Le « hijab » Décathlon. Droit d’affichage et droit de réprobation, sport privé et sport national

La mise en vente d’un hijab de running (voile islamique destiné à la pratique du sport) par Décathlon puis son retrait ont causé bien des discussions récemment1. Certains lecteurs se sont peut-être étonnés que Mezetulle ne se précipite pas sur ce sujet : lassitude d’avoir à répéter des analyses mille fois rendues publiques. Je ne pourrais en effet, sur le fond, que republier, en l’adaptant, un article intitulé « L’affichage politico-religieux dans la société serait-il au-dessus de toute critique ? » mis en ligne ici même en juin 20182. J’ajouterai maintenant quelques commentaires et variantes.

En effet, cette affaire de vente de hijab et d’affichage politico-religieux dans la pratique du sport amateur soulève à mes yeux la même question que naguère l’affichage politico-religieux par une militante syndicale, ou celui, largement commenté en 2016, du « burkini » sur une plage3. En quoi cette liberté d’affichage (liberté dont jouit la société civile d’exprimer une opinion) oblige-t-elle à la bienveillance ceux qui ne souscrivent pas à l’opinion affichée ? Au prétexte que le port du voile peut formellement relever d’un « choix », faut-il en chanter les louanges et faire comme s’il s’agissait d’un progrès social ? Faut-il même rester silencieux et, si on désapprouve ce port, se priver de cette même liberté ? En quoi cette liberté interdirait-elle la critique, la désapprobation publique ? En l’occurrence ce n’est pas le port du voile islamique qu’il convient de « respecter », pas plus que celui d’un autre signe politique ou religieux, mais simplement le droit commun.

Je me suis livrée à l’exercice d’adaptation du texte que j’ai publié en juin 2018. Exercice très facile : il suffit d’ajouter une référence. Voici le résultat de cette minime transformation appliquée à la conclusion dudit article :

« Oui, on a le droit de porter le voile, oui on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, y compris lorsqu’on est un représentant syndical, y compris quand on fait son « jogging » matinal. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion qu’on a de cet affichage et toute la crainte qu’il inspire. Et il n’est pas interdit, jusqu’à nouvel ordre, de s’imposer ce droit de réprobation et de critique publiques comme un devoir civil. »

Mais cette fois, me dira-t-on, il s’agit aussi de la liberté du commerce : critiquer cette mise en vente, c’est, qu’on le veuille ou non, entraver ladite vente, ce n’est pas bien. J’espère que ceux qui avancent ce pseudo-argument ne font pas d’histoires en voyant un paquet de dattes israéliennes exposé insolemment dans une grande surface, ou se taisent sagement devant la vente d’armes, par « respect » pour le « commerçant » qui les propose. Pseudo-argument, ai-je dit, car quel commerce à but lucratif échappe à la mode, à l’opinion, à ce que pensent – à tort ou à raison – ceux qu’il estime être ses clients ? Lequel renonce à toute publicité ? Lequel, lorsqu’il s’agit d’une maison de la taille de Décathlon, renonce à mener des études de marché ? Il se trouve que le « marché » fait parfois savoir son opinion autrement que par la voix des experts chargés de le découper en « segments »4.

D’un autre côté, je vois venir quelques bouderies condescendantes. Comment ? Catherine Kintzler pousse le formalisme (traduisons : la tiédeur) jusqu’à soutenir que le port d’un hijab de sport est licite ?

D’abord, il arrive qu’on désapprouve ce qui est licite et qu’on le fasse savoir bruyamment. Ensuite, l’affaire du hijab Décathlon concerne, jusqu’à plus ample information (et c’est du moins ce que j’ai compris), la pratique amateur du sport dans la société civile. Mais il n’est pas exclu, même après l’échec de cette commercialisation en France, qu’elle s’inscrive dans un mouvement plus vaste excédant le domaine civil privé et qu’il s’agisse d’un pion de plus avancé pour entamer le domaine participant de l’autorité publique : en l’occurrence les sports pratiqués dans le cadre national. La question en effet est tout autre si un tel affichage venait à être admis au sein de compétitions sportives engageant la représentation nationale et particulièrement par des athlètes et compétiteurs représentant la nation, lesquels doivent dans ce cadre rester à l’écart de toute option politique ou religieuse. La question, on le sait, est ouverte et petit à petit les fédérations sportives plient l’échine devant certaines exigences5.

Je ne peux mieux faire à ce sujet que renvoyer aux combats laïques d’Annie Sugier6 et soutenir la Ligue du droit international des femmes dans son Interpellation du Comité d’Organisation des Jeux pour un strict respect de la Charte Olympique .

Notes

2 – Article lui-même inspiré par l’analyse développée dans un chapitre de mon Penser la laïcité (Paris : Minerve, 2014 et 2015 2e éd.).

4 – Il se trouve que le « segment » concerné n’aura aucun mal à trouver ledit produit. Je me suis demandé à ce sujet pourquoi Décathlon ne propose que parcimonieusement des « tours de cou » genre Buff – accessoire sportswear polyvalent très à la mode, existant en plusieurs matières, tailles, couleurs et motifs, pouvant se porter de multiples manières y compris très « couvrantes » par les femmes et par les hommes – et se lance parallèlement dans la commercialisation de hijab spécialisé. En réalité la réponse est dans la question : il s’agit bien de viser un segment en spécifiant l’article, ce que souligne l’argument du « confort » avancé par le magasin. L’effet est de banaliser une façon particulière de se vêtir en toutes circonstances, en légitimant l’extension du domaine du port du voile et de sa visibilité. Une façon de mettre en œuvre la maxime ultime : « partout où une femme peut porter le voile, elle le doit ».

5 – Voir par exemple l’article de La Croix « Le voile islamique progresse sur les terrains de sport« . Je ne peux m’empêcher de décerner la palme de l’allégeance à la Fédération World Rugby, qui, dans le chapitre précisant l’équipement autorisé des joueurs, ajoute, au titre de l’équipement supplémentaire des féminines, « un foulard sur la tête » – alors que le casque flexible est autorisé pour tous http://laws.worldrugby.org/?language=FR (menu « Règles du jeu » -> Numéro 4).

6 – Voir notamment la recension de l’ouvrage Comment l’islamisme a perverti l’olympisme par Fewzi Benhabib et l’article « Ce que cache le ‘hijab running noir’ de Décathlon » sur le site du Comité laïcité république.

8 thoughts on “Le « hijab » Décathlon. Droit d’affichage et droit de réprobation, sport privé et sport national

  1. François Braize

    Soutien total, chère Catherine !
    Il est bon de rappeler comme vous le faites que, sans prononcer une interdiction par la loi, la société civile a le droit de s’opposer et, si elle est assez forte, de l’emporter contre tous les décathlons du monde.
    Les dévots, suppôts, complices et autres niais de service, ont tôt fait d’essayer de faire croire que la France interdit encore et une fois de plus ce bienfait pour la femme…
    Alors qu’il ne s’agit pas de cela, mais seulement de ce que peut faire la société civile pour s’opposer à une nouvelle propagation de signes religieux dans l’espace public sur des terrains où ils n’ont rien à faire.
    Outre qu’on ne pourrait pas l’interdire par la loi, ce que l’on veut bien admettre, il faudrait aussi qu’on ne puisse même plus s’y opposer… et bientôt sans doute non plus dire que ce n’est pas notre conception des droits des femmes, dans le sport et ailleurs…
    Curieuse conception de la démocratie qu’on admettra jamais !

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  2. Orduna

    Ce qui est le plus dérangeant , à mon sens, est de faire passer un accessoire religieux comme un accessoire sportif.
    Decatlon peut bien vendre tout ce qu’il veut de religieux, mais uniquement dans un rayon spécialisé  »religions ».
    La banalisation du fait religieux ,qui grignote l’espace des activités non religieuses, est ce contre quoi nous devons lutter.

    Tout ce qui est religieux doit porter la marque  »religieux », dans des magasins ou des rayons spécifiques, marqués religions, comme dans les librairies.
    Et nous respirerons tous mieux.

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    1. Catherine Kintzler

      1° Accréditer la place du religieux de manière ostensible et permanente dans l’activité sportive : dans la note 4 je situe cela dans un mouvement général d' »extension du domaine d’affichage ». Cela est parfaitement licite dans la mesure où la pratique sportive est une activité faisant partie de la société civile, où l’expression des opinions est libre : et demander une interdiction reviendrait à demander d’abolir cette liberté d’expression. Il faut donc distinguer ici la loi de la cité (politique) et la norme (sociale). La question est ici celle de la norme sous la forme de la banalisation, ce n’est pas une question juridique mais une question de mode de vie, et de modalité d’acceptabilité. Tolérer de tels affichages ce n’est pas nécessairement y consentir : la pratique même de la liberté non seulement permet mais demande qu’on puisse les critiquer – l’application de la loi (liberté d’expression) n’est pas à sens unique et rend possible la résistance à l’installation d’une norme sociale. Que ce port soit perçu comme non-évident, comme n’allant pas de soi, comme problématique, que cela suscite le débat, la critique, l’opposition : il s’agit de faire en sorte qu’il n’y ait pas de normalisation sociale.

      2° Vous soulevez en outre une question propre au voile islamique – qui ne se pose pas pour d’autres signes religieux comme une croix par exemple. C’est à la faveur de son ambivalence (un « foulard », un « bout de tissu », un « vêtement ») que les fédérations sportives auxquelles je fais allusion à la note 5 l’ont accepté dans les manifestation sportives officielles où les pays sont représentés ès qualités (« ce n’est pas un signe religieux, c’est un vêtement ! »). J’ai cité la World Rugby pour montrer la tartufferie de cette opération. En effet, si ce « foulard » n’avait qu’une fonction vestimentaire destinée à couvrir la tête, on ne voit pas pourquoi il serait nécessaire de lui consacrer un article spécifique pour l’autoriser dans le règlement alors que, au rugby, le port du casque est autorisé : l’autorisation du « foulard », si elle n’est pas redondante, a donc une autre fonction que celle d’un équipement couvrant. Il s’agit bien en l’occurrence d’un signe.

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  3. Tarnacois sans caténaire

    Deux choses m’inquiètent dans cette affaire.
    Comme dans le cas des rayons de nourriture conforme au rite dans les grands magasins, des études de marché ont dû être diligentées ; et forcément elles ont dû faire appel à des données religieuses ou ethniques que je croyais naïvement prohibées. Quoi qu’il en soit, si ces enquêtes ont déclenché une chaîne de fabrication et de distribution, c’est que le nombre de bigots (pour rester poli) n’est pas anodin .
    Seconde préoccupation, l’argument de vente (ou de défense) de Décathlon est que ce déguisement allait permettre l’accès au sport de nombre de musulmanes. Deux choses permettent dans ce pays : la nature (être handicapé ou non) et la loi républicaine ; Décathlon se rend complice d’un phénomène qui tend à s’amplifier et à faire passer la religion comme une identité dont on ne pourrait se défaire (comme un pied bot ou une jambe de bois) et réduire l’islamophobie (comme toute critique de religion) au rang du racisme ordinaire.

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  4. Hello Martine

     » C’est ma liberté  » masque une aliénante affirmation individuelle :

    – d’appartenance à une religion
    – d’appartenance à une communauté
    – d’un consentement à l’inégalité entre hommes et femmes
    – et d’une soumission à l’homme .

    De ce fait , cette liberté individuelle brandie empiète :
    – sur la liberté individuelle de celles que vise cette pression visuelle très significativement exercée
    – et sur la liberté collective des femmes qui ont gagné leur émancipation.

    L’exhibition immodeste , narcissique et exponentielle de cette servitude volontaire atteste de l’agressivité de la régression d’autant plus insupportable et révoltante qu’elle est soutenue voire encouragée par des personnes irresponsables qui , elles , jouissent de l’émancipation conquise voire arrachée par leurs aînées .

    Troublante coïncidence entre la faillite de l’école qui a laissé le divertissement dévorer l’instruction et cet asservissement grimé en liberté !

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  5. FLORES

    Mais évidemment que pour Décathlon il s’agit d’un segment fructueux de marché à exploiter ! Donc pas la peine d’en  » faire un flan  » ? Et bien si ! Et même un gros . Mais ne faudrait-il pas avant tout s’élever contre l’hégémonie du marché et du consumérisme qui font feu de tout bois ?. L’affichage d’une religion n’est ici qu’un moyen pour mieux vendre un produit . Le commerce instrumentalise un objet pour en faire un produit et le marketing fait de même avec les tendance identitaires, les servitudes volontaires et tutti quanti…
    Oui, on peut dire et redire son désaccord sur cet affichage envahissant sinon agressif. Mais pas que.
    Ce foulard sportif des musulmanes peut n’être qu’une mode, les principes du marché sont tout le contraire et donc sans doute plus inquiétants.

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  6. BRAIZE

    Votre dernière phrase inquiète car vous me semblez hiérarchiser les dangers de manière très curieuse.
    Non ! Oh que non, les principes du marché ne sont pas plus inquiétant que l’idéologie intégriste religieuse dont s’agit car, eux, sont des principes de liberté et la liberté économique va de pair avec la liberté politique (on n’a jamais connu l’une sans l’autre) que cela plaise ou non. Ce n’est qu’une question de régulation du marché pour en borner les effets négatifs alors qu’une idéologie totalitaire on la combat et on l’éradique. C’est une question de principe de l’exécrer, et il ne s’agit pas de la moduler surtout, dirai-je, si elle asservit la moitié féminine de l’humanité. Viendrait-il d’ailleurs à l’idée de quiconque de moduler d’autres idéologies totalitaires, telle, par exemple, l’idéologie nazie ?

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  7. Tarnacois sans caténaires

    On n’a jamais connu l’une sans l’autre?
    Mais que je sache les libres entrepreneurs se sont fort bien accommodés du nazisme , du fascisme italien du franquisme et plus près du communisme à la chinoise dont les résultats économiques sont érigés en exemple par la planète entière
    Et le hijab et tout ce qui suivra est une des nombreuses couleuvres qu’il nous faut avaler pour que  » les affaires tournent » au même titre que les relations avec des pays peu fréquentables et toutes les entorses à la protection de l’environnement. Sur ce point je suis sensiblement d’accord avec Flores

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