Les « élites » et la langue française : un problème avec l’accord, surtout au féminin ?

Le matin du 16 décembre 2021, Agnès Pannier-Runacher (ministre de l’Industrie) était invitée sur Europe 1 par Sonia Mabrouk à débattre avec Damien Abad (président du groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale).
Elle avait bien travaillé son intervention, y compris dans son aspect rhétorique.

On s’en rend compte dès les trois premières minutes du face-à-face en entendant la répétition1 évidemment préparée d’une formule d’attaque qui donne aussi l’occasion à la ministre de répéter une faute d’accord malheureusement audible :  « La réforme de la SNCF, Les Républicains en ont parlé, Emmanuel Macron l’a fait [sic]. La réforme du chômage, Les Républicains en ont parlé, Emmanuel Macron l’a fait [sic]. La réforme de la fiscalité, Les Républicains en ont parlé, Emmanuel Macron l’a fait [sic]. Et je pourrais ainsi continuer […] ». Ouf non, ne continuez pas ou alors passez à un objet de genre non-marqué (dit masculin)… 2

Agnès Pannier-Runacher avait naguère, le 6 janvier 2020 au moment de l’évasion de Carlos Ghosn, inventé le verbe « extradier » (ou moins probablement « extradire ») – répété là aussi, sous deux formes conjuguées, dans un entretien avec Jean-Jacques Bourdin toujours disponible sur Figaro Live . Bon prince et fidèle à la déontologie de la profession, le journal en ligne lui épargna élégamment la faute en lui attribuant les formes correctes « Nous n’extraderons pas » et « La France n’extrade jamais ses nationaux »… mais en commettant lui-même à deux reprises la faute d’accord que je signalais ci-dessus : « La secrétaire d’État chargé [sic] de l’économie, Agnès Pannier-Runacher, s’est exprimé [sic] sur la fuite de Carlos Ghosn » !

Y aurait-il un problème avec l’accord du participe passé, tout particulièrement au genre marqué (dit féminin) ?  Encore une invisibilisation des femmes ? tout ça serait dû au patriarcat machiste et à son intériorisation ? Non sans doute, car on entend et on lit aussi, y compris de la part des « élites » diplômées, des accord fautifs au féminin laborieusement commis à des fins bien-pensantes de survisibilité, comme « elle s’est offerte un cadeau », « elle s’est prise les pieds dans le tapis », « je me suis permise de… », « elle s’est mise du fard à paupières ». On ajoutera pour faire bonne mesure, car ce n’est pas du participe passé et la cause des femmes y est difficilement décelable, « on a placé la barre très haute » et « cette idée n’a rien de nouvelle » .

En résumé : mettre obstinément le féminin là où il n’a rien à faire, le faire disparaître là où il faudrait le mettre… On se torture les méninges pour aboutir à des formulations aberrantes alors qu’il suffirait de se souvenir de ses leçons de grammaire (qui sont aussi des leçons de logique). Encore faudrait-il que ces leçons aient existé, qu’elles aient fait l’objet d’un enseignement ample et suivi tout au long de la scolarité, et que leur « oubli » soit sanctionné par les examens nationaux et les exercices pratiqués par les « élites » dans les Grandes écoles. Voilà pourquoi je penche plutôt pour une autre explication, plus massive : « il n’y a pas de culture française ».

Notes

1 – Figure de style dite anaphore – on se souvient de celle employée par F. Hollande « Moi président… ». La vidéo du débat A. Pannier-Runacher / D. Abad est disponible sur le site d’Europe 1 : https://www.europe1.fr/emissions/linterview-politique-de-8h20/bilan-du-quinquennat-le-face-a-face-entre-agnes-pannier-runacher-et-damien-abad-4082891

2 – Et ne venez pas me dire que dans ma transcription je commets la faute que je prétends dénoncer, et qu’il faudrait écrire « La réforme, ils en ont parléE » !

10 thoughts on “Les « élites » et la langue française : un problème avec l’accord, surtout au féminin ?

  1. Yves Pottier

    En tant que vieil instituteur ringard….à la retraite…je jubile en lisant que certaines élites maîtrisent encore les accords…un pur bonheur que votre article…toute ma carrière j’ai pris un malin plaisir à faire apprendre ces règles que pourtant les nombreuses réformes voulaient me faire abolir…ma préférée…même les dernières années où cela devenait difficile à faire entendre…Le masculin l’emporte sur le féminin…il est certain que de nos jours j’aurais des procès sur le dos…bien cordialement…

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    1. Mezetulle Auteur de l’article

      Merci. Pour la formule « le masculin l’emporte sur le féminin », c’est la bête noire des partisans de l’écriture binaire dite inclusive. Elle est inspirée du grammairien Bouhours ; ce que ne voient pas les partisans de ladite écriture binaire, c’est qu’ils épousent son fantasme de sexualisation de la langue, en le retournant ! Mais ce n’est qu’une formule idéologique, qui ne correspond pas à la règle qu’elle prétend énoncer. En effet qu’est-ce qu’une table, une chaise, une plume ont de spécialement féminin ? Et quand on dit « une girafe », cela peut désigner un mâle ! Il serait à la fois plus vrai et plus simple de parler de « genre marqué » et de « genre non marqué » comme le suggèrent bien des grammairiens aujourd’hui. Le genre non marqué a très fréquemment une valeur générique, il arrive plus rarement au genre marqué d’avoir cette valeur (comme pour « victime », « personne », « sentinelle »…). Quant à la règle de l’accord elle est bien plus facile à comprendre quand on l’énonce ainsi : le genre non marqué l’emporte.

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  2. Quivy

    C’est toujours un bonheur de te lire sur ces sujets qui, personnellement, me passionnent une fois passée une colère salutaire. Mireille

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  3. Claustaire

    Je vous lis et vous approuve depuis assez longtemps pour, aujourd’hui, oser vous rappeler (en tant qu’ancien professeur de français, en collège et lycée, ayant passé des années à utilement apprendre à mes élèves les règles de l’accord du PP) que des langues qui ne comptent pas moins de génies littéraires que les Français (je pense notamment aux Anglais et aux Allemands, dont je connais un peu la langue) n’accordent pas le participe passé, sans que cela interdise la communication des plus fines idées et sensibilités.

    Je me suis rendu compte aussi que je passais, année après année, des heures et des heures à enseigner cet accord, dont le caractère indispensable est finalement d’autant moins évident que le plus souvent, à l’oral, on ne l’entend pas, ce qui n’empêche pas le message oral d’être parfaitement compris. Et sur la fin de ma carrière (peut-être un peu épuisé de certains vains efforts et minutes heureuses épuisées), je me suis dit qu’à tout prendre, si on me demandait de voter pour un participe passé invariable, je voterais pour.
    Cordialement, et avec mes respects.

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    1. Mezetulle Auteur de l’article

      Un invariable nous épargnerait au moins les accords laborieux idéologiques que je signale à la fin de l’article ainsi que les accords fautifs des demi-habiles qui écrivent « les rois se sont succédés », etc.! Mais les langues ont leurs propres lois qui méritent qu’on les considère pour elles-mêmes et non en fonction de projections idéologiques. J’ai connu dans l’Ariège un instituteur qui me disait qu’il n’avait aucune difficulté à enseigner l’accord du participe passé en français car disait-il « en occitan, ça s’entend »! Mais il est maintenant interdit de faire de la grammaire comparée avec les élèves…

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    2. Binh

      Je suis assez d’accord avec votre commentaire: Vous auriez pu ajouter le vietnamien (et d’autres, bien sûr) aux « langues qui ne comptent pas moins de génies littéraires que les Français », pour évoquer l’usine à gaz des accords (voire des conjugaisons) suggérés par une application stricte d’un français correct, parfait, sinon agréable (à lire ou à entendre).
      Je crois que ce qui est le plus intéressant dans l’article « les élites et la langue française », ce sont les contradictions de ces élites (politiques, en particulier) qui peuvent exiger de la population une excellence qu’elles ne sont pas capables d’appliquer elles-mêmes, dans le langage comme dans d’autres activités, d’ailleurs. La logique ou le continuum de ce perfectionnisme exigé pour le français, c’est bien sûr le militantisme de la langue (écrite ou parlée) prétendue « inclusive », et surtout celui de sa variante écrite dénommée « pointée » ou « point médian » : tout se tient. Ce militantisme idéologique me semble tout à fait cohérent (dans la quête perfectionniste) avec le souci théorique des accords et des conjugaisons. La langue française a sans doute les militants qu’elle mérite. J’ai lu sur le web, il y a deux ou trois ans, une thèse proposée en EPI (écriture pointée prétendue inclusive) par une doctorante qui semblait, dans la présentation militante de son travail, déterminée à prouver le bien fondé de son engagement idéologique de future membre de l’élite nationale: malheureusement, au bout de 50 pages, le projet idéaliste bienfaisant s’est effondré ! Les premières fautes dans la grammaire perfectionniste « épiste » sont apparues, et elles se sont accumulées au fil des pages: grammaire idéale impossible à tenir. Un scénario digne de l’histoire du « communisme réel », ou de l’histoire qui nous intéresse ici, à savoir: celle des « accords réels ». C’est le gros problème, d’ailleurs, du « fantasme de sexualisation  » de la langue française dont parle Mme Kintzler dans une de ses réponses, ici. C’est assez attristant de voir le français englué dans cette mécanique genrée quand on regarde ce qui lui arrive, par exemple, au Vietnam où tout était possible pour un développement important de la francophonie: malheureusement, en monde concurrentiel économique mais aussi langagier, le français est très vite apparu comme une langue exigeante et compliquée (par rapport à sa sœur ou cousine: l’anglais) que les élites françaises elles mêmes (cas aggravant) présentes dans ce pays (coopérants, entrepreneurs, professeurs, et touristes) ne maîtrisent pas bien elles-mêmes (quand elles ne parlent pas anglais..!). Pour que le français reste attractif, et puisse concurrencer à terme l’anglais (ou une autre langue moins « sexualisée », comme le chinois), il serait peut-être efface qu’il se simplifie sérieusement (ça nous protégerait, au passage, de l’EPI….).

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  4. Binh

    « On se torture les méninges », en effet. Et si ça continue, et surtout si ça devient officiel (officialisation de cette écriture prétendue inclusive, à savoir: l’écriture pointée à projet inclusif, ou EPI), alors les gens trouveront immédiatement la parade: l’anglais ! Avec l’EPI, c’est la fin assurée du français, mais c’est aussi la fin de tout projet d’écriture inclusive. Comme toujours, ce sont les idéologues qui assassineront leurs propres utopies. Il est effarant de voir à quel point les élites françaises adorent les postures, les étiquettes, les beaux affichages et les beaux discours hors sol et peu pratiques . La culture française, c’est peut-être ça aussi: le culte du compliqué, du vaporeux, de la belle idée fumeuse et des paillettes. On pourrait aussi supputer que les militants de l’EPI sont les purs produits de la culture française du compliqué…D’ailleurs, les « épistes » rêvent d’être reconnus par l’Académie Française et les dictionnaires quasi « officiels »: ce sont des « révolutionnaires » de palais. Ils contestent un pouvoir pour le prendre à leur compte. La solution à ces dérives élitistes, ségrégationnistes et excluantes (sinon « exclusives ») ne serait-elle pas dans une simplification massive du français et de son écriture ?

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  5. Elisabeth Perrin

    Oui, trois fois oui, chère Catherine Kintzler, il y a un problème avec les règles d’accord (qui relèvent, de fait, de la logique), et pas seulement de l’accord du participe passé, et pas seulement au « genre marqué (dit féminin) », et ce qui est véritablement consternant, « de la part des élites diplômées », et même surdiplômées.
    Parmi ces fautes de français, il en est une qui m’irrite particulièrement parce qu’elle est très répandue, surtout précisément, chez ces élites très très diplômées, quel que soit leur âge (par charité, et parce que la liste serait très longue, je ne dénoncerai personne) et que, très curieusement, elle passe totalement inaperçue : à chaque fois que j’en parle à des amis (très instruits), je suscite l’étonnement, on n’a pas remarqué. Cette faute, je l’ai baptisée « lequélisme » : « lequel » est devenu dans la bouche de ces intellectuels ou autres un mot invariable : « la table sur lequel j’écris », « les faits sur lequel je m’appuie », les exemples sont innombrables. Aux lecteurs de ce commentaire qui, eux aussi, n’ont jamais remarqué, je demande de tendre l’oreille. Sur France culture, par exemple.
    Vous avez raison : toutes ces fautes ne sont sanctionnées ni dans les examens nationaux, ni dans les Grandes écoles, ce qui ne laisse guère de chance à la langue française, mais je me demande aussi si toutes ces élites habituées à des colloques, publications, cours en langue anglaise où beaucoup de mots ne sont pas « genrés » ne sont pas contaminées, si je puis dire, par l’anglais.
    Zaza

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