« L’Immunité, la vie » de Marc Daëron, lu par C. Kintzler

Proposant une réflexion épistémologique qui puise aux meilleures sources contemporaines mais aussi – et il s’en réclame à juste titre – à la grande tradition française de philosophie des sciences de Claude Bernard à François Jacob, de Gaston Bachelard à Georges Canguilhem et à François Dagognet, le livre de Marc Daëron L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie1 s’adresse aussi bien aux spécialistes de l’immunologie qu’à un grand public éclairé qui ne rechigne pas à l’effort intellectuel et qui même en redemande. En l’occurrence, cela en vaut vraiment la peine car on a affaire ici à un ouvrage de référence qui éclairera et fera penser tout lecteur, que ce soit par la minutie d’un savoir sur un objet « pointu » et que l’actualité ne cesse de mettre en lumière, que par l’ampleur et la profondeur de sa réflexion philosophique.

Sortir d’une conception fondamentalement téléologique

C’est à partir de faits polémiques que l’auteur s’interroge, allumant dès une magistrale introduction le moteur qui fait fonctionner le livre. Le système immunitaire est ordinairement pensé, et largement vulgarisé, comme un ensemble de fonctions protectrices, tantôt arsenal défensif contre des hôtes indésirables, tantôt appareil de détection du « soi » et du « non-soi ». Or il arrive que ce prétendu « système de défense » rende malade et même tue (maladies auto-immunitaires, « orages » immunitaires), il arrive qu’il soit régulièrement aveugle à ce qu’il est censé « voir » – un « non-soi » pourtant massif habitant le « soi » (le microbiote pèse deux kilos, sans parler de cet « étranger » qu’est l’embryon) -, ou encore qu’il ouvre tout simplement la porte à des « ennemis » (facilitation des cellules tumorales).

Longtemps, écrit l’auteur, « on a pensé qu’il suffirait de trouver des réponses à ces questions ». La thèse avancée est que ces questions n’appellent peut-être pas de réponses, mais plutôt un changement de perspective qui les fera passer du statut de questions à celui de moments de la théorie. Il faudrait cesser de penser le système immunitaire comme un système de défense, sortir d’une vision finaliste qui place l’effet en position de principe, rompre avec les analogies et les métaphores militaires qui confondent illustration et explication. En somme, récuser le moment téléologique pour proposer « une autre immunologie » rendant compte des faits naguère polémiques et renoncer, en renouant avec la rigueur du minimalisme scientifique, à la surabondance des images qui font obstacle à la pensée.

Le moment pionnier et l’émergence ultérieure du finalisme

La première partie du livre, intitulée « La défense », déploie ce que, par facilité, on pourrait qualifier un historique, et cela en deux séquences. D’abord le temps des défricheurs et des pionniers – Pasteur, Koch, Metchnikoff, Ehrlich -, avec ses affrontements sur fond de rivalité franco-allemande entre théorie cellulaire et théorie humorale, entre perspective physiologique et perspective chimique. Puis la constitution au XXe siècle, notamment avec la conceptualisation des anticorps, d’un système immunitaire pensé sous régime de protection et de défense.

Parler d’histoire est pourtant une facilité contre laquelle l’auteur avertit le lecteur. Il s’agit plutôt d’une recherche en forme de remontée, menée aujourd’hui sur le statut et l’effectivité d’une discipline en plein développement. L’objet n’est pas de retracer des origines ni de dérouler une continuité, mais, sous un regard sélectif du fait même qu’il est instruit, de faire apparaître et de réactiver les moments décisifs, parce que problématiques, de la mise en route de la pensée2.

En elle-même la lecture de ces deux séquences est passionnante, et, au moment de leur articulation, l’apparente continuité qui les enchaîne est fissurée par des remarques qui nous mettent la puce à l’oreille et font sonner le thème principal. C’est que le raisonnement en termes de combat n’est pas nécessaire pour caractériser la démarche de Pasteur et celle de Metchnikoff, l’un s’intéressant à une relation fondamentale associant l’hôte et ses microbes, l’autre aux aux relations entre les cellules qui constituent un organisme vivant. Quant à Ehrlich, la vie est pour lui une affaire de substances chimiques. Parallèlement, Darwin, sollicité à tort pour accréditer une vision anthropomorphique, parle de coadaptation, d’une « lutte pour l’existence » et non d’une lutte des vivants les uns contre les autres.

On voit alors qu’une conception fondamentalement téléologique accompagne l’immunologie flamboyante du dernier quart du XXe siècle et du début du XXIe siècle, y compris dans ses avancées scientifiques comme la théorisation de la distinction entre immunité innée et immunité acquise. Elle l’accompagne si bien qu’elle finit par s’imposer sans qu’on s’en alarme comme on devrait le faire, car le finalisme est une surabondance, un maximalisme de la pensée avide d’harmonie et d’équilibre. Cette première partie s’achève sur une critique grinçante et alerte du « mythe fondateur » de la « science du soi et du non-soi » devenue « la science de tous les dangers » : elle rappellera aux philosophes la lecture roborative de l’Appendice de la première partie de l’Ethique de Spinoza.

L’affectation réciproque des corps, un cadre minimaliste

Intitulée « Logiques du vivant » en une claire allusion à François Jacob, la deuxième partie opère le retournement à la manière d’un levier en revenant sur la notion même d’être vivant, combinant le rappel des connaissances fondamentales et l’appel à la réflexion philosophique où Spinoza, penseur de l’affectation réciproque des corps, est superbement sollicité.

Un être vivant n’est pas une forteresse, mais une sorte de « boucle rétroactive » qui, comme Claude Bernard l’avait montré, ne maintient son milieu intérieur qu’au prix de relations constantes avec son milieu extérieur. Tellement que, dans cette structure d’échanges, la dégradation est constitutive et réciproque : les échanges ne s’effectuent pas selon un modèle commercial où des sujets restent extérieurs aux objets, l’être vivant est lui-même dans la boucle de l’échange qui le constitue et qu’il constitue, c’est un processus où le corps vivant et son activité sont à la fois cause et résultat. Un tel fonctionnement circulaire explique certes la tentation du finalisme, mais à la différence du finalisme il n’érige pas l’inversion causale en principe et il s’en tient à une démarche scrupuleusement immanentiste. Et ce qui vaut de manière synchronique peut se dire aussi diachroniquement, à l’échelle vertigineuse de l’évolution qui est toujours une coévolution. Ces systèmes de réciprocité que sont les phénomènes vivants n’existent qu’au prix d’un fonctionnement incessant, dont l’équilibre est nourri de déséquilibres, modifiant « les autres » autant, ou plutôt parce qu’ils sont modifiés par eux.

Ainsi le cadre conceptuel pour « une nouvelle immunologie » dépouillée de ses oripeaux finalistes est dressé en termes d’interaction, de relations mutuelles et d’ajustements.

C’est dans la troisième partie, intitulée significativement « Le compromis », que ce cadre minimaliste est mis à l’épreuve des recherches les plus actuelles et dans leur détail.

Court-traité d’immunologie en 20 propositions

Que fait ce fameux « système immunitaire » ? il réagit. Mais réagir ici ne signifie pas simplement répondre à un stimulus. La réaction immunitaire réagit à la fois à et sur un stimulus. Non seulement cette thèse « cadre » avec l’ensemble des connaissances que nous avons actuellement sur le vivant, non seulement c’est une option épistémologique faisant l’économie de toute excursion conceptuelle hétérogène au champ des phénomènes eux-mêmes (minimalisme et immanentisme), ce qui la rend éminemment falsifiable, mais encore elle permet d’intégrer ce qui paraissait aberrant dans le cadre précédent, et d’expliquer notamment que certaines réponses « protègent » tandis que d’autres peuvent être pathogènes. Il faut donc et il suffit, pour cerner le phénomène immunitaire, de décrire ces fonctionnements en allers-retours et de s’efforcer de les ordonner.

Réduit en vingt propositions, un court-traité d’immunologie s’ouvre alors et expose les éléments et concepts principaux rendant compte du fonctionnement détaillé du système immunitaire, avec de nombreux schémas très éclairants. L’examen suit un ordre raisonné qui se déploie en trois catégories : les cellules (propositions 1-3), la stimulation (4-11), les réponses (12-20). Le fonctionnement « rétrograde » et circulaire des réponses immunitaires a pour pivot le concept de récepteur, et on apprend au passage que ce fonctionnement est principalement dû à la forme des molécules.

Le tour de force du livre apparaît particulièrement dans ce moment. Il n’est pas seulement de s’adresser aussi bien aux spécialistes exigeants qu’aux lecteurs généralistes, il est de ne pas les dissocier, et d’inviter les uns comme les autres à oser aborder sans préjugé ce qu’ils auraient pu rejeter ou négliger – que ce soit par humilité ou par orgueil – comme étant au-dessus ou au-dessous de leur capacité. Plusieurs niveaux de lecture peuvent se pratiquer, et aucun d’entre eux n’entraîne le lecteur dans une impasse qui le ferait renoncer à son effort : une lecture en survol se sait confortée par le détail rigoureux des contenus exposés, et réciproquement un arrêt minutieux pour comprendre telle ou telle étape ne perd pas de vue l’ensemble du propos.

Qu’est-ce qu’un système biologique ?

À la sortie de ce tunnel bien balisé et remarquablement éclairé, la macro-interrogation, nourrie et non pas alourdie par ces investigations, prend toute son ampleur : au fond pourquoi peut-on parler de « système immunitaire » et qu’est-ce qu’un système biologique ? Un système biologique est une représentation qui nous permet d’imaginer comment fonctionne un être vivant. Une lumineuse comparaison-distinction entre le système nerveux central et le système immunitaire – deux systèmes ayant la relation pour objet, permettant à un organisme de percevoir le monde extérieur et intérieur et d’y répondre – met les idées au net. Outre que le système immunitaire n’a pas d’anatomie analogue au système nerveux central, outre qu’il est plus plastique, qu’il est stimulé par des molécules biologiques, une différence essentielle attire l’attention du lecteur : ce système n’est pas seulement affecté par ce qui le stimule, il affecte aussi, et directement, les stimuli.

Ces caractéristiques lui donnent une remarquable capacité d’adaptation, qui doit se comprendre en termes de coadaptation. « Mettre en route une réponse immunitaire, c’est d’une part se modifier soi-même et d’autre part modifier les autres, c’est s’adapter aux autres et adapter les autres à soi. » Il ne s’agit plus d’une réaction à sens unique, dirigée « contre » quelque chose. L’immunité est un compromis relationnel et réciproque qui se pense non pas comme une relation binaire entre deux protagonistes, mais comme une relation entre tous les êtres vivants coprésents à un moment donné. Ce n’est pas un état qu’on posséderait (ou non) mais un processus fait d’instabilités surmontées tant bien que mal, « au mieux un équilibre transitoire », un « compromis toujours renégocié ».

L’infini du vivant. « L’immunité n’est pas une protection, c’est une condition d’existence »

Dans cette perspective, un vaccin n’est pas une arme, mais un moyen de faire basculer l’équilibre dans un sens souhaitable. Les agents pathogènes ne sont pas des tueurs, ils sont simplement incompatibles avec la vie de leur hôte : il n’y a aucun but, aucune stratégie, aucun projet dans le fait de vivre sa vie. Il est compréhensible, dans un tel schéma, que les instabilités ne soient pas toujours et nécessairement surmontées, que l’état d’équilibre précaire soit rompu, et que le compromis soit manqué – parce que le système est débordé, parce qu’il suscite une surabondance de réactions, parce qu’il met en place des mécanismes facilitateurs… Nous pouvons vivre avec nos parasites, avec des allergènes, avec nos cancers, nous pouvons guérir d’une infection, mais la relation peut se détériorer et l’équilibre se rompre. La troisième partie se termine sur un constat :

« L’immunité que négocie ce système est un moindre mal. Elle n’est ni sans risques ni sans inconvénients. Elle n’évite pas toujours la maladie, et parfois c’est elle qui en est la cause. La maladie est le prix à payer pour l’immunité. […] L’immunité n’est pas une protection, c’est une condition d’existence. »

Si « la vie avec les autres » n’est pas « un long fleuve tranquille », elle n’est pas pour cela une guerre qui ne connaîtrait sur son théâtre que des combats singuliers et héroïques mettant aux prises un organisme avec un microcosme d’où surgissent des ennemis. La réflexion sur l’immunité nous contraint à regarder l’infini du vivant en nous rendant attentifs à la dimension macrocosmique que nous ne voyons pas parce qu’elle nous englobe et nous met en abyme. Mais là encore, nulle métaphysique encombrante n’a vocation à insuffler du sens dans cet univers infini, sens qui ne serait qu’un obstacle de plus à son intelligibilité. Il n’y a ici ni causes finales, ni signification, ni projet, ni message, ni signes, et procéder à de telles projections serait « faire délirer la nature » avec nous en s’interdisant de la comprendre. La science repose sur ce courage de penser les yeux grands ouverts.

Marc Daëron a écrit un grand livre qui peut et doit se lire plusieurs fois parce qu’il invite à s’éclairer sous plusieurs angles. Je le place pour ma part aux côtés des ouvrages de notre époque qui ont été pour moi un événement de pensée, ouvrages dont on sort changé et auxquels il est urgent de se nourrir pour trouver et retrouver une santé intellectuelle, avec le plaisir de penser et de lire. Soutenu par une écriture limpide et souvent élégante, chaque lecteur de L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie se sent sollicité, convié à aller au-dessus de lui-même, là où il ne s’attendait pas à être.

Notes

1 – Marc Daëron, L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie, préface d’Anne Marie Moulin, Paris : Odile Jacob, 2021, 384 p. Marc Daëron a été notamment directeur de recherche à l’INSERM et à l’Institut Pasteur où il a dirigé le Département d’immunologie, il est chercheur émérite depuis 2012 et associé à plusieurs laboratoires de recherche. Auteur, avec Eric Vivier, de L’Immunothérapie des cancers (Odile Jacob, 2019). Voir CV et publications http://cvscience.aviesan.fr/cv/744/marc-daeron .

2Un exemple classique : Marc Daëron souligne la différence épistémologique et expérimentale entre Jenner et Pasteur, le premier élargissant le champ d’un phénomène naturellement donné, le second soumettant délibérément et artificiellement un micro-organisme à une modification qui en atténue la virulence.

Marc Daëron, L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie, préface d’Anne Marie Moulin, Paris : Odile Jacob, 2021, 384 p.

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