Recension du livre de M. Philip-Gay « Droit de la laïcité »

Charles Arambourou propose ici une lecture du livre de Mathilde Philip-Gay Droit de la laïcité (Paris : Ellipses, 2016) : pour examiner cet ouvrage fouillé de récapitulation et d’analyse juridique, rien de tel qu’un juriste. Contrairement aux habitudes du genre de la recension critique, c’est d’emblée que le regard acéré de l’examinateur jette son venenum, ce qui n’en rend que plus appréciables son analyse ultérieure et son jugement général : « c’est du sérieux » !

 

Le sous-titre de l’ouvrage, « une mise en œuvre de la pédagogie juridique de la laïcité », en proclame à la fois l’ambition et la nécessité. Disons tout de suite que c’est du sérieux, ce qui nous change utilement des visions d’un Baubérot1 (que la bibliographie ne cite qu’une fois, on respire !) ou des « accommodements raisonnables » systématiquement prônés par l’Observatoire (gouvernemental) de la Laïcité.

L’auteure, maître de conférences en droit public à l’Université de Lyon 3, dirige un diplôme « religion, liberté religieuses et laïcité », au titre qu’on peut juger porteur de confusion. Confusion confirmée par un beau lapsus freudien dès la fin de l’introduction (p.17), qui annonce une partie 2 intitulée « liberté de pensée, de croyance [sic], et de religion » (au lieu de « liberté de pensée, de conscience, de religion », formule de l’art. 9 de la Convention européenne des droits de l’homme). Cette erreur, quoique non réitérée, est révélatrice de l’affaiblissement juridique actuel de la notion de liberté de conscience, phagocytée par la liberté de religion, qui n’en est pourtant qu’une des variantes possibles.

En témoignent les références suprêmes convoquées par Mathilde Philip-Gay pour définir la laïcité. Le Conseil d’État, dans son rapport public 2004 Un siècle de laïcité, la réduit à « trois principes : ceux de neutralité de l’État, de liberté religieuse [sic], et de respect du pluralisme »2. Quant au Conseil constitutionnel, en constitutionnalisant une partie des articles 1 et 2 de la loi de 19053, il s’est bien gardé d’y inclure et l’interdiction de subventionnement des cultes, et la liberté de conscience ! On se permettra d’énoncer ici un raisonnement logique et juridique aussi simple qu’imparable : la liberté de conscience inclut la liberté de religion, alors que l’inverse n’est pas vrai. La seconde est donc subordonnée à la première. CQFD, aurait dit Spinoza.

On sent bien dans l’ouvrage l’influence de Francis Messner et Jean-Marie Woehrling, co-auteurs avec Pierre-Henri Prélot d’un Droit français des religions, et par ailleurs défenseurs militants du statut d’Alsace-Moselle voire d’un concordat avec l’islam. C’est que l’ambition de Mathilde Philip-Gay est de donner le jour, aux côtés du « droit des religions », à un « droit de la laïcité » autonome. Ambition que l’on saluera, mais que l’ouvrage est encore loin d’avoir réalisée. La raison en est simple, et éclate dès l’introduction : une insuffisance philosophique, génératrice de confusion et de perte de sens juridique.

Catherine Kintzler (Penser la laïcité) est certes citée dans la bibliographie de l’ouvrage, mais, à notre avis, n’a pas été (bien ?) lue. À trop vouloir « distinguer [les] conceptions philosophiques, sociales et juridiques », de la laïcité (p.15), l’auteure en a perdu de vue les fondements conceptuels –au point d’ailleurs de rapprocher la définition de « l’idéal laïque » d’Henri Pena-Ruiz de la désastreuse réduction, citée ci-avant, due au Conseil d’État : contresens total ! De même, l’ouvrage, après avoir estimé « pertinente » la distinction de Patrick Weil entre « espace privé, espace sacré [sic], espace public et espace républicain » (dépourvue en fait de tout fondement légal), se contredit en la remettant immédiatement en cause – confondant au passage les deux sens du mot « public » 4.

Cette faiblesse conceptuelle conduit également l’auteure à abuser et mésuser de l’art. 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Précisons : s’il a valeur juridique supérieure aux lois (dont celle de 1905), il n’en confirme pas moins la hiérarchie entre liberté de conscience et liberté de religion (quoiqu’il introduise une nouvelle source de confusion en la déclinant par l’expression « religion ou convictions »). Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme a jusqu’ici toujours validé la construction juridique française du principe de laïcité dans la sphère publique : la loi du 15 mars 2004 notamment, et plus récemment la neutralité des agents publics5. Elle a constamment affirmé que l’art. 9 était aussi un « bien précieux pour les athées, les incroyants, les sceptiques et les indifférents », confirmant la primauté du principe de liberté de conscience.

Autre conséquence majeure de cette incompréhension de la hiérarchie des concepts, certains dossiers sont présentés sans la moindre distance critique, à partir de sources souvent orientées défavorablement à la laïcité. Citons-en deux : l’Alsace-Moselle, qui nous vaut la chanson de « l’attachement des populations » au régime des cultes, alors qu’à peine 14% des lycéens suivent l’enseignement religieux, par exemple ; Mayotte, présentée comme « rupture progressive avec le droit coutumier », alors que les cadis, toujours rémunérés par l’Etat, sont considérés « représentants des musulmans » !

Faute de grille d’analyse cohérente, l’ouvrage est ainsi un rien disparate : parfois des « copier-coller » d’autres sources (sans trop de distance), parfois des approximations et des interprétations contestables. Parfois une assertion engagée (souvent intéressante), parfois de simples compilations…

 

…Mais souvent aussi des données à jour6, et des remarques critiques et pertinentes – car il faut rendre maintenant justice à Mathilde Philippe-Gay.

L’auteure tout d’abord part d’une intention laïque sincère : engagement trop rare pour ne pas être souligné. Par ailleurs, en bonne professionnelle, elle tente un relevé exhaustif des sujets et cas relevant de la laïcité7. On utilisera donc cet ouvrage avec profit (du moins jusqu’aux prochaines jurisprudences, c’est toujours le problème en droit) pour avoir des données précises.

Le plan est certes parfois acrobatique, ou trop abstrait, ce qui rend assez difficile la recherche des données, et entraîne un certain nombre de redites. Mais il faut considérer ce livre plutôt comme une esquisse du droit de la laïcité – tâche de grande ampleur -, qui donnera lieu nécessairement à de nouvelles éditions, et à des refontes. Nous choisirons donc de relever les points dont la lecture nous a particulièrement intéressé, voire satisfait.

Dès l’introduction sont soulevées des problématiques pertinentes :

  • quel lien établir entre le « libre exercice des cultes » (loi de 1905), la « liberté religieuse » vue par le Conseil d’État et la « liberté de pensée, de conscience et de religion » de la Convention européenne ?

  • « l’égalité de tous les citoyens devant la loi » (Conseil constitutionnel) correspond-elle au « principe de pluralisme » évoqué par le Conseil d’État ? Nous traduirions pour notre part : indivisibilité de la République, ou diversité ?

  • le Conseil constitutionnel s’est refusé à constitutionnaliser l’interdiction de subventionnement public des cultes en 2013 : ne devrait-il pas le faire ? C’est très bien vu, mais il faudrait y ajouter la liberté de conscience.

On conseillera la lecture de la partie historique de « l’exception musulmane », qui rappelle utilement le refus de la République coloniale d’appliquer la loi de 1905 à ses colonies (ou départements) à majorité musulmans. Toutefois, l’auteure en tire des conclusions que nous ne partagerons pas, car le cadre juridique de la laïcité n’a pas été, comme elle le soutient, « pensé pour d’autres confessions », mais bel et bien pour toutes8, selon les principes juridiques universalistes issus des Lumières. Saluons (p. 52) une critique engagée de « l’absence de révolte en doctrine juridique » contre la « sombre parenthèse » du statut des juifs sous Pétain : le doyen Hauriou en prend pour son grade !

 

À titre de test, nous avons examiné quelques dossiers d’actualité sensibles. Le résultat est globalement très positif pour l’ouvrage et son auteur.

  • Seule l’Alsace-Moselle ne réussit pas le test, pour les raisons évoquées plus haut. Cependant, l’auteure souligne bien l’impossibilité d’étendre ou d’élargir le statut local. Les timides propositions de l’Observatoire de la Laïcité sont citées9, ainsi que la « dissidence » de trois de ses membres10.

  • En revanche, le test de la loi du 15 mars 2004 (port des signes religieux par les élèves de l’école publique) est totalement positif. L’ouvrage rappelle la validation par la CEDH de toutes les décisions d’exclusion prises en application de ce texte (auquel la Ligue de l’Enseignement persiste à s’opposer…).

  • L’entreprise privée fait l’objet d’un développement nourri et bien équilibré11. Au passage, il est rappelé que « dans l’entreprise, la liberté religieuse du salarié est protégée »12. L’auteure donne d’utiles conseils en la matière : dans une entreprise hors service public, il convient d’invoquer le principe de « neutralité », non celui de « laïcité » (réservé à la sphère publique) notamment dans les « chartes » (celle de Paprec, par exemple) qui n’ont pas de valeur juridique. Mais elle relève très justement que l’assemblée plénière de la Cour de cassation, dans l’affaire Baby-Loup, a reconnu l’existence « d’entreprises de tendance laïques » -ce que, pour notre part, nous ne cessons de souligner.

  • Le passage sur les crèches de la Nativité n’est pas à jour des jurisprudences contradictoires plus récentes, qui ne font d’ailleurs que confirmer l’avis de l’auteure selon laquelle « l’analyse littérale » de l’art. 28 de la loi de 1905 (interdisant l’apposition des signes et emblèmes religieux sur les bâtiments publics) est « parfaitement claire ». Elle n’hésite d’ailleurs pas à trouver « contestable » le jugement du TA de Montpellier favorable à la crèche de Béziers.

  • Les repas rituels, halal ou casher, n’ont pas leur place dans les cantines publiques : « même si ce n’est pas l’opinion de l’ensemble de la doctrine », l’auteure soutient que « financer de tels repas contrevient certainement à l’interdiction de subventionner d’une manière permanente les cultes ». On ne peut qu’approuver.

  • Le port des signes religieux par les tiers13 accompagnateurs de sorties scolaires peut faire l’objet d’une limitation, « à condition [qu’elle soit] justifiée par des considérations liées à l’ordre public et au bon fonctionnement du service public de l’éducation ». C’est la position du Conseil d’Etat que M. Bianco et la ministre refusent de lire, qui valide implicitement la circulaire Chatel. Rappelons que l’ordre public scolaire et le fonctionnement du service public sont laïques de par la Constitution…

  • À propos de la neutralité scolaire, on appréciera les références majeures à Condorcet (voir l’ouvrage réédité de C. Kintzler), et à Jean Zay (circulaire de 1937).

  • Enfin un utile rappel concerne les signes religieux à l’Université : « un pays peut prévoir » (car cela relève de sa « marge d’appréciation » selon la CEDH) « que les étudiants devront s’abstenir de porter des signes religieux. » L’auteure pense manifestement qu’une loi nouvelle est nécessaire : nous serons plus réservés sur ce point, car la loi actuelle paraît suffire14, à condition qu’une circulaire ministérielle en rappelle les conséquences à toutes les Universités.

On saluera l’effort d’enrichissement par des comparaisons internationales (notamment avec les systèmes anglo-saxons), même si, à notre avis, la modification substantielle de la laïcité introduite par le droit conventionnel et européen est insuffisamment soulignée.

Enfin, une distinction entre « laïcité comme valeur » et « laïcité comme principe » nous a paru intéressante, sans que nous puissions l’approfondir, faute d’avoir lu un autre ouvrage de Mathilde Philip-Gay (La laïcité : un principe, des valeurs, avec Hugues Fulchiron). Même si le terme de « valeur » (voir ce qu’en disait J.M. Muglioni sur ce site) est à écarter, il nous semble que cette distinction correspond à celle que nous établissons nous-mêmes (voir également sur ce site) entre les « convictions laïques » et le « principe de laïcité ».

Osons dire que pour l’heure, c’est le seul ouvrage juridique que nous conseillerions sur la laïcité. Que d’autres ne nous en veuillent pas : le test de la loi du 15 mars 2004 est révélateur et impitoyable15!

[Référence du livre : Mathilde Philip-Gay, Droit de la laïcité, Paris : Ellipses, 2016.]

Notes

1 – Jean Baubérot (Les7 laïcités françaises, Paris : Maison des sciences de l’homme,  2015) croit distinguer « sept laïcités » – dont une « laïcité concordataire » [sic] : cet historien sait-il au moins que la loi de 1905 a précisément eu pour objet de supprimer le concordat ?

2 – Rapport (sans valeur jurisprudentielle) dont on citera cette perle : « le régime des cultes d’Alsace-Moselle est une variété de la séparation des Églises et de l’État » – autrement dit, la confusion des deux instances et leur séparation, c’est la même chose. Les conceptions du CE ainsi exposées ont inspiré le rapport Machelon de 2006, qui visait à « toiletter » la loi de 1905 (toilette funèbre, bien sûr).

3 – Question prioritaire de constitutionnalité Association APPEL, 21 février 2013

4 – Sphère publique = soumise au droit public (collectivités et services publics) ≠ espace public = ouvert au public (rue, magasins, accès aux services publics, etc.)

5 – Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015 : une assistante sociale contractuelle dans un hôpital public est soumise à l’obligation de neutralité religieuse découlant du droit français.

6 – Sauf, à la date du présent article, les dossiers des crèches de la Nativité et de la statue de Jean-Paul II (à Ploërmel), sans doute du fait de la date de remise du manuscrit.

7 – On regrettera simplement que soient oubliés les accords France-Vatican de 2008 (signés par B. Kouchner) sur la reconnaissance par l’Université française des diplômes canoniques.

8 – Y compris celles qui ont disparu, ou qui n’existent pas encore, ou que seuls leurs adeptes connaissent…

9 – Dont la suppression du caractère obligatoire de l’enseignement religieux à l’école publique, qui a récemment fait l’objet d’un Appel de personnalités laïques.

10 – Françoise Laborde, Jean Glavany, Patrick Kessel, dont les arguments sont contestés.

11 – Il est dommage que l’auteure n’ait pas vu que l’art. L.1132-1 du Code du travail ne transposait pas correctement la directive européenne 78-2000 (textes cités), puisqu’il réduit le couple « religion ou convictions » (également protégées contre les discriminations) à « convictions religieuses » !

12 – Ce que certains, y compris juristes, ont fait mine d’ignorer en lisant l’art. 6 du préambule initial de la loi El Khomri.

13 – Le terme de « parents » est impropre, cette qualité ne donnant par elle-même aucun droit à l’accompagnement, que d’autres adultes peuvent par ailleurs assurer.

14 – Art. L141-6 du Code de l’éducation : « Le service public de l’enseignement supérieur est laïque […]. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique. »

15 – Ainsi le professeur Miaille (La laïcité, Dalloz, 2015 – ouvrage par ailleurs utile), ne cite cette loi qu’à contrecœur, et en attribuant son origine à « des défenseurs de la laïcité quelquefois inattendus ou de fraîche date » [sic].

© Charles Arambourou et Mezetulle, 2016.

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