La maternité : quelle « évidence » ?

Remarques sur un échantillon de rhétorique judiciaire au sujet d’un cas de GPA

Prétendre que l’accouchement ou les « faits biologiques » suffisent à fonder le statut de mère conduit à des aberrations. Non seulement c’est négliger les composantes non-biologiques de la maternité, mais c’est vouloir que « la nature » institue le droit. C’est oublier que la filiation – réalité historique révélant l’état d’un droit – ne s’est jamais articulée de manière simpliste à une nature inaltérable. C’est prétendre, sur des fondements à la fois confus et contradictoires, à une souveraineté transcendante et extra-territoriale.
Voilà ce que montre, entre autres, Sabine Prokhoris, par cette analyse implacable d’un arrêt de la Cour d’Appel de Dijon au sujet d’un cas de GPA. Le démontage minutieux, auquel elle procède, de ce monument d’ignorance, de contradiction et d’idéologie, si réjouissant qu’il soit pour l’esprit, ne laisse pas d’être inquiétant.

« Sur la portée du consentement de la mère biologique : […] Son consentement initial dépourvu de toute dimension maternelle subjective ou psychique, prive de portée juridique son consentement ultérieur à l’adoption de l’enfant dont elle accouché, un tel consentement ne pouvant s’entendre, sauf à représenter un détournement de la procédure d’adoption – et sachant que rien ne peut altérer le fait d’une maternité biologique –, que comme celui d’une mère à renoncer symboliquement et juridiquement à sa maternité et en particulier dans sa dimension subjective ou psychique.»1

Mater certissima ? Difficultés

Sur une question aussi importante, dont on sait à quel point elle est controversée, on aimerait comprendre ce que signifie exactement la phrase compacte et alambiquée qui prétend fonder la position (juridique ? vraiment ?) selon laquelle le consentement d’une femme adulte et saine d’esprit à l’adoption de l’enfant qu’elle a porté est nul et non avenu. Cette prose, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas d’une très grande clarté, concerne, on l’a compris la gestation pour autrui.

Essayons de mettre à plat les termes de cette démonstration embrouillée.

Question subsidiaire : comment se fait-il qu’elle le soit autant (embrouillée), alors que, d’après les auteurs de ce chef d’œuvre de complication rhétorique, tout devrait être extrêmement simple, puisqu’ils considèrent qu’il suffit de savoir que « rien ne peut altérer le fait d’une maternité biologique » pour que le débat soit, d’un point de vue juridique selon eux, définitivement clos ? Peut-être serait-ce que déjà, cette affirmation placée entre tirets – tirets dont la fonction ici est de rappeler une « évidence » fondatrice – n’est pas absolument probante, ni quant à son contenu, ni quant au statut exact qui est le sien. Nous reviendrons sur ce point.

Examinons, pour tenter de démêler cet embrouillamini, la structure de ce raisonnement, ainsi que l’usage qu’il fait des termes qu’il utilise.

Il s’agit donc d’évaluer le consentement de la « mère biologique ».

On sait qu’en droit, suivant le vieil adage du droit romain « mater semper certa est », la mère est celle qui accouche. Cet adage se fonde sur une évidence sensible, celle de la grossesse (pas toujours si évidente d’ailleurs, pour la mère comme du coup pour son entourage, comme le démontrent les cas de dénis de grossesse) et de l’accouchement. Pour ce qui est du père, jusqu’à l’époque récente des tests ADN, qui font intervenir la biologie capable de lever toute incertitude sur ce (seul) plan, il n’en allait pas de même.

De la filiation maternelle : une casuistique complexe

Notons cependant que, dans certaines situations, cet état de fait (accoucher d’un enfant) pourra ou même devra2 se doubler d’une reconnaissance par la mère de l’enfant dont elle a accouché3. Ce qui d’un point de vue juridique – tenons-nous en à ce seul aspect pour le moment –, situe la maternité sur un plan qui n’est pas exclusivement le plan dit ici « biologique » , mais sur celui d’une décision qui doit être juridiquement actée : l’acte de reconnaissance. Reconnaissance maternelle qui doit néanmoins, dans l’état actuel de notre droit, être reliée au fait matériel de l’accouchement : en effet, si une femme peut adopter l’enfant de son conjoint, et depuis la loi Taubira dite du mariage pour tous celui de sa conjointe, elle ne peut pas le reconnaître. La possibilité de reconnaissance d’un enfant avec lequel il n’existe pas de lien biologique n’existe que pour un homme : il est présumé être le père de l’enfant dont accouche son épouse, et dans les cas d’insémination avec donneur (on sait alors que le lien biologique avec l’enfant à naître n’existe pas), le mari de la mère est également présumé être le père – il n’aura pas à adopter l’enfant, simplement à le déclarer à l’état-civil comme sien.

Par ailleurs, remarquons qu’on ne peut pas légalement contraindre une femme ayant décidé d’accoucher sous x à reconnaître sa maternité répudiée (pourtant si irréfragable d’après le texte dont nous tentons de comprendre le sens). En revanche aujourd’hui, les actions en recherche de paternité, tests ADN à l’appui, intentées par des femmes dont les anciens partenaires sexuels récusent les affirmations, sont susceptibles de contraindre un homme à reconnaître un enfant dont il apparaîtra incontestablement comme le géniteur.

Ces différents cas de figure font percevoir en tout cas que l’articulation entre l’établissement d’une filiation – dimension juridique – et la réalité biologique est une articulation à géométrie variable, qui ne se décline pas de la même façon pour les femmes et pour les hommes. Ces différences, qui sont en l’occurrence des différences d’interprétation portant sur la valeur fondatrice du « biologique » en fonction des emplacements des un(e)s ou des autres dans le dispositif des relations socialement et juridiquement organisées, relèvent non pas de la « nature », pas davantage d’un « symbolique » tombé d’on ne sait quel Ciel, mais d’un certain état du droit, fruit historique du rapport entre les sexes. « Historique », cela veut dire d’un seul tenant hérité, et en transformation continuelle. C’est en prenant en compte ce contexte historique et politique, qui intègre aujourd’hui, selon certains choix idéologiques4 en eux-mêmes non questionnés, les données liées aux progrès des connaissances en matière de génétique, que l’on peut analyser le sens et la portée de ces différences, et le cas échéant en faire la critique.

Car ce rapport entre les sexes est marqué, dans nos sociétés comme dans les autres, par les effets ancestraux de la domination masculine, et par les conflits qu’engendre l’inégalité entre les sexes – et entre les sexualités, puisque le modèle général selon lequel les dissymétries que nous venons d’évoquer opèrent est celui du couple hétérosexué marié. Modèle que l’histoire et les luttes sociétales, justement, sont susceptibles d’altérer, et qu’elles altèrent de fait.

Poursuivons.

Lorsque les magistrats ici nous parlent de la « maternité biologique », il semble qu’ils l’envisagent comme exclusivement liée à la grossesse et à l’accouchement. Ce qui, dans le cas des maternités pour autrui5 – celui dont ils traitent ici – est la plupart du temps inexact, puisque les protocoles de GPA prévoient en général que l’ovocyte fécondé ne soit pas celui de la gestatrice. Il peut être soit celui de la mère d’intention, dans le cas d’une stérilité utérine de celle-ci, soit celui d’une donneuse, dans le cas d’une infertilité à la fois ovarienne et utérine de la mère d’intention, ou bien dans celui d’une GPA pour un couple d’hommes (ou pour un célibataire homosexuel). Dans ces deux derniers cas, la « maternité biologique » se trouve de fait dédoublée. Or si ce qui fonde juridiquement la maternité doit être exclusivement « biologique », alors au nom de quels principes et de quels arguments trancher en faveur de la maternité génésique plutôt que génétique6 pour statuer sur ce qui serait la maternité authentique ? Et dans tous les cas, une part « biologique » et non la moindre d’un point de vue « réaliste », se voit purement et simplement niée. D’où il s’ensuit qu’il paraît difficile de fonder juridiquement la maternité sur la seule réalité biologique, sauf à envisager le « biologique » comme se réduisant à ce qui est visible (la grossesse et l’accouchement), et tant pis pour les gènes ; ou bien, si l’on veut se montrer conséquent s’agissant de la valeur fondatrice de ce roc du biologique, il faudrait établir juridiquement une double filiation maternelle, ce que notre droit (et notre idéologie) ne prévoient pas à ce jour.

Ainsi, le fondement de l’argumentation que déploie laborieusement l’énoncé que nous examinons apparaît quelque peu bancal. Chose que les magistrats auteurs de ce texte subodorent semble-t-il, serait-ce « à l’insu de leur plein gré », puisque, à l’appui de leur thèse, ils éprouvent le besoin d’introduire dans leur développement ce qu’ils appellent « la dimension maternelle subjective ou psychique ».

Remarquons pour commencer que cette « dimension maternelle subjective ou psychique », qui leur semble irrécusablement liée à la maternité de corps n’est à aucun moment rapportée par eux à la mère d’intention – dans le cas d’une GPA pour un couple hétérosexué infertile –, ou au (aux) père(s) ayant recours à cette technique d’assistance à la procréation. Ce qui ne laisse pas de surprendre, car ladite dimension « subjective et psychique » se déploie chez les parents d’intention de façon incontestable, sans dépendre pour autant de la « biologie ».

Remarquons aussi que le « ou » utilisé ici n’est pas clair : « subjective ou psychique », est-ce un redoublement (subjective = psychique), ou est-ce que le terme « subjective » ne recouvre pas exactement ce que signifie « psychique » ? Cela pourrait sembler une question oiseuse, sauf qu’elle ne l’est pas, dès lors que la question du consentement (éclairé, mais le mot n’apparaît pas, ici, comme si l’évidente clarté du sujet obscurcissait par avance toute possibilité de choix sensé et non contraint) est posée. Dans la situation de consentement (au sens juridique du consentement éclairé, dont il est question ici), le caractère que l’on peut appeler subjectif de l’acte de consentir dit simplement l’engagement assumé d’un sujet (juridique) quant à un acte ; il n’épuise pas la dimension psychique de ce consentement : à savoir ses motivations, conscientes ou inconscientes, et les affects dans lesquels il est pris. Ce n’est d’ailleurs pas la question. Si l’on prend par exemple le cas du consentement des époux dans l’acte du mariage, le caractère « subjectif » est requis – cela veut dire que personne ne peut consentir à leur place – mais quant à la dimension « psychique » qui entoure cet acte – par exemple l’amour –, elle est d’un autre ordre et ce n’est pas elle qui fonde juridiquement le consentement subjectif (d’une personne majeure et non sous tutelle).

Que nous disent donc ici les magistrats ? Parlant de la mère porteuse, ils affirment : « Son consentement initial dépourvu de toute dimension maternelle subjective ou psychique, prive de portée juridique son consentement ultérieur à l’adoption de l’enfant dont elle accouché. » Pourquoi la portée juridique du consentement initial (accepter de porter un enfant pour autrui) est-elle nulle, d’après eux ?

D’abord, observons que, probablement (c’est ainsi tout au moins que nous interprétons ici le sens du « ou », s’agissant de la « dimension maternelle subjective ou psychique » dont il est question dans ce propos), la dimension dite ici « psychique » se trouve par les auteurs du texte rabattue sur la dimension dite « subjective ». Par la suite, il sera à nouveau question de cette double dimension : lorsque le texte parlera du renoncement « symbolique et juridique » de la mère porteuse « à sa maternité et en particulier dans sa dimension subjective ou psychique. » Laissons de côté pour le moment le surgissement tout à trac à cet endroit du terme « symboliquement » accolé à « juridiquement » dans cette affaire, et considérons les éléments de l’argumentation, dont le cœur est, rappelons-le, le caractère supposément irréfragable et fondateur de la maternité « biologique » (mais on a vu la fragilité de cette pétition de principe, si l’on prend au sérieux – et dans la logique de l’argumentation du texte, il le faudrait – la teneur du « biologique ».

Portée et sources du consentement juridique : confusions

Essayons pour commencer de résoudre une contradiction : comment est-il possible que ce qui n’existe pas dans le « consentement initial » (la « dimension maternelle subjective ou psychique ») fasse l’objet après-coup d’un renoncement ? En réalité, du point de vue des auteurs de ce texte, la réponse est sans doute assez simple : c’est la grossesse et l’accouchement qui engendreraient nécessairement cette « dimension maternelle subjective ou psychique », à laquelle la gestatrice renoncerait « symboliquement et juridiquement » dans son « consentement ultérieur ». Cela n’est pas explicitement dit, mais semble pour les auteurs aller de soi.

Comme nous l’avons fait remarquer, le consentement, pour avoir une portée juridique, est nécessairement fondé sur une dimension subjective, requise et actée comme telle. Et puisque les auteurs veulent distinguer ici le consentement initial (avant grossesse et accouchement) du consentement ultérieur (postérieur à l’accouchement), voyons où cela nous mène.

Si l’on comprend bien la logique de leur propos, l’accouchement, preuve ultime (mais en l’occurrence le plus souvent partielle) de la maternité « biologique », instituerait la maternité dans toutes ses composantes non biologiques : c’est-à-dire pêle-mêle « symboliques », juridiques, subjectives ou (=) psychiques. Autrement dit, selon cet ensemble d’affirmations, le biologique (tronqué de surcroît, mais assorti d’une « dimension subjective ou psychique» qui semble en découler) instituerait le droit. Directement. Et non l’inverse, comme c’est le cas pourtant notamment en matière de filiation, quand bien même notre droit voudrait, à certains moments, mimer la « nature » – pour des raisons liées à la place de l’idée de « nature » dans notre héritage historico-philosophique. Pareille dérivation – la « nature » (le « biologique » ici) est ce qui doit fonder le droit, dérivation purement idéologique, et particulièrement dangereuse comme l’histoire du XXe siècle nous l’a sinistrement démontré, ne va pas sans soulever de sérieux problèmes. Contentons-nous d’attirer l’attention du lecteur de bonne foi sur ce point.

Ce qui tout de même dans le texte signale que quelque chose, peut-être, ne va pas, c’est l’apparition soudaine du terme « symboliquement » (à propos du consentement ultérieur, décrit « comme celui d’une mère à renoncer symboliquement et juridiquement à sa maternité »), terme dont on se demande s’il a été pêché pour l’occasion chez les anthropologues ou les chez psychanalystes, et qui vient ici donner comme un supplément d’âme à cette dérivation. Il intervient en tout cas, dans la rhétorique du texte, comme en renfort de cette thèse (le juridique dérive du « biologique ») assez spécieusement construite. Tâchons de démonter le caractère fallacieux du raisonnement proposé.

En nous demandant, il est temps, ce que dit au juste l’énoncé entre tirets (« rien ne peut altérer le fait d’une maternité biologique »), pivot de la démonstration. Soit il s’agit, puisqu’on nous parle d’un « fait », d’une pure tautologie (« une femme qui a accouché a accouché »), soit le « fait » dont il est question désigne autre chose, qui est contenu dans le mot « maternité ». Il semble qu’en l’occurrence la seconde interprétation soit la bonne. Mais la difficulté est qu’ici la maternité (dans « toutes ses dimensions » comme disent les magistrats qui ont écrit ces lignes) semble entièrement réductible au fait d’avoir accouché, et intégralement assurée par ce fait (en lui-même indéniable). Or l’expérience ordinaire montre qu’il n’en est rien. Les dimensions subjectives et (et non pas « ou ») psychiques de la maternité relèvent de bien autre chose, il ne suffit pas d’avoir mis au monde un enfant pour être véritablement « mère » (subjectivement et psychiquement), et il n’est pas nécessaire d’avoir accouché pour être pleinement  « mère » (subjectivement et psychiquement). Et cette dimension de la maternité ne peut devenir un « fait », c’est-à-dire en réalité une expérience, que comme un processus, jamais achevé.

Le consentement initial (au moment de l’accord donné pour porter un enfant pour autrui) peut avoir une valeur et une portée juridiques (dans une situation juridique où la gestation pour autrui est légale, mais les auteurs du texte que nous commentons semblent donner une portée anthropologique universelle à leurs considérations) sous condition que la femme qui consent soit adulte et non contrainte. Quant à ses motivations psychiques, jusqu’à preuve du contraire on peut soutenir qu’elles ne regardent qu’elle, et que par ailleurs nombre de celles-ci lui échappent, comme à quiconque dans toute décision.

Inconséquences argumentatives et autres cercles vicieux

Mais les auteurs du texte introduisent une double confusion, qui repose sur ceci, que l’on peut questionner : ce consentement initial est dit « dépourvu de toute dimension maternelle subjective ou psychique ». Confusion du « subjectif » et du « psychique » pour commencer, nous l’avons précédemment noté, ce qui s’agissant de l’acte juridique du consentement) n’a pas de sens. La seconde confusion consiste à lier ici la dimension subjective du consentement (indûment mélangée de surcroît à la dimension psychique qui n’a rien à faire là), dimension subjective en effet juridiquement nécessaire pour assurer la validité d’un consentement, à la dimension maternelle . Dimension maternelle non réalisée quant à l’enfant à venir au moment du consentement initial, effective (selon les auteurs) au moment du consentement ultérieur. Tout se passe alors, dans le raisonnement de nos juristes experts es maternité (« psychique », « symbolique », « subjective », sous condition du semble-t-il sacro-saint « biologique » en matière de maternité), de la façon suivante : par un effet d’annulation rétroactive de la volonté initialement actée, la maternité réalisée priverait de portée juridique ce consentement initial (en révélant après-coup qu’il est nul puisqu’il n’est pas fondé sur une dimension « maternelle » non effective à ce moment-là). Du coup, et en retour, le consentement ultérieur est rendu illégitime, « détournement de la procédure d’adoption » à la clé.

Balayons l’argument du « détournement de la procédure d’adoption » : l’accouchement sous x – l’on n’abordera pas ici la question compliquée des effets psychiques du secret sur les enfants nés sous x–, et le fait qu’une femme puisse revenir sur sa décision initiale d’accoucher anonymement mais doive alors reconnaître son enfant, devrait conduire à moins d’étourderie quant à pareille affirmation à l’emporte-pièce. Car si « rien ne peut altérer le fait d’une maternité biologique » et que de cette « maternité biologique » découlent toutes les composantes de la maternité (« subjectives et psychiques ») – telle est semble-t-il la conviction des auteurs de ce texte –, celles-ci devraient être non moins inaltérables. Or il faut bien qu’elles aient été de quelque manière altérées, y compris quant à leur dimension « biologique », s’il est exigé qu’une femme ayant accouché sous x reconnaisse son enfant en cas de revirement. S’il faut restaurer ainsi la maternité, c’est bien qu’elle n’est en rien « inaltérable ».

Remarquons simplement, pour en revenir à notre affaire, que cet aller-retour rhétorique entre les deux moments du consentement de la femme gestatrice en vue d’annuler le fait – juridique lorsque la législation autorise la GPA, sans portée juridique lorsque tel n’est pas le cas – de son consentement en deux étapes ne tient pas. En tout cas certainement pas argumenté de cette façon. La seule façon de considérer que son consentement est nul juridiquement serait de considérer que le droit français (qui proscrit la GPA) jouit d’un privilège d’extraterritorialité voire d’extracitoyenneté (concerne donc une femme américaine par exemple7, ou indienne, au nom d’une transcendance anhistorique d’ordre psycho-anthropologique quant à la maternité qui reste à démontrer), exactement sur le modèle, abusif même d’un point de vue du droit religieux islamique, de la fatwa (avis religieux) qu’un certain Khomeini prononça jadis à l’encontre du citoyen britannique Salman Rushdie8.

 

Pour conclure, nous dirons que l’argumentation que propose cette longue phrase, rhétoriquement construite sur un empilement de plans arbitrairement emboîtés les uns aux autres, et pour cela passablement obscure, repose sur la confusion réitérée d’ordres de réalité (juridique, subjective, psychique, « symbolique ») distincts, et sur des « évidences » douteuses si on les examine de près. Tout ceci pour aboutir au curieux et quelque peu contradictoire raisonnement que voici : c’est parce que la femme qui consent à porter pour autrui n’est pas (encore) mère de l’enfant qu’elle s’engage à porter pour autrui que son consentement initial invalide son consentement ultérieur ; mais c’est parce qu’elle est mère (de l’enfant né d’elle) que son consentement (initial) ne vaut rien, et que son consentement ultérieur (pourtant a priori invalidé d’après ce qui est soutenu dans la même phrase) est présumé frauduleux (« détournement de la procédure d’adoption »), donc invalidé a posteriori. Voilà qui tourne parfaitement en rond, au point qu’on se trouve saisi d’une sorte de tournis temporel et logique, mais qui ne prouve… rien du tout, sinon que le raisonnement qui nous est ici servi est pétri d’idéologie non critiquée, et partant peu soucieux d’une cohérence juridique et philosophique véritable.

[Edit du 10 juillet] Dans un arrêt du 5 juillet 2017, la Cour de cassation a invalidé l’arrêt de la Cour d’appel de Dijon : voir ci-dessous le commentaire de ce nouvel arrêt par Sabine Prokhoris]

Notes

1 – Extrait d’un arrêt de la Cour d’Appel de Dijon du 16 mars 2016, concernant une convention de gestation pour autrui ayant eu lieu en Californie pour un père français ensuite marié avec son conjoint.

2 – Dans le cas où une femme ayant accouché sous x souhaite revenir sur sa décision initiale.

3 – La filiation à l’égard de la mère est établie par la présence de son nom dans l’acte de naissance.
 Mais la mère (celle qui accouche) a toujours la possibilité, même mariée, de ne pas être désignée dans l’acte de naissance  et d’accoucher dans l’anonymat, sous x.
 En ce cas, et avec un délai de rétractation assez bref (deux mois), elle renonce à sa maternité. Si elle revient sur sa décision initiale, elle devra reconnaître son enfant. Il existe d’autres cas de reconnaissance de maternité, anticipée ou non.

4 – On appellera ici « idéologie » un ensemble plus ou moins cohérent de représentations qui passent pour aller de soi et forment le sol de convictions non critiquées.

5 – Cette dimension biologique dédoublée concerne aussi les grossesses menées à partir de dons d’ovocytes, puisque la femme qui mène une grossesse de cette façon porte un embryon qui provient de la fécondation d’un ovocyte qui n’est pas le sien.

6 – La maternité génétique renvoie aux gènes portés par les gamètes, en l’occurrence l’ovocyte qui sera fécondé. La dimension génésique renvoie à la gestation.

7 – En l’occurrence, il s’agit rappelons-le d’une GPA ayant au eu lieu en Californie, État qui autorise et encadre la gestation pour autrui.

8 – Voir sur ce point Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, rééd. Fayard, 2015.

 

Annexe du 10 juillet 2017 : commentaire de l’invalidation de l’arrêt de la Cour d’appel de Dijon par la Cour de cassation le 5 juillet 2017

Dans un arrêt du 5 juillet 20171, la Cour de cassation a invalidé l’arrêt de la Cour d’Appel de Dijon du 24 mars 2016 dont j’ai commenté un extrait dans mon article. Cet extrait concernait, je le rappelle, la supposée nullité du consentement de la femme gestatrice à l’adoption de l’enfant dont elle avait accouché.

La situation, rappelée dans la décision de la Cour de cassation, était la suivante : né en 2006 en Californie d’une convention de gestation pour autrui au bénéfice de deux hommes alors pacsés, l’enfant a été reconnu à l’état-civil californien par le père biologique et par la mère porteuse, laquelle a consenti à l’adoption de l’enfant dont elle avait accouché. Par la suite, les deux hommes se sont mariés, et le père d’intention a introduit auprès du TGI de Dijon une demande d’adoption simple de l’enfant, ce qui est rendu possible dans le cadre de la loi Taubira sur le mariage pour tous. Demande refusée, refusée également par la Cour d’appel de Dijon.

Le rejet de la demande d’adoption de l’enfant par le conjoint du père prononcé par la CA de Dijon  a été motivé par une prise de position de la Cour que l’on peut dire punitive : elle faisait en effet primer la violation du principe de prohibition de la GPA sur l’intérêt supérieur de l’enfant à se voir adopté par le père d’intention époux de son père, intérêt difficilement contestable en l’occurrence étant donné la situation familiale du couple parental2. Il convient de préciser ici que d’un point de vue juridique, rien de pouvait s’opposer à faire droit à la demande du père d’intention : pas de fraude à la loi française quant à transcription par les instances consulaires de l’acte de naissance américain, qui mentionnait le père biologique et la mère porteuse, la transcription étant conforme à la « réalité biologique » telle que définie par la loi française. Ceci étant reconnu par le Ministère public. Par ailleurs, la Cour reconnaissait que la violation de la prohibition de GPA ne devait pas nécessairement constituer un obstacle à l’adoption de l’enfant par le conjoint si cette adoption était conforme à l’intérêt de l’enfant. Dans le cas de figure qui nous occupe, l’appréciation par la Cour d’appel de Dijon dudit intérêt a démontré qu’il était préférable que le conjoint soit plutôt… une conjointe. En résumé : pourquoi donc, arguait la Cour, un enfant qui a déjà un père biologique aurait-il besoin en plus d’un père d’intention ? Parfaitement inutile à ses yeux. De parenté homosexuée institutionnellement c’est-à-dire ici juridiquement reconnue, point, donc.

Mais le pivot de l’argumentation de la CA de Dijon était celui que j’ai commenté : la supposée nullité du consentement de la mère porteuse à l’adoption.

Sur ces deux points, la Cour de cassation a tranché en rétablissant que le recours à une GPA a l’étranger ne saurait constituer en lui-même un obstacle à l’adoption par le conjoint si celle-ci est reconnue conforme à l’intérêt de l’enfant. Ce conjoint fût-il un époux.

Quant au consentement maternel à l’adoption, nécessaire comme celui du père pour la procédure d’adoption, sa soi-disant nullité, si bizarrement établie par la CA de Dijon, n’est pas retenue par la Cour de cassation qui fait droit à sa sincérité et à l’absence de rétractation de la mère porteuse.

Les motifs de la décision de la CA de Dijon sont donc dits « inopérants ».

On peut se réjouir que sur ce cas, une décision que l’on peut dire raisonnable prime sur l’impressionnante confusion que nous avons pu relever chez les magistrats de Dijon.

Cependant, il convient de considérer cet arrêt, en lui-même satisfaisant au regard de la demande des requérants, en relation avec les autres arrêts prononcés le même jour par la même Cour de cassation. Car l’on s’aperçoit alors que le feu vert à l’adoption d’un enfant né par GPA par le conjoint du père biologique apparaît comme une concession tactique qui permet de préserver l’essentiel, aux yeux de la Cour, sur la question de la maternité, dans les cas de GPA spécifiquement.

En effet, les autres décisions, qui concernent des transcriptions d’actes de naissance d’enfants nés par GPA à l’étranger au bénéfice cette fois de couples hétérosexuels, actes qui mentionnent le père biologique et la mère d’intention sur l’acte de naissance, refusent la transcription intégrale desdits actes au motif de la « réalité de l’accouchement » qui seule pourrait fonder la filiation maternelle. Ainsi selon la Cour de cassation « l’acte de naissance étranger d’un enfant né d’une GPA peut être transcrit partiellement à l’état civil français en ce qu’il désigne le père, mais pas en ce qu’il désigne la mère d’intention. » Pourtant en droit français plusieurs situations mentionnent sur l’acte de naissance d’un enfant une mère qui n’est pas celle qui a accouché. Dans le cas par exemple de l’adoption d’un enfant né sous X.

Par cette décision bancale, qui vise explicitement à dissuader du recours à une GPA, les magistrats de la haute juridiction préservent donc de toute atteinte une inébranlable conviction, dont on se peut se demander ce qui la fonde vraiment, selon laquelle : pas d’utérus, pas de « vraie » maternité. Les juges de la Cour de cassation invitent donc benoîtement la mère d’intention à adopter l’enfant qui, aux termes de l’acte de naissance de celui-ci, est son propre enfant – dont a accouché une mère porteuse. Cela vaudrait d’ailleurs, ce qui est paradoxal si les magistrats se montrent si attachés à la dimension « biologique », dans des cas où la mère d’intention aurait fourni ses propres ovocytes…

Ce petit détour par les autres arrêts de la Cour de cassation permet de mieux cerner pourquoi il était préférable aux yeux de la Cour de battre en brèche, dans l’un de ses arrêts, le préjugé manifeste de la CA de Dijon quant à l’homoparenté, en vue de maintenir intacte au bout du compte la sacralité de la maternité utérine. Fût-ce au prix de devoir admettre que la « vraie » mère puisse consentir à l’adoption du « fruit de ses entrailles », selon la formule consacrée par une invocation à une autre mère qui le devint, selon la légende, à la suite d’une célèbre procréation divinement assistée.

Comme disait le Prince Salina dans Le Guépard, il faut bien que tout change (arrêt 826 du 5 juillet) pour que tout reste pareil (arrêts 824, 825, 827)…

Notes de l’annexe

1 – On peut lire l’intégralité de l’arrêt à l’adresse suivante : https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/premiere_chambre_civile_568/826_05_37265.html

2 – Père biologique et père d’intention en couple stable depuis 2004, naissance résultant d’un projet commun.

© Sabine Prokhoris, Mezetulle, 2017.

[Edit du 2 février 2018 : lire l’article de Gérard Jorland « GPA et PMA bioéthiques« ]

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Pour citer cet article

URL : https://www.mezetulle.fr/la-maternite-quelle-evidence/ "La maternité : quelle 'évidence'? Remarques sur un échantillon de rhétorique judiciaire au sujet d'un cas de GPA", par Sabine Prokhoris, Mezetulle 19 juin 2017.

A propos de Sabine Prokhoris

Sabine Prokhoris est psychanalyste et philosophe. Elle a publié plusieurs ouvrages dont "L’Insaisissable Histoire de la psychanalyse" (Puf 2014) et "Au bon plaisir des docteurs graves- A propos de Judith Butler" (Puf 2017).

5 thoughts on “La maternité : quelle « évidence » ?

  1. Jeanne Favret-Saada

    Ce texte révèle un état d’esprit inimaginable chez des magistrats qu’on croyait voués à la construction de raisonnements juridiques valables. En effet, celui que S. P. démonte avec tant d’ingéniosité consiste en un simple coup de force politique, à l’instar de la fatwa supposément religieuse de l’imam Khomeini. Je rappelle que cette fatwa a été reconnue comme un acte religieux licite et nécessaire par plusieurs assassins, fidèles de plusieurs les variétés d’islam, qui ont au fil des ans entrepris d’assassiner le romancier, ses éditeurs et ses traducteurs — et y ont parfois réussi.

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  2. Antoine C

    Sans prétention

    Vous dites «  Prétendre que l’accouchement ou les « faits biologiques » suffisent à fonder le statut de mère conduit à des aberrations «, et on peut assez facilement vous suivre dans vos critiques. Mais vous auriez pu tout aussi bien écrire et développer :
    prétendre que le désir fonde la parentalité conduit à des aberrations. Le désir n’est pas nécessaire pour procréer. Quid du désir de l’équipe médicale par exemple ?
    prétendre que le contrat financier suffit à fonder la parentalité conduit à des aberrations. On a vu des parents refuser le bébé non conforme.
    prétendre que les gènes suffisent à fonder la parentalité conduit à des apparitions. (2 mères biologiques plus 1 mère porteuse en Angleterre)
    prétendre que les juges n’ont rien à dire sur le contrat libéral autour de la procréation conduit à des aberrations. Une société sans juges est-elle encore une société ?
    prétendre qu’avoir un enfant est un droit conduit à des aberrations. Faites-vous la différence entre se faire (sexuellement) un enfant et avoir un enfant ? A-t-on un droit sur un être humain ?

    Prétendre que les situations inextricables que nous créons ne font pas tourner les juges en bourriques est injuste. Pourquoi ? A mon avis parce que nous tenons la souffrance, légitime et donc incontestable, comme un argument légitime et incontestable par analogie ; comme le sésame pour une ouverture de droits. Or la souffrance n’est pas un argument recevable.

    A mon avis il y a en amont de tout questionnement une différence essentielle que nous avons refusé de traiter (le lobbying nous interdit d’en parler au risque d’être traité de fasciste, d’homophobe etc..) : la différence entre la possibilité de procréer par le rapport hétérosexuel – qui est une possibilité ouverte à tous, même aux parents infanticides ou ayant abandonnés ou martyrisés leurs premiers nés, et donc même aux homosexuels – et le droit d’être aidé par la techno-science (un tiers) en cas d’infertilité. Ce droit d’être aidé n’est pas un droit à l’enfant mais à l’origine la correction d’une infertilité physiologique, c’est-à-dire non choisie, et non pas la correction d’une infertilité choisie, un refus d’un rapport hétérosexuel procréateur.
    En autorisant les femmes célibataires (supposément hétérosexuelles) à être aidée, nous avons ouvert la porte à toutes les situations au nom de l’égalité. Déniant qu’il y a une différence définitive entre les deux formes d’infertilité sexuelle (subie ou volontaire).
    Aussi la question urgente n’est pas : à qui appartient l’enfant ? Mais préalablement : à qui appartient la techno-science nécessaire pour faire advenir cet enfant ? Doit-on laisser les gens négocier librement leur contrat ou bien admettre que la société ait quelque chose à dire de ce contrat puisque le médecin l’est devenu grâce à la société? Dans les faits les juges sont en passe d’être congédiés du débat, d’être déclarés illégitimes pour dire le droit quand il contraint. Ils sont sommés de suivre le désir et le fait accompli, de dire que le droit qui nous libère… du droit. Donc de ne plus être juges. Le débat me paraît d’autant plus urgent qu’avec le trans-humanisme nous n’avons pas fini de nous questionner sur la nature de la nature.
    Cordialement

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    1. Sabine Prokhoris Auteur de l’article

      Merci pour toutes ces remarques. Permettez-moi de vous répondre sur quelques points, trop brièvement peut-être car vos réflexions mériteraient la rédaction d’un nouvel article dont le sujet serait un peu différent de celui sur lequel j’ai écrit le texte paru sur Mezetulle.
      Les « aberrations » dont il est question dans le chapeau de l’article sont des aberrations du raisonnement, en l’occurrence le raisonnement mal fondé, d’un point de vue juridique autant que logique, des magistrats de la CA de Dijon dans cet arrêt. Cette appréciation ne se situe nullement sur le plan d’une évaluation des comportements, par exemple tel ou tel comportement qui s’ensuivrait, d’après votre analyse, des différents cas de figure que vous évoquez, et que vous estimez « aberrant ».

      Mon texte n’a donc pas d’autre objet que d’examiner un cheminement argumentatif et d’en évaluer la pertinence sur le plan où il prétend se situer : la motivation d’une décision judiciaire. Et c’est justement parce qu’une société a besoin de juges, comme vous le dites très justement, que l’on peut espérer de ces derniers une argumentation juridique qui ne soit pas inconsistante. Celle des juges de Dijon l’est de façon manifeste – hélas !

      Il est certain que nombre de situations sociétales inédites aujourd’hui, dans le domaine des formes de la vie familiale notamment, ne sont pas envisagées dans le cadre des textes normatifs formant l’ordre juridique qui est présentement le nôtre. Les décisions des magistrats confrontés à de telles situations, et les motivations qu’ils en donnent, sont dans ces occurrences éminemment politiques, au sens où elles doivent nécessairement faire intervenir une position qui interprète le rapport acceptable, c’est-à-dire ayant un sens, entre l’ordre juridique tel qu’il existe au moment où est prise la décision, et le champ des représentations et des pratiques sociales, qui excède dans de tels cas l’ordre juridique en vigueur.

      Cet excès, ou ce décalage, entre le monde social et l’ordre juridique sont une donnée normale de la vie d’une société démocratique, c’est pourquoi le magistrat n’est pas la seule instance de l’ordre juridique, et que le législateur peut (ou non) acter dans la loi les modifications normatives qui adviennent dans une société en mouvement. Madame Simone Veil vient de nous quitter. Je ne sais pas si on peut dire que les situations des femmes qui avortaient avant la loi qui porte son nom « faisaient tourner les juges en bourrique » . En tout état de cause, ils pouvaient soit appliquer strictement la loi, (condamner les femmes ayant eu recours à une interruption de grossesse et les personnes qui leur étaient venues en aide), soit se risquer à innover, fût-ce à la façon très ambiguë des juges du procès de Bobigny de 1972, procès dont le retentissement eut un impact considérable sur une modification normative importante dans l’ordre juridique : la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse de 1975. (Pour mémoire : au cours de ce procès, Gisèle Halimi défendit une jeune fille mineure, Marie-Claire C., jugée pour avoir avorté à la suite d’un viol, et qui fut relaxée. Étaient aussi jugées les personnes l’ayant aidée à accomplir cet acte. Le lecteur trouvera sur Wikipédia un bref récit de cet épisode judiciaire qui fit date).

      Quel que soit en tout cas le choix alors politique et non strictement juridique des magistrats dans nombre de situations, il suppose, lorsque l’ordre normatif du droit est en décalage avec les transformations normatives sociétales, d’intégrer à leur raisonnement des éléments extérieurs à la stricte norme juridique. En ce qui concerne les juges de Dijon, on peut remarquer qu’ils vont puiser ces éléments dans une doxa naturaliste qu’ils estiment non seulement répandue (en quoi ils n’ont pas tort), mais de surcroît non questionnable – ce qui est plus problématique. L’ennui (pour eux, et pour les victimes de ces jugements mal fondés – notons d’ailleurs que l’arrêt dont j’ai examiné un extrait sera ou non validé en Cour de Cassation dans les jours à venir) est qu’ils le font de façon extrêmement bancale – ce qui peut nous inciter à interroger le bien fondé de cette doxa elle-même.

      Quant à la dimension du droit stricto sensu, peut-on imaginer un droit susceptible d’avoir une validité et une prise autre que purement arbitraires sur le monde partagé, s’il n’inclut pas une dimension critique, c’est-à-dire a minima une capacité à interroger son historicité et les modalités complexes de sa relation à l’univers extérieur au système juridique lui-même ? Un droit enclos sur lui-même, serait-ce encore un droit ou une inutile machine célibataire ?

      Parce que ces modifications normatives, en matière de mœurs notamment, sont en général conflictuelles, nous avons besoin de juges capables de s’affranchir des « évidences » de la doxa majoritaire, dont les mutations sociétales montrent le caractère contingent quoique fortement ancré dans les esprits (ce qui est bien normal, mais ne constitue en aucun cas un gage de pertinence), plutôt que de juges apeurés, et partant repliés dans une frilosité irrationnelle et intellectuellement indigente (car ne « tourne en bourrique », c’est-à-dire en rond en se mordant la queue comme je l’ai montré dans mon texte, que celui qui cherche désespérément de quoi conforter une position idéologique menacée au lieu de se risquer à penser avec l’inédit).

      Pour ce qui est de la question du « désir » que vous soulevez, elle ne relève pas à mon sens du droit. C’est pourquoi l’expression « droit à l’enfant » n’a guère de sens à mes yeux. La seule chose que je peux constater est que si une personne veut un enfant – et là-dessus je n’ai strictement rien à dire et aucun jugement à formuler –, elle aura un enfant, quels que soient les moyens et quel que soit l’état du droit. Autant par conséquent prendre acte de cette réalité, et cadrer juridiquement les pratiques, comme c’est le cas pour l’adoption. Il ne s’agit donc pas, s’agissant des différentes façons d’engendrer un enfant auxquelles les personnes auront de toute façon recours si pour différentes raisons elles ne peuvent s’y prendre autrement, de penser en termes de « libéralisation » comme on l’entend souvent dire, mais de légalisation, ce qui est tout autre chose : affaire non de marché, mais d’encadrement juridique.
      J’ajouterai, en me fondant sur mon expérience de psychanalyste accompagnant nombre de situations non conformes à l’ordre juridique normatif en l’état actuel du droit – ces situations dont vous dites qu’elles feraient supposément « tourner les juges en bourrique » – que les personnes concernées s’en débrouillent en général fort bien, pas plus mal en tout cas que la plupart de ceux qui vivent dans des configurations plus familières. Et il n’y a rien à vrai dire de bien extraordinaire ni de bien révolutionnaire dans ces nouvelles figures de la famille, qui ne s’avèrent ni plus (ni moins) toxiques que d’autres plus « classiques ».

      Il est clair cependant que dans certains cas – par exemple lorsqu’un jugement doit statuer sur le droit de visite et d’hébergement pour un enfant né dans un couple de femmes en cas de séparation du couple –, une décision du juge innovante et capable de pallier le défaut de l’ordre juridique, ainsi de soutenir le parent dépourvu de droits dans l’état présent de la législation, peut avoir une valeur instituante, et en cela s’avérer très précieuse car sécurisante pour un enfant.

      Sur la question de l’égalité enfin – la possibilité d’une assistance à la procréation pour toute situation d’infertilité, qu’il s’agisse d’une infertilité physiologique ou d’une infertilité sociale (personne célibataire ou vivant en couple homosexué) –, je ne saisis pas bien en quoi ce principe républicain fondamental, auquel je suis pour ma part extrêmement attachée, vous gêne s’agissant des personnes dont l’existence n’est pas articulée à la norme majoritaire certes (le couple hétérosexué) mais pour autant non exclusive. D’ailleurs l’avis qui vient d’être rendu par le Comité consultatif d’éthique va dans ce sens. Je crains que votre prévention ne relève de la même doxa naturaliste (doxa souvent lestée d’un impensé métaphysico-religieux) que celle des juges de Dijon, c’est pourquoi d’ailleurs je pense que vous avez raison de suggérer que « nous n’avons pas fini de nous questionner sur la nature de la nature ».

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