtrale. Les spectateurs devaient présenter une invitation nominative, ainsi que leur carte d’identité, et la représentation eut lieu sous protection policière. Étranges et amères conditions, qui signaient en un sens la victoire d’activistes prétendument antiracistes, lesquels deux mois plus tôt avaient empêché, par la force, la libre tenue de la représentation, en accusant le metteur en scène de donner à voir « un spectacle raciste de propagande coloniale ». Motif invoqué ? Les maquillages foncés et les masques cuivrés des acteurs : le supposé « blackface », donc – « conscient ou inconscient », nous expliqua doctement Louis-Georges Tin2 interviewé quelques jours plus tard par Le Monde, mais quoi qu’il en soit intrinsèquement et performativement raciste – dont se serait rendu coupable le metteur en scène.

Entre l’agression du 25 mars et la soirée du 21 mai, qui fit salle comble et bénéficia d’un soutien institutionnel bienvenu3, la polémique lancée par le CRAN, la Brigade anti négrophobie, et quelques autres activistes occupa largement les médias. Ces groupuscules se réclamant de l’idéologie « décoloniale » réussirent à « faire le buzz » comme on dit aujourd’hui, et leur propagande eut les honneurs de la presse de gauche notamment : Libération, Le Monde, Mediapart. Certes, Libération et Le Monde ouvrirent leurs colonnes à deux tribunes collectives en soutien à Philippe Brunet, très largement signées, l’une émanant du milieu universitaire4, la seconde, à l’initiative d’Ariane Mnouchkine, du milieu culturel5. Nombre d’éditorialistes6 par ailleurs prirent fait et cause pour le metteur en scène accusé de racisme, le traducteur et poète André Markowicz7 pointa dans un texte remarquable la malhonnêteté nauséabonde et l’inconséquence intellectuelle coupables de militants armés de novlangue (de bois) et de quelques gros bras.

Mais outre que Le Monde et Libération, pour se montrer équitables sans doute dans un débat dès lors présenté comme un affrontement d’opinions également légitimes, relayèrent complaisamment les prises de position des racialistes8, du CRAN à Décoloniser les arts, et de ceux qui, de façons plus ou moins modérées, leur trouvaient des vertus, leur conférant ainsi une respectabilité intellectuelle pour le moins questionnable – sans parler de Mediapart publiant un « Manifeste des 343 racisé·e·s »9 (en écriture inclusive comme il se doit), si l’on peut sans doute se réjouir du large écho de la tribune du Théâtre du Soleil dans le monde de la culture, tous auront pu constater l’absence de certaines signatures, et non des moindres, de Stéphane Braunschweig, directeur du Théâtre de l’Odéon à Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville et du Festival d’Automne (lui-même pourtant il y a peu victime d’un activisme analogue de la part cette fois d’intégristes catholiques), en passant par Manuel Gonçalves (directeur du 104) et la plus grande partie du milieu chorégraphique, à quelques exceptions près. Les motifs quelquefois allégués par les uns ou les autres, justifications politico-sociologiques en forme de « oui (« bien sûr nous refusons censure et intimidation « ) mais » (et le racisme, alors ?), et plaidoyers alambiqués – parfois très problématiques à l’appui, (« a-t-on vraiment le droit de maquiller des actrices blanches en Noires ?)  » (et l’inverse alors ?) ; « Othello ne doit-il pas aujourd’hui être interprété par un Noir ? »10  –, cache-misère d’une confusion intellectuelle inquiétante sinon d’une certaine lâcheté, ne parvinrent cependant pas à masquer l’ineptie et l’inanité totales de la violente accusation de racisme à l’encontre de Philippe Brunet, lesquelles éclatèrent lorsque enfin on put assister à cette mise en scène. Elle était tout bonnement sans objet. Mais le mal était fait. Peu importait alors aux miliciens du CRAN et consorts qu’en définitive la pièce fût jouée. Ils avaient pendant deux mois entiers occupé le terrain, et au bout du compte donné le la de l’événement. Seuls les colonels grecs lors de la dictature de 1967 à 1974 avaient réussi à faire mieux, interdisant sans autre forme de procès Eschyle (et quelques autres)…

Quelle expérience ?

Que vit-on le 21 mai ?

En aucun cas, comme crut inconsidérément devoir le dire à la sortie de la représentation une universitaire pourtant un peu en vue sur ces questions, une « reconstitution » du théâtre antique (ah bon ?), ajoutant avec satisfaction avoir donc tout simplement vu « ce à quoi elle s’attendait » (autrement dit : l’emplâtre grossier de quelques certitudes pseudo-savantes qu’elle projeta sur ce qui en réalité eut lieu ce soir-là11).

Nous avons en réalité assisté ce soir-là à une expérience inattendue, passionnante et, pour peu que, surmontant quelques obstacles ou imperfections sur lesquels nous reviendrons, nous ayons pu accepter de nous y prêter, fortement prenante – et partant actuelle, au sens le plus complet du terme. Une expérience sensible et intellectuelle, dont nous nous proposons ici de décrire quelques aspects, d’interroger aussi certaines fragilités peut-être, d’un strict point de vue théâtral et scénique – en tenant compte évidemment des conditions extrêmement difficiles, voire acrobatiques, du travail de création qui précéda la représentation de la Sorbonne12.

Quoi qu’il en soit, saluons en premier lieu la cohérence et la clarté des choix très médités du metteur en scène, manifestes d’un bout à l’autre de sa proposition scénique, et lisibles à travers quelques partis pris articulés entre eux sur un axe qui est celui du mouvement – car c’en est un, à plus d’un titre en l’occurrence – de traduction/interprétation : ce qu’Antoine Berman13 avait appelé « l’épreuve de l’étranger ». Ainsi la proposition scénique – l’interprétation tout à la fois et indissolublement opaque et transparente14 qu’elle constitue – manifeste-t-elle, agit-elle en somme, la problématique tragique spécifique de cette pièce d’Eschyle qui nous parvient aujourd’hui de si lointains rivages. C’est-à-dire : qu’en est-il de la rencontre avec l’inquiétante étrangeté d’un autre, pourtant parent de si troublante, de si originaire façon ? Une altérité lointaine et proche : lointaine parce que proche ? Quels sont les enjeux, conflictuels, de cette reconnaissance ? Que signifie qu’elle se situe – et cette dimension est au cœur de la focale construite par Philippe Brunet pour lire/transmettre la tragédie d’Eschyle – sur le plan de la langue – de la rencontre entre les langues, comme entre les  temps ? Une rencontre matérielle, empreinte d’une sensorialité vivace – sonore, rythmique – dont il convient de prendre la mesure pour en apprécier le sens.

On se demande en tout état de cause quel préjugé (au sens le plus littéral de ce terme), et quelle étonnante surdité, ont pu donner lieu à pareille méprise : nulle tentative de « reconstitution » ici, mais une lecture, au présent.

Certes les acteurs portaient des masques – fort beaux, et très puissants –, inspirés de ceux de la tragédie antique15, et de fait, nous avons entendu du grec ancien. Pour autant, non seulement l’idée de « reconstitution » (d’une représentation de théâtre antique, comme aussi bien d’ailleurs d’une représentation d’une pièce de Shakespeare au Théâtre du Globe) manque singulièrement de pertinence, pour d’évidentes raisons historiques, mais dans le cas précis de cette mise en scène, n’importe quel spectateur un tant soit peu averti aura pu noter quelques transformations notables introduites, non sans motif, dans la version des Suppliantes imaginée par le metteur en scène.

Le grec : idiome « barbare » ?

À commencer par celle-ci : le grec ancien que nous entendons, prononcé par les étrangères, est dans la pièce – et pas seulement pour nous spectateurs du XXIe siècle, même si nous sommes hellénistes – la langue étrangère16. Voilà une situation – créée par la mise en scène – et partant un renversement – le grec comme idiome « barbare » : pari interprétatif à méditer –, qui ne cadrent guère avec l’idée passablement absurde de « reconstitution ». Puisque la pièce d’Eschyle est bien sûr tout entière écrite en grec – le grec de la poésie lyrique théâtrale, donc destiné au chant, rappelle Aymeric Münch, qui a traduit la pièce avec Philippe Brunet –, quand bien même, comme le souligne dans la plaquette de présentation du spectacle Anne-Iris Muñoz, les subtiles variations de la prosodie qui gouverne le chœur des Danaïdes entretissent à une voix « « à la grecque » » (la voix de lamentation) « une voix barbare »17 (accompagnant l’action violente de déchirer les voiles dont sont enveloppées les jeunes filles). Remarques pour nous fort précieuses, de nature à éclairer ce qu’en sa période philologique Nietzsche a décrit comme « la prodigieuse bigarrure rythmique de ce peuple » [les anciens Grecs], qu’il relie à « son talent pour la danse », alors, poursuit-il, que « nos schémas rythmiques sont d’une étroite pauvreté »18. Bigarrure constitutive, à ses yeux de la métrique poétique infiniment souple du grec, en son extrême sensibilité à la variation infinie des « échelles de notes et des rythmes temporels » ajoute-t-il. À des années-lumière de quelque plate et morne cadence, cette « force violente qui découperait les mouvements de la volonté en temps égaux »19.

C’est en tout cas en cet endroit précis, en cette jointure risquée entre le grec ancien du chant tragique en sa musicalité et en sa physicalité essentielles, et le français contemporain que choisit d’œuvrer la mise en scène de Philippe Brunet. Il s’agit, nous explique-t-il, « d’expérimenter quelque chose du rite théâtral ancien : la langue, le rythme, l’alliance du geste et de la voix, de la musique et de la danse »20. De l’expérimenter – ou plus exactement, d’en expérimenter quelque chose – aujourd’hui. C’est donc en prenant appui sur la théâtralité spécifique propre à la langue chantée de la tragédie antique – le « parlé-chanté »21 ainsi que le nomme Nietzsche – que, sautant délibérément par-dessus la tradition française du théâtre classique et, dans ses choix traductifs, court-circuitant la forme prosodique qui nous est la plus familière – l’alexandrin –, Philippe Brunet conçoit une rencontre entre un Eschyle ramené tout vif des Enfers – ses vers ayant été dûment pesés – et nous, vivants d’un XXIe siècle tourmenté et si vite oublieux. Ce n’est évidemment pas sans motif que, parallèlement à sa mise en scène des Suppliantes, Philippe Brunet a aussi choisi de mettre en scène Les Grenouilles22 et, dans la version qu’il en a proposée, imaginé d’entrelacer au texte d’Aristophane, dans les parties du chœur, quelques fragments de L’Innommable de Samuel Beckett – auteur qui écrivit une grande partie de son œuvre dans une langue, le français, qui n’était pas sa langue maternelle. L’Innommable, ce flux, cette mélopée qui murmure à notre oreille « […] je suis en mots, je suis fait de mots, les mots des autres, […] je suis tous ces flocons, se croisant, se séparant, s’unissant, se séparant, où que j’aille je me retrouve, m’abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu’une parcelle de moi, reprise, manquée, perdue, des mots, je suis tous ces mots, ces étrangers, […] »23.

Rencontre, donc, entre le vieil et pourtant si neuf Eschyle, et notre sensibilité contemporaine, en partie endormie, émoussée par ce que Philippe Brunet appelle le « lieu commun, scolaire ou culturel » – sans parler de l’indigeste fatras identitaire qui envahit ces temps-ci les esprits ; contact, rugueux peut-être, qui avère, à la faveur d’une sorte de conflagration, l’intime étrangèreté qui nous fait, toute de voisinages insoupçonnés. Cela à travers l’expérience de la matérialité de la langue, diverse d’une langue à l’autre, ainsi multiplement pareille. Pareille dès lors que par le geste sonore, qui est voix foncièrement accentuée, modulée d’innombrables façons, mouvements et rythmes en prière, plainte, séduction, désir d’emprise – élan en tout état de cause pour toucher un autre –, du lien se crée. Moyennant une zone mitoyenne entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent, si comme l’exprime si parfaitement Montaigne « la parole appartient moitié à celui qui parle moitié à celui qui écoute » – Montaigne, dont la langue et la voix sont si intimement mêlées d’autres langues, d’autres voix –, et qui poursuit ainsi, décrivant la parole comme un geste  :

« Comme celui-ci se doit préparer à la recevoir selon le branle qu’elle prend. Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche et s’apprête selon qu’il voit remuer celui qui lui jette le coup et selon la forme du coup »24.

Zone mitoyenne au sein d’une même langue, d’abord, chacun expérimente cela tous les jours, mais aussi, quoiqu’un peu différemment, entre les langues. N’en déplaise à Derrida, nul « monolinguisme » qui tienne, nul solipsisme possible, envers et autre face de l’exclusion, dès lors que l’on use d’une langue, ce medium partagé – comme l’est une danse – et impur. D’une langue, c’est-à-dire toujours au fond, qu’on le veuille ou non, en même temps de plusieurs, en mouvement. Se dissout alors l’illusion (heideggérienne) que porte l’énoncé pseudo tragique de Derrida : « Oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne »25, dont la clôture se renforce d’un tour supplémentaire dès lors que se voit congédiée la possibilité externe autant qu’interne, de la langue étrangère26. Comment dès lors ne pas comprendre, en prenant à revers la falsificatrice sentence derridienne, que la possibilité effective du propre est au contraire, et consubstantiellement, liée à la réalité, intimement éprouvée, de l’étrangèreté ? À l’œuvre déjà, et d’abord, dans le parler ?

À l’inverse, alors, de Derrida : Montaigne encore, dont la langue « propre », portée jusqu’à nous par une voix vigoureusement singulière, est si diverse, si mouvante, si promptement étrangère sans un seul instant cesser d’être sienne – et nôtre, dès lors que nous le lisons –, si continûment altérée, qu’il écrit aussi , à propos de l’idiome en lequel il écrit son livre :

« Qui peut espérer que sa forme présente soit en usage, d’ici à cinquante ans ? Il s’écoule tous les jours de nos mains, et depuis que je vis, il s’est altéré de moitié »27.

Nécessaire et fort salutaire leçon, en un temps que gangrènent les « politiques d’identité », pour utiliser ici la formule par laquelle Laurent Dubreuil traduit l’expression « identity politics »28 qui fait florès sur les campus américains. Politiques d’identité nouées à des revendications victimaires qui interdisent qu’on s’en déprenne, murant définitivement toute possibilité d’échappatoire.

Traduire/ Interpréter : la parenté des langues

Poursuivons.

La situation d’avoir à traduire pour nous le grec d’Eschyle offre donc pour le metteur en scène, on l’aura aisément compris, une aire de jeu – l’espace d’une invention interprétative aux strates multiples : les étrangères s’expriment dans leur langue – une langue étrangère, forcément ; cette langue étrangère se trouve être le grec ancien ; ces étrangères n’en sont pas tout à fait – mais « tout à fait étranger », de même que protégé de toute altération par les inviolables frontières d’une identité fixe et tout d’un bloc, cela existe-t-il ? Autrement dit : quel essentialisme identitaire peut résister à l’aventure impure, hybride, altérante, de la traduction ? À la surprenante proximité entre des idiomes lointains, immensément divers, que pareille entreprise, toute de frottements, de contaminations, de passages, révèle – crée ? À l’émergence du « parlé-chanté » évoqué plus haut, puissamment à l’œuvre dans le texte de la tragédie, où affleure ce que Nietzsche, en cela très proche du Rousseau de l’Essai sur l’origine des langues, appelle « l’arrière-fond tonal » commun à tous les hommes où s’entend, écrit-il, la « mélodie originaire du plaisir et du déplaisir »29

Quant au français, traduit du grec ancien, et qui joue dans la représentation le rôle du grec que parlent le roi et les citoyens de la ville où les Danaïdes, fuyant un mariage haï, demandent asile et protection, voilà qu’il deviendra, pour nous spectateurs, en quelque sorte aussi langue étrangère. Ou plus exactement familière/étrangère – étrangéisée – ; intimement étrangère en somme, éveillant une expérience ancienne enfouie, singulière et pourtant commune à tous. Celle de notre prise initiale, à maint égard libératrice, et toujours (ré)inventive, dans l’univers langagier.

En cela, qui transite non sans motif, par la dimension rythmique et accentuelle du dire – essentiellement et originairement musical en somme –, la langue française, par-delà sa norme familière à notre oreille, et comme revêtue de ce qu’Elias Canetti a nommé un « masque acoustique »30, avère sa parenté, sur un mode en un sens pré-sémantique, avec le grec ancien – avec toute langue en vérité. L’on se rappellera ici utilement ces mots d’un poète, qui résonnent, poétiquement/politiquement, avec les mots de Nietzsche que nous avons cités :

« Ainsi en poésie les limites nationales sont effacées, l’élément d’une langue en appelle à une autre par-dessus les têtes de l’espace et du temps, car toutes les langues sont liées dans une union fraternelle fondée sur la liberté et l’esprit de parenté de chacune, et dans cette liberté, fraternelles et sans façons, elles s’entr’appellent »31.

Ensuite, Philippe Brunet introduit un personnage absent – et pour cause – de la dramaturgie initiale : un interprète (traducteur), truchement entre les Danaïdes et le roi. Cette figure reprendra une partie du rôle du coryphée qui, dans les pièces antiques, se détache du chœur (mais lui appartient) et officie, à certains moments, comme son intermédiaire – son porte-parole en quelque sorte. Un intermédiaire, généralement, entre les protagonistes de l’action dramatique, cela principalement à l’intention du public : du peuple citoyen.

À la Sorbonne ce soir-là, et dans le contexte de la violente polémique lancée quelques semaines auparavant par les identitaires racialistes qui voyaient32 dans le propos de Philippe Brunet interprétant aujourd’hui Eschyle une entreprise raciste, nous étions le peuple citoyen, écoutant, cette antique et fraternelle histoire de réfugiées, si profondément contemporaine en ses enjeux en rien révolus. Enjeux en réalité – d’autant plus qu’ils se lient étroitement à la plus cruciale gageure, en son fond politique, de la poétique : les mots et les rythmes, matrice du lien humain « par-dessus les têtes de l’espace et du temps » – anciens et toujours vifs. Autrement dit : en un sens toujours renouvelé, étranges et familiers ; inconnus – presque. Méconnus, sans doute.

L’étrangeté littérale : un pari audacieux

Peut-être ce qui a pu induire en erreur notre universitaire hâtive tient-il à une dimension manifeste du propos de Philippe Brunet, exprimée en ces termes dans le texte de présentation déjà cité :

« Le plus étrange, le plus opposé à nous-mêmes, ce n’est peut-être pas la couleur des Étrangers, mais les lois de l’harmonie oubliée qui réglait le geste et la voix, l’architecture et la musique, la danse et la prosodie, toute cette respiration, cette battue, ce goût organique et cosmologique de la période : le défi de ce qu’il nous faut conquérir au cœur de notre enseignement, pour exploiter le trésor que notre tradition théâtrale, contrairement aux théâtres d’Asie qui l’ont gardé vivant, a longtemps préféré garder enfoui »33.

En conséquence, c’est un pari sur la valeur et la puissance de l’étrangèreté en elle-même, et en sa texture propre chez Eschyle, que la mise en scène décide de prendre : elle est ce qui, profondément, et fondamentalement, peut faire lien, pour autant que le propre et l’étranger sont tissés l’un de l’autre. Cet entrelacement, le rituel théâtral le révèle, et l’accomplit. Tel est son défi.

Le chemin le plus direct pour affirmer cette position indissolublement poétique, philosophique, et politique, position qui gouverne les options d’interprétation de la tragédie d’Eschyle et de sa transmission aujourd’hui, est un parti pris osé de littéralité – aux antipodes de tout conformisme littéraliste – pris par Philippe Brunet.

Qu’est-ce à dire ? Tout comme, dans la nouvelle de Borges34, Pierre Ménard réécrivant mot pour mot certains passages35 – peu nombreux, et pas n’importe lesquels – du Don Quichotte de Cervantès, Philippe Brunet choisit certains aspects, liés au grec de la tragédie d’Eschyle tel qu’il se rythme et se chante, et décide de les importer tels quels (le « mot pour mot » de Pierre Ménard) sur la scène et dans le français contemporains. Ce « quelque chose »36 à « expérimenter du rituel du théâtre ancien » : voilà bien sûr, précisément en raison de la littéralité fortement étrangéisante de ce choix, qui est à mille lieues de quelque prétendue « reconstitution » du théâtre antique. Pour comprendre à quel point, lire, ou relire, Pierre Ménard, auteur du Quichotte.

Ce choix d’importer la métrique grecque du théâtre lyrique au sein même du français excluait, de fait, que la traduction fût en alexandrins. Non que ce n’eût pas été possible. D’autant que de fait, comme l’écrivent Jean-Claude Milner et François Regnault dans leur opuscule Dire le vers, « singulièrement en français »37, l’alexandrin est le vers de la tragédie, « mais aussi de la poésie lyrique », et « de la poésie depuis Ronsard jusqu’à Rimbaud ». Les auteurs écrivent :

« C’est que le vers français est entièrement homogène à la langue française, les règles qui le gouvernent étant entièrement dérivables de règles existant par ailleurs dans la langue. Or dire le vers, c’est, ou ce devrait être, manifester par la voix parlée les propriétés du vers, toutes ses propriétés : celles qui le caractérisent comme vers et font qu’il n’est point prose, celles qui le caractérisent comme fragment de langue et font qu’il n’est point un bruit insensé »38.

Cela étant posé, le pari de Philippe Brunet est-il voué à l’échec ?

Il faudrait pour que ce fût le cas admettre comme indiscutables les présupposés des auteurs. Or ils ne le sont pas, et si subtils et cohérents puissent être les développements qui s’ensuivent, deux éléments au moins dans leur thèse – en forme de dogme, ou de système hypothético-déductif clos plutôt que de démonstration, quelle que soit la justesse de certaines de leurs propositions par la suite – paraissent pouvoir être interrogés.

L’opposition poésie (vers)/prose pour commencer : comme l’écrit assez abruptement Henri Meschonnic, récusant comme un « cliché » la position qui prétend situer la poésie exclusivement dans cette forme qu’est le vers, « la poésie ne s’oppose pas à la prose. La poésie s’oppose à l’absence de poésie »39. Et quant à l’alexandrin – dont la respiration et les rythmes sont souterrainement à l’œuvre du reste dans nombre de textes de la prose française –, il aura fallu la sensibilité musicale aux langues et aux rythmes poétiques d’un poète étranger pour en écrire ceci :

« L’alexandrin remonte à l’antiphonie, à l’appel d’un chœur en deux parties qui disposent d’un même temps pour s’exprimer. Au demeurant, l’équilibre de cette égalité est rompu quand une voix cède la part du temps lui appartenant à l’autre. Le temps, telle est la substance nue de l’alexandrin. La répartition du temps entre les chéneaux du verbe, du substantif et de l’épithète compose la vie intrinsèque de l’alexandrin, régularise sa tension, sa charge limite. À cela s’ajoute comme une lutte pour le temps entre les éléments du vers, chacun s’efforçant d’absorber ainsi qu’une éponge la plus grande quantité possible de temps et se heurtant dans cette aspiration aux prétentions des autres »40.

Toute autre perception de la substance de l’alexandrin, dans ces lignes magnifiques. Il n’est point, là, donné pour « homogène », et entièrement de surcroît, à la langue française – comme si d’ailleurs une forme littéraire, quelle qu’elle soit, et dans quelque langue que ce soit, pouvait jamais l’être. L’on se souviendra utilement ici du propos si pénétrant de Proust, notant, dans son Contre Sainte-Beuve, que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » – ainsi les inventions littéraires sont-elles, en un sens essentiel, hétérogènes41 à la langue qui leur offre la chatoyante multiplicité de ressources en effet spécifiques. Le français invente l’alexandrin, à partir de ses caractéristiques idiomatiques propres, mais l’alexandrin l’excède, rejoignant ainsi cette zone de la « pure langue »42 évoquée par Walter Benjamin – le contraire même d’une langue « pure », qui serait (illusoirement) dotée d’une identité stable et définitive. Zone musicale, sonore/rythmique, qui est celle même où, « par-dessus les têtes de l’espace et du temps », les langues « fraternelles et sans façons » « s’entr’appellent », pour reprendre ici les mots de Mandelstam cités plus haut.

De la diction de l’alexandrin, forme supposée de part en part « homogène », sans reste et sans extériorité, à la langue française, Milner et Regnault, commentant le fait qu’elle « ne se transmet pas de bouche à oreille » (d’après eux, c’est-à-dire d’après leur système), soutiennent qu’« il ne s’agit pas là d’un accident historique », mais « d’un fait de structure ». Ils poursuivent  ainsi :

« La diction ne se transmet pas comme un art secret ; elle doit à chaque instant se déduire des règles de la langue, lesquelles permanent. C’est donc la langue qui se transmet, et cela par des voies qui ne doivent rien à l’art »43.

On peut se demander déjà pourquoi diable une transmission « de bouche à oreille » – orale et vocale – devrait être ésotérique, et ce qui (à part leur théorie), permet aux auteurs avec autant de certitude d’en soutenir l’absence, quasi ontologique (la « structure » tenant ici lieu d’ontologie, comme chez Lacan par exemple). Mais surtout l’affirmation – une pétition de principe en réalité – que, par sa structure, présumée anhistorique, « c’est la langue qui se transmet », dans sa permanence supposée, cela « par des voies qui ne doivent rien à l’art » – lequel est source en effet, comme le note Proust, d’hétérogénéité dans la langue – laisse pour le moins perplexe. C’est en tout cas clairement une assertion qui porte une vision identitaire et essentialiste de la langue – heideggérienne en son fond, sous couvert de structuralisme. De la part de François Regnault, qui a pourtant travaillé avec un musicien tel que Georges Aperghis, c’est étonnant.

L’étranger Mandelstam pour sa part – une oreille, une voix, celles d’un poète, qui écrivit aussi sur Dante –, entend dans « le nouveau vers français, l’alexandrin » à un certain moment « créé par Clément Marot » 44, non pas une structure immobile, exclusivement enclose dans un français éternel, mais une histoire plus lointaine, proprement musicale – par-delà les spécificités des langues.

Raisons et effets d’un choix : ruine de l’identité

Revenons à Philippe Brunet, qui n’opte pas pour l’alexandrin, cette création rythmique dans le français, à laquelle notre oreille s’est (trop) habituée – l’eût-il fait, et pourquoi pas ?, qu’il aurait fallu, afin de ne pas céder sur le plus intraitable, le plus subtil de l’enjeu eschylien, trouver à en raviver l’étrangeté native, la bizarrerie en somme –, mais pour l’aventure plus risquée – plus « barbare » ? – que nous avons décrite.

Ce choix obéit, nous semble-t-il, à une double visée : d’une part, par l’effet de ruine de l’« identité » (imaginaire) du français dans la conflagration produite par l’accueil en lui de la prosodie d’Eschyle, agir directement en quelque sorte la question de l’étrangèreté. La dénuder à l’os. D’autre part faire remonter, ici et maintenant, le plus vif – en l’espèce les rythmes parlés/chantés/dansés – de « quelque chose », nous dit-il, du « rituel du théâtre ancien ». Non par nostalgie muséale, mais parce qu’il peut (re)devenir nôtre. Pour autant que nous nous disposerons à accueillir ces étranges, ces lointains voisinages. « Moi je dis : hier n’est pas encore né. […] Je veux à nouveau Ovide, Pouchkine, Catulle ; […] » 45.

Réponse la plus profonde, certainement aussi la plus offensive, aux identitaires de tout poil.

À la Sorbonne le 21 mai, nonobstant le fait que le public était idéologiquement acquis à un projet qu’il lui fallait ce soir-là découvrir, les réserves, ou les incompréhensions, ont été pourtant nombreuses. Et de fait, force est de reconnaître que la proposition théâtrale que gouvernaient des partis pris parfaitement pensés et d’une force bien réelle n’a pas tout à fait pu passer la rampe ce soir-là.

Il nous semble que cette difficulté, et la sensation d’une tentative peut-être en effet pas entièrement aboutie, ainsi que les diverses frustrations qui se sont exprimées (notamment que, du fait de cette diction inattendue, on ne comprenait pas clairement le texte, qu’il fallait donc le suivre sur le papier, faute de possibilité de surtitrage46) ne sont en rien imputables aux choix d’interprétation que nous avons essayé de décrire, mais plutôt aux conditions, matériellement très difficiles, et de surcroît encombrées par l’absurde et inquiétante polémique en cours, qui furent celles de cette représentation.

Mais peut-être aussi – telle est en tout cas mon hypothèse de spectatrice – pourrait-on imaginer que le metteur en scène accentue davantage qu’il n’a pu ou voulu le faire dans ces circonstances contraires la radicalité et l’actualité de son interprétation, de façon à rendre plus perceptible encore – plus chantée, plus dansée – la saisissante « bigarrure rythmique » évoquée par Nietzsche, et la prodigieuse subtilité, quasi vertigineuse, de la gamme d’Eschyle. De façon à nous faire expérimenter plus fortement ses effets sur nous, en nous – effets d’altération, et par là apprentissage, foncièrement émancipateur, d’un « propre » inconnu et pourtant, de façon très enfouie, familier. Cela, peut-être, en poussant l’exploration (et les collaborations ?) du côté d’une forme, plus audacieuse, d’opéra/théâtre moderne, telle qu’un musicien comme Georges Aperghis, clairement animé par la conviction que « le langage est sans conteste la plus grande merveille musicale de la nature »47, la compose au plus près de la musicalité, trop oubliée, des langues. Afin de soutenir et de rendre plus lisibles la précision et la justesse innovantes, décapantes, de sa lecture, puisque sise au plus près de ces « signes qui ne sont pas moins précis que les notes musicales ou les hiéroglyphes de la danse » : ceux de « l’écriture poétique à un haut degré » 48 – assurément celle d’Eschyle. Il y a peu de doute alors que la forme – expérimentale au sens le plus exact – que cherche à transmettre et à créer Philippe Brunet lisant/interprétant Eschyle afin, malgré « la pression des siècles », de parvenir à nous faire « nous sentir contemporains du poète », et d’en « conserver la « présence » » en trouvant comment « l’extraire du terrain du temps sans endommager sa racine, sinon il se flétrit »49, parvienne à pleinement aboutir, d’un point de vue strictement scénique. Évidemment, cela requerrait des moyens conséquents, et bien davantage de temps qu’il n’a pu en disposer pour cette mise en scène, troublée par de si stupides menaces. Mais il n’est pas interdit de rêver… Souhaitons-lui, quoi qu’il en soit, de poursuivre ce travail passionnant, et nécessaire. Et d’oser davantage encore. Contre les « ennemis des mots »50.

Notes

1 – [NdE] Sur le même sujet, voir ici même « Arbitres de la Race », comédie bouffe par François Vaucluse.

2 – [NdE] Ancien président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires de France).

3 – Doyen de l’Université Paris Sorbonne, ministres de la culture et des universités, divers élus, ce qui était de nature à accréditer, pour le CRAN et ses affidés, la thèse d’un évident « racisme d’État ».

5Le Monde, 11 avril 2019 . Tribune reprise sur le site du Théâtre du Soleil, où les signatures ont continué d’affluer.

6 – Au Monde Michel Guerrin (https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/29/quand-ils-s-en-prennent-a-la-creation-les-anti-blackfaces-tombent-souvent-dans-le-contresens-historique-comme-esthetique_5442856_3232.html), Laurent Joffrin dans Libération – quoique de façon quelque peu ambiguë puisqu’il semblait minimiser le fond de l’affaire (https://www.liberation.fr/politiques/2019/04/15/eschyle-le-blackface-et-la-censure_1721447), sinon, dans la presse plutôt marquée à droite (plusieurs excellentes analyses dans Le Point notamment), et Le Figaro a ouvert ses colonnes à Philippe Brunet (http://www.lefigaro.fr/vox/culture/philippe-brunet-apres-la-censure-pourquoi-nous-jouerons-les-suppliantes-d-eschyle-20190520).

10 – Considérer que tel devrait être le cas confirmerait le préjugé qu’on veut combattre : à savoir que le Noir est, ontologiquement, l’altérité. Ne pas savoir répondre, donc, à cette question – c’est-à-dire ne pas pouvoir soutenir qu’un acteur, qu’il soit noir ou blanc ou asiatique, peut au théâtre jouer Othello, et s’il se trouve être noir, non pour cette raison de couleur de peau, mais parce qu’il est un acteur –, voilà sans doute un symptôme d’une confusion des plans (pseudo) politique et artistique, de surcroît psychologisante. Se montrer attentif à la question politique et sociale de la diversité est une chose – ainsi un comédien noir peut-il jouer n’importe quel personnage de Molière par exemple, et dans le premier volet de Kanata qui n’a pu être présenté, un acteur Irakien à la peau sombre jouait le roi d’Angleterre –, faire de cette question une affaire d’« identités » à rendre « visibles » en est une autre.

11 – La même universitaire, y ayant ensuite mûrement réfléchi sans doute, jugea que, le spectacle appartenant au registre du « mineur » (entendre : sans portée artistique), les attaques des activistes du CRAN étaient de ce fait sans objet, « puisque l’objet de toutes les indignations s’était révélé être un spectacle amateur visant une audience très circonscrite. » ( propos tenus par Isabelle Barbéris, in Marianne, 13 août 2019). Est-ce parce que le spectacle serait « un spectacle amateur », ou bien parce qu’il n’est en rien raciste, que les attaques contre lui sont infondées ? Curieuse raison en effet que celle alléguée ici : doit-on comprendre que si le spectacle avait été « professionnel », c’est-à-dire avait valu quelque chose (aux yeux de la critique quelque peu mal avisée), alors les attaques contre lui eussent été justifiées ? Logiquement, c’est ce que l’on peut déduire de ce propos irréfléchi… Une sottise donc, doublée d’une condescendance qui « ne doute de rien. La prétention savante ne dissimulant sans doute, au fond, qu’une immense paresse à l’égard du travail d’interprétation », pour citer la chute, en forme d’autoportrait intellectuel dirait-on, de l’article (cité ci-dessus) où sont livrées ces doctes considérations.

12 – Défections d’interprètes, en raison des intimidations subies, réduisant considérablement le chœur, protagoniste central de cette tragédie, trop peu nombreuses répétitions, acoustique calamiteuse du Grand Amphithéâtre de la Sorbonne.

13 – Antoine Berman, auteur de nombreux ouvrages sur la question de la traduction, s’est d’abord fait connaître par un livre qui a fait date, intitulé L’Épreuve de l’étranger – Culture et traduction dans L’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984.

14 – Voir les réflexions de Philip Roth, évoquant la capacité du romancier (de l’artiste) à « rendre opaque la transparence, transparente l’opacité, l’obscur évident, l’évident obscur. », in Pourquoi écrire, trad. Michel et Philippe Jaworski, Paris, Folio Gallimard, 2019, p. 130.

15 – Mais ils pouvaient aussi évoquer des masques du théâtre traditionnel asiatique.

16 – Voir Ph. Brunet, « Jouer Les Suppliantes », document pour la représentation du 21 mai à la Sorbonne, p. 6.

17 – p. 9 de la même plaquette.

18 – Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes automne 1869-printemps 1872 , p. 202, in Considérations inactuelles I et II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990, p. 396.

19Ibid, p. 396-397.

21 – F. Nietzsche, op. cit. p. 202, in Considérations inactuelles I et II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990. Le compositeur Georges Aperghis emploiera fréquemment cette formule pour décrire la nature de son travail.

22 – Dans cette comédie d’Aristophane, excédé par la médiocrité des poètes athéniens du moment, Dionysos, déguisé en Héraclès, décide de se rendre aux Enfers accompagné de son esclave Xanthias, pour chercher Euripide et le ramener parmi les vivants. Reçu par Hadès, il organise un débat sur les qualités littéraires respectives d’Eschyle et d’Euripide, et finit par peser leurs vers avec une balance. Ce sont ceux d’Eschyle qui l’emportent. En conséquence c’est lui qui sera finalement ramené d’entre les morts.

23 – Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992, p.166.

24 – Michel de Montaigne, Essais Livre III, p. Arléa, 1996, p. 831.

25 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 15.

26Ibid, p. 18.

27 – M. de Montaigne, op.cit., p. 754.

28 – Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.

29 – F. Nietzsche, op. cit., p. 431.

30 – Élias Canetti, Masse et Puissance (1960), trad. Robert Rovini, Parsi, Gallimard, TEL ,1986, p. 399. Le masque acoustique renvoie chez Canetti à la sensation produite par une langue étrangère.

31 – Ossip Mandelstam, De la Poésie (1928), trad. Christian Mouze, La Barque, 2013.

32 – Terme impropre d’ailleurs, puisqu’ils n’avaient pas vu la mise en scène, mais exigeaient que personne ne puisse la voir.

33 – Brochure de salle, p. 6.

34 – Jorge Luis Borges, Pierre Ménard auteur du Quichotte, in Fictions (1956), trad. P. Verdoye et Ibarra, Paris, Gallimard, 1978, p.63-74.

35 – Voir Simon Hecquet, Sabine Prokhoris, Fabriques de la danse, Paris, Puf, 2007, p. 143 sq.

36 – Voir supra, note 11.

37 – Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers, Paris, Verdier poche, 2008, quatrième de couverture.

38Ibid, p. 13.

39 – Henri Meschonnic, Heidegger ou le national-essentialisme, Paris, Editions Laurence Teper, 2007, p. 106.

40O. Mandelstam, op. cit., p. 93.

41 – Sur ce point, on lira les lignes véritablement inspirées écrites par Catherine Kintzler, où s’ouvre une dimension proprement politique à travers la figure du « déraciné, paradigme du citoyen » : « Apprendre la langue française à l’école, c’est apprendre une langue étrangère. […] Voilà pourquoi il faut faire de la grammaire et lire les poètes. » in Penser la laïcité, Minerve, 2014, p. 48.

42 – Voir Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » (1923), in Œuvres, I, trad. Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz, Paris, Folio Gallimard, p. 144-262.

43J.- Cl. Milner, F. Regnault, op cit., p.14.

44O. Mandelstam, op cit., p. 94.

45O. Mandelstam, op cit., p. 9.

46 – Comme il peut y en avoir à l’Opéra, même lorsque le livret est en français. Car la langue chantée obéit à d’autres modulations que la langue parlée ordinaire, et ainsi peut déconcerter notre oreille paresseuse.

47 – F. Nietzsche, op cit., p. 333.

48O. Mandelstam, op cit., p. 17-18.

49Ibid, p. 108.

50 – O. Mandelstam, op cit., p. 8.

« Combattre le voilement » de Fatiha Agag-Boudjahlat, lu par Jorge Morales

Le courage et la pertinence de la plume de Fatiha Agag-Boudjahlat forcent l’admiration. Son dernier ouvrage Combattre le voilement (Paris, Cerf, 2019, préface d’Elisabeth Badinter) n’est pas un simple essai à contre-courant sur le voile en tant qu’objet, signe ou signal. Il analyse en profondeur le voilement islamique, acte que l’auteur combat en le présentant sans concession pour ce qu’il est : la normalisation (ou du moins la relativisation) d’une pratique sexiste et communautariste qui cherche à s’imposer partout au nom des droits de l’homme et de la liberté individuelle – nouveau dogme contemporain.

Rapatrier la question du voilement dans le domaine politique implique de penser à fond les significations (politiques, religieuses et culturelles) et les conséquences réelles d’un tel acte, de dénoncer tous les sophismes du politiquement correct et d’identifier les stratégies d’entrisme (ainsi que leurs idiots utiles) d’une religiosité orthodoxe déguisée en défense des droits des femmes.

L’analyse rigoureuse de l’aveuglement volontaire, de la mauvaise foi obséquieuse et des contradictions des adeptes du postcolonialisme (Frantz Fanon, Joan Scott…) est l’une des lignes de force de ce livre. En effet, les thuriféraires du multiculturalisme, dans leur volonté de légitimer le voilement au nom des droits individuels, font avancer la cause d’un rigorisme religieux qui transforme les femmes en organe génital – les stéréotypes de genre ne sont pas toujours du côté de ceux que l’on croit.

Au premier rang de ces nouvelles formes d’essentialisme mortifère se trouve le néo-féminisme différentialiste et racialiste. L’auteur montre comment le détournement1 du combat féministe aboutit à l’exact opposé de l’émancipation des femmes ; il met à l’honneur un patriarcat fondé sur l’orthodoxie et l’orthopraxie religieuses. Religieux et ultralibéraux, aidés par une néo-sociologie mondaine, porte-parole autoproclamée des « bons sauvages », se donnent la main pour transformer la liberté en servitude volontaire.

Apparaît alors ce qui est à la base de la détestation des entrepreneurs identitaires de tous bords : la laïcité, considérée comme un instrument d’agression et d’oppression des minorités. Fatiha Agag-Boudjahlat remonte aux racines de la « véritable matrice intellectuelle » anti-laïque (p. 66) en déjouant avec brio tous les pièges intellectuels de ses pourfendeurs (Asad, Butler2, Scott3…), en montrant avec obstination l’incohérence et l’inconsistance de leur discours. Ainsi, ces « bourgeois pénitents », dont l’indignation est à géométrie variable (surtout quand il s’agit des femmes orientales), sont toujours prêts à accepter pour les Autres ce qu’ils réprouveraient pour eux-mêmes. Pourquoi écarter les enfants d’immigrés des privilèges des classes bourgeoises occidentales ? Ce gauchisme condescendant ignore donc qu’il n’existe pas de féminisme islamique, pas plus que de féminisme religieux (p. 17 et 93).

Combattre la stratégie patriarcale du contrôle des corps féminins nécessite la poursuite de trois objectifs principaux :

  1. Refuser la victimisation (les femmes peuvent remplir efficacement et sciemment le rôle d’agents de l’hyperconformité religieuse) qui se cache sous le maquillage des bons sentiments (l’affaire Mennel – p. 105-115 – et le cas des « mamans voilées4 » – chapitre 4 –, sont éclairants). Le registre larmoyant (le chantage communautariste) et culpabilisateur (la repentance coloniale, le retournement victimaire5) est en effet une arme efficace pour imposer des choix idéologiques réactionnaires, ébranler toute politique laïque (ainsi que le montre systématiquement l’action du mal nommé Observatoire de la laïcité), faire flancher toute fermeté républicaine (la pusillanimité de certains élus aidant6) et mettre à bas le règne de l’intérêt général (les décisions du Conseil d’État allant dans ce sens).
  2. Faire de l’historicité des religions le cœur de toute réflexion concernant les questions religieuses. Pour condamner l’assignation identitaire (et en particulier le cas des jeunes filles voilées – chapitre 5 – dont le voilement devrait être considéré comme une forme de maltraitance et donc interdit), il faut s’armer intellectuellement. Il convient de dire haut et fort que tous les immigrés ont le droit d’entrer dans le régime d’historicité du pays qui les accueille et que l’intégration républicaine n’est pas le reniement des origines des personnes : l’identité du citoyen étant disjointe de celle de l’individu.
  3. Identifier très précisément les domaines où le voilement cherche à régenter la liberté des femmes : la sexualité, l’identité, les mœurs. Le mécanisme de cette domination est construit sur une série de dissimulations et d’injonctions contradictoires. Autant de stratégies dont le but est de brider la liberté de conscience et de faire gagner (culturellement et démocratiquement) la cause de l’aliénation des femmes.

Ce livre très bien documenté fait réfléchir sur les ressorts du multiculturalisme et sur l’importance de conserver une structure politique fondée sur l’État-nation, horizon politique et « écluse » de l’identité française (p. 190-192). L’activisme religieux cherche ainsi à pervertir les principes républicains avec les armes de la démocratie. Il cherche à faire disparaître la mixité sexuelle au nom du droit à la différence, il encourage le séparatisme social au nom des droits culturels, décourage toute volonté d’intégration au nom de l’identité communautaire, favorise l’uniformisation et l’allégeance culturelles au nom d’une altérité folklorique fantasmée, cautionne un puritanisme prétendument « féminin » au nom du féminisme. Faire de ce qui apparaît comme un choix une contrainte de fait, telle est la terrible entreprise qui se cache derrière le voilement ; elle se nourrit de la lâcheté politique qui délègue aux tribunaux un rôle qui revient au législateur. On voit pourquoi la citoyenneté et la laïcité républicaines sont si violemment récusées par l’indigénisme et par les « démocrates » diversitaires.

Le livre de Fatiha Agag-Boudjahlat met en garde contre la fausse générosité de ces personnages ; il n’a pas peur de dévoiler la réalité du « progressisme » ; il invite à penser la notion d’altérité à travers le prisme de l’universalisme.

Notes

1 – Pour une recension de son précédent essai Le grand détournement, voir http://www.mezetulle.fr/le-livre-de-fatiha-boudjahlat-le-grand-detournement-feminisme-tolerance-racisme-culture/

6 – Voir le texte de C. Kintzler sur le livre de Frédérique de La Morena http://www.mezetulle.fr/frontieres-de-laicite-de-f-de-morena/

Pour un athéisme apaisé

Lecture de « The Meaning of Belief » de Tim Crane

Dans The Meaning of Belief. Religion from an Atheist’s Point of View1, Tim Crane (né en 1962), professeur de philosophie à Budapest après l’avoir été à Cambridge, cherche essentiellement à répondre à deux questions : que signifie la religion pour ceux qui y adhèrent ? quelle attitude adopter vis-à-vis des croyants quand on ne l’est pas soi-même ? Il s’en prend aux tenants du « Nouvel Athéisme » (Richard Dawkins, Daniel Dennett, Sam Harris, Christopher Hitchens…) qui, selon lui, ne répondent adéquatement à aucune de ces deux interrogations.

Contrairement à tant d’auteurs contemporains qui s’abritent derrière les « ressemblances de famille » chères à Wittgenstein, Tim Crane s’emploie à définir son sujet. Pour lui, la religion comprend deux éléments constitutifs : l’élan religieux (religious impulse) et l’identification (identification). Et c’est l’idée de sacré qui fait le lien entre ces deux éléments. L’élan religieux est le besoin de vivre sa vie en harmonie avec une réalité transcendante ; l’identification signifie que les religions sont des institutions sociales. Sans l’élan religieux, il ne reste plus que l’appartenance ; sans l’identification, un mysticisme solitaire.

Transcendance

William James (l’auteur, après Durkheim, auquel se réfère le plus volontiers Tim Crane) a parlé, pour caractériser la vie religieuse, de la croyance en un « ordre invisible » et de la conviction que notre bien suprême est de nous y ajuster. C’est une définition possible du premier élément retenu par Crane, qui précise que cet ordre est normatif et que l’idéal religieux consiste donc à vivre en harmonie avec la façon dont les choses devraient être. Le recours au transcendant, c’est-à-dire à ce qui est au-delà de l’expérience, permet à la personne religieuse, non de trouver un sens dans la vie, mais de trouver le sens même de sa vie en tant qu’elle est un tout, et de lutter ainsi contre ce qu’on a pu appeler le « désenchantement » du monde. Il y a, selon Tim Crane, deux réponses athées possibles à ce désenchantement : la réponse pessimiste et la réponse optimiste. La première considère que la seule chose que nous puissions faire est de remédier à l’absence d’un sens ultime ; la seconde ne voit dans l’enchantement qu’une notion confuse et ne s’y arrête pas. Crane se range parmi les athées pessimistes, ceux qui prennent au sérieux l’élan religieux et à qui l’idée d’enchantement est intelligible – ceux qui, ajouterai-je, sont nostalgiques d’une croyance qu’ils aimeraient partager. Pour lui, par exemple, la valeur d’une œuvre d’art chrétienne serait encore plus grande si Dieu existait.

L’ordre invisible auquel le croyant désire se conformer ne doit pas être confondu, souligne l’auteur, avec les aspects invisibles de la réalité : la science en est pleine. Dieu doit ne pas être entièrement intelligible. Des limites épistémiques sont assignées aux croyants : paroles qu’on ne comprend pas exactement, métaphores qui ne peuvent être « traduites » sans perdre leur signification, etc. Le problème du mal (comment concilier le mal avec la toute-puissance et la bonté divines) équivaut presque, pour certains athées, à une réfutation de l’existence de Dieu. Mais les croyants ne sont pas contre l’idée d’un objectif indécelable. À l’inverse de la science, note Tim Crane, la religion ne cherche pas à réduire le mystère : les mystères font partie intégrante de ce qui donne sens au monde.

Les « Nouveaux Athées » témoignent d’une vision déformée de la croyance religieuse quand ils la présentent comme une hypothèse. En particulier, remarque Crane, le contenu cosmologique de l’élan religieux est tout différent de la God Hypothesis à succès de Richard Dawkins. Quant à la réponse fameuse du mathématicien Laplace (« je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse »), Tim Crane relève qu’elle avait un caractère provocateur : elle « n’était pas faite dans un contexte intellectuel ou social où Dieu n’était qu’une hypothèse parmi d’autres ». Il ne faut donc pas l’utiliser – comme le font les Nouveaux Athées – à des fins qui lui étaient étrangères. En réalité, l’idée de Dieu ne fonctionne pas du tout comme une hypothèse pour le croyant : l’existence de Dieu ne requiert pour lui aucune explication supplémentaire.

Selon Dawkins, les religions produisent des énoncés scientifiques puisqu’elles émettent des énoncés d’existence. Mais Crane rétorque que certaines assertions sur le monde – et donc sur l’existence – ne sont pas de nature scientifique, comme l’idée qu’il y a un ordre transcendant, ou celle que le souverain bien est de vivre en harmonie avec lui. S’agissant de religion, la question de la preuve est hors sujet. La foi n’est pas une certitude, elle n’est pas non plus la consolation illusoire face à la mort qu’imaginent de nombreux athées. Elle est essentiellement, nous dit Tim Crane, un combat pour plus de sens. Quant à la confiance que les scientifiques peuvent avoir en la vérité de leurs théories, elle n’a rien d’une « foi » – premier abus de langage dénoncé par l’auteur.

Appartenance

Le transcendant ne suffit pas à définir la religion : il y a encore l’identification. La religion, souligne l’auteur, n’est pas seulement une cosmologie ; pas seulement une morale ; pas seulement la combinaison de ces deux dimensions. Les sacrements, par exemple, ou le jeûne, ou le pèlerinage, ne relèvent ni de l’une ni de l’autre ; la question de la pratique religieuse est centrale. Cette pratique, dont le paradigme est la répétition rituelle, a – Crane est un disciple de Durkheim – un caractère éminemment social. C’est ce qui, pour Durkheim déjà, distinguait la religion de la magie (qui, « elle aussi, est faite de croyances et de rites ») : « Il n’existe pas d’Église magique. »2 C’est pourquoi il ne faut pas identifier (comme le font les Nouveaux Athées) l’essence de la religion avec ce qu’elle a de commun avec la magie : le surnaturel. D’ailleurs, relève Tim Crane après Durkheim, les croyances surnaturelles correspondent à une conception particulière de la nature et des lois qui la régissent – il y a eu des religions avant que cette conception ne s’impose.

On le voit, les positions de Tim Crane doivent beaucoup à Durkheim. Chez ce dernier, on trouve aussi, sous d’autres noms, l’élan religieux et l’identification. Mais il me semble que Durkheim assimile, en quelque sorte, les deux éléments3 :

« Pour expliquer la religion […] il faut trouver dans le monde que nous pouvons atteindre par l’observation, par nos facultés humaines, une source d’énergies supérieures à celles dont dispose l’individu, et qui pourtant puissent se communiquer à lui. Or je demande si cette source peut être trouvée ailleurs que dans cette vie très particulière qui se dégage des hommes assemblés. Nous savons, en effet, par expérience que, quand les hommes sont réunis, quand ils vivent d’une vie commune, de leur réunion même surgissent des forces exceptionnellement intenses qui les dominent, les exaltent, portent leur ton vital à un degré qu’ils ne connaissent pas dans la vie privée. Sous l’effet de l’entraînement collectif, ils sont parfois saisis d’un véritable délire qui les pousse à des actes où ils ne se reconnaissent pas eux-mêmes »4.

Appartenir à une religion, c’est pour beaucoup de gens, écrit Tim Crane, comme appartenir à une nation ou à une ethnie : c’est la reconnaître pour sienne. C’est, selon Roger Scruton cité dans le livre, appartenir à « un réseau de relations qui ne sont ni contractuelles ni négociées ». Faire ce que fait le groupe est absolument essentiel à la croyance religieuse ; la répétition de certaines paroles permet de se relier aux autres membres du groupe (passés ou actuels) et de se relier ainsi à quelque chose qui va au-delà du quotidien : au transcendant.

Rappelons la définition de la religion à laquelle arrivait Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse : « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent ». Durkheim voyait dans la division du monde en deux domaines exclusifs l’un de l’autre, celui du sacré et celui du profane, « le trait distinctif de la pensée religieuse ». Tim Crane, quant à lui, considère que le sacré explique comment l’élan religieux et l’identification se conjuguent. Selon lui, les objets sacrés jouent deux rôles distincts dans la pratique religieuse. Un rôle interne : ils sont porteurs de signification religieuse à l’intérieur et à l’extérieur du rituel religieux et visent, au-delà d’eux-mêmes, au transcendant. Un rôle externe : ils unifient les membres d’une religion. Il nous arrive de parler de choses « sacrées », de façon beaucoup plus lâche (ou métaphorique), pour qualifier des choses qui nous sont particulièrement précieuses – nouvel abus de langage relevé par l’auteur.

Violence

Il semble qu’aux yeux des Nouveaux Athées la religion soit la source principale des désordres et des atrocités du monde. La position de Crane est beaucoup plus nuancée. Certes, comme toutes les institutions humaines, les institutions religieuses ont causé de grandes souffrances. Mais il est manifestement faux qu’elles aient été les seules responsables des pires cruautés. Trois noms suffiront (un seul suffirait, à vrai dire) à le montrer : Staline, Mao, Hitler. Certains athées (de mauvaise foi) rétorquent que le communisme, par exemple, est ou a été une religion, avec ses croyances collectives et irrationnelles. Encore un abus de langage. C’est redéfinir la religion et, comme le note l’auteur, ce n’est pas cohérent de la part des Nouveaux Athées qui, parce que cela les arrange, ne voient plus alors l’essence de la religion dans le surnaturel mais dans le culte.

Il existe des violences proprement religieuses : appels au meurtre, interdiction du blasphème, etc. Dans d’autres cas, la violence provient de l’identification, qui contribue à définir la religion mais se retrouve partout ailleurs. Crane prend l’exemple de l’Irlande du Nord et rapporte cette anecdote : un homme qu’on arrête dans la rue et interroge sur sa religion répond qu’il est athée ; on lui demande alors : « athée protestant ou catholique ? ». Ce qui compte, c’est seulement de savoir à quel groupe on appartient. D’une façon plus générale, affirme Tim Crane, la description d’un conflit en termes religieux ne signifie pas que la religion en soit la force motrice. Il prend l’exemple de la guerre de Trente Ans, qu’expliquent davantage des rivalités de pouvoir que des facteurs spécifiquement religieux.

Depuis Voltaire5, suggère l’auteur, un lien est parfois établi entre absurdité et violence : « Certainement qui est en droit de vous rendre absurde est en droit de vous rendre injuste. » Pour les apôtres du Nouvel Athéisme, il existe une relation entre ce qu’ils tiennent pour l’absurdité des croyances religieuses et les horreurs que les religions font faire aux croyants ; ce, par le biais de l’idée d’irrationalité. Mais, se demande Crane, qu’est-ce qui rend irrationnelle une croyance religieuse ? Sa fausseté éventuelle ne la rend pas irrationnelle. Et si, d’une manière ou d’une autre, elle repose sur des considérations qui comptent en sa faveur, on ne peut pas dire qu’elle soit irrationnelle. L’auteur conclut son chapitre sur la violence en soulignant ce qu’apporte la religion aux croyants : « le sentiment d’appartenir à une culture et d’avoir une histoire ; le sens de l’ineffable dans le monde ; le sentiment que quelque chose a de la valeur au-delà de la satisfaction immédiate de nos désirs ».

Tolérance

Puisque, qu’on le regrette ou non, la religion constitue une réalité irréductible, comment s’en accommoder ? Il s’agit de la tolérer. Crane tient pour infondées deux critiques athées de la tolérance religieuse. En premier lieu, elle impliquerait une forme de relativisme. Or, étant donné que le relativisme est incohérent (il confond la vérité avec un simple point de vue), il importe que la tolérance ne l’implique pas. On prétend pourtant que c’est le cas parce que la tolérance supposerait que nous n’avons pas le droit d’essayer de modifier les croyances des autres. Crane réplique : « Qu’est-ce que l’éducation, après tout, si ce n’est la tentative systématique de changer et, idéalement, d’améliorer les croyances des autres ? » Il ne faut pas oublier que la tolérance suppose la désapprobation ou l’hostilité, et ne se contente pas de l’indifférence. Si quelque chose ne me dérange pas, la question de le tolérer ne se pose pas. En second lieu, la tolérance exigerait qu’on respecte des vues qui ne méritent pas le respect. Cette critique n’est pas plus pertinente que la première : « L’idée que tous les points de vue et opinions sont dignes de respect est entièrement fausse. » Ce ne sont pas les opinions qui sont respectables, mais les personnes en tant qu’elles doivent être traitées comme des agents autonomes, égaux devant la morale et la loi.

Quand devons-nous faire cesser cette tolérance ? Indépendamment de ce que prévoit la loi, c’est l’attitude des athées à l’égard des croyants qui intéresse l’auteur. Il s’adresse une nouvelle fois à ceux – les partisans du Nouvel Athéisme – qui ne tracent pas d’après lui la frontière au bon endroit : ce n’est pas en voulant démontrer aux personnes religieuses que leurs croyances sont contraires à la science, qu’elles sont irrationnelles, « fondées sur un raisonnement fallacieux, un endoctrinement ou les vestiges de superstitions anciennes », qu’on modifiera en quoi que ce soit leur point de vue. Cela reviendrait à formuler, selon les termes de Raymond Geuss, « un jugement moral dans un contexte inapproprié ».

Tim Crane plaide pour un « chemin de tolérance », qu’il oppose au « chemin de conversion » emprunté par les Nouveaux Athées en une attitude irréaliste : ils ont peu de chances d’éradiquer la religion, que ce soit par la loi ou par la raison. Leur vision déformante ne peut aboutir qu’à un dialogue de sourds. Durkheim le disait (en 1914) : « quiconque n’apporte pas à l’étude de la religion une sorte de sentiment religieux ne peut en parler ! Il ressemblerait à un aveugle qui parlerait des couleurs »6.

Notes

1 – Harvard University Press, 2017.

2 – Ces deux citations sont extraites des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912).

3 – Assimilation que résume bien la formule de Durkheim : « Dieu, c’est la société ».

4 – Intervention d’Émile Durkheim reproduite dans Le sentiment religieux à l’heure actuelle, Vrin, 1919, p. 100.

5 – La citation qui suit est issue des Questions sur les miracles.

6Le sentiment religieux à l’heure actuelle, op. cit., p. 101.

© Thierry Laisney, Mezetulle, 2019.

Démocratie et tolérance à la violence

Jean-Michel Muglioni cherche à comprendre d’où vient que la violence qui a caractérisé les manifestations de ces derniers mois est tolérée par le plus grand nombre et même paraît approuvée. Cette violence n’est pas nouvelle dans un pays qui ne cesse de se déchirer : que signifie son approbation, sinon le refus de la loi et des institutions quelles qu’elles soient, le refus de l’État de droit et de toute autorité ?

Depuis novembre 2018, tous les samedis : blocage de ronds-points ou de péages d’autoroute, et manifestations généralement non déclarées en ville, qui dégénèrent en batailles rangées avec la police, quand ce n’est pas en pillage et en destruction systématique des boutiques et des banques ; et par-dessus le marché, attaques de gendarmerie, de préfectures, de tribunaux, d’un ministère, violences contre des journalistes, etc., sans compter la violence de slogans, notamment antisémites, dans la rue et des propos tenus sur les réseaux sociaux1. Quelques dizaines de milliers de manifestants dans toute la France, quelques centaines dans quelques villes, refusent les règles jusque-là en vigueur pour manifester, et l’ensemble de la population semble non seulement tolérer ces violences, mais les approuver et se réjouir même de pouvoir y assister sur ses écrans comme si c’était une série télévisée. Les menaces contre les élus, les exactions commises contre certains d’entre eux n’émeuvent pas davantage.

Pourquoi cette violence est-elle approuvée ?

On peut expliquer cette tolérance à la violence par une sympathie pour les revendications des manifestants. Ce que les syndicats, ou plutôt ce qu’il en reste, n’ont pu obtenir par la voie normale a été concédé par le gouvernement : chacun peut donc penser que la violence seule permet d’être entendu et d’obtenir satisfaction. On peut insister aussi sur le rôle des médias, des chaînes d’information continue (les manifestants n’ont pas besoin de s’organiser, ils n’ont qu’à les regarder pour savoir où se rendre) et surtout des réseaux sociaux, avec tous les mensonges qui y circulent. On sait aussi que des officines spécialisées, parfois depuis des pays étrangers mais fort bien organisées chez nous, y distillent des fausses nouvelles et de fausses images. On peut aussi penser que les images – vraies ! – des heurts avec la police expliquent la sympathie pour les manifestants. La réponse de la police, est, quoi qu’on dise, mesurée, le mot d’ordre étant d’éviter à tout prix qu’il y ait un mort, et cela depuis la mort de Malik Oussekine, le 6 décembre 1986. Mais ces batailles rangées ne peuvent que paraître insupportables à l’image, avec d’un côté le désordre d’hommes apparemment sans défense, et de l’autre des policiers ou des gendarmes en rangs serrés, casqués, avec des sortes d’armures, équipés de boucliers, de gaz lacrymogène, de grenades GLI-F4 et de flashballs (l’usage de ces armes étant plus que discutable) : ils ont le rôle des méchants, d’autant qu’inévitablement certains perdent leur calme ; et il y a toujours un téléphone portable pour les filmer. Au contraire, qu’un boxeur retraité mais en pleine forme malgré les gaz lacrymogènes perde la tête et en vienne à frapper à terre à coups de pied un garde mobile, le voilà qui passe auprès des manifestants pour une victime.

Que cette violence n’est pas nouvelle et n’a jamais beaucoup indigné

Je ne me prononce pas sur le sens de ces événements, dont les causes sont profondes et dont on ne peut mesurer les conséquences. Je dis seulement ici mon étonnement devant le fait que cette violence ne choque pas, sauf lorsqu’il s’agit d’en accuser les forces de l’ordre, violence policière en effet choquante, si elle est établie, mais l’indignation sélective est une constante de l’histoire. D’où vient donc que la violence soit tolérée et en particulier lorsqu’elle vise non pas seulement les forces de l’ordre, mais les institutions ? Il est vrai que ce n’est pas un phénomène nouveau. Les pompiers en sont depuis longtemps victimes, et sans doute n’est-ce pas dans les mêmes quartiers : mais quel soutien ont-ils reçu ? Je ne sache pas non plus qu’il y ait une levée de boucliers lorsque des instituteurs ou des professeurs en sont l’objet de la part d’élèves ou de leurs parents. La situation de conflit, de violence même, qui règne dans de nombreuses classes depuis longtemps ne provoque guère d’émotion. Les gouvernements successifs (et les syndicats) ne l’ont pas prise en compte, et les associations de parents d’élèves ne paraissent pas non plus s’émouvoir. Quand un chef d’établissement de qualité est amené à dire à un professeur qui arrive dans son lycée qu’il n’y est plus question de pédagogie mais de gestion de conflit, il faut s’attendre au pire dans tout le pays2. Le personnel hospitalier n’est-il pas lui aussi l’objet de violences ?

Autre exemple : le tollé produit par la limitation de vitesse et la destruction systématique des radars qui mesurent la vitesse des automobilistes, alors qu’il est incontestable que depuis qu’ils ont été installés, le nombre de morts sur les routes diminue : on peut maintenant s’attendre au pire. Il n’y a aucune commune mesure entre la décision de limiter la vitesse et la violence qui lui répond, quand même on admettrait qu’à certains endroits cette limitation était inutile. La violence routière est non pas seulement tolérée mais approuvée, généralement par les hommes en apparence les plus paisibles. Je n’ai pas vu non plus, au moment des manifestations contre la loi El Khomri, que la France ait paru scandalisée de la casse – casse que j’ai pu constater encore après le 1er mai 2018 à Paris avenue Ledru-Rollin près de chez moi où des devantures étaient en morceaux, casse pratiquement impunie pendant que des jeunes gens de bonne famille, inoffensifs, qui se trouvaient ingénument au milieu de la bagarre, devaient passer la nuit au poste au grand dam de leurs familles qui s’en sont donc prises à la police. Le pays a-t-il été choqué de voir des universités dévastées au printemps dernier ? Et pour finir, provisoirement, je n’ai pas vu que les dix ou onze morts dus aux divers barrages routiers aient ému les populations ou les médias : ce sont de malheureux accidents. Faut-il admettre que n’importe quel mécontent coupe une route et ainsi provoque des accidents mortels ? Quand des manifestants qui en sont responsables sont allés rendre hommage aux victimes avec des bougies, cela n’a pas choqué, mais on a jugé maladroit que la police arrête leur meneur qui avait annoncé qu’il irait manifester sans en demander l’autorisation légale, disant qu’il allait poser des bougies en hommage à ces victimes – ses victimes. Qu’aurait provoqué une bavure policière faisant un mort ? Tout se passe donc comme si toute forme d’autorité venant d’une institution de la République était rejetée et que la désobéissance à la loi3 et la violence non seulement allaient de soi mais étaient approuvées. Les gilets jaunes sont de leur temps, ils sont d’un pays où tout est conflictuel et où aucune autorité n’est reconnue.

Des raisons de la colère

Les lecteurs de Mezetulle le savent, je ne doute pas qu’une politique libérale, au sens du libéralisme économique, soit par nature contraire à l’idée républicaine, et qu’elle choque plus en France que dans d’autres pays européens. Lorsqu’on considère, cela depuis longtemps et partout dans le monde, que l’enrichissement financier doit être le moins possible réglé par la loi et que la bonne marche de l’économie requiert une baisse des impôts, c’est une remise en cause du principe même de la redistribution. Il ne suffit pas de dire que les inégalités s’accroissent : elles sont le principe d’une telle économie (même si la France a jusqu’ici été un des pays les moins touchés par ce mouvement), et il ne faut pas alors s’étonner que le respect des lois, ce qu’on appelait le civisme, en soit affecté et qu’en conséquence la violence ne choque pas. Mais la violence actuelle s’oppose-t-elle vraiment au libéralisme, lorsqu’elle exprime un ras-le-bol fiscal, comme on dit ? Les tenants du régime libéral considèrent eux aussi que le niveau des taxes en France est trop important et doit être aligné sur ce qui se passe ailleurs – ce qui, il faut sans cesse le rappeler4, implique une baisse de la protection sociale.

Le ressentiment et ses symboles

Autre exemple : la signification qu’on dit symbolique de l’impôt sur la fortune5. Cet impôt pourtant ne rapporte pas grand-chose à l’État (donc ne sert pas vraiment pour la redistribution). Son invention n’était qu’une manière de faire croire qu’on taxait les plus riches : il aurait fallu plus de courage pour faire une vraie réforme fiscale. La réussite de cette supercherie est complète puisque aujourd’hui ce symbole compte plus aux yeux des moins riches qu’une véritable justice fiscale, qui par exemple porterait sur les héritages. Ce ressentiment à l’égard des prétendus riches n’enrichira pas les pauvres mais rend sans doute tolérant envers les violences. Et inversement la suppression d’une partie de cet impôt était symbolique pour les investisseurs qui y voyaient un signe de la France en leur faveur. Se battre ainsi à coup de pseudo-symboles ne constitue pas une politique. Et quand même ceux des investisseurs potentiels qui ont quitté la France pour échapper à sa fiscalité reviendraient, est-on sûr qu’ils investiront en France ou même, si c’est le cas, que cet investissement n’enrichira pas les actionnaires, dont ils feront partie, plus que le pays ?

Le refus de la loi et des institutions en tant que telles

Quelques milliers de personnes manifestent par procuration pour tous ceux qui refusent ses institutions, ou plutôt toute forme d’institution : cette manière de tolérer la violence participe de ce qu’il faut bien appeler un refus d’obéir à la loi. On trouve une part de l’explication dans un article d’André Perrin6, qui montre quel discours est tenu par de prétendus philosophes ou sociologues pour qui obéir à la loi est un esclavage. Ceux des intellectuels qu’on peut entendre sur les médias sont loin d’être tous républicains et de se souvenir qu’on sait depuis l’Antiquité que seule la loi garantit la liberté contre toutes le formes de despotisme.

Certes, la tolérance à la violence peut venir du sentiment que la loi n’est qu’un instrument au service d’intérêts particuliers et non de l’intérêt général. Un exemple trop clair est la manière dont les autoroutes ont été cédées à des entreprises privées pour les enrichir. De là la plus grande confusion. Mais s’il est vrai que des lois sont utilisées pour conforter les pouvoirs en place et d’abord celui de l’argent, pourtant lois et institutions, c’est-à-dire l’État de droit, sont les seules limites à leur puissance. Et si le marxisme révolutionnaire n’a plus guère d’influence en France, l’idée qu’il y a une violence capitaliste qui justifie le recours à la violence dans la rue demeure ancrée dans les esprits – quand elle n’est pas publiquement proclamée. Faut-il confondre, sous la dénomination de violence « symbolique », l’injustice sociale (réelle) et la violence physique, c’est-à-dire remettre en cause l’État de droit ? La loi passant pour l’expression de la violence des puissants et les institutions pour ce qui perpétue leur domination, il faudrait désobéir et s’insurger. L’habitude de mettre sur le même plan l’injustice sociale et les violences urbaines revient finalement à justifier le pillage ou la casse. Et quand les revendications sociales légitimes finiront par être confondues avec le brigandage, il faudra craindre que les plus défavorisés n’en tirent pas profit. Comme toujours, les spectateurs « tolérants » font le jeu des pouvoirs : il faut s’attendre à des retours de bâton.

Qu’en effet nos institutions ne sont pas républicaines : le problème de la représentativité

Voici peut-être le plus étrange. Il semble en effet qu’on puisse expliquer – et même justifier – la tolérance envers les violences qui accompagnent le mouvement des gilets jaunes, ou qu’il provoque lui-même, par la prise de conscience générale de l’insuffisance radicale du système électoral : les révoltés représenteraient en ce sens mieux le peuple que les élus. Or en France le plus grand nombre approuve l’institution présidentielle, c’est-à-dire l’élection au suffrage universel direct d’un président de la République qui a plus de pouvoir que celui des États-Unis d’Amérique. Comme si, selon un mot que j’ai entendu récemment, les mêmes étaient et royalistes et régicides. On élit un homme, et dès le lendemain de son élection, il est l’objet de toutes les contestations, le pays est informé régulièrement de la courbe descendante des sondages de sa popularité, et pour le dernier, dix-huit mois après son élection, on veut le renverser : le prochain tiendra-t-il un an, et son successeur six mois ? Cette élection est nécessairement au scrutin majoritaire puisqu’elle ne peut donner qu’un seul élu, et l’on ne voit pas pourquoi il devrait renoncer à mener la politique définie par son programme électoral et faire celle des candidats battus – même si cette élection revient depuis longtemps à élire par défaut un candidat qui paraît moins désastreux que son adversaire du second tour. L’élection législative n’étant plus qu’une manière de donner une majorité au président élu, le rôle du parlement se trouve réduit sinon supprimé. Pourquoi dès lors s’étonner que les représentants du peuple ne soient plus considérés comme ses représentants ? Ou encore, un référendum dit « non » et un peu plus tard les députés font passer ce qu’il refusait. Il n’y a pas démocratie, ou plutôt il n’y a pas république quand le pouvoir exécutif l’emporte sur le pouvoir législatif qui devrait être l’expression de la souveraineté du peuple. La constitution de la Cinquième République l’a voulu. L’élection du chef de l’exécutif au suffrage direct est en un sens démocratique, mais elle est contraire à l’idée républicaine. Une démocratie en apparence directe reposant sur des pétitions signées sur internet serait-elle un remède ou risquerait-elle de remplacer l’omnipotence de l’exécutif et la « mainmise de quelques énarques sur le pouvoir » par celle de groupes de pression bien organisés ? Car rien n’est plus facile que de fabriquer un groupe sur internet7.

Les corps intermédiaires

De leur côté les syndicats n’ont que très peu d’adhérents et ne peuvent pas davantage passer pour représentatifs. Il y a une relation nécessaire entre d’un côté la baisse du taux de syndicalisation et la quasi-disparition de partis politiques où l’on pouvait s’opposer par la parole, et de l’autre la violence. Quand entre le monarque et le moindre citoyen il n’y a plus d’intermédiaires, c’est tout ou rien, l’adulation ou la haine. Jupiter ne risquait pas grand-chose à régner sans mesure sur les dieux. Si ce n’est pas un despote dont le bras peut s’abattre à chaque instant sur son vizir et celui du vizir sur ses hommes, le plus puissant des hommes ne peut rien sans de multiples médiations sur lesquelles son pouvoir s’appuie dans tout le pays. Mais les intermédiaires8 eux-mêmes ont perdu toute crédibilité : ont-ils rempli leur rôle ou bien ont-ils été trop souvent plus attentifs à leur clientèle ? Ce qui ne date pas d’aujourd’hui9.

La colère contre un prétendu mépris

Voici peut-être – et il s’agit toujours du refus de la loi – une source de la violence et de l’approbation qui la rend possible : le discours, complaisamment repris par de nombreux journalistes et de nombreux politiques, qui accuse les élus, les gouvernants, les « élites », les Parisiens, de mépriser le peuple, manière là encore de justifier une colère qui dégénère en violence. J’ai bien vu que le sentiment d’être méprisé est vif. Il me paraît essentiellement fondé sur l’incapacité des politiques de s’adresser au peuple, entendu cette fois au sens républicain du terme, c’est-à-dire sur l’incapacité de parler au citoyen en tant que tel – la société civile ayant en effet la priorité sur l’État. On en est arrivé au point où personne ne peut rien dire sans passer pour arrogant ou prétentieux. C’est aussi bien pourquoi l’autorité d’un professeur, en tant qu’elle repose sur le savoir, n’est plus reconnue. Quand circule un mensonge caractérisé il est arrogant de le dénoncer. Dominique Schnapper analyse cet esprit démocratique antirépublicain et on lira avec intérêt ses réflexions10 sur la haine et le ressentiment qui naît d’un certain égalitarisme démocratique. Il est contraire à l’égalité démocratique ainsi entendue qu’un homme soit plus savant qu’un autre et à ce titre chargé d’instruire des ignorants, d’autant qu’il n’y a plus d’ignorants puisque tout le monde a internet. Qualifier un discours de professoral est une injure.

Je sais qu’un gouvernant ou un élu n’a pas à parler en professeur, comme si le peuple était composé de ses élèves, ni à abandonner le pouvoir à des experts, même les plus compétents. Je soutiens même que la politique n’est pas affaire de compétence. La souveraineté du peuple ne consiste pas à juger des compétences : l’élection n’est pas un concours de recrutement. Mais lorsque n’importe quelle « opinion » reproduite ou non à des milliers ou des centaines de milliers d’exemplaires prévaut sur une information véritable, la démocratie est bien le contraire de la république. Comme me le dit un ami, qu’on puisse, en matière de politique, critiquer une opinion lorsqu’elle repose sur une erreur factuelle paraît illégitime à ses élèves pourtant intelligents et studieux : « on a le droit de penser ce qu’on veut ». Opposer une vérité à une opinion manifestement absurde, voilà donc le comble de l’arrogance. Chacun fait valoir son opinion comme un droit absolu, et se dit blessé si vous la considérez comme fausse. Oserai-je opposer l’idée républicaine à la démocratie de l’opinion, à la démocratie d’opinions circulant sur les réseaux sociaux11 ? Si le peuple se réduit aux groupes formés lors de rencontres virtuelles, même transformées en rencontres réelles, comment les diverses décisions qui en résulteront pourront-elles avoir force de loi ? Quelle autorité pourra dès lors être reconnue ? Car la tolérance à la violence signifie bien le refus de reconnaître toute autorité, quelle qu’elle soit, le refus de reconnaître qu’il y a une autorité légitime du professeur, du médecin ou de la loi.

Ainsi d’un côté, sur les réseaux sociaux chacun peut lire – ou écrire – les pires obscénités, les plus violentes injures, des menaces de mort et de torture, de l’autre un homme public ne peut plus rien dire sans qu’immédiatement son propos « fasse polémique », comme on dit et qu’il soit accusé de mépriser le peuple. Était-ce « extrêmement blessant » de dire, comme alors le ministre Macron, que l’illettrisme de femmes mises au chômage les empêchant de passer leur permis de conduire, elles ne pouvaient aller travailler à 60 km comme on le leur proposait, de sorte qu’elles étaient prisonnières de leur situation, ou était-ce montrer à quel point elles étaient victimes ? Mais il a fallu qu’il s’excuse. Dire qu’il y a parmi les manifestants des factieux et des foules haineuses, est-ce s’en prendre à tous les manifestants ? Mais le moindre manifestant se dit stigmatisé ou méprisé par ces mots. Peut-être un politicien plus habile ou plus retors aurait-il évité de parler ainsi pour ne pas produire ce genre de réactions, mais que peut-on dire sans irriter ? Chacun a pu remarquer que tout propos critique ou seulement maladroit, quel qu’en soit l’objet, et en dehors même de la politique, provoque les hauts cris de telle ou telle association, ou de tel groupe qui se dit ulcéré, et son auteur doit s’excuser, quand il n’est pas poursuivi en justice et que la justice parfois prend la défense de l’accusation12. Ainsi nous sommes revenus au temps où le blasphème était un crime : la critique d’une opinion est un blasphème, ou, inversement, au lieu de faire la critique d’une opinion, on attaque son auteur en justice. Un débat est impossible dans ces conditions, car un débat suppose qu’on puisse s’opposer par la parole sans qu’un désaccord implique la remise en cause de celui qui parle et sans que chacun se dise blessé au moindre mot qui ne lui plaît pas. Abstraction faite de tout jugement sur les politiques menées depuis longtemps et les revendications des manifestants, je suis perplexe devant ce que j’entends, ce que je peux lire sur les réseaux sociaux et ce que prétendent éprouver les acteurs de cette crise. Que telle parole soit considérée comme fausse, telle politique comme mauvaise, il est permis de le penser, de le dire, de manifester pour s’y opposer, que ces revendications soient fondées ou non. Mais sans que la haine prenne le pas sur ces revendications, et le ressentiment sur l’exigence de justice. Comme dit Speranta Dumitru, l’opinion publique se soucie plus de prendre aux riches que d’améliorer la vie des pauvres13, et l’affaire de l’ISF le montre à l’envi, et c’est bien cela, le ressentiment sur lequel il y a chez Nietzsche une réflexion qui mérite qu’on s’y arrête et par laquelle il caractérisait justement l’esprit démocratique dont je parle ici14. La tolérance à la violence, comme la violence, procède de ce ressentiment.

La violence remplace le nombre

La violence aujourd’hui remplace le nombre. Une manifestation de plusieurs centaines de milliers ou de millions de personnes n’a pas besoin pour se faire remarquer de tout casser, contrairement à un défilé de quelques milliers ou de quelques centaines de personnes. La colère (peu importe qu’elle soit ou non justifiée, là n’est pas la question) de quelques-uns seulement passe pour mieux représenter le peuple que le suffrage universel. Et ces insurgés vous menacent au carrefour si vous ne leur donnez pas raison et vous contraignent à mettre un gilet jaune sous votre pare-brise si vous voulez passer. Ce terrorisme – car c’est de cela qu’il s’agit – est-il un simple accident ? L’intervention de factieux et de casseurs quasi professionnels, qu’ils tiennent un discours révolutionnaire ou non, n’explique pas la violence des discours et des actes des manifestants ordinaires. La casse est-elle l’ultime forme de représentation dans une démocratie représentative mal en point ? Les injures racistes15, sexistes etc., en sont la conséquence inévitable.

Représentation et réalité

Pour qui veut comprendre, je ne dis pas agir, car je n’y suis pas habilité, la difficulté, comme toujours en matière de politique, est de distinguer la représentation que les hommes se font d’une situation et la réalité, dont ces représentations font aussi partie. Je ne m’étonne pas que des hommes dont la vie est à bien des égards moins dure que celle de leurs ancêtres ou que celle de la plupart des pays du monde ne supportent pas de ne pas pouvoir s’offrir ce qu’à longueur de journée le harcèlement publicitaire leur fait miroiter. Les plus jeunes veulent des « marques » et leurs parents finissent par céder et se ruiner. Il est maintenant obligatoire d’acheter des ordinateurs. On se précipite sur les portables dernier cri, sur les grands écrans, et ces achats sont nécessaires à la bonne marche de ce qu’on appelle l’économie. Je ne m’étonne donc pas de l’endettement de ceux qui n’y résistent pas, puisque ce harcèlement est fait pour les séduire. Je ne m’étonne pas de ce que des ménages dont les salaires ne sont pas indignes ne puissent alors boucler leurs fins de mois. Jamais sans doute il n’a été aussi difficile non pas de s’acheter de quoi vivre, mais de savoir comment s’organiser pour ne pas être noyé dans la profusion de marchandises qui nous submergent. Peut-on, si l’on y réfléchit, se promener sans malaise dans les rayons d’un supermarché ? On sait aussi que les plus aisés savent mieux faire le tri. Je ne m’étonne pas dans ces conditions du ressentiment d’une part de la population à l’égard de ceux qu’on appelle « les riches », dont je suis, ma femme et moi étant retraités de l’Éducation nationale : riche et pauvre sont des termes relatifs16. De même que la crainte de l’immigration n’est pas proportionnelle au nombre de migrants mais est nourrie par des discours racistes et xénophobes, de même le ressentiment n’est pas proportionnel au niveau de pauvreté. L’extrême droite a toujours opposé le peuple à ses élites. Et que la démocratie, ce soit aussi la rue, un candidat malheureux aux élections présidentielles l’a proclamé. Dans les deux cas, les institutions sont remises en cause. Ce qu’on appelle le populisme et les violences qu’il génère vient-il du peuple et de la misère réelle d’une partie du peuple, ou de ce que le peuple subit sans cesse des discours démagogiques qui cultivent le ressentiment ? Là où règne l’opinion, il n’en peut être autrement. Ces discours trouvent dans le dénuement réel de certaines populations un terreau fertile et il aurait fallu s’en préoccuper, mais il n’est pas sûr que ces violences et ces haines viennent des plus démunis auxquels ces violences n’apporteront aucun remède, et ils le savent.

Conséquences

Toujours est-il que, étant tolérées, tant d’expressions violentes de tant de haine ne peuvent pas rester sans conséquences. La violence verbale des réseaux sociaux devait se transporter dans la rue : on ne s’injurie pas sans conséquences. Aujourd’hui, n’importe qui risque à tout moment de passer à l’acte et il ne faudra pas s’étonner alors des pires exactions et même des crimes. Tous ceux qui ne sont pas choqués par la violence des discours et par les violences non pas des casseurs « professionnels » mais de braves gens qui manifestaient souvent pour la première fois de leur vie – s’étonne-ton du comportement de ces novices ? – tous ces « tolérants » approuveront-ils alors ? Ai-je tort de m’alarmer devant cette crise de la cohésion sociale ? Il est vrai que cette crainte repose sur l’idée que les conflits qui déchirent cette société n’ont pas pour fondement le problème réel du pouvoir d’achat (ni, il semble pourtant qu’on n’en parle pas assez, celui plus grave du logement, qui est une raison essentielle du premier et qui a une longue histoire en France), mais qu’il a des causes plus profondes : par exemple la difficulté de parler de la France de 1940-45, de la guerre d’Algérie, de la décolonisation et même de la laïcité me semblent en être le symptôme.

[NdE. Lire aussi, du même auteur, « La misonomie, ou haine des institutions« 
et « Sur un prétendu droit de désobéir » par André Perrin]

Notes

1 – [NdE] Il me semble important de préciser ici que Jean-Michel Muglioni a rédigé ce texte bien avant le 16 février 2019 (date à laquelle Alain Finkielkraut a reçu publiquement des injures antisémites).

3 – J’ai entendu le journaliste Claude Weill en faire judicieusement la remarque à l’émission C dans l’air du lundi 7 janvier sur la 5. https://www.france.tv/france-5/c-dans-l-air/849415-gilets-jaunes-l-executif-durcit-le-ton.html

5 – ISF, impôt sur la fortune créé en 1981, supprimé en 1987, sans déclencher de haine contre les gouvernants, repris en 1989 et remplacé en 2018 par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI).

8 – L’appellation « corps intermédiaires », il faut le rappeler, date de l’Ancien Régime, comme l’usage fait aujourd’hui du terme de territoire au pluriel, comme s’il n’y avait pas qu’un territoire national.

9 – Une remarque hors-sujet. Il est vrai aussi qu’aucun homme ni aucun parti n’a été capable de proposer un programme qui reçoive l’approbation de plus d’un quart des suffrages exprimés, de sorte qu’une assemblée élue au suffrage proportionnel et en un sens vraiment représentative serait ingouvernable, à moins que différents partis n’admettent de s’allier, comme en Allemagne (il leur a fallu six mois pour cela, alors que ce genre de négociation leur est familier), où pourtant les choses ne vont pas aussi bien qu’on le dit. Ce qu’un citoyen assez mal informé comme moi peut comprendre ne permet pas de voir quelle issue trouver à la crise actuelle qui vient de loin. Je dis « la proportionnelle en un sens représentative » parce qu’en un autre sens elle laisse les partis décider des listes de candidats et de l’ordre dans lequel ils sont présentés, de sorte que les partis choisissent eux-mêmes les députés. Le scrutin majoritaire par circonscriptions permet au contraire à l’électeur de choisir son député. Tout système de représentation a donc ses défauts.

11 – Il ne suffit donc pas de rappeler les conséquences nocives des réseaux sociaux. L’usage qui en est fait est second relativement à l’esprit démocratique qui sanctifie l’opinion de chacun : ce nouvel instrument de la démocratie d’opinion n’en est pas le principe.

12 – La manière dont s’est déroulé le procès intenté à Georges Bensoussan est à cet égard significative.

14 – Il est vrai aussi que Nietzsche en vient à voir le ressentiment dans les plus hauts idéaux, y compris l’idée républicaine. Mais sa généalogie des passions humaines nées du ressentiment éclaire bien notre époque. Où l’on remarquera qu’il est aussi facile de faire passer pour du ressentiment une véritable exigence de justice que de prendre pour une revendication de justice son propre ressentiment.

15 – J’ajoute – ce que j’ai honte d’ajouter après la lecture du cri d’alarme de Joann Sfar, le 10 février 2019, car j’aurais dû le dire plus tôt – qu’il est remarquable que les slogans, graffitis et déprédations antisémites, qui auraient à coup sûr été condamnés avec force par tout le monde, journalistes, associations, partis politiques et pouvoirs publics, soient tolérés, et que sous prétexte que ce mouvement serait populaire, il est inconvenant de dire que les gilets jaunes en sont pour le moins complices. Parlant de cette dérive, Joann Sfar écrit, ce qui résume mon propos : « il faut encore subir les durs d’oreille qui m’expliquent que ce n’est pas représentatif. Pas représentatif? C’est une constante depuis les origines de ce mouvement. Ce qui est représentatif, c’est la lâcheté de ceux qui regardent ailleurs… ». Cette lâcheté a pour conséquence que les revendications justifiées exprimées par ce mouvement seront discréditées.

16 – Près de 7 milliards d’êtres humains sont aujourd’hui plus pauvres que moi.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019.

Réponse aux 30 imams et à quelques autres

Le « Manifeste contre le nouvel antisémitisme » publié le 22 avril par Le Parisien1 a suscité diverses réactions dont l’une, la tribune rédigée par trente imams « indignés » et publiée par le journal Le Monde le 24 avril 20182 a eu plus d’écho que les autres. Ce texte appelle trois observations, et quelques commentaires.

Trois observations

Les innocents et les autres

Après avoir exprimé leur compassion pour les victimes juives, les imams mettent en garde la jeunesse musulmane contre la tentation terroriste. À cet effet, ils citent, sans en donner la référence, un hadith d’Abd Allah Ibn Umar, compagnon du prophète, qui s’énonce ainsi : « Le musulman qui porte atteinte à la vie d’une personne innocente vivant en paix avec les musulmans ne sentira jamais le parfum du Paradis » et ils le commentent de la manière suivante : « Cette sentence sans appel dissuade et prévient sans équivoque celui qui penserait à ôter la vie d’autrui, que ce n’est pas un Paradis et des Houris qui l’attendraient mais un Enfer et ses tourments ».

Il est aisé de constater que le commentaire n’est pas fidèle au texte qu’il commente. Celui-ci ne voue pas à l’enfer le musulman qui pense à ôter la vie d’autrui, c’est-à-dire de n’importe quelle autre personne humaine, mais seulement celui qui porte atteinte à la vie d’une « personne innocente ». Quid des personnes non innocentes ? Les lecteurs du Coran savent que ces restrictions y sont fréquentes. Le 23 avril sur Europe 1, Dalil Boubakeur déclarait ceci : « Il n’y a pas d’incitations particulières ni contre les juifs ni contre les chrétiens. Le verset coranique dit : « Lorsque vous discutez avec les gens du Livre (juifs et chrétiens) ne le faites qu’avec courtoisie et respect »3. M. Boubakeur ne donne pas la référence du verset qu’il cite, mais il s’agit manifestement d’une version tronquée du verset 46 de la sourate XXIX, dite L’araignée, dont le texte intégral dit ceci : « Ne discute avec les gens du Livre que de la manière la plus courtoise, sauf avec ceux d’entre eux qui sont injustes ». De même, le verset 192 de la sourate II dite La vache ordonne de combattre les « transgresseurs » « jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition et que le culte de Dieu soit rétabli » et poursuit « S’ils s’arrêtent, cessez de combattre, sauf contre ceux qui sont injustes ». De même encore, le verset 32 de la sourate V dite La table servie énonce : « Celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué ou qui n’a pas commis de violence sur la terre, est considéré comme s’il avait tué tous les hommes » et poursuit au verset 33 : « Telle sera la rétribution de ceux qui font la guerre contre Dieu et contre son Prophète, et de ceux qui exercent la violence sur la terre : ils seront tués ou crucifiés, ou bien leur main droite et leur pied gauche seront coupés, ou bien ils seront expulsés du pays ». On peut donc douter que cette « sentence sans appel » ait dissuadé les frères Kouachi de massacrer les rédacteurs de Charlie Hebdo : étaient-ils innocents à leurs yeux ? Et comment auraient-ils pu l’être puisqu’ils étaient déjà coupables aux yeux de M. Boubakeur, Recteur de la Grande Mosquée de Paris qui avait, huit ans plus tôt, poursuivi Charlie Hebdo devant les tribunaux pour la publication des caricatures de Mahomet ?

C’est le même Boubakeur qui, en 1996, avait écrit au président de France Télévision pour protester contre l’invitation faite à Salman Rushdie de participer à l’émission Bouillon de culture. Certes, M. Boubakeur ne réclamait pas la mort des blasphémateurs, mais seulement une condamnation judiciaire pour Charlie et l’interdiction de paraître à la télévision française pour le grand écrivain condamné à mort par l’Imam Khomeiny. Il n’en demeure pas moins que ceux qui ont choisi d’appliquer une sanction plus conforme à la lettre du texte coranique auraient pu opposer à nos 30 imams que le hadith qu’ils citent ne leur interdisait nullement de sanctionner des coupables. Il en va de même pour les assassinats de juifs qui nous occupent ici. Les imams le savent bien puisqu’au détour d’une phrase ils évoquent l’« importation sur notre territoire de conflits géopolitiques, notamment israélo-palestinien ». Les Israéliens et les Français juifs rituellement accusés d’en être solidaires, donc complices, sont-ils innocents aux yeux des terroristes et de ceux qui sont tentés par le terrorisme ? Si ces derniers lisent le verset 8 de la sourate LX, dite L’épreuve : « Dieu ne vous interdit pas d’être bons et équitables envers ceux qui ne vous ont pas combattus à cause de votre foi et qui ne vous ont pas expulsés de vos maisons », ils ne verront pas davantage dans le hadith invoqué par les imams de quoi réfréner leurs ardeurs.

Une « violence inouïe »

La deuxième observation sera très brève et prendra la forme d’une question. Les imams écrivent à propos de ceux qui trouvent des appels au meurtre dans le Coran : « cette idée funeste est d’une violence inouïe ». Quel adjectif les imams tiennent-ils en réserve pour qualifier la violence qui a été infligée à Ilan Halimi, à Mireille Knoll, aux enfants juifs de l’école Ozar Hatorah et à tous les autres ?

Abroger n’est pas expurger

Les imams attribuent d’autre part à leurs adversaires la thèse selon laquelle les musulmans ne pourraient être pacifiques qu’en cessant d’être musulmans. Non, de même qu’en demandant aux chrétiens d’être fidèles aux valeurs de l’Évangile on ne leur demande pas de s’éloigner de leur religion, mais tout au contraire d’y revenir, en demandant aux musulmans de modifier leur rapport au Coran de telle sorte qu’il ne puisse plus être invoqué pour légitimer des entreprises criminelles, on ne les invite pas à renier l’islam, mais à adhérer à celui que les 30 imams présentent comme le vrai islam. Il est vrai que cette demande a été présentée dans le Manifeste à travers une formule maladroite dont il n’a pas été possible d’obtenir de ses rédacteurs qu’ils la modifient. Rappelons-la : « nous demandons que les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques, comme le furent les incohérences de la Bible et l’antisémitisme catholique aboli par Vatican II, afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour commettre un crime ». Outre qu’elle confond antisémitisme et antijudaïsme, cette formulation laisse supposer qu’une sorte de concile musulman pourrait aboutir à une sorte d’encyclique Nostra aetate. Il n’en est évidemment rien puisqu’il n’y a pas une Église musulmane comme il y a une Église catholique. Il n’y a pas, en particulier dans le monde sunnite, largement majoritaire, un magistère ecclésiastique qui représenterait légitimement la communauté des croyants et dont la compétence pour trancher entre les interprétations du texte sacré serait reconnue par tous ses membres.

Cela ne signifie pourtant pas qu’en l’absence d’un magistère centralisé il n’y ait pas d’autorités religieuses auxquelles on puisse s’adresser. D’autre part, contrairement à ce qui a été dit et répété, le texte du manifeste n’appelle pas à « censurer » le Coran ni à l’« expurger » de ses versets litigieux. « Frapper d’obsolescence » signifie en français « considérer comme périmé ou tombé en désuétude ». Lorsque l’encyclique Nostra aetate a décrété que le peuple juif ne pouvait être tenu pour responsable de la mort du Christ, l’Église catholique n’a pas expurgé l’Évangile des passages qui avaient été invoqués en faveur de cette thèse, elle n’a pas fait imprimer de nouvelles éditions dans lesquelles ces passages auraient été supprimés : elle a déclaré que l’accusation de déicide ne découlait pas de l’Écriture, autrement dit que celle-ci devait être interprétée autrement. Or on ne peut soutenir qu’il est impossible par principe à l’islam de frapper d’obsolescence certains passages du Coran puisque cela a été fait : au Xe siècle (IVe siècle de l’Hégire), plus de 250 versets avaient été abrogés par les juristes. En effet, pour résoudre les contradictions qu’on trouve dans le Coran comme dans les autres textes sacrés, les théologiens musulmans ont depuis longtemps élaboré un principe exégétique appelé la « science de l’abrogeant et de l’abrogé » (an-nāsih wa l-mansūh) selon lequel, lorsque deux versets entrent en contradiction, le plus récent abroge le plus ancien. La difficulté est que les versets les plus belliqueux du Coran datent de l’époque médinoise, postérieure à l’Hégire, celle où Mahomet s’était transformé en chef de guerre. C’est la raison pour laquelle Abdelwahab Meddeb préconisait une inversion de la procédure abrogeant-abrogé : « ce sont les premiers versets purement religieux, notamment révélés à La Mecque, qui doivent l’emporter sur ceux qui ont été inspirés à Médine dans un contexte politique, juridique, militaire, appartenant à une conjoncture datable »4. Cette exégèse historico-critique se heurte à toute une série de difficultés qui tiennent à ce que, selon la tradition, le Coran « incréé » est un texte non pas inspiré par Dieu, mais dicté par lui à son prophète, en « langue arabe claire », c’est-à-dire dans la langue même de Dieu, d’un Dieu éternel et omniscient, qui l’a révélé dans « la nuit du décret », ce qui oriente vers cette lecture « littérale » du texte coranique toujours dominante en terre d’islam.

Il y a pourtant dans la tribune des imams une phrase qui donne à penser que ces difficultés ne sont pas totalement insurmontables. Ils écrivent en effet : « Depuis plus de deux décennies, des lectures et des pratiques subversives de l’islam sévissent dans la communauté musulmane, générant une anarchie religieuse ». Si l’on comprend bien, ces lectures subversives sont celles des islamistes radicaux, très minoritaires, qui prennent au pied de la lettre les versets guerriers du Coran. La subversion étant un « bouleversement de l’ordre établi, des idées et valeurs reçues », cela semble signifier que jusqu’à la fin du XXe siècle, il y avait en quelque sorte, du moins en France, une sorte d’islam officiel, très différent de celui qui sévit à Ryad, à Khartoum ou à Téhéran, diffusant une interprétation pacifique du Coran, transmettant des valeurs humanistes compatibles avec la République et que, encore aujourd’hui, les radicaux étant l’exception et non la règle, c’est cette interprétation pacifique qui prévaut dans la communauté musulmane. Si c’était le cas, nos imams ne devraient pas avoir de mal à élaborer avec la plupart de leurs quelque 1500 confrères exerçant en France une déclaration solennelle proclamant, en langue française claire, que le Coran n’est pas plus incréé que la Bible, qu’il doit être soumis à une exégèse historique permettant de contextualiser la parole de Dieu et à une herméneutique prenant en compte les enseignements du soufisme comme le réclamait tout récemment M. Rachid Benzine sur France Inter5.

La religion et le petit Satan

D’aucuns objectent que le terrorisme et l’antisémitisme ne doivent pas grand-chose à l’influence des textes sacrés et des croyances religieuses. Cette thèse est contredite par l’étude FONDAPOL-IFOP sur L’antisémitisme dans l’opinion publique française publiée en novembre 20146. Celle-ci montre au contraire que les préjugés antisémites croissent avec le niveau de religiosité. Ainsi les réponses positives à la question « Pensez-vous que les juifs ont trop de pouvoir dans le monde de l’économie et de la finance ? », sont apportées par 25% de la population française et par 67% des musulmans, mais parmi ces derniers par 52% des personnes qui se définissent comme d’origine musulmane, par 69% de ceux qui se disent croyants et par 74% de ceux qui se disent croyants pratiquants (p. 22).

Ceux qui s’emploient à minimiser les motivations religieuses de l’antisémitisme, comme Dominique Vidal, cherchent souvent à faire du conflit israélo-palestinien sa cause principale. L’importation de ce conflit en France depuis la seconde intifada y a joué un rôle incontestable – encore qu’il n’y ait suscité aucun assassinat d’un musulman par un juif – mais il ne peut à lui seul rendre compte ni de l’antisémitisme en général, ni du terrorisme en particulier. L’intellectuel marocain Saïd Ghallab écrivait en 1965 dans Les Temps modernes, à une époque où les « territoires occupés » étaient occupés par l’Égypte et par la Jordanie et en évoquant une époque antérieure à la création de l’État d’Israël : « La pire insulte qu’un Marocain puisse faire à un autre, c’est de le traiter de juif, c’est avec ce lait haineux que nous avons grandi »7 ; et en 2002 le chanteur du groupe Zebda Magyd Cherfi déclarait dans une interview au Nouvel Observateur : « Quand j’étais petit, on n’aimait pas les juifs. Mes parents étaient antisémites comme on l’est au Maghreb. Le mot « juif » en berbère, c’est une insulte. Ce n’était pas une question de Palestine, de politique, c’est comme ça »8. La Palestine n’a apparemment joué aucun rôle dans le cas de Sarah Halimi, défenestrée après avoir été rouée de coups et traitée de Shreitan (Démon) ni dans le long calvaire d’Ilan Halimi dont les assassins ont donné leur motivation au tribunal : « un juif, c’est riche ». À plus forte raison ne peut-on faire porter à ce conflit la responsabilité du terrorisme dans le monde. « La violence et le terrorisme dans le monde entier émanent du fait que le conflit israélo-palestinien n’a pas été résolu », déclarait Mahmoud Abbas le 17 mars 2017 à Ramallah lors d’une conférence de presse. Si cette thèse est vraie, elle est difficilement compatible avec celle selon laquelle « les musulmans sont les premières victimes du terrorisme islamiste ». Ou alors il faut admettre que si les terroristes massacrent à grande échelle des musulmans sur toute la planète, c’est pour venger les musulmans victimes de l’État d’Israël. Il y aurait là une stratégie un peu difficile à comprendre, en tout cas pour quelqu’un qui va avec des idées simples vers l’Orient compliqué.

De la stigmatisation et de la comptabilité

D’autres ont, comme on pouvait s’y attendre, prétendu que ce Manifeste jetait l’opprobre sur la communauté musulmane tout entière et contribuait à dresser les uns contre les autres : dénoncer les crimes des islamistes et critiquer l’interprétation de la religion dont ils se réclament, ce ne peut être à leurs yeux que de l’islamophobie, c’est-à-dire, dans leur langage, du racisme. Le 30 avril Régis Debray déclarait sur France Inter : « on ne fait pas avancer une cause juste […] en fomentant une autre sorte de haine ». Il avait manifestement oublié que le 2 novembre 1989 il avait adressé avec quatre autres intellectuels une Lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale dans laquelle il écrivait : « En autorisant de facto le foulard islamique, symbole de la soumission féminine, vous donnez un blanc-seing aux pères et aux frères, c’est-à-dire au patriarcat le plus dur de la planète »9. Ne s’était-il pas trouvé de bonnes âmes à l’époque pour lui représenter qu’il alimentait ainsi le choc des civilisations ? De quel manifeste, de quelle pétition ne peut-on pas dire qu’elle désigne un ennemi ? Les catholiques qui trouvent dans leur tradition religieuse des raisons de s’opposer au divorce, à l’avortement ou au mariage homosexuel n’ont-ils jamais été désignés comme des ennemis ? Ceux qui relatent complaisamment les affaires de pédophilie lorsqu’elles concernent des prêtres catholiques se soucient-ils de ne pas « stigmatiser » la communauté à laquelle ils appartiennent ? Quant à ceux qui déplorent qu’on cite les chiffres du ministère de l’Intérieur selon lesquels les juifs ont en France 25 fois plus de chances d’être agressés que les musulmans sous prétexte que c’est là entretenir une concurrence victimaire, on ose espérer que, s’agissant des affrontements sanglants au Proche-Orient, ils ne se livrent pas à une comptabilité macabre visant à montrer qu’ils font davantage de morts palestiniens qu’israéliens.

Du droit à la métaphore

Certains enfin se sont offusqués de l’expression « épuration ethnique à bas bruit », telle Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe de la rédaction de Libération le 28 avril à la matinale de France Culture. Qu’en l’espace de 15 ans un dixième de la population juive ait quitté la France, qu’un autre dixième, en Île de France, ait dû déménager pour s’installer dans des quartiers où il soit possible de vivre en sécurité et de scolariser ses enfants dans l’enseignement public, cela ne justifie pas cette expression car il n’y a pas eu des dizaines de milliers de morts comme dans l’ex-Yougoslavie. La métaphore serait indécente, de même que celle qui consiste à dire que les grévistes de la SNCF prennent en otage les voyageurs alors qu’ils ne leur mettent pas un pistolet sur la tempe. De même il ne viendrait à l’esprit de personne, surtout pas à un journaliste de Libération, de dire, à propos d’un divorce conflictuel, que les enfants ont été pris en otage par l’un de leurs parents car ce serait offensant pour la mémoire du colonel Arnaud Beltrame. Et pas davantage de parler de « passage en force » ou de « coup d’État constitutionnel » à propos de l’usage de procédures prévues par la Constitution, ce qui, annulant la distinction du droit et de la force, les mettrait sur le même plan que le putsch des colonels grecs ou celui de Pinochet. Mme Schwartzbrod devrait s’assurer que le journal qu’elle dirige n’a jamais publié d’articles ou de tribunes faisant un usage métaphorique de vocables aussi lourdement connotés que « rafle », « ghetto » ou « apartheid ».

Notes

1 – [NdE] Mezetulle a publié le lien, ainsi que l’intégralité du texte et la liste des 300 premiers signataires (parmi lesquels André Perrin) : Manifeste contre le nouvel antisémitisme.

4 – Abdelwahab Meddeb, Sortir de la malédiction, Seuil-Essais, 2008, p. 123-124.
[NdE] On relira avec profit à ce sujet l’article d’André Perrin publié ici même en 2015 « Religion et violence : la question de l’interprétation » http://www.mezetulle.fr/religion-violence-interpretation/

5 – Matinale du 27 avril.

7 – Saïd Ghallab, « Les juifs vont en enfer », Les Temps Modernes n° 229, juin 1965.

8Le Nouvel Observateur, n° 1942, 24 janvier 2002, p. 14.

9 – Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler, »Lettre ouverte à Lionel Jospin », Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1989.

© André Perrin, Mezetulle, 2018.

Manifeste contre le nouvel antisémitisme

Je figure parmi les 300 premiers signataires du « Manifeste contre le nouvel antisémitisme » publié dans Le Parisien du 22 avril. On peut le lire in extenso ci-dessous et sur le site du journal.

Le texte, proposé sur https://www.change.org/p/emmanuel-macron-manifeste-contre-le-nouvel-antis%C3%A9mitisme , a recueilli plus de 26000 signatures au moment où je mets ce billet en ligne.

« L’antisémitisme n’est pas l’affaire des Juifs, c’est l’affaire de tous. Les Français, dont on a mesuré la maturité démocratique après chaque attentat islamiste, vivent un paradoxe tragique. Leur pays est devenu le théâtre d’un antisémitisme meurtrier. Cette terreur se répand, provoquant à la fois la condamnation populaire et un silence médiatique que la récente marche blanche a contribué à rompre.

Lorsqu’un Premier ministre à la tribune de l’Assemblée nationale déclare, sous les applaudissements de tout le pays, que la France sans les Juifs, ce n’est plus la France, il ne s’agit pas d’une belle phrase consolatrice mais d’un avertissement solennel : notre histoire européenne, et singulièrement française, pour des raisons géographiques, religieuses, philosophiques, juridiques, est profondément liée à des cultures diverses parmi lesquelles la pensée juive est déterminante. Dans notre histoire récente, onze Juifs viennent d’être assassinés – et certains torturés – parce que Juifs, par des islamistes radicaux.

« Une épuration ethnique à bas bruit »

Pourtant, la dénonciation de l’islamophobie – qui n’est pas le racisme anti-Arabe à combattre – dissimule les chiffres du ministère de l’Intérieur : les Français juifs ont 25 fois plus de risques d’être agressés que leurs concitoyens musulmans. 10 % des citoyens juifs d’Ile-de-France – c’est-à-dire environ 50 000 personnes – ont récemment été contraints de déménager parce qu’ils n’étaient plus en sécurité dans certaines cités et parce que leurs enfants ne pouvaient plus fréquenter l’école de la République. Il s’agit d’une épuration ethnique à bas bruit au pays d’Émile Zola et de Clemenceau.

Pourquoi ce silence ? Parce que la radicalisation islamiste – et l’antisémitisme qu’elle véhicule – est considérée exclusivement par une partie des élites françaises comme l’expression d’une révolte sociale, alors que le même phénomène s’observe dans des sociétés aussi différentes que le Danemark, l’Afghanistan, le Mali ou l’Allemagne… Parce qu’au vieil antisémitisme de l’extrême droite, s’ajoute l’antisémitisme d’une partie de la gauche radicale qui a trouvé dans l’antisionisme l’alibi pour transformer les bourreaux des Juifs en victimes de la société. Parce que la bassesse électorale calcule que le vote musulman est dix fois supérieur au vote juif.

« Nous attendons de l’islam de France qu’il ouvre la voie »

Or à la marche blanche pour Mireille Knoll, il y avait des imams conscients que l’antisémitisme musulman est la plus grande menace qui pèse sur l’islam du XXIe siècle et sur le monde de paix et de liberté dans lequel ils ont choisi de vivre. Ils sont, pour la plupart, sous protection policière, ce qui en dit long sur la terreur que font régner les islamistes sur les musulmans de France.

En conséquence, nous demandons que les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques, comme le furent les incohérences de la Bible et l’antisémitisme catholique aboli par Vatican II, afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour commettre un crime.

Nous attendons de l’islam de France qu’il ouvre la voie. Nous demandons que la lutte contre cette faillite démocratique qu’est l’antisémitisme devienne cause nationale avant qu’il ne soit trop tard. Avant que la France ne soit plus la France. »

*« Le Nouvel Antisémitisme en France », Ed. Albin Michel, 213 p., 15 euros.

Les 300 premiers signataires :
Charles Aznavour ; Françoise Hardy ; Pierre Arditi ; Elisabeth Badinter ; Michel Drucker ; Sibyle Veil ; François Pinault ; Eric-Emmanuel Schmitt ; Marceline Loridan-Ivens ; Radu Mihaileanu ; Elisabeth de Fontenay ; Nicolas Sarkozy ; Pascal Bruckner ; Laure Adler ; Bertrand Delanoë ; Manuel Valls ; Michel Jonasz ; Xavier Niel ; Jean-Pierre Raffarin ; Gérard Depardieu ; Renaud ; Pierre Lescure ; Francis Esménard ; Mgr Joseph Doré ; Grand Rabbin Haïm Korsia ; Imam Hassen Chalghoumi ; Carla Bruni ; Boualem Sansal ; Imam Aliou Gassama ; Annette Wieviorka ; Gérard Darmon ; Antoine Compagnon ; Mofti Mohamed ali Kacim ; Bernard Cazeneuve ; Bernard-Henri Lévy ; Philippe Val ; Zabou Breitman ; Waleed al-Husseini ; Yann Moix ; Xavier De Gaulle ; Joann Sfar ; Julia Kristeva ; François Berléand ; Olivier Guez ; Jeannette Bougrab ; Marc-Olivier Fogiel ; Luc Ferry ; Laurent Wauquiez ; Dominique Schnapper ; Daniel Mesguich ; Laurent Bouvet ; Pierre-André Taguieff ; Jacques Vendroux ; Georges Bensoussan ; Christian Estrosi ; Brice Couturier ; Imam Bouna Diakhaby ; Eric Ciotti ; Jean Glavany ; Maurice Lévy ; Jean-Claude Casanova ; Jean-Robert Pitte ; Jean-Luc Hees ; Alain Finkielkraut ; Père Patrick Desbois ; Aurore Bergé ; François Heilbronn ; Eliette Abécassis ; Bernard de la Villardière ; Richard Ducousset ; Juliette Méadel ; Daniel Leconte ; Jean Birenbaum ; Richard Malka ; Aldo Naouri ; Guillaume Dervieux ; Maurice Bartelemy ; Ilana Cicurel ; Yoann Lemaire ; Michel Gad Wolkowicz ; Olivier Rolin ; Dominique Perben ; Christine Jordis ; David Khayat ; Alexandre Devecchio ; Gilles Clavreul ; Jean-Paul Scarpitta ; Monette Vacquin ; Christine Orban ; Habib Meyer ; Chantal Delsol ; Vadim Sher ; Françoise Bernard ; Frédéric Encel ; Christiane Rancé ; Noémie Halioua ; Jean-Pierre Winter ; Jean-Paul Brighelli ; Marc-Alain Ouaknin ; Stephane Barsacq ; Pascal Fioretto ; Olivier Orban ; Stéphane Simon ; Laurent Munnich ; Ivan Rioufol ; Fabrice d’Almeida ; Dany Jucaud ; Olivia Grégoire ; Elise Fagjeles ; Brigitte-Fanny Cohen ; Yaël Mellul ; Lise Bouvet ; Frédéric Dumoulin ; Muriel Beyer ; André Bercoff ; Aliza Jabes ; Jean-Claude Zylberstein ; Natacha Vitrat ; Paul Aidana ; Imam Karim ; Alexandra Laignel-Lavastine ; Lydia Guirous ; Rivon Krygier ; Muriel Attal ; Serge Hefez ; Céline Pina ; Alain Kleinmann ; Marie Ibn Arabi-Blondel ; Michael Prazan ; Jean-François Rabain ; Ruth Aboulkheir ; Daniel Brun ; Paul Aidane ; Marielle David ; Catherine Kintzler ; Michèle Anahory ; Lionel Naccache ; François Ardeven ; Thibault Moreau ; Marianne Rabain-Lebovici ; Nadège Puljak ; Régine Waintrater ; Aude Weill-Raynal ; André Aboulkheir ; Elsa Chaudun ; Patrick Bantman ; Ruben Rabinovicth ; Claire Brière-Blanchet ; Ghislaine Guerry ; Jean-Jacques Moscovitz ; Amine El Khatmi ; André Zagury ; François Ardeven ; Estelle Kulich ; Annette Becker ; Lilianne Lamantowicz ; Christine Loterman ; Adrien Barrot ; Talila Guteville ; Florence Ben Sadoun ; Paul Zawadzki ; Serge Perrot ; Patrick Guyomard ; Marc Nacht ; André Aboulkheir ; Laurence Bantman ; Josiane Sberro ; Anne-Sophie Nogaret ; Lucile Gellman ; Alain Bentolila ; Janine Atlounian ; Claude Birman ; Danielle Cohen-Levinas ; Laurence Picard ; Sabrina Volcot-Freeman ; Gérard Bensussan ; Françoise-Anne Menager ; Yann Padova ; Evelyne Chauvet ; Yves Mamou ; Naem Bestandji ; Marc Knobel ; Nidra Poller ; Brigitte-Fanny Cohen ; Joelle Blumberg ; Catherine Rozenberg ; Caroline Bray-Goyon ; Michel Tauber ; André Zagury ; Laura Bruhl ; Eliane Dagane ; Michel Bouleau ; Marc Zerbib ; Catherine Chalier ; Jasmine Getz ; Marie-Laure Dimon ; Marion Blumen ; Simone Wiener ; François Cahen ; Richard Metz ; Daniel Draï ; Jacqueline Costa-Lascoux ; Stéphane Lévy ; Arthur Joffe ; Antoine Molleron ; Liliane Kandel ; Stéphane Dugowson ; David Duquesne ; Marc Cohen ; Michèle Lévy-Soussan ; Frédéric Haziza ; Martine Dugowson ; Jonathan Cohen ; Damien Le Guay ; Patrick Loterman ; Mohamed Guerroumi ; Wladi Mamane ; William de Carvalho ; Brigitte Paszt ; Séverine Camus ; Solange Repleski ; André Perrin ; Sylvie Mehaudel ; Jean-Pierre Obin ; Yael Mellul ; Sophie Nizard ; Richard Prasquier ; Patricia Sitruk ; Renée Fregosi ; Jean-Jacques Rassial ; Karina Obadia ; Jean-Louis Repelski ; Edith Ochs ; Jacob Rogozinski ; Roger Fajnzylberg ; Marie-Helène Routisseau ; Philippe Ruszniewski ; André Senik ; Jean-François Solal ; Paule Steiner ; Jean-Benjamin Stora ; Anne Szulmajster ; Maud Tabachnik ; Daniel Tchenio ; Julien Trokiner ; Fatiha Boyer ; Cosimo Trono ; Henri Vacquin ; Caroline Valentin ; Alain Zaksas ; Slim Moussa ; Jacques Wrobel ; Roland Gori ; Nader Alami ; Céline Zins ; Richard Dell’Agnola ; Patrick Beaudouin ; Barbara Lefebvre ; Jacques Tarnéro ; Georges-Elia Sarfat ; Lise Boëll ; Jacques Wrobel ; Bernard Golse ; Céline Boulay-Esperonnier ; Anne Brandy ; Imam Karim ; Sammy Ghozlan.

Les propos sur la laïcité attribués au président Macron sont mal ficelés

Radicalisation et radicalité. La République est laïque, la société n’est pas tenue de l’être

À l’issue de l’entretien du 21 décembre auquel le président de la République a convié des dignitaires religieux, certains d’entre eux ont fait état de propos qui auraient été tenus en leur présence par Emmanuel Macron. Il aurait notamment mis en garde contre une « radicalisation » de la laïcité, et résumé sa doctrine par la maxime « La République est laïque, mais non la société »1. Invitée par plusieurs lecteurs à donner mon sentiment à ce sujet, je m’appuierai sur des outils conceptuels déjà mis en place aussi bien dans les colonnes de Mezetulle2 que dans divers articles et dans mon livre Penser la laïcité. Quelle que soit la manière dont je les envisage, ces propos rapportés et fragmentaires me semblent mal ficelés.

Voici, de manière succincte, comment j’ai maintes fois caractérisé le fonctionnement du régime de laïcité, composé de deux volets. D’une part le principe de laïcité (principe d’abstention de la puissance publique en matière de cultes, de croyances et d’incroyances) est « radical » en un sens étymologique : il mène jusqu’à ses racines la disjonction entre foi et loi ; le moment politique ne recourt pas au modèle de la foi, il ne s’inspire d’aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d’appartenance préalable, il ne dit rien des croyances et des incroyances. D’autre part ce principe d’abstention, ne s’appliquant qu’au moment politique, au domaine de la puissance publique et à ce qui participe d’elle, a une portée limitée et n’a de sens qu’à libérer tout ce qu’il ne gouverne pas : l’infinité de la société civile jouit de la liberté d’expression dans le cadre du droit commun, y compris bien sûr en public. Autrement dit, le régime de laïcité n’est pas épuisé par le seul principe de laïcité, il articule deux éléments.

C’est à partir de là que je m’interroge sur les propos attribués au président de la République.

1° « Radicalisation » / radicalité 

Le président de la République se serait dit « vigilant » face à un « risque de radicalisation de la laïcité ». Loin de concerner la radicalité de la laïcité telle que je viens de l’évoquer, ces propos n’ont rien de descriptif, ils sont prescriptifs ou au moins optatifs : il s’agit de se garder d’un risque. Je ne ferai pas l’injure au président de penser qu’il invite à considérer les citoyens favorables à la laïcité – qui n’ont jamais tué ni blessé ni menacé personne ni détruit quoi que ce soit, et qui n’appellent jamais à le faire – comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Personne n’ignore pourtant que le sens actuel du mot « radicalisation », utilisé plus particulièrement en matière d’opinions religieuses, désigne une fanatisation pouvant aller jusqu’au meurtre. Quelle que soit l’intention du locuteur, aujourd’hui l’emploi du terme « radicalisation » dans ce champ ne peut que l’exposer à cette interprétation : en parlant on est pris dans la langue, on ne la contrôle pas intégralement !

Mais écartons cette hypothèse. Comment alors comprendre un tel appel à la vigilance ? On peut certes lui trouver un sens en examinant la dualité principielle du régime laïque dont j’ai parlé plus haut.
En effet, de cette dualité se déduisent aisément deux dérives, deux mésinterprétations de la laïcité, qui fonctionnent structurellement de la même manière, observables dans notre quotidien, et dont il faut également se garder. La déduction se fait très simplement par un mouvement d’effacement de l’un des principes par l’autre, alternativement :

  • L’une des dérives consiste à grignoter le principe de laïcité en prétendant étendre à la puissance publique le fonctionnement qui vaut dans la société civile, en récusant peu à peu la neutralité et l’abstention de l’État : c’est la laïcité « ouverte », « positive », « inclusive », « accommodante », etc., qui finit par s’abolir elle-même en reconnaissant les communautés religieuses comme agents politiques.
  • L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir étendre le principe de laïcité à la société civile en la soumettant à la règle qui vaut dans le domaine de l’autorité publique : on prétend alors « nettoyer » la société de toute expression religieuse, on veut reléguer toute manifestation religieuse dans l’intimité (en confondant volontairement « intime » et « privé ») et n’en rien voir à l’extérieur, autrement dit on abolit la liberté d’expression3.

C’est peut-être de cette seconde dérive « niveleuse » et « nettoyeuse » que le président a voulu parler, celle qui, par un calamiteux excès de zèle, veut étendre le principe de laïcité au-delà de son champ d’application et faire de l’espace social un désert en matière d’expression religieuse ? Probablement.

Mais comment peut-on dénoncer pertinemment cette dérive sans en même temps pointer et dénoncer sa sœur jumelle ? C’est une opération conceptuelle boiteuse – ce qui n’est pas dans les habitudes d’Emmanuel Macron. Car on ne peut comprendre chacune des deux dérives que par leur commune structure, leur opposition renvoyant à une symétrie. C’est de plus politiquement déséquilibré : on fait comme si cette dérive extrémiste était, sinon la seule, du moins la plus dangereuse, alors qu’on est confronté à une montée meurtrière de prétentions religieuses fanatiques à faire la loi en intimidant la République et en se réservant des « territoires perdus ». En outre, pourquoi l’avoir dit ainsi ? Pourquoi choisir un terme violent qui, au-delà des zélés dont je parlais, atteint de paisibles citoyens, les insulte en qualifiant leur attachement à la laïcité comme on qualifie l’adhésion d’assassins à une dogmatique guerrière ? D’autres termes disponibles plus précis pouvaient être employés sans soulever d’hypothèse fausse et blessante : « dérive », « déformation », « exclusivisme », « extrémisme » ; et si on voulait absolument plaire aux dignitaires religieux, on pouvait même recourir au terme d’« ultra-laïcisme » !

2° « La République est laïque, mais non la société » / La République est laïque, mais la société n’est pas tenue de l’être

« La République est laïque, mais non la société » : telle est la maxime par laquelle le président aurait résumé sa doctrine. La République est laïque : elle a le devoir d’appliquer le principe de laïcité à tous ses actes, à tous ses propos, à toutes ses fonctions et organes, aux espaces, moments et choses qui participent d’elle ou qui sont directement gérés par elle. Et de l’autre côté, effectivement, le principe de laïcité ne vaut pas dans la société civile : on peut y aborder publiquement des sujets religieux, y afficher des signes religieux ou irréligieux, y dire tout le bien ou tout le mal qu’on pense de telle ou telle religion, etc., tout cela dans le cadre du droit commun – c’est le sens même de la dualité dont il a été question.

La formule néanmoins demande un commentaire, faute de quoi pourrait s’installer une interprétation restrictive tendant à négliger l’existence et la légitimité du courant laïque, des forces laïques, au sein de la société. Si la société en elle-même n’est pas laïque au sens où elle n’est pas assujettie au principe de laïcité, la laïcité y est présente en tant qu’opinion et je peux y déclarer « je suis laïque, je suis favorable à la laïcité du régime politique, je la soutiens et je la défends ». Ces positions jouissent de la même liberté que toute autre opinion.
Du reste la République elle-même ne serait pas laïque s’il n’y avait pas eu jadis des forces favorables à la laïcité au sein de la société pour penser, promouvoir et imposer la législation laïque. Naguère, en l’absence d’une résistance de forces laïques civiles, le champ eût été libre pour « toiletter » sévèrement la loi de 1905 comme le proposait le rapport Machelon en 2006, ou pour revenir sur la loi de 2004 dans le cadre de la « société inclusive » appelée par Jean-Marc Ayrault en 20134. On n’oublie pas non plus que Manuel Valls en 2005 était favorable à un financement public des cultes5, que en 2015 François Hollande déclarait « La République française reconnaît tous les cultes » et Gérald Darmanin proposait un « nouveau concordat », suivi de près par Bernard Cazeneuve en 20166. Aujourd’hui encore, la proposition de « loi de confiance » s’en prend subrepticement à la loi de 19057.
Le soutien du dispositif laïque républicain par les citoyens n’est pas moins opportun aujourd’hui qu’il ne le fut jadis et naguère : il prend place, de plein droit, au sein de la société aux côtés d’autres opinions.

Si l’on veut s’en tenir à une maxime, forcément elliptique, il serait à mon avis plus exact de dire « La République est laïque, la société n’est pas tenue de l’être ».

Qu’on les prenne d’une manière ou d’une autre, même en s’efforçant d’écarter les hypothèses blessantes, fausses ou biaisées, ces fragments rapportés me semblent imprécis, ambivalents, et de toute façon incomplets. On attend donc que le président, au discours direct cette fois et non plus « au détour d’une phrase » rapportée, se prononce clairement et distinctement comme il a généralement coutume de le faire.

Notes

1 – Voir entre autres Le Figaro 21 décembre 2017 .

2 – Par exemple ces deux articles qui me permettront, si les lecteurs veulent bien s’y référer, une grande économie d’explications : « Laïcité et intégrisme »  et « Femmes et laïcité, la question de l’assignation ». De nombreux articles sur la laïcité sont disponibles sur Mezetulle.fr ainsi que sur le site d’archives Mezetulle.net – voir les sommaires respectifs.

3 – J’ai exposé le mécanisme des deux dérives symétriques et structurées de la même manière dans plusieurs textes, tant imprimés qu’en ligne, depuis 2007, et dans mon livre Penser la laïcité (Minerve, 2014, 2015 2e éd.).

4 – Rapport Machelon téléchargeable sur le site de la Documentation française . Quant à la politique de « Société inclusive » dans le cadre de la « Refondation de la politique de l’intégration » lancée par Jean-Marc Ayrault en 2013, elle a donné lieu à une série de rapports coordonnés par Thierry Tuot (ensemble téléchargeables sur le site de la Documentation française) ; le rapport sectoriel « Travail et mobilités sociales » p. 70 propose l’abandon de la loi du 15 mars 2004.

5 – Voir cet article du Parisien.

6 – Sur la déclaration de François Hollande, voir l’article sur Mezetulle . Sur la proposition de Gérald Darmanin, voir Libération du 14 janvier 2015  et la critique par Gérard Delfau . Proposition reprise par Bernard Cazeneuve en 2016, voir l’article sur Mezetulle « Concordat avec l’islam : et si on essayait le déshonneur ? »

7 – Voir l’analyse sur le site de l’UFAL .

La France intolérante au ban des nations ? Allons donc !

Lettre à un ami américain

Jean-Kely Paulhan s’inscrit ici dans la tradition épistolaire réflexive. Sa « Lettre à un ami américain » n’est pas seulement une défense et illustration du républicanisme universaliste, tel que la France l’a développé, face aux accusations paresseuses et aux préjugés qui ont vite fait de le taxer d’intolérance. Car cette défense et illustration, on peut la mener en alignant des faits et des arguments sans pour autant s’efforcer d’entrer dans la pensée de ceux à qui on s’adresse et sans s’interroger sur leur façon de voir les choses. Mais une Lettre demande un effort de dépaysement, un déplacement aussi bien à son destinataire qu’à son auteur ; on se se l’écrit aussi à soi-même : « même si tu ne me lis pas jusqu’au bout, tu m’auras rendu le service de m’amener à « faire le point », au moins pour moi ». Une telle Lettre effectue un pas de côté et ouvre l’espace critique qui rend possible l’élucidation ; son objet n’est pas d’installer une harmonie factice, mais de rechercher la concorde, laquelle ne réclame pas l’abolition des dissonances, et ne peut intervenir qu’entre des esprits de bonne volonté.

Préambule et adresse

J’ai écrit cette lettre pendant l’été de 2015 à l’un de mes anciens étudiants américains qui me demandait mon opinion sur ce qui s’était passé à Paris en janvier 2015. Je l’ai rapidement relue et complétée en juin 2016 puis dans l’été et l’automne de 2017, constatant que l’actualité la rendait vite obsolète. A-t-elle aidé à une meilleure compréhension de la France ? Je n’en ai aucune idée, mais je voulais l’écrire depuis très longtemps car j’entretiens une relation particulière avec un pays où j’ai été reçu avec générosité, où j’ai été heureux, au point de me demander si je voulais y « faire ma vie ».

Parmi les préjugés les plus enracinés de mes étudiants – nous étions au début des années quatre-vingt – la conviction qu’en France on n’aimait pas les Américains. Il s’agissait pour moi non de ridiculiser ce préjugé, ni de le nier, mais de montrer qu’il méconnaissait la complexité d’une relation très riche, faite de hauts et de bas, qu’aucune relation, pas plus collective que personnelle, ne peut se réduire à un amour ou à une haine définitifs.

J’ai aussi écrit cette lettre en pensant à l’enseignant que j’ai rêvé d’être : « professeur de français », cette expression étrange, je l’ai toujours comprise comme m’imposant une attitude qui me permettait de combiner à la fois l’affection que m’inspirait mon pays et l’interrogation qui est au cœur de toute vie intellectuelle : comment aimer sans idolâtrer, comment aimer un pays, sa culture, « jusques à ses verrues et à ses taches ». Me revient alors l’affection de Montaigne, le provincial, pour Paris, qu’il voulait voir épargné par les guerres civiles menaçantes1.

Paris, le 30 septembre 2015

Cher Paul,

Tu m’as demandé, il y a quelques mois, ce que je pensais des événements de Paris en janvier 2015, assassinat de journalistes de Charlie Hebdo, coupables de se moquer du prophète Mohamed, puis assassinat des clients d’un supermarché casher près de la place de la Nation.

J’ai longtemps repoussé le moment de t’écrire personnellement. Pourquoi ? Parce que je suis très gêné par le « bruit » permanent dans lequel nous vivons, les interpellations vous sommant de « prendre position ». Je revendique pour tout intellectuel, si modeste soit-il, le droit de se taire, de suspendre son jugement, de nuancer ses affirmations, de chercher à comprendre.

Excuse la quantité de notes qui alourdissent ce texte. Elles correspondent sans doute à une mauvaise habitude universitaire quand il s’agit d’étaler son érudition. Dans l’atmosphère particulière où je t’écris ces pages, elles servent surtout à nuancer certaines de mes affirmations, voire à les contredire un peu : tenir un discours nuancé est le privilège des pays en paix, dont les citoyens savent que la paix se mérite aussi par un peu d’humilité et le sens du compromis.

Qui parle ? Un peu de sociologie simpliste

Celui qui te parle ici est un bourgeois blanc, âgé (plus de soixante ans), éduqué, d’origine protestante (c’est-à-dire se souvenant des persécutions contre sa religion sous les rois de France très catholiques), qui se considère plutôt libéral-conservateur (mais gêné par cette étiquette, dont il voit la fausseté), de culture occidentale traditionnelle, bref correspondant à toutes les caractéristiques qui le rendent haïssable et inaudible aux yeux de beaucoup. Je pense au « DWEM » (Dead White European Male) qui discrédite l’étude de plusieurs auteurs dans certains campus américains. Ajouterai-je une dernière caractéristique personnelle ? Sans être juif, je suis très sensible à ce qui concerne les Juifs en général, à la fois parce que la France a été la première à leur donner des droits en Europe, au moment de la Révolution (1791), et parce qu’une partie de ma famille est d’origine juive. (Je préciserai qu’elle est venue en France pour se trouver une identité plus large et ouverte qu’en Pologne.) Cela ne fait pas de moi un partisan inconditionnel d’Israël2. De ces caractéristiques, je n’éprouve ni fierté excessive – elles sont en grande partie héritées –, ni honte non plus – je suis convaincu que la civilisation occidentale a apporté plus de bien que de mal : si le contraire était vrai, des millions d’hommes ne rêveraient pas de s’installer en Europe ou aux États-Unis3. Celui qui te parle ici se souvient des origines étrangères d’une partie de sa famille, ce qui est très banal en France, même si on l’exprime de façon différente de la façon américaine ; méfiant à l’égard des sondages, de leur formulation, l’auteur de ces pages estime cependant que les étrangers venant en France doivent adopter les habitudes de la vie française, comme l’estiment 90 % des personnes sondées par la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 20124.

Des accusations insupportables (et paresseuses) ?

Je commencerai par exprimer mon haut-le-cœur chaque fois que j’entends appliquer à mon pays, la France, l’adjectif « antisémite » à propos des attentats de janvier 20155. Les historiens disposent d’une énorme documentation, constamment mise à jour, sur l’antisémitisme français, phénomène qui a presque totalement disparu du pays après la Seconde Guerre mondiale et qui est aujourd’hui résiduel (même Jean-Marie Le Pen est maintenant renié par sa fille6 !). Les Français juifs, parce qu’ils sont plus éduqués, qu’ils sont arrivés beaucoup plus tôt7, sont d’ailleurs très présents et influents à tous les niveaux du pouvoir politique, économique, médical, universitaire, culturel en France. La France a la deuxième population juive8 à l’extérieur d’Israël après les États-Unis. Le seul antisémitisme violent que l’on observe aujourd’hui en France est celui des musulmans fanatiques9, n’acceptant pas les lois républicaines, d’autant plus agressifs qu’ils n’ont actuellement aucun espoir de promotion sociale et d’intégration quand ils ne sont pas qualifiés10. Cela dit, je crois que personne ne met en doute la discrimination11 dans le recrutement à l’égard des jeunes d’origine maghrébine ou noirs, même si le système de l’Éducation nationale, tant décrié, est capable de leur faire obtenir des diplômes, pourvu qu’ils en sentent la nécessité et en aient la capacité : à condition socio-professionnelle identique des parents, les jeunes issus de l’immigration réussissent plutôt mieux dans le système scolaire que les jeunes Français dont les parents et grands-parents étaient déjà eux-mêmes français12, alors même que jamais aucune discrimination n’a été dénoncée dans l’attribution des aides sociales de toutes sortes dont bénéficient les familles pauvres en général. Les originaires du Maghreb, encore une fois pas tous musulmans, qui réussissent socialement et professionnellement en France, dans les affaires, dans la fonction publique, même s’ils ne sont pas encore assez nombreux, existent et ne souhaitent pas, par une sorte de discrimination à rebours, être mis en avant ; ils veulent avoir mérité leur promotion, non être des alibis ou ce que les Américains appellent des « window dressings » qui donnent conscience à bon compte au reste de la société13.

Attribuer à l’intolérance française14 le mal-être de certains jeunes d’origine maghrébine aujourd’hui me paraît peu sérieux ; je rappelle, car beaucoup de médias étrangers (et même votre ancien président américain15) semblent ne pas le comprendre, que l’on s’habille comme on le souhaite en France, à deux exceptions près : 1) il est interdit de porter en public une tenue « destinée à dissimuler » le visage, le voile intégral n’étant qu’un cas particulier du port d’une cagoule ; selon beaucoup de spécialistes de l’islam et de théologiens, d’ailleurs, le fait pour les femmes de cacher totalement leur corps et leur visage est plus une habitude culturelle que religieuse, ne relève pas d’une pratique musulmane indiscutable ; 2) tous les signes religieux sont interdits dans les écoles publiques (voile, kippa, croix, poignard des sikhs…). La société civile, à l’extérieur du terrain « neutre » de l’école, jouit de la liberté d’affichage notamment religieux, y compris en public. Cette liberté peut être l’objet de restrictions dans des cas bien précis encadrés par la loi16.

Notre conception de la laïcité est ouverte : toutes les croyances sont admises à partir du moment où elles ne prétendent pas s’imposer dans le domaine de la puissance publique, exercer des pressions sur le contenu de l’enseignement, sur autrui ou sur l’État, dont le gouvernement, comme dans toute démocratie, est élu par la majorité pour mener une politique qu’il est toujours possible de modifier si la majorité change. Le parlement vote des lois, en change d’autres, en abolit d’autres aussi…

Pourquoi l’École publique17 en France met-elle entre parenthèses la croyance religieuse (et non pas le phénomène religieux lui-même, susceptible d’explication et de distanciation), alors que dans d’autres pays ce n’est pas du tout le cas ? La démocratie française s’est construite, dans la douleur (au moins quatre révolutions entre 1789 et 1871), lentement (et avec des périodes de recul), contre la Monarchie et l’Église catholique (« Dieu et le Roi ! »). Il n’est pas question ici d’attaquer l’Église catholique, qui, aujourd’hui, accepte la forme républicaine du régime, défend le système démocratique, accepte la séparation d’avec l’État18, même si elle met en cause, comme c’est son droit, certaines lois votées par le parlement parce qu’elles lui paraissent contraires au message du christianisme19. Cependant, force est de constater qu’entre la Révolution française de 1789 et la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Église catholique a représenté l’une des forces les plus actives opposées à la Démocratie20. Elle a mené une sorte de guerre contre les gouvernements élus par les Français, n’acceptant pas de perdre le contrôle de la jeunesse qu’elle exerçait dans ses écoles, défendant une conception hiérarchisée de la société inspirée de sa propre organisation, mettant en cause la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, ce qui entraîna une sorte de guerre civile, « apaisée » ou mise entre parenthèses par la Première Guerre mondiale.

Le refus actuel de l’influence musulmane en France est lié à cette histoire, que l’on ne peut pas changer : la grande majorité des Français n’ont pas envie d’accorder à l’islam, religion étrangère et lointaine, récente sur notre territoire, même bien intentionnée – je ne doute pas que la plupart des musulmans vivant en France soient désireux d’y vivre en paix – ce qu’ils ont eu tant de mal (plus d’un siècle) à refuser au catholicisme, bien plus profondément lié à l’identité collective de notre pays.

Le cas Charlie Hebdo

Je fais partie des gens qui n’appréciaient pas outre mesure l’humour de ce journal. En particulier, je le trouvais souvent extrêmement vulgaire et inutilement cruel. Je l’achetais de temps en temps, disons deux ou trois fois l’an, à la fois pour avoir un autre son de cloche que celui des médias dominants et parce que certains de ses journalistes et caricaturistes étaient très talentueux.

Qu’ils attaquassent en images et en paroles les extrémistes musulmans ne me gênait pas outre mesure : à ma connaissance, les catholiques intégristes actuels limitent les prises d’otages, égorgent rarement, et ne font pas sauter les tours ! Les attaques de Charlie Hebdo contre l’islam, et surtout les formes perverties de l’islam, constituaient seulement une faible partie des attaques du journal. Charlie Hebdo s’en prenait d’abord aux hommes politiques français de tous bords, à l’Église catholique en général, et avec une violence qui rappelait une vieille tradition de la presse française21, pour le meilleur et pour le pire. Sa première cible célèbre a été une idole de la vie politique française, le général de Gaulle, dont il avait annoncé la mort de façon drôle et irrespectueuse, de mauvais goût : « Bal tragique à Colombey : un mort » (c’était l’époque où la presse avait fait ses gros titres sur l’incendie d’une boîte de nuit ayant fait plus de cent victimes)22. C’est après cette manchette (et un procès) que le journal dut changer de nom et devint Charlie Hebdo : auparavant il s’appelait Hara-Kiri, journal bête et méchant.

Les Français musulmans sincères n’ont pas été les seules cibles de ce journal, mais des fanatiques musulmans ont été les seuls à estimer que le meurtre des collaborateurs du journal ferait plaisir à leur Dieu (avec qui je n’ai jamais discuté de la question, eux non plus d’ailleurs).

Les assassinats du magasin casher de la Porte de Vincennes

Chez les Français musulmans les moins éduqués23 – encore une fois ce serait follement injuste de voir en ces meurtriers des individus représentant l’ensemble des musulmans vivant en France24 – existe un lien entre un antisémitisme ancien, fait de rivalité ou de compétition religieuse mais aussi de jalousie à l’égard de la réussite apparente des Français juifs 25, et les événements d’Israël et de Palestine, justifiant pour eux le projet d’étendre la guerre faite aux Juifs à tous les lieux où ils se trouvent dans le monde. Le monde arabe est aussi très divisé, malheureux, et incite beaucoup de ses meilleurs intellectuels et artistes à fuir une atmosphère irrespirable ; c’est aussi le monde où les théories du complot s’épanouissent le mieux26.

Toutes ces remarques n’ont rien d’original et tel n’est pas leur but. En un certain sens, elles m’ont permis de résumer aussi ce que je pensais, et même si tu ne me lis pas jusqu’au bout, tu m’auras rendu le service de m’amener à « faire le point », au moins pour moi.

Quelles solutions maintenant ?

Le Pape a soulevé de l’émotion et de l’intérêt – pourvu qu’ils ne retombent pas trop vite – quand il a déclaré que nous étions déjà dans la Troisième Guerre mondiale, sans le savoir parce que cette guerre ne prendrait bien sûr pas les formes des deux précédentes, elles-mêmes très différentes l’une de l’autre. Avec la Seconde, la Troisième a en commun de prendre les civils non armés comme victimes privilégiées.

Les conséquences de tels constats, c’est bien sûr d’abord la nécessité de renforcer le renseignement intérieur et extérieur, les forces militaires (sous de nouvelles formes, sans pour autant abandonner les « vieux » instruments qui peuvent toujours servir). Mais policiers et militaires sont les premiers à dire que la solution des difficultés est toujours et d’abord politique. À ce sujet, je remarque que la France et son armée sont assez seules en Afrique, alors qu’elles protègent la sécurité et la liberté de l’Europe27, pas seulement celle de notre territoire ; pour les questions de renseignement, je sais que les échanges fonctionnent bien entre tous les pays organisés, même hostiles en apparence ou séparés par des différends ponctuels, pourvu qu’ils correspondent à des intérêts communs : la solidarité reste un mot… Nous nous trouvons ici dans un domaine où les vagues et généreuses idées sur la mondialisation – tous frères et tous heureux grâce à l’échange de toujours plus de marchandises, de technologies et d’idées ! – ne marchent pas.

L’enseignement supérieur et ses chercheurs, devraient être « mobilisés » – je n’ai pas dit asservis ni militarisés – alors qu’ils donnent le sentiment en France d’être méprisés, craints ou suspectés par le pouvoir et ses représentants. L’histoire est ancienne et nous savons que le système anglo-saxon a une longue tradition de coopération avec l’université dans le domaine de la défense au sens large, qui, partant du renseignement, va jusqu’aux réflexions les plus poussées sur l’ennemi, qu’il ne faut jamais définir par des généralisations simplistes et confortables. Le malaise exprimé par Gilles Kepel a-t-il été entendu : « J’en veux à la fois à l’université française qui a détruit complètement les études arabes au moment même où Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu déclenchant la révolte arabe, et à nos dirigeants. – C’est-à-dire? – Je fais une critique au vitriol de la façon dont nos élites politiques conçoivent la nation. La France […] est gangrenée par une haute fonction publique omnisciente et inculte qui méprise l’université, notamment les études qui sont dans mon domaine »28. Cette coopération est sans doute inconfortable : le pouvoir n’aime pas qu’on mette en cause la politique qu’il mène. Mais cet inconfort est la source d’une plus grande efficacité dans l’action. Nos gouvernants en sont-ils convaincus ? L’on peut en douter en lisant l’appel virulent, presque désespérant, d’Yves Trotignon, qui souligne aussi l’ignorance d’études étrangères qui pourraient nous être utiles : « Sans surprise, la parole officielle n’est pas discutée, et ceux qui s’y risquent savent qu’ils le font pour l’Histoire. Hors de France, les universitaires travaillent, parfois avec des chercheurs français, et produisent des études d’une grande richesse »29, dont il cite plusieurs titres importants, dont apparemment la traduction n’est pas à l’ordre du jour. L’Etrange Défaite n’est pas si loin, remarque-t-il très justement.

Sur le fond, j’estime qu’il ne faut rien céder et je crois que « la laïcité à la française » convient bien à mon pays, que les nouveaux arrivants – comme partout, cela peut prendre plusieurs générations avant de se sentir totalement partie prenante – doivent s’y adapter. La démocratie implique la liberté de s’exprimer, le respect de lois votées par le parlement. Des chrétiens convaincus estiment que cette liberté d’expression n’est pas un droit sacré, que le « vivre ensemble » implique le respect de l’autre et même l’oubli de soi30. Tel n’est pas mon sentiment : chacun a le droit d’être dégoûté de certains abus de la liberté d’expression (a le droit de ne pas acheter, pour commencer, certains journaux, de ne pas aller sur certains sites Internet, de ne pas regarder tel ou tel film ou telle ou telle émission de télévision), a le droit de critiquer des lois et d’essayer de les changer par l’intermédiaire des députés auxquels nous déléguons, provisoirement, comme citoyens, notre pouvoir. Les avantages de ce système imparfait l’emportent sur ses inconvénients.

Nos gouvernants, et nos politiques, particulièrement quand, dans l’opposition, ils n’exercent pas de responsabilités, doivent moins parler et surtout ne pas tenir des discours de guerre civile en pensant que cela leur fera gagner des voix31.

Les grand principes, oui : ils doivent guider, orienter l’action publique. Ensuite, la paix civile repose sur des compromis raisonnables, des négociations permanentes, qu’il est important de ne pas mener sous une pression quelconque. La démocratie suppose que l’on se parle, que l’on s’écoute, même si la compréhension de l’autre ne doit pas entraver la liberté des décideurs « au nom du peuple français »32.

Dans le cas des Français musulmans, très divers33 et eux-mêmes très divisés, ce dialogue est d’autant plus difficile qu’ils ne disposent pas d’une instance représentative claire34. Le CFCM (Conseil français du culte musulman), organisé par N. Sarkozy quand il était ministre de l’Intérieur et des Cultes35, se voit fréquemment contesté comme trop proche du gouvernement français (et du gouvernement algérien). L’UOIF (Union des organisations islamiques de France) est considérée comme trop influencée par un islam hostile à la République (« Le Coran est notre Constitution »36).

Il faut aussi rappeler à tous les « groupes » (politiques, économiques, ethniques, professionnels…)  ̶  et là le problème dépasse beaucoup celui des Français musulmans  ̶  que la politique d’un État ne se résume pas à l’addition, à la prise en compte de tous les intérêts catégoriels37. La loyauté à l’égard du pays où l’on a choisi de vivre, si l’on admet ces termes (et je les admets pleinement pour ma part) implique que l’on s’abstienne d’y importer des conflits qui lui sont étrangers.

La France ne peut pas éviter que la situation internationale ait des répercussions sur son territoire, et nous verrons d’autres attentats, peut-être plus spectaculaires. Comment s’assurer que le pays saura y faire face, résistera au nom de ses valeurs, peut-être impossibles à appliquer jusqu’au bout mais qui au moins constituent un beau programme d’action, Liberté, Égalité, Fraternité, un projet qui fait encore rêver ?

La question de l’emploi est essentielle : avec les grandes industries demandant beaucoup de main-d’œuvre et occupant les gens, en leur proposant un avenir, où les syndicats, le Parti (communiste) assuraient un encadrement et une socialisation parallèles, ont disparu aussi tous les systèmes d’intégration et de promotion des jeunes dans de grandes organisations : armée, églises, chemins de fer, postes ; il faut sans doute les reconstituer (ou en constituer d’autres), en même temps que l’on développera davantage le service civil volontaire, non comme une fin en soi mais comme une première étape vers le monde du travail et le sentiment d’assumer des responsabilités qui vous engagent à l’égard de la société, des autres (les jeunes pères de famille, pleins de projets, qui aiment leur travail et se sentent utiles, sont sans doute moins tentés par le terrorisme, non ?).

Sur la question de l’enseignement, les millions de pages écrites découragent d’en écrire davantage. Les problèmes sont connus, bien analysés, communs à beaucoup de pays développés. Rien ne sera possible sans une politique très courageuse, et donc très impopulaire parmi les classes moyennes inférieures (celles qui de fait ne peuvent pas pratiquer les stratégies d’évitement), évitant la constitution d’écoles où ne se retrouvent que des enfants d’immigrés sans aucun contact avec la société française. Il s’agit du même coup de loger les gens autrement, de les répartir par des incitations puissantes (en restant attentif aux causes des échecs observés dans le passé car la « mixité sociale et culturelle » ne se décrète pas »38). Il importe d’étudier les difficultés liées à l’application de la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbains), qui depuis 2000 tente d’éviter le partage des villes en ghettos de « pauvres » et ghettos de « riches »39.

On ne fera pas non plus l’économie d’une réflexion en profondeur, avec les enseignants, qu’il faut encourager par tous les moyens, sur la façon de « transmettre la France », sans nationalisme et sans honte non plus, peut-être avec confiance, joie (pourquoi pas ?). Je l’avoue : je suis heureux d’être français, encore une fois sans m’en faire un mérite (mes efforts pour le devenir n’ont pas été énormes). Ce n’est pas l’apprentissage obligatoire de La Marseillaise ni le déploiement du drapeau tricolore, ni le « rétablissement de l’autorité », invoqués en boucle, qui règleront quoi que ce soit. J’imagine que là comme ailleurs ce que vivent les pays comparables au nôtre ne peut pas être imité – leur histoire est différente – mais n’est pas négligeable non plus.

Il est aussi probable qu’il faudra se poser des questions sur la place de la religion à l’école et sans a priori. Lycéen protestant, élève d’un lycée public laïque, j’y fréquentais de temps en temps l’aumônerie catholique – il y en avait une au sein du lycée – et il me semble que cette expérience a enrichi ma jeunesse (sans faire de moi un nouveau converti). La laïcité républicaine, pour vivre, doit évoluer sans se renier, s’adapter. Je crois donc que, s’il ne faut pas revenir sur l’interdiction des signes religieux ostensibles dans l’enseignement public primaire et secondaire, il ne faut pas mettre toujours l’accent sur la question du voile ailleurs. S’il est juste à mes yeux de maintenir en France l’interdiction du voile intégral, je préfère que les étudiantes qui ont envie de se voiler les cheveux se voilent sans inquiétude, que leur choix et le choix éventuel d’y renoncer plus tard soient respectés. L’important est qu’elles ne mettent pas en cause le contenu des programmes, qu’elles ne refusent pas l’étude de certains auteurs ou certains événements et se conforment à ce qui est attendu des étudiants dans le domaine de leur spécialité. De même, on ne doit rien céder dans l’organisation des hôpitaux et la réglementation de tous les lieux publics.

Enfin, l’affaiblissement de l’État et de son aptitude à faire respecter les lois ne peut pas être ignoré. Notre arsenal juridique contre toutes les discriminations est excellent et je ne pense pas que de nouvelles lois doivent être votées par le parlement. Comment s’assurer qu’elles sont appliquées ? Comment s’assurer aussi que les adversaires de l’islamisme, ou les adversaires de certaines dérives, sont aussi bien protégés par la Police et la Justice contre la violence de leurs adversaires40 ?

Comment trouver surtout un compromis acceptable entre la liberté de parole et, en partie, d’action, et le minimum de discipline nécessaire pour que tourne une société, pour qu’elle protège efficacement ses membres ? Aucun citoyen ne remet en cause l’extrême hiérarchisation d’un plateau chirurgical ou du transport aérien : sa vie en dépend, et là, il n’y a plus ni musulman ni non-musulman.

Notes

1 – Je remercie très vivement Catherine Kintzler, Patrick Kéchichian, Laura Reeck et Étienne Cazin, dont les commentaires m’ont beaucoup aidé.

2 – Pas plus qu’il n’est juste d’attribuer aux Juifs américains (majoritairement progressistes, hostiles à l’ultra-orthodoxie et à la droitisation d’Israël) une attitude générale de soutien inconditionnel à l’actuel gouvernement Nétanyahou. N T.-R. « Les juifs américains et Israël : une relation à la dérive », Réforme, n° 3733, 14 décembre 2017, p. 4.

3 – « Les migrants n’ont […] guère de légitimité à vouloir réintroduire dans le pays d’accueil un modèle social qui a […] provoqué leur départ . » Michèle Tribalat, « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/ p. 332. Il ne s’agit pas de renvoyer brutalement tout étranger à l’enfer qu’il a choisi de quitter, en n’acceptant aucune critique sur notre propre modèle de société. Mais il faut trouver un moyen de dialoguer, sans feindre d’oublier qu’au Proche et au Moyen-Orient, quelles qu’en soient les raisons, « des millions de personnes sans droits sont exposées à la violence, à l’exclusion et au racisme ethnique, politique et confessionnel, et n’y ont le choix qu’entre le silence, la conversion ou le départ […] ; [qu’] aucun pays arabe ou musulman de la région ne possède de droit d’asile et [que] cinq pays arabes seulement ont signé la convention de Genève sur les réfugiés (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte et Yémen) », Smain Laacher, « Pourquoi viennent-ils frapper aux portes de l’Europe ? », Le Monde, 7 septembre 2015, p. 15. Est-il possible de mettre les points sur les i, tout en restant à l’écoute de l’autre (en se rappelant aussi que le Liban, non signataire, reçoit actuellement plus de 800 000 Syriens, voir la note 26 ?

4 – M. Tribalat, ibid., p. 333.

5 – Le lecteur de la presse la plus estimée, tout au moins le lecteur pressé, ne continue-t-il pas d’être soumis à un tir offensif et ambigu par des titres tels que : « En France, un antisémitisme du quotidien » ? Ce sont les termes dans lesquels Le Monde du 3 novembre 2017 annonce la profanation à Bagneux de la stèle d’Ilan Halimi, assassiné en 2006. En 1982, après l’attentat de la rue des Rosiers, l’un de mes collègues américains, professeur d’allemand, avait déjà attribué l’événement à l’antisémitisme français bien connu, ce que lui confirmait sa lecture favorite, The New Republic.

6 – « Son message est clair, même si, pour des raisons évidentes, il a été reçu avec quelque scepticisme : son père a pu être un ennemi de la communauté juive, mais elle en est une amie. » Jeffrey Goldberg, “Is It Time for the Jews to Leave Europe?”, The Atlantic, April 2015, pp. 62-75. L’entretien de l’auteur avec Marine Le Pen est intéressant et l’enquête, même si je n’en partage ni les conclusions ni certains présupposés, de bonne qualité. La faire précéder d’une citation de l’idéologue antisémite Édouard Drumont montre que son auteur « a étudié », éclaire-t-elle pour autant la question actuelle ?

7 – Voir l’excellent dossier « Napoléon et les Juifs », L’Arche, décembre 2007-janvier 2008, n° 595-596, pp. 48-67. « Bons élèves, bons soldats, bons contribuables, bien installés, les Juifs n’ont plus à faire leurs preuves. […]. La République respecte ses citoyens juifs et les traite avec un juste égard. Il semble parfois que ce soient eux, désormais, qui lui demandent des comptes ou des gages. », in Grand Rabbin Gilles Bernheim, « L’invention du judaïsme français », ibid., pp. 62-67.

8 – Je préfère en bon « républicain » ce mot au mot de « communauté ». La République intègre des individus, qui ont le droit de se sentir plus ou moins proches de tel ou tel groupe, non des communautés. Je revendique aussi le droit d’être d’origine arabe et non musulman, homosexuel, amateur de Mozart ou de Dalida, admirateur des jardins japonais et grand buveur de bourgogne aligoté. Peu importe, mais en République on ne doit pas être déterminé par ses origines. L’essayiste catholique Patrick Kéchichian, auteur de Petit Éloge du catholicisme (Folio, Gallimard, 2009), à qui j’ai soumis ces lignes, précise : « La République ne nie pas les différences, elle les fédère, les respecte, dans la mesure où l’appartenance à telle ou telle communauté (l’appartenance communautaire est souvent une exigence, une revendication – ce qu’on peut avoir parfois, hélas, à déplorer…), à son tour, respecte la République. » Longtemps, j’ai lu dans la presse anglo-saxonne et dans la presse française des spécialistes, très sûrs d’eux, opposer avec condescendance le modèle républicain français (qu’il ne faut certainement pas figer), source prétendue de toutes les difficultés que nous connaissons avec les musulmans, au modèle britannique d’intégration. 700 Britanniques combattraient en 2015 aux côtés de l’État islamique et l’ancien Premier ministre britannique constate : « Il y a des gens qui sont nés, qui ont grandi dans ce pays, et qui ne se sentent pas vraiment de liens avec la Grande-Bretagne. ». Voir P. Bernard, « David Cameron veut vaincre le « poison » de l’islamisme radical. Le dirigeant conservateur prend ses distances avec le modèle d’intégration britannique et compte limiter la liberté de parole des extrémistes. », Le Monde, 22 juillet 2015.

9 – P. Kéchichian remarque à ce sujet : « L’Islam, même non “fanatique”, est-il totalement sauvé de l’antisémitisme ? Je ne crois pas. De ce point de vue des rapports du judaïsme avec les autres religions monothéistes, le travail d’approfondissement des chrétiens, notamment de l’Église catholique, a été beaucoup plus fécond » (lettre à JKP, 12 juin 2015). Le chercheur Pierre-André Taguieff accuse les élites intellectuelles françaises de négliger ou même de soutenir l’antisémitisme, sous couvert d’antisionisme, mais à aucun moment il ne cite de noms, de texte précis, ce qui affaiblit la portée de son propos contre « les intellectuels français ». Les dérives qu’il stigmatise, à juste titre, me semblent être le fait d’une extrême gauche marginale et de musulmans. « L’intelligentsia française sous-estime l’antisémitisme », Le Monde, 23 septembre 2015, p. 15. Pour être aussi honnête que possible sur ce point (et me contredire en partie), je signale que Commentaire vient de publier un article troublant, écrit par l’inspecteur général Jean-Pierre Obin, sur « La déscolarisation des élèves juifs de l’enseignement public français », dénonçant le silence de l’Éducation nationale au sujet de « la vague de départ des élèves juifs de certains établissements scolaires publics sous l’effet de la violence, de la menace et de la peur », n° 157, printemps 2017, pp. 171-174. Qu’attendre de la machinerie centrale de l’Éducation nationale ? Peu, puisqu’elle se préoccupe surtout d’éviter que des voix non autorisées s’expriment sur ce qui relève de sa compétence. En revanche, il est permis d’espérer qu’elle n’entrave pas, activement ou passivement, les acteurs de terrain qui ont le courage de relever les défis. Au collège Georges Brassens du 19e arrondissement de Paris « où nombre de familles juives ont été amenées à faire inscrire leurs enfants dans l’enseignement privé confessionnel après avoir été en butte à l’antisémitisme », deux professeurs, Jacqueline Courier-Brière et Nasser Dja Bouabdallah, ont mis en place un enseignement original, qui complète le programme, déjà offert dans trois établissements du quartier par Les Bâtisseuses de paix d’Annie-Paule Derczansky. Voir C. Chambraud, « Au collège Brassens, à Paris, un enseignement « humanité » pour prévenir racisme et antisémitisme », Le Monde, 15 novembre 2017, p. 11. Ces initiatives ne sont sans doute pas les seules ; comment parler du travail patient et modeste accompli par beaucoup d’enseignants, ignorés des grands médias ?

10 – En un sens, la désindustrialisation pose le même problème en France avec les populations d’origine maghrébine peu qualifiées qu’avec les Noirs aux États-Unis : dans l’ancien système économique qui demandait des travailleurs courageux à la tâche, dont la vigueur compensait le manque de qualification, ils pouvaient trouver leur place ; le passage à une économie de services les désavantage car les services impliquent des aptitudes et comportements très différents. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les musulmans vivant aux États-Unis, dont les porte-paroles insistent beaucoup sur leur parfaite intégration, sont proportionnellement beaucoup moins nombreux qu’en France et en moyenne beaucoup plus diplômés : « Les musulmans ne font qu’1% de la population des États-Unis. […] Globalement ils constituent une minorité de taille réduite, bien éduquée, culturellement conservatrice, qui n’attend de l’administration que le respect de son caractère à part ». P. Beinart, “The New Enemy Within”, The Atlantic, May 2015, pp. 21-22.

11 – Il semble que l’arsenal français de lois contre la discrimination soit très complet. Il est évident cependant que le faire respecter dans la pratique quotidienne est difficile. La discrimination touchant les « seniors » qui recherchent du travail serait encore plus importante que celle touchant la population maghrébine ou noire : « Depuis de nombreuses années, la discrimination la plus importante en France est celle liée à l’âge. » Guerfel-Henda Sana, Peretti Jean-Marie, « Le senior, objet de discrimination à l’embauche ? », Humanisme et Entreprise 5/2009 (n° 295), p. 73-88 URL : www.cairn.info/revue-humanisme-et-entreprise-2009-5-page-73.htm (consulté en ligne le 30 septembre 2015). Cette situation est aussi connue aux États-Unis : voir G. Sacco, « Trump, le Président d’une génération perdue », Commentaire, n° 158, été 2017, pp. 323-332.
On ne saurait louer l’ancien gouvernement socialiste d’avoir pris l’initiative de contenir cette discrimination et de la faire reculer, mais il est aussi injuste de l’accuser de n’avoir rien fait. Il a d’ailleurs soutenu plusieurs opérations de testing contournant l’interdiction républicaine de constituer des fichiers ethniques, sempiternellement reprochée à la France par les partisans d’une société à l’américaine ou à l’anglaise, aux yeux desquels notre histoire au XXe siècle est sans doute un détail. Tout récemment encore, le ministère du Travail a financé une enquête en partenariat avec une association anti-discrimination, Corum. Voir Sarah Belouezanne, « Ces noms maghrébins qui passent mal dans les CV » [sur une enquête commandée par le ministère du Travail et réalisée par la Direction de l’animation et de la recherche, des études et des statistiques (DARES) et l’association ISM Corum spécialisée dans la prévention des discriminations] ; campagne de testing portant sur 147 paires de candidatures différentes : 20% de réponses favorables aux candidatures faites avec un nom à consonance d’origine française, 9% de réponses favorables obtenues par des candidats fictifs portant un nom à consonance maghrébine (marge d’erreur : 1%). 33% : part de ceux, appartenant aux deux catégories, qui n’ont obtenu aucune réponse], Le Monde, 14 décembre 2016, p. 12. Une étude plus récente indique même que « 64 % des Français ne recevraient que rarement ou jamais une réponse à leur candidature. » Site RegionsJob, cit. par N. Santolaria, « SOS Fantômes », Le Monde (suppl. L’époque), 17-18 septembre 2017, p. 3.

12 - Lire Claudine Attias Donfut, François-Charles Wolff, Le destin des enfants d’immigrés. Un désenchaînement des générations, Stock, collection « Un ordre d’idées », 2009. Les recherches de Mathieu Ichou (Sciences Po/INED) montrent aussi que, si les enfants d’immigrés réussissent mieux dans le système scolaire britannique que dans le système français, ce phénomène peut être lié à la plus grande sélectivité de la politique d’immigration britannique, voir : http://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/les-enfants-dimmigres-ne-sont-pas-condamnes-a-lechec/

13 – De même qu’il existe une bourgeoisie noire aux États-Unis, malgré la persistance d’inégalités profondes, on parle en France d’une « beurgeoisie ». Je remarque aussi que les enfants ou petits-enfants d’immigrés, face aux discriminations, s’organisent de plus en plus efficacement et créent leurs propres entreprises. Quant au patronat français, lui aussi il change : Siben N’ser, le fondateur du groupe Planet Sushi, est d’origine marocaine, Mohed Altrad, P.-D.G. du groupe de matériel pour le bâtiment Altrad, qui a reçu en 2014 le prix mondial de l’Entrepreneur de l’année remis par Ernst and Young et L’Express, est d’origine syrienne… On pourrait continuer longtemps. À l’autre extrémité, dans l’artisanat alimentaire, il y a de plus en plus de boulangeries tenues par des personnes issues de l’immigration maghrébine à Paris, qui rencontrent beaucoup de succès. Voir Mehdi Farhat, « Le pain parisien est-il devenu halal ? », 18 juillet 2012, http://www.slateafrique.com/86353/les-tunisiens-en-france-craquent-pour-la-baguette

14 – Un sondage effectué pendant la chasse à l’homme qui a suivi l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo (IFOP pour le site Atlantico) en janvier 2015 indique que, pour 66 % des Français, il ne faut pas confondre les musulmans avec la frange extrémiste de l’islam, http://www.atlantico.fr/decryptage/66-francais-considerent-que-musulmans-vivent-paisiblement-en-france-et-que-seuls-islamistes-radicaux-representent-menace-jerome-1947238.html. France Inter, le dimanche 21 juin 2015, a fait état d’un sondage de l’institut Odoxa selon lequel « 1 – Près des deux-tiers des Français (63 %) disent mal connaître la religion musulmane. 2 – Les Français sont une majorité à juger que “les musulmans mettent le plus en avant possible le fait qu’ils sont musulmans”… mais ni les sympathisants de gauche, ni les personnes qui connaissent bien des musulmans ne partagent cette opinion. 3 – Pour une large majorité de Français, l’islam ne porte pas en elle les germes de la violence mais est au contraire une religion aussi pacifiste que les autres. 4 – Les attentats n’ont pas altéré l’image qu’ont les Français des musulmans de France. 5 – Les Français sont convaincus que l’islamophobie progresse en France et ils estiment majoritairement qu’il est plus difficile d’être un musulman en France depuis ces dernières années » http://www.odoxa.fr/sondage/limage-musulmans-de-lislam-aupres-francais/ . Une fois cette relative bienveillance constatée, nous pouvons admettre qu’elle est méritoire compte tenu de l’actualité et qu’elle est sans doute fragile. Selon un sondage IFOP pour la Fondation Eugène Bersier, en octobre 2017, 86 % des Allemands, 75 % des Français estiment que l’islam est mal adapté à la modernité. Reconnaissons enfin, même si cela est insupportable pour quelques-uns, qu’un regard critique sur l’islam ne doit pas être rejeté immédiatement sous le prétexte de ménager la susceptibilité de nos amis musulmans. Quelques esprits courageux dans notre pays continuent de réfléchir à cette question ; peut-être, sans le chercher d’ailleurs, sont-ils protégés des attaques parce qu’ils s’expriment dans des médias dits confidentiels s’adressant à une certaine élite peu portée aux simplifications. Je pense ici à la chronique de Michel Crépu, « Du Monstre » : « Ce qui frappe le plus dans l’islam actuel, dans sa dérive terrifiante, c’est son manque de tradition, en réalité son manque d’assurance. Où sont passés l’étude, la patience, la culture, les subtilités de la mystique ? […] Une enquête sur l’effacement de l’islam comme grande spiritualité pourrait avoir son utilité. En attendant, on peut visiter au Louvre le département d’art islamique : là on voit ce que transmet une tradition solide et profonde. », La Nouvelle Revue Française, avril 2015, pp. 7-15.

15 – Je fais ici allusion à son discours de juin 2009 au Caire : « Il se désolidarise des pays laïcs comme la France. Parlant de la tolérance “assaillie de plusieurs façons différentes”, il n’hésite pas à stigmatiser les pays occidentaux qui “empêchent les musulmans de pratiquer leur religion comme ils le souhaitent, par exemple en en dictant ce qu’une musulmane devrait porter”. Il va jusqu’à affirmer que “nous ne pouvons pas déguiser l’hostilité envers la religion sous couvert de libéralisme”. M. Obama omet de préciser que le port du voile n’est prohibé dans ces pays que dans des circonstances précises. », A. Grjebine, « Le renoncement aux Lumières », Le Monde, 3 juillet 2009. Je te conseille de lire l’intégralité de cet article. Le port du niqab, voile intégral, n’est-il pas un droit dans le cadre du libre exercice des cultes ? L’État français ne s’en mêle pas et ne tranche que « pour des impératifs qui seront jugés d’ordre supérieur, en l’occurrence la sécurité de tous les citoyens. D’où la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ». C. Hadji, «Laïcité, les termes du débat (2) : le triangle des tensions », The Conversation, https://theconversation.com/la-cite-les-termes-du-debat-2-le-triangle-des-tensions-55992, consulté le 15 mars 2016.
[NdE – voir le commentaire du discours du Caire par C. Kintzler sur le site d’archives Mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-32569492.html ]

16 – Cette loi prohibant le voile intégral n’est pas totalement respectée, parfois parce que la police a des préoccupations plus urgentes, ou dans les zones où le tourisme de luxe se déploie ostensiblement (et rapporte beaucoup d’argent). L’obligation de neutralité totale s’applique à tous les agents de l’État. Même si l’expression est trop souvent utilisée par les hommes politiques à tort et à travers, la France reste un État de droit ou, plus précisément qui « tend au droit », comme il tend à l’idéal républicain. Ainsi son droit, qui continue de se construire sous l’influence de l’Union européenne, représente un recours dans certaines situations. Le licenciement d’une informaticienne, à la suite de la plainte d’un client auprès de son entreprise, compte tenu des circonstances particulières qui avaient accompagné la plainte, a été annulé par la cour de Cassation en 2017 : « « Une société cliente a souhaité que les interventions de la salariée se fassent désormais sans port de voile afin de ne pas gêner certains de ses collaborateurs ». Or, une injonction de discriminer ne peut justifier une discrimination […], quel que soit l’auteur de cette injonction (client, autres salariés, etc.). Selon une jurisprudence constante, un client ne peut imposer à une entreprise ses exigences concernant les caractéristiques personnelles des salariés assurant la prestation professionnelle (sexe, couleur de la peau, handicap, etc.). La Cour de cassation conclut : « il résultait l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses ». » Lire, pour des explications plus détaillées, Michel Miné, « Liberté d’expression religieuse dans le travail : garanties et limites », The Conversation France, 3 décembre 2017, https://theconversation.com/liberte-dexpression-religieuse-dans-le-travail-garanties-et-limites-87991 (consulté le 8 décembre 2017). Dans d’autres cas, le règlement intérieur d’une entreprise privée peut parfaitement prévoir que le personnel en contact avec le public respecte une stricte neutralité.

17 – Les écoles dites privées, catholiques pour leur grande majorité, juives pour certaines, sont presque toutes subventionnées par l’État et sont dites « sous contrat » : elles suivent des programmes nationaux, acceptent un contrôle de l’État, lequel paye leurs professeurs et ne laisse à la charge des parents qu’une petite partie des frais réels à débourser. Depuis quelques années apparaissent des écoles musulmanes qui demandent à bénéficier de ce contrat, déjà obtenu par un très petit nombre.

18 – C’est grâce à cette fameuse loi que l’État républicain finance l’entretien de tous les bâtiments religieux construits avant 1905. Les musulmans français dénoncent cette loi comme discriminatoire mais elle ne l’était pas. Il est seulement vrai que l’Église catholique bénéficie de son enracinement très ancien en France et du soutien que lui ont accordé les rois (l’alliance du Trône et de l’autel). Pour la petite histoire, il y a eu entre 1857 et 1914, en même temps qu’un enclos musulman (peu utilisé) une mosquée au cimetière du Père-Lachaise, dont la Turquie, responsable de son entretien, s’est désintéressée. La loi de 1905 s’est aussi appliquée aux synagogues. Il est vrai aussi que les musulmans français n’ont pas toujours les moyens de construire des lieux de culte dignes et que, de son côté, l’État s’inquiète de l’influence exercée par les pays arabes qui leur accordent des fonds. Il s’inquiète aussi de la formation des imams, souvent ignorants de l’histoire de la France et de la notion de laïcité, dont beaucoup ne parlent pas le français, dénoncent dans leurs prêches la corruption française et appellent à l’extermination d’Israël (voir lettre de Jacques Lautman, « Islam et islamisme en France », 4 avril 2015, in Commentaire, 150, été 2015, pp. 467-468). L’imam Farid Darrouf, qui dirigeait la plus grande mosquée de Montpellier, la mosquée Averroès, et déclarait : « Ce serait malheureux que je ne défende pas la France. C’est mon pays. Et à la mosquée, l’État, c’est moi », qui dénonce l’islamisme, est une exception ; il est aussi soumis à des campagnes de dénigrement et d’intimidation salafistes, alors même que 500 fidèles sur les 1 500 habituels ont déserté son lieu de culte, A. Mendel, « L’imam du réel », Réforme, 18 juin 2015, p. 20. Le même hebdomadaire vient d’annoncer son départ de Montpellier : « Au nombre des faits que ne lui pardonnent pas les radicaux, on compte : son hommage à Hervé Gourdel, le Français assassiné en Algérie en 2014, sa phrase “Je suis Charlie” et son refus permanent d’instrumentaliser religieusement le conflit israélo-palestinien. » A. Mendel, « L’imam Farid Darrouf quitte Montpellier », Réforme, 8 septembre 2015, http://reforme.net/une/societe/imam-farid-darrouf-quitte-montpellier. Des projets, longs à mettre en place et à évaluer, existent sur la formation d’imams dans des institutions françaises.

19 – La loi de mai 2013 sur le mariage pour tous, en particulier, a fait l’objet d’une forte opposition de l’Église catholique (et de manifestations de masse), comme auparavant la loi Veil de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse. Mais les catholiques les plus opposés n’ont jamais assassiné de législateurs ni de médecins en France. Que ces deux lois aient été votées sous un gouvernement « de droite » et un gouvernement « de gauche » signifie au moins que la pression des électeurs était forte. Or dans une démocratie – et il y a des critiques de la démocratie que je trouve tout à fait recevables – ce sont les électeurs qui décident, non les manifestants (en principe).

20 – L’encyclique de Pie IX Quanta Cura (1864) « condamnait la neutralité religieuse de l’État et sa conséquence, la liberté de conscience et des cultes. La volonté du peuple ne pouvait donc être souveraine puisqu’elle aurait pu s’exprimer en faveur de la neutralité ou de l’indifférence. » Quant au Syllabus, il « semblait un défi aux États dont le droit s’inspirait plus ou moins du droit public de la Révolution française et surtout il paraissait impliquer la condamnation du catholicisme libéral ». Certes l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup rédigea une brochure affirmant que « le pape n’avait pas condamné les idées modernes mais l’expression outrée de ces doctrines », sans que Pie IX le démentît ni l’approuvât. L. Girard, M. Bonnefous, J. Rudel, 1848-1914, Bordas, 1961, pp. 200-201. Alain Besançon souligne que Quanta Cura isola seulement plus l’Église catholique du mouvement des idées et des sciences, la referma sur elle-même. Voir « L’intelligence a-t-elle déserté l’Église latine ? », Commentaire, 150, été 2015, pp. 245-256.
Pendant la Deuxième Guerre, si dans son ensemble la hiérarchie catholique se rallia publiquement au régime autoritaire du maréchal Pétain, les prêtres et les écoles catholiques ont joué un rôle efficace pour soustraire les enfants juifs aux persécutions ; ils ont contribué au sauvetage de la majorité des Juifs : « Le procès d’un gouvernement ou d’une administration qui représentait un pays n’est pas le procès de tout ce pays. Aucun pays européen n’a sauvé autant d’enfants juifs durant cette période que le nôtre […]. Si le gouvernement de Vichy a déporté environ un tiers des Juifs de France, la population en a sauvé les deux autres tiers. » S. Klarsfeld, « La France n’est pas antisémite », Réforme, 8-14 juillet 2004, n° 3086. J. Sémelin, auteur de Persécutions et entraides dans la France occupée, Les Arènes-Seuil, 2005, rep. in Le Monde, 9 novembre 2014, rappelle que 90 % des Français juifs ont échappé à la déportation en Allemagne.
Quant aux ennemis de l’Église catholique, du christianisme, ils n’étaient ou ne sont pas tous guidés par des conceptions sublimes et hautement désintéressées ! L’étroitesse d’esprit, le sectarisme, sont universels.

21 – Je pense à L’Assiette au beurre (1901-1936), parmi beaucoup d’autres, qui ne ménageait guère le personnel politique de la IIIe République, http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Assiette_au_beurre . Sous Louis-Philippe, les tentatives d’assassinat contre sa personne furent immédiatement ridiculisées par la presse d’opposition et ses caricaturistes les plus talentueux. Voir F. Erre, « Les discours politiques de la presse satirique. Étude des réactions à l’« attentat horrible » du 19 novembre 1832 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 29|2004, consulté le 10 juin 2015. URL : http://rh19.revues.org/694 ; Voir aussi http://www.vox.com/2015/1/7/7507883/charlie-hebdo-explained-covers

23 – Les plus « éduqués » sont-ils, sur ce plan, toujours irréprochables ?

24 – Comme les attentats contre les tours jumelles de New York, les attentats récents en France ont fait des victimes musulmanes : apparemment deux des trois militaires français tués en 2012 par Mohamed Merah, qui a aussi assassiné quatre Juifs, étaient musulmans ; le troisième, Abel Chennouf, d’origine marocaine, était, lui, catholique, ce qui a été quelque peu occulté, non intentionnellement mais parce que ce fait ne se prêtait pas aux simplifications imposées par l’urgence. Et l’un des employés du magasin casher de la Nation, le Malien Lassana Bathily, qui a eu la présence d’esprit et l’héroïsme de sauver plusieurs otages, est musulman (il vient d’être récompensé et a reçu la nationalité française).
[NdE. On peut mentionner les nombreuses victimes de l’attentat de Nice en juillet 2016 intervenu après l’écriture de cette lettre.]

25 – Les crimes commis par de jeunes d’origine maghrébine ou noirs « paumés » reposent sur le présupposé que tous les Juifs sont riches et que la solidarité de leur communauté est telle que les rançons finiront toujours par être payées. Que l’on pense à l’affaire du Gang des barbares (2006-2009), http://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_du_gang_des_barbares, à celle du couple juif agressé à Créteil en décembre 2014, http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/12/04/a-creteil-un-couple-agresse-car-les-juifs-ca-a-de-l-argent_4534058_3224.html
Par ailleurs, parmi les nombreuses erreurs commises en Algérie par les Français, l’attribution de la nationalité française aux Juifs algériens, en pleine guerre de 1870, par le décret Crémieux, alors que les « populations indigènes » restaient composées en majorité de « sujets », n’a pas amélioré les relations entre « communautés », http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cret_Cr%C3%A9mieux . Patrick Weil, dans Le Sens de la République, Grasset, 2015, explique les circonstances très particulières de ce décret Crémieux.

26 – Akram Belkaïd, « Une obsession dans le monde arabe ». « Les théories du complot reviennent aussi en force dans le monde arabe. Elles permettent aux populations et aux gouvernants d’éluder leurs propres responsabilités dans certains événements », in Le Monde diplomatique, juin 2015. Dernier exemple en date, dans un pays d’ailleurs déstabilisé depuis longtemps par son mode de gouvernance, ses crises intérieures et l’accueil massif de réfugiés de tous les conflits régionaux (plus de 800 000 Syriens au Liban, peut-être un million aujourd’hui !) : si le gouvernement libanais n’arrive plus à assurer le ramassage régulier des ordures ménagères à Beyrouth, c’est à cause… du Qatar, ou des ambassades occidentales, ou du Hezbollah (et derrière lui l’Iran)… Voir B. Barthe, « Au Liban, union sacrée contre la révolte antisystème », Le Monde, septembre 2015, p. 16. P. A. Taguieff s’en prend aux conspirationnistes, pas tous arabes ni musulmans, qui « imputent, par exemple, l’apparition de Daech à un vaste complot sioniste visant à affaiblir les États arabes et à mettre en difficulté l’Iran, ou bien suggèrent que les attentats meurtriers de janvier [2015 à Paris] sont le résultat de manipulations de services secrets, parmi lesquels le Mossad est toujours bien placé », art. cit. plus haut.

27 – « Entre 1981 et 1995, depuis le Liban jusqu’en Angola, François Mitterrand a conduit plus d’opérations militaires qu’aucun président de la Ve République : 65. […] [Lors d’un dialogue avec des représentants de clubs de réflexion lui demandant « Pourquoi se défendre, c’est-à-dire pour quelles valeurs ? », Mitterrand répond] : « Vivre. Je préfère vivre. J’aime bien vivre, je ne suis pas mécontent de vivre. Bon, c’est tout. Et vivant, c’est ma deuxième réponse, je préfère vivre libre. Voilà, j’ai fini. ». Cit. in N. Guibert, « François Mitterrand, homme de guerre », Le Monde, 11 juin 2015, p. 15. L’action militaire de François Hollande a été également forte.

28 – Le Temps (Genève), 26 novembre 2015. Frédéric Koller, entretien avec Gilles Kepel, « Gilles Kepel: « Le 13 novembre? Le résultat d’une faillite des élites politiques françaises ». Voir http://www.letemps.ch/monde/2015/11/26/gilles-kepel-13-novembre-resultat-une-faillite-elites-politiques-francaises, consulté le 11 décembre 2015.

30 – « Dans le Nouveau Testament, Paul, en particulier, soulignerait, d’après ces chrétiens, que l’on doit même être prêt à renoncer à ses droits pour le bien de l’autre : “Que chacun de nous cherche à plaire à son prochain en vue du bien, pour édifier” (Rm 15,2) […].“Nous aimons – et nous respectons – les autres parce que Christ, le premier nous a aimés jusqu’à donner sa vie pour nous” (1, Jn 4,7-12). » « La liberté d’expression, un droit sacré ? », lettre de la Faculté Jean Calvin, Institut de Théologie Protestante et Évangélique, juin 2015, p. 1.

31 – Nicolas Sarkozy, aujourd’hui dans l’opposition, n’agit pas comme un homme d’État, quand, pour plaire à l’électorat du Front national de Marine Le Pen, il conteste le droit du sol français, alors qu’en 2012, lors de sa campagne présidentielle il avait déclaré : « Nous le garderons […], même quand cela peut nous poser des problèmes, […] c’est la France. » A. Lemarié, « Sarkozy veut poser “la question du droit du sol”, Le Monde, 16 juin 2015, p. 10. De même, la démographe M. Tribalat remarque qu’il joue avec des concepts d’une grande importance au gré des sondages et de ce qu’il perçoit comme les attentes des électeurs : « En février 2015 […] il a commencé de se déclarer favorable à l’assimilation après avoir défendu la diversité au point de vouloir l’inscrire dans la Constitution lors de son mandat présidentiel », « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/p. 333.

32 – Patrick Weil, dans Le Sens de la République, op. cit., indique des pistes, modestes, de bon sens, et réalisables si nos gouvernants prennent leurs responsabilités, osent dépasser les débats inutiles et faussement dramatiques dans lesquels se complaisent les démagogues. Deux exemples parmi tant d’autres : au lieu de disserter sur les repas hallal dans les cantines, il est plus simple de limiter leurs menus aux 80 % de mets que toutes les religions partagent ; s’il apparaît que les cours de langue délivrés, en vertu d’accords, par des enseignants issus des pays du Maghreb, « divisent dans les écoles et assignent les enfants aux ascendances nord-africaines à la culture de leurs parents », il revient à notre gouvernement d’étudier les moyens de dénoncer ces accords. Voir M. Baumard, « Après le 11 janvier, une France en quête d’identité », Le Monde, 17 juillet 2015, p. 12. Tenir bon sur les principes, en restant pragmatique…

33 – Comme l’ensemble de la société française, les Français musulmans sont moins pratiquants qu’ailleurs. Et pour ceux qui se déclarent pratiquants, 39 % d’entre eux indiquent prier quotidiennement selon les rites prescrits. La population des jeunes Français musulmans « se démarque de la pratique intime et discrète de leurs parents et développe un mode vie “hallal” ostensible. [Sa pratique n’étant pas assise sur une véritable tradition], elle va donc se tourner vers une pratique identitaire et affective », selon l’islamologue Rachid Benzine. J. Pascal, « Le ramadan, “le plus grand des djihads, qu’on fait sur soi-même” », Le Monde, 19 juin 2015, p. 12.

34 - L’Allemagne, réputée plus ouverte ou moins « obsédée » par la laïcité puisque l’enseignement religieux a lieu dans les établissements publics, connaît la même difficulté : « Du côté musulman, il reste compliqué de trouver une autorité qui donne l’habilitation [aux diplômes universitaires mis en place pour former les enseignants de religion s’adressant aux élèves musulmans vivant en Allemagne] et certaines régions se demandent même si elles vont continuer leur coopération avec la Turquie. » N. Meyer-Lendrut, ambassadeur d’Allemagne en France, « Luther reste un moderne », Réforme, n° 3726, 26 octobre2017, pp. 2-3.

35 – Ce CFCM prenait la suite du CORIF (Conseil de réflexion sur l’Islam de France », de l’Istichara (« la consultation »). Le ministère de l’Intérieur surveillerait pour les protéger un millier de mosquées (sur les 2 400 recensées) et 3 millions d’euros de fonds publics sont disponibles pour cofinancer des investissements de sécurité (installations de caméras). C. Chambraud, « L’État pose les bases du dialogue avec l’islam », Le Monde, 11 juin 2015, p. 11. Dans un article très documenté et fondé sur des citations nombreuses, précises, du Coran, Didier Gazagnadou appelle, même si des évolutions sont probables, ont déjà eu lieu, à admettre la réalité : « L’idée d’individu-sujet […] comme l’idée de démocratie réelle complète […] ne sont pas compatibles avec les conceptions et pratiques actuelles de l’islam et ne sont pas acceptées, non seulement par les différents pouvoirs, mais aussi par une grande partie des populations arabes. » Il montre également que les aspirations démocratiques tant évoquées en France lors du « printemps arabe » concernent une très petite fraction de la société. « L’islam et la démocratie politique », Commentaire, 150, été 2015, pp. 299-306.

36 – Voir http://www.lexpress.fr/actualite/societe/religion/la-face-cachee-de-l-uoif_486103.html . Pour ce qui est de la loyauté pleine et entière à la forme de régime politique que se donne la France, l’acceptation juive sans ambigüité de la loi de l’État remonte au Premier Empire ; l’Assemblée des Notables répond aux questions posées par Napoléon en 1806 : « La loi de l’État est la loi suprême », « Les douze questions posées par Napoléon, et les réponses de l’Assemblée des Notables », in « Napoléon et les Juifs », L’Arche, décembre 2007-janvier 2008 », pp. 53-56. En 1807, le Grand Sanhédrin statue : « Tout Israélite né et élevé en France et dans le Royaume d’Italie, et traité par les lois des deux États comme citoyen, est obligé religieusement de les regarder comme sa patrie, de les servir, de les défendre, d’obéir aux lois et de se conformer, dans toutes ses transactions, aux dispositions du Code civil ; déclare en outre que tout Israélite appelé au service militaire est dispensé par la loi, pendant la durée de ce service, de toutes les observances religieuses qui ne peuvent se concilier avec lui. » « Les “décisions doctrinales” du Grand Sanhédrin, ibid., pp. 56-58. « Malheureusement, au cours de l’histoire complexe de l’islam, ce sont toujours les “intégristes”, c’est-à-dire les fidèles à la lettre du Coran qui l’ont emporté sur les courants modérés, les mystiques, etc. Déclarer sérieusement qu’en France l’adhésion de « certains musulmans » à l’intégrisme est le résultat d’une crise d’identité est une désastreuse interprétation. L’intégrisme en Iran, en Syrie, au Soudan, en Arabie Saoudite, maintenant en Algérie, est-il une réaction à une crise d’identité ? ». J. Ellul, « Non à l’intronisation de l’islam en France », Réforme, 15 juillet 1989, (rep. in « Jacques Ellul. Actualité d’un briseur d’idoles. Cinquante ans de chroniques dans Réforme », Réforme, hors-série, décembre 2004, p. 46.).

37 – « Dieu a institué la puissance publique pour maintenir l’ordre, faire régner la paix et la justice. Cette puissance publique, selon l’ordre de Dieu, est souveraine. Tout pouvoir qui essaie de dominer sur elle est un pouvoir de révolte et d’anarchie. […] Donc, les trusts (comme aussi bien les syndicats, s’ils voulaient gouverner l’État) doivent être combattus, afin que l’État ait les mains libres et la pleine responsabilité des décisions qu’il doit prendre. Voilà le motif pour lequel les chrétiens ne peuvent pas accepter les trusts, forme la plus accentuée du capitalisme, et non pour quelque vague raison de justice sociale toujours discutable. » J. Ellul, « Le capitalisme et nous », Réforme, 20 octobre 1945 (rep. in « Jacques Ellul. Actualité d’un briseur d’idoles… », pp. 23-24.)

38 – Les ouvriers autochtones (indigenous) font massivement défection et s’installent dans les petites communes « où la relative pauvreté du voisinage ne s’accompagne pas d’une cohabitation avec une présence musulmane importante. […]. Cette défection est très mal vue par ceux qui ont les moyens de la frontière dans les grandes agglomérations et sont d’ardents défenseurs d’une ‘‘mixité sociale’’ qu’ils pratiquent si peu. » M. Tribalat, « Intégration, la fin du modèle français », Commentaire, 150, été 2015, pp. 331-342/p. 335. L’auteure se réfère au livre de C. Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2014, qui met en cause beaucoup des dogmes de la gauche bien-pensante sur le mélange des populations.

39 – Cette loi de décembre 2000 a porté à 20 %, puis à 25 %, le pourcentage obligatoire de logements sociaux dans les villes. Elle n’est pas respectée partout, certaines communes préférant payer des amendes pour non-respect de la loi. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_relative_%C3%A0_la_solidarit%C3%A9_et_au_renouvellement_urbains
Sur l’obsession de l’entre-soi, le récent album cosigné par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Etienne Lécroart, se livre à une analyse convaincante, même s’il met l’accent sur un cas extraordinaire et caricatural : Panique dans le XVIe ! : Une enquête sociologique et dessinée, La Ville brûle, 2017.

40 – Je pense ici à l’épreuve vécue par le directeur de l’IUT de Saint-Denis (Paris XIII) quand il a voulu mettre fin au système opaque de gestion des heures supplémentaires et des vacations d’un département où, de plus, une association étudiante musulmane semble s’être emparée de locaux pour y exercer des actions de prosélytisme. Menacé de mort, agressé en pleine rue, insulté comme juif, le directeur de l’IUT a été reçu par la ministre de l’Éducation après… un an et demi, le président de l’université se gardant d’intervenir. Il s’est senti « bien seul ». « Calvaire universitaire », Le Canard enchaîné, n° 4936, 3 juin 2015, p. 8.
[NdE. Les lecteurs auront reconnu Samuel Mayol, rétabli dans ses droits par le tribunal administratif de Montreuil en novembre 2016.]

© Jean-Kely Paulhan, Mezetulle, 2017.

 

À l’université, attention à la banalisation de l’antisémitisme (par A. Policar et E. Debono)

Tribune publiée par ‘Le Monde’ du 30 novembre 2017

Dans une tribune au Monde, un collectif d’intellectuels s’indigne de la multiplication de colloques à visées militantes. Un nouvel antiracisme assimile juifs et oppresseurs et ravive ainsi des clichés antisémites.
Englobant l’antisémitisme, c’est une idéologie « racialiste » qui se diffuse et qui obtient la caution de milieux universitaires (ou du moins un silence qui vaut approbation), au prétexte d’une indifférenciation des « opinions » : s’aviser de les hiérarchiser serait même un acte d’oppression post-coloniale. Mais comme le dit fort bien le texte repris ci-dessous, « Il y a des chercheurs pour lesquels […] le recours à la racialisation et à la séparation en fonction des origines constitueraient des bases d’échange acceptables dans l’espace universitaire ou l’institution scolaire. »
Après l’avoir relayée sur Twitter dès sa lecture, Mezetulle signale son soutien à cette tribune en publiant le texte intégral, transmis par Alain Policar.

Nous souhaitons vivement attirer l’attention sur certains ­processus de banalisation de l’antisémitisme à l’université depuis quelques années. Fin 2012, à l’université de La Rochelle, des étudiants voulant critiquer la marchandisation du monde montaient une pièce de théâtre dans laquelle le prétendu rapport des juifs à l’argent était présenté comme une évidence. Malgré les protestations, l’université était restée impassible.

L’invitation d’Houria Bouteldja à l’université de Limoges, le 24 novembre, obéit à une logique semblable. Pour en défendre l’opportunité, le président de l’université – qui a dû, face aux protestations, se résoudre à annuler l’événement – a argué que « les séminaires de recherche doivent être l’occasion de discuter sans préjugés de l’ensemble des idées aujourd’hui présentes dans notre société et, si elles sont contraires à nos valeurs, c’est aussi l’occasion de les combattre, mieux que par la censure ».

Discuter de tout est une chose. La question est de savoir avec qui et dans quel but. Quand approfondit-on la recherche et la visée de connaissance ? A partir de quand bascule-t-on dans l’idéologie et la propagande ? Peut-on suggérer, pour une prochaine rencontre, un débat entre un représentant du créationnisme et un théoricien de l’évolution ? Ou ­entre un négationniste et un historien de la Shoah ?

Car après avoir officiellement soutenu la « résistance du Hamas », déclaré, en 2012, « Mohamed Merah, c’est moi », après avoir fièrement posé à côté d’un graffiti « Les sionistes au goulag » et ­condamné les mariages mixtes, Houria Bouteldja a pu, dans son dernier livre, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique, 2016), renvoyer à longueur de pages les Blancs à leur indépassable « blanchité » et exprimer son obsession des juifs.

Elle se dit capable de reconnaître les juifs « entre mille », par leur « soif de vouloir se fondre dans la blanchité ». L’antisémitisme serait l’apanage des Blancs, l’antisionisme étant au contraire un instrument d’émancipation : « L’antisionisme est notre terre d’asile. Sous son haut patronage, nous résistons à l’intégration par l’antisémitisme tout en poursuivant le combat pour la ­libération des damnés de la terre. »Propos présentant l’intérêt d’être discutés « sans préjugés » ou appels caractérisés au mépris sinon à la haine ?

Certains chercheurs ont répondu à cette question en trouvant quelque vertu à la pensée de la présidente du Parti des indigènes de la République (PIR). Déjà le 19 juin, sur Le Monde.fr, ils furent quelques-uns à lui témoigner leur soutien dans ce qui se voulait une vigoureuse défense de l’antiracisme politique. La pensée de la militante était alors promue comme le début d’un travail d’émancipation à l’égard des catégories oppressives.

Critiquer cette perspective, c’était se détourner de la lutte en faveur des plus démunis, « prolétaires, paysans, chômeurs, laissés-pour-compte, sacrifiés de l’Europe des marchés et de l’Etat ». Qui trop embrasse… On voit mal pourtant comment concilier la mixophobie revendiquée et la « politique de l’amour ­révolutionnaire » chantée par l’auteure. Aveuglés, nous avions osé penser qu’il s’agissait là d’idées incompatibles !

D’étranges syndicalistes

La banalisation de l’antisémitisme emprunte le chemin d’une confusion des genres, d’un refus de hiérarchiser, lorsque l’université et certains de ses acteurs ne distinguent plus la recherche scientifique de l’activisme. La multiplication, depuis quelque temps, de ­colloques ou de journées d’études à visées militantes, faisant intervenir des proches du PIR ou des partisans de ses théories, a de quoi inquiéter.

Le phénomène a son pendant dans l’enseignement secondaire, où d’étranges syndicalistes ont tenté d’organiser des ateliers « en non-mixité raciale ». Car ce nouvel « antiracisme » a la particularité de réinvestir la pensée essentialisante et racisante, en circonscrivant la pro­blématique du racisme dans un rapport dominants-dominés que nourriraient l’ethnocentrisme, le capitalisme et les survivances du colonialisme.

Comment dès lors s’étonner que l’antisémitisme soit relativisé voire invisibilisé, les juifs étant assimilés, dans la pensée indigéniste, à un groupe auxiliaire des « dominants » et à des colonialistes ? Force est alors de constater que les antisémites sont légion, mais que l’antisémitisme a disparu.

Il y a des chercheurs pour lesquels l’obsession d’une « question juive », l’idée d’un affrontement émancipateur entre « sionistes » et « indigènes », le recours à la racialisation et à la séparation en fonction des origines constitueraient des bases d’échange acceptables dans l’espace universitaire ou l’institution scolaire. Aussi ne sait-on plus vraiment si les propos antisémites, sexistes, homophobes ou encore xénophobes font partie des « opinions » ouvertes à la discussion ou, à l’opposé, sont condamnables au nom de la loi et des principes de la démocratie.

Le texte publié ce 24 novembre par ­Libération (« Contre le lynchage médiatique et les calomnies visant les anti­racistes ») participe de ce brouillage. Il ne serait pas permis de condamner, comme nous venons de le faire, les vecteurs de l’antisémitisme ordinaire sans être englobés dans la sphère identitaire fondamentalement xénophobe. Nous ne sommes pas de ceux-là : notre combat contre les idéologies d’exclusion profondément antirépublicaines, lesquelles témoignent de l’intolérance à la diversité visible, est sans concession.

 

Alain Policar est Sociologue et Emmanuel Debono Historien
Sont également co-signataires de cette tribune : Joëlle Allouche (psychosociologue), Claudine Attias-Donfut (sociologue), Martine Benoit (historienne), Antoine Bevort (sociologue), Claude Cazalé Bérard (italianiste), Vincenzo Cicchelli (sociologue), André Comte-Sponville (philosophe), Claudine Cohen (philosophe et historienne), Patricia Cotti (psychopathologue), Stéphanie Courouble Share (historienne), Laurence Croix (psychologue), Danielle Delmaire (historienne), Gilles Denis (historien et épistémologue), Michel Dreyfus (historien), Alexandre Escudier (historien et politiste), Christian Gilain (mathématicien), Yana Grinshpun (linguiste), Valérie Igounet (historienne), Gunther Jikeli (historien), Yann Jurovics (juriste), Andrée Lerousseau (germaniste), Jean-Claude Lescure (historien), Françoise Longy (philosophe), Marylène Mante Dunat (juriste), Céline Masson (psychopathologue), Isabelle de Mecquenem (philosophe), Sylvie Mesure (sociologue et philosophe), Denis Peschanski (historien), Christine Pietrement (pédiatre), Valéry Rasplus (sociologue), Bernard Reber (philosophe), Myriam Revault d’Allonnes (philosophe), Sophie Richardot (psychosociologue), Maryse Souchard (sciences de la communication), Christophe Tarricone (historien), Francis Wolff (philosophe), et Paul Zawadzki (politiste).

Source Le Monde http://www.lemonde.fr/acces-restreint/idees/article/2017/11/30/4cc7150483a4d7594c8ed942abfce926_5222572_3232.html

Le livre de Fatiha Boudjahlat ‘Le Grand détournement. Féminisme, tolérance, racisme, culture’

Recension

L’ouvrage de Fatiha Agag-Boudjahlat Le Grand Détournement. Féminisme, tolérance, racisme culture (Paris : Cerf, 2017) se présente à la fois comme une parole militante et comme une analyse conceptuelle. Parole militante parce que l’auteur parle « en première personne » de son indignation face à l’assignation qui vise les personnes de culture arabo-musulmane et qui généralement fait de l’appartenance ethnique la clé des rapports sociaux. Analyse conceptuelle parce que cette indignation se déploie dans la mise à nu et le démontage d’un mécanisme de renversement par lequel la tolérance, l’antiracisme, le féminisme et les droits de l’homme, à grand renfort de discours victimaires, de culpabilisation et de psychologisation, sont retournés en un différentialisme identitaire où la liberté se réduit à des choix collectifs d’allégeance. C’est le multiculturalisme comme opération politique – et non le fait multiculturel – qui est ainsi scruté et ramené à son principe séparateur.

De l’aveu même de l’auteur1, le titre paraphrase la notion « chère à Renaud Camus » de « grand remplacement ». Mais le détournement que dissèque et que dénonce Fatiha Boudjahlat ne se combat pas en entrant dans une « guerre des civilisations ». Il s’agit d’analyser, pour la combattre, une opération qui travaille le cœur des notions dans l’esprit de chacun en s’emparant d’un champ lexical trop longtemps laissé à son évidence, pour le retourner.

Ainsi, l’injonction de tolérance, revisitée par une lecture qui place les groupes identitaires au-dessus de toute critique, débouche sur une logique relativiste qui condamne chez les uns ce qu’elle admet et encourage chez d’autres. S’installe une géométrie variable des droits doublée souvent d’une « allochronie » en vertu desquelles ce qui devrait être reconnu universellement comme crime, comme délit ou comme régression, au prétexte qu’il s’agirait d’une tradition et que ce fut ici autrefois une coutume, requiert l’absolution lorsque c’est le fait d’une communauté ethnique ou religieuse bénéficiant d’un exotique « joker culturel », renforcé par un « joker post-colonial ». Cette résurgence impérieuse de la figure condescendante du « bon sauvage » sous la forme du respect envers « l’altérité des mœurs »2 est parfaitement mise en relief. Il en va ainsi, entre autres, de l’excision, des « crimes d’honneur », de la prostitution des enfants :

« Au nom de la tolérance, les personnes devraient être jugées non sur leurs actes et selon la loi en vigueur sur le territoire, mais d’après le cadre mental de cette communauté ethnique à laquelle elles appartiennent, ou plutôt à laquelle nous les assignons. » (p. 27)

Cette opération, non seulement installe le principe de la différenciation des droits et des devoirs, mais soutient le retournement proprement dit : c’est l’égalité des droits qui, désormais, est présentée comme vexatoire et illégitime et la revendiquer, c’est être coupable d’ethnocentrisme. L’ouvrage parcourt différentes occurrences de ce renversement politique et moral, puisées dans l’actualité récente en France, au Royaume-Uni, au Canada : excision retournée en « circoncision féminine » marqueur bienveillant d’une reconnaissance communautaire, banalisation du port du voile retournée en revendication de pudeur dont on ne voit pas la limite, pressions pour se soumettre à des lois d’exception retournées en acceptations « libres », injonctions de non-mixité raciale retournées en antiracisme dans une parole « libérée » par ce qu’il faut bien appeler une purification, le tout avec documents dûment référencés à l’appui. Chemin faisant, l’auteur ne manque pas de souligner que le fonds de commerce de l’ethnicisation des rapports sociaux est commun au pseudo-progressisme multiculturaliste et à l’extrême droite la plus réactionnaire. Elle rappelle notamment que les textes et les actes des « indigénistes » sont semblables à ceux des Afrikaners, et qu’ils reprennent le souci d’authenticité présent jadis dans le discours colonial. En prolongeant le propos, dans un grand élan en quête de racines et d’authenticité, il faudrait chanter les louanges des droits que la Révolution française a abolis.

La conséquence politique, on le vérifie à chaque page, est « un droit à géométrie variable, une personnalité des lois, un régime d’historicité différencié sur un territoire pourtant commun » (p. 34) et un enfermement de nos compatriotes dans des « capsules spatio-temporelles ». Mais Fatiha Boudjahlat, en deçà de ce constat, prend la mesure des principes philosophiques rendant possible un tel détournement et permettant d’en révéler le fonctionnement et la férocité. La liberté, tapageusement et frauduleusement invoquée, se réduit à accepter l’adhésion non-critique à une communauté préconstituée. Elle s’abîme dans l’allégeance immédiate, dans l’identification à des groupes fournis « clés en mains » pour lesquels tout écart, toute velléité d’indépendance est une trahison. C’est le contraire de la liberté politique et juridique, laquelle se constitue au même temps philosophique que l’association politique et suppose une conception atomiste du corps politique, formé par des individus égaux en droits. Par une inversion inique, le droit des collectivités se voit privilégié ; on a parfaitement compris : le droit d’un individu ne saurait remettre en question la communauté à laquelle il est assigné. La croyance et la conviction ne sont plus des objets contingents, susceptibles d’examen, d’analyse, de modification et d’une possible récusation raisonnée : essentialisées par la sacralité que leur donne une « culture » prise au sens d’une donnée anthropologique que l’on pétrifie, elles deviennent des propriétés consubstantielles des personnes, le règne des intouchables concrétise alors le morcellement du droit et on assiste à la réintroduction, sous forme victimaire3, d’un nouveau délit de blasphème.

Lire ce livre c’est s’alarmer de manière précise et informée de l’ampleur et de la variété du mouvement séparateur antihumaniste qui travaille notre époque et qui gangrène le discours politique4. C’est aussi ouvrir les yeux sur les principes qui le gouvernent et qui en révèlent le caractère profondément régressif. Le livre s’achève sur un appel à la modernité et à la fermeté de la pensée républicaine, faisant écho à l’effet libérateur que l’auteur évoquait pour elle-même dès l’introduction :

« Le don le plus précieux que m’a fait la République est celui de me donner les moyens de penser par moi-même, de forger mon opinion, indépendamment de mes racines, de mon sexe, de mes convictions religieuses. »

Notes

1 – Voir la note 3 de l’Introduction.

2 – L’auteur se réfère au n° 3 1989 de la Revue du MAUSS en particulier à un article d’Alain Caillé « Notes sur le problème de l’excision ».

3 – Comme le montre Jeanne Favret-Saada dans son livre Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris : Fayard, 2017. Voir l’article sur Mezetulle.

4 – Voir le dernier chapitre intitulé « Le grand bêtisier des politiques ».

Du respect érigé en principe

Blasphème et retournement victimaire : faut-il « respecter toutes les croyances » ?

Les anciennes législations sur le blasphème tendent à disparaître dans les États où règne la liberté d’expression. La liberté d’expression est fort heureusement formelle : les abus de la liberté sont textuellement définis et on ne peut invoquer aucune interprétation philosophique pour en condamner de prétendus mauvais usages.
Mais l’accusation de blasphème n’a pour autant pas disparu ni perdu en virulence : elle a changé de nature et de sens en opérant un retournement victimaire. Ce n’est plus Dieu ou ses prophètes qui sont prétendument offensés, mais les croyants eux-mêmes dans leur sensibilité – comme le montre notamment sur l’exemple du cinéma Jeanne Favret-Saada dans son dernier ouvrage.
La conséquence d’un tel retournement, s’il était admis, n’est pas mince, ni juridiquement ni philosophiquement : faut-il considérer les convictions comme essentielles à la personne et ériger en principe le respect de toute croyance du fait qu’elle s’affirme comme telle ? On relira à ce sujet un passage de la Constitution de la Ve République.

[Texte issu d’une intervention dans le cadre du Diplôme universitaire « Laïcité et principes de la République » (organisé par G. Calvès et P. Azouaou, Université de Cergy-Pontoise), séance du 15 juin 2017 intitulée « Satire et critique des religions : quelles limites ? »]

« Du respect érigé en principe » : ce titre, j’aurais aimé l’inventer. Il pointe le glissement d’une conception formelle, extérieure, du droit, vers une normalisation subjective sous régime psychologique dont on peut craindre qu’elle s’érige en ordre moral.

Ce titre est emprunté au chapitre premier du livre posthume de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes1. Le chapitre lui-même est intitulé « L’effet papillon de la liberté d’expression ».

Je cite les p. 56-57 :

« En septembre 2012, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault, et le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, alors en visite au Caire, qualifiaient Charlie Hebdo d’irresponsable parce que plusieurs dessins traitaient du grotesque film L’Innocence des musulmans, dont nous avons déjà parlé, diffusé sur Internet, et des manifestations de colère qu’il avait suscitées dans ‘le monde musulman’. À leur suite, de nombreuses personnalités politiques et religieuses ont déploré l’irresponsabilité de Charlie Hebdo. Se moquer de ce film débile, se moquer de la réaction disproportionnée d’une poignée de musulmans en colère ainsi que de la surmédiatisation de l’événement, et tout ça en quelques coups de crayon publiés dans un journal français vendu exclusivement en kiosques, c’était ‘mettre de l’huile sur le feu’.
Les chaînes de télé diffusaient des interviews d’expatriés français qui rendaient Charlie Hebdo responsable des menaces pesant sur eux et leur famille. La sécurité des ambassades de France dans les pays dit musulmans fut renforcée, des écoles françaises à l’étranger furent fermées quelques jours…
Charlie Hebdo était devenu plus dangereux qu’Al Qaïda. Mieux, Charlie Hebdo justifiait l’existence des groupes terroristes qui se réclament de l’islam. Des dessins vite qualifiés d’islamophobes légitimaient l’action d’assassins. La provocation venait de Charlie Hebdo, il était normal de s’attendre à des réactions violentes.
Le journal, qui respecte autant que possible les lois françaises sur la presse, était d’un coup sommé, y compris par des ministres français, de respecter des lois internationales et non écrites promulguées par quelques tarés prétendument musulmans. Quelles conclusions faut-il tirer de cet épisode ? Qu’il faut céder aux pressions des terroristes ? Qu’il faut aligner les lois françaises sur la charia ? Mais quelle version ? La plus sévère, évidemment. Ça limite les risques. »

Avant que ces lignes soient publiées, Charb était tombé sous les balles des frères Kouachi un matin de janvier 2015. Et à la suite des attentats de janvier 2015, alors que les funérailles des victimes étaient à peine terminées, le même propos se répandait : Charlie ne l’avait-il pas, quand même, un peu cherché ?

 

Libertés formelles et liberté philosophique

En désignant l’accusation morale d’« irresponsabilité » qui, finalement, fournit son motif et son excuse au bras armé des assassins, en l’opposant aux lois écrites gouvernant en France la liberté d’expression, Charb évoque un schéma classique. Ce schéma oppose les libertés formelles à la liberté philosophique. Il se trouve que cette opposition a souvent été utilisée pour réclamer la révision des libertés formelles au nom de la liberté philosophique.

Le schéma a ses variantes raffinées. Il fut utilisé par les critiques des droits de l’homme à la fin du XVIIIe siècle, puis par la critique marxiste reprochant aux dits droits leur abstraction. On en connaît des formes vulgaires, comme celle que cite Charb, qui se réfugient derrière un « oui mais » : « la liberté d’expression formelle, oui mais tout de même il ne faut pas exagérer ». De cette liberté formelle, il y aurait donc de mauvais usages, des usages irresponsables. Le schéma se répète ad nauseam, de l’affaire Rushdie à Theo Van Gogh, en passant par l’affaire Redeker.

Le fondement sur lequel prétend s’appuyer cet appel à la « modération », à la responsabilité, en réalité à la restriction (quand ce n’est pas à l’abolition) de la liberté d’expression formellement énoncée par la loi est loin d’être lui-même vulgaire. Il fut développé par la théorie philosophique classique de la liberté dont le penseur le plus puissant est Spinoza. La thèse principale, d’une rationalité absolue, est que sans un contenu consistant la liberté est une illusion. Plus une idée contient de force explicative, de substance, plus on est libre quand on la pense et quand on la prend pour boussole. Tout le monde, en fait, le sait : je suis plus libre lorsque j’agis en connaissance de cause, avec un maximum de connaissance, que lorsque j’exerce un choix arbitraire sans contenu véritable – aussi j’essaie toujours d’éclairer mes décisions le plus possible.

Et cette thèse est vraie. Je suis beaucoup plus libre quand je démontre un théorème, proposition nécessaire, que lorsque j’affirme une bêtise, proposition sans attache. Car lorsque je déroule une démonstration, rien ni personne ne me dicte ce que je fais et ce que je pense : je suis l’auteur de mes pensées et de mes actes. Nous avons tous fait cette expérience de la liberté par la force des raisons : un enfant qui a compris comment fonctionne une addition est dans une position divine d’absolue liberté. Et on comprend pourquoi Spinoza soutient que seul Dieu est absolument libre puisque son entendement est infini.

La liberté philosophique se pense donc en régime d’autonomie, elle repose sur la consistance du contenu. On pourrait caractériser cette liberté par la maîtrise. C’est une conception substantielle.

Schéma moralisateur et « vérité »

Comment le schéma moralisateur s’installe-t-il sur cette idée très forte, très élevée de la liberté, pour finalement conclure à l’irresponsabilité de Charlie Hebdo, de Rushdie, de Theo Van Gogh, des mécréants ? Comme il avait conclu naguère à l’irresponsabilité des opposants à Staline pour les envoyer au goulag, à celle de tous ceux qui méritaient le camp de rééducation ?

La conception philosophique de la liberté s’intéresse aux contenus. Mais ces contenus eux-mêmes ne peuvent être déterminés et appréciés que par une autorité critique immanente aux propositions et à leur production par la raison partagée : la raison partagée ne s’érige pas en pouvoir absolu de décider du vrai et du faux, elle n’a pas de référence extérieure, elle construit ses propositions de manière critique. C’est le champ de la connaissance et ses procédures qui en fournissent le terrain, les objets et le modèle. On établit un théorème par voie d’argumentation, une loi physique par voie d’expérimentation et de test, une connaissance historique par voie de critique, de croisement des sources, etc. Le contenu sur lequel s’appuie la liberté philosophique ne lui est pas fourni ex cathedra par une instance extérieure : il est le contraire d’un dogme, d’une parole dictée et imposée qui s’érige en sage et qui décide que d’autres, ceux qui ne pensent pas comme elle, sont des imbéciles, des irresponsables.

Dans l’affaire des caricatures publiées par Charlie-Hebdo, dans l’affaire Redeker et d’autres semblables, des demi-habiles s’érigent en sages : « La liberté d’expression, c’est très important, c’est sacré, mais il ne faut pas la galvauder, il ne faut pas en faire un mauvais usage ». Et lorsqu’on leur objecte que la loi définit expressément les abus de la liberté (et non ses mauvais usages), ils rétorquent qu’il ne s’agit pas de cela, qu’il faut réfléchir plus loin que le bout de son nez avant de « faire de la provocation »… Les demi-habiles ont les yeux fixés sur leur riche intériorité qu’ils érigent en référence, ils prennent des airs dégoûtés, se pincent le nez et finissent pas déclarer que, au nom de la liberté et de la haute idée qu’il convient de s’en faire, ils désapprouvent la publication de telles caricatures, la publicité de tels propos, et qu’il serait même bon de réclamer des poursuites contre leurs auteurs, une interdiction professionnelle par exemple. C’est ce que décrit Robert Redeker dans son livre Il faut tenter de vivre2.

Au nom de la plénitude de la liberté, de son plus haut degré que l’on pense détenir et qu’on se donne pour mission d’imposer, on abolit la liberté formelle, son plus bas degré. Cela peut se dire aussi avec des mots plus gros : au nom de Dieu on finit par tirer sur un homme à terre. Car pour récuser ainsi le plus bas degré de la liberté, il faut se prendre pour Dieu, parler du point de vue de la vérité absolue. N’a-t-on pas entendu le même argument au plus fort de l’époque stalinienne? La forme vide, occidentale, de la liberté et ceux qui s’en réclamaient n’étaient-ils pas dénoncés comme manquant de « conscience politique » ? Autrement dit encore : le mauvais usage de la liberté c’est celui avec lequel je suis en désaccord. Et au lieu d’user moi-même de la liberté pour critiquer ou réfuter ce qui me déplaît, je demande l’interdiction de sa publication car ce serait contraire à la vérité, à l’avant-garde, au progrès historique, au mouvement des masses, au progrès social, au Parti, à la parole de Dieu (ici peuvent prendre place différentes variantes de la divinité).

Voilà comment, à mon sens, fonctionnent les interdictions du blasphème, et la notion de blasphème elle-même : on admet qu’un dogme peut s’énoncer et s’imposer de l’extérieur sous la forme d’une parole que tous doivent tenir pour vraie. La notion de blasphème n’a de sens que dans une dogmatique. On comprend aisément alors pourquoi elle est étrangère à un régime laïque qui par définition ne s’autorise d’aucune transcendance, qui ne peut pas exister sans un espace critique, celui qui est mis en place notamment par les droits formels. Il n’y a aucun « droit au blasphème » dans un tel cadre politico-juridique puisqu’il n’y a de blasphème que pour ceux qui y croient. L’expression est libre, dans la limite du droit commun qui détermine textuellement et formellement les abus de cette même expression : articles 4, 5 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Préambule de la Constitution de 1958, articles, 23, 243, 29, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881, articles R 621. R 621.2 du Code pénal. Il faut donc rester intraitable sur le formalisme de la liberté d’expression, sur le droit de dire des choses fausses et même des bêtises4.

 

Le retournement subjectif victimaire et l’essentialisation des croyances comme propriétés des personnes

Mais avec ce rappel philosophique, on ne fait qu’effleurer le sujet. Car d’une part le délit de blasphème a bien disparu en France depuis la Révolution, comme le note Thierry Massis5. Et d’autre part, les législations pénalisant le blasphème sont en déclin dans les États de droit attachés aux libertés formelles, y compris non-laïques. On a vu récemment le Royaume-Uni, et dernièrement le Danemark abolir les leurs. La pénalisation d’une expression, d’une manifestation, d’un affichage, au seul motif que cela choque Dieu, ou que cela choque un discours transcendant que chacun serait tenu de respecter devient rare.

Faut-il en conclure que la persécution pour motif de blasphème a disparu ? Non, bien évidemment. On continue à menacer et à tuer au nom de dogmes. Mais il serait trop facile de mettre ces attentats sur le compte d’intrusions d’une barbarie dogmatique extérieure importée dans de gentils États de droit… Car c’est au sein même des États de droits, au sein même de leur législation que le délit de blasphème et son cortège de menées punitives refait surface sans dire son nom : sorti par la porte, il revient par la fenêtre, ayant changé d’habits.

On me dira que les menées punitives sont elles-mêmes des délits et des crimes, et poursuivies comme tels lorsqu’il y a violence ou contrainte sur des personnes ou atteinte aux biens. C’est vrai. Pourtant la demande de « punition », la revendication d’interdiction d’expression pour motif d’outrage à une religion, à un dogme, et cela devant les tribunaux, au nom de la loi elle-même, non seulement n’a pas disparu, mais elle se répand. Seulement elle a changé de nature et même de sens : devenue respectable, elle s’exerce aujourd’hui au nom du « respect » qui serait dû à une victime.

L’incrimination de blasphème et son retournement

Thierry Massis souligne ce tournant6. Et c’est ce que décrivent de manière très minutieuse et informée les récents travaux de Jeanne Favret-Saada7. La demande de poursuite pour « blasphème » (le mot lui-même a disparu des incriminations) ne s’exerce plus de manière inquisitoriale classique, sur une thèse qui présenterait objectivement un discours dogmatique s’autorisant à accuser et à persécuter : le schéma accusatoire à l’impératif au nom d’une autorité s’efface, il est retourné en plainte subjective. Nous n’avons plus affaire à des procureurs tonnant du haut de leur chaire contre des blasphémateurs : le scénario s’inverse. Les bourreaux de jadis se présentent comme des victimes : ce n’est plus un Livre sacré, ni Dieu qu’on prétend offensé, mais la sensibilité des croyants. On entre dans un schéma victimaire de subjectivation. Ce n’est plus ce que je juge contraire à la vérité qui est incriminé, c’est ce qui me choque subjectivement, ce qui me blesse.

Dans un article mis en ligne sur Mezetulle en juin 2016 intitulé « Les habits neufs du délit de blasphème », lui-même issu d’un livre alors en préparation et qui vient d’être publié8, Jeanne Favret-Saada retrace et analyse l’histoire sinueuse de la disparition de l’incrimination de blasphème en France. Cette histoire aboutit à la loi du 29 juillet 1881, notamment avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État ». C’est un moment crucial : l’évidence acceptée d’une autorité absolue et extérieure présentée sous régime objectif autorisant les poursuites, cette évidence tombe. Je cite JFS :

« Lors des débats parlementaires, l’inconsistance des objections cléricales est le fait le plus nouveau, ainsi que le plus stupéfiant : les locuteurs réalisent au moment même où ils parlent qu’ils ont cessé d’être crédibles, alors qu’ils l’étaient encore quelques mois plus tôt, au temps de l’Ordre moral. L’arrangement politico-religieux qui a rendu possible, durant tant de siècles, la criminalisation du blasphème, est soudain périmé, et il l’est une fois pour toutes. Car le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion. »

Le délit d’opinion religieuse en tant que tel est aboli. Mais JFS poursuit, passant à notre époque :

« Nul n’aurait pu imaginer le spectaculaire retournement de situation que nous vivons depuis le début des années 1980. Exploitant les virtualités ouvertes par une loi de 19729 contre le racisme, des associations dévotes issues de l’extrême-droite catholique – bientôt rejointes par une association ad hoc de l’Episcopat – obtiennent des condamnations pour « injure au sentiment religieux », « diffamation religieuse », ou « provocation à la discrimination, à la violence et à la haine religieuse ». Des juristes, parfois réputés, invoquent désormais un « droit au respect des croyances », élevé à la dignité d’un « droit fondamental de la personnalité », et, tant qu’à faire, d’une « norme constitutionnelle d’égale valeur à celle de la liberté d’expression ». Un siècle après sa disparition, le délit d’opinion religieuse a donc fait sa réapparition dans nos prétoires, sinon dans nos lois. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la sensibilité de ses fidèles : car si l’on parle encore de « blasphème », ce n’est plus dans les prétoires, où le terme n’a pas cours, mais dans le débat public ou entre dévots. »

Elle souligne que ce retournement a pris du temps. En 1984 Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès l’affiche du film de Jacques Richard Ave Maria pour « outrage aux sentiments catholiques ». En 1985, l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française et chrétienne (AGRIF) assigne Jean-Luc Godard, réalisateur de Je vous salue, Marie et son producteur pour « diffamation raciste envers les catholiques ». L’AGRIF perd son procès, mais elle inaugure une politique d’occupation perpétuelle des tribunaux, à seule fin de défendre les « sensibilités catholiques » contre toute production susceptible de les « blesser ».

Selon JFS, le point d’appui de ce retournement s’inspire de la loi du 1er juillet 1972 dans la mesure où cette dernière, dans la modification de la loi de juillet 1881, introduit la notion d’appartenance religieuse :

« […] les magistrats se révéleront rapidement incapables de distinguer entre les fidèles (qu’ils dotent d’une « sensibilité » devant être protégée) et leur religion : ainsi, par exemple, quand sont en cause une déclaration pontificale (qu’il s’agisse de l’antisémitisme chrétien ou du préservatif), ou un épisode fâcheux de l’histoire de l’Église. »

Elle s’interroge aussi sur la signification de la notion de « groupe de personnes » s’agissant d’une appartenance religieuse. Comment délimiter ces groupes ?10:

« la Convention européenne des droits de l’homme elle-même – encline depuis peu à protéger les « sensibilités religieuses » – a veillé à n’évoquer dans son traité que des individus. Dans la nouvelle loi française, au contraire, il est difficile de désigner avec certitude la cible (individuelle ou collective) que le prévenu est supposé viser : « tous les baptisés de l’Église catholique » (y compris les « progressistes » et ceux qui sont détachés de la pratique) ? les pratiquants ordinaires ? ou un très petit nombre d’entre les fidèles, les dévots qui se disent blessés dans leurs convictions ? ».

Enfin, elle soulève la question de la nature des associations pouvant se porter partie civile (art. 48.1 de la loi du 29 juillet 1881, modifiée par la loi Pleven qui introduit uniquement les associations de lutte contre le racisme, puis modifiée en 1990 pour y introduire celles qui combattent les discriminations religieuses).

« … les magistrats auront tendance à considérer les associations confessionnelles comme représentatives de la « sensibilité blessée » des « groupes de personnes » protégés par la loi. L’on peut tout de même se demander si le scandale ressenti par l’Association Saint-Pie X – et même par l’Episcopat – est celui d’un groupe particulier de fidèles ou de tous les « groupes de personnes » catholiques ? »

Elle conclut sur une note contrastée11 :

« Les magistrats français n’étaient nullement préparés à faire face à une inflation de procès en défense de la religion, surtout dans le cadre d’une loi antiraciste. Pendant une vingtaine d’années, ils prononcèrent les verdicts qu’ils purent : tantôt favorables à la liberté d’expression, bien qu’avec une motivation souvent fautive, tantôt privilégiant le « droit au respect des croyances », avec une argumentation non moins fragile. En 2002, l’arrivée dans les prétoires des associations musulmanes – pour une déclaration de Michel Houellebecq sur l’islam -, a prestement remis les pendules à l’heure : s’il faut reconnaître un statut égal à toutes les demandes religieuses, la magistrature française préfère se résoudre à la laïcité. Le jugement rendu en 2007 au procès intenté à Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures du Prophète Mahomet marque, on l’espère, la fin du chaos judiciaire – sinon des procès en défense de la religion. »

Du respect envers les personnes au respect envers les doctrines

Du point de vue philosophique qui m’intéresse ici et que j’ai esquissé au début de cet article, le problème posé est bien encore une fois une question d’intériorité : avec la notion de « sensibilité blessée » nous avons ici la juridisation d’un moment psychologique. En effet, les convictions religieuses deviennent une propriété constitutive de la personne, elles sont indissolublement incluses en elle et peuvent prétendre au même niveau de reconnaissance et de protection. L’appartenance religieuse ou d’opinion est considérée comme essentielle et peut donc prétendre à une protection en tant que telle12. On vérifie alors la pertinence de la rédaction du titre que j’ai emprunté à Charb : « Du respect érigé en principe » ; on glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes. L’affaire des caricatures montre que cette problématique ne concerne pas exclusivement la religion catholique et qu’elle offre un boulevard à l’intégrisme musulman, qui ne manque pas de s’en emparer. De manière générale, cette inclusion des croyances dans la personne essentialise les croyances et cela soulève une question philosophique passionnante.

En revanche, une législation formelle, extérieure, protège non pas les doctrines et convictions elles-mêmes, mais leur expression dans un cadre de droit commun qui pénalise l’injure et la diffamation, qui pénalise le fait de s’en prendre aux personnes elles-mêmes et non pas celui de s’en prendre à des croyances, à des opinions, à des doctrines. Dans la perspective classique des droits formels, l’expression du dénigrement de telle ou telle appartenance ou croyance, pourvu qu’elle s’exerce elle aussi dans les limites définissant l’injure et la diffamation, non seulement n’est pas incriminable, mais elle bénéficie de la même protection que l’expression des croyances et diverses appartenances ; la liberté d’expression est la même pour tous. Il n’y a donc de ce point de vue et dans ce cadre aucun délit dans une critique ou une satire, même virulente, même de « mauvais goût », d’une doctrine, d’une conviction.

 

« La France… respecte toutes les croyances »

Je terminerai en évoquant quelques difficultés.

Les lois dites mémorielles et le débat dont elles sont l’objet entrent évidemment dans ce champ. La question a été soulevée par des historiens, notamment dans un texte intitulé « Liberté pour l’histoire » paru dans Libération du 13 décembre 2005, dont voici un extrait :

« L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire
C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives ­ notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ­ ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.
Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique. »13

On retrouve ici la question de la liberté philosophique et de son apparente disjonction avec la liberté formelle exploitée pour faire taire un discours : les lois citées s’autorisent d’un contenu « vrai » pour restreindre une liberté. Mais ce que font remarquer les historiens est beaucoup plus intéressant : ils montrent qu’il n’y a plus de liberté philosophique si la liberté formelle d’expression est trop restreinte ou abolie. Si on n’a plus le droit de dire ou de supposer des propositions fausses, c’est tout simplement la recherche de la vérité qui est entravée : pour établir une proposition il faut pouvoir la falsifier, il faut pouvoir en douter. On voit donc que la conception formelle de la liberté, loin de s’opposer à la liberté philosophique, en est au contraire l’une des conditions. Ce que risquent de pertrurber des lois mémorielles, c’est la méthode scientifique elle-même : elles ont une conception extérieure de la vérité.

Je m’intéresserai finalement, excusez du peu, à un passage de la Constitution.

L’alinéa 1 de l’article premier de la Constitution de 1958 est ainsi formulé :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. »

Je m’interroge en effet sur la phrase « Elle respecte toutes les croyances ». Qu’est-ce que cela veut dire ? N’étant pas juriste, j’essaie de la comprendre avec mes propres lumières.

Il me semble que cela ne peut pas vouloir dire que la RF respecte les contenus des croyances. Car si c’était le cas, on pourrait fonder là-dessus une forme de reconnaissance publique des autorités religieuses à travers le respect de leurs dogmes, lesquels comprennent une mythologie, des propositions philosophiques, mais aussi des propositions à portée politique et juridique. Plus absurdement, il faudrait interdire d’enseigner par exemple que la Terre est sphérique car il y a des groupes qui croient qu’elle est plate, ou interdire d’enseigner la théorie de l’évolution au même motif. Je ne peux comprendre cette phrase que si elle a pour objet, non pas les croyances dans leur contenu, mais uniquement leur expression.

On peut aussi lire cette phrase (et cette seconde lecture est compatible avec la précédente) en comprenant qu’elle parle de la République, de l’association politique et uniquement de l’association politique. Les personnes ne sont donc pas tenues de respecter les croyances, de même qu’elles ne sont pas tenues d’être laïques alors que la République est tenue, elle, par le principe de laïcité. Si on lit de cette manière, il est alors infondé de poursuivre une personne ou un groupe de personnes pour non-respect de croyances, mais la République elle-même doit observer une réserve sur tous ces sujets. J’espère que c’est bien le cas, mais je n’en suis pas si sûre, ou plutôt je suis sûre que non…

Enfin je n’arrive pas à lever une objection sur la formulation très restrictive de ce passage. Respecter « toutes les croyances », c’est refuser ce même respect aux diverses espèces de non-croyance et donc installer une inégalité de principe entre les croyants d’une part et les non-croyants de l’autre. Sans compter qu’il peut y avoir des conflits absolus : faut-il privilégier la sensibilité du croyant qui se dit blessé par une déclaration d’athéisme ou bien la sensibilité de l’athée qui se dit blessé par l’affirmation qu’il existe un ou des dieux ? Dans ces cas, on peut craindre que ce soit la « sensibilité » du juge qui tranche.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’il serait préférable ou de ne rien dire, ou de remplacer cette phrase par la suivante :

« Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

 

Références

Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, Paris, Les Echappés, 2015.

Favret-Saada Jeanne, – Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015
– « Les habits neufs du délit de blasphème » par Jeanne Favret-Saada, Mezetulle, 14 juin 2016 http://www.mezetulle.fr/habits-neufs-delit-de-blaspheme/ .
Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988 Paris : Fayard, 2017.

Kintzler Catherine, Penser la laïcité, Paris, Minerve (2014, 2015).

Leclerc Henri, « Laïcité, respect des croyances et liberté d’expression », Legicom 55, 2015/2, p. 43-52.

Legicom n° 55, 2015/2  « Liberté d’expression et religion. Le point sur le droit applicable après les attentats de Charlie Hebdo ».

« Liberté pour l’histoire », collectif, http://www.liberation.fr/societe/2005/12/13/liberte-pour-l-histoire_541669.

Massis Thierry « Le droit au respect des croyances, un droit fondamental de la personnalité ? » Legicom 55, 2015/2, p. 53-57.
– « La foi et la liberté d’expression », Legicom 54, 2015/1, p. 69-75.
– « Le droit au respect des croyances, un droit fondamental », lemonde.fr, 23 déc. 2011, http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/12/23/le-droit-au-respect-des-croyances-un-droit-fondamental_1621998_3232.html#tMjQuHgbbtr7sr7V.99

Monfort Jean-Yves, « Liberté d’expression, loi de 1881, et respect des croyances : une cohabitation impossible ? », Legicom 55, 2015/2, p. 29-35.

Redeker Robert, Il faut tenter de vivre, Paris, Seuil, 2007.

 

Notes

1 Paris : Les Echappés, 2015, p. 56.

2 Robert Redeker, Il faut tenter de vivre, Paris : Seuil, 2007.

3 Art. 24 : incitation à la haine, à la violence contre des personnes, apologie du crime. Mais l’article 24bis (dont la 1er introduction date de 1990) introduit un délit de nature différente : la « contestation » d’une vérité historique, c’est pourquoi je l’exclus de cette énumération.

4 Voir note précédente : l’art. 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 introduit un délit de contestation et non pas seulement un délit d’apologie ou d’incitation.

5 Article « Le droit au respect des croyances, un droit fondamental de la personnalité ? » Legicom n° 55 2015/2, p. 53-57.

6 « l’atteinte au droit du respect des croyances n’est pas une résurgence du délit de blasphème, supprimé à la Révolution », art. cité voir réf. Note précédente.

7 Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris ;Fayard, 2017. Jeanne Favret-Saada est anthropologue ; ancienne directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a publié de nombreux ouvrages, notamment Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015. Voir sa bibliographie et des textes en ligne sur le site de l’EHESS http://gspm.ehess.fr/document.php?id=1408

8   « Les habits neufs du délit de blasphème » par Jeanne Favret-Saada, Mezetulle, 14 juin 2016.

9 Loi dite Pleven du 1er juillet 1972, modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48).

10 Ainsi, art. 24, al. 5 : « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » seront condamnées à une peine de prison et/ou d’amende aggravée. – C’est moi qui souligne.

11 On peut rappeler aussi le constat allant dans le même sens, au sujet de la jurisprudence, présenté par Henri Leclerc dans son article « Laïcité, respect des croyances et liberté d’expression », Legicom 2015/2 (N° 55), 43-52.

12 C’est ce que soutient notamment Thierry Massis, voir article cité à la note 5.

13 Texte signé initialement par Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. Accessible en ligne http://www.liberation.fr/societe/2005/12/13/liberte-pour-l-histoire_541669 . Le délit de presse de « contestation » ou de négation d’un crime contre l’humanité est introduit en 1990 par un article 24bis dans la loi du 29 juillet 1881.