Liberté de conscience et respect de la laïcité (par Jean-Paul Scot)

Dans ce texte, publié par L’Humanité du 9 janvier 1, l’historien Jean-Paul Scot2 rappelle avec fermeté combien la laïcité, qu’il était de bon ton de « ringardiser » il y a peu, est plus que jamais à l’ordre du jour. Mais encore ne faut-il pas la confondre avec un vague « respect » envers les religions qui vise à bâillonner toute critique, ni avec une prétendue « laïcité européenne » ou « accommodante » qui reviendrait à s’aligner sur de nombreux pays où une législation sur le blasphème est en vigueur.

Charb, Cabu, Wolinski et Charlie Hebdo ont-ils été châtiés pour avoir blasphémé ? Non ! Ils ont été assassinés pour avoir défendu, par l’humour mais jusqu’au sacrifice, la liberté de conscience, de pensée et d’expression critiques contre tous les obscurantismes, tous les fanatismes, tous les intégrismes religieux et politiques. Ils n’ont pas été massacrés par des musulmans, fussent-ils radicaux, mais par des terroristes barbares et fascisants.

En France, le dernier supplicié pour blasphème fut en 1766 le jeune chevalier de La Barre car ce délit n’existe plus depuis la Révolution. L’article 10 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 stipule : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public. » Le délit de blasphème, comme celui de régicide, fut rétabli par la monarchie restaurée en 1815 mais abrogé dans les années 1830. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse le supprime définitivement, même si « la provocation aux crimes et aux délits » et « l’incitation à la haine et à la violence » restent susceptibles de poursuites et de sanctions. Ce qui peut être sanctionné par la loi, c’est l’injure ou la diffamation de personnes ou de groupes de personnes.

Le blasphème a été défini par l’Eglise catholique comme « tout propos ou acte irrespectueux contre Dieu » et comme « une défaillance dans l’expression de la foi ». La notion de blasphème n’a donc de sens que du point de vue des religions. Ce sont elles qui déterminent en effet ce qui est injurieux ou diffamatoire envers elles-mêmes. Ce sont elles qui interdisent le blasphème car elles prétendent avoir le monopole de la vérité et du sacré Ce sont elles qui diabolisent ce que les croyants d’autres religions ou les incroyants considèrent comme de simples moqueries irrévérencieuses ou des critiques intellectuelles. Ce sont elles qui font appel au pouvoir politique des Etats pour punir les apostats et les blasphémateurs. Et les Etats conservateurs et autoritaires font de l’apostasie et du blasphème des délits, voire même des crimes, parce que ces pratiques remettent en cause l’ordre politique et social. En République laïque et démocratique le blasphème n’existe pas.

En effet, le droit de blasphémer a été conquis comme un corollaire de la liberté de conscience et de pensée. Pierre Bayle, ce philosophe protestant mort en exil en 1706, affirma le premier que « le blasphème n’est scandaleux qu’aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée ». Le blasphème n’a en effet de sens que pour ceux qui partagent les mêmes croyances religieuses. Venant des non-croyants, des propos blasphématoires ne sauraient atteindre des croyants dans leur foi ; ils les mettent seulement à l’épreuve. Punir les blasphèmes et réduire les hérésies n’aboutit qu’à mettre les croyants en contradiction avec leurs religions de vérité et d’amour.

Voilà pourquoi les philosophes des Lumières ont dénié aux religions le droit d’imposer leurs dogmes à toute la société, aux croyants d’imposer leurs croyances aux agnostiques et aux athées. Les normes politiques et civiles doivent être déliées, séparées, indépendantes des normes religieuses. La justice publique n’a pas à faire respecter les dogmes religieux. La liberté de blasphémer est un droit découlant de la liberté de pensée et d’expression. La liberté de pensée est absolue ou elle n’est pas. En proclamant la liberté de conscience et l’égalité des droits entre tous les hommes, l’Assemblée constituante a jeté les bases, non de la tolérance mais de la laïcité que la loi de séparation des Eglises et de l’Etat a consacrée en 1905.

Certains prétendent aujourd’hui qu’il faudrait limiter la critique des religions au nom du respect qui leur serait dû en raison des fonctions qu’elles assurent dans la société et qui peuvent favoriser l’intégration et maintenir la paix civile. En 1991, Mgr Lustiger demandait la pénalisation de publications antireligieuses au nom du « respect d’autrui » et d’ « atteinte grave au pacte social ». Le député UMP Eric Raoult proposa en 2006 le rétablissement du délit de blasphème. Nicolas Sarkozy entendit répondre « aux attentes des grandes religions » pour des raisons d’intégration sociale et de sécurité intérieure. Des néo-cléricaux invoquent un alignement sur une « laïcité européenne ». Il est vrai que le délit de blasphème subsiste plus ou moins dans le code pénal de nombre d’Etats de l’Union européenne (Allemagne, Autriche, Espagne, Finlande, Grèce, Italie, Irlande, Malte, Norvège, Pologne, Royaume Uni) même si la sécularisation des sociétés en limite les recours. Les Pays-Bas l’ont abrogé en 2013.

Il ne faudrait donc pas confondre tolérance et laïcité. La tolérance est une concession du prince à certains sujets, de l’Etat à des communautés, pas la reconnaissance d’un droit naturel, plein et entier, égal pour tous les citoyens et irrévocable. Jaurès, qui n’appréciait pas un certain anticléricalisme grossier mais qui respectait absolument la liberté de critique, ne s’y trompait pas : « Nous ne sommes pas, disait-il en 1910, le parti de la tolérance – c’est un mot que Mirabeau avait raison de dénoncer comme insuffisant, comme injurieux même pour les doctrines des autres – Nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les doctrines, le respect mutuel de la personnalité humaine et de l’esprit qui s’y développe. »

Le respect est dû aux personnes, aux croyants, pas aux croyances, pas aux religions qui sont à soumettre à la critique de la raison et de la science, du rire et de l’humour.

 

1  Également en ligne sur L’Humanité.fr  http://www.humanite.fr/liberte-de-conscience-et-respect-de-la-laicite-562193 . Mezetulle remercie l’auteur et L’Humanité pour cette autorisation de reprise.

2 Jean-Paul Scot, derniers ouvrages parus : Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Seuil, 2014 ; « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ». Comprendre la loi de 1905, Seuil, 3e édit, 2015.

1 thoughts on “Liberté de conscience et respect de la laïcité (par Jean-Paul Scot)

  1. Caspard

    Je viens d’imprimer ces quelques pages. Ce ne sont pas les seules, j’ai lu, relu, imprimé parfois, nombre de vos articles, Catherine, ainsi que de bien d’autres (comme Henri Pena-Ruiz, pour donner un exemple parmi des dizaines), pour les AVOIR SUR MOI, dans mon sac à main, partout où je vais .
    Car bien sûr, vos écrits, bien d’autres aussi, sont extrêmement complets, fouillés, détaillés, vos analyses vont au fond des choses, et d’ailleurs, votre ouvrage « Penser la laïcité » serait celui à recommander à quelqu’un qui n’en voudrait qu’un.
    Ce texte de Jean-Paul Scot résume, rassemble, exprime l’ESSENTIEL ; en quelques pages, pour qui n’a ni le temps ni la patience de se lancer dans de longues lectures, chaque personne qui le souhaite peut trouver la « substantifique moelle » de ces notions de « liberté de conscience » et de « laïcité ». Notions PARFOIS bien comprises, bien plus souvent DETOURNEES et GALVAUDEES.

    Voyant les journaux depuis trois jours, je constate (avec une certaine surprise) l’ampleur des réactions, qu’elles viennent des Français mais aussi de la presse et de dessinateurs du monde entier. Les achats par avance de milliers d’exemplaires du prochain numéro, les offres financières de la part de nombreux journaux ou même d’autres groupes, et … le gouvernement lui-même qui va y mettre de sa poche ! … Entre nous, il est bien temps !
    Et combien de temps va durer cette union « sacrée » ? (pardon pour l’utilisation de ce terme …)

    POURQUOI, POURQUOI n’a-t-on pas observé pareille unanimité AVANT ??? Pourquoi s’éveille-t-on si TARD ? Pourquoi a-t-on vu, entendu et accepté tant de contresens, d’insanités, d’indécence même, au sujet de la LAÏCITE, AVANT ces événements intolérables ?

    Oui, je sais que la phrase de Descartes est tronquée, et signifie l’inverse de ce que l’on s’imagine, mais pour ne prendre que la 1ere partie, NON, au grand jamais, le bon sens n’est PAS la chose du monde la mieux partagée !!!
    Et ce qui n’est pas partagé non plus, c’est, lorsqu’on est enfant, la chance de grandir parmi des êtres aimants, intelligents, NON conditionnés par quelque dogme que ce soit, puis d’étudier dans un esprit d’HUMANISME !!!
    Car il est plus que jamais vrai qu’une enfance heureuse, normale, respectueuse de ce que l’on est, a TRES PEU de chances de transformer l’enfant en un robot-perroquet, et dans quelques cas, hélas, en machine à tuer !!!

    Voici pourquoi le texte de J. P.Scot va rester en permanence sur moi, et si quelqu’un s’avise de me ressortir du n’importe quoi, moi je sors le texte et je le lis à haute voix !!! sans me laisser interrompre comme il est d’usage en France de le faire dans tout débat, radiophonique, télévisé, entre amis ou en famille, ce qui a le don de me mettre dans une rage incroyable ! J’ai parfois regardé des extraits de débats ayant lieu en Grande-Bretagne ou aux USA : j’ai TOUJOURS vu la personne ayant la parole aller jusqu’au bout, quoi qu’elle dise – un contradicteur attendant toujours qu’elle ait terminé pour prendre la parole.
    Cela dit, il est exact que chaque pays a ses bons et ses mauvais côtés … Je ne voudrais pour rien au monde vivre dans l’un de ces deux Etats …

    Me voilà donc accompagnée d’un texte facilement opposable à toute ineptie future! Allons, pas d’illusions, vais-je souvent le sortir ???

    Cordialement

    Annette C.

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