Montalvo-Hervieu

Sur quelques spectacles de José Montalvo et Dominique Hervieu. Demi-journée d’étude du 30 mars 2006 à l’Université de Lille-III. Sur les chorégraphies Paradis, Babelle heureuse et sur l’opéra Les Paladins.

Présentation

Lorsque José Montalvo, au début de l’année 2004, prit contact avec moi pour un travail sur la comédie lyrique de Rameau Les Paladins, je n’avais aucune idée du travail de la Cie Montalvo-Hervieu qui pourtant avait remporté un grand succès international avec notamment Paradis.
Et peut-être que cette méconnaissance était heureuse, car j’ai abordé ce chantier sans avoir en tête les préjugés ordinaires qui accompagnent les productions proches du « hip-hop » et toutes les déclarations bien pensantes qu’on peut entendre et lire à ce sujet : la dynamique des banlieues, la mixité culturelle, la « danse des gamins » et autres idées reçues qui s’acharnent à momifier un art en l’assujettissant à ses origines et en le prenant par le bas (la thèse avouée étant : « c’est merveilleux ce que vous faites » et la thèse secrète : « surtout, restez comme vous êtes, là où vous êtes »).

Non ici, la bonne – ou plutôt, selon les préjugés dont je viens de parler, la mauvaise cause, celle de Rameau, des jardins à la française et de tout ce qu’il est de bon ton de dénigrer, était clairement affichée et simplement sous sa véritable nature : la cause du plaisir, celle du raffinement, celle de l’allégresse, celle d’une tradition (à ne pas confondre avec des racines) qui allie l’artificiel et le naturel, et qui ose montrer que la nature imite l’art. Sans compter que les préjugés dont j’ai parlé ne retiennent (pour l’abaisser) qu’une infime partie de la très riche gamme déployée par ces chorégraphes, metteurs en scènes, virtuoses de l’illusion comique et de l’incrustation-projection vidéo…

Alors il faut raconter et décrire les choses, et le sujet que je me suis donné n’est autre qu’une transposition théorique et rationnelle (attention, je n’ai pas dit raisonnable), de la narration-description avec laquelle je vais l’entremêler librement, à la manière d’une incrustation vidéo…

Je suis arrivée dans les méandres du Théâtre de Chaillot plongé dans la pénombre un soir de janvier 2004, reçue par José Montalvo dans un petit bureau très calme, feutré, presque clandestin. Il avait sur sa table mon vieux livre sur Rameau (1), usé, « fait » comme on fait une chaussure, cassé, bariolé de surlignages, hérissé de signets et d’annotations.
Et nous avons parlé de la « splendeur de l’esthétique du plaisir à l’âge classique » (mais pas tellement de son naufrage…), parlé de la connivence secrète qui unit la danse dite baroque et la gestique moderne, parlé de la gestique du joueur de flipper et de la « montre » du courtisan arpentant les jardins de Versailles et de Vaux-le-Vicomte, parlé du tapage de la musique « moderne », des feux d’artifices, de la machine de Marly, des Nuits de Sceaux données par la duchesse du Maine. Nous sommes convenus que si Rameau avait une console informatique aujourd’hui sous les doigts (on sait que son instrument initial était l’orgue, mais que, claquant la porte des églises, il s’en fut au théâtre), ce ne serait pas seulement une musique enivrante, des danses à couper le souffle et « qui dureront éternellement » (2) qu’il ordonnerait, mais, se mettant comme le tyran admirable qu’il était au pupitre de la régie, il en ferait jaillir aussi des lumières, des apparitions et des disparitions, tout ce qui fait les merveilles de la scène lyrique et qui se règle depuis « le derrière du théâtre de l’opéra » (3).
De son côté, José Montalvo m’a emmenée, en passant par la statuaire classique si étrange finalement avec son bestiaire, si leste et coquine avec ses nudités montrant complaisamment et insolemment leur derrière, dans le monde surprenant des contes de La Fontaine que j’avais oublié.

Oui bien sûr, Les Paladins, c’est d’abord un conte de La Fontaine (Le Petit chien qui secoue de l’argent et des pierreries). Mais il fallait aussi se souvenir du plus loufoque, du plus grotesque, du plus significatif conte de cette esthétique très méconnue : Les Amours de Psyché et de Cupidon. J’ai eu la chance de voir rafraîchie cette esthétique que j’aime tant mais que je ne connaissais que trop. Montalvo en ce soir d’hiver me l’a rendue étrange, et ce faisant il lui a rendu sa pleine énergie.

J’avais travaillé naguère (pour le livret d’un opéra qui n’a jamais vu le jour) sur ce conte où se succèdent les dieux, irrévérencieusement malmenés, les rires, les pleurs, les lieux désolés, les « déserts affreux » , les « campagnes riantes », les métamorphoses, dans une sorte de train fantôme dont on sort essoufflé et épanoui. Et j’avais presque oublié que ce train fantôme, cet enfilage de perles, c’est exactement comme un diaporama, principe de l’album animé que suivent aussi les opéras de l’époque – lamentations, imprécations, plaintes amoureuses, poignards ensanglantés, furies qui sortent des Enfers, danses et chœurs des démons, divertissements enchantés dans des îles lointaines, agitations soldatesques, ravages météorologiques, arcs-en-ciel et tonnerres. Rameau avait probablement une série de fiches pour chaque module… Et dans Les Paladins (comme il l’avait fait auparavant dans Platée) il sort le grand jeu, le jeu double, celui où il se pastiche lui-même et où il refait, à l’endroit, à l’envers, de côté, en long en large et surtout de travers toutes les figures imposées des grands genres – tragédie lyrique et pastorale héroïque (4)

Alors, une fois revigoré le programme classique, à la fois intellectualiste et sensualiste, tous les ingrédients étaient présents pour un transfert en ce début de XXIe siècle, mutatis mutandis, avec en outre tous les moyens dont nous disposons. J’y courus, et j’y redécouvris l’un des principes fondamentaux de l’esthétique classique : l’art et la nature mêlés, l’art donnant des leçons de perfection à la nature: « car tout ce qui est artificiel est, avec cela, naturel » écrit Descartes dans les Principes de la philosophie (5).

Ici c’est bien un diaporama, un enfilage de perles rares, le ciel qui s’assombrit à toute vitesse, des palais ou des grottes qui apparaissent ou qui fondent, des démons qui se trémoussent et des zéphirs qui planent. Un diaporama féérique qui malmène un peu le spectateur. Et voilà les incrustations vidéo, les étagements scéniques, les rideaux dont on ne sait pas si on est devant ou derrière, les danseurs réels et virtuels, les intérieurs qui ressemblent à des extérieurs, les extérieurs qui se meublent de marqueterie, les sculptures sur feuillage, les cieux qui s’ouvrent mais qui, contrairement à un préjugé baroque tenace, ne sont nullement inaccessibles : qu’on me donne un trampoline et « ils réussissent à escalader les cieux » comme les géants homériques (6)… Non, non, c’est bien du classique, audacieux, glorieux, sublime, extrémiste, et non ce baroque minaudant et précieux qui n’arrive jamais à rien ni nulle part, qui n’en finit pas de déplier ses plis…

La visite du jardin était remise au goût, pas seulement celui du jour, mais à son goût acidulé et surprenant, qui suppose la mobilité et la vue cavalière : le jardin n’a rien à voir avec un paysage ou un tableau, et tout à voir avec une promenade où on se remue. Faire bouger le spectateur sans le sortir de son siège, tel est un des effets de cette technique « vidéastique » qui renoue, par une voie toute nouvelle, avec la visite du jardin, la déambulation dans un espace créé.

« Pour véritablement ouvrir les yeux sur le jardin classique, il ne suffit pas de le considérer de l’extérieur, mais il faut refaire de cet espace considéré un espace visité. Il faut cesser de voir les jardins comme des  tableaux  – ce qui les inscrit faussement et du reste impossiblement dans des arts de simple contemplation et ce qui explique pourquoi la philosophie esthétique postkantienne soutient que ce n’est pas véritablement un art – et il faut consentir à un art des jardins pensé comme manière de faire visant et produisant une distribution, ou encore un art de l’arrangement. Ce terme est à prendre au sérieux : l’arrangement pouvant désigner conjointement (et non pas concurremment) une action sur un objet en même temps qu’une convenance avec lui (en l’occurrence la nature), mais aussi un arrangement de et avec soi-même, une manière de faire qui est aussi une manière de vivre. La valeur esthétique du jardin est donc aussi une valeur éthique. Comparable aux arts des belles manières, à la chorégraphie, à la scénographie et à la dramaturgie bien plus qu’à la peinture ou à l’architecture, cet art de produire une disposition est inséparable de l’art de montrer cette même disposition. Aussi, et contrairement à l’idée répandue, ses règles ne sont pas des préceptes extérieurs imposés aux choses de la nature : ce sont bien plutôt celles qu’un art s’impose pour faire valoir un beau corps, une sorte de promotion de la nature que l’art réalise et achève, ce qui est aussi une manière d’imiter la nature en la faisant rivaliser avec l’art. Ainsi on parvient à l’idée d’une ? troisième nature ? et le jardin peut se comprendre comme un ? éclaircissement de métaphysique à l’aide d’images feintes ? ».

Ce que je viens d’écrire n’est autre qu’un extrait du commentaire que j’ai fait naguère sur le beau travail de Catherine Fricheau « La géométrie de la vie (l’art du jardin en France 1580-1730) » (7)

Le parallèle entre art et nature, principe qui remonte à l’idée d’un schème de production que l’art peut inventer et insérer au sein de la nature, mais aussi à côté d’elle et (pourquoi pas ?) en ses lieux et place, se voit ici ludiquement projeté en interversions d’images feintes et de « vrais » danseurs, qui jouent les uns avec les autres en prenant des appuis par collage, un peu comme sur l’album et dans les jouets d’assemblage que nous avions étant enfants, autrement dit par géométrie et par mécanique. Ce principe veut que si tous les effets de nature sont intelligibles par figure et mouvement, alors en faisant des machines par figure et mouvement nous faisons comme aurait pu faire la nature, à condition aussi d’entendre par là que nous produisons des merveilles, et de se souvenir que la machine reçoit sa pleine signification au théâtre plus qu’à l’atelier ou dans le cercle étroit des utilités où elle est souvent cantonnée. Ces montages dansés, où se rencontrent un tigre et un chimpanzé faisant le tour d’un danseur en escaladant et en redescendant le long de sa silhouette, peuvent aussi s’entendre comme une allusion plaisante à la contact-improvisation qui n’avait pas poussé l’inventivité jusqu’à rendre ainsi adjacents bêtes, machines, plantes et hommes… 

Il fallut ensuite travailler, et venir dans le studio du CCN de Créteil pour y tenir des séances fleuve où, devant un petit combiné radio-CD qui crachotait l’enregistrement de la musique par les Arts florissants, nous avons passé en revue ce livret décousu exprès, lui aussi gouverné par un immense éclat de rire qui fait voler en éclats (mais des éclats bien reconnaissables) tous les ingrédients de la scène lyrique alors en vigueur et qui en recolle les morceaux de travers. Un conte de La Fontaine traité comme un irrévérencieux remake de Phèdre (le deuxième de la carrière de Rameau, il faut le souligner – avec Hippolyte et Aricie) avec l’inévitable scène de viol manqué, avec une furie « qui crie » et les rituelles déclarations infernales – « tremble, tu mourras ! » – avec une bataille qu’il faut recommencer rien que pour faire du bruit, et des statues qui s’animent. Et bien entendu un finale d’une cruauté allègre avec son travesti en fausset, où on condamne l’autre à l’amour comme à mort « tu me suivras, tu m’aimeras », où on chante « en dépit des jaloux » et où les serments, yeux bandés, des futurs époux sonnent déjà faux – réminiscence musicale de la méchante et discordante scène finale de Platée : « je n’accuse que toi, que toi, que toi! ».

Lorsque, quelques mois plus tard, je me suis installée dans le fauteuil du spectateur au parterre du Théâtre du Châtelet, j’ai encore mieux compris pourquoi ce comique est entièrement sens dessus-dessous et toujours pris « de travers », pourquoi il me faisait tourner la tête. Et j’ai vu que cette danse virtuose, à la fois souple et saccadée, pleine d’arrêts, de chiquenaudes, avait quelque rapport avec les évolutions phrasées de la chorégraphie jadis notée par Feuillet : parce que la frivolité est quelque chose d’essentiel dans la vie, on s’y consacre à faire des figures… et à faire figure.

Je suis allée voir ensuite On danfe et je me suis jetée rétroactivement sur Paradis et Babelle heureuse. A présent qu’on ne vienne plus me dire « Dominique Hervieu a mis sur la scène la dynamique du hip-hop », en rameutant, la main sur le cœur, les poncifs sur les « jeunes en mal d’identité » dont on finirait par reconnaître enfin l’originalité. Non, d’abord ils ne sont pas mal du tout, ensuite ils ont fait école et nullement tribu, parce qu’ils ne sont pas restés là où on croit qu’ils étaient ni surtout semblables à l’idée qu’on s’en fait (ou même peut-être à celle qu’on voudraient qu’ils se fassent d’eux-mêmes) !
Tout au contraire : Dominique Hervieu n’a pas pris le hip-hop et la capoeira en les saupoudrant de néo-classique pour faire un brouet branché où s’exhiberaient les apaches des barrières pour épater les « bourges » du 16e. Elle les a rendus, ces danses et ces danseurs, étrangers à eux-mêmes en les hissant, par une savante alchimie, à leur point d’exotisme, à leur point de révélation, à leur dimension de haute culture – laquelle ne se révèle et ne s’acquiert que par la rupture avec soi et par l’exil. Elle a fait ce que doit faire tout poète avec une langue pour qu’elle soit une langue, faire en sorte qu’elle ne reste pas un idiome parlé par des idiots : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » (8).

Les preuves ? Le hip-hop : macho, encodé, formatté, uniformisant ? Il est ici transfiguré, à la fois révélé et désavoué (révélé parce que désavoué) par des filles tenant la dragée haute, infiltré par des pointes, bousculé par un goût directement issu de Pécour et de Pierre Rameau (le maître à danser). Et surtout, je l’ai découvert enfin délivré de son « rôle social » et ramené à son statut libéral de danse contemporaine, celle qui s’adresse à tous les corps, toutes les morphologies, celle où on se rend vraiment compte que « danser, c’est bouger pour rien » – j’emprunte cette définition à Frédéric Pouillaude (9), c’est bouger comme on parle en faisant des vers – de préférence pour ne rien dire de ce qui se dit ordinairement – et que c’est ça qui est intéressant. Comme le mathématicien qui se demande fort inutilement ce qu’est un nombre, comme le mécanicien qui construit une machine qui ne sert à rien, rien que pour voir. Comme le peintre qui peint de la peinture, celle « qui ne ressemble à rien ». Du reste les enfants ne disent pas « peindre », mais « peinturer ». C’est comme ça qu’ « On danfe »…

Encore une preuve ? La musique de Rameau « à fond » sur les haut-parleurs du Théâtre de Chaillot et du Théâtre du Nord à Lille, des danses époustouflantes avec un public de 10 à 90 ans qui trépigne, qui exulte après chaque gavotte, menuet, loure, passepied, rigaudon, tambourin, passacaille, chaconne… (j’en passe) : merci, pour Rameau, pour la danse, pour les arts du corps engagé…

Quelques questions

1° Il m’est arrivé par moments, dans Les Paladins, de trouver la « tartine trop beurrée ». Ne seriez-vous pas parfois victimes de votre propre inventivité – une tendance à en faire un peu trop, à en « mettre » partout, encouragée par la nature même de la danse que vous travaillez, et, il faut bien le dire, par la prodigalité de la musique de cette comédie…? Mais je dois avouer que je suis restée peut-être trop à cheval sur un principe qui veut que la mise en scène ne soit jamais un détournement de l’oreille, jamais un divertissement par rapport à l’événement musical et littéraire qui est au coeur de l’opéra. Un exemple, à la vérité unique : la scène 9 (ou 10 selon les versions) de l’Acte II où on n’a d’yeux que pour les petits cœurs-ballons enfilés en serpentin qui traversent la scène, puis pour le jeu de l’acteur-danseur se débattant avec un cœur suspendu par des élastiques sur son bas-ventre, scène où se joue pourtant une musique admirable qui m’a été gâchée par les rires bruyants des spectateurs.

2° Cette proximité avec le moment gratuit et mécanique ne risque-t-elle pas, comme autrefois, de donner naissance à des objets techniques, à un format de production qui deviendrait un nouvel académisme « à la manière de Montalvo-Hervieu » – je décris cette fois méchamment : contorsions sur la tête avec des baskets fluo, toupies en appui sur les poignets, claques sur les fesses avec regards de défi (ça c’est pour Hervieu), et (côté Montalvo) toiles blanches fendues d’où surgissent tantôt un lion qui s’essouffle à courir nulle part tantôt une poule géante poursuivant un danseur, projections vidéo où les statues de Vaux le Vicomte s’anamorphosent en nudités de chair, trampolines où s’ébattent les personnages de quelque Embarquement pour Cythère, dédales de buis taillés qui aboutissent à la station Créteil-Préfecture… ?

3° S’agissant du rapport entre « l’esthétique Montalvo-Hervieu » et celle de l’opéra, on doit avouer, sur l’exemple des Paladins, que « ça passe » parfaitement. « Ca passe » pour des raisons fondamentales que j’ai abordées dans l’exposé, et qui tiennent à une disposition esthétique générale – qui du reste est présente aussi bien chez les classiques que chez les « baroques » : le concours à tous les sens du terme entre nature et artifice, ainsi qu’un goût prononcé pour l’exhibition, pour le paraître, pour les « manières ».
C’est parfaitement approprié aussi pour des raisons particulières : Les Paladins c’est avant tout une comédie, et cette comédie est fondée d’une part sur des procédés de pastiche (comme dans Platée presque tous les lieux communs de la tragédie lyrique et de la pastorale héroïque sont retournés, dans un contresens systématique) et d’autre part sur des procédés de dislocation (et cette fois cela oppose Les Paladins à Platée en faisant des Paladins ce que j’ai appelé un opéra de non-sens). Ces procédés de dislocation sont très proches d’une esthétique de conte merveilleux : ils ne proposent pas un monde lié, mais un monde déchiré avec des trous, des lacunes, des hiatus, des coq-à-l’âne.

La différence entre l’esthétique du conte merveilleux et celle de l’opéra merveilleux est très simple : l’opéra est assujetti à une forme de vraisemblance, et le merveilleux y a sa propre vraisemblance, c’est le cas dans l’opéra français de l’époque des Paladins. Par exemple, un personnage fabuleux n’interviendra que dans le registre de ses attributions (Mercure en négociateur) ; un phénomène surnaturel observera des sortes de « lois » qui font de cette surnature une quasi-nature : causalité, temporalité, etc. Dans le conte merveilleux en revanche, du fait qu’il n’y a pas de représentation, ces contraintes tombent : on peut y admettre la disparition instantanée d’un palais par exemple, ou bien le passage d’une époque à une autre sans transition, ou encore la métamorphose instantanée d’un corps. Or vos propres procédés, vos choix esthétiques, vont du côté de la dislocation : votre « monde » (on peut parler du « monde de Montalvo-Hervieu ») n’est pas un monde au sens cosmologique, c’est un monde lacunaire, un monde de collages, un monde onirique dans lequel il n’y a ni haut ni bas, ni gauche ni droite, dans lequel il n’y a pas de physique à proprement parler (l’incrustation vidéo s’applique systématiquement à récuser les lois de la nature telle qu’elle est, mais aussi les lois de toute nature possible), dans lequel le grand et le petit sont convertibles (comme dans Alice au pays des merveilles) instantanément. Ce serait intéressant de poser la question de la temporalité, en relation à la causalité, et de voir comment l’apparente intemporalité de la projection vidéo vient s’incruster sur la temporalité ineffaçable de la danse véritablement effectuée sous nos yeux par des danseurs in presentia.

Voici enfin la question – en fait ce sont deux questions liées au thème de la vraisemblance du merveilleux
a)    Le monde Montalvo-Hervieu n’est-il pas fixé, assujetti et limité à celui d’une esthétique du conte merveilleux ? Une autre manière de poser la question : ce monde convient très bien à un opéra comme Les Paladins, mais serait-il approprié pour un opéra assujetti aux lois du représentable « naturel », ou encore au théâtre ? N’êtes-vous pas enfermés dans la comédie « ébourriffante » ?
b)    N’y a-t-il pas une antinomie de structure entre le moment chorégraphique strict, lequel est nécessairement pris dans les lois de la nature (pesanteur, temporalité, identité et impénétrabilité des corps? tout ce qui est lié à la performance ici et maintenant) et le moment vidéastique projeté qui lui au contraire déjoue les lois de la nature (escalader le ciel, rencontrer une poule géante, se retrouver face à soi-même en x exemplaires, faire fondre un palais en moins d’une seconde?) ? Ma réponse est oui, il y a une antinomie de structure, et cette antinomie me semble constitutive de votre travail commun. A mes yeux, l’une des réussites auxquelles vous devez le succès consiste précisément à avoir montré cette antinomie, et à l’avoir traitée sous la forme de la comédie : le moment vidéo (venu d’ailleurs et d’un autre temps, monté) venant à la fois désavouer et souligner le moment chorégraphique (ici et maintenant, effectué). C’est une comédie poétique, une réflexion sur l’art et la nature où l’art vient bousculer la nature en lui faisant un clin d’œil. Mais pour la bousculer, il faut la connaître et la réinstaller sans cesse : ce processus de transgression/obéissance n’est autre que celui de la fête, restauration et rafraîchissement de l’ordre par un désordre savant et malicieux. On est content de se retrouver sur ses pieds en sortant, et on se sent plus léger.

Sur la discussion qui a suivi (10)

Sophie Legrain, étudiante de M2, intervient principalement sur deux points. Elle souligne d’abord – en paraphrasant le titre d’un ouvrage de Deleuze –  l’aspect « Différence et répétition » de ces productions : on a le sentiment d’une différenciation poussée, et en même temps, au sein de cette complexification, d’une unité organique très forte qui ne gomme pas les différences, mais qui les articule. Elle revient aussi sur ce qu’on peut appeler le moment onirique : une part d’ombre est mise en lumière, quelque chose se passe qui produit un effet de révélation, qui fait apparaître ce qu’on ne savait pas ou ce qu’on n’osait pas s’avouer.
Anne Boissière a été également très sensible à cet aspect « unité dans la diversité », elle pense que la référence au conte merveilleux trouve ici sa pertinence, car le conte fait plus qu’un rêve, donnant malgré tout une unité narrative à ce qui sinon resterait disloqué, mais cette unité n’est pas une fusion.

Dominique Hervieu propose le concept d’instabilité pour donner forme à ce qui est ainsi ressenti, mais aussi au travail qui a été accompli. Elle rappelle que la composition de la Compagnie ne compte qu’un quart de danseurs dont la formation initiale est « hip-hop », les autres sont issus de la danse classique, de la danse africaine, de la capoeira, de la danse contemporaine. Au fond cette diversité n’est jamais juxtaposée. Elle prend comme exemple de point de rencontre et de transformation la musique de Rameau : musique déstabilisante pout tout le monde, qui invite à se remettre en question, à sortir de la fixité, mais qui donne identité à ce travail de perpétuelle « sortie de soi ».

Plus tard, à la faveur d’une autre question sur la diversité culturelle, elle revient sur cette idée d’une articulation qui ne se contente pas d’une juxtaposition, mais qui s’efforce de pousser chaque élément, chaque formation d’origine, à son « hors de soi » . Elle donne l’exemple d’un travail de studio mettant en face-à-face danseur (ou danseuse) classique et danseur (ou danseuse) hip-hop ; elle décrit avec beaucoup de force le jeu à la fois de rivalité et de mimétisme qui accompagne sans cesse ce travail, elle dit comment ces défis et ces emprunts passent par une communication mais aussi par une opposition des énergies, par le contact, par les regards. L’effet qu’elle décrit est celui d’une appropriation de l’autre qui n’est pas une simple captation, mais qui débouche sur une réappropriation-transformation de soi-même. Par exemple, en lorgnant sur les pointes de la danseuse classique, la danseuse hip-hop s’en empare, et ce faisant, elle transforme son propre langage sans le renier : elle fait le travail que le poète fait sur la langue, il se la rend étrangère pour en révéler toute la puissance. C’est la raison aussi pour laquelle elle pense qu’il ne faut pas raisonner en termes de « genre » et d’étiquetage a priori (classique, hip hop, contemporain..), mais en termes de répertoire, d’œuvres, et de mise en oeuvre.

Elle fait en outre un vibrant éloge de la virtuosité, qu’on a tendance à dénigrer un peu trop facilement. Etre virtuose, cela ne se réduit pas à une rhétorique extérieure, mais c’est aussi une morale, morale de l’excellence et de l’estime de soi qui passe par la « manière », qui se donne l’extériorité comme matière, qui relève le défi de soi et de la pesanteur des choses.

José Montalvo, à partir du modèle de l’onirisme, en reprenant le concept de métamorphose, propose un concentré de cette esthétique en disant que ce serait comme une fable de La Fontaine passée par Max Ernst et les surréalistes. C’est peut-être dans cette perspective que la tartine peut être un peu trop chargée ! Et, développant sur un autre plan  la thématique de l’instabilité, il la transpose en termes de temporalité.

Oui c’est vrai que des temporalités concurrentes se frottent l’une à l’autre dans ces spectacles, mais il faut les penser en termes de travail, au sens peut-être d’un travail du rêve mais à cette grosse différence près qu’il s’agit ici d’un travail en pleine lucidité, avec ses efforts, sa pénibilité, avec son moment de grâce. Le produit d’un tel travail est, à tout moment, celui d’un « hors temps ». Ce hors temps peut se dire sous différents angles.
Hors temps de la scène, qui combine et qui frictionne celui de la performance et celui de l’enregistrement, qui est capable, rien que parce que « c’est sur la scène », de transfigurer le domestique en universel.
Hors temps de l’œuvre (il prend l’exemple des Paladins) qui ne se fixe ni à une « modernisation » dont l’opéra de Rameau n’a que faire – comme s’il était insuffisant, comme s’il fallait le compléter ! – ni à une « archéologisation » qui le tirerait vers une reconstitution et le transformerait en pièce de musée (ça se regarde comme une curiosité, mais on n’est pas concerné). Non : il s’agit de faire, avec les moyens qui sont les nôtres, comme ils ont fait alors, c’est-à-dire des merveilles !
Hors temps enfin de la haute culture, et il prend cette image : un temps où vraiment Rembrandt et Picasso sont contemporains. Cette proposition est tout à fait sérieuse (j’applaudis intérieurement et je pense à l’exemple que donne Pascal : « ce serait une erreur de croire que la vérité a commencé d’être au temps qu’elle a commencé d’être connue »). Oui, lorsque nous pensons une idée vraie, nous avons le sentiment d’une fulgurance qui nous transporte hors temps, et José Montalvo nous rend attentifs au fait que l’ordre artistique produit fortement de tels effets de manière sensible en donnant « sa densité poétique à l’instant présent ». Il développe alors une éblouissante relation entre illusion, artifice et vérité dont l’alchimie se résume ainsi : « L’illusion a pour fonction, par l’artifice, de produire des effets de vérité ». 

© Catherine Kintzler

Spectacles cités: Paradis, Babelle heureuse, Les Paladins, On danfe.
Site de la Compagnie Montalvo-Hervieu

Notes
(1)    Jean-Philippe Rameau. Splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique, Paris : Minerve, 1988 (1re édition 1983).
(2)    Diderot, ?? (je n’ai pas retrouvé la référence …)
(3)    Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, Premier soir.
(4)    Voir article de C. K. dans le numéro 219 de l’Avant-scène Opéra, repris dans le chap. 11 de Catherine Kintzler Théâtre et opéra à l’âge classique (Fayard, 2004).
(5)    Descartes, Principes de la philosophie, IV, 203 : « Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire ses fruits. »
(6)    Homère, Odyssée, IX, 315-317.
(7)    Thèse soutenue en 2003 à Paris-IV.
(8)    Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe.
(9)    Frédéric Pouillaude, « D’une graphie qui ne dit rien : les ambiguïtés de la notation chorégraphique», Poétique n° 137, février 2004. Voir aussi « Vouloir l’involontaire et répéter l’irrépétable », Approche philosophique du geste dansé, A. Boissière et C. Kintzler éd., Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2006.
(10)   Je précise qu’il s’agit d’un simple résumé et d’une interprétation toute personnelle, qui sont loin de retracer la richesse du débat. Notamment, il a été également question du choix des couleurs, de la musique et du rythme, des transformations du langage chorégraphique, de la notation…

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