« Vie de ma voisine » de Geneviève Brisac, lu par S. Prokhoris

Comme quand on lit…

Sabine Prokhoris propose une lecture du dernier livre de Geneviève Brisac, Vie de ma voisine (Grasset, 2017). Autour d’une question – mémoire et vérité : que peut la littérature ? – on prend la mesure d’un « voisinage » profond et fondamental et de tous les voisinages risqués qui sont le prix du vrai.

« Trouver les mots pour dire ce qu’on a sous les yeux – comme ce peut être difficile. Mais quand ils viennent, ils frappent le réel à petits coups de marteau, jusqu’à en dégager l’image comme sur une plaque de cuivre. »

Walter Benjamin

Naissance d’un livre

Vie de ma voisine. Une transmission. Une transmission qui opère par l’invincible énergie d’une œuvre d’art qui, à chaque ligne de l’admirable récit polyphonique qu’a composé Geneviève Brisac, se tient au plus près d’une tâche vitale, d’une tâche de vérité redoutablement exigeante : sauvegarder, et maintenir vivant, actif dans la « gélatine lumineuse des mots qui nous permet d’inventer et de répéter les histoires. Cette merveilleuse gelée transparente dans laquelle l’écrivain capture les êtres et les rend éternels », un fragment de réel.

Pas n’importe quel réel cependant : le réel d’une vie singulière, celle de Jenny, fille de Rivka et de Nuchim Plocki, venus de Pologne en France dans les années 1920, assassinés à Auschwitz en 1942. Une vie prise, à l’âge tendre des promesses du futur, dans la tourmente la plus monstrueusement destructrice de l’histoire du XXe siècle européen, dans ses espérances révolutionnaires trahies aussi, plus indirectement – Jenny Plocki est née en 1925. Une vie tout entière gouvernée, activement, par la confiance – cet élan, ce pari –, et par la clairvoyance – cette humilité, cette douleur. Le cœur intelligent. C’est-à-dire le courage, la générosité, qui permettent de donner corps et sens à ces mots des parents, griffonnés en yiddish dans le wagon à bestiaux, puis confiés au cheminot inconnu qui, fol espoir, recueillera peut-être sur la voie ce bout de papier et le fera parvenir à ses destinataires : « vivez et espérez ». Le geste miraculeux a effectivement eu lieu. Et ce livre, une épopée au sens le plus exact du terme, en relaie et en revivifie, pour nous lecteurs devenant à notre tour dépositaires de cette histoire, l’impact salvateur prodigieux. Épopée : le dit qui sauve de l’oubli les faits et gestes des humains héroïques – de tous ceux, innombrables, qui ne se dérobent pas à ce que le monde requiert d’eux, qui « font ce qu’ils peuvent ». Tels sont les « héros » ; car « ils comprennent ». Ils comprennent ce qu’être un humain – un Mensch dit le yiddish – signifie et demande. Épopée, ou « poésie en acte »1, selon la formule de Gregory Nagy : une voix dont la puissance est d’accueillir en elle et de faire résonner, au présent et vers le futur, de nombreuses autres voix.

Par un de ces hasards bénis dont il arrive que la vie nous gratifie, Jenny Plocki et Geneviève Brisac se rencontrent, quand l’écrivain emménage dans l’immeuble où, depuis de nombreuses années, vit Jenny. Entre les deux femmes, une troisième, disparue, Charlotte Delbo, que connut Jenny. Jenny a entendu Geneviève Brisac l’évoquer à la radio. « Je veux vous parler de Charlotte Delbo », lui dit-elle, timide, devant l’ascenseur de l’escalier D, « je la connaissais ». Charlotte Delbo relie ces deux femmes. Charlotte Delbo qui revint de cette zone de l’innommable, nommé pourtant dans une œuvre déchirée de poèmes capables, par l’énergie rythmique qui les fait s’arracher à l’anéantissante horreur d’Auschwitz, et s’en charger, de signifier le vrai : « Chaque jour un peu plus/ je remeurs/ la mort de ceux qui sont morts/ et je ne sais plus quel est vrai/ du monde-là/ de l’autre monde là-bas ». Résonnent alors, troublant écho anticipé, les mots de Dante, disant la sortie du neuvième cercle de l’enfer : « Je ne mourus pas, et ne restai pas vivant : juge par toi-même, si tu as fleur d’intelligence, ce que je devins, sans mort et sans vie. »

Charlotte Delbo. Jenny Plocki. Geneviève Brisac.
À partir de là, telle une flamme, naîtront une conversation, une amitié. Et ce livre, Vie de ma voisine.

Si près, si loin

Un titre, qui d’emblée donne le ton. Car les « Vies » sont un genre littéraire fondateur, où l’enjeu de transmission se noue à ce que peut enseigner à quiconque l’irréductible et inventive énigme d’expériences singulières aux prises avec le monde. On pense aux Vies parallèles, Vie de Rancé nous traverse l’esprit, et le Villon d’Ossip Mandelstam. Bien d’autres textes, plusieurs brefs portraits que Virginia Woolf brossa, comme à l’aquarelle, de figures d’écrivains, des femmes souvent. Un livre précédent de Geneviève Brisac, Loin du paradis – Flannery O’Connor2 : une vie là encore, celle de l’auteur de ce bref et glaçant roman : La Sagesse dans le sang3, et de nombre de nouvelles qui ne le sont pas moins, Les braves gens ne courent pas les rues entre autres, qui donne son titre à un recueil. Elle surgira d’ailleurs, au détour d’une phrase, dans Vie de ma voisine, « Flannery O’Connor qui n’a rien à faire ici sinon de nous protéger de la banalité du mal » écrit G. Brisac. Cette fois cependant, pas de nom propre – les noms viendront au cours du récit, et ce seront des voix –, encore moins celui d’un homme illustre. Deux mots simplement : « ma voisine », qui disent l’espace entre ces deux femmes, et la respiration d’un lien, empli de luminescente aura si « l’aura est l’apparition d’un lointain, aussi proche soit-il »4 . Proximité et distance : « Je me trompe chaque fois de palier. J’imagine que son logement est au-dessus du mien, et je me perds. Je me perds dans cet escalier de bois étroit qui mène de chez moi à chez elle. Cela semble simple, et cela ne l’est pas. », écrit Geneviève Brisac.

Sauver la vérité

Cela semble simple et cela ne l’est pas.

Comment parvenir en effet, par « le seul pouvoir des mots écrits », à « faire entendre » et « sentir », à « faire voir », comment créer la vision vraie qui éveillera chez ceux qui liront, et comprendront, le « sentiment d’une inévitable solidarité, […] qui unit les hommes les uns aux autres, et l’humanité tout entière au monde visible », selon les paroles de Conrad définissant le but, « difficilement accessible », de « l’ouvrier de l’art »5 ? Défi artistique, défi humain et politique. Et pari d’autant plus incertain que la marche de ce récit va s’avancer au plus près de ce qui, dans une Histoire déjà plus si récente, et que le temps éloigne de plus en plus vite de nos contemporains, a voulu détruire de tout cela : par l’extermination programmée – la destruction des juifs – par la falsification assassine. Falsification, un mal qui sévit toujours, plus ou moins à bas bruit : le négationnisme, quelquefois masqué sous la figure plus présentable d’un relativisme intellectuel6 de bon ton, est un poison toujours actif, comme le mensonge insidieux des demi-vérités, prospérant sur l’oubli. Jusque sur le site d’Auschwitz : « La visite, ça a été dur. Je cherchais des signes de la présence de mes parents partout. Mais dans le camp principal, sur le mur des photos d’identité, ne figuraient que des Polonais. Et le mot Juif n’était pas écrit. », dit Jenny, et ses mots, dans la nacelle de l’écriture de Geneviève Brisac, sont une déflagration de vérité.

Que la question de la vérité soit au cœur du propos de ce livre, dans lequel l’écrivain « réinvente le plus loyalement possible la vie de Jenny », en atteste le soin extrême pris par Geneviève Brisac, autant que par son héroïne, à d’abord établir, avec exactitude et précision, des faits. Assurer, autant que faire se peut, l’appui pris sur divers éléments, si fragmentaires soient-ils, de « vérité historique », pour reprendre ici les mots du Freud de « Constructions dans l’analyse »7 : documents, archives historiques autant qu’elles sont intimes – telle l’étoile jaune soigneusement conservée, et le récit précis que fait Jenny des conditions monstrueusement cyniques du port de ce stigmate –, indices, preuves : tout ce qui est requis dans l’enquête historique8, est ici convoqué. L’art de l’écrivain s’arrime à cela, tout autant qu’aux moyens précis qui lui permettront de secréter cette « gélatine » d’éternité » afin de maintenir vivace le vrai ainsi rescapé. Et bien sûr, s’agissant de l’entreprise criminelle nazie – assassinat et effacement des traces de ces assassinats –, on mesure à quel point c’est là affaire vitale. L’historien et grand lecteur de littérature Carlo Ginzburg, méditant sur les liens compliqués entre la mémoire et l’inévitable oubli, et sur la clarté plus impérative encore de l’exigence historique à une époque où s’affaiblit la mémoire de la Shoah, puisque disparaissent peu à peu les témoins directs et indirects de l’événement, note, lisant Nietzsche à rebrousse-poil pourrait-on dire, que « la notion de vérité est une notion sans laquelle l’espèce humaine n’aurait pas pu survivre »9. Remarque à entendre en relation bien sûr avec ces paroles :

« La disparition des survivants implique forcément une mémoire affaiblie, donc un certain oubli. Je ne suis qu’un témoin indirect, et pourtant je me souviens du numéro tatoué sur le bras de Primo Levi, ou même de ce numéro inscrit sur le bras d’un inconnu installé à la table d’un café de la place Royale à Bruxelles. La possibilité de ces rencontres va disparaître, la mémoire des événements dont ces individus portaient témoignage dans leur corps sera peu à peu atténuée. »

Dans l’après-coup de la Shoah, et aujourd’hui dans un contexte politique emporté par la puissance redoutable des alternative facts, dans un climat intellectuel également où la question de critères du vrai indépendants de ce que profère tel ou tel maître à (ne pas) penser passe pour obsolète sinon réactionnaire10, cela résonne très fortement.

Donc la vérité.

Que peut l’art alors, et comment, pour que les mots, les mots qui peuvent on le sait servir au pire, délivrent la vérité ? Que peut l’art de l’écrivain quand, comme dans ce récit – improprement désigné par plusieurs critiques comme « roman » –, il prend le parti de ne pas passer par les chemins plus familiers de la fiction, capable aussi, bien sûr, mais plus librement, de vérité, mais par la porte étroite de la fidélité aux faits ? « Reprenons les faits. Ces faits qui glissent sur nous, nous échappent, que nous oublions et ré-oublions encore. » Un défilé escarpé, une contrainte inflexible ici, mais pleinement confiante pourtant dans la force de l’imagination (re)créatrice : « Je peux presque voir l’enfant aux grands yeux, fascinée par la voix calme et profonde de son père, accrochée aux jupes de cette mère résolue qui crie facilement et refuse les caprices. », lisons-nous. Alors nous entendons, et nous voyons, nous aussi. Et plus tard, la rafle : « J’imagine ce 16 juillet. J’essaie ».

Une contrainte qui, alliée à l’impérieuse nécessité d’imaginer pour comprendre, apparente ce récit d’un côté à ce que requiert la tâche du traducteur : une scrupuleuse fidélité ; de l’autre à l’art du narrateur/du conteur qu’évoque Walter Benjamin11 : l’audace de réinventer. D’un côté comme de l’autre – traduction, récit –, c’est de mémoire et de reviviscence qu’il s’agit, et des formes vives de la transmission. Ajoutons ici que l’affaire de la traduction se révélera doublement centrale dans la vie de Jenny, intimement reliée, avancerons-nous, à celle de la lecture, au sens le plus concret et le plus complet du terme, puisque Jenny apprit à lire à des générations d’enfants.

Le frêle esquif du mot humain

Que peut l’écrivain, donc ?

Pour tenter de répondre, au moins en partie à cette question observons comment ce livre est écrit. En nous guidant sur cette remarque d’Ossip Mandelstam, évoquant « le frêle esquif du mot humain dans la haute mer ouverte du futur ». Il ajoute ceci :

« Comment équiper cette barque pour une longue route, sinon la charger de ce qui est nécessaire pour un lecteur lointain et tellement précieux ? Encore une fois j’assimile le poème à une barque funéraire égyptienne, tout y est en réserve pour la vie, rien n’est oublié dans cette embarcation »12.

Comme on sait, dans le rituel funéraire de l’ancienne Égypte la barque devait conduire le mort très loin, vers le soleil. Aussi ces embarcations n’avaient-elles rien de petites felouques propres seulement à voguer sur le Nil, mais étaient-elles bâties pour la navigation hauturière. Saisissante et magnifique espérance.

Vie de ma voisine est une telle barque hauturière, solidement construite dans la matière poétique d’une prose rebrodée de fragments de poèmes – autant de voix qui s’entrelacent à celles de Jenny, de Geneviève Brisac, à celles de Rivka et de Nuchim, les parents, à celles de tous et toutes les autres dont les mots se tissent dans ce récit. Une matière elle-même tramée des rythmes d’une versification souterraine – c’est là du reste un trait stylistique récurrent dans l’œuvre de G. Brisac –, que l’on entend pourtant, pour peu que l’on adopte le bon tempo dans la lecture : s’arrêter le moins possible, lire lentement, et même, pourquoi pas ?, à voix haute de temps en temps. « Je suis entrée, passant dans un autre monde. / Un autre temps ». On écoute, et c’est comme le début d’un poème, ou d’une chanson peut-être ; et puis de loin en loin, « points brillants »13 qui sont autant de sources de l’énergie du texte, de brèves formules, entrelacées au récit, un mot seul parfois, comme portés par un chœur : dans une page consacrée à l’oncle enthousiasmé par la Révolution d’octobre, parti la rejoindre en 1917, disparu dans des purges en 1927, nous lisons/entendons : « Les meurtres, la spirale épouvantable des crimes et de mensonges. / Assassiné. » Le livre tout entier est rythmé et porté par cette houle métrique, qui traduit et donne vie à une très savante structure d’entrelacs : entrelacs et enchâssement de voix, entrelacs et enchâssements de temporalités, noués ensemble par un usage complexe et véritablement virtuose de l’alternance des temps verbaux.

Le passage incessant d’un bout à l’autre du texte du présent de l’indicatif aux différentes formes de passé, de l’imparfait au passé composé selon la voix qui raconte et l’objet du récit, permet ces bonds vertigineux d’une temporalité historique à une autre. D’autant plus concrètement que souvent, lorsqu’il est question de la vie de Rivka et de Nuchim par exemple, un verbe conjugué au présent se trouve emboîté dans le passé, c’est « le présent du passé » comme dit Saint Augustin, évoquant le « grand palais de sa [ma] mémoire. » Par la grâce de cette subtile trouvaille d’écriture, audacieuse dans sa simplicité, et maniée avec une précision d’horloger, l’écrivain parvient tout à la fois à « plonger dans les souvenirs d’une autre » qu’elle-même et à nous raconter cela, sans s’interposer entre la voix qu’elle choisit de nous donner à entendre et notre lecture, tout en en demeurant pleinement présente pourtant, telle Shéhérazade. Mais plus que tout, l’invention littéraire des formes de ces entrelacements rend possible d’accueillir avec amour et générosité un espace-temps dans un autre. Ainsi son espace-temps à elle qui écrit dans l’ici et maintenant des saisons qui passent, au calme d’une cour parisienne plantée d’un cerisier, se relie-t-il dès l’ouverture du livre à celui de sa voisine : par « la violence des deuils », par le message de Jenny offrant les mots d’une autre écrivain14 qui rédiment la mort des proches. Et ce lien habité de temporalités multiples va peu à peu se peupler de présences ; il appelle aussi la nôtre puisque par ce texte, nous sommes invités à être là, à accueillir tous ces temps, toutes ces vies : autrement dit à lire. « Un autre espace-temps surgit. Comme quand on lit, comme quand on aime, comme au cours de certaines promenades », écrit Geneviève Brisac. L’acte qui sait créer ces translations, portées par la « gélatine lumineuse des mots » que nous évoquions en commençant, est l’acte, ardu et mystérieux, de l’artiste : un « acte d’amour généreux, particulier », écrit aussi G. Brisac.

S’éclaire alors pleinement le sens de cette phrase que nous citions plus haut : « Cela a l’air simple, mais ça ne l’est pas ». Geneviève Brisac se perd dans l’escalier qui mène de chez elle à chez sa voisine, on comprend maintenant pourquoi, mais son art ouvre un chemin sûr, qui se guide, aussi, sur le pas ferme de Jenny. Cette pédagogue rare dit Geneviève Brisac, qui a toujours commencé par apprendre aux enfants, en même temps qu’à lire, à trouver et à retrouver leur chemin. C’est le cœur de sa propre expérience qu’elle leur transmet ainsi, comme l’a fait pour elle sa mère Rivka, tenant la main de son père Nuchim au Vél d’Hiv au moment où les parents décident ensemble de confier leurs deux enfants à la vie, eux-mêmes tout au bord de l’abîme déjà.

Geneviève Brisac invente ainsi, tramé au style indirect libre, un style direct en déplacement constant, guillemets abolis car les voix passent sans cesse l’une dans l’autre, se font place, parfois se superposent, sans jamais se confondre pourtant. On sait toujours qui parle, mais les enchâssements et mouvements que tresse l’écriture, telle une chorégraphie de voix, sont à la fois si fluides, si rapides et si doux, que le timbre de l’une résonne, bien souvent, comme un écho porté/porteur dans le timbre de l’autre – des « hommes-échos » il est d’ailleurs question dans Vie de ma voisine. Lien de sympathie profonde entre ces voix ici rhapsodiquement assemblées, bien plus que d’empathie – nulle confusion des expériences et des emplacements. Lien qui se vit dans la simplicité de « ceux qui comprennent », c’est-à-dire qui voient, qui entendent, qui sentent, et acceptent ainsi de participer d’un continuum humain que rien ne peut abolir – mais qu’on peut vouloir ignorer.

Continuum véritable a fortiori entre l’écrivain dont l’art lumineux capture si délicatement cette histoire pour la faire immortelle, et sa voisine Jenny Plocki, autour d’une commune confiance dans l’énergie durable de la vérité – et ce mot « énergie », tel un leitmotiv, scande d’ailleurs le récit. Autour aussi d’une immarcescible résistance aux abandons qui renonceraient à faire pièce au désastre.

La confiance, ce risque

Cette confiance est un courage. Elle forme le cœur battant du récit de G. Brisac, redoublant le courage et la confiance de Jenny, la fille de la mère « la plus fiable du monde ». Un épisode de l’enfance de Jenny : opérée des amygdales ; sa mère travaille, doit la laisser seule. « Je reviendrai te chercher dans quelques jours, quand tu pourras sortir, dit-elle à sa fille, qui sait que c’est vrai, qui reste toute seule dans son petit lit d’hôpital sans moufter, sans craindre désormais d’être abandonnée. » Quelques années plus tard, et cela forme le centre irradiant du récit de G. Brisac, la rafle du Vél d’Hiv emporte la famille. Mais parce que les enfants sont français, car nés sur le sol français, ils peuvent sortir : se séparer alors de leurs enfants, telle sera la décision silencieuse, libre d’hésitation, des parents. « Il est évident à cet instant que la décision de Nuchim et Rivka choque. Il est possible que certains en soient même indignés. Abandonner ainsi ses enfants », écrit G. Brisac, accueillant dans la sienne la voix de Jenny, et le brouhaha confus des indignés aveugles. Décision prise, Rivka se met à parler, elle parle, parle, parle, transmet, tout qu’elle sait à sa fille. « Et l’exercice a été profitable pour sa fille Jenny qui pour toujours se doit d’être à la hauteur de cette transmission particulière. De cette preuve d’amour sidérante. », écrit encore G. Brisac. Et l’on sent que tout son livre, sa barque égyptienne, prend lui aussi appui sur cela, sur ce moment si puissant. Puissant au point de porter jusqu’à nous, et au-delà, cette embarcation capable de traverser les temps.

Puis les parents disparaissent. Arrive, plusieurs mois plus tard, la lettre écrite en yiddish. Cette lettre, Jenny dira avoir attendu plus de quarante ans pour la faire traduire : immense confiance dans la durée vivante. Et l’on songe à ces mots de W. Benjamin, évoquant à propos d’Hérodote l’art du narrateur/du conteur, voisin de l’art du traducteur. Le conteur/le narrateur dont les récits ressemblent « à ces graines enfermées hermétiquement pendant des milliers d’années dans les chambres des pyramides, et qui ont conservé jusqu’à aujourd’hui leur pouvoir germinatif »15.

« Vivez et espérez », écrivait Nuchim à ses enfants. Jenny n’a cessé de faire cela, et d’apprendre à des centaines d’enfants à vivre et à espérer. Jenny aussi qui, et sans doute est-ce cela qui a ouvert un espace possible, puis devenu nécessaire, au livre de G. Brisac, a traduit le livre de Rudolf Vrba : Je me suis évadé d’Auschwitz16. C’est un récit effrayant, écrit par un homme d’une énergie vitale peu commune, le récit d’un témoin direct, qui ne masque rien de l’horreur à laquelle il a survécu.

« La traduction m’a définitivement libérée, dit Jenny, à propos de ce livre presque insupportable tant il n’épargne aucun détail à ses lecteurs. J’ai sans doute, bien tardivement, à travers ces pages, accepté l’assassinat de mes parents, page à page, mot à mot. », écrit G. Brisac. « Accepter » ici, ce n’est bien sûr pas rendre « acceptable » le crime. Cette délivrance par le courage de traduire, de traduire ce témoignage précisément, d’accomplir ainsi cet « acte d’amour particulier » analogue à celui de l’écrivain qui composera plus tard Vie de ma voisine, résonne avec le message en yiddish du père relayant la transmission maternelle. S’acquitte dans et par cet acte de traduction – un acte véritablement intrépide – une immense et imprescriptible dette de vie : la dette contractée jadis au Vél d’Hiv envers Nuchim et Rivka. Car dans l’intimité traductive – « page à page, mot à mot » –, Jenny accompagne ses parents disparus, ils ne sont plus seuls, abandonnés dans la nuit et le brouillard d’une horreur innommée. À son tour leur enfant, devenue cette femme intensément vivante impliquée cœur et âme, et chaque jour de sa vie, dans le monde partagé, cette femme qui n’a cessé d’œuvrer à transmettre à des générations d’enfants ce qu’il y a de plus fondamental – savoir lire, savoir s’orienter –, en ne se dérobant pas à cette transmission terrible, prend par la main Rivka et Nuchim, et les ramène à nous. Elle ramène à la lumière la douleur infinie de leur abominable mort.

On prend alors toute la mesure de ce que signifie de si profond, de si fondamental entre Jenny Plocki et Geneviève Brisac ce « voisinage » – et tous ces voisinages risqués qui sont le prix du vrai.

Si nous acceptons de lire, de lire vraiment ce livre, de voyager avec lui, nous apprendrons, heureux, que « tout y est en réserve pour la vie, [que] rien n’est oublié dans cette embarcation. »

Notes

1 – Gregory Nagy, La Poésie en acte – Homère et autres chants, Belin, 2000.

2 – Paru chez Gallimard en 1991 dans la collection « L’un et l’autre », réédité aux Éditions de l’Olivier en 2002.

3 – John Huston en fit un film sombre et magnifique, intitulé en français Le Malin.

4 – Walter Benjamin, Archives, trad. Philippe Ivernel, Klicksieck, 2011, p. 53.

5 – Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, trad. Robert d’Humières, Gallimard, « L’imaginaire », p. 12-13 pour toutes les citations.

6 – Dans les suppléments du dvd du film de Marcel Ophuls Le Chagrin et la Pitié, un court documentaire montre un échange entre M. Ophuls et des étudiants de Princeton, dans les années 1970, d’où il ressort que pour ces jeunes gens, la Shoah n’est qu’un crime historique parmi d’autres, et qu’en outre à Nuremberg ce sont des vainqueurs qui ont jugé des vaincus –des victimes en somme de l’inique loi du plus fort. Par ailleurs, on se reportera sur ces questions aux analyses de l’historien Carlo Ginzburg, notamment « Unus testis », in Le Fil et les traces, trad. Martin Rueff, p. 305-334, et Rapports de force, trad. Jean-Pierre Bardos, Gallimard/Seuil, 2003.

7 – Sigmund Freud, « Constructions dans l’analyse », trad. E.R. Hawelka, U. Huber, J. Laplanche, in Résultats, idées, problèmes, II, Puf, 1985, p. 269-282.

8 – Sur ces différentes notions en histoire, voir en particulier les travaux de Marc Bloch, notamment Apologie pour l’histoire ou Le métier d’historien, Armand Colin, 2012, et ceux de C. Ginzburg,

9 – Entretien de C. Ginzburg avec Charles Illouz et Laurent Vidal, « L’historien et l’avocat du diable », Genèses n° 34, Belin, 2004, p. 112-129. La citation qui suit provient du même entretien.

10 – Sur cette question, voir François Rastier, Naufrage d’un prophète – Heidegger aujourd’hui. Je me permets de renvoyer aussi à mon livre Au bon plaisir des « docteurs graves » – À propos de Judith Butler, Puf, 2017.

11 – Walter Benjamin, « Le Conteur » in Œuvres III, trad M. de Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch Gallimard, « Folio », 2000, p. 114-151. W. Benjamin est aussi l’auteur d’un essai intitulé La tâche du traducteur.

12 – Ossip Mandelstam, De la poésie, trad. Ch. Mouze, La Barque, 2013, p. 51.

13 – J’emprunte cette image à H. Bergson, qui l’emploie pour parler de la force vive qui anime certains souvenirs dans la nébulosité de nos mémoires.

14 – Scholastique Mukasonga, écrivant ceci : « La mort des nôtres, et nous n’y pouvons rien, nous a nourris, non pas de rancœur, non pas de haine, mais d’une énergie que rien de pourra briser. Qu’on ne vienne pas me parler de deuil si ce mot signifie que les tiens s’éloignent, au contraire, ils sont à tes côtés pour te donner le courage de vivre et de triompher des épreuves. Ils sont à tes côtés, tu peux compter sur eux. »

15 – W. Benjamin, « Le conteur », op. cit., p. 125.

16 – Poche 2004, trad. par Jenny Plocki et Lily Slyper.

© Sabine Prokhoris, Mezetulle, 2017.

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