« Pronote » ou les ambiguïtés d’un « droit à la déconnexion » pour les professeurs (par Simon Perrier)

Simon Perrier1 s’interroge sur les dispositions du logiciel Pronote dans l’Éducation nationale, qui présente un « droit à la déconnexion » comme une innovation généreuse, soucieuse du confort et de la santé des enseignants débordés par les sollicitations. Il montre comment cette prétendue innovation (déjà bien connue des employés en entreprise) n’a de sens que subordonnée à un devoir de connexion et comment elle nie la libéralité du métier de professeur. Ce faisant, il soulève une question générale qui, traversant l’ensemble du monde du travail, soumet celui-ci à des contraintes de disponibilité accrue. À la faveur du « e-travail », une contractualisation léonine et sournoise permettant le contrôle sans entraves de tous les instants de la vie (« transparence » oblige!) est en passe de se substituer à la définition légale du temps et de la nature du travail.

Le « droit à la déconnexion », envers du devoir de connexion : une prétendue innovation

La Dépêche du midi a publié le 20 août 2021 un court article intitulé « Pronote prépare la rentrée et va proposer un droit à la déconnexion aux professeurs  »2. Il a tout d’un communiqué de presse. Il n’est pas signé et semble reproduire un argumentaire. Il est curieusement présenté sous la rubrique « Économie Innovation — High-Tech » comme s’il n’engageait pas le travail des professeurs et leur statut. Le ton est à l’enthousiasme et tout ce qui est présenté d’innovation est posé comme répondant aux désirs des professeurs. Si l’on s’en tient à ce que son titre pose comme le plus important, l’éditeur de Pronote Index Éducation3, entreprise privée —, le « célèbre logiciel de gestion de vie scolaire », compte maintenant « proposer un droit à la déconnexion aux professeurs, afin qu’ils ne soient pas dérangés, passée une certaine heure », pas « submergé[s] de demandes en tous genres n’importe quand. »

Quoi qu’elle vaille intrinsèquement, une telle annonce a le mérite de montrer la part prise par la communication entre professeurs, élèves, parents ou administratifs. C’est Pronote qui a créé les conditions de cette communication, et l’institution scolaire a souhaité que les professeurs soient ainsi accessibles et s’adressent aux autres seulement par son intermédiaire ! Index Éducation se veut donc aussi le remède aux effets négatifs de ce à quoi il a contribué, cela en proposant une nouvelle fonction et en se montrant en militant d’un « droit à la déconnexion ». Voici donc le service après-vente de Pronote prêt au lobbying pour se porter au secours de professeurs submergés par une communication surabondante4. Merci Pronote, ah quel plaisir de travailler pour vous, devraient donc chanter les professeurs, sur un air connu.

On peut voir la chose autrement. Avec cette proposition apparemment généreuse, Index Éducation veut mettre de son côté les professeurs et consolider sa position. Entre publicité et service vendu à l’Éducation nationale, cette société fait habilement du commerce. La démarche n’a en soi rien d’illégitime mais ne peut prétendre à la philanthropie ou à agir au nom d’un peuple des professeurs. Or cette revendication d’un « droit à la déconnexion » transforme de fait une surcharge d’incessants échanges en devoir de connexion. Elle se propose de le gérer, grâce à la possibilité de ce qui sera évidemment de ponctuelles et exceptionnelles déconnexions, dont les professeurs auraient la maîtrise puisque Pronote leur en offre techniquement le moyen. Remarquons que l’éditeur a déjà installé ce moyen avant de faire sa proposition et que déjà l’affaire est entendue pour ce qui concerne « l’école primaire ».

Covid oblige, dans le contexte particulier d’un télétravail demandé aux professeurs, on pourrait comprendre la volonté d’organiser un moment difficile mais passager. Rien de tel n’est invoqué dans ce communiqué. Il s’agit d’introduire en tout temps, à partir de l’obligation à la connexion, ce même « droit à la déconnexion » qui a été installé dans d’autres domaines, devant le fait ordinaire d’une surabondance poursuivant chacun à tout moment de sa vie. Il est vrai que si elle est sans doute accrue par la situation, cette communication surabondante qui fait les professeurs « submergé[s] de demandes en tout genre », à tout moment, n’a pas commencé avec la pandémie et le confinement. Il ne s’agit donc que de transposer à l’E.N. ce qui existait ailleurs bien avant et indépendamment des exigences propres à la nécessité du confinement.

Le « choix libre » d’un incessant accroissement du temps de travail

Pour ce qui est des professeurs, cela s’ajoute aux tâches et rôles multipliés qui sont devenus progressivement leur lot depuis de nombreuses années5. Il n’y a donc pas à tomber en pâmoison devant cette annonce de la proposition d’un « droit à la déconnexion », à la manière du ton de ce communiqué, et quand bien même le M.E.N. l’approuverait. Malheureusement, curieusement, l’idée de lutter contre un flot de communications qui se montrent très souvent vaines, ne semble pas “moderne” dans une éducation nationale qui pourtant n’a pas les nécessités des échanges commerciaux ou d’autres métiers accablés d’urgences. Du point de vue du pire, façon mieux vaut cela que rien, les optimistes forcenés verront peut-être un progrès dans ce droit à la déconnexion, mais ce n’est même pas si simple.

Comble du bonheur, les professeurs pourraient donc « bénéficier » de la possibilité de « ne pas recevoir de messages sur le créneau horaire de leurs choix ». « De même, sur le chat, il va devenir possible de paramétrer son statut (« disponible », « ne pas déranger », « invisible ») ». « Innovation » et « High-tech » sous le contrôle du droit, jusqu’à la possibilité de se déclarer « invisible » (!), que peut-on rêver de mieux qu’une telle « innovation » ? Ce paradis nous paraît pourtant prétendre à la limitation d’un enfer qu’il a lui-même contribué à créer. En plein accord avec le M.E.N., il a ainsi été créé la possibilité d’une communication qui porte à ne plus distinguer temps du travail et temps d’une vie privée.

À ce rythme, ce dont rêvaient certains, l’augmentation du temps de travail des professeurs et le contrôle de ce qu’ils font en dehors des heures de cours seront acquis grâce à internet et maintenant Pronote, cela sans prendre le risque de s’attaquer au statut des professeurs, sans même reconnaître un horaire et devoir augmenter les salaires ! Cette mutation est en train de se faire, peu à peu, plus que jamais, presque invisiblement, la banalisation du télétravail aidant. Plus besoin d’envisager, à l’ancienne, le maintien des professeurs dans leur établissement à longueur de journée, au risque de conflits. Le « droit » à une déconnexion n’est, de ce point de vue, aucunement à craindre. On y gagnerait même un moyen de contrôle.

Qu’on y réfléchisse un peu : cette possibilité, même rendue légale, de la déconnexion selon le choix des professeurs, ne serait aucunement la “liberté” qu’on pourrait croire (ou craindre). S’imagine-t-on en effet, que selon son bon plaisir, le professeur pourrait décider de rompre toute communication ? Évidemment non. Il devra s’en justifier, à un moment ou à un autre. Il ne s’agit donc aucunement que le professeur prétende s’affranchir d’un devoir d’être connecté. Cette démarche entérine l’exigence d’une disponibilité dont les limites ne sont aucunement fixées. Habilement, on en laisse la définition à la “liberté” du professeur. À lui de décider. Que faire de mieux ? Le piège se referme sur lui. Ici est l’hypocrisie, et, en son genre, une victoire : l’exigence de flexibilité a enfin gagné le monde des professeurs, entendons de la nécessité de se soumettre à la demande, d’une disponibilité dont la légitimité de principe primera toujours.

Dans les progrès qu’annonce Pronote, il n’y a donc rien qui conduise à l’allègement de ces tâches périphériques qui accablent les professeurs et leur demandent de jouer tous les rôles. Entérinant la primauté d’un devoir de connexion, ce « droit à la déconnexion » sans définition d’aucune limite objectivement identifiable (« passée une certaine heure »), est l’instrument (rêvé ?) d’un possible et incessant accroissement du temps de travail.

Transparence obligée et course à la « visibilité »

Pronote, c’est la transparence obligée. Comment justifiera-t-on une déconnexion ? Le pouvoir d’en décider sera nécessairement soumis, de fait, aux attentes d’une direction, à ce qu’on saura qu’elle juge ou non légitime6 et, plus ou moins directement, aux attentes des parents ou des élèves. Selon quel(s) critère(s) la déconnexion serait-elle, en elle-même, jugée légitime par l’autorité administrative, particulièrement quand elle aura à trancher dans un litige ou à apprécier le travail des professeurs, parfois sous la pression de parents ou d’élèves ?

Ce nouveau droit légiférerait dans un domaine qui est (était ?) celui de la vie privée. Mais quand les nécessités de la vie privée pourraient-elles être invoquées sans être soupçonnées, voire pénalisées, selon l’appréciation d’un principal ou d’un proviseur ? Cela supposerait que déjà on s’accorde sur ce qui est nécessaire ou non. Sera-t-il possible d’invoquer la nécessité d’un repos et que l’invocation suffise ? voire celle de se distraire ou d’avoir une vie de famille ? Par rapport à quoi et selon quelles mesures pourra-t-on juger “normale” ou “abusive” l’obligation à la connexion devenue de fait un devoir du professeur ? On n’en sait dangereusement rien.

Il n’y a là rien qui soit un progrès pour les professeurs. Combien de temps, à quelle heure ou quel jour, pourra-t-on se dire « invisible »7 ou à « ne pas déranger » ? Que se passera-t-il si élèves, parents, ou administratifs, s’étonnent et s’agacent de l’indisponibilité d’un professeur, s’ils estiment sa disponibilité plus urgente que le travail, ou tout autre motif, que le professeur estime prioritaire ? Un professeur devra-t-il rendre compte du fait qu’il a passé x temps à faire des courses ou acheter des médicaments et s’occuper d’un enfant malade ? Et ces livres qu’il prétend avoir à lire, servent-ils bien à son travail ? lui prennent-ils autant de temps qu’il le prétend ? Devra-t-il avouer qu’il faisait la sieste, sans se sentir coupable ou craindre que son proviseur lui reproche son refus de communiquer, à temps ? Fatalement, devoir justifier de n’avoir pu rester connecté sera comme passer devant un tribunal ou se confesser, espérant une moindre pénitence ou l’absolution ! Il y a là une intrusion majeure, sans limite, dans le temps de la vie privée. On nous dira que cela existe déjà ailleurs ? Triste justification !

Cette “liberté” laissée aux professeurs est par ailleurs le plus bel instrument d’une émulation dont l’effet sera de porter à un zèle constamment augmenté, des rivalités — ce que certains aiment car ils les jugent fécondes. Le bon professeur sera le professeur qui en fait toujours plus pour se rendre visible, mettre en avant sa bonne volonté, artificiellement, et très souvent là où son travail est secondaire par rapport à ce qu’il peut et devrait, en tant que professeur, apporter à ces élèves. Ainsi les professeurs perdent-ils la maîtrise de l’organisation du temps de leur travail et même de sa nature.

Le droit à la déconnexion ne serait donc que l’envers d’un devoir accru à la connexion. Ce type de tâche dévore un temps précieux, cela dit sur fond d’un fait : parents, professeurs et élèves, administratifs, peuvent et ont toujours pu communiquer, avant et sans cette mise en scène, et en sachant délimiter les abus, ne pas s’accabler de messages. La mécanique de Pronote peut exacerber les plus mauvaises pratiques. Elle satisfait sans doute le désir à tout moment d’une disponibilité et d’un contrôle dont on croit faussement qu’ils sont la condition du sérieux et de la qualité du professeur. C’est ignorer la nature de son travail et l’ambition qui porte à ce métier. Cette multiplication d’occupations périphériques est la plupart du temps pédagogiquement vaine. Elle livre les professeurs à l’arbitraire de critères forcément plus quantitatifs que qualitatifs. Au contraire d’une présentation enthousiaste faite par ce communiqué, ce « droit à la déconnexion » est très loin de donner aux professeurs le pouvoir légal de « pouvoir enfin dire “stop” ».

Notes

1Simon Perrier, professeur agrégé de philosophie en lycée et CPGE scientifiques. Lycée Marceau, Chartres 28. Président de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (APPEP) de 2008 à 2014. https://site-simonperrier.monsite-orange.fr/index.html

4 – Il faut dire que sur ce point tout se faisait auparavant sans difficulté, cela sans aucunement refuser par ailleurs certains bienfaits de l’électronique.

5 – La reconnaissance de cette situation, sans solution, fut l’objet de la volonté du ministre Vincent Peillon quand il voulut modifier le statut des professeurs.

6 – On pourra toujours dire que le professeur peut résister à cette pression. La question n’est pas là et n’est d’ailleurs pas si simple.

7 – Précisons que nous défendrions toute personne qui douterait qu’un professeur puisse être « invisible ».

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