Pierre Manent répond à Catherine Kintzler

Lettre de P. Manent à CK au sujet de l’article qu’elle a consacré au livre « Situation de la France »

En décembre dernier, j’ai publié sur Mezetulle un texte faisant état de ma lecture – très critique ! – du livre de Pierre Manent Situation de la France. Averti de cette publication par mes soins dès sa mise en ligne, Pierre Manent l’a accueillie avec une grande générosité, et a annoncé une réponse. Celle-ci m’est parvenue il y a quelques jours sous la forme d’une lettre. C’est avec l’aimable autorisation de l’auteur – et en le remerciant très vivement – que Mezetulle la publie ci-dessous. Le débat (également enrichi par les nombreux commentateurs de mon article) se poursuivra !
CK

Pierre Manent à Catherine Kintzler (9 mars 2016)

Chère Catherine Kintzler,

Voici donc la réponse que je tenais à faire à votre compte rendu1 dont j’ai apprécié la clarté, la fermeté et la sincérité.

Sur la laïcité, vous tendez à confondre, me semble-t-il, ma critique des usages qui en sont faits, en particulier de l’extension/infléchissement que beaucoup donnent à la notion, avec une critique du principe de laïcité en tant que tel. Sur ce dernier point, vous ne trouverez rien dans le livre qui aille à l’encontre de la séparation entre commandement/loi politique et commandements/conseils religieux. Non seulement j’honore ce principe formellement mais encore, considérant le moment historique de l’institution française de la laïcité, et le débat entre les deux grands partis – laïque et clérical, je donne explicitement l’avantage politique au parti laïque selon le critère du bien commun, en l’occurrence pour l’institution d’un parcours complet d’éducation indépendant de toute influence religieuse et donc commun à tous les citoyens. On a remarqué que je proposais une vision passablement irénique de l’épisode. C’est exact. Je tenais à ne donner aucun aliment à mes coreligionnaires qui aujourd’hui encore, ou à nouveau, gémissent sur les persécutions subies sans mesurer ni le progrès du bien commun et même de l’amitié civique permis par cette laïcité ni les nombreux avantages que l’ Église elle-même en a retirés.

Le problème aujourd’hui, c’est que les conditions générales de la vie civique ont profondément changé. Vous l’admettez, le souci de l’éducation commune s’est étiolé ou dissipé. Mais pourquoi ? Parce que la référence collective s’est étiolée ou dissipée. La référence collective, c’est-à-dire la République française. S’il est une critique qui est très injuste parce que très inexacte, c’est l’imputation d’avoir écrit un livre antirépublicain. C’est tout le contraire. Tout mon propos est aimanté par le souci théorique et pratique de la chose commune. Souci théorique : reconquérir une capacité de saisir les « tout » alors que la doxa ne nous donne à voir et ne nous autorise à penser que des individus. Souci pratique : chercher les voies d’une recomposition du bien commun. Je suis, il est vrai, très éloigné de ce que vous appelez « la conception philosophique du modèle républicain », parce que ce modèle « immanentiste, minimaliste et atomiste » est à mes yeux fort peu républicain – il est républicain lite, car il ignore la question de ce qui nous « communise » et qui ne saurait être simplement le partage des droits et libertés même les plus étendus. Donc je me débrouille comme je peux avec ces « tout » et ces « faits sociaux » dont j’ai peine à croire que je les « tire de mon chapeau ». Ni les classes sociales ni les groupes religieux ne sont de mon invention. Si l’on veut refonder la république, il faut reprendre conscience et connaissance de ses parties constituantes que l’idéologie des droits encore une fois nous interdit de penser. C’est sur ce point surtout qu’un certain usage de la laïcité est paralysant parce que celle-ci est supposée capable par elle-même, par son seul dispositif, de résoudre tout problème politique/social posé par les religions. Donc il n’y a pas – par exemple et spécialement – de problème musulman en France si seulement nous sommes des laïques rigoureux. C’est ce postulat que je conteste. Il y a un problème politique des musulmans, et d’abord celui de leur dépendance à l’égard de pays étrangers, aux régimes souvent fort défectueux, et en général d’un monde arabo-musulman dans un état de décomposition politique, sociale et morale qui rend urgente la « nationalisation » des musulmans français.

Vous me dites alors que « les musulmans » n’existent pas comme tels, qu’ils n’ont pas de problème avec la laïcité, et que je ne dois pas les assigner à une identité qui les sépare. Je ne pense pas que les Français depuis vingt ou trente ans, quand ils parlent des « musulmans », parlent de quelque chose qui n’existe pas. Quant à l’appartenance à la nation civique, l’expérience de la classe ouvrière et de sa longue séparation nous interdit d’assimiler égalité des droits et participation « réelle » au commun. La critique sociale a longtemps dénoncé à ce propos « l’illusion politique ». Sans me vanter c’est un argument analogue que je soutiens à propos des musulmans. Il n’est ni plus ni moins condescendant à leur égard que n’étaient condescendants à l’égard de la classe ouvrière ceux qui se souciaient de sa participation collective à la République.

Ici permettez-moi de citer une phrase qui signale que votre intention critique vous entraîne au-delà de la vraisemblance : « Le califat, qui s’y connaît, a très bien compris que l’immense majorité des Français de confession musulmane et des musulmans vivant en France n’ a pas de problème avec la laïcité … ». Je laisse de côté la compétence politique ou scientifique attribuée ici au califat, mais si cela est vrai, de quoi parlons-nous et pourquoi nous échauffons-nous ? Vous, moi, nous disputons d’un problème qui n’existe pas. La laïcité fait son office et tout est bien dans le « cher vieux pays ». Plus précisément, la proposition que vous m’opposez, je pourrais la faire mienne, et c’est pour la faire mienne que j’avance ces concessions pour lesquelles je suis vertement tancé. Je propose en effet une laïcité réduite à l’essentiel, et compatible avec une présence sociale des mœurs musulmanes, une laïcité réduite en effet à la souveraineté exclusive de la loi politique. Mais si, comme vous le soutenez, la laïcité inclut tous les droits liés aux mouvements d’émancipation, y compris les plus récents, comment pouvez-vous dire que « l’immense majorité des Français de confession musulmane et des musulmans vivant en France n’a pas de problème avec la laïcité… » ? Comment dire que je sacrifie les droits des femmes en acceptant les musulmans comme ils sont, s’ils sont déjà dans leur immense majorité acquis à cette laïcité qui comprend éminemment les droits acquis récemment par les femmes en Occident ? Ou je sacrifie les droits des femmes, et cela signifie que « les musulmans » constituent en effet un fait social résistant et que leurs « mœurs » les séparent du reste du corps civique ; ou ces mœurs sont de mon invention, sortent de mon chapeau, et il n’y a pas de danger particulier pour les droits des femmes parmi des musulmans français ou étrangers qui n’ont aucun problème avec la laïcité perfectionnée que vous recommandez. Il faut choisir. La seule critique plausible, c’est en effet non pas que j’invente des mœurs musulmanes mais que le compromis que je propose est désavantageux pour les femmes musulmanes. C’est un risque assurément. J’ai souligné dans le livre combien cette question me semblait importante et difficile à résoudre, et avoué que je n’avais pas la solution. Je n’ai pas couvert de paroles convenues et rassurantes ma perplexité. Simplement je ne pense pas qu’on se rapproche d’une solution en « damnant » les (hommes) musulmans sur cette question, c’est-à-dire en leur disant à peu près ceci : il y a quelque chose d’essentiellement pervers, ou pathologique, ou dégradant, dans votre attitude – en tant que musulmans – à l’égard des femmes. Il est bon que cette critique soit portée, par des musulmans et des non musulmans, comme elle l’est aujourd’hui fréquemment, et comme elle le sera normalement dans une société où règne la liberté complète d’opinion et d’expression que je recommande. Il ne me semble pas souhaitable qu’elle définisse l’opinion sociale à l’égard de l’islam dans nos pays. Je mets plus d’espoir dans la participation plus active des musulmans à une vie nationale où l’égalité, la liberté et la sécurité des femmes font en effet partie de « nos mœurs » et sont garanties par la loi. Je ne leur dis pas : conformez vos mœurs (mauvaises) à nos (bonnes) mœurs. Je leur dis : venez participer à une vie commune où vos mœurs et nos mœurs sont exposées à la critique mais où nous obéissons tous à la loi et visons tous la concorde et l’amitié civique.

Encore une fois, ma proposition suppose et affirme la souveraineté de la loi politique. Lorsque j’écris : « Nous n’avons pas posé de conditions à leur installation », vous supposez que je les dispense d’obéir à la loi ! Je ne pensais pas devoir préciser que mes concitoyens musulmans étaient comme moi tenus d’obéir à la loi de la République. C’est pourquoi je parle de leurs « mœurs » dans ce qu’elles ont de distinct et de séparateur, sans que cela soit nécessairement contraire à la loi : le vêtement (réglementé par la loi dans certains cas), la nourriture (que la loi n’a pas à réguler, me semble-t-il), les fêtes (réglementées parfois pour des motifs d’ordre public), une certaine aversion pour la mixité (aversion à laquelle je serais disposé à faire des concessions lorsqu’il s’agit d’enfants d’âge scolaire), une sociabilité spécifique qui fait que dans les quartiers l’espace public est principalement occupé par des hommes, etc. On peut penser ce qu’on veut de ces mœurs, je ne me réjouis ni de leur présence, ni de leur extension et consolidation, mais enfin elles existent et je suggère qu’il n’est guère praticable de les dissoudre ou restreindre directement, mais plus judicieux d’employer une stratégie indirecte.

Une dernière remarque sur les non-croyants et les indifférents qui « ne forment pas communauté » car leur existence est « par nature atomisée ». Si cela est vrai, cela ne les empêche pas de gouverner la République puisque c’est ce parti, le parti laïque avancé, qui inspire la législation de ce pays, comme vous le soulignez vous-même en vous réjouissant des progrès de celle-ci « tout particulièrement à l’époque actuelle ou récente ».

Il ne serait pas raisonnable de prolonger ces considérations qui ne visent qu’à nourrir une conversation dont j’espère qu’elle se poursuivra. Je relève cependant vos derniers mots qui évoquent avec assurance et même certitude la « bienveillance »  avec laquelle mon livre serait lu « par une partie des décideurs et des intellectuels pourvoyeurs de think tanks ». Ici c’est la vérification empirique qui fait foi. Je vous assure que ces décideurs ne se sont pas encore manifestés. C’est sans doute qu’ils n’ont pas vu dans mes propositions cette « faiblesse qui appelle la faiblesse » que vous croyez discerner, mais au contraire un appel ambitieux à l’action, qui leur est antipathique et en somme inintelligible.

Bien à vous,

Pierre Manent

© Pierre Manent, 2016.
Pierre Manent est directeur de recherches à l’École des hautes études en sciences sociales. Voir sa page web sur le site du Centre de recherches CESPRA de l’EHESS.

1 – Note de l’éditeur. Il s’agit de l’article « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet. Un brûlot anti-laïque et anti-républicain. » en ligne le 19 décembre 2015 sur Mezetulle. J’encourage vivement les lecteurs à prendre connaissance du débat qui a lieu dans les commentaires de cet article. CK

[Edit du 16 avril 2016. Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

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