Archives par étiquette : féminisme

Le porc, les femmes et le philosophe (par Martine Storti)

Reprise d’un article critique du livre de P. Manent « Situation de la France »

Alors que je travaillais à une prochaine critique du livre de Pierre Manent Situation de la France1, j’ai lu l’article « Le porc, les femmes et le philosophe » que Martine Storti a publié en ligne2. À partir de l’angle d’attaque des droits et des luttes des femmes, elle y analyse le compromis que selon P. Manent il serait opportun de passer avec « les musulmans ». Cet éclairage, loin de réduire le propos, est révélateur du projet politique avancé par P. Manent. J’y reviendrai prochainement.
Je remercie Martine Storti pour l’acuité de son analyse, et pour m’avoir autorisée à reprendre ce texte.
Mezetulle

 

Le philosophe Pierre Manent propose, dans son récent ouvrage Situation de la France, un compromis avec les musulmans, seule manière, selon lui, de créer avec eux « une amitié civique » et de leur donner au sein de la nation française la place qu’ils méritent sans les obliger à abandonner leur être musulman, à la fois de religion, de culture et surtout de mœurs.

Qui dit compromis dit ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas. L’une des propositions de Manent est que la République « cède sur les mœurs », qui comprennent par exemple le porc à la cantine et la place des femmes. Sous cet angle, deux interdictions doivent être clairement énoncées : celle de la polygamie et celle du voile intégral. « Pour le reste, les relations entre les sexes sont d’un sujet d’une telle complexité et délicatesse, nous explique ce philosophe, qu’il est sans doute déraisonnable de damner une civilisation sur cette question. »

On appréciera la mise à peu près sur le même plan de la question du porc dans les menus scolaires et celle des femmes, dont la «complexité » n’est soulignée que pour mieux la minorer puisque que ce n’est pas cette aune-là qu’on peut juger une civilisation.

Deuxième remarque : est ici reprise la sempiternelle réduction de la question des femmes à un enjeu de mœurs dont la fonction première est de priver l’égalité entre les femmes et les hommes, la liberté des femmes et plus largement leur émancipation, de leur caractère politique, c’est-à-dire un enjeu qui ne concerne pas que les femmes mais qui a à voir avec l’organisation de la cité, avec la démocratie et avec la République.

Plus grave encore, une telle proposition signe l’abandon des femmes musulmanes qui, ici ou ailleurs, hier et aujourd’hui, se battent – quelquefois au prix de leur vie – contre leur assujettissement et pour leur libération. Une libération que bien des femmes ont dû conquérir dans l’Occident chrétien, au fil des siècles, contre leur culture, contre les mœurs en vigueur, et contre la religion dominante. De surcroît, en faisant des musulmans de France une communauté homogène que nulle différence et nul désir de changement ne traverserait « quant aux mœurs », il légitime le discours qui ne voit dans l’émancipation des femmes qu’une forme de néocolonialisme et d’occidentalisme, et donc pour celles qui s’en réclament, une trahison de leur communauté.

Le philosophe chrétien et conservateur qu’est Pierre Manent devrait prendre sa carte au Parti des Indigènes de la République, à moins qu’il ne préfère ouvrir un séminaire d’études postcoloniales !

© Martine Storti, 2015

Lire l’article sur son site d’origine
Sur le même sujet, lire « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet. Un brûlot anti-laïque et anti-républicain » par Catherine Kintzler

[Edit du 16 avril 2016. Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

1– Desclée de Brouwer, 2015. [Edit du 19 décembre 2015 : l’analyse critique du livre que j’annonçais est en ligne ici].

2 Voir le site de Martine Storti. L’article a été également publié en ligne par le Huffington Post.

 

Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté

On ne peut pas balayer d’un revers de main Les Femmes savantes au prétexte qu’il s’agirait d’un ouvrage daté développant des thèses archaïques sur la condition féminine. Le malaise qui nous saisit encore aujourd’hui lorsque nous voyons cette pièce touche un point plus profond. En articulant la question du savoir à celles du mariage et de la maternité, Molière rencontre le problème non résolu d’une assignation réduisant des femmes à la fonction de reproduction1.

Lorsqu’on vous serine à longueur de journée et toute votre vie que votre intériorité est constituée et épuisée par la fonction de reproduction, comment conquérir la liberté ? Aujourd’hui encore, où l’enfantement est présenté comme le nec plus ultra de l’accomplissement féminin (comme s’il fallait sexuer l’accomplissement), on pardonne difficilement à une femme de se soustraire à la maternité par amour de la liberté, dont le savoir est une figure. Les religieuses mises à part, seules celles qui ont payé leur tribut à la reproduction échappent à la pression sociale : on ne leur fait pas grief de leur liberté, car elle est contemporaine d’un déclin qui de toute façon les place hors du circuit de la reproduction.

Mariage, enfantement, savoir

Par opposition à la tragédie, la comédie est « bourgeoise » et non pas héroïque. Nombre de comédies de Molière ont pour enjeu le mariage2, traitant la contradiction entre le vœu des amants et la pression sociale. L’exemple des Femmes savantes illustre bien cette fonction de compromis. Chrysale y affirme de façon dérisoire l’autorité du chef de famille, et sa volonté finalement n’est autre que celle de Henriette qui aime et épouse Clitandre. La volonté intérieure et libre des deux amants prend comiquement la forme extérieure de l’autorité paternelle : Chrysale (V, 2) feint d’imposer à sa cadette ce que précisément elle désire le plus au monde.

Cependant, la question du mariage masque un enjeu plus fondamental touchant l’accès au savoir dans la mesure où il est affecté par la question de la maternité et de la différence des sexes. Cela fait des Femmes savantes une des pièces les plus énigmatiques de Molière. D’un côté, la question de la maternité est évidemment liée à celle du mariage, à tel point qu’elle coïncide avec elle, du moins au XVIIe siècle : les suites du mariage, ce sont un ménage et des enfants. De l’autre, elle engage la question du savoir du fait que la reproduction est un problème de matière : elle suppose une pensée du corps, puisqu’elle est une fonction du corps.

Tout cela est déjà dit dans la scène d’exposition, où les deux sœurs Armande l’aînée et Henriette la cadette défendent des positions divergentes aussi bien sur le mariage que sur l’enfantement et la relation des femmes au savoir.

Les suites de ce mot, quand on les envisage
Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;
Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner.

Voilà justement qui blesse la pensée d’Armande : « un idole d’époux et des marmots d’enfants ».

Il suffit de parcourir trois moments de la scène pour voir apparaître le lien entre la question de l’enfantement avec celle du mariage (cela n’a rien d’étonnant) mais de façon plus significative avec celle du savoir. C’est du lien mariage/maternité/savoir, on le verra, que découle la distribution des personnages et particulièrement celle des trois « Femmes savantes », Philaminte, Bélise et Armande.

Je viens de citer le premier moment : Henriette « envisage » les enfants comme des suites naturelles du mariage.

Le second est la théorie d’Armande. Elle est obligée de construire une théorie, puisqu’elle défend une position qui ne va pas de soi. Cette théorie, inspirée de la thématique précieuse, avance un dualisme radical entre l’esprit d’une part, « les sens et la matière » de l’autre. Armande s’appuie sur ce dualisme pour fonder une morale qui condamne comme « dégoûtant » l’attachement au corps, attachement « grossier » qui sera plus tard (IV, 2) nommé par une concentration étonnante de langue, « les nœuds de la matière »3 – ce sont aussi ceux du mariage, du passage à l’acte sexuel et la formation inévitable des suites matérielles de celui-ci c’est-à-dire un embryon noué pendant neuf mois d’indisposition au corps de la femme, dont il faudra accoucher au péril de sa vie, mais qui restera même après cette délivrance comme un nœud, un fil à la patte, un « marmot d’enfant ». Je ne noircis nullement le tableau, ne faisant que reprendre les descriptions du mariage et de la maternité que l’on trouve dans la littérature précieuse. Henriette avance au contraire l’idée d’une distribution naturelle des personnes, les unes étant vouées au corps, les autres à l’esprit. Au -delà des personnes expressément visées par Henriette, c’est bien la distribution sociale des sexes qui est concernée, présentée comme issue des justes règlements du Ciel.

Le troisième moment est l’examen d’un « cas », celui de Philaminte, la mère des deux filles. Ce cas est très intéressant, puisque chacune des sœurs y trouve son compte. Philaminte est un bel esprit qui cultive ses talents intellectuels, mais elle a malgré tout consenti aux « nœuds de la matière » en se mariant et en ayant deux enfants. Philaminte est le personnage glorieux de la pièce. N’a-t-elle pas déjà tout ? L’amour, car il ne fait pas de doute que Chrysale l’aime ; les enfants ensuite. Mais elle a aussi le savoir, dont elle fait un usage raisonné, comme on le voit par le dénouement de la pièce. Ce parcours sans faute fait d’elle un quasi-homme, sur le modèle de certaines sociétés primitives qui promeuvent les femmes ménopausées à un statut viril. Du reste, on peut supposer que Philaminte ne s’adonne au savoir que depuis que ses filles sont élevées, ou pour le dire avec plus de force matérielle, depuis qu’elle a le droit d’être stérile.

Ma thèse est que la question de la stérilité féminine, subie (Bélise), décrétée (Armande) ou conquise (Philaminte) permet de décliner non seulement la position sociale de chacune des Femmes savantes, mais qu’elle permet de les situer en tant qu’elles se veulent savantes : elle détermine la relation qu’elles ont au savoir, qui n’est pas la même dans les trois cas. Ce qui les rattache à la question de l’infécondité est aussi ce qui les rattache au savoir, de sorte que la position à l’égard des « nœuds de la matière », entendus au sens d’une relation à la stérilité, est aussi une relation au savoir. La question n’est pas nouvelle sans doute, mais elle est encore de nos jours loin d’être épuisée.

Reproduction et maternité : extériorité, intériorité ou inclusion

Des trois moments initiaux où apparaît explicitement le problème de l’enfantement, c’est le second qui aborde la question du savoir dans une fonction autre qu’ornementale.

En effet, la théorie d’Armande tient que la reproduction est liée au corps. Mais le corps, en tant qu’il est objet de savoir, pose une question qui relève à la fois de la physique et de la morale – c’est tout simplement une des questions articulées par le matérialisme classique. Quelle position pouvons-nous et devons-nous prendre vis-à-vis de notre propre corps, étant donné que celui-ci est matière ? On voit immédiatement que les voies philosophiques du dualisme et du monisme sont ouvertes. Mais elles s’ouvrent de façon dramatique, et elles vont donner un philosophème à l’opposition homme / femme.

La division homme / femme se clive à la faveur d’un paradoxe. Si le corps est purement matériel, les conséquences ne sont pas les mêmes selon qu’on est un homme ou une femme. De façon paradoxale, la pure extériorité du corps assure une fonction libératrice pour les hommes, si l’on regarde le problème sous l’angle de la reproduction. En effet, les hommes possèdent leur corps dans la reproduction sous la forme d’une quasi-chose. Mais inversement c’est comme chose investie et incluse en elles que les femmes vivent cette extériorité. Alors que les hommes vivent l’extériorité du corps de la reproduction sous forme d’extériorité, les femmes la vivent sous forme d’inclusion. Et cette inclusion va faire qu’on les oblige à vivre une extériorité comme leur étant intérieure : l’extériorité constitue bientôt leur intériorité – c’est du moins la position qui leur est assignée : « puisque la fonction reproductrice vous est intérieure, alors que votre intériorité se réduise à cette inclusion ». L’inclusion est convertie en intériorité de sorte que l’intériorité des femmes est une intériorité extérieure, matérielle et pour tout dire inférieure…

Le paradoxe de ces entrecroisements entre intériorité, extériorité et inclusion se redouble d’un paradoxe politique que Françoise Héritier a analysé dans son étude Masculin/féminin, la pensée de la différence4 et dont on voit dans Les Femmes savantes une version qui, pour être classique, n’en est pas moins anthropologiquement homogène à ce qui s’observe chez tous les autres peuples et à toutes les époques. En effet cette libération (côté masculin) et cet asservissement (côté féminin) sont inversement proportionnels à la puissance reproductrice (ou plutôt à ce que j’appellerai la puissance porteuse) attribuée à chacun des sexes. Plus cette puissance est grande, et plus il faudra pour la contrôler la mettre sous tutelle : pour s’approprier la puissance porteuse des femmes, les hommes n’ont pas d’autre solution que de s’approprier le corps de celles-ci du moins durant le temps de leur fécondité en vouant les femmes à la reproduction et en les détournant de tout autre intérêt. On voit que la question est loin d’être résolue surtout lorsque les femmes s’agrippent à cette puissance primitive.

Le dualisme des Femmes savantes est-il un cartésianisme ? 

Traduit en termes philosophiques classiques, le problème prend la forme d’une discussion sur le dualisme. Les Femmes savantes reviennent sans cesse sur la distinction esprit / sens, esprit / matière, âme / corps, distinction qu’elles tranchent toujours en termes de séparation et d’opposition. Dès la première scène, ce thème philosophique est énoncé, Armande  utilisant le dualisme pour exhorter Henriette à suivre son exemple et celui de Philaminte :

Et, traitant de mépris les sens et la matière,
A l’esprit comme nous donnez-vous tout entière.

En face des Femmes savantes, on remarquera que Trissotin et Vadius se gardent bien d’exprimer une position philosophique relative à cette question brûlante : ils sont cantonnés dans l’ordre de l’érudition, des belles-lettres, et n’abordent jamais la philosophie première. C’est plutôt du côté de Clitandre qu’il faut regarder pour avoir la réplique philosophique à ce dualisme : Clitandre défend, sinon un monisme matérialiste, du moins une philosophie de l’union étroite entre l’âme et le corps5 . L’opposition homme / femme recevrait donc dans Les Femmes savantes sa traduction philosophique sous la forme de l’opposition entre le dualisme cartésien et un matérialisme à modèle gassendiste, dans laquelle Molière, par ailleurs traducteur de Lucrèce, prendrait parti en faveur de Gassendi. Tout cela est connu, et même si cette thèse est certainement vraie, une telle lecture n’éclaire pas entièrement le texte.

En effet, la réduction de la position théorique des Femmes savantes à la doctrine cartésienne ne tient pas sur l’ensemble de leurs propos.

Le dualisme des Femmes savantes est radical. S’appuyant sur la distinction des substances (pensante et étendue), elles en tirent argument d’abord pour interpréter cette distinction en termes de séparation, ensuite pour forger une morale qui écarte l’idée d’union de l’âme et du corps et qui évacue toute question relative à ce sujet comme résolue d’avance. Donc, même si elles ont lu les Méditations métaphysiques, elles n’ont guère étudié la Sixième, pourtant la plus intéressante sur le sujet qui les hante. On pourrait faire la même remarque s’agissant des Passions de l’âme, lecture qui en principe aurait dû enflammer la belle et hautaine Armande.

On pourrait objecter que c’est leur demander beaucoup. Mais lorsqu’on lit de près la grande scène du sonnet (III, 1 et 2) où les questions théoriques sont abordées, on s’aperçoit que le degré de connaissance des Femmes savantes est assez étendu en matière de physique et de philosophie cartésiennes ; compte tenu du parti-pris comique, Molière leur fait dire assez peu de bêtises.

Il résulte de cette impasse sur la question de l’union de l’âme et du corps un durcissement (comique) de la doctrine dualiste, qui se transforme en forteresse de l’esprit, où les Femmes savantes établissent leur siège.

Par ailleurs, lorsqu’elles soutiennent des positions dualistes radicales, les Femmes savantes font main basse sur tout ce qui leur vient à l’idée. Il en va ainsi de la revue éclectique des penseurs de l’antiquité jusqu’au XVIIe siècle au cours de laquelle des choses étranges sont récupérées. Certes, le fait que Philaminte se tourne vers les « abstractions » du platonisme n’est pas étonnant, mais Armande avoue un goût plutôt déplacé :

Epicure me plaît, et ses dogmes sont forts.

Elle ne peut pas ignorer, et encore moins Molière le traducteur de Lucrèce qui la fait parler, le matérialisme épicurien. Du reste Bélise s’en rend compte, qui enchaîne fort justement :

Je m’accommode assez pour moi des petits corps ;
Mais le vuide à souffrir me semble difficile,
Et je goûte bien mieux la matière subtile.

Un autre passage (IV, 1) peut susciter un certain étonnement si l’on s’en tient à la thèse d’un cartésianisme strict et durci. Philaminte accommode Aristote de façon assez bizarre en commettant un énorme contresens qui ne pouvait échapper à personne. On doit en conclure que ce contresens est volontaire. En parlant de Henriette, qui refuse de lui obéir et préfère suivre les directives de son père, elle déclare :

Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux
Les droits de la raison soumettent tous ses vœux,
Et qui doit gouverner, ou sa mère ou son père,
Ou l’esprit ou le corps, la forme ou la matière.

Cette inversion manifeste des rôles sexuels dans l’institution ainsi que dans la théorie aristotélicienne, et qui entremêle philosophie ancienne et philosophie moderne dans un étonnant raccourci, a trois vertus.

Elle est drôle parce que, précisément, tout est mis sens dessus-dessous. En outre ce comique vient du  caractère volontaire de l’inversion ; on peut supposer que Philaminte sait ce qu’elle dit. Dans ces conditions, on voit que la victime de ce tour de passe-passe n’est autre que le pauvre Chrysale, réduit à la matière, au corps, c’est-à-dire à l’inertie qui le caractérise. Le chassé-croisé théorique de Philaminte est un mot d’esprit, qui dit une vérité sur son mari. La troisième vertu de cette bizarrerie n’est pas comique, mais théorique : elle ramène la question de la différence homme / femme dans le couple marié à celle d’une doctrine fondamentale relevant d’une partition philosophique, le contresens ayant pour effet de rendre celle-ci d’autant plus remarquable qu’elle inverse la partition traditionnelle. On ne peut mieux dire que la question première est celle du corps.

Le savoir comme vie parallèle

Un dernier argument permet de penser que l’enjeu philosophique des Femmes savantes ne se réduit pas à l’opposition entre cartésianisme et gassendisme. Les personnages défendent une conception encyclopédique du savoir et de sa diffusion sociale qui n’a rien à voir avec un ordre des raisons. Elles adhèrent à la conception mondaine d’un développement social des lettres et des sciences qui leur est donnée par le modèle des salons précieux – modèle à vrai dire un peu dépassé en 1672 mais attesté par le personnage de Trissotin et surtout celui de Vadius inspiré de Gilles Ménage. Mais ce modèle précieux, relayé par les salons littéraires et philosophiques du XVIIe siècle, donnera toute sa mesure au début du XVIIIe siècle. Ce qui est décrit dans les scènes 1 et 2 de l’acte III, c’est la mise en place d’une république des lettres et des sciences, un rassemblement de beaux esprits que Philaminte conçoit sous la forme institutionnelle d’une académie mixte.

On peut parler d’une conception libérale du savoir qui s’incarne socialement dans le salon et institutionnellement dans l’académie savante. Le champ de cette conception couvre la totalité du savoir, où il faut inclure en bonne place l’érudition littéraire, la grammaire et la poésie, qui se conjuguent avec les sciences et la philosophie. Le programme de Philaminte est explicite : on y réunit « ce qu’on sépare ailleurs », les belles-lettres, les beaux-arts, les sciences et la philosophie, mais aussi les hommes et les femmes. La conjugaison de cette large extension n’est pas située dans un projet organique cartésien où les disciplines s’entresuivraient de façon déductive, mais dans un projet à proprement parler pratique. C’est une pratique du savoir, une morale des relations entre le savoir et ceux qui s’y adonnent, qui fonde la cohérence du projet de Philaminte laquelle exprime à travers son attachement au savoir le goût pour un certain mode de vie.

Si le dualisme est certes un des enjeux intellectuels de la pièce, on ne peut donc pas soutenir que la question du dualisme cartésien y soit décisive. C’est plutôt un dualisme moral qui intéresse les Femmes savantes. Se dégage de cette grande scène avec Trissotin un attachement passionné à une forme de rapport au savoir, un rapport qui les fait vivre toutes les trois, une véritable morale puisqu’il s’agit d’un rapport au savoir qu’elles jugent émancipateur. Les Femmes savantes misent sur le savoir pour s’élever. Mais il faut oser aller jusqu’à l’extrême pointe de cette idée : s’élever, s’émanciper, ce n’est pas possible réellement pour elles puisque tous les chemins leur sont fermés. Il ne leur reste, pour vivre vraiment, pour vivre autre chose que les grossesses et l’obéissance, qu’une vie fictive.

Ce qui est décrit alors, c’est un rapport au savoir qui se constitue en vie parallèle, chose qui n’échappe pas à Chrysale dont le grief principal est que sa femme, sa soeur et sa fille vivent ailleurs que dans le réel de la maisonnée. On voit bien que ce rapport au savoir a les fonctions d’une vocation. Les plaisirs de la conversation, du salon, de la lecture, de la controverse, la formation d’un commerce où des sujets libres et égaux se mettent en rapport, tout cela est pathétiquement et comiquement mis en scène dans la discussion autour du sonnet et dans la dispute Trissotin-Vadius.

A quoi une femme peut-elle bien se vouer, si elle rejette la vocation prétendument naturelle qu’on lui assigne ? Ou plutôt que lui est-il permis de souhaiter pour sa vie si elle se soustrait à la fécondité ? Il n’y a guère que trois points de fuite : la lecture de fiction, la vocation religieuse, l’addiction au savoir6. Des trois, seule la seconde est entièrement acceptable parce qu’elle soumet l’opération de soustraction à un contrôle social. La première, bien que condamnable moralement7, est aménageable socialement. En revanche s’adonner au savoir, c’est opérer la soustraction de manière inadmissible moralement (les effets en sont une parfaite égalité entre hommes et femmes, comme on le voit dans la scène du sonnet) et surtout incontrôlable socialement, car l’auteur de la décision échappe à toute autorité par la nature même de cette décision. On s’adonne au savoir non pas pour se donner, mais pour se reprendre. Mais l’opération n’est pas sans risque, puisqu’il faut, du moins dans l’analyse qu’en font nos trois Femmes savantes, la payer par un dualisme radical qui congédie, avec « les nœuds de la matière », l’intégralité du corps.

Distribution des trois Femmes savantes. L’abîme du corps

Le problème du rapport au savoir comme forme pratique et fictive de conquête de la liberté réunit les trois Femmes savantes. Mais à l’examiner de près, il permet d’expliquer de façon plus fine la position de chacune d’entre elles en tant qu’elle se distingue des deux autres. Le vœu du savoir se décline selon la nature de la soustraction à la fécondité. Cette déclinaison fait finalement apparaître un point problématique, une sorte de dysfonctionnement : le cas d’Armande, qui se posera alors comme un cas crucial engageant le problème du corps.

La différenciation des Femmes savantes s’effectue facilement si on se pose la question de leur distribution sur la chaîne sociale de la fécondité réglée par le mariage. On obtient de la sorte une répartition non seulement des trois Femmes savantes, mais aussi des deux autres personnages féminins de la pièce, Henriette la cadette et Martine la servante pour lesquelles la question du mariage est explicitement abordée. Le tableau suivant montre cette répartition, et permet de comprendre pour chaque catégorie et pour chaque cas un type de rapport au savoir.

Bélise adopte une conception du savoir qu’on pourrait qualifier d’esthétique, fondée ici sur une thématique précieuse. Ne pouvant plus rien espérer, privée de toute reconnaissance sociale, elle ne peut que se tourner vers une vie fictive, par procuration. Rien d’étonnant à ce qu’elle mette en avant une forme romanesque de cartésianisme. Cependant tout un aspect du personnage échappe complètement au cartésianisme. En effet, elle est insensible à tout ce qui peut se présenter comme évidence et totalement inaccessible à la preuve8.

Philaminte, jouissant d’une reconnaissance sociale maximale, ayant payé son tribut au mariage et à l’enfantement, règne sur toute la maisonnée autant que sur l’activité intellectuelle qui s’y déploie. Aussi sa conception du savoir est-elle programmatique et politique. C’est elle qui tient salon et qui arbitre. Elle théorise cette position mondaine par un projet d’académie qui n’a rien d’utopique. Par ailleurs, Philaminte est la femme de l’évidence et de la fermeté d’âme. Elle se rend à la preuve de l’imposture de Trissotin et fait face aux mauvaises nouvelles de façon étonnante. Elle pratique vraiment ce qu’elle prétend.

Situées de façon symétrique sur l’axe de la distribution matrimoniale et par rapport à la question de l’enfantement, les deux belles-sœurs ont aux yeux de l’opinion (par exemple aux yeux de Clitandre) un point commun : bien qu’il soit très fort, leur rapport au savoir est excusable parce qu’il n’est pas en mesure de les soustraire à la reproduction, vu leur âge et leur position dans la chaîne des générations.

Il en va tout autrement d’Armande. La version du savoir qu’elle revendique n’est pas romanesque comme celle de Bélise ; elle n’est pas non plus ouverte et éclectique comme la république des lettres de Philaminte. C’est un curieux mélange de dogmatisme sectaire et d’hésitations, de contradictions surtout dans le domaine moral.

La plus éclatante de ces contradictions, qui soutient toute une partie de l’intrigue, est sa conception de l’amour. Ces « nœuds de la matière » si dégoûtants en général lui semblent en effet surmontables s’agissant de Clitandre en particulier. Mais elle exige de son amant de telles épreuves, une telle « subtilisation » amoureuse qu’elle finit par le lasser et qu’il se détourne de sa « folle fierté ». Il faudrait, pour la satisfaire, que le rapport amoureux soit dans un état perpétuel de préliminaires : on reconnaît ici la conception précieuse de l’amour qui va jusqu’au refus du contact matériel.

Empêtrée dans ses contradictions dont elle finit par devenir la victime, Armande se réfugie donc, non pas dans une fiction romanesque dont elle n’a que faire, ayant encore la vie devant elle, mais dans un dualisme rigide et dogmatique : une vie sans corps, mais tout de même une vraie vie, croit-elle, parce que sans corps. Ainsi sa position se construit par une rationalisation pathétique.

Avec le personnage d’Armande nous sommes ramenés de façon douloureuse à la question du corps. Aux yeux d’Armande, le corps fait obstacle à la vraie vie, à une vie libre, parce qu’il est le lieu de l’assujettissement dans le mariage et de l’aliénation à la fonction reproductrice. Le problème se présente à travers elle, brillante jeune fille qui devrait en principe se marier la première puisqu’elle est l’aînée, dans toute sa virulence. On voit bien dans son cas qu’une vie contemplative sous la forme d’une passion libérale pour le savoir est inexcusable parce que cette passion pourrait bien avoir pour condition un renoncement au corps de la maternité. Se soustraire au mariage et à la fécondité au motif de la liberté n’est pas admissible. Cela explique en partie l’échec d’Armande et le caractère pathétique du personnage. On comprend bien à la fin de la pièce qu’elle n’a plus devant elle que deux voies : la folie douce (comme Bélise) ou le couvent.

L’échec d’Armande et l’aporie de la conquête de l’intériorité

Mais l’échec d’Armande a quelque chose de plus profond que cette pathétisation tenant à sa destinée sociale. Après tout, cela ne nous toucherait que modérément si nous pouvions nous dire : c’était ainsi au XVIIe siècle. Or nous sentons bien que l’enjeu est plus poignant.

Armande n’échoue pas uniquement sur un plan social. La position philosophique relative à la séparation radicale matière/esprit, corps/âme qu’elle croit devoir adopter la conduit à une tragédie, et Clitandre est pris lui aussi dans cette conséquence tragique pour des raisons analogues. La grande scène 2 de l’acte IV qui oppose les deux anciens amants est une scène de torture mutuelle dont l’instrument est la question du dualisme et du matérialisme. Les discours que l’un et l’autre tiennent au sujet du corps sont nécessairement objets de malentendus parce que l’un et l’autre ne parlent pas du même corps.

Armande est incapable d’entendre le matérialisme de Clitandre (« j’en veux à toute la personne ») sur le mode de la galanterie : elle n’y voit qu’obscénité. Son dualisme rigide la rend sourde à tout autre discours du corps que celui d’un mécanisme réducteur. Clitandre de son côté ne sait pas (ou ne veut pas) se faire entendre : il n’atteint pas le niveau qui sera quelques années plus tard celui de Fontenelle dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, capable de faire une leçon de physique pour faire la cour à une femme. Cette figure d’homme à la fois savant et galant fait cruellement défaut dans la pièce. Par ailleurs, le discours du plaisir est trop faible pour réintroduire la dimension du corps comme légitime aux yeux des Femmes savantes : elles le considèrent comme un piège, un cheval de Troie de l’asservissement.

Lorsque Clitandre dit « je veux votre corps parce qu’il est votre personne », Armande comprend « il n’en veut qu’à mon corps parce qu’il ne me regarde pas comme une personne mais comme un réceptacle à faire des enfants ». Dès lors, la difficulté est sans remède et Armande n’a plus d’autre recours que de s’enfermer dans un dualisme qu’elle durcit à l’envi. Sans doute (faisons ce crédit à Clitandre) Armande se trompe-t-elle, mais ce durcissement idéologique en dit long sur le traitement de la différence des sexes face à la reproduction ; il n’esquive pas le problème de la gestion de la fécondité et montre bien que la question du plaisir lui est subordonnée. Cette gestion de la fécondité, rappelons-le en nous éclairant des travaux de Françoise Héritier cités plus haut, a toujours reposé d’une manière ou d’une autre sur l’extériorité par rapport au corps masculin et sur l’inclusion par rapport au corps féminin.

Or toute la question est de savoir si cette inclusion doit être pensée comme intériorité du point de vue philosophique. Si on répond « l’inclusion des gamètes et de l’embryon fécondé dans l’un des corps sexués détermine l’identité des femmes et constitue, même partiellement, leur intériorité », alors les Armandes seront toujours perdantes, obligées pour reconquérir une véritable intériorité de renoncer à la vie matérielle et de rationaliser ce renoncement dans un dualisme intenable.

La pièce s’engouffre donc dans une aporie qui est loin d’être réglée aujourd’hui. La pensée philosophique certes n’est plus prise aujourd’hui dans l’alternative du dualisme spiritualiste et du matérialisme mécaniste ; nous avons à notre disposition d’autres formes de matérialisme, notamment freudien, pour articuler la question de manière moins désespérée. Mais je proposerai une autre lecture : c’est le modèle juridique du corps proposé par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit.

Aux §§ 47 et 48 de la première partie des Principes de la philosophie du droit, Hegel examine le problème de la propriété s’agissant du corps : est-ce une chose, est-ce une chose de la liberté, est-ce une chose pour la liberté ou est-ce une chose comme lieu et témoin de la liberté ? Quel est le rapport entre le corps et la personne? Hegel ne tranche pas la question de façon unilatérale : la seule personne pour laquelle mon corps puisse être considéré (et seulement de façon partielle) comme une chose, c’est moi-même ; pour tout autre, mon corps ne doit pas être une chose, c’est ma personne. Cela traduit lumineusement l’aporie dans laquelle Armande et Clitandre sont pris, et de manière plus générale le problème dans lequel se débattent Les Femmes savantes. Je ne sais pas si Hegel se rendait bien compte des conséquences très libérales de sa conception du corps propre. C’est probable car il s’empresse dans sa théorie du mariage de la troisième partie de reverrouiller tout cela !

En effet, durant toute la pièce, aucune femme ne parvient à dire : « Mon corps n’appartient qu’à moi et aucun autre ne peut le traiter comme une chose. Je dois donc pouvoir contrôler la gestion de la reproduction qui, bien qu’elle soit incluse dans mon corps, doit être pensée comme extérieure à ma personne. Il n’appartient qu’à moi de faire de mon corps le lieu de la reproduction, d’en faire partiellement et momentanément don, et le seul motif raisonnable d’un tel don, c’est l’amour, lequel ne peut exister qu’entre des personnes. »

Or Armande est loin d’un tel discours, puisqu’elle se réfugie dans un dualisme de dépit dont on pourrait retracer ainsi la genèse : « Comme je pense que mon corps devient chose pour autrui dès qu’il entre dans le circuit du mariage, alors qu’il devienne chose méprisable, qu’il se détache de moi et que j’échappe à cette chose en cultivant mon esprit et lui seul ». Dans cette fausse libération où elle prétend se séparer de son corps, elle fait en réalité de son corps un tombeau.

Du côté de Clitandre, et des hommes en général, aucun n’est capable de dire clairement à la femme qu’il aime : « C’est parce que mon corps est à moi et qu’il ne devient jamais chose pour un autre – pas même dans le mariage – que l’amour que je vous porte saura traiter votre corps comme la figure de votre personne et non pas comme une chose. » Dans la pièce, les deux hommes amoureux (Clitandre et Chrysale) oscillent entre la domination totale et la démission totale. Ont-ils d’autres solutions ? Pas tant que cela. Il y a bien  sûr le discours galant, à leur portée certainement, mais ce discours n’a qu’une portée limitée, valant seulement dans des situations singulières. Une garantie juridique pourrait grandement arranger les choses en les universalisant : que tout corps soit celui d’une personne, y compris dans les nœuds du mariage.

Mais au-delà de la théorie juridique du corps propre et des « nœuds de la matière » dans le rapport des sexes, la question reste encore en suspens de savoir si, dans notre manière de penser et de gérer la fécondité et la maternité, nous consentons à dissocier l’inclusion de l’intériorité. Telle est à mon sens l’origine du sentiment étrange que nous éprouvons lorsque nous lisons ou que nous voyons représenter Les Femmes savantes.

© Éditions Fayard 2004 et Dix-Septième Siècle 2001 pour la version originale, Mezetulle pour la version abrégée 2009 et 2015. Les droits de ce texte sont entièrement réservés.

Notes

1 – Version abrégée du chapitre de mon livre Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm . Avec mes remerciements aux éd. Fayard pour cette autorisation. Il va de soi que les droits de ce texte sont réservés. En ligne sur Mezetulle.net le 10 janvier 2009 http://www.mezetulle.net/article-26565183.html 

2 – Je m’inspire d’un article de Fanny Nepote-Desmarres « Mariage, théâtre et pouvoir dans les quatre dernières pièces de Molière », dans OP.Cit., Pau: Presses Universitaires de Pau, n° 1, nov. 1992, p. 83-87.

3– Voir l’article de Jean Molino, « « Les noeuds de la matière » : l’unité des Femmes savantes », Dix-Septième Siècle, n° 113, 1976, p.23-47.

4 – Paris : O. Jacob, 1996.

5 – Ces remarques n’ont rien d’original. Les commentateurs ne manquent pas de souligner ce clivage philosophique très apparent, en le rapprochant non sans raison de l’opposition entre la philosophie de Descartes et celle de Gassendi. Voir notamment l’article de Jean Molino (note 3), où l’auteur soutient la thèse d’un anticartésianisme de Molière.

6 – La solution du libertinage (consistant ici à dissocier le corps du plaisir et le corps de la reproduction en refusant le mariage et en pratiquant la contraception systématique) est exclue dans une comédie « bourgeoise ».

7 – Voir Nicole, Traité de la comédie (1667) et plus tard Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie (1694).

8 – Molière a probablement tiré ce trait de la comédie Les Visionnaires de Desmarest de Saint-Sorlin (1637).

Femmes et laïcité : la question de l’assignation

Texte de l’audition de C. Kintzler à la Délégation aux droits des femmes du Sénat

Le 19 mars 2015, j’ai été invitée par la Délégation aux droits des femmes du Sénat, présidée par Chantal Jouanno, à parler des enjeux de la laïcité pour les droits des femmes. Voici le texte de mon intervention, qui fut suivie par un échange chaleureux et fructueux. Dans un exposé qui doit être bref, il est impossible de faire un « tour d’horizon » (ce qui réclamerait des compétences multiples que je n’ai pas). J’ai donc choisi de concentrer mon propos sur le concept d’assignation, qui m’a semblé fondamental1.

Même dans un État de droit, les femmes sont quotidiennement aux prises avec deux questions apparemment anecdotiques, mais symptomatiques.

  • Pouvoir sortir de l’intimité et se trouver dans un lieu public sans avoir à répondre du motif de leur présence. L’urbanité, c’est le fait de pouvoir être dehors, dans la rue, sans avoir quelque chose de spécial à y faire, être là juste pour être là sans être l’objet de questions et de soupçons – ce qui va de soi pour les hommes, mais pas pour les femmes.
  • Ne pas être tenues de justifier leur existence par le fait d’avoir un ou plusieurs enfants – question adressée « naturellement » aux femmes et subsidiairement aux hommes.

Ces deux questions renvoient à un point plus profond. Elles posent celle de l’assignation à une extériorité, à une finalité qui prétend vous définir et se substituer à votre intériorité ; c’est un déni d’autonomie et de singularité. Voilà le point d’appui, me semble-t-il, de tout ce qui fait obstacle aux droits des femmes. C’est de cette assignation que la laïcité délivre toute personne, et c’est pourquoi les femmes ont tout particulièrement intérêt à vivre dans une association politique laïque. 

Je commencerai par un résumé du fonctionnement du concept de laïcité avant d’en déduire une fonction de respiration, laquelle suppose, a contrario, une définition de l’intégrisme.

Le lien politique est-il de nature fiduciaire ?

L’affaire des signes religieux à l’école publique (Creil) et ses corollaires (accompagnateurs scolaires, université..), le vote de la loi de 2004, l’affaire du gîte d’Épinal, celle du port du masque dans les lieux publics, les tentatives de « toilettage » de la loi de 1905, celle des cimetières, la récupération de la thématique laïque par l’extrême droite, l’affaire de la crèche Baby-Loup… : j’ai voulu proposer une construction philosophique du concept de laïcité capable de rendre intelligible cet ensemble d’objets épars et de faire face aux questions d’aujourd’hui.

Paradoxalement, c’est à la fin du XVIIe siècle que j’ai trouvé le noyau conceptuel de cette construction. Je constatais que l’une des attaques les plus efficaces contre la laïcité dite « à la française » consiste à lui opposer (et à lui substituer) le régime de la tolérance à l’anglo-saxonne, réputé plus « ouvert » et « accommodant » : or ce régime est largement appuyé sur l’évidence sociale du fait religieux. Le noyau conceptuel est une question de philosophie politique : celle de la nature et de la forme du lien rendant possible l’association politique.

La question de la nature du lien politique fut posée par John Locke, le plus grand théoricien du régime de tolérance ; il la pose en même temps qu’il y répond : il faut exclure, dit-il, les athées de l’association politique. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas fiables dans leurs serments du fait qu’ils ne croient à rien. Le problème avec les non croyants, c’est qu’ils sont par définition déliés. Le motif avancé par Locke permet de poser la question fondamentale : pour faire la loi, faut-il se régler sur le modèle de la foi ? le lien politique s’inspire-t-il d’une adhésion préalable dont le modèle est la croyance ? Locke répondait oui, mais ce grand esprit a vu le cœur de la question, il a de ce fait tracé le champ conceptuel sur lequel va s’installer la laïcité.

Il faut retourner la réponse pour obtenir la laïcité, mais la question de Locke est structurante : non ce n’est pas nécessaire de croire à quoi que ce soit pour construire l’association politique. La loi n’a pas besoin du modèle de la foi, elle ne s’inspire d’aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d’appartenance préalable. C’est un courant de la Révolution française – incarné par Condorcet – qui a opéré ce retournement, alors même que le mot laïcité n’existait pas encore.

Un de mes collègues à Princeton m’a suggéré cette comparaison avec un système de numération : « Nous les Anglo-Saxons, nous partons de 1. Les Français partent de zéro ». Partir de 1, c’est s’appuyer sur les religions, les courants et les communautés existants pour les fédérer dans ce qu’ils ont de commun. Partir de zéro c’est ouvrir un espace plus large qui pourra accueillir toutes les positions, y compris celles qui n’existent pas, et qui fait de la liberté des cultes un cas particulier de la liberté de conscience.

Quelques conséquences

  • La puissance publique est installée sur le moment zéro. Elle ne dit rien sur les croyances et les incroyances. Cette abstention s’applique partout où la constitution des droits est engagée – assemblées nationales et locales, tribunaux, école publique… C’est ce qu’on appelle à strictement parler le principe de laïcité.
  • Mais ce principe de laïcité rend possible, dans la société civile – partout ailleurs, dans la rue, dans les lieux publics, les transports, les commerces, etc ; – l’application du principe de libre expression, de libre affichage. On peut avoir la croyance ou l’incroyance qu’on veut, la manifester publiquement, pourvu que cela respecte le droit commun.
  • Ainsi le régime de laïcité combine les deux principes, mais il fait du principe de libre expression un principe subordonné au principe de laïcité parce que rendu possible par lui : on place un bandeau sur les yeux de la puissance publique pour rendre possible le déploiement des libertés du côté de la société civile.
  • La laïcité n’est pas contraire aux religions ni aux formations communautaires : elle s’oppose seulement aux religions et aux communautés lorsqu’elles veulent faire la loi, lorsqu’elles ont des visées politiques.

On peut déduire de ce point de départ les deux principales déformations de la laïcité, ses deux dérives : la laïcité « adjectivée » et l’extrémisme laïque.

Régime laïque et principe de laïcité. Deux dérives symétriques et complices

Le régime de laïcité articule donc d’une part le principe de laïcité au sens strict, qui gouverne la puissance publique et ce qui participe d’elle par l’abstention en matière de croyances et de non croyances, et d’autre part le principe de liberté d’expression qui s’étend à tout le reste, à l’infinité de la société civile, dans le respect du droit commun.

Les fluctuations politiques que nous observons en matière de laïcité sont intelligibles à la lumière de cette dualité, ou plutôt à la lumière de sa méconnaissance.

  • La première dérive a pris des noms variés, je l’appellerai la laïcité adjectivée (laïcité plurielle, ouverte, positive, raisonnable, apaisée, etc. ). Elle consiste à vouloir étendre au domaine de l’autorité publique ou à une de ses portions le principe qui régit la société civile. Autrement dit, elle récuse le caractère neutre et minimaliste de la puissance publique républicaine, faisant de l’opinion religieuse une norme, autorisant les propos religieux au sein de l’Etat lui-même, et aboutissant à légitimer la communautarisation religieuse du corps politique. Elle a été notamment désavouée par le vote de la loi de mars 2004. 
  • La seconde dérive, l’extrémisme laïque, consiste symétriquement et inversement à vouloir durcir le domaine de la société civile en exigeant qu’il se soumette à l’abstention qui devrait régner dans le domaine de l’autorité publique. Elle a refait surface récemment dans le cadre d’une réaction à la première dérive, et la déplorable affaire dite du gîte d’Epinal fin 2007 lui a donné son moment critique.

Ces deux courants se sont relayés et ont offert la laïcité à l’extrême droite, l’un en désertant le terrain laïque pendant de longues décennies, au prétexte de l’assouplir et de le moderniser, l’autre en l’investissant avec des propositions durcies et réactives, les deux en épousant le fonds de commerce des politiques  d’extrême-droite, à savoir la constitution fantasmatique de « communautés » (en l’occurrence « les musulmans ») que les premiers révèrent en criant à la « stigmatisation » et que les seconds abhorrent en criant à l’« invasion ».

Il me semble que les élus et plus généralement le personnel politique sont très sensibles – à juste titre – à la seconde dérive. Mais ils sont très perméables à la première qui se présente sous forme de « pensée naturelle », et ils ne voient pas que ces deux mouvements s’autorisent mutuellement et sont structurellement de même nature.

La respiration laïque et les droits des femmes : pouvoir sortir de l’assignation

Cette analyse permet de définir très simplement l’intégrisme ; elle souligne combien la laïcité est favorable aux droits des femmes.

Les femmes sont particulièrement visées par tous les intégrismes. Pourquoi ? Parce que l’intégrisme, quelle que soit son origine, par définition, prétend à une vision intégrale qui unifie tous les espaces de la vie : politique, civile, intime. Il exige une uniformisation, il ne connaît pas de distinction. Et s’agissant des femmes, il exerce cette uniformisation en rabattant l’ensemble de la vie et des mœurs sur leur assignation à la fonction d’épouses et de mères, à une extériorité qui prétend les définir et épuiser leur existence. Il n’y a pas de répit, pas de respiration.

La laïcité offre, à cet égard, deux points de résistance qui permettent aux femmes de lutter pour leurs droits et de les faire respecter.

1° Elle suppose un régime politique où le droit des individus a toujours priorité sur les droits collectifs. En régime laïque, l’appartenance préalable à une communauté n’est pas nécessairement contraire au lien politique, mais elle n’est jamais requise par lui : il n’y a pas d’obligation d’appartenance. Et si une appartenance entend priver ses « membres » des droits ou les exempter des devoirs de chacun, l’association politique la combat (on parle alors de communautarisme). On voit alors que, si l’intégrisme peut encore s’accommoder d’une association politique « moléculaire » où les communautés en tant que telles sont politiquement reconnues, il ne peut que haïr celle qui réunit des individus, qui accorde aux communautés un statut juridique jouissant d’une grande liberté mais leur refuse celui d’agent politique ès qualités. Or, chaque fois que le droit des femmes est bafoué ou dénié, c’est sur un fondement qui leur refuse la pleine singularité, une par une, comme sujet du droit et / ou comme sujet moral. Il faut parler ici de la vertu émancipatrice de la laïcité. Je donnerai l’exemple du mariage civil : ses propriétés sont de plus en plus évidemment disjointes de tout mariage religieux ou coutumier et à chaque moment de distinction, la question du droit des femmes est décisive (le consentement libre, le droit d’échapper au mariage arrangé, le droit à l’administration des biens, le droit unilatéral à la contraception, le droit à l’avortement).

2° La dualité installée par le régime laïque traverse la vie de chacun et rend concrète une respiration redoutée par l’intégrisme. D’une part, le principe de laïcité proprement dit applique le minimalisme à la puissance publique et à ce qui participe d’elle : on s’y abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances. D’autre part ce principe d’abstention, ce moment zéro, n’a de sens qu’à libérer tout ce qu’il ne gouverne pas : l’infinité de la société civile, y compris les lieux accessibles au public, jouit de la liberté d’expression et d’affichage dans le cadre du droit commun. Chacun vit cette distinction concrètement : l’élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l’école publique et qui les remet en sortant fait l’expérience de la respiration laïque, il échappe par cette dualité aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une uniformisation officielle d’État. C’est cette alternance (savoir quand on doit s’abstenir, savoir quand la liberté la plus large s’exerce) qui constitue la respiration laïque, un peu comme une partition musicale. Croire qu’une femme voilée serait incapable de comprendre cette articulation, la renvoyer sans cesse à l’uniformité d’une vie de « maman voilée », c’est la mépriser et la reléguer dans un statut d’intouchable ; c’est aussi désarmer celle qui entend échapper au lissage de sa vie.

Pourquoi cette respiration est-elle favorable aux droits des femmes ? Parce que tout simplement c’est un échappement. Ce point de fuite, tout le monde peut en jouir, mais les femmes y sont particulièrement sensibles parce qu’elles sont particulièrement exposées à l’uniformisation de leur vie, que celle-ci soit forcée ou (presque pire) qu’elle soit consentie sous la forme du confort qu’offre la servitude volontaire. J’ai écrit dans mon livre que le déraciné est le paradigme du citoyen. La laïcité invite chacun à sortir : elle fonctionne comme un dépaysement. Pour les hommes, sortir est un acte auquel on ne pense même pas, il va de soi. Pour les femmes, c’est fondamental : pouvoir sortir sans être sommée à chaque instant de rentrer, s’entendre dire qu’on n’a rien à faire là, ou que si on est là sans avoir rien à faire, c’est qu’on se prostitue. C’est aussi simple que cela : le Promeneur solitaire n’est pas possible sans le Contrat social. Certes le régime laïque n’est pas le seul, heureusement, à rendre possible la sortie des femmes, mais il aménage cette sortie jusqu’à son point de fuite fondamental : sortir aussi de sa propre condition, de l’assignation qui vous y fixe. Car l’assignation, à mon avis, est le point central qui fait obstacle aux droits des femmes. Trop souvent être une femme c’est être assujettie à une appartenance d’autant plus féroce qu’elle se prétend « naturelle ». Cela implique un volet moral – puisqu’il faut que chacun soit capable de s’estimer assez pour se soutenir lui-même, et puisse penser ses appartenances comme des décisions révocables et non comme une destinée implacable.

© Catherine Kintzler, 2015.

  1. Les 3 premières parties de ce texte reprennent des propositions plus longuement exposées dans mon Penser la laïcité. []

La langue française : reflet et instrument du sexisme ?

En s’appuyant sur la lecture d’un ouvrage de Marina Yaguello, André Perrin examine la thèse selon laquelle la langue serait à la fois le reflet d’une société sexiste et son agent. Cet examen conduit notamment à récuser les attendus tirés de l’histoire de la langue en faveur de féminisations forcées : car s’il est vrai que les noms féminins de métiers et de fonctions ont pu être jadis plus nombreux qu’ils ne le sont aujourd’hui, il serait erroné d’en conclure que les droits des femmes étaient alors davantage reconnus.
Cela (entre autres arguments) fait qu’on peut non seulement s’interroger sur la pertinence d’une corrélation entre langue et sexisme dans la société, mais aussi, généralement, sur la légitimité et la valeur d’une action volontariste sur la langue.

Le 7 octobre dernier à l’Assemblée Nationale le député Julien Aubert qui persistait à appeler Mme Sandrine Mazetier, vice-présidente de l’Assemblée et présidente de séance, «Madame le président » ou « Madame » et non « Madame la présidente » comme celle-ci l’exigeait, a fait l’objet d’un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal de la part de cette parlementaire, sanction qui lui a valu d’être privé du quart de son indemnité mensuelle, soit 1400 euros environ. D’aucuns, en particulier dans les milieux les plus réactionnaires de l’Éducation nationale, regretteront qu’on ne puisse priver du quart de leur argent de poche mensuel des collégiens et des lycéens qui s’obstinent à confondre le futur et le conditionnel ou l’infinitif et le passé composé, plutôt qu’un député qui prétendait, lui, se conformer aux règles de l’Académie française. D’autres mettront en doute la solidité du fondement juridique de cette sanction : l’article 19 alinéa 3 du règlement qui a été invoqué pour l’infliger concernait en effet les comptes rendus des séances et s’adressait par conséquent aux fonctionnaires chargés de rédiger ceux-ci, non aux parlementaires durant leurs débats1.

Toujours est-il que cet incident nous ramène aux récents articles que Catherine Kintzler, Alain Champseix et Jorge Morales ont consacrés aux rapports du sexe et du genre dans la langue et à la féminisation forcée. Nous ne reviendrons pas sur un certain nombre de points qui nous paraissent acquis : on aura beau regarder le soleil et la mort en face, le soleil n’a pas de sexe, qui est masculin en français et féminin en allemand, et la mort pas davantage, désignée par un mot de genre féminin en français et masculin en allemand. Toutefois cet arbitraire ne concerne pas les seuls êtres inanimés. Le pou, le grillon et le homard ne sont pas forcément des mâles, de même que les hirondelles, les panthères, les girafes ou les mouches ne sont pas toujours des femelles. Et dans le monde humain si nous disons qu’un homme a été la victime d’une agression, pourquoi une femme ne pourrait-elle pas en être le témoin ? Si le premier n’hésite pas à dire de son agresseur que c’est une canaille, une crapule ou une fripouille, pourquoi ne pourrait-il pas présenter son épouse comme un parangon de vertu ? Quant au grand saint Éloi, s’adressant à son roi, il n’hésite pas à lui signifier que sa Majesté est mal culottée. Il est toutefois exact que les noms masculins qui servent à désigner des êtres de sexe féminin sont plus nombreux que les noms féminins qui désignent des êtres de sexe masculin et c’est sur ce constat qu’on s’appuie généralement pour qualifier la langue de sexiste, c’est-à-dire de « machiste », et parfois pour réclamer qu’on impose par la force du droit la féminisation des noms. Ce sont ces deux points que nous nous proposons d’examiner ici : quelle est la valeur d’une action volontariste sur la langue ? Et quelle est la valeur de la théorie qui fonde ce projet, celle d’une langue qui serait à la fois le reflet d’une société sexiste et son auxiliaire ou son agent ?

Les lignes qui suivent doivent beaucoup à la lecture du livre de Marina Yaguello Les mots et les femmes (Payot, 1978, Petite bibliothèque Payot 1982). Marina Yaguello, professeur émérite à l’Université de Paris VII, éminente linguiste, féministe, a publié une douzaine d’ouvrages dont la lecture est aussi agréable qu’instructive et qui sont des modèles de clarté pédagogique. Si nous nous écartons à plusieurs reprises de ses conceptions ou de ses conclusions, nous n’en avons pas moins énormément appris en la lisant.

1 – La langue est-elle sexiste ? La théorie de la langue-reflet

A la différence du langage, faculté universelle, la langue est particulière : elle se définit comme le système des règles et des signes qui permettent de communiquer dans une société donnée. Il n’y a donc aucune difficulté de principe à concevoir que chaque langue reflète la pratique sociale des individus qui la parlent. Ainsi nous comprenons sans difficulté pourquoi la langue arabe dispose de « plusieurs centaines de mots pour faire, parmi les chameaux, des distinctions qui nous étonnent et nous échappent, là où nous disposons seulement de chameau, chamelle et parfois chamelon »2. Si donc une société assigne à l’homme et à la femme des rôles ou des statuts différents et hiérarchisés, si elle accorde davantage de dignité ou de prestige à l’un des deux sexes, en un mot si elle procède à des discriminations sexistes, il n’y aura rien d’étonnant à ce que l’on retrouve la trace de ces discriminations dans la langue sous la forme de dissymétries syntaxiques et sémantiques. Ce n’est donc pas la plausibilité de la théorie de la langue-reflet qu’il s’agit de discuter, mais plutôt la validité des arguments qui ont été utilisés pour l’étayer dans les débats récents. Le premier d’entre eux est que la langue répugne à donner un féminin aux noms des métiers les plus prestigieux (ingénieur, médecin, recteur, professeur, chef d’entreprise) tandis que, comme l’écrit une commentatrice d’un des articles cités plus haut, « ce sont les petits métiers ou professions qui se laissent naturellement féminiser »3. Le second est celui de l’absorption du féminin par le masculin qui se manifeste d’une part à travers la règle grammaticale en vertu de laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin », d’autre part à travers la valeur générique du vocable homme :  « L’homme a détourné à son profit le mot qui désignait l’espèce. On peut considérer que cette identification […] entre le mâle et l’espèce est à la fois le résultat d’une mentalité sexiste et le moyen par lequel elle survit », écrit Marina Yaguello4.

Hiérarchie des professions et féminisation

En premier lieu il n’est pas assuré que la langue répugne à donner un féminin aux noms des métiers les plus prestigieux. Le site Career Cat a publié les résultats d’une enquête qui a abouti au classement de 200 métiers du plus prisé au moins prisé5. En tête de liste on trouve Ingénieur logiciel, Actuaire, Mathématicien, Statisticien, Analyste de systèmes, Météorologue, Biologiste, Historien, Sociologue, Physicien, Analyste financier, Philosophe, Économiste, Astronome … On constate sans peine que la plupart de ces noms se laissent plus aisément féminiser que la plupart de ceux qui se trouvent en queue de liste : Pompier, Marin, Peintre en bâtiment, Soudeur, Chauffeur de taxi, Couvreur, Bûcheron, Docker, Manœuvre … On pourra toujours contester les résultats de cette enquête, réalisée dans un milieu anglo-saxon, mais c’est un fait que les professions intellectuelles sont généralement plus « prestigieuses » que les métiers manuels. Or en français les noms qui les désignent sont souvent formés au moyen d’un suffixe tiré du grec logos, la science. C’est le cas en particulier de la plupart de ceux qui correspondent aux spécialités médicales. On ne dira jamais d’une femme qui exerce la profession de cardiologue ou de gynécologue qu’elle est un cardiologue ou un gynécologue, et elle ne le dira jamais non plus d’elle-même. C’est en revanche pour la profession de médecin généraliste – pas plus prestigieuse pourtant que celle de spécialiste – que le problème de la féminisation se pose car là aucune solution n’est satisfaisante. On ne peut dire une médecine, le mot étant déjà « pris » et une doctoresse se heurte à deux difficultés. D’une part le suffixe –esse souffre d’une connotation dépréciative, ce sur quoi nous reviendrons plus loin, et d’autre part il correspond au mot docteur qui ne signifie pas une profession, mais un titre universitaire. On peut être docteur en médecine sans être médecin – c’était le cas de Georges Canguilhem et c’est celui de François Dagognet – et l’on peut également être docteur en philosophie, en droit ou en géographie. Dès lors si l’on veut bien admettre que le professeur est à l’instituteur ce que le médecin spécialiste est au médecin généraliste, on ne pourra pas non plus soutenir que c’est pour des raisons de prestige que le mot professeur se laisse plus malaisément féminiser en professeuse ou professeure que le mot instituteur en institutrice. Comme le dit Claude Hagège : « il n’est pas vrai que la norme française d’aujourd’hui […] puisse former si naturellement des féminins »6.

Quels sont donc les obstacles que la norme française d’aujourd’hui oppose à la formation des féminins ? Il y a en premier lieu les cas où la dérivation est difficile parce que le féminin potentiel est déjà « occupé » par une autre signification. On a rencontré plus haut le cas de médecine. Marina Yaguello cite ceux de fraiseuse et de balayeuse qui désignent des outils et ceux des mots qui changent de sens selon qu’ils désignent un animé ou un inanimé, tels manœuvre ou critique. Et lorsque le trompette du régiment est une femme, faut-il l’appeler la trompette ? Là encore le prestige social n’y est pour rien : s’il est prestigieux d’être critique aux Cahiers du cinéma, il l’est beaucoup moins d’être manœuvre ou trompette du régiment.

Ces obstacles ne sont pas décisifs aux yeux de Marina Yaguello : « rien n’empêche d’appeler cuisinière une femme qui fait la cuisine, malgré l’existence de l’appareil ménager du même nom et nul ne songerait à confondre une balayeuse (femme) avec une machine. La langue s’accommode d’ambiguïtés beaucoup plus graves »7. Il y a cependant un second obstacle qui tient à ce que « la formation des noms d’agent par suffixation […] donne souvent lieu à des connotations dépréciatives pour le féminin »8. C’est le cas du suffixe –ette que l’anglais a emprunté au français pour former kitchenette, laundrette, suffragette et qui « prend volontiers une valeur diminutive et péjorative. Le mot professorette est apparu à Berkeley vers 1950 pour désigner une assistante d’enseignement (teaching assistant) »9. C’est aussi le cas en français avec le suffixe –esse que Rabelais utilisait déjà de façon ironique et dont l’évolution historique a fait une arme de dérision : « A partir du moment où le suffixe –esse est perçu comme péjoratif pour les femmes, il change de fonction : il n’indique plus le féminin mais la dérision, dérision envers la femme qui singe l’homme »10.

S’il y a eu évolution historique, c’est qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Au Moyen Âge le suffixe –esse était applicable à tous les noms d’agent et avec de multiples variantes, de sorte que le féminin de mire (le médecin) pouvait être aussi bien miresse que mireresse ou mirgesse. Au XVIe siècle médecine a été utilisé au sens de femme de médecin. Marina Yaguello note que « De nombreux féminins ont disparu ; ainsi : vainqueresse, jugesse, miresse, bourelle (de bourreau), charlatane, tyranne, librairesse, chasseresse … »11. Il y avait aussi au Moyen Âge des tisserandes, des gantières, des chapelières, des tapissières, des heaulmières, des savetières, des saucissières, des coutelières, des chaudronnières, des potières, des joaillères, des tailleresses d’or, des fromagères, des tavernières, des hôtelières et, s’agissant ici non plus de métiers mais de fonctions, des prudes femmes investies des mêmes prérogatives que les prud’hommes12. Ce constat pose alors un redoutable problème à la théorie de la langue-reflet : ne faut-il pas en conclure que les sociétés d’ancien régime étaient moins « sexistes » ou plus « féministes » que la nôtre ? Il y aurait là de quoi faire réfléchir celles et ceux qui ont coutume de dénoncer la mentalité « moyenâgeuse » des phallocrates et des machistes. Plus qu’au sexisme, c’est au conservatisme que Marina Yaguello attribue la difficulté de la formation des féminins : « La France a une lourde tradition d’académisme, de purisme et de contrôle sur la langue. Cette situation, on le sait, date de la création de l’Académie française. La question des noms d’agent illustre parfaitement, la grammaire historique nous le montre, le contraste entre la langue pré-académique et la langue post-académique »13. La langue académique ne s’oppose pas seulement à la langue pré-académique, mais aussi à la langue populaire dont Marina Yaguello et Claude Hagège s’accordent à reconnaître qu’elle est infiniment moins réticente à former des féminins : « Il en va autrement, certes, en français parlé, beaucoup moins bridé par les interdits académiques et par conséquent fidèle encore à une tradition préclassique », écrit Claude Hagège14. Cette observation redouble la difficulté évoquée plus haut : pour sauver la théorie de la langue-reflet il faudrait admettre non seulement que les sociétés d’ancien régime étaient plus féministes que la nôtre, mais encore qu’on trouve moins de préjugés et de stéréotypes sexistes dans les classes populaires que du côté des élites. Et l’on s’expose à une objection du même type quand on oppose à la langue française, sexiste, forcément sexiste, la langue espagnole qui dérive tout naturellement le féminin du masculin par suffixation du a : jefe (le chef) donne jefa, ingenior, ingeniora, profesor, profesora, doctor, doctora, medico, medica, arquitecto, arquitecta, director, directora, ministro, ministra, embajador, embajadora, juez (le juge), jueza, procurador, procuradora, abogado (l’avocat), abogada, etc. Faut-il en conclure qu’en dépit de l’origine du mot macho la société espagnole, depuis aussi longtemps qu’on y parle le castillan, est moins machiste et plus égalitaire que la société française ?

Pourtant le conservatisme, cet obstacle externe à la formation des féminins, ne peut être imputé à la seule Académie française. En 1922 Ferdinand Brunot observait déjà : « Ce qui augmente la difficulté, c’est que beaucoup de femmes croiraient n’avoir rien obtenu si l’assimilation n’était pas complète. Elles veulent porter tout crus des titres d’homme »15. Ainsi Madame de Genlis qui avait été chargée de l’éducation des fils du duc d’Orléans, et en particulier du futur Louis-Philippe, entendait bien en être le gouverneur et non la gouvernante. A l’instar de Madame de Genlis et à la différence de la vice-présidente Mazetier, un certain nombre de femmes qui occupent des postes éminents souhaitent ce que Ferdinand Brunot considérait comme une assimilation complète, même si, à ce que l’on sache, aucune d’entre elles n’a jusqu’ici mis à l’amende celles et ceux qui leur refusent cette satisfaction. Marina Yaguello reprend à son compte ce constat : « souvent, ayant intériorisé la hiérarchie sociale, les femmes sont les premières à faire obstacle à la féminisation des noms d’agent. Se faisant une place minoritaire, exceptionnelle, conquise de haute lutte, dans les domaines réservés aux hommes, elles continuent à considérer ces domaines comme masculins »16.

Cependant si ces femmes s’opposent à la féminisation des noms d’agent, c’est peut-être parce qu’elles perçoivent que celle-ci est corrélative d’une dépréciation de la profession ou de la fonction dès lors que la langue souligne qu’elle est exercée par une femme. Ainsi les féministes américaines ont mis en évidence que « les noms d’agent conférant un prestige ou encore qui sont réservés aux hommes sont souvent précédés de woman, lady, ou female, lorsqu’il s’agit de femmes »17. On dira ainsi a lady-analyst pour désigner une psychanalyste ou a woman-doctor pour une femme qui exerce la profession de médecin. Comme on ne dit pas a gentleman-analyst ni a man-doctor, ces féministes protestent contre une féminisation qui, soulignant la différence, suggère une moindre compétence et certaines « vont jusqu’à réclamer la suppression de tous les féminins en –ess ou -ette (ce qui amènerait à dire par exemple :  » she is an actor  ») »18. Ces revendications qui, en refusant qu’on introduise dans la langue une visibilité du féminin, s’opposent diamétralement à celles auxquelles nous sommes accoutumés, ont le mérite de mettre en évidence un point important : là où l’on dispose de noms de métiers épicènes, ce qui semble être l’idéal dans une perspective égalitaire, on éprouve le besoin de « marquer » le féminin pour le démarquer du masculin. Tout se passe paradoxalement comme si là où la langue ne reflète pas naturellement les inégalités de la société on s’employait à ce qu’elle les reflétât. Une dernière observation conduira dans le même sens à révoquer en doute la théorie de la langue-reflet. Alors qu’en anglais le suffixe –er est strictement épicène, « il semble qu’une différenciation insidieuse se fasse dans l’esprit des locuteurs sur la base des rôles masculins et féminins dans la société. Ainsi baby-sitter sera perçu comme féminin, alors que par exemple writer,  »écrivain », et philosopher seront perçus comme masculins »19. S’il en est ainsi, loin que la langue reflète une pratique sociale inégalitaire, c’est celle-ci qui se rebelle contre l’égalitarisme mensonger de celle-là et conduit les locuteurs à penser contre la langue qu’ils parlent.

L’absorption du féminin par le masculin

Les règles d’accord

Tous les écoliers ont appris qu’en français « le masculin l’emporte sur le féminin », expression malencontreuse comme l’a rappelé Catherine Kintzler20, car ce qui l’emporte au pluriel c’est non pas le masculin mais l’absence de marque de genre. En effet dans une langue où le neutre n’existe pas le masculin ne renvoie pas seulement à un être de genre masculin, mais aussi à un ensemble dont le genre est indéterminé : « Le masculin est le genre indifférencié » écrivent les grammairiens Wagner et Pinchon21. On parle aussi de genre par défaut, de genre non marqué ou de genre extensif. En d’autres termes le masculin tient lieu de neutre. On objectera peut-être que cela ne change rien, que si c’est le masculin et non le féminin qui est le genre extensif, habilité à représenter la totalité, ce n’est pas l’effet d’un hasard mais celui de la domination masculine dans la société. L’objection est recevable à condition qu’on en tire toutes les conséquences dans le cas des langues où le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. Ainsi en allemand les déterminatifs der, kein, dieser, jener, welcher prennent au pluriel la forme du féminin et le pronom er (il) se féminise en sie au pluriel. Dire en allemand : « Dieser Junge und dieses Mädchen sind verliebt, sie küssen sich », c’est comme si l’on disait en français : « Ce garçon et cette fille sont amoureux, elles s’embrassent ». Faut-il en conclure à la domination féminine chez nos amis teutons ? De même le hongrois ne fait pas de distinction de genre pour le pronom à la troisième personne : ö signifie indistinctement il/lui/elle et ök ils/eux/elles. Et en iroquois, loin que le masculin l’emporte sur le féminin, c’est tout à l’inverse le féminin qui fait office de générique.

Un certain nombre de féministes réclament qu’on substitue à la règle d’accord qui veut qu’au pluriel le masculin l’emporte sur le féminin une règle dite de voisinage ou de proximité en vertu de laquelle l’adjectif s’accorderait en genre et en nombre avec le plus proche des noms qu’il qualifie et le verbe avec le plus proche de ses sujets. Or cette règle a existé en latin et en ancien français. En latin l’adjectif épithète de plusieurs noms s’accorde seulement avec le plus rapproché. C’est conformément à cette règle qu’on dira Bonus pater et mater et Bona mater et pater. Cet accord subsiste au XVIe siècle, par exemple chez Agrippa d’Aubigné : « Portant à leur palais bras et mains innocentes » (Les Tragiques III, 203) et chez Ronsard : « Au ciel est revollée et justice et raison » (Discours des misères de ce temps v. 182) et encore au XVIIe chez Corneille : « Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense » (Polyeucte v. 849) et chez Racine : « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle » (Athalie v. 1269).

Que peut-on en conclure sur les rapports de la langue et de la société ? Dans le cas de l’iroquois où le féminin sert de générique, c’est-à-dire, dans notre langage, l’emporte sur le masculin, on pourrait être tenté de dire que la langue iroquoise reflète une société matrilocale et matrilinéaire dans laquelle les femmes non seulement exercent l’autorité sur les enfants, mais disposent d’un pouvoir économique et politique important puisqu’elles possèdent les terres et choisissent les chefs de clan. Malheureusement, comme le fait remarquer Marina Yaguello, « on ne peut pas dire que la langue iroquoise soit non sexiste car par ailleurs elle classe les femmes dans les inanimés »22. Et en effet la plupart des féministes, fussent-elles parfaitement matérialistes et athées, goûtent peu qu’on dénie à la femme la possession d’une âme… Et puis faut-il admettre que la domination masculine est inconnue en Allemagne et en Hongrie ? Faut-il croire que dans les sociétés d’ancien régime dont la langue pratiquait l’accord de proximité les rapports entre les sexes étaient plus égalitaires que dans la société française du XXIe siècle ? Sans doute peut-on admettre que la femme jouissait au Moyen Âge d’un statut plus favorable que dans les siècles qui l’ont immédiatement suivi : il est vrai que le progrès du droit romain a représenté pour elle une régression et c’est un édit du Parlement daté de 1593 qui lui a interdit toute fonction dans l’État. Il serait toutefois beaucoup plus difficile de montrer que la syntaxe phallocratique qui s’est imposée depuis l’abbé Bouhours et Nicolas Beauzée a interdit tout progrès de l’égalité et de la liberté et que les rapports entre les sexes sont plus inégalitaires aujourd’hui qu’à l’époque de Corneille et de Racine.

L’humain, le masculin et le féminin

S’agissant de la valeur générique du mot homme qui désigne à la fois l’être humain en général et l’être humain de sexe masculin, Marina Yaguello s’expose à la même objection lorsqu’elle affirme que cette identification entre le mâle et l’espèce « est à la fois le résultat d’une mentalité sexiste et le moyen par lequel elle survit »23 car pour qu’on puisse accorder à cette proposition un minimum de consistance théorique, il faudrait pouvoir montrer que les sociétés dont les langues ne procèdent pas à cette identification ont une mentalité moins sexiste que les autres. Or l’allemand distingue Mensch et Mann, le latin homo et vir, le grec άνθρωπος (anthropos) et άνήρ (aner). Peut-on sérieusement soutenir que la mentalité de notre société est plus sexiste que celle de la civilisation grecque où la femme était une éternelle mineure, toute sa vie sous la dépendance d’un κύριος (Kyrios = maître), son père, son mari, voire son fils si elle devenait veuve, exclue de la vie de la cité davantage encore que l’esclave qui, lui, pouvait devenir citoyen s’il était affranchi ?

2 – L’action volontariste sur la langue

Le projet d’une action volontariste sur la langue ne se fonde pas seulement sur le présupposé selon lequel celle-ci reflète les inégalités inscrites dans la société car un reflet est purement passif : on n’a jamais fait maigrir un obèse en mettant son ombre à la diète. Il faut de surcroît attribuer au sexisme de la langue une vertu active, celle d’engendrer, d’entretenir, de développer des stéréotypes qui renforcent les inégalités réelles. Ainsi la féministe Hubertine Auclert disait déjà à la fin du XIXe siècle : « L’absence du féminin dans le dictionnaire a pour résultat l’absence dans le code des droits féminins »24. C’est apparemment dans un sens analogue qu’une commentatrice d’un article d’Alain Champseix, légitimement préoccupée par l’orientation professionnelle des jeunes filles, écrivait : « L’enjeu de la féminisation des noms de tous les métiers est de convaincre les jeunes filles que tous les métiers sont accessibles, ou tout au moins leur faire apparaître que certains métiers (les plus valorisés et prestigieux) ne sont pas réservés aux seuls hommes »25. Mais qu’est-ce qui autorise à penser que les femmes sont dissuadées de s’orienter vers certains métiers ou professions du fait que ceux-ci sont désignés par des mots de genre masculin ? Le français ne connaît pas de féminin au mot peintre tandis que l’italien dispose de pittrice : y a-t-il eu davantage d’Artemisia Gentileschi que d’Élisabeth Vigée-Lebrun et de Berthe Morisot ? Le mot autrice était courant au XVIIIe siècle : y a-t-il moins de femmes écrivains en France aujourd’hui qu’au siècle des Lumières ? Au début du XXe siècle les dictionnaires donnaient le mot secrétaire comme exclusivement masculin : les femmes ont-elles attendu que l’Académie donne le feu vert en en faisant un épicène pour se précipiter dans la profession de secrétaire ? C’est exactement le contraire qui s’est passé. Comme l’écrit Claude Hagège : « La société française n’a pas attendu que ministresse remplace femme-ministre ou que l’on dise Madame la mairesse pour que s’accroisse le nombre des professions asexuées »26.

Le projet d’une action volontariste sur la langue repose donc sur une représentation erronée des rapports entre la langue et la réalité sociale. Ce n’est pas l’évolution de la langue qui fait bouger la société, mais c’est l’évolution de la société qui fait bouger la langue, et encore toujours avec du retard, et encore pas toujours. Toujours avec du retard car comme l’écrit Claude Hagège, « La langue n’évolue nullement au rythme des mentalités, lesquelles elles-mêmes changent moins vite que les lois »27 Et pas toujours. Ainsi à propos du mouvement de création de nouvelles formes féminines Marina Yaguello écrit : « Il semble bien que ce soient les années 20 – qui ont pourtant permis aux femmes de rejeter nombre de contraintes – donc l’immédiat après-guerre, qui ont marqué un coup d’arrêt »28. Si l’on songe en outre qu’il est d’une manière générale plus difficile de changer les choses que de les conserver en l’état et si l’on considère corrélativement que les efforts déployés par les professeurs au sein de l’institution scolaire pour faire respecter par les élèves les règles syntaxiques existantes et pour lutter contre le relâchement dans l’usage de la langue sont loin d’être toujours couronnés de succès, on est amené à douter des chances de réussite d’une action volontariste sur la langue : « Créer artificiellement des formes grammaticales et les imposer en comptant sur la bonne volonté des locuteurs, c’est autrement plus difficile que de maintenir par la coercition scolaire et administrative des formes en voie de disparition, ce qui n’est déjà pas facile »29, écrit Marina Yaguello. De semblables créations artificielles font partie des revendications de certaines féministes américaines, revendications que Marina Yaguello juge « pour une part, au mieux utopiques, au pire ridicules »30. On a ainsi suggéré de substituer aux pronoms masculins et féminins une forme « ambigène » ou neutre qui pourrait être thon (contraction de that one) ou tey ou même she, Dana Densmore ayant estimé dans ce dernier cas que « cela ferait le plus grand bien aux hommes d’être grammaticalement féminisés »31. On a encore proposé d’éliminer le morphème man des mots où il figure, humankind se substituant ainsi à mankind (l’humanité), adulthood à manhood (l’âge d’homme), chairperson à chairman (le président), tandis que womanity et one-woman-show concurrenceraient humanity et one-man-show. Ce volontarisme linguistique rencontre un double écueil. D’une part les termes créés pour abolir la distinction du masculin et du féminin en arrivent parfois à être utilisés pour désigner le seul féminin : ainsi on continue à dire chairman pour désigner un homme tandis que chairperson s’applique la plupart du temps aux femmes, ce qui, observe Marina Yaguello, revient à féminiser le terme qui était supposé faire office de neutre. D’autre part les adversaires de ce volontarisme linguistique s’emploient à ridiculiser les revendications féministes en modifiant plaisamment les suffixes masculins même là où ils sont dépourvus de toute signification masculine, par exemple à dire Personhattan ou Personchester pour Manhattan et Manchester, ou encore shedonism pour hedonism et girlcott pour boycott. Nul doute que les féministes françaises essuieraient les mêmes quolibets si elles réclamaient qu’on rééditât tel roman de Saint-Exupéry sous le titre Terre des hommes et des femmes ou si elles exigeaient qu’on inscrivît au fronton du Panthéon : Aux grandes personnes la patrie reconnaissante

Est-ce à dire qu’il faille s’opposer à la féminisation des noms d’agent ? Assurément non. Nous nous rangeons sur ce point à l’avis de Marina Yaguello : « l’option prise par les Américaines : changer la langue afin d’influer sur les structures mentales, précéder et hâter leur évolution, me paraît idéaliste, au moins en ce qui concerne l’emploi de formes fabriquées et non conformes aux structures morphologiques de la langue […]. Par contre, si l’on s’abstient de violer la langue, on peut obtenir des résultats »32. Il n’y a donc aucune raison, comme le rappelait Catherine Kintzler33, de se priver des féminins qui dérivent naturellement d’un masculin comme directrice, rectrice ou inspectrice, ou qui s’y prêtent par leur rime féminine comme ministre. Pour les autres l’usage tranchera et sera comme toujours avalisé par l’Académie lorsqu’il aura tranché. Cependant s’il n’y a guère lieu dans ce débat de distinguer entre métier et profession – la commentatrice Zaza a raison sur ce point – il y a une double distinction qui demeure pertinente : entre la profession et la fonction d’une part, entre la fonction et l’exercice de la fonction d’autre part. Infirmier et pharmacien sont des métiers. Lorsque jadis aucune femme n’exerçait la profession de pharmacien et que celui-ci était un notable de village, la pharmacienne était la femme du pharmacien. Cela n’a plus de sens aujourd’hui et le féminin pharmacienne est disponible pour désigner la femme qui exerce cette profession. En revanche recteur n’est pas une profession. La preuve en est que tous les recteurs d’académie ont une profession, la plupart du temps celle de professeur d’université et le rectorat est une fonction qu’ils exercent à titre temporaire et dont ils sont très souvent démis du jour au lendemain. Il est donc tout à fait normal qu’on écrive que le poste de recteur de l’académie de Montpellier a été attribué à Mme Nathalie Martin et il serait impossible de substituer dans ce cas rectrice à recteur, à moins de laisser supposer que ce poste ne peut être attribué qu’à une femme. En revanche à partir du moment où l’on parle non plus de la fonction, mais de la personne qui l’exerce, on dira tout naturellement qu’on a rendez-vous avec la rectrice et non pas avec le recteur. Il en va de même pour bâtonnier qui n’est pas une profession, mais une fonction exercée par un avocat ou pour ambassadeur qui correspond au métier de diplomate et qui signifie d’une part une dignité, d’autre part une fonction dont l’intéressé ne possède le titre que pour la durée de sa mission. La diplomate Nathalie Martin sera ainsi nommée Ambassadeur de France au Zimbawe, mais si je lui suis présenté dans une réception, je l’appellerai Madame l’Ambassadrice.

Le député Julien Aubert a donc eu tort de refuser à la Vice-Présidente Mazetier la dénomination qu’elle exigeait d’autant plus que l’Académie Française, de l’autorité de laquelle il se réclamait, l’autorisait expressément à faire preuve de délicatesse et de courtoisie34. Cependant en sanctionnant ce manquement à la façon d’un petit chef35 mesquin et tyrannique, Madame Mazetier aura obtenu un triple résultat. Elle aura réussi à faire de ce député une victime. Elle aura apporté de l’eau au moulin de ceux qui disent que c’est précisément quand un pouvoir politique est impuissant à changer les choses qu’il s’évertue à jeter de la poudre aux yeux en agissant sur des symboles. Elle aura enfin permis de mettre en évidence les méfaits de l’idéologie lorsque celle-ci, s’appuyant sur les moyens coercitifs dont le pouvoir politique est investi, prétend décider comment les citoyens doivent parler et, de là, penser.

On objectera peut-être que dans cette querelle l’idéologie ne se trouve pas dans un camp et la science dans l’autre. Marina Yaguello écrit : « Ce qui définit l’action volontariste, cependant, c’est la conscience d’agir délibérément sur la langue dans un but révolutionnaire, réformiste ou conservateur : action pour changer ou au contraire pour maintenir, l’action volontariste , par définition, est une force contraire à l’évolution naturelle de la langue. Elle ne cherche pas à entériner le changement spontané, mais au contraire à le bloquer, à le dépasser ou à le précéder. Elle procède toujours d’une idéologie et se fonde sur la constatation que la langue n’est pas ce qu’elle devrait être »36. Sans doute peut-on toujours soutenir qu’aucun discours ne peut prétendre échapper à l’idéologie ; sans doute certaines attitudes qui tendent à refuser à la langue toute évolution, à mettre « le français en cage » selon l’expression de Jacques Laurent37 peuvent-elles être interprétées en termes de conservatisme, voire de volonté de distinction. Cependant il ne semble pas qu’on puisse mettre exactement sur le même plan ce que Marina Yaguello appelle l’action pour changer et l’action pour maintenir. En effet « le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation »38 selon la célèbre formule d’Hannah Arendt. Tout professeur, qu’il soit de droite ou de gauche, marxiste ou libéral, croyant ou athée aura à cœur d’exiger de ses élèves qu’ils respectent les règles d’accord du participe passé et qu’ils n’abandonnent pas le subjonctif au profit du seul indicatif. Une tâche qui est accomplie par tous les professeurs quelle que soit leur idéologie ne peut pas être qualifiée d’idéologique et il n’est pas équitable, quoiqu’il soit habile, de retourner contre eux le qualificatif de policier du langage.

Notes

1 David Desgouilles « Assemblée : Madame le président, vous exagérez » Causeur 8 octobre 2014.

2 Georges Mounin Clefs pour la linguistique Seghers 1968, p.81.

4 Marina Yaguello Les mots et les femmes Petite bibliothèque Payot 1982, p. 168.

6 Claude Hagège L’homme de paroles Fayard Folio-Essais 1985, p. 359.

7 Marina Yaguello op.cit., p. 122.

8 Ibid. p. 118.

9 Ibid.

10 Ibid. p. 133.

11 Ibid. p. 131.

12 Cf Régine Pernoud La femme au temps des cathédrales Stock 1980 p. 204-211.

13 Marina Yaguello op.cit. p. 135.

14 Claude Hagège op.cit. p. 359.

15 Ferdinand Brunot La pensée et la langue Masson 1922 p. 90.

16 Marina Yaguello op.cit. p.136.

17 Ibid. p. 119.

18 Ibid. p. 119-120.

19 Ibid. p. 119.

21 Wagner et Pinchon Grammaire du français classique et moderne Hachette 1962 p.56.

22 Marina Yaguello op.cit. p. 116.

23 Marina Yaguello op.cit. p. 168.

24 Cité par Rémy de Gourmont in Le problème du style Mercure de France 1902 p. 240-241.Marina Yaguello (op.cit. p. 136) et Claude Hagège (op. cit. p. 358) attribuent à tort à Rémy de Gourmont la phrase qu’il ne fait que citer.

26 Claude Hagège op. cit. p. 359-360.

27 Ibid. p. 360.

28 Marina Yaguello op.cit. p. 136.

29 Op.cit. p. 188.

30 Ibid. p. 186.

31 Ibid. p. 187

32 Ibid. p. 188-189.

35 Je ne dis pas petite chèfe, ni petite chèfesse, ni petite cheftaine parce que, à l’heure qu’il est, Madame Mazetier ne dispose pas du pouvoir de me priver du quart de ma retraite mensuelle.

36 Marina Yaguello op. cit. p. 184.

37 Jacques Laurent Le français en cage Grasset 1988.

38 Hannah Arendt « La crise de l’éducation » in La crise de la culture Gallimard Idées 1972 p. 246.

Madame le président et l’Académie française

A la suite de la sanction (amende) infligée au député Julien Aubert pour son obstination à dire « madame le président » en s’adressant à Sandrine Mazetier (qui occupe la vice-présidence de l’Assemblée nationale), l’Académie française vient de publier un texte de mise au point sur la question de la féminisation des noms de métiers et de fonctions.

L’Académie précise notamment que « aucun gouvernement n’a le pouvoir de modifier de sa seule autorité le vocabulaire et la grammaire du français » et ajoute que « nul ne peut régenter la langue, ni prescrire des règles qui violeraient la grammaire ou la syntaxe : elle n’est pas en effet un outil qui se modèle au gré des désirs et des projets politiques. »

On retiendra l’opposition faite par l’Académie entre la féminisation d’un  nom de métier (pharmacienne par ex.) et celle d’un nom de fonction, ainsi que le rappel de la valeur « générique » neutre du genre grammatical masculin, dans la mesure où ce dernier n’est pas marqué. L’Académie précise au passage que si la langue accepte sans difficulté des féminisations qui sont du reste passées dans l’usage (éditrice, exploratrice, etc.), on ne peut en revanche imposer de véritables barbarismes (comme « professeure » « auteure » « chercheure » ou « sapeuse-pompière »).  

Mais revenons au différend qui s’est produit à l’Assemblée nationale. De cette lecture, on peut conclure que, si l’intéressée (en l’occurrence la « présidente » de séance) pouvait demander à se voir reconnue comme femme dans cette appellation (et parce que le mot « président » accepte la forme féminine sans qu’il soit fait violence à la langue), cela ne peut cependant pas être érigé en contrainte générale. On voit alors mal comment cela pourrait donner lieu à une sanction officielle assortie d’une amende. Le député Julien Aubert n’a commis aucune faute de langue en maintenant un masculin générique ; on ne peut pas parler non plus d’une infraction. En cette occurrence particulière et devant le désir exprès de l’intéressée dont il n’a pas tenu compte, il a tout au plus commis une indélicatesse personnelle. Et si toutes les indélicatesses commises par les élus en séance à l’Assemblée nationale étaient ainsi sanctionnées par une amende, la République ferait quelques économies… Mieux : imaginons que toutes les fautes de langue commises par les élus soient punies d’une retenue sur leur indemnité…

On peut lire le texte en ligne sur le site de l’Académie française ou ci-dessous en  format pdf.

 

Novlangue : comment dit-on « la victime » au masculin ?

Un-e sot-te trouve toujours un-e plus sot-te…

Novlangue : comment dit-on « la victime » au masculin ?

Aux États-Unis, un professeur aurait été renvoyé de son école pour avoir écrit sur le blog de celle-ci un article consacré à l’homophonie. Motif : il y a homo dans le mot homophonie, cela fait penser à homosexualité ce qui est mauvais pour la réputation très clean de l’école…. .
On reste confondu en lisant le récit qu’en fait l’intéressé, à tel point qu’on peut penser qu’il s’agit d’un canular.

Que ce soit ou non un canular, cela fait certes une grosse différence pour l’intéressé et pour le niveau d’instruction de son ex-employeur, mais cela n’en fait aucune pour le mécanisme qui soutient la normalisation de la langue politiquement correcte, parfaitement mis en évidence ici. À savoir une vision morale du monde qui, pour exercer sa tyrannie, non seulement s’autorise de l’ignorance mais encore impose l’ignorance et son extension comme normes. Car à ce compte, il faudra aussi soupçonner l’usage d’autres mots comme homologue, homothétie, homonyme, et pour faire bonne mesure on pourrait songer à interdire l’usage des racines grecques (hum… pédagogie, cela ne sonne pas tellement bien non plus, ça fait penser à des choses sales…). De proche en proche, on sera bien inspiré de surveiller aussi celui des racines latines : on n’est jamais trop prudent avec l’étranger. Ce qui nous ramène à une vérité : toute connaissance est par essence étrangère, venant d’ailleurs ou conduisant ailleurs ; il faudra donc s’en méfier.

Mais cessons de moquer cette version made in USA de ce que les Etats-Uniens appellent l’illiteracy. N’est-ce pas en vertu d’un mécanisme analogue qu’il est mal vu, en France, de rechigner à employer la féminisation forcée qui parle d’écrivaines, de professeures (au fait, comment ça se prononce ?), d’auteures, de procureures… j’allais oublier les chercheures scientifiques et les entraîneures de football?
Et si encore cela ne touchait que le lexique ! Mais non, le politiquement correct ordonne parfois de commettre des fautes d’accord : à propos d’une femme qui a gaffé, on dira qu’« elle s’est prise les pieds dans le tapis ». Et si je m’achète un bouquet de fleurs, faudra-t-il que je dise « je me suis offerte » … des fleurs ?

Le comble du machisme, paraît-il, consiste, en écrivant, à noter la forme féminisée entre parenthèses – par exemple « tou(te)s ». On ne sait ce qui est le plus coupable : user de parenthèses humiliantes en croyant bien faire ou rester droit-e dans ses bottes en écrivant sobrement et inclusivement « tous ». Prière d’utiliser les tirets. À l’oral on sera de toute façon tenu de congédier la sobriété et de dire précautionneusement « toutes et tous ». Même là on n’échappera pas à la culpabilisation. Car si vous dites « toutes et tous », vous reproduisez le vieux schéma macho galant « les femmes d’abord ». Et si vous dites « tous et toutes », eh bien ce n’est pas mieux car vous dépréciez les femmes comme secondaires.

Bon, à ma connaissance, on ne se fait pas encore virer pour non allégeance à la novlangue qui s’acharne à diviser l’humanité en deux, qui ignore la différence entre le genre d’un mot et celui d’une personne, et qui oublie que la forme dite masculine est fort souvent un neutre du fait qu’elle ne porte pas de marque. Mais ça pourrait venir. Je suggère alors, à des fins d’équité, de prévoir la même sanction pour ce-lles-ux qui continueront effrontément, en parlant d’un porteur de couilles, à dire, selon les cas : une victime, une excellence, une sentinelle, une personne. Pourquoi, pendant qu’on y est, ne pas revoir les expressions comme « il pleut », « il se trouve », « il y a », etc. ? Ou encore inventer quelque chose de plus discriminant (oops j’allais écrire discriminatoire) pour éviter la forme unique (tellement macho) du pronom personnel au cas datif comme dans « je lui donne »? Mais il n’en restera pas moins que pour être une nullité il n’est pas nécessaire de porter des nichons.