Sandrine Kiberlain, « Une jeune fille qui va bien ». Brève lecture par Jean Giot

En hommage à la réalisatrice

Jean Giot1 a vu le film de Sandrine Kiberlain Une jeune fille qui va bien2. Il n’en propose ici ni une revue, ni une analyse, mais il fait plutôt état d’une rencontre, d’un entretien qu’il faut prendre au sens fort du mot. Son propos se présente comme ce qui correspond, en celui qui reçoit le film, au travail de création de la réalisatrice, comme un écho attentif, une forme de réactivation. C’est pourquoi le « spectateur » ne désigne pas ici cet état où chacun, restant intact dans son fauteuil, est invité à un « partage » tapageur et sans risque. Au plus loin du forçage voyeur et de l’encerclement narratif, l’esthétique du film est d’emblée une éthique : une invitation « à l’accueil et à la distance », à apprécier, en s’y plaçant soi-même, la suspension « entre apparaître et choir, entre advenue et chute, entre présence et absence, entre lumière et abîme ».

« J’ai commencé par étoffer les personnages. Puis j’ai écrit la première scène,
puis la deuxième, etc. Et je suis entrée dans mon film. »3

Entrons à notre tour, par la première scène.

Ecran noir. Sur fond noir, un visage de femme face à la caméra, animé seulement d’un souffle – tel un premier respir. (Telle l’insufflation d’une âme à l’œuvre qui s’y annonce ?) Un visage féminin face à la caméra (au spectateur/auditeur) qui dit : « A quoi songez-vous donc en me considérant si fort ? » (ce vous dessine en creux le spectateur en vis-à-vis) – et une voix masculine réplique : « Je songe que vous embellissez tous les jours »4. Ce qui résume l’histoire des personnages qui vont vivre et embellir sous nos yeux. On devine qu’on est au théâtre, à une répétition : un autre visage féminin encore hésite en énonçant le texte. Un autre visage d’actrice encore reçoit l’indication d’une autre gestuelle. Un prénom est appelé : « Irène ». Ce sera le personnage principal du film. Son visage, face à la caméra, est silencieux, comme hésitant devant l’invite faite au personnage d’advenir, telle une offrande au rôle à susciter. Chute (réelle ou jouée ?) de la comédienne.

Advenant et se dérobant, ces visages de comédiennes s’essayant à susciter un personnage sont successivement filmés de face, sous un éclairage délicat, comme s’ils s’illuminaient de l’intérieur, avec la douceur qui baigne les tableaux de Georges de La Tour, ses visages à la chandelle.

Pour l’heure, du cadre aperspectif (simple fond noir), émergent ces visages dont la frontalité participe de celles des arts dits archaïques ou de la peinture ancienne, et dont la procession, la « théorie », évoque une manière de liturgie, tel le rituel du théâtre à sa naissance, justement. Une sacralité originaire, mais sans figement. Ici, elle ne recèle ni ne décèle, elle nous fait signe5.

Cette scène aperturale est comparable au thème germinal d’une fugue : tout y est, qui sera développé en variations et mouvements (Irène et ses condisciples, l’apprentissage du théâtre, une relation amoureuse, les silences, la chute), dont le motif en contrepoint sera donné à la scène 2, où l’on découvre la famille d’Irène (père, frère, grand-mère). Ce temps d’ouverture est lui-même « genèse rythmique » de l’oeuvre en ses scansions : le film tout entier est écriture de retentissements, fait de séquences brèves où les motifs se complexifient et se diversifient (p.ex. Irène perdra son partenaire masculin de la scène, dont la disparition restera énigmatique ; elle oubliera un premier amoureux ; elle fera la rencontre de celui qu’elle aimera et qui l’aimera). Le film confèrera durée à ce qu’a d’unique ce moment auroral : des visages y déclinent pour nous qui les regardons leur altérité rayonnante et « requérante »6 : du fond noir, quand il n’y avait rien, nous adviennent la lumière et le secret de ces visages. Inscrits, le temps de l’œuvre et au-delà, dans nos imaginaires.

L’esthétique – ici entendue comme formation d’un ressentir – est d’emblée une éthique : celle que cette mise en scène initiale ourdit subtilement à l’adresse du spectateur/auditeur : ni forçage, ni obscénités, mais invitation à l’accueil et à la distance : « à quoi songez-vous donc en me considérant si fort ? ». La présence, l’apparaître des visages et du souffle puis des voix est invite à ouvrir le regard et l’ouïe. Si l’on y consent.

Les plus grands cinéastes, préservant l’acteur ou l’actrice de ce qu’a d’accusateur la caméra, ont su filmer les visages, les caresser de lumière en nuances de traits mouvants, et surtout les visages féminins : Bergman, Rohmer, Mizoguchi, Ozu, Renoir, Murnau, Dreyer, p.ex.7

Les sens (dans les deux valeurs du terme : le sensible et la signification) que convoque cette scène initiale ne sont encore ni liberté ni destin. Ni liberté des comédiennes naissantes, ni destin de l’Histoire. On se souvient ici des notes de G. Strehler8 commentant qu’une mise en scène réussie articule trois registres ou « boîtes » (car ils s’emboîtent). Le premier est celui de la vie des personnages, de leur devenir subjectif – ici naissance d’une actrice et d’un amour. (Le piège serait celui de l’exactitude, de la fixation de caractères et de situations convenues.) Le second est celui de l’Histoire, de son arrière-fond – ici, l’Occupation entre 1940 et 1942, à Paris, dont l’aggravation se révèle par allusions. (Le piège serait celui de la reconstitution.) Le troisième est celui de la vie qui naît, grandit, aime, n’aime pas, comprend, ne comprend pas, gagne, perd, et passe : « parabole éternelle », qui joint les deux premiers registres. (Le piège serait l’abstraction, une métaphysique hors temps.) Et, quand ce nouage est réussi, alors une telle création se signifie toujours dans l’œuvre : s’inscrivent en elle, réflexivement, des signes de son travail même, en des points privilégiés, des espèces d’échos ou de réminiscences internes, des manières de ponctuations.

Regardons un exemple. Un ruban rouge flotte au vélo prêté à Irène par Jacques, son ami puis son amant, pendant la course du vélo :  » cheveux au vent, rêves mouvants… »9. La grand-mère d’Irène, Marcelline, lui offre un ruban rouge comme amulette le jour du concours au conservatoire d’art dramatique. Irène l’oublie le jour où elle part apprendre les résultats : on pressent discrètement un drame (elle ne les recevra jamais).

Ce ruban vif n’a valeur ni descriptive ni anecdotique : ce n’est pas un ornement de hasard. Mais un objet « activant »10 : il mène à des actions des personnages, il a valeur de nécessité dramatique (indice quasi subliminal de bonheur, amulette explicite, absence catastrophique), il est en ce sens dynamique. Il relie le premier registre (psychologie subjective : cadeau et promenade amoureux, les épreuves au conservatoire) au deuxième (son oubli prélude à une issue tragique, car Irène porte l’étoile jaune), donc au troisième (signes de bienveillance et fatalité adverse dans le cours d’une vie).

Hors clôture narrative, car un imprévisible, renouvelé, des commencements anime le film. Ainsi, quand se rencontrent pour la première fois les regards d’Irène et de Jacques et qu’ils s’échangent et s’étonnent et presque vacillent. Imprévisible aussi la connivence du dialogue entre musiciens dans deux séquences, dont la presque dernière du film. L’imprévisible comme figure dansante telle, sur un rythme musical alerte et léger, une marche d’Irène lumineuse au jardin des Tuileries face à la caméra / au spectateur. Auquel il est donné, comme aux personnages, de vivre des moments qui ne seraient pas (pas encore ?) exposés au pire.

Le film narre la quête d’un visage. De ces visages, sans doute, qui sont passés naguère au cours des années évoquées au moyen du film, mais aussi du visage qui s’inscrit et se dissipe dans le film, non en dehors de l’œuvre, mais en elle.

Certes, le visage en quête de lui-même de l’apprentie comédienne : de son devenir actrice, et artiste ; celui qui s’ouvre à l’amant et qui peut se voiler (Irène dit à Jacques : « au revoir. C’est drôle, pour des lunettes », puis cligne fortement des yeux, comme éblouis, qui ne voient plus11). Visage qui possède comme un double menaçant : à la dernière image, derrière Irène radieuse et tendue vers l’avenir, disant à son interlocutrice en larmes (car celle-ci voit derrière Irène), « moi, tu sais, si je l’ai… » [le concours], se tient la silhouette noire, en fond noir cerclant son visage, de qui va l’arrêter. Par prémonition (et prévenance annonciatrice discrète au spectateur), Irène aura confié à Viviane, sa partenaire au théâtre, que ses évanouissements sont dus à l’étoile jaune. Et c’est ainsi qu’elle disparaît de nos yeux, à la fois espérant l’avenir et tout près d’en déchoir.

« Jouez toujours comme si vous jouiez pour la dernière fois », enseigne le professeur du conservatoire à Irène et à Viviane.

En effet, depuis la première scène et jusqu’à l’ultime que rompt l’écran noir, le visage est entre apparaître et choir, entre advenue et chute, entre présence et absence, entre lumière et abîme (lorsque Jacques et Irène s’embrassent pour la première fois, une minuterie s’éteint et se rallume; Irène est sujette à des étourdissements, elle « tourne de l’œil »). Entre évanescence et naissance fait couture le regard que toute l’œuvre met en scène mais qui n’éclaire qu’en retrait, celui vers lequel sont tournés en s’illuminant les visages de la première séquence, véritablement matricielle. Celui de la cinéaste. Celle qui déploie la trame des objets activants, des visages requérants, des silences et suspens, complicités intenses entre personnages.

Soit une écriture d’auteur. Au reste, les lettres sont aussi une sorte de fil rouge : courriers (du conservatoire au père, pour annoncer que sa fille, Irène, juive, n’y aura pas accès, comme le spectateur l’apprendra, mais pas Irène qui poursuit son éclosion de comédienne ; du premier amoureux d’Irène, laquelle s’éclaire le visage en lisant la lettre après s’être dit « ma chérie » devant un miroir ; de l’amie de son frère à celui-ci, pour rompre). Mais aussi lettres stricto sensu : à l’encre rouge, le tampon « juive » sur la carte d’identité, devant lequel les lunettes brouillent la vision d’Irène; ou les lettres du tableau chez l’oculiste, que Jacques fait lire à Irène, qui feint de ne pas savoir déchiffrer (quoi, qui lui est adressé ? – alors que leurs regards s’échangent), et qui se verra de ce fait prescrire des lunettes. Lesquelles deviennent prétexte à des occasions de se revoir, pour Jacques et Irène. Thème par là du dessin qu’elle trace12 : des visages sans traits, porteurs de différentes lunettes, dont le choix interrogatif sera soumis à la grand-mère et à Jacques – comment se voir depuis un regard aimant et aimé ? Où s’entrelacent objet activant (lunettes) et motif structurant (traçages). Fonctions de repérage, d’ordonnancement.

Une image parmi les plus belles d’Irène est celle où son visage paraît à la lueur des bougies, qu’elle vient d’allumer, pour l’ouverture du shabbat au soir du vendredi13. Temps d’un suspens, d’une mise en réserve, d’un surcroît de liberté pour l’accueil de la fiancée. Temps offert à hauteur des battements de coeur de tous les personnages. « Que la flamme soit pour le rêveur le symbole d’un être absorbé par son devenir »14.

Notes

1 – Jean Giot est professeur émérite de l’Université, il a  enseigné la linguistique générale et française.

2 – Sandrine Kiberlain réalise avec Une jeune fille qui va bien un premier long métrage, tourné en France en 2020 après un travail d’écriture commencé en 2010, et présenté à Cannes en 2021 à la semaine de la critique. Il a été précédé d’un court métrage, Bonne figure, en 2016. Elle est aussi connue comme chanteuse, et comme actrice au théâtre et au cinéma ; comédienne depuis 1986, elle a été distinguée par plusieurs prix.

3 – Entretien de Sandrine Kiberlain, Le Figaro 10-11 juillet 2021.

4 – Marivaux, L’épreuve, acte 1, scène 8. Plus tard, on entendra V.Hugo, Ruy Blas, acte 3, scène 3 : « Hélas! Je pense à vous comme l’aveugle au jour. Madame, écoutez-moi. J’ai des rêves sans nombre. Je vous aime de loin, d’en bas, du fond de l’ombre ».

5 – Un peu comme parlait l’oracle de Delphes, selon l’interprétation d’Héraclite (H.Maldiney, Regard, parole, espace, L’Age d’Homme, 1994, p.33). En un sens proche : « Le visage et la main, le masque et le gant » par Catherine Kintzler, en ligne sur Mezetulle (repris dans CK Penser la laïcité, chap.3).

6 – H. Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, éd. Comp’Act, 1993, p.177.

7 – Il se peut qu’une séquence du film évoque Partie de campagne de Renoir, et une autre Elvire-Jouvet 40 (B. Jaques), où l’actrice porte aussi l’étoile jaune, à la dernière répétition de la scène 2 de l’acte 4 de Dom Juan (Molière), qu’Irène murmure derrière la porte de la salle (« Pour l’amour de vous, et pour l’amour de moi, Dom Juan, je vous le demande avec larmes »).

8Un théâtre pour la vie, réflexions, entretiens et notes de travail, Fayard, 1980, p. 311 et sq.

9 – Un arrangement instrumental de la chanson de Ch. Trenet, Que reste-t-il de nos amours, est interprété par un orchestre où le frère d’Irène, Igor, est flûtiste. Le souffle encore, converti en musique.

10 – A. Knapp, L’improvisation ne s’improvise pas, Actes-sud Papiers, 2019, p.31

11 – Comme l’ouïe peut s’éteindre : à la recherche de son partenaire au théâtre (Jo), disparu, Irène interroge une concierge, dont le visage meut les lèvres un moment, sans qu’un son soit perceptible (écho de la Grande Muette ?). Irène, constatant que la concierge n’a rien dit, interroge alors son amie sur son propre visage, avec ou sans lunettes, les larmes aux yeux.

12 – « Cela me fait penser combien les pensées sur l’amour sont liées aux pensées sur le dessin […] Comme dit Pline, la peinture commença quand une jeune fille [à la leur d’une chandelle, au charbon, sur un mur] fit une image de l’ombre de son amant sur le départ » (S. Alpers, Tuilages, éd. de la revue Conférence, 2015, p.358).

13 – Comme les chandelles éclairent l’intimité de la table partagée lorsqu’une amie (Josiane) du père (André), non juive, est invitée l’un de ces soirs-là. De Jo, ami disparu d’Irène, à Josiane, amie présente d’André, il y a inversion et symétrie des rôles, dans la différence des générations.

14 – G. Bachelard, La flamme d’une chandelle, PUF, 1961, p.36.

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