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« Le sexe et la langue » de Jean Szlamowicz, lu par Jorge Morales

L’essai du linguiste Jean Szlamowicz Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive, féminisation et autres stratégies militantes de la bien-pensance (Paris, Intervalles, 2018)1 analyse doctement les outils idéologiques de l’inclusivisme, dernier avatar d’une novlangue prenant prétexte de la défense des femmes pour imposer une réforme morale inspirée par l’idéologie de la déconstruction. Il examine les interprétations militantes et fantaisistes qui projettent sur la grammaire des questions sociales, politiques et culturelles. Il faut donc que la rationalité linguistique remette les points sur les « i », redonne son sens à la fonction de la langue, qu’elle écrase l’infâme diabolisation morale des contradicteurs afin de mieux combattre les « gardiens de prison qui pensent que leur surveillance [n]ous libère ».

Genre grammatical et « visibilité »

Jean Szlamowicz étudie méthodiquement un certain nombre de préjugés fondés sur la confusion entre langue et discours, forme et référent, fonctionnement grammatical et fonctionnement socio-culturel, sexe biologique et genre grammatical. En effet, la langue est l’outil de la pensée et non son contenu. Penser consiste effectivement à utiliser la langue, mais celle-ci ne tient aucun propos par elle-même (p. 45) : elle donne forme au réel mais ne le conditionne pas à la manière d’une croyance (p. 40). Elle n’est donc pas une entreprise d’étiquetage graphique et n’a pas pour objectif de marquer l’identité sexuelle (p. 65). Si l’écriture n’est pas la langue, alors son fonctionnement structurel n’a rien à voir avec l’idée de « représentation » ou de « visibilité ».

L’auteur tord le cou au manichéisme genré en démontrant que la question de la « visibilisation » n’a aucun rapport avec la langue car elle « ne repose pas sur la “visibilisation” de quoi que ce soit » (p. 56) et « ne représente rien ni personne » : « seul un caprice idéologique totalitaire peut envisager de la mettre au pas de ses préférences » (p. 15). Ainsi, prendre le genre grammatical au pied de la lettre équivaut à introduire du sexe là où il n’y en a pas. Le mot « patrimoine », par exemple, n’implique pas de prééminence masculine, il n’est pas plus « masculin » que patrie et Patricia qui possèdent la même racine et qui sont féminins (p. 42). Qu’un homme puisse être une « crapule » ou une « vedette » n’implique aucune représentation féminine (p. 50), de même que la phrase « elle est professeur » ou « elle est médecin » ne pose aucun problème pour identifier la fonction et l’attribuer à une femme2 (p. 58) ; les noms ne servent pas systématiquement à désigner directement des objets, il n’y a donc aucune logique linguistique à féminiser pour féminiser (p. 76).

C’est que le genre grammatical désigne parfois des propriétés extralinguistiques comme le sexe et parfois pas du tout. Donner de la visibilité à un signe linguistique « féminin » (la lettre « e ») afin de faire avancer la cause des femmes n’a aucun sens sur le plan linguistique et orthographique (p. 101 et 113). L’orthographe étant un système de signes parfois arbitraires mais conventionnels dont le but est de « représenter » les sons de la langue (p. 132). Ainsi, une écriture qui n’est pas prononçable est une incroyable régression pratique3 (p. 120). Ce n’est donc pas le mot qui conditionne la pratique mais l’inverse (p. 19) car « la langue ne “dit” rien, c’est son usage qui produit une pensée » (p. 25).

La langue française, qui est une langue analytique, ne possède pas de neutre, mais le genre non marqué, le générique « masculin », a très souvent la fonction du neutre en matière de désignation d’animés humains4. C’est surtout le cas du pluriel dont la véritable fonction est de regrouper sans distinguer et sans discriminer5, il est par nature « inclusif »6 (p. 57). Sa fonction est similaire au « on » qui élimine toute référence à une personne précise. Ainsi la phrase « quand on gobe n’importe quelle théorie à la mode, forcément on est naïf » (p. 62).

Le « féminin », le genre marqué, pour sa part, signale plutôt une personne spécifique. On peut donc affirmer que le genre grammatical « masculin » est une forme par défaut ; il désigne l’homme qui se ne trouve nulle part, il est banal, général, indifférent et inclusif, tandis que le genre grammatical « féminin » fait souvent appel à un référent extralinguistique, il est singulier, spécifiant et exclusif. Il s’agit là de faits linguistiques et non d’injustices sociales. L’argument qui consiste à dire que le masculin générique « invisibilise » les femmes ne tient pas, l’existence des formes impersonnelles le démontre : la phrase « il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille » contribuerait-elle à la valorisation de l’homme et à la domination des femmes ? (p. 61). De même, l’absence de genre grammatical dans une langue (par exemple les langues finno-ougriennes et altaïques) n’est pas une garantie d’égalité politique et sociale entre les sexes7.

Les deux genres grammaticaux s’opposent donc structurellement dans un but de classification des mots : ils nuancent le discours grâce à leurs propriétés formelles et non en vertu d’un quelconque privilège octroyé au sexe masculin. Le genre grammatical sert donc à distinguer des catégories de mots, il ne dit pas la vérité ontologique du monde. Quand on dit « chef d’orchestre » on pense a priori à un homme… mais la langue française n’y est pour rien ! Ce sont les conditions sociales qui sont exprimées au moyen de la langue et non la langue qui aligne les sociétés sur son système grammatical ; la grammaire ne décide pas de l’état de la société.

Le genre grammatical est un formalisme linguistique, une affaire de classifications, de fonctions et d’accords. Il n’a de sens que dans un système grammatical et non social (p. 51-52). Il mêle des questions de stylistique ou de contexte qui n’ont rien à voir avec l’égalité (p. 58). Souhaiter l’égalité représentative dans la langue n’est donc qu’une lubie militante qui n’a rien à voir avec la grammaire8.

Le discours sur la langue n’est pas la langue

L’un des arguments principaux des défenseurs de « l’écriture inclusive » consiste à citer les propos masculinistes des grammairiens Vaugelas (1647), Bouhours (1675) ou Beauzée (1767) afin de prouver qu’une norme machiste (« le masculin l’emporte sur le féminin » car « le genre masculin est réputé le plus noble ») régit historiquement la langue française de l’intérieur. Ce raisonnement anachronique oublie que « noble », « masculin » et « féminin » ne sont pas des concepts identiques selon les sociétés et les époques et que l’ordre social d’Ancien Régime était lié à la noblesse dont la transmission était masculine ; or ce temps est révolu depuis longtemps. Ce n’est pas parce que tel penseur exprime les normes de la société ou les représentations sociales de son temps que la langue se plie, dans son fonctionnement, à ses opinions (p. 109-110). En effet, ordre grammatical et ordre moral ne coïncident pas, il s’agit de deux systèmes disjoints.

L’évolution qui a permis aux femmes d’exercer des métiers de pouvoir n’a donc rien à voir avec la grammaire (p. 84) ; ce n’est pas la langue qui a empêché des vocations mais les normes sociales. Aussi pourrait-on établir une liste de métiers modestes et ingrats (borin, chatraire, falot, éboueur…) et montrer leur absence de féminin (p. 85). L’idée que les mâles auraient confisqué les fonctions les plus élevées, dans la langue, est donc sans fondement. Car la réalité historique est indépendante de la grammaire : une langue évolue en fonction de critères fonctionnels et pragmatiques et non moraux, le véritable élément décisif est l’usage (p. 78). C’est pourquoi la bipartition radicale inclusiviste nous empêche de comprendre l’histoire ainsi que la complexité des phénomènes linguistiques. Ce qui pose problème dans la plupart des cas de féminisation forcée des mots n’est pas une supposée résistance machiste à l’évolution de la langue, mais la convergence de difficultés d’ordre linguistique : la morphologie des mots, les doublons, l’absence de traditions professionnelles ou l’existence de la forme « masculine » générique (p. 82).

La mémoire des mots

Les mots ont une mémoire et sont en même temps porteurs d’oubli. La langue est un processus qui s’inscrit sur le temps long, ses principes organisateurs sont liés à des structures indépendantes dont les mécanismes sont souvent dus au hasard ou à des raisons d’ordre pratique. Le fonctionnement des mots est motivé par une multiplicité de causes qui dévoilent certes les configurations de la société. Cela veut dire que c’est le mouvement social qui dicte sa nécessité à la langue et non l’inverse. Si la langue est « en retard » par rapport aux évolutions de la société, si elle semble résister au changement, c’est parce qu’elle est le produit de l’usage et non de décisions théoriques (p. 93). C’est précisément parce que les mentalités évoluent que la langue se transforme sans cesse et que personne ne peut contrôler le rythme de cette évolution.

L’écriture est conservatrice – au sens propre et non au sens moral du terme – car sa transmission est fondée sur la séquence : permanence, changement. L’histoire de l’écriture (et en général de toute notation) est justement l’histoire d’une conservation (p. 103). La fixité structurelle de la langue (notamment sa morphologie) est le moteur de sa subtile transformation : la langue change sans cesse (cela n’est ni négatif ni positif) sans changer ses fondements (p. 43).

Ainsi, l’étude de l’étymologie, le plurilinguisme et la traduction comparée mettent à mal l’inclusivisme postmoderne. Ils montrent que les langues ne conditionnent pas la description du réel ni la pensée puisqu’il n’y en a pas deux qui découpent le réel de la même manière. Les personnes bilingues ne sont pas schizophrènes dans leurs représentations des genres lorsque ces derniers divergent ou changent de forme dans les différentes langues qu’elles parlent9. La langue n’a pas d’emprise sur elles, elle ne pense pas à leur place.

Remettre les points sur les « i »

Le livre de J. Szlamowicz démontre que la langue n’est ni coupable, ni mal intentionnée, ni réactionnaire, ni sexiste10. Sa fonction n’est pas de réparer des injustices réelles ou supposées. La langue n’est pas une institution sociale mais un fait social (p. 128), une règle de grammaire n’est pas une décision de justice mais la formulation d’une règle observée. La langue ne relève donc pas de l’égalité et une pratique sociologisante de la grammaire est contraire à toute science linguistique.

L’inclusivisme est une nouvelle forme de sexisme, une technocratie morale mue par un anticonformisme qui n’est comme souvent qu’un conformisme. Ceux qui s’érigent en nos nouveaux directeurs de conscience veulent à tout prix faire de leurs désirs une réalité objective, ils plaquent sur la langue leurs projections personnelles. En s’immisçant dans la grammaire, ils entendent également contrôler les pensées par le biais de graphies idéologiques qui leur servent d’outils de propagande. Il s’agit surtout de « s’inventer un flic pour faire semblant de s’en libérer – surtout quand on a prétention à devenir le nouveau flic de la grammaire » (p. 84).

Notes

1Cet essai est suivi d’un texte de Xavier-Laurent Salvador : « Archéologie et étymologie du genre » (p. 137-185).

4 – Même s’il existe également des « féminins » génériques comme personne, victime ou recrue.

5 – Certains mots changent de genre grammatical au pluriel comme orgues, amours. Ce changement de forme n’implique aucune représentation féminine et n’altère pas leur caractère générique.

6 – Voir le texte de C. Kintzler « Faites le test “Bisous à tous deux” » : http://www.mezetulle.fr/ecriture-inclusive-separatrice-dossier/

7 – Voir André Perrin « La langue française : reflet et instrument du sexisme ? » http://www.mezetulle.fr/langue-francaise-reflet-instrument-du-sexisme/

8 – Cette erreur de raisonnement sous-tend une volonté d’inscrire la parité homme-femme dans la langue ; elle est fondée sur la confusion entre symétrie et égalité et sur un anti-structuralisme linguistique qui cherche à adapter la langue aux évolutions sociales. Le progressisme lexical est un écueil dans lequel tombent d’excellents linguistes comme Bernard Cerquiglini (Le La ministre est enceinte ou la grande querelle de la féminisation des noms, Seuil, 2018).

9 – Le monstre du Loch Ness est désigné au féminin en anglais (She is Nessie). L’allemand utilise l’article défini neutre pour nommer la femme (Das Weib). Ce n’est pas parce qu’en italien on vouvoie toutes les personnes au féminin (Signore, l’ho chiamata ieri) que les Italiens ont une représentation « féminine » de la politesse. Ce n’est pas parce que le mot « musicien » n’a pas de forme féminine en espagnol, qu’il est générique (« músico »), que les musiciennes n’existent pas dans le monde hispanique ou qu’elles sont « invisibilisées » par la langue espagnole.

« Puisque », ou la fausse évidence

Dans les ouvrages consacrés à la langue française, la conjonction de subordination puisque est souvent opposée à la locution conjonctive parce que : contrairement à la seconde, la première introduirait une cause déjà connue du destinataire de l’énoncé. En réalité, puisque a moins à voir avec la cause qu’avec la justification.

Cause, raison et modalité

Certes, cette distinction entre puisque et parce que n’est pas totalement dépourvue de pertinence. Si un professeur annonce à ses étudiants : « Il n’y aura pas cours la semaine prochaine puisque je me rends à un colloque », il fera preuve d’une certaine méconnaissance de la langue (ou de son adhésion au solipsisme). S’il emploie parce que, il n’encourra pas le même reproche. Autre exemple, où cette fois « la cause est connue du destinataire » : « Je t’ai attendu à la sortie puisqu’on devait prendre le métro ensemble. » Ici, puisque renvoie à quelque chose qui, semble-t-il, a été convenu entre les locuteurs. D’où son aspect polémique : tu savais pertinemment qu’on devait prendre le métro ensemble ; pourquoi, dès lors, si tu es sorti le premier, ne m’as-tu pas attendu ? Plutôt que de simplement rappeler une cause, l’utilisateur de puisque enjoint à son interlocuteur de souscrire à un raisonnement présenté comme imparable.

Il se peut d’ailleurs, lorsqu’on emploie puisque, que la cause ne soit pas connue du destinataire. C’est de toute façon, la cause une fois énoncée, à l’évidence d’une relation qu’on lui demande d’adhérer : « Les pompiers ne devraient plus tarder puisqu’on les a appelés il y a cinq minutes. » Dans les deux cas, puisque (qui, au cours de l’Histoire, a pu s’écrire puis que, avec parfois un donc se glissant entre les deux) nous ramène à quelque chose de déjà établi, implicitement ou explicitement ; qu’est-ce qui précède alors puisque et lui confère un tel crédit ?

Considérons plus précisément la distinction entre parce que et puisque. Voici deux énoncés tout à fait acceptables :

  1. Les enfants sont allés à pied à l’école parce qu’il n’y avait pas de bus.
  2. Les enfants sont allés à pied à l’école puisqu’il n’y avait pas de bus.

Ce qui distingue ces deux énoncés, c’est moins – répétons-le – la question épistémique (mon interlocuteur connaît ou non la cause de ce trajet pédestre) que la nature du lien que je vise à établir entre deux éléments. La seconde phrase peut très bien être adressée à quelqu’un qui ignorait que ce jour-là la neige avait empêché les bus de circuler. Seulement, en utilisant puisque, ce n’est plus à la neutralité objective d’une explication que je recours, mais à une implication logique (puisque est un peu comme un si plus persuasif) à laquelle s’ajoute une dimension modale (la modalité se rapporte au caractère nécessaire ou possible d’une proposition) : il a bien fallu que les enfants aillent à l’école à pied puisqu’il n’y avait pas de bus (cette dimension modale s’accompagnant souvent d’une coloration affective particulière de l’énonciation). Cela peut se traduire ainsi : p → □q (une proposition implique la nécessité d’une autre proposition). Puisque se sent une telle force de persuasion qu’il se verrait volontiers en instrument de la logique modale. C’est pourquoi la proposition principale à laquelle il est subordonné contient souvent un verbe (falloir, devoir) exprimant la nécessité :

« Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade, / Il faut des médecins, il faut des avocats. » (La Fontaine, Fables, XII, 25)

L’utilisateur de puisque n’assume pas la « cause » que cette conjonction introduit : il la présente comme allant de soi. Mais puisque, loin d’exprimer une cause, peut aller (comme si) jusqu’à introduire un explicandum, l’explicans étant énoncé ensuite. Si nous renversons les termes de notre exemple, cela donne :

  1. Puisque les enfants sont allés à pied à l’école, c’est qu’il n’y avait pas de bus.

Ici, une des causes possibles (l’absence de bus) est transformée en condition suffisante par l’utilisation de puisque, lequel précède immédiatement la mention de la conséquence plutôt que celle de la cause !

Différents types de raisonnement

D’une façon générale, plutôt qu’à un « pourquoi ? » puisque répond à la question : « qu’est-ce qui m’autorise ou me conduit à dire que ? ». Dans une phrase comme : « Puisque tu veux tout savoir, elle a démissionné », puisque n’introduit en rien la cause de la proposition principale mais la justification d’une énonciation : puisque tu veux tout savoir, je te dis qu’elle a démissionné.

Parmi les divers emplois de puisque, il se rencontre ainsi des versions « faibles ». Parfois, puisque (auquel pourraient alors se substituer des parenthèses ou des tirets, ou encore la locution adverbiale en effet) ne fait qu’étayer une proposition en l’explicitant sous un jour particulier. Dans l’exemple suivant, il pourrait se traduire par « comme nous le montre le fait que », « comme nous permet de le dire le fait que » :

« Quoique l’Ancien Régime soit encore bien près de nous, puisque nous rencontrons tous les jours des hommes qui sont nés sous ses lois, il semble déjà se perdre dans la nuit des temps. » (Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution)

Autre exemple de puisque dans sa version faible, où l’on aboutit à une quasi-tautologie :

« Puisque épos signifiait discours chez les Grecs, un poème épique était donc un discours. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

De même, quand on utilise le tour « puisque c’est de lui qu’il s’agit » après avoir dit quelque chose de quelqu’un qu’on n’a pas d’abord nommé, le « puisque » est superflu, il précise et ne justifie pas.

Puisque ramenant à une chose qui est censée avoir déjà été admise, il arrive que les auteurs s’en servent pour renvoyer à ce qu’ils ont eux-mêmes affirmé antérieurement. En voici deux exemples tirés du Dictionnaire philosophique de Voltaire :

« Puisque nous avons parlé de la préférence qu’on peut donner quelquefois aux modernes sur les anciens, on oserait présumer ici que l’Art poétique de Boileau est supérieur à celui d’Horace. »
« Puisque nous avons cité Platon sur l’amour, pourquoi ne le citerions-nous pas sur le beau, puisque le beau se fait aimer ? »

Un autre exemple encore, emprunté à Rousseau (Du contrat social) :

« Je n’entends point par tout cela qu’il faille avoir des esclaves ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prouvé le contraire. »

Dans de nombreux cas, puisque pourrait facilement être remplacé par une locution conjonctive (d’allure plus objective) comme « alors même que », « étant donné que », « du moment que », « vu que », comme dans cet exemple extrait de l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales :

« Mais pourquoi mourrons-nous de la mort spirituelle, puisque nous avons un remède si souverain [la confession] ? »

Puisque est souvent au service d’un raisonnement a fortiori : puisque p est vrai, alors q est vrai à plus forte raison. En voici trois exemples :

– « Comment de toy pourrais-je estre content ? / Qui apprendra ton cœur d’estre constant / Puis que le mien ne le luy peult apprendre ? » (Extrait d’un des sonnets de La Boétie insérés dans les Essais de Montaigne)
– « Comment peut-on répondre de ce qu’on voudra à l’avenir, puisque l’on ne sait pas précisément ce que l’on veut dans le temps présent ? » (La Rochefoucauld, Maximes)
– « Je ne donnerai que cet exemple de l’aveuglement des traducteurs et des commentateurs : puisque Brunoy, le plus impartial de tous, s’est égaré à ce point, que ne doit-on pas attendre des autres ? » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

D’autre part, puisque prête facilement son concours à l’argument d’autorité :

« ainsi nous devons croire aux incubes et aux succubes, puisque nos maîtres y ont toujours cru ». (Ibid.)

On rencontre aussi ce que j’appellerai le « puisque faute de grives », le puisque de la résignation :

– « Puisque nous ne la pouvons aveindre [la grandeur], vengeons-nous à en médire. » (Montaigne, Essais, III, 7)
– « Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique)

Retour à la modalité

Revenons à ce qui m’apparaît comme le trait le plus significatif de puisque : son aptitude (ou sa prétention) modale. Première hypothèse, dont nous avons déjà vu des exemples, une proposition implique la nécessité d’une autre proposition (p → □q). Mais, comme nous l’avons également suggéré, la nécessité peut s’appliquer, dans d’autres cas, à l’implication elle-même : □(p → q). Puisque p, c’est que q. (La plaisanterie énonçant que la principale cause de divorce est le mariage joue sur la confusion entre cause et implication nécessaire.) En voici l’exemple rêvé, expression du fatalisme :

« On aperçoit dans ses écrits [ceux de Goethe] une philosophie dédaigneuse, qui dit au bien comme au mal : cela doit être, puisque cela est. » (De Staël, De l’Allemagne)

Autre exemple où une implication de ce genre est formulée en termes explicites :

« Cette chambre était nécessairement composée de membres amovibles, puisque tous avaient d’autres emplois : de sorte que qui était juge à Paris à la Toussaint, allait commander les troupes à la Pentecôte. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

Dernier exemple, pris dans la même œuvre :

« Il faut que le plaisir de gouverner soit bien grand, puisque tant de gens veulent s’en mêler. »

Autre cas (et nouvel opérateur modal), une proposition implique la possibilité d’une autre proposition : p →◇q. En voici un exemple (dans le cadre d’un raisonnement a fortiori) :

« Ainsi puisque vingt-cinq ans après elle eut un roi de Cérare pour amant, elle [Sarah] avait pu avec vingt-cinq ans de moins inspirer quelque passion au pharaon d’Égypte. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

Autre exemple, issu de la même œuvre, où le verbe devoir ne traduit pas la nécessité mais la probabilité :

« Les chars devaient être en usage longtemps avant la guerre de Troie, puisque Homère ne dit point que ce fut une invention nouvelle. »

Rhétorique

Pour mieux emporter l’adhésion, la proposition principale dont dépend la subordonnée introduite par puisque use de tout l’arsenal rhétorique : phrases de type exclamatif (même lorsqu’elles se concluent par un point d’interrogation purement oratoire) ou de type injonctif ; tournures comme « il ne faut pas s’étonner » ou « ce n’est pas merveille ». La forme négative (interro-négative, en particulier) est très présente ; il s’agit, pour reprendre une distinction d’Oswald Ducrot, de négation polémique et non descriptive : une négation qui implique que le locuteur contredit une affirmation préalable (le plus souvent implicite) ou supposée. Voici un exemple d’injonction négative :

« Ne nous étonnons pas que l’homme, avec tout son orgueil, naisse entre la matière fécale et l’urine, puisque ces parties de lui-même, plus ou moins élaborées, plus souvent ou plus rarement expulsées, plus ou moins putrides, décident de son caractère et de la plupart des actions de sa vie. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

Exemple de question oratoire :

« Que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ? » (Bossuet, Sermon sur la mort et brièveté de la vie)

Autre exemple de question oratoire (ou « rhétorique »), recourant celle-ci à la forme interro-négative :

« Puisque l’admiration pour le beau se rapporte toujours à la Divinité, et que l’élan même des pensées fortes nous fait remonter vers notre origine, pourquoi donc la puissance d’aimer, la poésie, la philosophie, ne seraient-elles pas les colonnes du temple de la foi ? » (De Staël, De l’Allemagne)

Certaines tournures de la conversation familière (où puisque est d’ailleurs concurrencé par si) font l’ellipse de la proposition principale (ce à quoi il s’agit d’adhérer ayant été énoncé plus tôt). Premier cas : « Puisque je te le dis ! », où l’énonciateur demande à son interlocuteur de lui faire confiance intuitu personae. C’est une sorte d’argument d’autorité dans lequel on invoque sa propre autorité. Second cas : « Puisque tu le dis… », où, sans dissimuler une certaine réticence, un locuteur consent à souscrire au propos d’un autre au seul nom de la confiance qu’il peut avoir en ce dernier.

Tous ces exemples nous ont menés assez loin de l’idée de cause à laquelle on rattache trop souvent puisque. Cette conjonction, dans un contexte où sont mis en œuvre tous les artifices de la rhétorique, fait de la proposition qu’elle ouvre une justification : justification d’une autre proposition pour laquelle il importe de recueillir l’adhésion d’un interlocuteur ou d’un lecteur. À chacun, devant un puisque, de se rendre ou non à l’évidence suggérée (ou assénée) par ce connecteur puissamment argumentatif. L’opération dans son ensemble constitue une implication déguisée, dont la logique modale – ici fortement teintée de subjectivité – peut assez bien rendre compte. Puisque je vous le dis… il faut me croire !

Mais que veut donc dire « or » ?

Au sein de la famille des conjonctions de coordination (mais, ou, et, donc, or, ni, car), c’est en général donc qui est présenté comme un intrus : il fonctionne comme un adverbe (notamment par son caractère déplaçable1). La singularité de la particule or n’est pas de même nature2 : elle réside dans la difficulté qu’il y a à cerner sa valeur sémantique.

Première approche

Dans certains dictionnaires ou grammaires, or se voit curieusement assigner une fonction d’opposition ou de concession. Mais l’usage ne confirme pas cette façon de voir. Ailleurs, on parle – ce n’est pas faux mais insuffisamment précis – de mise en relief. Finalement, les ouvrages doivent souvent se contenter, quand ils définissent or, d’évoquer un rôle de transition, ce qui est tout de même un peu vague. L’étymologie pourra-t-elle nous éclairer ? Le Dictionnaire général de la langue française de Hatzfeld et Darmesteter nous apprend qu’or vient « du latin populaire hora, contraction familière pour hac hora, à cette heure ». D’où le sens : « au point où en est le raisonnement ». Dans le même ordre d’idée, le Robert énonce aujourd’hui que la conjonction or « marque un moment d’une durée, d’un raisonnement ». Et Littré parlait d’une « conjonction qui sert à lier la mineure d’un argument à la majeure, et dont la signification est une dérivation de celle de ore, maintenant ». Ainsi, or se retrouve dans lors, alors, lorsque, dorénavant, désormais, etc. Comme le montre cette définition, c’est par le biais du syllogisme qu’on parvient le plus souvent à saisir le sens d’or. Pour mieux comprendre cette « particule conjonctive », il n’est peut-être pas inutile de partir d’exemples du langage courant ; puis d’en examiner l’emploi chez l’un de nos plus grands écrivains.

De la vie quotidienne au syllogisme

J’ai pris des billets pour Aix-en-Provence.
Or, la réunion se tient finalement à Marseille.
Il faut donc que je modifie ma réservation.

On voit bien qu’or n’introduit pas ici une contradiction. Le fait que la réunion se tienne à Marseille ne contredit pas le fait que j’aie réservé des billets pour Aix. Or annonce plutôt un fait qui vient contrarier la corrélation que j’avais établie entre deux autres faits, ou plus exactement entre un fait et un désir : acheter des billets de train pour Aix-en-Provence ; me rendre à une réunion déterminée. Le lieu prévu pour la réunion ayant changé, ma stratégie s’écroule. Or permet de faire échec à une (possible) contradiction : celle qui consisterait à me satisfaire d’un billet pour Aix alors que mon but (qui n’a pas changé) est de me rendre à une réunion qui, en définitive, aura lieu à Marseille. Or annonce un changement d’orientation.

Autre exemple. On s’était dit qu’on se retrouverait à la bibliothèque jeudi ; or, jeudi est un jour férié ; donc, il faudra trouver un autre moment. Là encore, pas de contradiction mais un changement de plan. Il semble qu’or ne puisse se saisir que dans le cadre d’une opération mentale tripartite : ; or ; donc p est à reconsidérer. P exprimait quelque chose qui cesse d’être possible (ou adéquat, dans le premier exemple).

Or intervient souvent dans des circonstances conflictuelles. Tu m’avais promis de faire quelque chose ; or, tu ne l’as pas fait ; ma confiance en toi s’en trouve altérée. La proposition introduite par or ne contredit pas la première (il y a bien eu promesse) ; elle énonce que cette promesse n’a pas été tenue. La conclusion est en quelque sorte elliptique. Elle sous-entend une proposition d’ordre général qu’on pourrait formuler ainsi : la non-exécution d’une promesse entache la confiance qu’on peut avoir en la personne qui s’en est rendue « coupable ».

Cette opération tripartite évoque évidemment le syllogisme. Mais de quelle façon le changement que nous venons d’associer à l’usage d’or s’y retrouve-t-il ?

Les animaux sont mortels.
Or, les hommes sont des animaux.
Donc, les hommes sont mortels.

La deuxième proposition (mineure) ne contredit pas la première ; et elle ne modifie en rien sa justesse ou sa pertinence. Que fait donc alors cet or ? Il nous fait passer du genre à l’espèce, préparant la conclusion selon laquelle un groupe déterminé entre dans le champ d’application d’une proposition plus générale (la majeure). Donc, s’il y a changement, c’est dans l’orientation du regard : le changement n’affecte plus ici un fait ou un rapport mais le regard que nous portons sur une proposition. Nous étions partis des animaux et nous « découvrons » que nous allons mourir – changement radical du regard. Pour les logiciens de Port-Royal, l’une des prémisses d’un syllogisme contient sa conclusion et l’autre fait voir cette relation. Le syllogisme, qui repose sur l’axiome selon lequel deux termes identiques à un troisième sont identiques entre eux, a pour but de montrer une identité qui n’apparaît pas immédiatement. De façon plus lâche, or a pour but d’attirer l’attention sur la conséquence (laquelle n’a pas forcément besoin d’être explicitée) qu’entraîne la mise en relation de deux éléments.

On le voit, la valeur nettement argumentative de cette conjonction lui confère une particulière proximité avec la logique, même si or ne peut se ramener facilement (contrairement à et, ou, donc…) à la logique formelle proprement dite. Ce qui distingue, en tout cas, le langage naturel de la logique, c’est son caractère elliptique : on saute des étapes, on mise sur l’implicite, la présupposition. Par exemple, le raisonnement de la bibliothèque, s’il était parfaitement explicite, deviendrait : nous devions nous voir à la bibliothèque jeudi ; or, jeudi est férié ; or, les bibliothèques sont fermées les jours fériés ; donc, la bibliothèque où nous devions nous voir sera fermée ; donc, nous ne pourrons nous y rencontrer ; donc, si nous voulons nous y retrouver, il faut choisir un autre jour. Heureusement, la conversation usuelle fait l’économie de quelques-unes de ces étapes !

Chez Pascal

La valeur argumentative de la conjonction or me conduit à considérer son emploi chez le plus grand des écrivains logiciens : Pascal (il aurait mieux aimé qu’on lui reconnût la qualité de « géomètre »). Contrairement à la plupart de ses contemporains, qui leur préfèrent en général l’asyndète, Pascal multiplie les connecteurs propositionnels (puisque, c’est pourquoi, de sorte que, mais, donc, ainsi, car, cependant, non pas…). Certes, il use aussi de l’ellipse : « Diseur de bons mots, mauvais caractère. » Comme l’écrit le critique Victor Giraud, sa pensée « est si rapide qu’elle brûle constamment les étapes […] et supprime les intermédiaires, les mots inutiles ou peu utiles »3 . Mais un autre commentateur4 souligne que le « mathématicien de génie » qu’est Pascal « semble incapable de se départir un seul instant du besoin de démontrer ».

Lorsqu’on parle d’un « marqueur discursif » comme or, sémantique et pragmatique sont, plus que jamais, difficiles à distinguer. Or, chez Pascal, est souvent l’expression d’une mise en garde. Premier exemple, dans lequel il s’agit de contrecarrer une identification fallacieuse, et donc d’établir une distinction (entre le sentiment qu’on éprouve à l’égard du fait de s’être trompé et celui qu’on éprouve en se rendant compte qu’on n’a pas abordé une question sous tous ses angles). A ≠ B :

« Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité. Il se contente de cela, parce qu’il voit qu’il ne se trompait pas, et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on n’a pas de honte de ne pas tout voir ; mais on ne veut pas s’être trompé. »

Autre exemple de mise en garde contre une possible confusion (entre preuve et sentiment), dans lequel, comme dans plusieurs autres cas que je recense ici, la conclusion est implicite :

« Les principales raisons des Pyrrhoniens sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité. »

À l’inverse des deux premiers cas, il s’agit dans l’exemple suivant de s’opposer à une distinction trompeuse, donc d’établir une égalité (entre la gravité du mensonge et celle de l’abus de la vérité). A = B :

« Les astrologues, les alchimistes, etc., ont quelques principes ; mais ils en abusent. Or, l’abus des vérités doit être autant puni que l’introduction du mensonge. »

Mise en garde nous avertissant du caractère radical de la conséquence qui vient d’être dégagée :

« Il n’est question [dans l’esprit de finesse] que d’avoir bonne vue : mais il faut l’avoir bonne ; car les principes en sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes ; et ensuite l’esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus. »

Dans l’exemple suivant, or met fin à l’incertitude relative au sens d’une implication logique (pq ou qp ?) :

« J’aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites-vous, si j’avais la foi. Et moi je vous dis que vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté ces plaisirs. Or c’est à vous à commencer. Si je pouvais je vous donnerais la foi : je ne le puis, ni par conséquent éprouver la vérité de ce que vous dites : mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs, et éprouver si ce que je dis est vrai. »

Or intervient régulièrement dans le cadre d’une réduction à l’absurde, opération par laquelle on montre la fausseté d’une proposition en prouvant qu’elle amène à contredire une autre proposition déjà reconnue :

« Le dessein de Dieu est plus de perfectionner la volonté que l’esprit. Or la clarté parfaite ne servirait qu’à l’esprit, et nuirait à la volonté. […] Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie et découvert en partie ».

Voici deux autres exemples de raisonnement par l’absurde, qui peuvent, comme le précédent, s’exprimer sous la forme de syllogismes hypothétiques :

« Il y en a de faux et de vrais [des miracles]. Il faut une marque pour les connaître ; autrement ils seraient inutiles. Or, ils ne sont pas inutiles, et sont au contraire fondements. »

« Les hommes doivent à Dieu de recevoir la religion qu’il leur envoie ; Dieu doit aux hommes de ne pas les induire en erreur. Or, ils seraient induits en erreur, si les faiseurs de miracles annonçaient une doctrine qui ne parût pas visiblement fausse aux lumières du sens commun, et si un plus grand faiseur de miracles n’avait déjà averti de ne pas les croire. »

Une hypothèse (résultant d’un « comme si ») ayant été faite, or introduit la mention de ses conséquences et concourt ainsi à démontrer qu’elle confirme ce pour quoi elle a été imaginée :

« Je vois qu’ils [quelques objets plaisants] ne m’aideraient pas à mourir : je mourrai seul : il faut donc faire comme si j’étais seul : or si j’étais seul, je ne bâtirais pas des maisons, je ne m’embarrasserais point dans les occupations tumultuaires ; je ne chercherais l’estime de personne, mais je tâcherais seulement à découvrir la vérité. »

Mise en garde – aboutissant à une élucidation – contre la croyance selon laquelle plusieurs entités pourraient répondre à une caractérisation déterminée. Autrement dit, réduction de l’extension d’un concept (ici, celui d’un être qui est en nous et qui n’est pas nous) à un élément unique. E = {a} :

« La vraie et unique vertu est de se haïr ; car on est haïssable par sa concupiscence ; et de chercher un être véritablement aimable, pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Or il n’y a que l’Être universel qui soit tel. Le Royaume de Dieu est en nous ; le bien universel est en nous, et n’est pas nous. »

Mise en garde contre l’erreur qui consisterait à inclure un élément dans un ensemble auquel il ne peut manifestement pas appartenir. a ∉ E :

« Les athées doivent dire des choses parfaitement claires. Or il faudrait avoir perdu le sens pour dire qu’il est parfaitement clair que l’âme est mortelle. Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic : mais il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. »

Dans l’exemple suivant (où la conclusion est énoncée avant les prémisses), il s’agit d’affirmer qu’un élément (Montaigne) appartient à l’ensemble qui vient d’être défini (l’ensemble de ceux qui ne se soucient pas de mourir chrétiennement). a ∈ E :

« On peut excuser ses sentiments [ceux de Montaigne] un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie, mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort ; car il faut renoncer à toute piété, si on ne veut au moins mourir chrétiennement : or il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre. »

Le dernier mot

Se faire chercheur d’or dans les Pensées de Pascal permet de comprendre un peu mieux cette particule insaisissable. Le lien qu’elle établit entre deux propositions ne se réduit pas au clin d’œil sémantique indistinct que constitue trop souvent le point-virgule. Or met sous tension un énoncé – impossible, inadéquat, insuffisant ou dont la portée doit être mise au jour – qui se résumerait sans cela, au mieux à un aphorisme, au pire à une assertion caduque. Or opère un changement d’orientation, or prolonge, précise et parfois rectifie, or signifie : je n’ai pas fini, j’ajoute quelque chose qui fera regarder autrement ce que je viens de dire et d’où résultera une nouvelle affirmation. C’est un outil d’éveil critique : l’énoncé qui précède or n’a jamais le dernier mot.

 

Notes

1 – On peut dire (ou écrire) aussi bien : Donc, il s’est abstenu que Il s’est donc abstenu.

2 – Cependant, la présence éventuelle d’une virgule après or n’est pas sans rapprocher cette conjonction de donc.

3 – Victor Giraud, Pascal. Œuvres choisies, Paris, Hatier, 1930, p. 571.

4 – Henri Margival, éditeur des Pensées (Paris, De Gigord, 1928, 8e éd., XLIX).

L’oreille et la langue

Sur la notion de « faute »

Nombreuses sont les publications qui se donnent pour but d’aider leurs lecteurs à ne plus faire aucune « faute » en matière de langue. Mais, se contentant de dresser un catalogue, elles interrogent rarement la notion même de « faute », comme si les fautes en question allaient de soi, comme si leur nature ou leur gravité n’étaient pas ce qui importait. Pour se demander ce qu’est une faute, et en proposer une amorce de typologie, il pourra être utile de partir de l’examen de quatre volumes publiés sous l’égide de l’Académie française entre 2014 et 20171. Nous verrons qu’il y a faute et « faute » : on gagne parfois à placer le terme entre guillemets.

Confusions

Il y a des fautes incontestables, celles qui résultent d’une confusion entre deux mots (ou deux locutions) qui se ressemblent par leur forme et qu’on appelle des paronymes. Si un auteur vous dédie un de ses livres, vous y attacherez plus de prix que s’il vous le dédicace. L’adhérence des pneus à la route est distincte de l’adhésion d’un militant à une cause. Si vous avez la chance d’avoir un professeur à la fois compréhensible et compréhensif, vous pourrez apprécier chez lui deux qualités bien différentes. On parlera de l’acception d’un mot mais de l’acceptation d’une condition ; on préférera en général un compte rendu partiel à un compte rendu partial. Ou bien encore on se perdra en conjectures sur les causes de telle ou telle conjoncture. Et on évitera de dire qu’un élément dénote (au lieu de détonne) dans un ensemble. Par ailleurs, on n’oubliera pas que d’ailleurs ne doit pas être confondu avec une locution qui lui ressemble ; on veillera aussi à ce que mettre à jour ne remplace pas indûment mettre au jour.

L’homonymie (la paronymie peut être définie comme une homonymie incomplète) donne lieu également à des erreurs : ne pas écrire qu’un air est emprunt de mélancolie. La satire est loin des satyres et les gènes de la gêne. Le plus grave a lieu lorsque la logique (dont nous reparlerons) n’a pas été en mesure d’empêcher la confusion née de l’homophonie. La plupart des jeunes gens écrivent aujourd’hui : Je ne pourrais assister au cours cet après-midi, alors même que le conditionnel n’a rien à faire là-dedans. Parfois aussi, on n’associe pas à un verbe qui admet des sens et des constructions différentes la préposition que requiert le contexte. Participer peut se construire avec deux prépositions, à et de, mais combien de fois la seconde se substitue illégitimement à la première ! Un autre verbe (moins utilisé) provoque des erreurs, c’est ressortir : on lit Cela ressort de ses attributions à la place de Cela ressortit à ses attributions (on peut d’ailleurs éviter ce verbe difficile et employer relever de) ; je vous sais gré de le noter (et non je vous suis gré). En résumé, l’homophonie et la paronymie produisent bel et bien des fautes, qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause en tant que fautes.

Maladresses

D’autres fautes sont des maladresses d’expression. Parmi elles, les pléonasmes se taillent la part du lion. Évitons de dire ou d’écrire que la température est chaude (élevée), que Brahms était un compositeur de musique, que mon interlocuteur s’est borné seulement à me répondre quelques mots, ou qu’il m’a souhaité ses vœux. Mais on rencontre d’autres genres de maladresses. Au chapitre des prépositions mal employées, l’un des volumes que j’ai épluchés critique la construction suivante : Il est plus grand par rapport à moi. Mais j’avoue que je n’ai jamais entendu cette formulation. Il y a longtemps, en revanche, que la locution au niveau de remplace malencontreusement en matière de, en ce qui concerne. Plus récemment, la locution adverbiale au final a supplanté le préférable finalement (ou en définitive). Depuis peu, le déroulé remplace assez curieusement le traditionnel déroulement. Dans un registre encore plus jargonnant, la modeste différence est menacée par un différentiel inattendu ; de même, le simple problème par une problématique hors sujet. La substitution de mandature à mandat ne semble pas non plus pertinente. Tout cela, plutôt que de nous ramener à la question des paronymes, traduit une tendance au néologisme2 inutile, à l’extension au langage courant de termes plus techniques à l’origine (spécifique, par exemple, l’emporte aujourd’hui sur particulier).

Combats d’arrière-garde

Mais il est un vaste domaine où nous suivrons moins volontiers les auteurs de ces volumes dans leur dénonciation de prétendues « fautes ». En premier lieu, on ne s’étonnera pas que le « bon usage de la langue française » soit réfractaire à l’importation de nombreux mots étrangers, anglais en particulier puisque c’est bien là que le « problème » se pose. Sont incriminés, parmi beaucoup d’autres : best-of, burn-out, buzz, cash, coach, deadline, listing, pitch, single, timing, le verbe twitterÀ propos de speed, il nous est dit : « évitons absolument de faire du nom anglais speed un adjectif français ». Quant au verbe relooker, il serait le « fruit des amours monstrueuses d’un verbe anglais et d’un préfixe […] français » ; mais il n’est pas nouveau que les emprunts « se francisent […] en adaptant leur forme à la physionomie de notre langue3 ». S’il est vrai que certains anglicismes paraissent inutiles (dispatcher quand on a répartir ; step by step pour pas à pas), il serait dommage de les écarter tous et de se priver ainsi du côté délibérément lapidaire qu’ont beaucoup d’entre eux. Les puristes n’ont pas assez confiance en notre langue : elle n’a rien à craindre, au fond, de ces divers emprunts.

Faut-il, d’autre part, résister à toute force au développement de la polysémie ? Les mots n’ont pas ne varietur un nombre d’acceptions déterminé. Ce n’est pas tant qu’ils changent de sens ; ils en acquièrent de nouveaux. C’est pourquoi les auteurs ont probablement tort de refuser qu’improbable puisse vouloir dire insolite ; de ne pas tolérer qu’on renseigne des formulaires aussi bien que des personnes ; que quelque part signifie d’une certaine façon ; qu’on parle d’un restaurant confidentiel ; qu’avatar soit, dans certains cas, synonyme de péripétie ; qu’un retour soit aussi une réponse, une réaction ; qu’évident soit devenu un concurrent de facile, et ultime de suprême ; qu’on dise que la météo (au lieu du temps) a été mauvaise la semaine dernière : par métonymie, cela peut très bien se justifier. Toutes ces acceptions nouvelles, l’usage, seul maître en la matière, les a consacrées – et le dictionnaire le suit.

Même chose pour le caractère transitif ou non des verbes. Les puristes voudraient qu’échanger ne puisse jamais être intransitif, mais l’usage les dément depuis un bon moment : Nous avons échangé tout l’été, nul besoin d’un complément d’objet. Inversement, les mêmes puristes souhaiteraient qu’exploser demeure intransitif, mais malheureusement pour eux il est désormais possible qu’un athlète explose un record. Peut-on se rappeler de quelque chose ? Si l’on s’arrête au sens du verbe rappeler, la préposition ne paraît pas à sa place. Mais l’usage a balayé cette considération ; les deux verbes pronominaux se rappeler et se souvenir étant synonymes, une construction unique s’est imposée : on se rappelle de quelque chose comme on se souvient de quelque chose. Le même type d’analogie syntaxique est né du rapprochement des emplois de pallier (à) et de remédier à. Quand l’oral exige des locuteurs un effort trop grand pour qu’une règle soit observée, c’est que cette règle a cédé à un usage contraire : l’oreille doit nous guider, et non l’application d’un savoir livresque. En matière de langue, il est erroné de prétendre qu’une faute sans cesse réitérée n’en demeure pas moins une faute. La summa divisio, pour revenir à elle, entre verbes transitifs et intransitifs doit donc être assouplie : « nous répugnons à murer les verbes dans deux catégories isolées4 ». En voici une autre illustration, soulignée par le linguiste Aurélien Sauvageot :

« On entend et on lit encore : au commencement de sa carrière, au début de sa carrière, et la synonymie des deux locutions est telle qu’on entend même employer désormais le verbe débuter comme équivalent de commencer : ‟Quand débutez-vous vos conférences ?” Cette innovation, qui provoque naturellement l’indignation des puristes, est la preuve que le sujet parlant ne fait plus de différence entre commencer et débuter parce qu’il n’en fait plus entre commencement et début5. »

Les puristes sont également hostiles à toute forme de conversion : pour eux, un mot appartient à une catégorie grammaticale déterminée et il ne doit pas en changer. Pourtant, ces déplacements sont incessants dans la langue : par exemple, un adjectif devient un nom ou un adverbe (le périphérique, il chante faux). On s’étonne donc du rejet par nos auteurs du mental comme nom (« cet emploi substantivé est fautif ») ou de celui de citoyen comme adjectif (un engagement citoyen) ; ou encore de leur refus que les participes passés vécu ou ressenti puissent être admis parmi les substantifs.

Logique de la langue et logique tout court

Y a-t-il une limite à partir de laquelle il est légitime de résister aux innovations langagières ? Si une telle limite existe, il semble qu’elle doive être de nature logique. Mais de quelle logique s’agit-il ? Deux logiques bien distinctes peuvent être ici mises en avant : une logique intrinsèque à la langue ; et une logique extrinsèque, la logique tout court. Prenons un exemple : est-il logique que le participe passé employé avec l’auxiliaire avoir s’accorde avec le complément d’objet direct lorsque celui-ci l’a précédé dans la phrase ? La décision que j’ai prise ne les a pas enchantés. Si l’on disait et que l’on écrivît : La décision que j’ai pris ne les a pas enchanté, on ne se ferait pas moins bien comprendre ; l’accord du participe passé, comme le notait en 1929 le linguiste suisse Henri Frei, « n’est nullement indispensable à l’intelligence de la phrase6 ». La règle en question, même si elle est bien établie aujourd’hui, n’a pas toujours été en vigueur ; elle a sa logique – et son charme – mais c’est une logique purement grammaticale.

D’autres règles sont dictées, non plus par la convention, mais par la raison elle-même. On aura beau faire et beau dire, il faudra attendre longtemps avant de pouvoir se déplacer en vélo. C’est un non-sens d’affirmer qu’on commémore un anniversaire (au lieu d’un événement). L’homme dont on envie les succès ne devrait jamais être remplacé par l’homme dont on envie ses succès – on rejoint ici la maladresse du pléonasme (C’est de lui dont je vous parle appartient à la même catégorie). Redoublements intempestifs, rentrer et rajouter ne devraient pas se substituer si souvent à entrer et ajouter. Si dire deux fois la même chose est maladroit (voire impropre), dire deux choses qui se contredisent est carrément fautif : choisir au hasard, par exemple, pose problème, ou encore s’avérer faux. Et puis il y a des distinctions auxquelles il serait dommage de renoncer. En voici un exemple intéressant (même s’il n’est pas très souvent appliqué) : Elle est la plus timide des filles de sa classe (on la compare à d’autres) ; C’est le jour de l’examen qu’elle a été le plus timide (on la compare à elle-même en d’autres circonstances).

Il me semble qu’il faut résister à certaines fautes logiques (sans oublier cependant qu’il y a dans le langage « quelque chose d’irréductible à la logique7 ») et tenir aux distinctions utiles. D’ailleurs, la langue fait souvent triompher la logique du sens sur celle de la grammaire. Si vos filles vous adressent une carte postale – ou un texto, c’est plus vraisemblable –, préférons qu’elles écrivent : On est bien arrivées plutôt que On est bien arrivé. Le rejet de cet indéfini impraticable s’opère pourtant au mépris des règles grammaticales les plus élémentaires. (Les puristes pourront faire remarquer que, dans ce cas, il vaut mieux employer le pronom personnel nous, mais c’est alors l’usage qui se trouve méprisé.)

Un cas intéressant est celui de la locution conjonctive après que. L’usage la fait suivre du subjonctif mais la grammaire exige l’indicatif, pour des raisons qui ne sont pas dépourvues de toute logique : l’indicatif est le mode de la réalisation, et puisque, par hypothèse, on mentionne une chose qui s’est effectivement produite… Après avant que, le subjonctif, mode de l’éventualité, s’impose au contraire. Mais le « malheur » est que ces deux locutions sont trop proches l’une de l’autre pour que l’usage accepte de les faire obéir à deux régimes distincts. Comme pour se rappeler (de), les efforts que demande l’emploi « correct » de la locution après que sont un peu trop grands pour qu’on tienne absolument à la faire suivre de l’indicatif. En pareil cas – où le respect de la règle relève de ce que les linguistes appellent l’hypercorrection – il vaut mieux céder, tolérer au moins que les autres se conforment à l’usage et en tout cas ne pas y voir de faute.

Il y a déjà plusieurs siècles qu’on admet l’accord dont la phrase suivante offre un exemple : Ce réalisateur est l’un de ceux qui a eu le plus de succès cette année. Cette tolérance peut sembler curieuse grammaticalement. Pour ce qui est du sens, c’est comme si, après avoir considéré un individu comme faisant partie d’un ensemble, on oubliait cet ensemble et qu’on ne retînt, dans sa singularité, que celui sur lequel on veut attirer l’attention. De même, ce n’est ni la grammaire ni la logique générale qui explique qu’on puisse écrire l’une comme l’autre de ces phrases sans commettre de faute : Les spectateurs ont laissé leur manteau au vestiaire ; Les spectateurs ont laissé leurs manteaux au vestiaire. Certes, il n’y a qu’un manteau par spectateur, mais, selon le regard qu’on porte sur la situation, la pluralité pourra être préférée à la première façon de voir les choses.

Les auteurs de ces volumes nous déconseillent d’employer promettre (au lieu d’assurer) pour quelque chose qui appartient au passé : Je vous promets que j’ai fait le nécessaire la semaine dernière. On pourrait leur opposer ce qu’en disait Henri Frei : « En réalité, promettre pour assurer est une figure, et rejeter une figure comme illogique, c’est rejeter toute figure, car toute figure est illogique par définition8. »

Registres

Reste la question des niveaux (ou registres) de langue : il n’est pas possible de voir des fautes là où l’usager recourt simplement à une langue orale plus qu’écrite, à un registre familier plutôt que soutenu. C’est d’abord oralement qu’une langue existe. Contrairement à ce qu’affirment nos auteurs, la voiture à Julie n’est pas une expression fautive, elle est seulement populaire. La locution prépositionnelle histoire de (histoire de voir ce que ça donnera) est parfaitement valable, et on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas dire, par exemple : c’est plié. À propos de la locution en mode, les auteurs critiquent un énoncé qui est non seulement correct mais savoureux : Il lui a répondu en mode « cause toujours ». Et lorsqu’ils recommandent de visiter un pays plutôt que de le faire (Nous avons fait la Grèce l’été dernier), ils semblent négliger que la connotation, si ce n’est la signification, n’est pas la même dans les deux cas. Il y a près de deux ans, une « primaire de la droite et du centre » avait opposé en finale deux candidats qui s’exprimaient différemment l’un de l’autre. Le premier pouvait dire : (Y) faut pas oublier ; le second (je ne sais pas si c’est l’une des raisons de sa défaite) parlait une langue qui n’est en usage nulle part : Il ne faut pas-z-oublier. Comme l’écrivent les auteurs d’un livre déjà ancien : « À la tradition normative est liée […] la confusion de la langue française avec la seule langue littéraire et écrite9 ».

Mais les décennies passent et les puristes demeurent, en dépit des linguistes qui ont su faire entendre un autre son de cloche. Voici comment l’auteur que j’ai déjà cité deux fois exposait sa démarche en 1929 :

« Adoptant l’état d’esprit de l’observateur qui se refuse à corriger ce qui est, je me suis penché sur la vie des signes avec le seul souci de l’objectivité, pour rechercher en quoi les fautes sont conditionnées par le fonctionnement du langage et comment elles le reflètent, car il est bien improbable, ami lecteur, que vous fassiez des fautes pour le simple plaisir d’être incorrect10. »

Henri Frei, pour qui les fautes servent dans de nombreux cas « à prévenir ou à réparer les déficits du langage correct », s’attachait dans ce livre à « déterminer les fonctions que ces fautes ont à satisfaire », fonctions qu’il déclinait en besoin d’assimilation, besoin de différenciation, besoin de brièveté, besoin d’invariabilité et besoin d’expressivité.

Trente ans plus tard, Pierre Guiraud concluait ainsi l’un de ses ouvrages :

« Si un jour on devait dire : des vitrails, vous disez, du bon tabac11, la cravate que j’ai mis ou même je sais pas, tous ces monstres qui violent une oreille façonnée par l’école et par la mode contribueraient à faire du français une langue plus simple, plus pure et plus universelle12. »

Mais le conservatisme est plus puissant en matière de langue que partout ailleurs. Événement comporte deux accents aigus et combatif ne prend qu’un t ; certains des locuteurs qui ont appris ces règles (ou ces exceptions) ne veulent pas (même après la réforme de 1990) qu’on y renonce. Plus une graphie est bizarre et plus elle leur est chère : ils ont le sentiment d’en garder jalousement le secret. Les auteurs des volumes que nous avons examinés ont parfois raison d’invoquer le « génie » – c’est-à-dire le caractère propre – de la langue française. Mais si – en rejetant systématiquement les emprunts, les acceptions et les constructions nouvelles, ainsi que les tours plus familiers – on y recourt sans discernement, on oublie que le génie d’une langue comprend aussi la façon dont elle évolue.

Notes

1Dire, ne pas dire. Du bon usage de la langue française, éd. Philippe Rey.

2 – « Néologisme » signifie mot nouveau mais aussi acception nouvelle.

3 – Albert Dauzat, Le génie de la langue française, Paris, Payot, 1943, p. 121.

4Ibid., p. 268.

5 – Aurélien Sauvageot, Portrait du vocabulaire français, Paris, Larousse, 1964, p. 78.

6 – Henri Frei, La grammaire des fautes, Presses universitaires de Rennes, 2011 [1929], p. 229.

7 – Benedetto Croce, « La philosophie du langage », in Essais d’esthétique, Paris, Gallimard, 1991, p. 234.

8Henri Frei, op. cit., p. 303.

9 – Émile Genouvrier et Jean Peytard, Linguistique et enseignement du français, Paris, Larousse, 1970, p. 85.

10 – Henri Frei, op. cit., p. 8.

11 – En prononçant le c.

12 – Pierre Guiraud, La syntaxe du français, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 1962, p. 126.

© Thierry Laisney, Mezetulle 2018.

Michel Sénéchal, l’art du chant et de la diction

Le chanteur Michel Sénéchal est mort le 1er avril – quelques articles parcimonieux dans la presse et un silence presque total sur les chaînes de tv de grande écoute. Je tiens tout particulièrement à célébrer sa mémoire.

Entendre Michel Sénéchal dans le rôle-titre de Platée à l’Opéra comique de Paris en 1977 (voir l’extrait vidéo ci-dessous) fut pour moi une révélation, un plongeon dans l’esthétique de l’opéra classique français du XVIIIe siècle. Ce ravissement, loin de me paralyser, fit que je me jetai avec avidité sur des textes dont certains m’étaient familiers mais qu’il fallait relire sous un autre angle et surtout d’une autre oreille – à commencer par ceux de Jean-Jacques Rousseau qui fut tout au long de mes méditations mon instituteur malveillant et lucide. Quelques années plus tard, portée par la stimulation intellectuelle et artistique qui entoura le tricentenaire de Rameau, je publiais mon premier livre, Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique. Et ce fut le début d’une longue route qui me mena de découverte en découverte, d’émerveillement en émerveillement.

J’ai rencontré Michel Sénéchal à cette époque, dans une des nombreuses rencontres tables rondes après spectacle qui se tenaient alors. Nous étions côte à côte, et je l’entends encore s’exclamer, me prenant à témoin au sujet de Platée : « Mais cet opéra, c’est d’abord du théâtre ! »

Oui c’est d’abord du théâtre, oui il y a du texte, et ce texte doit être dit sans qu’on l’escamote, qu’on le réduise en bouillie, qu’on lui fasse violence en décomposant les nasales, en faisant systématiquement les liaisons ou en n’en faisant aucune, en accentuant bêtement tout ce qu’on croit être important, ce qui sont des manières (il y en a hélas d’autres) de l’excuser d’être en français1.

Il faut entendre Michel Sénéchal chanter et dire un texte en langue française pour comprendre à la fois les subtilités et l’évidence de la diction, pour comprendre que la musique ne s’impose pas en dépit du texte, mais grâce à lui – y compris pour le démentir ou l’élargir. On comprend tout, on entend les vers, on comprend que l’ornement mesuré n’est pas un vain ornement…

(à voir aussi directement sur le site EnScènes)

C’est d’une oreille rafraîchie par le style de Michel Sénéchal qu’on pourra réentendre ou entendre les chanteurs attachés à cette belle tradition – entre autres, et toutes générations confondues : Nicolaï Gedda, Laurence Dale, Jean-Philippe Lafont, Luc Coadou, Alain Zaepffel, Jérôme Corréas.

À écouter la série de cinq émissions « Hommage à Michel Sénéchal » sur France-musique (« Arabesques » de François-Xavier Szymczak) du 9 au 13 avril  2018. https://www.francemusique.fr/emissions/arabesques/arabesques-du-lundi-09-avril-2018-60075

On lira une intéressante notice sur le site Forum Opera https://www.forumopera.com/actu/michel-senechal-1927-2018-limmortelle-grenouille et l’article de Christophe Huss dans Le Devoir https://www.ledevoir.com/culture/musique/524334/michel-senechal-un-tenor-de-caractere

1 Voir à ce sujet Dire le vers de Jean-Claude Milner et François Regnault (Paris : Seuil, 1987, nouvelle édition augmentée Lagrasse : Verdier, 2008).

Publications récentes de C. Kintzler

Comment dit-on « laïcité » en allemand ?

Deux récentes publications de Catherine Kintzler sur l’école et la reprise d’un entretien, traduit en allemand, sur la laïcité.

« Condorcet, le savoir libérateur », dans Les Grands Penseurs de l’éducation, sous la direction de Martine Fournier, Auxerre : Sciences humaines édition, 2018, p. 39-41. Ce volume rassemble des contributions consacrées à une bonne trentaine de penseurs et de pensées de l’éducation et de l’école depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Chaque contributeur a fait l’effort d’une présentation concise, avec un encadré supplémentaire abordant un aspect plus particulier.

« École, liberté, culture, humanités », dans le dossier d’hommage à Jean Zay coordonné par Jacques Garat, publié par la revue Humanisme n° 318 (février 2018). On pourra y lire les contributions de Florence Sautereau, Sébastien Clerc, Nico Hirtt et Charles Coutel.

La germaniste que je fus pendant mes études a eu l’occasion de se rafraîchir la mémoire et a trouvé dans ses souvenirs scolaires de quoi apprécier l’excellente traduction en allemand de la première partie de l’entretien de la Revue des Deux Mondes, traduction publiée dans Frei Denken n°1/21 2018, revue de l’Association suisse des Libres Penseurs (Freidenker-Vereinigung der Schweiz), p. 7 et suivantes. Le titre de l’entretien « Laizität in Frankreich » – ainsi que le site internet de l’association – nous permet de vérifier que, contrairement à une idée répandue et à ce que proposent les traducteurs automatiques, « laïcité » en allemand ne se dit ni « Säkularismus » ni « Laizismus » mais « Laizität » !
Lire le texte allemand en suivant ce lien : https://frei-denken.ch/news/2018-03-20/laizitaet-mehr-freiheiten-hervorgebracht-als-jede-religion-politischer-macht

 

L’école des illettrés, ou L’école malade d’elle-même

« À travers la lecture,
c’est la fonction tout entière de l’école qui est posée. »
Anne-Marie Chartier, Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation (1984)

« Savez-vous que la France est un des pays de l’Europe où il y a le moins de natifs qui sachent lire ! Quoi ! la Suisse sait lire, la Belgique sait lire, le Danemark sait lire, la Grèce sait lire, l’Irlande sait lire, et la France ne sait pas lire ? c’est une honte. » Même s’il serait outrancier de reprendre tel quel ce coup de colère de Victor Hugo dans les dernières pages de Claude Gueux, il n’en reste pas moins que le niveau de lecture des jeunes Français ne laisse pas d’inquiéter. Cet illettrisme est-il dû à une inadaptation d’enfants de certaines catégories sous-privilégiées de la population à l’enseignement de la lecture, est-il facilité par la discontinuité de l’attention du fait notamment de la sollicitation permanente des écrans de divertissement ? Au lieu de privilégier certaines causes extérieures matérielles, médicales ou sociales à cet illettrisme rampant – ce qui justifie tous les renoncements pédagogiques –, nous essaierons de pointer la cause scolaire d’un tel échec : l’école crée elle-même des élèves non-lecteurs.

[Reprise d’un article publié par Etudes franco-anciennes, numéro 164, décembre 2017, revue trimestrielle de l’APL (Association des professeurs de lettres), avec l’aimable autorisation de l’APL et les remerciements de Mezetulle]

Une journée chez la Grande Muette pour des jeunes gens désarmés en lecture

À la suite de tests conduits auprès de 760 000 participants à la Journée Défense et Citoyenneté1 en 2016, la DEPP2 a publié une note d’information3 au titre inquiétant : « JDC 2016 : environ un jeune Français sur dix en difficulté de lecture ».

Par la combinaison des trois dimensions de l’évaluation de la JDC (traitements complexes, automaticité de la lecture, connaissance du vocabulaire4), les auteurs de la note ont distingué huit profils de lecture notés de 1 à 5 avec ajout des lettres a, b, c et d pour le niveau 5 : « Les profils numérotés de 1 à 4 concernent les jeunes n’ayant pas la capacité de réaliser des traitements complexes (très faible compréhension en lecture suivie et très faible capacité à rechercher des informations). Ils sont en deçà du seuil de lecture fonctionnelle5. Les profils codés 5a, 5b, 5c, 5d sont au-delà de ce même seuil, mais avec des compétences plus ou moins solides, ce qui peut nécessiter des efforts de compensation relativement importants ».

Les profils 1 à 4 représentent 10,8% des jeunes gens évalués. Au sujet des 5,1% qui rencontrent des difficultés sévères (profils 1 et 2), il est écrit qu’ils « n’ont pas installé les mécanismes de base de traitement du langage écrit » et que ces jeunes « peuvent donc être considérés en situation d’illettrisme »6 . Les profils 3 et 4 se caractérisent par « un niveau lexical oral correct » sans pour autant « comprendre les textes écrits ».

Néanmoins, quand on se penche sur la caractérisation des différents sous-profils 5, on remarque que, au 10,8% de jeunes gens ayant des difficultés plus ou moins sévères dans le domaine de la lecture, il conviendrait d’ajouter les 11,7% des jeunes ressortissant aux profils 5a et 5b et qualifiés par la DEPP de « lecteurs médiocres aux acquis limités », en ce sens que, « les composants fondamentaux de la lecture [étant pour eux] déficitaires voire partiellement déficitaires », ces lecteurs mal assurés sont obligés de « compenser leurs difficultés pour accéder à un certain niveau de compréhension ».

Restent enfin les profils 5c et 5d estampillés « lecteurs efficaces ». Or, si l’on prend connaissance du commentaire de la DEPP au sujet de ces deux profils, certaines précisions ne laissent pas d’étonner. Ainsi, concernant les profils 5d, ceux qui ont réussi les trois modules d’évaluation et qui représentent 63,6% des jeunes gens ayant participé à la JDC de 2016, on peut lire : « Ils possèdent les atouts pour maîtriser la diversité des écrits et leur compétence en lecture devrait évoluer positivement » (souligné par nous). Il est tout de même surprenant que, s’agissant de lecteurs de 16 à 25 ans jugés efficaces, on puisse écrire que leur compétence en lecture est susceptible d’évoluer positivement : ou bien ils sont véritablement des lecteurs efficaces, ou bien leur efficacité de lecteurs n’est chez eux qu’une potentialité plus ou moins certaine de se réaliser. Et comparer la lecture à un jeu de cartes où le hasard règne, puisque, comme on peut le lire dans Le Robert, un atout est « une carte choisie ou retournée qui l’emporte sur les autres », c’est bien faire de la lecture pour ces profils 5d (les meilleurs de la cohorte !) une possibilité, une chance de lecture, un avantage nullement assuré. Pareillement, comment qualifier les profils 5c (13,9% des lecteurs évalués) de lecteurs efficaces, quand, dans le commentaire, on apprend que ce profil « désigne une population de lecteurs qui, malgré des déficits importants des processus automatisés impliqués dans l’identification des mots, réussit les traitements complexes de l’écrit, et cela en s’appuyant sur une compétence lexicale avérée » (souligné par nous) ? Du reste, même les commentateurs de la DEPP en rabattent sur leur qualificatif « efficaces » accolé aux lecteurs relevant du profil 5c, puisqu’ils concluent ainsi : « La question qui se pose pour ces jeunes reste celle des effets d’un éventuel éloignement des pratiques de lecture et d’écriture : les mécanismes de base étant insuffisamment automatisés, le risque est que l’érosion de la compétence les entraîne vers une perte d’efficacité importante dans l’usage des écrits. Les sollicitations de leur environnement professionnel et social seront donc déterminantes ».

À la suite de cette brève étude de la note d’information de la DEPP, il ne nous semblerait donc pas outré de conclure que ce sont 36,4% des jeunes gens évalués lors de la JDC de 2016 dont les mécanismes de base de lecture sont insuffisamment automatisés, voire nullement automatisés pour 5,1% d’entre eux. Autrement dit, près de quatre jeunes sur dix ont des difficultés en lecture plus ou moins sévères7.

Ce que disent les programmes scolaires concernant l’enseignement de la lecture

Les jeunes gens de 16 à 25 ans évalués lors de la JDC de 2016 ont été en CP aux alentours des années 2000, entre 1997 et 2006.

Que disent les programmes de l’école primaire de 1995 concernant l’enseignement de la lecture ?

Tout d’abord, ils s’inscrivent dans le renouveau pédagogique initié par la loi d’orientation du 10 juillet 1989, plus connue sous l’appellation « Loi Jospin », dans laquelle sont posées les bases de l’enseignement constructiviste faisant de l’élève, mis ainsi au cœur du système éducatif, l’auteur de ses propres compétences qu’il doit construire lors d’une scolarité plus souple qu’auparavant car décomposée en cycles8. Sans imposer la moindre méthode de lecture, les programmes « Bayrou » de 1995 précisent : « L’apprentissage de la lecture et l’accès au sens procèdent essentiellement de trois démarches complémentaires et concomitantes qui associent constitution d’un premier capital de mots, déchiffrement et recours au contexte ». En outre, « la lecture silencieuse pratiquée par l’élève constitue un moment et une modalité de l’apprentissage. Elle est, à terme, l’objectif à atteindre ».

En 2002, les programmes « Ferry » reconnaissent que la lecture est à la fois déchiffrement et compréhension9. Ils demandent au maître d’adopter un enseignement analytique : on part du texte en renforçant « l’articulation entre mots écrits (unités graphiques séparées par des blancs) et unités correspondantes de la chaîne orale », puis la « segmentation des énoncés se poursuit au niveau du mot lui-même en accentuant le travail d’analyse des unités distinctives ». Après avoir relevé que « l’analyse phonologique stricte semble être au moins autant la conséquence que la cause de l’apprentissage de la lecture [et qu’elle] ne peut donc être un préalable exigible », les programmes précisent qu’il existe deux manières d’identifier les mots : la voie directe et la voie indirecte. « L’apprenti lecteur doit apprendre à se servir efficacement de l’une et de l’autre. » La méthode directe suppose que l’élève ait déjà la mémoire visuelle du mot : cette méthode directe est la méthode utilisée par tout lecteur confirmé et repose « sur la perception très rapide des lettres qui composent » le mot. La méthode indirecte, elle, est la syllabation du mot : ce à quoi tout lecteur affermi revient dès qu’il se retrouve devant un mot qu’il ne connaît pas. « Pour pouvoir identifier les mots par la voie indirecte, les élèves de l’école élémentaire, qui ont commencé à comprendre la manière dont fonctionne le code alphabétique, doivent aussi mémoriser les relations entre graphèmes et phonèmes10 et apprendre à les utiliser. La plupart des méthodes proposent deux types d’abord complémentaires ; analyse de mots entiers en unités plus petites référées à des connaissances déjà acquises ; synthèse, à partir de leurs constituants, de syllabes ou de mots réels ou inventés. Les deux types d’activités sont travaillés en relation avec de nombreuses situations d’écriture permettant de renforcer la mise en mémoire de ces relations. » Les programmes de 2002 restent muets quant à la méthode mais émettent tout de même quelques légères réserves sur la méthode dite « mixte » : « Certaines méthodes proposent de faire l’économie de l’apprentissage de la reconnaissance indirecte des mots (méthodes globales, méthodes idéo-visuelles…) de manière à éviter que certains élèves ne s’enferment dans cette phase de déchiffrage réputée peu efficace pour le traitement de la signification des textes. On considère souvent aujourd’hui que ce choix comporte plus d’inconvénients que d’avantages : il ne permet pas d’arriver rapidement à une reconnaissance orthographique directe des mots, trop longtemps appréhendés par leur signification dans le contexte qui est le leur plutôt que lus ».

Le 3 janvier 2006, dans sa circulaire Apprendre à lire, le ministre de Robien met explicitement à l’index la méthode globale : « L’automatisation de la reconnaissance des mots nécessite des exercices systématiques de liaison entre les lettres et les sons et ne saurait résulter d’une mise en mémoire de la photographie de la forme des mots qui caractérise les approches globales de la lecture : j’attends donc des maîtres qu’ils écartent résolument ces méthodes qui saturent la mémoire des élèves sans leur donner les moyens d’accéder de façon autonome à la lecture ».

Les programmes d’enseignement de l’école primaire de 2008 de Darcos s’inscrivent dans la « circulaire de Robien » : « Dès le cours préparatoire, les élèves s’entraînent à déchiffrer et à écrire seuls des mots déjà connus. […] Cet entraînement conduit progressivement l’élève à lire d’une manière plus aisée et plus rapide (déchiffrage, identification de la signification) ».

Le non-dit des programmes scolaires

Cette étude rapide des programmes de CP encadrant la scolarité des jeunes gens évalués en lecture lors de la JDC de 2016 montre combien l’enseignement de la lecture, du fait des atermoiements institutionnels, est plus que fragile voire schizophrénique en ses fondements théoriques. Pour mieux le comprendre, il nous faut remonter aux années 1970 et à la valorisation qui a alors été faite par le ministère de la méthode dite « globale »11 pour l’enseignement de la lecture.

Les promoteurs de l’introduction de la méthode « globale » dans l’enseignement français partent d’une vérité : apprendre ne se délègue pas ; apprendre est un acte qui, comme tel, suppose de la part de l’élève volonté et attention ; cet acte ne saurait se réduire à la transmission d’un savoir de quelqu’un qui sait à quelqu’un d’autre qui, passivement, reçoit ce savoir. Bref, l’élève doit construire ses propres savoirs. De cette vérité de bon sens, on est allé jusqu’à affirmer que l’enseignement ne devait plus être une transmission ; et on a ainsi oublié le double sens du verbe apprendre : apprendre quelque chose à quelqu’un et apprendre quelque chose de quelqu’un. Adopté en lecture, ce présupposé constructiviste a donné lieu à l’éviction pure et simple de l’enseignement syllabique de la lecture, enseignement jugé par trop passif et réduisant la lecture au seul déchiffrement. Ainsi, dès 1974, on a pu lire sous la plume d’un ancien instituteur et inspecteur de l’Éducation nationale, Jean Foucambert : « L’apprentissage de la lecture est indépendant de l’apprentissage du déchiffrement. On n’apprend pas à lire à un enfant ; on l’aide, mais il apprend seul »12.

Spontanément, et jusqu’alors, l’instituteur partait de la lettre, montrait à ses élèves les sons que cette lettre rend habituellement et, à force de longs et patients entraînements, faisait en sorte que les élèves maîtrisent la combinaison entre les lettres et les sons, jusqu’à être capables, une fois la combinatoire maîtrisée, de pouvoir lire par eux-mêmes n’importe quel mot de la langue française. Cet enseignement analytique de la lecture passait donc par la maîtrise d’un code, comme tel arbitraire et contraignant (b et a font ba), pour permettre par la suite une lecture tout à fait libérée du déchiffrement et laissant place à la seule compréhension : la liberté par la contrainte, autrement dit. L’enseignement de la lecture reposait alors sur une forte propension à l’oralisation, afin de s’assurer de la bonne qualité du déchiffrement ; et cette oralisation avait cours jusqu’à la fin de l’enseignement élémentaire.

Foucambert et ses épigones ont entièrement perverti cet enseignement traditionnel en le renversant totalement : « La lecture étant un phénomène purement visuel, ou encore idéovisuel, la lecture est autonome et doit donc s’apprendre indépendamment de l’oral »13 . Prenant l’exemple du nombre 80 écrit en chiffres qui se dit « quatre-vingts » alors qu’aucun quatre ni vingt ne se voient quand on lit l’écriture chiffrée de ce nombre, l’auteur iconoclaste affirme : « les signes écrits renvoient directement à un sens. Cette réalité [idéovisuelle de la lecture] est parfois cachée par le phénomène de la prononciation mentale. Mais […] cette prononciation mentale n’a rien à voir avec l’oralisation de signes écrits […] : la prononciation accompagne la lecture mais ne la précède pas ; elle succède à la reconnaissance, elle n’en est pas une condition. La lecture vraie exclut l’étape de mise en correspondance de la chaîne écrite avec une chaîne sonore qui serait seule porteuse de signification » (p. 47 ; souligné par l’auteur). Bref, lire n’est même pas écouter avec les yeux, ce que pense naïvement n’importe quel lecteur aguerri et dont il se rend compte dès qu’il achoppe lors de sa lecture silencieuse sur un mot de lui inconnu ; lire c’est regarder en se souvenant, et rien d’autre. C’est bien à un travail de sape de l’enseignement classique de la lecture et du bon sens en matière de lecture que se livre Foucambert : « pour les mots déjà connus à l’oral, on peut se demander s’il n’est pas nécessaire d’avoir reconnu un mot pour le déchiffrer correctement » (p. 48). L’enseignement idéovisuel de la lecture est également présenté comme émancipateur et propre à éclairer les élèves issus de milieux défavorisés bien mieux que l’enseignement grapho-phonémique habituel : « La langue écrite reçue est (pour tous les enfants, mais très rapidement pour les enfants de milieu défavorisé) beaucoup plus riche, beaucoup plus nuancée que la langue orale. Prendre appui sur une méthode d’apprentissage qui fait dépendre la compréhension de l’écrit de la maîtrise de l’oral, c’est pénaliser certains enfants en limitant leur progrès à leur compétence à l’oral » (ibid). L’enseignement idéovisuel de la lecture ne fait pas de la maîtrise du sens la résultante d’une oralisation « d’unités inférieures au mot » (p. 49). Il ne s’agira plus de mettre l’élève au contact d’un code arbitraire, mais « l’enfant va apprendre à lire comme il a appris à parler, c’est-à-dire par l’acquisition continue de mots dont le stock ira en s’accroissant » (ibid) : l’apprentissage de la lecture est ainsi pensé sur le modèle de la parole acquise par le jeune enfant au contact du monde qui l’entoure ; c’est un enseignement par imprégnation et non plus un enseignement scolaire élémentaire. Et ce qui, traditionnellement, prenait l’année du CP est à présent dilué dans le temps : « C’est seulement lorsque l’enfant est en possession de sa langue écrite [souligné par l’auteur] et qu’il maîtrise bien les mots qu’il sait manier qu’il peut pressentir l’idée d’une correspondance […] entre les deux codes qu’il utilise ; et c’est alors le début d’une fructueuse réflexion comparée (qui dépassera largement le cadre de la scolarité élémentaire14) à la fois sur le fonctionnement spécifique des deux codes et sur leurs points de convergence » (ibid).

Mis en pratique dans une classe, l’enseignement idéovisuel de la lecture s’organise principalement autour de deux domaines. D’un côté, la lecture rapide (c’est-à-dire la lecture de l’adulte confirmé) : « Dès le premier jour, on demande à l’enfant de lire par reconnaissance immédiate du mot, et pour cela il doit reconnaître le mot au milieu d’autres qui lui ressemblent et sans avoir le temps de le décomposer ou d’opérer des correspondances terme à terme » (p. 50). De l’autre, la compréhension et l’anticipation : « Lire, c’est beaucoup plus vérifier que découvrir » (p. 51).

On pourrait s’étonner de trouver dans un article datant de 1974 la cause des difficultés rencontrées en lecture par les jeunes gens ayant participé à la JDC de 2016. Prenons une comparaison pour justifier notre approche15. La réforme des rythmes scolaires a été, on le sait, officiellement mise en place pour recentrer la vie de l’enfant sur l’école et ainsi permettre un meilleur enseignement. Sauf que cette « réforme Peillon » repose sur une contradiction, puisqu’elle s’inscrit dans la continuité des « décrets Darcos » : le ministère a défendu un retour à neuf demi-journées d’école en gardant l’effet de la suppression du samedi matin travaillé, c’est-à-dire un enseignement hebdomadaire pour tous les élèves de 24 heures et non plus de 26 heures. De même, la méthode idéovisuelle qui ne veut pas de déchiffreurs mais de vrais lecteurs, cette méthode, bien qu’elle ne soit plus portée au pinacle par ses thuriféraires du ministère, continue d’irriguer la manière dont on apprend à lire aux élèves de CP.

La fin du syllabage par répétition est ancrée car la combinatoire est jugé trop rébarbative : voilà le soubassement « foucambertien » de (presque) toute méthode de lecture. On repousse donc l’enseignement grapho-phonémique explicite en le faisant précéder de différentes étapes. Par exemple, on peut commencer par une méthode par hypothèses, laquelle entraîne l’élève à deviner à l’avance ce que le texte va dire, en attirant son attention sur l’entour du texte : les illustrations. Et de ce sens deviné du texte, les élèves déduiront par eux-mêmes leur lecture puis le son des lettres. Cette méthode peut s’accompagner d’une approche analytique de la lecture : il s’agit toujours de partir d’un texte dont l’élève fera l’analyse en remontant aux éléments du texte que sont les mots. On relève ainsi toutes les écritures possibles d’un son, ce qui est prendre le contre-pied des méthodes alphabétiques qui écrivaient une lettre et en donnaient le son majoritaire (gardant les exceptions pour après). Toute véritable méthode est ainsi absente : la règle est diluée dans les exceptions. Et une fois que l’on a fait croire à l’élève que par lui-même il allait suivre à nouveau le parcours analytique de l’humanité en décomposant les mots en leurs éléments ultimes que sont les lettres, on lance un enseignement alphabétique que l’on a différé et par là rendu accessoire : « Code et combinatoire, dans cette optique, jouent donc les seconds rôles : ils seront dévalorisés. L’exploitation du texte avant la lettre occulte le symbolisme alphabétique rendu, aux yeux de l’enfant, inutile ; il n’en perçoit pas le profit et a le plus grand mal à s’y intéresser secondairement. À quoi lui sert d’identifier A dans WAGON s’il connaît WAGON avant ? »16 . À force d’avoir fait du déchiffrement l’ennemi du sens, à force d’avoir fait du code un obstacle, on a enfermé des générations d’élèves dans une attitude de lecteurs mal assurée et dépendante. Alors que le code par son formalisme libère17, un enseignement honteux de la combinatoire (repoussant celle-ci comme intermédiaire) confine l’élève dans une approximation sémantique et le rend incertain comme incurieux18. C’est un élève que l’on soumet au lieu d’émanciper en réduisant sciemment son horizon langagier19, donc sa pensée et son rapport au monde, alors que « vingt-six lettres, trente-six graphèmes, une demi-douzaine d’exceptions, conjugués à l’infini donnent accès aux soixante mille mots du Robert »20.

L’école impossible

Non seulement l’enseignement primaire de la lecture a fortement pâti des Diafoirus en sciences de l’éducation, mais il semblerait que l’on retrouve l’ombre portée de Foucambert sur une bonne partie de l’école élémentaire encore quarante ans après son article fondateur – rendant ainsi l’école impossible, si par école on entend ce « lieu où l’on élève à l’abstraction et où le savoir s’acquiert, à partir de ses éléments, selon l’ordre des raisons »21.

Comme nous l’avons vu, quand apprendre à lire n’est plus dans un premier temps une méthode d’apprentissage de la lecture fondée sur l’alphabétisation et la fusion syllabique mais plutôt une sorte d’acte spontané de l’apprenti lecteur, la lecture devient alors comme un acte divinatoire à partir de la forme du mot et/ou des illustrations qui accompagnent le texte, une subjectivation du mot sans respect de sa graphie et du son qu’elle rend : la méthode idéovisuelle fait que le sens du lecteur l’emporte sur celui du texte. Habitué dès le CP à plaquer arbitrairement et aléatoirement son propre sens deviné sur celui assuré et établi du texte, l’élève, insidieusement, croit que s’exprimer c’est penser ; il ne retrouve rien d’autre à l’école que lui-même et ses préjugés. Au lieu de se déprendre de lui-même, ce lecteur colle à son être social, être d’apparat. Cette fausse toute-puissance de l’élève est flattée quand on interdit à l’élève toute transmission explicite et qu’on le rend faussement auteur de ses apprentissages. Avec deux conséquences : le maître est dépossédé de son rôle d’éclaireur22 et l’élève confond liberté et licence, autonomie et oubli. Un tel élève à qui l’on fait croire que la soumission passagère à l’autorité magistrale est un asservissement et non une paradoxale émancipation devient un être sans passé ni pensée23.

L’enseignement idéovisuel de la lecture s’accompagnait d’une dilatation du temps de l’apprentissage : traduite dans les circulaires ministérielles, cela a donné l’organisation de l’enseignement en cycles et la quasi interdiction du redoublement. Et l’on obtient ainsi un élève à qui l’école comme telle permet de toujours remettre l’effort à plus tard, puisque le passage dans la classe supérieure lui est de fait garanti et que l’on n’a jamais fini d’apprendre à lire, un élève que l’institution scolaire a sciemment décidé d’abandonner à son ignorance.

En bannissant toute oralisation de la lecture, Foucambert et ses continuateurs ont dépossédé l’élève de l’un de ses sens ; or l’enseignement contemporain lui aussi repose sur une élimination sensorielle, non plus de la voix et de l’ouïe mais de la main cette fois : combien d’élèves de maternelle ne sachant plus découper ni coller, d’élèves d’élémentaire ne sachant plus tenir leur stylo pour avoir une écriture fluide et compréhensible ?

Enfin, si le « foucambertisme » en matière de lecture a donné une lecture reposant sur un en dehors de la lettre et de son bruit, l’école est devenue cette école hors d’elle qui ne se règle plus sur ses principes propres (enseigner selon l’ordre des raisons, ce qui suppose une élémentarisation du savoir) mais sur un extérieur qui est la société civile avec tous les dévoiements que l’on sait24. Ainsi, comme nous l’avons vu, pour justifier son projet de « lecturisation » en délaissant les automatismes de base et en réduisant l’acte de lecture à sa seule dimension visuelle, Foucambert et ses continuateurs ont promu une pédagogie par imprégnation avec laquelle l’élève apprendra à lire comme il a appris à parler : « Il faut donc déscolariser la lecture. Si l’alphabétisation était, et pour cause, un apprentissage scolaire, la lecture est un apprentissage social, de même nature que l’apprentissage de la communication orale. Il en sera de la lecture comme de la parole : si l’apprentissage se fait à travers les pratiques familiales et sociales, alors et alors seulement, l’école pourra jouer un rôle essentiel d’aide et de réduction des inégalités »25. Ce qui est nier proprement l’école – et son caractère laïque, puisqu’une pédagogie par imprégnation fait bon ménage avec la manipulation : « Dans l’apprentissage par imprégnation, l’enfant apprend sans savoir qu’il apprend, et par conséquent sans savoir ce qu’il apprend »26. Le divertissement est entré dans l’école, les écrans ont remplacé le livre, et loin d’avoir rendu l’enseignement actif, on est arrivé à créer chez l’élève une pure passivité grimée en action. Pire, sans le vouloir peut-être, on a camouflé des actes de transmission en des situations où l’élève croyait trouver seul. Et ainsi, au lieu que la morale soit contenue dans l’instruction (apprendre n’est rien d’autre que faire le départ entre ce qui est vrai et faux), on a viré dans une grandiloquence émotionnelle qui résulte plus du dressage compassionnel que de principes de vie fermement arraisonnés.

À la fin de Tristes Tropiques, Lévi-Strauss écrivait ceci : « l’action systématique des États européens en faveur de l’instruction obligatoire qui se développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l’extension du service militaire et de la prolétarisation. La lutte contre l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens et du Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n’est censé ignorer la loi»27. Sous l’apparence d’une volonté de rendre l’école plus juste et plus égalitaire, Foucambert s’inscrit dans cette critique sociologique et la dépréciation du projet républicain d’instruire le peuple en rendant la lecture accessible au plus grand nombre28, puisqu’il n’a eu de cesse de casser le code alphabétique et de le réduire à un asservissement. Mais quel est le pire entre des élèves sachant lire et qui plus tard pourront ouvrir n’importe quel livre29, ou bien des élèves qui ne sauront rien lire et qui ne pourront plus par la lecture se déprendre d’eux-mêmes et du quotidien qui les asservit ? En rendant presque impossible l’enseignement explicite de la lecture, en excluant hors du savoir des élèves auxquels on a refusé de transmettre des connaissances, la méthode idéovisuelle a rendu en revanche possible l’avènement d’une jeunesse potentiellement esclave et barbare, une jeunesse enfermée en elle-même et coupée de ce que le passé avait de meilleur et conservé dans ce que l’on appelle du si beau nom d’humanités.

Notes

1– Voici ce que l’on peut lire sur le site du ministère des Armées : « Troisième étape du « parcours de citoyenneté », la JDC s’impose à tous les citoyens, femmes et hommes, avant l’âge de 18 ans. Ils ont la possibilité de régulariser jusqu’à l’âge de 25 ans. » Outre un petit déjeuner d’accueil et éventuellement une visite des installations militaires, cette journée comprend notamment « des tests d’évaluation des apprentissages fondamentaux de la langue française, établis par l’éducation nationale ».

2 – « La direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance exerce ses compétences d’évaluation et de mesure de la performance dans les domaines de l’éducation et de la formation. Elle contribue à l’évaluation des politiques conduites par le ministère de l’éducation nationale », nous apprend le site du ministère de l’Éducation nationale.

4 – Se reporter à la « méthodologie » de l’enquête (pages 3 et 4 de la note 17-17 de la DEPP).

5 – La lecture fonctionnelle est la lecture d’écrits ayant une fonction pratique dans le quotidien : recette de cuisine, notice de montage, horaires des trains, etc. Il ne s’agit donc pas de littérature, ici.

6 – Selon l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), on parle d’illettrisme « pour des personnes qui, après avoir été scolarisées en France, n’ont pas acquis une maîtrise suffisante de la lecture, de l’écriture, du calcul, des compétences de base, pour être autonomes dans les situations simples de la vie courante » (site de l’ANLCI). À distinguer donc de l’analphabétisme, qui désigne des personnes qui n’ont jamais été scolarisées.

7 – Sachant que, comme on peut le lire à la fin de la note d’information 17-17, « certains jeunes, en proportion variable selon les départements, ne se sont pas encore présentés à la JDC, et l’on sait, de par les précédentes enquêtes, qu’ils auront globalement de moins bons résultats que les autres ».

8 – « Aujourd’hui, la scolarité d’un enfant est fondée sur la succession des années scolaires. Autant d’années, autant de niveaux à atteindre obligatoirement pour passer dans la classe suivante. Autant de verdicts. Cette logique, qui fait de l’année scolaire l’aune à laquelle se mesure la progression d’un élève, ne correspond pas à la façon dont un enfant apprend à lire, à écrire ou à compter, dans la réalité. Nous savons tous que les enfants, pour différentes raisons, physiologiques, psychologiques, sociales, n’ont pas, au même moment, les mêmes possibilités. Je propose de substituer à ce rythme très normatif une organisation souple, fondée sur des cycles de plusieurs années. » (Nouvelle politique pour l’école primaire, discours du ministre Jospin le 15 février 1990).

9 – « Apprendre à lire, c’est apprendre à mettre en jeu en même temps deux activités très différentes : celle qui conduit à identifier des mots écrits, celle qui conduit à en comprendre la signification dans le contexte verbal (textes) et non verbal (supports des textes, situation de communication) qui est le leur. La première activité, seule, est spécifique de la lecture. » (Programmes d’enseignement de l’école primaire, arrêté du 25 janvier 2002).

10 – Graphème : plus petite unité écrite signifiante, soit lettre seule soit groupe de lettres (on, oin, etc.) représentant un phonème. Phonème : plus petite unité du langage oral. Ex. : voyelle, consonne ou groupe vocalique (oi, ou) et consonantique (ph, ch). (Définitions données dans Dyslexie, une vraie-fausse épidémie de Colette Ouzilou).

11 – Ces guillemets démystificateurs pour montrer qu’une tel enseignement n’a jamais été proclamé par le ministère ; l’enseignement de la lecture, si ravageur pour les écoliers depuis les années soixante-dix, devrait plutôt recevoir le qualificatif d’idéovisuel. Cf. infra.

12 – « Apprentissage et enseignement de la lecture », article de Jean Foucambert publié dans la revue Communication et langages, n°24, 1974, pp. 46-59 (version numérisée sur ce lien [http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1974_num_24_1_4154]).

13 – Comme on peut le lire dans le « chapeau » de l’article cité à la note précédente.

14 – Souligné par nous.

15 – Qui, du reste, n’a rien d’original, en ce qu’elle reprend l’argumentation développée par Liliane Lurçat dans la plupart de ses livres touchant à l’enseignement de la lecture, notamment dans La Destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs : « Pourquoi parler des thèses de Jean Foucambert ? D’une part parce qu’elles sont massivement diffusées à l’intérieur de l’école : Foucambert fait des adeptes qui imposent ses conceptions de la manière la plus intolérante. D’autre part, parce que les thèses de Foucambert sont reprises au ministère… » (François-Xavier de Guibert, 1998, p. 83).

16 – Colette Ouzilou, Dyslexie, une vraie-fausse épidémie, Presses de la Renaissance, 2001, p. 84, souligné par l’auteur.

17 – Je ne fais plus attention à la lettre et au son qu’elle rend quand je lis, mais au sens ; de même que, lorsque je conduis, je ne suis pas à détailler tous les mouvements que je fais pour débrayer et embrayer, mais je conduis. Sur la transparence du principe alphabétique pour la lecture, voir sur Mezetulle Catherine Kintzler « L’alphabet, machine libératrice ».

18 – Étudiant un extrait de La Maîtrise de la langue à l’école où, en 1992, le ministère, prenant l’exemple de la distinction entre cheval et chenal, jugeait que cette distinction est rendue peu affermie par la seule identification des composants graphophonétiques des deux mots, jusqu’à « impute[r] au décodage une erreur de sens, due en fait au non-décodage », Colette Ouzilou précise : « D’une part [dans le cas de cheval], la suite de sons décodés donne en écho, sans recherches préalables et instantanément, le sens d’un concept connu ; d’autre part [dans le cas de chenal], cette suite phonémique conduit automatiquement à l’identification précise d’un mot inconnu […]. La sécurité obtenue en conclusion du processus que nous venons de décrire [la méthode syllabique, autrement dit] permet au lecteur d’accéder tranquillement à un mot inconnu qu’il reconnaît alors comme inconnu [souligné par nous]. Tel n’est pas le cas du lecteur au corpus visuel [ie l’élève de CP selon Foucambert] qui « lira » SAXOPHONE parce que SAXONNE ne figure pas dans sa « bibliothèque » » (op. cit., pp. 53-54).

19 – Se reporter à l’analyse que mène Colette Ouzilou (op. cit., p. 71) des expressions « à la Foucambert » comme « critères de lisibilité » ou « fréquence du vocabulaire » : « Mais la « fréquence du vocabulaire » réduite au corpus [dans les manuels de lecture à prépondérance idéovisuelle] ? Le texte amputé des mots rares donc « illisibles » cautionne une ignorance. Cette amputation rassure le médiocre lecteur ignorant. ŒILLET étant ignoré de l’enfant au corpus et par lui indécodable, on évacue ŒILLET. Elle tourne le dos à l’exigence culturelle du lecteur, le vrai, qui veut rencontrer et lire sans effort ŒILLET, FUCHSIA et autre CHRYSANTHÈME ».

20 – Colette Ouzilou, op. cit., p. 68.

21 – Comme l’écrit Jean-Louis Poirier à propos de l’enseignement élémentaire de la IIIe République, dans La République et l’école, une anthologie, Presses Pocket, 1991, p. 68.

22 – Aux deux sens de ce mot : comme premier de cordée et comme celui qui apporte les lumières.

23 – « Sans programme, c’est-à-dire sans transmission progressive des savoirs jugés fondamentaux, chaque nouvelle génération n’est plus reliée aux précédentes, on fait pour elle table rase du passé de la manière la plus artificielle » (Liliane Lurçat, op. cit., p. 21). Où l’on voit qu’il ne s’agit pas là d’entretenir un rapport nostalgique au passé mais bien plutôt critique : le passé n’est porteur, fondamental, qu’à la condition d’être interrogé, mis à distance et repensé de fond en comble.

24 – « Dans cette école qui refuse le passé ou bien qui le filtre, le seul présent acceptable devient celui présenté par les médias, où l’exhibitionnisme et le catastrophisme font bon ménage. » (Liliane Lurçat, op.cit., p. 22)

25 – Jean Foucambert, « La Lecture, une affaire communautaire », article paru dans Les Cahiers de l’animation, 11, n°40, 1983. Version numérisée de cet article consultable ici [https://www.lecture.org/revues_livres/actes_lectures/AL/AL03/AL03P65.pdf]

26 – Liliane Lurçat, op.cit., p. 36.

27 – Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Presses Pocket, 1984, p. 355.

28 – L’école « a « écrémé » les milieux populaires des éléments les plus conformes pour en faire des agents intermédiaires et des instituteurs. Elle a suscité une philosophie de la réussite individuelle fondée sur le mérite scolaire afin de mieux refouler le spectre d’une promotion collective. Elle a injecté dans la production les 80% de la population dont elle avait besoin après les avoir alphabétisés et a conduit les autres, parce qu’ils étaient lecteurs, vers le savoir et le pouvoir. Il a fallu un siècle pour découvrir que cette sélection ne devait rien au mérite. La division entre lecteurs et déchiffreurs coïncide avec l’origine sociale, avec un environnement familial et avec des pratiques culturelles. On comprend aujourd’hui que l’école est là pour alphabétiser ceux qui ne seront pas lecteurs et que ceux qui le seront ne le devront pas à l’école ». (J. Foucambert, « La Lecture, une affaire communautaire »).

29 – Et lire ainsi la critique sociologiste que Bourdieu fait de l’école de la République intrinsèquement reproductrice, et pourquoi pas L’État et la révolution où Lénine pose les bases du renversement de l’État forcément bourgeois ; de même que le troupier à qui l’on a appris à tirer pourra tourner son arme contre n’importe qui, une fois son service militaire achevé. Dans les deux cas, il s’agit d’une véritable instruction (scolaire ou militaire).

© Tristan Béal, Etudes franco-anciennes, Mezetulle, 2018.

Harcèlement et novlangue

Nul n’est censé ignorer la loi. Celle-ci est exprimée dans une langue officielle qui, pour être parfois technique, n’en est pas moins conforme à l’usage attesté du français et en tout cas ne peut pas lui être contraire. Encore faut-il que ceux qui sont chargés de l’interpréter en cas de litige ne décident pas arbitrairement qu’un mot change de sens selon leur gré. Or les violences et les injonctions faites à la langue sont devenues courantes. Lorsqu’elles se produisent au sein de la fonction juridictionnelle, on peut en craindre les effets pour les droits, pour les libertés. En étudiant l’exemple de la signification du mot « harcèlement », dont il montre qu’elle est malmenée à un point extrême, André Perrin soulève un problème inquiétant.

Dans un article publié dans une revue juridique1, Marilyn Baldeck et Laure Ignace se félicitent qu’au bout d’un combat judiciaire de 13 ans, la Cour de cassation ait admis que « le harcèlement sexuel peut être constitué par un acte unique, y compris lorsque le harceleur n’a pas usé de pressions graves et n’a pas recherché un acte de nature sexuelle ».

Cette décision de la chambre sociale de la Cour de cassation, en date du 17 mai 2017, donne du harcèlement sexuel une définition pour le moins « contre-intuitive ». Elle opère en outre, comme le font observer les auteurs de l’article, un « revirement de jurisprudence ». Jusque-là en effet, le droit était en accord avec la langue. La loi du 2 novembre 1992, qui avait créé le délit de harcèlement sexuel, le définissait comme « le fait de harceler autrui en usant d’ordres, de menaces ou de contraintes, dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle par une personne abusant de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ». La loi du 17 juin 1998 y avait ajouté la notion de « pressions graves ». Dans les deux cas, les modes opératoires étaient assortis d’un pluriel indiquant que la répétition était requise pour qu’il y eût harcèlement. Que s’est-il donc passé ?

Une directive européenne du 23 septembre 2002, qui impose aux États membres de l’Union de réprimer le harcèlement sexuel, en a donné la définition suivante : « la situation dans laquelle un comportement non désiré à connotation sexuelle, s’exprimant physiquement, verbalement ou non verbalement, survient avec pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et, en particulier, de créer un environnement intimidant, dégradant, humiliant ou offensant ». Cette directive a été transposée dans une loi du 27 mai 2008 qui en reprend les termes. Dans ces textes, le pluriel a disparu et, avec lui, l’exigence de la répétition. A disparu également la nécessité que le harceleur eût pour but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle : il suffit que son comportement ait eu pour effet de porter atteinte à la dignité de sa victime ou de créer un environnement intimidant ou offensant. Ainsi, dans le cas d’espèce que la Cour de cassation a tranché, la plaignante reprochait à son supérieur hiérarchique de lui avoir dit, alors qu’elle avait pris des coups de soleil, qu’elle devrait « dormir avec lui dans sa chambre, ce qui lui permettrait de lui faire du bien ». Elle avait été déboutée de sa plainte par la cour d’appel de Metz. C’est ce jugement de la cour d’appel qui a été annulé par la Cour de cassation.

On peut admettre que le caractère « sexuel » d’un comportement ne se rapporte pas seulement à la tentative d’obtenir des faveurs sexuelles, mais à des actes ou à des paroles qui, ayant simplement une connotation sexuelle, sont susceptibles d’offenser. Nous laisserons donc cette question de côté. Tout au plus peut-on se demander s’il est judicieux de mettre dans le même sac, en l’occurrence de faire relever de la même catégorie juridique, des plaisanteries graveleuses, des grossièretés, des goujateries à la Donald Trump d’une part, et des pressions exercées par une personne ayant autorité pour obtenir des faveurs sexuelles d’un ou d’une subordonnée, d’autre part. Lorsqu’un universitaire presse une de ses thésardes de céder à ses avances alors que l’un et l’autre savent pertinemment que la carrière de la seconde dépend du premier2, on a là un comportement qui s’apparente moralement sinon juridiquement à du chantage, ce qui est d’une tout autre gravité.

En revanche, considérer qu’un acte unique peut être appelé harcèlement est autrement problématique. Le lecteur sera donc curieux de savoir comment Marilyn Baldeck et Laure Ignace le justifient. Évoquant le refus constant des magistrats de qualifier un acte unique de harcèlement, elles écrivent : « La raison la plus souvent avancée pour refuser « l’acte unique » fût [sic] de haute volée juridique : des considérations lexicales l’empêcheraient, le « harcèlement » étant par définition répétitif. Argument bien pratique, dispensant d’énoncer l’ineffable réalité : le législateur, là encore, ménageait une marge de manœuvre aux harceleurs sexuels ». Les auteurs s’exprimant manifestement par antiphrase, il faut comprendre que les considérations lexicales ne sont pas des arguments de haute volée juridique, autrement dit que le droit n’a pas à s’embarrasser du sens qu’ont les mots dans la langue que les magistrats utilisent pour rendre des jugements au nom du peuple français. La seconde raison invoquée par Mmes Baldeck et Ignace relève d’une philosophie du soupçon : la prise en compte du sens qu’ont les mots dans la langue serait une ruse ou un stratagème au moyen desquels le législateur chercherait à favoriser les agissements des délinquants.

On pourrait aller très loin avec cette manière de raisonner. La langue et le droit distinguent ensemble le meurtre de l’assassinat, qui est un meurtre prémédité, passible à ce titre de peines plus sévères. Ne pourrait-on pas dire que cette distinction est bien commode pour dispenser « d’énoncer l’ineffable réalité » (l’horreur du crime dans les deux cas) et qu’à travers elle le législateur ménage « une marge de manœuvre » aux simples meurtriers : si on les appelait assassins, en se moquant du dictionnaire, ne pourrait-on pas mieux prévenir et réprimer le crime ?

Plus ou moins conscientes de la fragilité d’une rhétorique qui consacre le divorce de la langue et du droit, Marilyn Baldeck et Laure Ignace se décident à porter le combat dans le champ de la lexicographie : il leur faut prouver qu’en français le mot harcèlement n’implique aucune réitération. À cet effet, elles recourent à l’argument d’autorité en indiquant dans une note en bas de page que l’argument selon lequel le harcèlement serait par définition répétitif est « battu en brèche par le linguiste et lexicologue Alain Rey ». Devant cette affirmation, le réflexe du lecteur est de se saisir du dictionnaire Robert de la langue française dont le maître d’œuvre est Alain Rey soi-même. Dans le volume 3 de la 2e édition (2001), à l’entrée harcèlement, il trouve la définition suivante : « Action de harceler » et à l’entrée harceler : « Soumettre sans répit à de petites attaques réitérées, à de rapides assauts incessants », puis : « Presser, attaquer (qqn) de façon réitérée de manière à l’excéder », et enfin « Importuner (qqn) par des demandes, des sollicitations, des incitations ». On ne voit pas vraiment qu’Alain Rey batte en brèche le caractère répétitif du harcèlement. Heureusement, nos auteurs nous fournissent la référence du « battage en brèche » d’Alain Rey : c’était sur France Inter, le 27 mai 2012 dans l’émission 3D. Le lecteur se fait donc auditeur et entreprend d’écouter le podcast de l’émission susdite. Et, en effet, il entend le lexicographe préféré de France Inter et de Télérama apporter de l’eau au moulin de Marilyn Baldeck avec l’argument suivant3 : le mot harcèlement est une variante du terme « hercèlement », lui-même dérivé du mot herse qui se rapporte à un supplice usité au XVe siècle. À l’origine, il s’agit donc d’une action d’une très grande violence qui peut être réalisée en une seule fois. Les juristes qui ont défini le harcèlement se sont donc « pris les pieds dans le tapis », déclare Alain Rey, ils auraient dû se référer à l’étymologie pour en donner une définition rigoureuse.

On ne sait pas trop où M. Rey a été chercher que pour bien faire leur métier, les juristes doivent donner aux mots non pas le sens qu’ils ont aujourd’hui, mais celui que ceux dont ils sont dérivés avaient il y a plusieurs siècles. Appliquons néanmoins son principe. Le mot travail, comme chacun sait, vient du latin tripalium où il désignait un instrument de torture. En conséquence de quoi, tous les employeurs tombent ès qualités sous le coup de l’article 222-1 du code pénal qui punit de quinze ans de réclusion criminelle « le fait de soumettre une personne à des tortures ou à des actes de barbarie ». Avec M. Alain Rey comme conseiller au ministère de la justice, les tribunaux ne sont pas près d’être désencombrés. Quant au ministère de la Vérité de 1984, dont la façade était ornée des trois maximes La guerre, c’est la paix ; La liberté, c’est l’esclavage ; l’ignorance, c’est la force4, il pourra y faire graver une quatrième : le harcèlement est une action d’une très grande violence qui peut être réalisée en une seule fois.

Il est parfaitement légitime que le législateur et les tribunaux répriment une agression sexuelle, fût-elle purement verbale, même si elle n’est pas réitérée. On peut également admettre qu’il la punisse des mêmes peines que si elle l’était : après tout, l’assassinat est passible de la réclusion criminelle à perpétuité, qu’il soit ou non réitéré. Il n’a pas été nécessaire pour cela de changer le sens du mot assassinat. Il n’y a pas davantage lieu de baptiser harcèlement un acte qui n’a pas été réitéré pour le réprimer comme on estime qu’il doit l’être. Ce qui est inquiétant, c’est cette volonté délibérée de mal nommer les choses. Albert Béguin écrivait : « Il n’est pas de plus pernicieux despotisme que celui qui fait violence au langage »5. Que des politiciens fassent violence au langage, on peut le déplorer, on ne peut pas s’en étonner. En revanche lorsque, conjuguant leurs efforts, des juristes et des linguistes leur emboîtent le pas, il y a de quoi s’alarmer.

Notes

1Le Droit Ouvrier n° 832 novembre 2017.

2 – Simple expérience de pensée. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait l’effet d’une pure coïncidence.

3 – Entre 6’ et 12’.

4 – George Orwell 1984 Gallimard Folio p. 43.

5 – « Notes sur les paradoxes de la civilisation » Esprit, janvier 1953.

© André Perrin, Mezetulle, 2018

L’écriture inclusive séparatrice. Dossier récapitulatif

Faites le test « Bisous à tous deux »

Au moment où la discussion sur l’écriture dite « inclusive » semble atteindre son étale de haute mer, je propose ci-dessous une récapitulation des articles publiés sur Mezetulle (l’ancien et le nouveau) à ce sujet et sur la féminisation des termes. On trouvera dans les notes de ces différents textes d’autres références enrichissant la réflexion.
Je saisis l’occasion pour joindre une pièce au dossier. Le test « Bisous à tous deux » révèle que l’écriture « inclusive » et généralement la novlangue acharnée à séparer les sexes non seulement sont exclusives, mais qu’elles procèdent à une « invisibilisation ».

[mise à jour de la liste des articles : 2 juin 2019]

Tout récemment, en écrivant un mél à un couple ami – composé, cela a son importance, d’un homme et d’une femme – je me suis rendu compte non seulement que je ne pouvais pas m’adresser à eux comme couple en pratiquant l’écriture inclusive, mais aussi que la diffusion de celle-ci risque de rendre difficile une expression vraiment inclusive même pour ceux qui ne la pratiquent pas.

« Chers tous deux » : c’est ainsi que j’ai l’habitude de commencer les courriels que je leur envoie. Mais la novlangue politiquement correcte réclamant la spécification sexuée jette le discrédit sur cette formule, au motif qu’elle « invisibilise » le féminin. Si cette novlangue se répand et devient norme, l’usage extensif (désignant les deux genres et en l’occurrence les deux sexes) au pluriel du genre non-marqué (dit improprement masculin) ne sera plus compris. De sorte que la formule « Chers tous deux » se ratatinera sur un sens intensif ; elle ne pourra être utilisée que pour s’adresser à deux personnes de sexe masculin…

Bien sûr je peux pratiquer l’évitement absolu et écrire « Cher X, chère Y », mais je pourrais aussi bien m’adresser ainsi à deux personnes ne formant pas un duo (en l’occurrence un couple). Parler d’un duo composé d’un homme et d’une femme ou s’adresser à lui : c’est vraiment le moment d’être inclusif ! Alors essayons de recourir à l’écriture inclusive et voyons si elle inclut tant que ça.

Je me lance. Pas facile. En plus il y a ce fichu accent sur « chère »1… . En plus qu’est-ce que je vais faire du « t » qui n’apparaît pas au pluriel du genre non-marqué et qui apparaît au genre marqué aussi bien au singulier qu’au pluriel ?
J’évite la difficulté technique en optant pour la simplification : d’emblée je mets l’ensemble au pluriel. « Chers·ères tous·tes deux ». Ouf, ça semble tenir la route !

Mais on n’a pas avancé pour autant. Avec cette formulation chiffrée, je ne m’adresse pas davantage à deux personnes de sexe différent : je ne fais que reproduire et figer cette fois dans l’écriture, par un encodage savant, la difficulté que je signalais plus haut. Une fois décryptée, l’écriture inclusive va en effet me faire dire successivement et lourdement d’abord « chers tous deux » cette fois au sens intensif et restrictif ( = deux personnes de sexe masculin), puis « chères toutes deux ». Autrement dit en privant le genre non-marqué (dit masculin) de la fonction extensive, elle en restreint l’usage : il ne désigne plus alors que le masculin, le vrai, celui qui a des couilles. Mais cette privation fait également disparaître la fonction extensive : en prétendant enrichir et préciser la langue, on l’appauvrit2.

Avec « Chers·ères tous·tes deux » le duo formé de deux personnes de sexe différent est « invisibilisé » ! On s’adresse soit à un duo homosexué dont le sexe est indéterminé, soit à un ensemble de duos homosexués dont l’un au moins est de sexe différent de l’autre ou des autres.

Résultat de ces tentatives : on ne sait plus comment s’y prendre pour désigner conjointement un couple ou un duo de personnes dont l’une est de sexe masculin et l’autre de sexe féminin3. Alors qu’avec un genre extensif4 c’était tout simple, intelligible par tous, économique et élégant.

CQFD : l’écriture dite inclusive est exclusive – et en cette occurrence sa belle volonté de « visibilité » la voue à un sexisme délirant qui fait obstacle à la désignation de couples hétérosexués. Strictement partageuse elle sépare les sexes, et n’envisage pas qu’on puisse les inclure dans un même genre, non seulement lorsqu’on les rassemble dans un groupe pas forcément pair (« chers lecteurs, chers auditeurs, chers amis, chers adhérents.. »), mais aussi quand on les considère en duo ou quand ils se réunissent en paires amoureuses. On peut s’interroger sur les prétendus objectifs de « visibilisation » et de « diversité » impliquant une telle discrimination.

Que faudra-t-il comprendre désormais au sujet des « amants désunis » du poème de Prévert dont il est dit qu’ils vivaient « tous les deux ensemble » ?
Et faites gaffe quand vous écrirez « bisous à tous deux » dans un sms.

Récapitulation

« Le sexe et la langue » de Jean Szlamowicz, lu par Jorge Morales (2 juin 2019)

« L’écriture inclusive pour les malcomprenant·e·s » par CK (9 oct 17)

« Féminisation, masculinisation et égalité(E) » par Mezetulle (1er avril 2017)

« La langue française : reflet et instrument du sexisme ? » par André Perrin (28 oct. 2014)

« Madame le président et l’Académie française » par CK (15 oct. 2014)

« Novlangue : comment dit-on « la victime » au masculin ? » par CK (4 août 2014)

Sur le site d’archives :

« La langue est-elle sexiste? » par Jorge Morales (18 sept. 2014)

« Humanité, différence sexuelle et langue » par Alain Champseix (21 août 2014)

Edit du 17 décembre 2017. Je me permets de signaler la chronique de Sabine Prokhoris dans Libération du 14 décembre « Le trompe-l’œil de l’écriture inclusive« .

Notes

1 – Je repense à la réplique du personnage incarné par Jean-Pierre Bacri dans le film d’Agnès Jaoui Le Goût des autres. Entendant les premiers mots de Bérénice, il soupire : « P… en plus, c’est en vers ! ». Eh oui, p…, le français est une langue accentuée !

2 – On a vu dans un précédent article que le genre non-marqué (dit « masculin ») n’a pas le monopole de cette fonction extensive puisqu’il existe en français bien des substantifs de genre marqué (dit « féminin »), comme « la personne », « la victime », qui la remplissent.

3 – Effet restrictif et discriminant que produisent aussi les formules d’un personnel politique s’obstinant à réitérer la séparation avec « celles et ceux », « toutes et tous », « nombreuses et nombreux ». Mais ajoutons une note rassurante : il en faudra sans doute davantage pour rendre les lecteurs insensibles à la subtilité d’une Amélie Nothomb lorsqu’elle écrit à la page 10 de son roman Frappe-toi le cœur (Paris : Albin Michel, 2017) : « Le plus beau garçon de la ville s’appelait Olivier. […] Gentil, drôle, serviable, il plaisait à tous et à toutes. Ce dernier détail n’avait pas échappé à Marie. » On ne peut ramener plus nettement et plus drôlement la formule faussement inclusive tous et toutes à sa fonction séparatrice.

4 – Voir la note 2.

L’écriture inclusive pour les malcomprenant·e·s

L’écriture inclusive est à la mode. J’essaie de m’y mettre, avec bien du mal. Il faut dire que je traîne un lourd handicap, séduite que j’étais par les raisonnements de l’Académie française. Elle prétend que genre grammatical et genre naturel sont disjoints, et qu’il existe en français un genre marqué et un genre non marqué ayant valeur extensive1. J’en étais encore là lorsque j’ai publié mon affreux poisson d’avril 2017 imprégné de malveillance et nourri par ces arguments ringards. Maintenant que j’ai pris de bonnes résolutions pour la rentrée, je fais des exercices de rééducation. Mais il y a encore des choses que je n’arrive pas à faire ou que je ne comprends pas.
Voici par exemple deux difficultés.

1° Je ne sais pas expliquer à un petit garçon qui vient d’entrer en CE1 comment on doit prononcer une séquence écrite ainsi :

« les instituteur·rice·s conseillent à leurs nouveau·elle·x·s élèves d’être travailleur·euse·s »

J’espère que c’est correct : je tente d’appliquer les recommandations du manuel qui fournit la formule de composition des mots avec le « point milieu » et où on trouve également des listes de transcriptions2. C’est ainsi que, tentée d’abord d’écrire « nouveaux·elles », j’ai renoncé et observé plus scrupuleusement la règle indiquée page 7 du Manuel, ce qui donne dans mon application de malcomprenante : «  nouveau·elle·x·s ». Inutile de préciser que, d’ordinaire excellente dactylo en écriture « normale » (oops, pardon, en écriture macho), j’ai mis pas mal de temps à taper la séquence. J’excepte bien sûr le temps passé à trouver le code pour obtenir le « point milieu » : on nous rassure, les claviers vont bientôt remédier à ce défaut. N’empêche que même avec cette touche supplémentaire, il va falloir acquérir d’autres automatismes de frappe.

Revenons à notre séquence. Une partie se déchiffre en lecture alphabétique (en voyant ce qui est écrit, on sait quels sons on doit émettre3) mais une autre partie ne peut pas se lire ainsi. En effet, dès qu’un terme contient un ou plusieurs « points milieu », il faut repérer les lettres à déplacer pour les coller à un radical commun qu’il faut isoler mentalement, puis ajouter les éventuelles marques du pluriel qui sont à coller aux mots déjà obtenus, toutes opérations d’autant plus difficiles qu’elles ne se présentent pas séquentiellement. Il n’y a plus de principe homogène de lecture.

Davantage : à certains moments il faut dire ce qu’on voit, à d’autres il faut dire ce qui n’est pas écrit et recourir à une interprétation qui transcende la littéralité. Mais quelle interprétation ? Faut-il dire « les instituteurs et les institutrices » ou mettre en facteur l’article et se lancer dans un shortcharabia du genre « les instituteurs-trices » ou « les instituteurs-institutrices » ? Fort heureusement, je trouve en ligne un charitable article4 qui suggère des solutions pour me sortir de la « crétinerie » :

« Qui s’habitue pendant quelques [sic]5 temps à la lecture de tweets et d’articles en écriture inclusive en arrive tout naturellement à deux types de comportement.
Premièrement, le cerveau transforme cette notation en un terme neutre: si nous lisons «les chanteur·euse·s», nous comprenons immédiatement qu’il s’agit des hommes et des femmes qui chantent. Et hop, passage au mot suivant, comme dans la méthode globale.
Deuxièmement, s’il nous faut désormais lire un texte inclusif à voix haute, on prendra la peine de développer en disant «les chanteurs et les chanteuses», ce qui est moins lourd à l’écrit. »

Sortir de la crétinerie, c’est une gymnastique : « hop » passer au mot suivant « comme dans la méthode globale », autrement dit zapper. Au diable la mécanique, vive la « compréhension » immédiate ! Ou alors à haute voix, c’est « développer » une séquence qui n’est pas écrite et qu’on va chercher où ?…. mais dans sa « culture », dans ses « prérequis » ! Que voilà une bonne idée pour une école « inclusive » qui ne recourt à aucun présupposé, et qui pourfend les « implicites » générateurs de discrimination !

2° Je n’ai toujours pas résolu une question que posait mon insolent poisson d’avril. Comment fait-on dans l’autre sens ? Je veux dire : comment fait-on avec les mots de genre marqué (dit improprement féminin) qui peuvent désigner des personnes de sexe masculin ? J’ai beau scruter les listes du Manuel je ne les y trouve pas6.

Je complique ma vie de malcomprenante en imaginant ce petit exercice pervers : transposer en écriture inclusive et gender-correcte le texte suivant.

« Les nouvelles recrues (de nombreuses personnes ont été admises), se sont bien vite adaptées. Celles qui ont été postées comme sentinelles n’ont rencontré aucune difficulté, même si les estafettes ont eu un peu de mal à remplir leur fonction. Mais une vigie prénommée Victor a été la dupe d’une mauvaise plaisanterie faite par une fripouille. L’enquête a réussi à identifier cette dernière – un garçon peu recommandable – et la victime a été réconfortée : Victor est à présent la vedette du régiment, décidément c’est une star. »

Faut-il opter pour la manière forte en inventant une forme « masculine » à affubler aux substantifs recrue, personne7, sentinelle, vigie, estafette, dupe, fripouille, victime, vedette, star ? Ou bien faut-il les laisser tels quels en admettant qu’ils deviennent épicènes et ne faire varier que l’article ? En tout état de cause, on peut craindre que leur enlever la marque dite (improprement) du féminin, et dire « le victime », « le personne », etc., serait une « invisibilisation ».

Notes

1 – Voir http://www.academie-francaise.fr/actualites/feminisation-des-titres-et-des-fonctions On peut souligner que l’Académie ne parle pas de « neutre », mais de « genre non marqué » ou « extensif ». Comme on le verra plus loin, l’Académie ne précise pas dans ce bref texte que le genre marqué peut, plus rarement il est vrai, avoir valeur extensive.

2 – Manuel d’écriture inclusive de l’agence Mots clés, dont la promotion figure sur le site officiel du Secrétariat d’Etat en chargede l’égalité entre les femmes et les hommes : http://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/initiative/manuel-decriture-inclusive/

3 – Voir ici même l’article « L’alphabet, machine libératrice ».

4 – « Huit idées reçues ou crétineries sur l’écriture inclusive » par Lucile Bellan et Thomas Messias.

5 – On voit ici que les signataires (j’écris « signataires », stratégie d’évitement, parce que je ne sais pas s’il faut écrire « l’auteur et l’auteure » ou « l’auteur et l’autrice » ou « les auteur·e·s » ou « les auteur·rice·s ») ont aussi des problèmes avec le nombre et pas seulement avec le genre.

6 – Je ne les trouve pas dans les listes. Car pour le nom personne, il est utilisé par le Manuel sans état d’âme au genre marqué (dit féminin) pour désigner aussi bien des femmes que des hommes. On y donne même en exemple la dénomination québecoise des Droits de la personne humaine : à moins d’être « malcomprenant·e » ou androphobe maniaque, on n’en déduit pas que seules les femmes ont des droits. Mais on en conclut que les signataires du Manuel, malgré leurs déclarations, souscrivent bien au concept de genre extensif proposé par l’Académie. Ils le réservent au seul genre marqué, mais ça ce n’est pas du sexisme, c’est seulement un juste retour des choses.

7 – Il faut distinguer le substantif et le pronom « personne ». Au sujet du pronom, le Dictionnaire d’orthographe de Jouette précise que, « étant indéterminé, il est accordé au masculin [je préfère dire : genre non marqué] singulier mais que « si le mot ne peut désigner qu’une femme, l’accord se fait au féminin ». Ainsi on écrira « Personne n’est assez prudent » et « Personne n’était plus belle que Cléopâtre ». Et le Dictionnaire d’ajouter : « Alors qu’une reine dira : Personne n’est plus puissant que moi (les rois étant englobés dans la comparaison). »

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2017.

Voir le dossier des articles sur ce sujet  : https://www.mezetulle.fr/lecriture-inclusive-separatrice-faites-le-test-bisous-a-tous-deux/

Lire aussi sur ce site :
« Féminisation, masculinisation et égalité(e)« 
« L’alphabet, machine libératrice »
« La langue française : reflet et instrument du sexisme ? » par André Perrin

Virgile et les tracteurs. Paysans et langues anciennes

Au moment où des associations d’agriculteurs s’apprêtent à perturber la circulation en Île de France (12 millions d’habitants, ça fait du monde à emm…), je reçois un courrier (voir -ci-dessous) de l’Association des professeurs de Lettres, intitulé « Réponse à une non-réponse ». Son appel en faveur des langues anciennes, diffusé le 2 mai dernier et signé par de nombreuses personnalités intellectuelles, est jusqu’à présent resté sans réponse du Ministère de l’Éducation nationale – ah, non je me trompe : la ministre a parlé de « pseudo-intellectuels ». Quant à l’Elysée, bien sûr, elle a botté en touche : pas de temps pour les intellos, pas de temps pour les langues anciennes.

Évidemment, les défenseurs de l’enseignement des langues anciennes n’ont ni tracteurs, ni tombereaux de purin à répandre, ni fusils de chasse, ils n’ont pas de drapeau régional à brandir, ni même de bonnet rouge (quoique Mezetulle les verrait bien coiffés d’un bonnet phrygien), ils ne mettent le feu nulle part, ne s’en prennent à aucun bien public ! Du reste, on peut penser que la tactique du blocage des routes (à supposer qu’elle leur soit accessible) leur serait brutalement refusée manu militari et à juste titre car elle est illégale1, et puis l’opinion s’insurgerait, comme elle l’a fait lors du blocage de l’A1 par les « gens du voyage »2.

Mezetulle a une idée : puisque certains agriculteurs peuvent user impunément de ce moyen pour se faire entendre, pourquoi ne pas leur demander l’hospitalité et grimper sur leurs tracteurs en brandissant un exemplaire des Bucoliques et des Géorgiques de Virgile ?

© Mezetulle, 2015

  1. Ainsi que le rappelle le secrétaire général de l’UNSA-Police []
  2. Voir cet article  []

Si l’on apprenait le français ?

La réforme du collège et de ses programmes

Jean-Michel Muglioni soutient ici une fois de plus que la nouvelle réforme du collège et de ses programmes ne peut qu’accroître le mal qu’elle est censée guérir. Mais ses arguments ne sont pas ceux des politiciens qui la critiquent et qui, lorsqu’ils étaient au pouvoir, détruisaient eux aussi l’école.

La réforme du collège et de ses programmes

La volonté de mettre fin à l’échec scolaire ou du moins de le réduire est le principe revendiqué de la nouvelle réforme du collège et des programmes. Rien en effet n’est plus légitime, ni plus urgent. Mais, pour trouver les moyens adéquats d’y remédier, il faudrait ne pas se méprendre sur les causes de cet échec. Or est essentiellement invoquée une cause socio-pédagogique : les élèves tels qu’ils sont, en raison de leur milieu social, ne peuvent plus suivre les cours dits traditionnels, et la pédagogie correspondant à ces cours ne peut les y intéresser, de sorte qu’un grand nombre d’entre eux « décroche » ou « s’ennuie ». L’interdisciplinarité et l’étude de thèmes sont présentées comme une nouvelle manière d’enseigner qui devrait éveiller leur intérêt. Que le projet de programme mette en valeur l’islam ou la traite négrière doit être interprété dans cette optique : le public qu’on croit rebelle à l’actuel enseignement trouverait là ce qui lui convient.

On se trompe sur l’intérêt des élèves

Il est juste de ne rien cacher de la traite négrière – à condition d’y inclure l’esclavage en Afrique avant l’arrivée des Européens, ce qui relève aussi de l’histoire de l’Islam, part essentielle de l’histoire médiévale. Il y a longtemps que les professeurs d’histoire traitent ces questions. Mais que le projet de programme propose (ou seulement ait proposé avant une levée de boucliers) de rendre l’étude de la civilisation islamique obligatoire et les Lumières facultatives, voilà encore non pas, comme le disent les politiciens, une mise en cause de l’identité française, mais toujours la même illusion pédagogiste fondée sur l’idée que l’élève a des intérêts qui viennent de son milieu social et qui doivent servir de point de départ pour l’ouvrir sur autre chose. Si tout simplement, dans cette affaire, la peur était mauvaise conseillère ?

Il est vrai qu’il serait absurde, quand un élève manifeste un intérêt pour quelque chose, de ne pas en tirer parti. Encore faut-il que ce soit un véritable intérêt et non pas une vague opinion, encore faut-il surtout que l’idée que s’en font psychologues et pédagogues ne soit pas fausse. Ainsi les enfants dont les grands-parents sont nés en Afrique du nord ont-ils un véritable intérêt pour la religion et la civilisation islamiques ? Sont-ils plus « concernés » par l’histoire de l’Islam que par celle de la Grèce antique ou du XVIIIe siècle européen ? On sait que dans les pays musulmans elle est assez communément ignorée… L’enseigner est donc nécessaire, non pas parce que cela intéresserait particulièrement tel groupe social, mais parce que c’est ignoré. Instruire, c’est faire naître un intérêt pour la vérité et non pas enfermer dans ce qui paraît intéressant avant qu’on se soit instruit.

Les causes de l’échec scolaire : l’ignorance du français

Quelle est la véritable raison du décrochage de trop d’élèves et de l’ennui de beaucoup d’autres ? D’abord l’incompréhension : tout simplement le fait qu’ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit parce qu’ils ne parlent pas le français, comme me le disent mes amis qui enseignent dans certaines campagnes où il n’y a ni émigrés, ni étrangers. Donc apprenons le français dès l’école primaire et décidons de redonner à cet enseignement une place royale au collège. Au début des années soixante, dans des lycées alors bourgeois, les élèves avaient 8 h de cours de français (10 h pour le professeur qui avait deux heures en demi-classe). Aujourd’hui, dans le collège unique, on se contente de 4 h 30 (dont 30 min en groupes à effectifs allégés), ou 5 h. Le statut même du professeur de français a changé avec celui de sa discipline, noyée au milieu de trop d’autres disciplines, lesquelles n’ont pourtant aucun intérêt tant qu’on ne maîtrise pas la langue qui permet de les comprendre. Je ne sache pas que les réformateurs aient vu le problème. Dans ces conditions, ajouter dès la cinquième une seconde langue vivante est une plaisanterie. Prétendre qu’on offre à tous ce qui était jusqu’ici réservé à quelques favorisés procède d’une très basse rhétorique qui en dit long sur le pouvoir en place. Mais il a la chance d’être très bien soutenu par les cris outrés d’une opposition qui, lorsqu’elle était aux affaires, ne faisait pas mieux.

Les élèves qui perdent leur temps au collège

Il y a une autre raison du décrochage de certains élèves : ce n’est plus seulement qu’ils ignorent la langue, ils ne voient pas l’intérêt de s’instruire. On n’ose pas l’avouer, et pourtant chacun connaît parmi ses amis ou dans sa propre famille (quel qu’en soit le milieu social) un enfant manifestement intelligent dont la scolarité est catastrophique, et qui, une fois sorti de l’école, si la chance ou sa famille lui permettent d’exercer un métier, s’éveille d’un seul coup et devient même capable d’apprendre. Un assez grand nombre d’élèves sont dans ce cas, qui perdent donc leur temps au collège ou même au lycée : il convient de leur proposer autre chose, et par exemple d’organiser l’apprentissage assez tôt…

La nécessité de diversifier les enseignements

Mon diagnostic n’est recevable que si l’on reconnaît que tous les élèves ne peuvent pas, au moins à partir du collège, suivre les mêmes études. En rester au principe du collège unique voue toute réforme à l’échec. À chaque nouveau ministre, nous aurons un nouveau constat d’échec et une nouvelle réforme. Les principes qui jusqu’ici faisaient, selon certains sociologues et certains pédagogues, monter le niveau, ont amené l’échec de l’école ; on avoue aujourd’hui l’échec, mais on invoque les mêmes principes pour l’en sortir ! Tant qu’on refusera, au nom de l’égalité, de diversifier les enseignements, rien n’améliorera le sort des plus démunis, et les plus favorisés socialement iront s’instruire en dehors de l’école publique ou même de l’enseignement privé sous contrat. Aujourd’hui déjà le préceptorat familial est la règle, qui assure une reproduction sociale infiniment plus efficace que le lycée d’autrefois. Les privilégiés que le gouvernement fustige n’ont pas de souci à se faire : il ne sortira personne de la nouvelle école pour venir prendre leurs places.

Une défense en apparence sérieuse de la réforme

J’ai entendu un commentateur respectable rappeler qu’il avait appris le latin et le grec jusqu’à la terminale, il y a un demi-siècle déjà, et qu’il en avait tiré le plus grand profit. Il a ajouté que les temps ayant changé, les langues anciennes ne peuvent plus avoir la place qu’elles avaient alors : de nouvelles matières sont apparues, il faut apprendre l’informatique, et l’interdisciplinarité est devenue la règle en particulier dans l’entreprise. J’ai entendu une directrice du ministère reprendre l’argument de Jospin selon lequel le progrès des sciences est si rapide qu’il faut souvent changer les programmes. L’un et l’autre avaient oublié que leur intérêt pour ces nouveautés reposait sur le savoir élémentaire qu’ils avaient pu acquérir et dont ils privent les générations suivantes. Ils ne savent pas que l’invention de l’avion puis des fusées n’a pas entraîné la disparition de la course à pied.

Le refus de l’élémentaire

Les élèves les plus en difficulté (je répète : d’abord parce qu’ils ne parlent pas le français) seront perdus. Par exemple les thèmes du programme d’histoire sont passionnants, mais ils n’ont rien d’élémentaire1. Et les changements permanents de programme font qu’un élève qui décroche ne peut être aidé par un aîné qui n’aura pas eu le même programme. Bref, on le voit, le pédagogisme est la renonciation à l’enseignement élémentaire : au lieu que la progression soit définie en fonction de la nature du savoir enseigné, de telle sorte que le maître apporte dans l’ordre les éléments qui permettent d’avancer, comme on monte un escalier marche après marche, au lieu donc de s’en tenir au b-a, ba, on obéit à des considérations psychologiques et sociologiques. L’oubli de l’élémentaire et l’ouverture sur le monde extérieur font inévitablement de l’école l’écho des débats médiatiques. Et c’est la vraie raison des changements de programmes : on s’imagine que les élèves s’intéresseront à ce qui est dans l’air du temps, tandis que les bases du savoir ne peuvent pas les concerner. Il paraît ainsi plus aisé de parler du développement durable que d’enseigner les éléments de géographie (apprendre par exemple à lire une carte) et de science naturelle (je garde délibérément cette dénomination) qui permettraient de voir clair dans la confusion des débats sur ces questions. Voilà pourquoi aujourd’hui déjà des retraités reprennent en main des enfants abandonnés par l’école et, puisqu’ils sont bénévoles et libres de ne pas suivre les directives ministérielles, leur apportent un enseignement réellement élémentaire…

P.S. – Je sais que par bonheur un assez grand nombre de professeurs continuent d’exercer réellement leur métier « d’instituteur », c’est-à-dire instruisent leurs élèves malgré les pressions ministérielles. Mais leur tâche est de plus en plus difficile. Et je n’ai rien dit ici de l’intérêt d’apprendre une langue morte, irremplaçable apprentissage réflexif d’une langue qu’on ne parle pas, et que ne pallie nullement l’étude de l’histoire et des mythes de l’Antiquité. Mais le français lui-même est-il autre chose pour nos réformateurs qu’une langue de communication ?

Notes

1 –  Comme me le rappelle un ami, la directrice dont je viens de parler prétendait que la chronologie n’était pas absente des nouveaux programmes d’histoire parce qu’on étudiait l’Antiquité et le Moyen Âge en 6e, la suite du Moyen Âge en 5e, etc., confondant donc la périodisation et la chronologie. Or seules des dates et la détermination d’une succession permettent de se repérer dans le temps. Sans « avant » et « après » il n’y a pas d’histoire. [Voir aussi l’article « Après les attentats du Bardo, enseigner la chronologie« ]

Image, alphabétisation, laïcité

Jean-Michel Muglioni entend montrer qu’il y a un refus de l’image qui est aussi idolâtre que l’idolâtrie – c’est-à-dire la sacralisation de l’image – et que seule la parole et donc la maîtrise d’une langue peut nous en délivrer : l’alphabétisation seule peut libérer les hommes. Mais à cet égard la leçon des assassinats de janvier à Paris ne semble toujours pas comprise.

 

On ne peut se coucher sur l’image d’un lit

J’ai appris lors de mes études platoniciennes que nous commençons par prendre l’apparence pour la réalité. Nous croyons avoir prise sur les choses mêmes, alors que nous n’en tenons que les images. Ces images sont des simulacres, c’est-à-dire non pas des images se donnant pour telles et par là nous apprenant quelque chose sur ce dont elles sont des images, mais des trompe-l’œil, qui nous font croire en la présence d’un objet pourtant inexistant. L’image, comprise comme telle, peut nous rappeler ce dont elle est l’image : il faut pour cela que nous ayons conscience de ce qui la distingue de son modèle et qu’elle-même n’en soit pas le double ni ne cherche à l’être. Le simulacre au contraire passe pour la réalité. Comme si par exemple nous croyions qu’il y a un lit dans la chambre que l’aubergiste nous propose alors qu’il s’agit seulement d’un lit peint sur un mur. Platon, qui imagine cette plaisanterie, nous demande si nous pourrions nous étendre sur un tel lit. Or nous ne cessons en matière de politique de nous laisser séduire par des images qui passent pour la réalité, des simulacres, des illusions, et nos faiseurs d’illusions ne savent peut-être pas eux-mêmes qu’ils sont coupés du réel : ils sont naïvement réalistes.

 

La difficulté de distinguer l’image et ce dont elle est l’image

En faisant un cours de philosophie à des jeunes gens de 17 ou 18 ans, j’ai appris à quel point Platon a visé juste, tant la confusion de l’image et de son objet est enracinée dans les esprits. Il m’est arrivé de ne pas pouvoir faire comprendre que l’image de ma pipe – c’était le temps où nous fumions tous – et ma pipe sont deux choses différentes. J’avais dessiné au tableau la pipe que je tenais à la main pour bien montrer cette différence ; j’avais même dit que je ne pouvais pas fumer mon croquis – je n’avais pas pensé alors au célèbre tableau de Magritte intitulé La Trahison des images connu surtout par sa légende « Ceci n’est pas une pipe ». Rien n’y fit, un jeune homme normalement intelligent ne comprenait pas. Très poliment il me dit que mon dessin était grossier et que sur une photographie, il n’y aurait pas de différence entre ma pipe et son image. Comment le délivrer de cette confusion ? Il faut dans de tels cas s’improviser pédagogue. Avez-vous, lui demandai-je, la photo de votre petite amie ? Oui, me répondit-il en me la montrant. Eh bien faites-vous avec sa photographie la même chose qu’avec elle ? Cette question produisit une illumination et comme cela se passait dans des temps anciens, je n’ai reçu pour mon indiscrétion aucune plainte, ni de l’administration, ni des parents d’élèves.

 

Nous sommes submergés d’images

La photographie, le cinéma, la télévision, et tous les écrans dont nous disposons ne peuvent que cultiver en nous la confusion de l’apparence et de la réalité. Ce qu’on appelle le virtuel, qui peut avoir une fonction technique et même scientifique remarquable, nourrit cette illusion dans les esprits incultes. Écoutez journalistes et politiques, et vous verrez que pour eux tout est une question d’image ; l’image, objet de multiples sondages, est la seule réalité dont ils parlent, sans jamais la distinguer de la réalité elle-même. Si je passe pour malhonnête parce que j’ai menti, on ne dira pas que je dois cesser de mentir mais que je dois « changer mon image ». Si la politique d’un gouvernement échoue, son image doit changer, non cette politique. Il est vrai que la politique est affaire de propagande et donc d’image, que la rhétorique joue sur les passions par les images et compte sur les passions pour donner l’apparence de réalité aux images. En ce sens il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Il me semble toutefois que beaucoup de ceux qui devraient apprendre à se défier des images et des simulacres sont eux-mêmes séduits par tant d’apparences.

 

Le refus des caricatures : une idolâtrie

Mais l’affaire des caricatures de Mahomet est révélatrice d’une confusion plus profonde peut-être, qui affecte les iconoclastes : ils sont plus idolâtres encore que les idolâtres. Les iconoclastes veulent en effet détruire les images parce que prendre une image pour un dieu ou quelque chose de sacré est impie. Et il est vrai qu’une image de Dieu n’est pas Dieu : la prendre pour sacrée rabaisse Dieu. Les religions juives, chrétiennes et musulmanes ont donc justement condamné l’idolâtrie. C’est pourquoi il est interdit aux juifs et aux musulmans de représenter Dieu, et aux seuls musulmans, selon une tradition importante, leur prophète. D’où la colère d’un grand nombre d’entre eux, à la parution des caricatures de Mahomet, moins parce qu’elles sont des caricatures que parce qu’elles sont des images. Or n’y a-t-il pas dans la violence avec laquelle ils ont réagi à ces croquis le comble de l’idolâtrie ? Car enfin ce ne sont pas des représentations du prophète qui prétendraient nous dire ce qu’il est en tant que prophète de l’islam : ce ne sont pas des images du prophète au sens où les idolâtres prétendent devant une statue avoir affaire à leur dieu. Tout se passe donc comme si, contrairement aux caricaturistes eux-mêmes et aux lecteurs habitués de leur journal, certains musulmans prenaient l’image du prophète qui figure sur le journal pour le prophète lui-même : ils sont plus idolâtres encore que les adorateurs du veau d’or. Cette manière de confondre l’image et le sacré qu’elle caricature revient encore à confondre l’image et ce dont elle est l’image. Platon savait quelle illusion il analysait et quelles en sont les conséquences tragiques.

 

La parole contre l’image

Or je ne vois pas d’autre manière de se délivrer de cette illusion que la parole, à condition qu’à son tour elle ne se réduise pas à la répétition d’un texte sacré dont on ne peut rien dire, à condition qu’on ne sacralise pas une formulation de telle manière qu’on ne puisse en proposer une autre, même allant dans son sens. C’est la raison pour laquelle la question de l’interprétation de l’écriture est essentielle et peut donner lieu à des luttes à mort.

Le discours n’est pas un livre d’images. Les signes linguistiques ne sont pas des images ni même des symboles (au sens où le lion peut être le symbole de la majesté)1. Et s’il arrive à Platon de comparer les noms à des images, c’est pour montrer qu’ils sont différents de ce dont ils sont les noms et qu’à cette condition seulement ils peuvent remplir leur fonction. Toute parole doit pouvoir disparaître et être remplacée par une autre qui dira la même chose, mais en d’autres termes, et il convient donc de ne pas sacraliser l’écriture. La vraie mémoire est mémoire du sens et non de la formulation particulière qui nous a permis d’y accéder. Les signes écrits ne sont que des notes permettant à celui qui a compris de se ressouvenir d’un sens qui est en lui. Ils ne sont pas plus le sens que l’image d’une pipe n’est une pipe.

 

Il faut une école pour délier la parole elle-même

Ainsi le discours qui est tenu sur les images qu’on nous présente sur des écrans est essentiel. Faire prévaloir le discours sur l’image qu’il commente, montrer toujours qu’il est possible de dire autrement ce qu’on a déjà formulé, délier la parole et par la parole : par là seulement nous pouvons nous délivrer de l’idolâtrie et nous rendre indifférents aux représentations qu’on nous donne du sacré, puisque nous savons alors qu’aucune n’est le divin lui-même. Mais pour cela il faut maîtriser au moins une langue, ce qui suppose une école : l’usage vernaculaire ne suffit pas, un usage réflexif et donc d’abord scolaire est nécessaire. L’apprentissage de l’écriture est essentiel à cette fin, d’autant qu’il donne accès aux textes qui jusque-là n’étaient que des mots répétés sans jamais être questionnés.

Des peuples entiers réagissent aux images par la violence parce qu’ils sont maintenus dans l’ignorance et l’illettrisme par leurs chefs religieux et politiques. Les hauts-parleurs des minarets ne cessent de leur hurler les mêmes mots, et leur fureur est aussi nourrie d’images, que les plus démunis d’entre eux reçoivent sur des écrans connectés au cœur des déserts les plus éloignés.

 

Pas de laïcité possible ni de « morale » sans instruction véritable, et d’abord sans maîtrise de la langue

Faut-il s’étonner qu’en France, des élèves des écoles en soient au même point ? La lutte contre l’analphabétisme a été abandonnée, comme parfois la vaccination : sa réussite a fait croire que c’était gagné et qu’il était inutile de continuer. Mais si une génération ou même une partie d’une génération est privée d’école, alors la société tout entière peut en pâtir. Le combat d’un Hugo pour l’alphabétisation des peuples est aussi urgent aujourd’hui qu’hier, et il en sera de même à l’avenir.

Parler de morale n’a aucun sens devant un enfant incapable d’écouter, pour quelque raison que ce soit. Rien n’est possible s’il ne respecte pas une discipline élémentaire avant même de comprendre et de se mette ainsi en mesure d’apprendre. Mais alors, une fois qu’il a pris l’habitude d’écouter et qu’il a commencé à s’instruire, une fois devenu élève, a-t-il besoin qu’on lui fasse la morale ? Un enseignement de la morale, même laïque, produira au mieux de l’indifférence, au pire de la haine, sur des esprits que la maîtrise de la langue n’aura pas délivrés – étant donné l’état actuel de l’école, étant donné sa doctrine. Un enseignement du « fait religieux » sera au mieux inintelligible, au pire « blasphématoire » pour qui ne sait pas distinguer mythe et raison, pour qui n’a pas appris à lire des fables comme des fables, c’est-à-dire comme des images qu’on ne confond pas avec ce dont elles sont les images. Parler de « fait religieux » est en soi aussi blasphématoire que n’importe quelle image et ne peut être accepté qu’à la condition qu’un regard critique soit porté sur la parole sacrée de celui qu’on tient pour un prophète. On sait donc déjà qu’aucun des remèdes proposés jusqu’ici par les autorités françaises n’aura d’effet, puisqu’il n’a toujours pas été question de revenir sur ce qui fait que l’école n’apprend pas le français à ses élèves (s’ils ne le parlent pas déjà dans leurs familles). Mais quel politique aujourd’hui osera dire que le français n’est pas la langue de la rue, des réseaux sociaux et des médias, et qu’il n’a de réalité effective que par l’école et la littérature ?

 

1 Voir C. Kintzler « L’alphabet, machine libératrice », notamment la fin de l’article sur symbole et écriture alphabétique.

© Jean-Michel Muglioni

La langue française : reflet et instrument du sexisme ?

En s’appuyant sur la lecture d’un ouvrage de Marina Yaguello, André Perrin examine la thèse selon laquelle la langue serait à la fois le reflet d’une société sexiste et son agent. Cet examen conduit notamment à récuser les attendus tirés de l’histoire de la langue en faveur de féminisations forcées : car s’il est vrai que les noms féminins de métiers et de fonctions ont pu être jadis plus nombreux qu’ils ne le sont aujourd’hui, il serait erroné d’en conclure que les droits des femmes étaient alors davantage reconnus.
Cela (entre autres arguments) fait qu’on peut non seulement s’interroger sur la pertinence d’une corrélation entre langue et sexisme dans la société, mais aussi, généralement, sur la légitimité et la valeur d’une action volontariste sur la langue.

Le 7 octobre dernier à l’Assemblée Nationale le député Julien Aubert qui persistait à appeler Mme Sandrine Mazetier, vice-présidente de l’Assemblée et présidente de séance, «Madame le président » ou « Madame » et non « Madame la présidente » comme celle-ci l’exigeait, a fait l’objet d’un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal de la part de cette parlementaire, sanction qui lui a valu d’être privé du quart de son indemnité mensuelle, soit 1400 euros environ. D’aucuns, en particulier dans les milieux les plus réactionnaires de l’Éducation nationale, regretteront qu’on ne puisse priver du quart de leur argent de poche mensuel des collégiens et des lycéens qui s’obstinent à confondre le futur et le conditionnel ou l’infinitif et le passé composé, plutôt qu’un député qui prétendait, lui, se conformer aux règles de l’Académie française. D’autres mettront en doute la solidité du fondement juridique de cette sanction : l’article 19 alinéa 3 du règlement qui a été invoqué pour l’infliger concernait en effet les comptes rendus des séances et s’adressait par conséquent aux fonctionnaires chargés de rédiger ceux-ci, non aux parlementaires durant leurs débats1.

Toujours est-il que cet incident nous ramène aux récents articles que Catherine Kintzler, Alain Champseix et Jorge Morales ont consacrés aux rapports du sexe et du genre dans la langue et à la féminisation forcée. Nous ne reviendrons pas sur un certain nombre de points qui nous paraissent acquis : on aura beau regarder le soleil et la mort en face, le soleil n’a pas de sexe, qui est masculin en français et féminin en allemand, et la mort pas davantage, désignée par un mot de genre féminin en français et masculin en allemand. Toutefois cet arbitraire ne concerne pas les seuls êtres inanimés. Le pou, le grillon et le homard ne sont pas forcément des mâles, de même que les hirondelles, les panthères, les girafes ou les mouches ne sont pas toujours des femelles. Et dans le monde humain si nous disons qu’un homme a été la victime d’une agression, pourquoi une femme ne pourrait-elle pas en être le témoin ? Si le premier n’hésite pas à dire de son agresseur que c’est une canaille, une crapule ou une fripouille, pourquoi ne pourrait-il pas présenter son épouse comme un parangon de vertu ? Quant au grand saint Éloi, s’adressant à son roi, il n’hésite pas à lui signifier que sa Majesté est mal culottée. Il est toutefois exact que les noms masculins qui servent à désigner des êtres de sexe féminin sont plus nombreux que les noms féminins qui désignent des êtres de sexe masculin et c’est sur ce constat qu’on s’appuie généralement pour qualifier la langue de sexiste, c’est-à-dire de « machiste », et parfois pour réclamer qu’on impose par la force du droit la féminisation des noms. Ce sont ces deux points que nous nous proposons d’examiner ici : quelle est la valeur d’une action volontariste sur la langue ? Et quelle est la valeur de la théorie qui fonde ce projet, celle d’une langue qui serait à la fois le reflet d’une société sexiste et son auxiliaire ou son agent ?

Les lignes qui suivent doivent beaucoup à la lecture du livre de Marina Yaguello Les mots et les femmes (Payot, 1978, Petite bibliothèque Payot 1982). Marina Yaguello, professeur émérite à l’Université de Paris VII, éminente linguiste, féministe, a publié une douzaine d’ouvrages dont la lecture est aussi agréable qu’instructive et qui sont des modèles de clarté pédagogique. Si nous nous écartons à plusieurs reprises de ses conceptions ou de ses conclusions, nous n’en avons pas moins énormément appris en la lisant.

1 – La langue est-elle sexiste ? La théorie de la langue-reflet

A la différence du langage, faculté universelle, la langue est particulière : elle se définit comme le système des règles et des signes qui permettent de communiquer dans une société donnée. Il n’y a donc aucune difficulté de principe à concevoir que chaque langue reflète la pratique sociale des individus qui la parlent. Ainsi nous comprenons sans difficulté pourquoi la langue arabe dispose de « plusieurs centaines de mots pour faire, parmi les chameaux, des distinctions qui nous étonnent et nous échappent, là où nous disposons seulement de chameau, chamelle et parfois chamelon »2. Si donc une société assigne à l’homme et à la femme des rôles ou des statuts différents et hiérarchisés, si elle accorde davantage de dignité ou de prestige à l’un des deux sexes, en un mot si elle procède à des discriminations sexistes, il n’y aura rien d’étonnant à ce que l’on retrouve la trace de ces discriminations dans la langue sous la forme de dissymétries syntaxiques et sémantiques. Ce n’est donc pas la plausibilité de la théorie de la langue-reflet qu’il s’agit de discuter, mais plutôt la validité des arguments qui ont été utilisés pour l’étayer dans les débats récents. Le premier d’entre eux est que la langue répugne à donner un féminin aux noms des métiers les plus prestigieux (ingénieur, médecin, recteur, professeur, chef d’entreprise) tandis que, comme l’écrit une commentatrice d’un des articles cités plus haut, « ce sont les petits métiers ou professions qui se laissent naturellement féminiser »3. Le second est celui de l’absorption du féminin par le masculin qui se manifeste d’une part à travers la règle grammaticale en vertu de laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin », d’autre part à travers la valeur générique du vocable homme :  « L’homme a détourné à son profit le mot qui désignait l’espèce. On peut considérer que cette identification […] entre le mâle et l’espèce est à la fois le résultat d’une mentalité sexiste et le moyen par lequel elle survit », écrit Marina Yaguello4.

Hiérarchie des professions et féminisation

En premier lieu il n’est pas assuré que la langue répugne à donner un féminin aux noms des métiers les plus prestigieux. Le site Career Cat a publié les résultats d’une enquête qui a abouti au classement de 200 métiers du plus prisé au moins prisé5. En tête de liste on trouve Ingénieur logiciel, Actuaire, Mathématicien, Statisticien, Analyste de systèmes, Météorologue, Biologiste, Historien, Sociologue, Physicien, Analyste financier, Philosophe, Économiste, Astronome … On constate sans peine que la plupart de ces noms se laissent plus aisément féminiser que la plupart de ceux qui se trouvent en queue de liste : Pompier, Marin, Peintre en bâtiment, Soudeur, Chauffeur de taxi, Couvreur, Bûcheron, Docker, Manœuvre … On pourra toujours contester les résultats de cette enquête, réalisée dans un milieu anglo-saxon, mais c’est un fait que les professions intellectuelles sont généralement plus « prestigieuses » que les métiers manuels. Or en français les noms qui les désignent sont souvent formés au moyen d’un suffixe tiré du grec logos, la science. C’est le cas en particulier de la plupart de ceux qui correspondent aux spécialités médicales. On ne dira jamais d’une femme qui exerce la profession de cardiologue ou de gynécologue qu’elle est un cardiologue ou un gynécologue, et elle ne le dira jamais non plus d’elle-même. C’est en revanche pour la profession de médecin généraliste – pas plus prestigieuse pourtant que celle de spécialiste – que le problème de la féminisation se pose car là aucune solution n’est satisfaisante. On ne peut dire une médecine, le mot étant déjà « pris » et une doctoresse se heurte à deux difficultés. D’une part le suffixe –esse souffre d’une connotation dépréciative, ce sur quoi nous reviendrons plus loin, et d’autre part il correspond au mot docteur qui ne signifie pas une profession, mais un titre universitaire. On peut être docteur en médecine sans être médecin – c’était le cas de Georges Canguilhem et c’est celui de François Dagognet – et l’on peut également être docteur en philosophie, en droit ou en géographie. Dès lors si l’on veut bien admettre que le professeur est à l’instituteur ce que le médecin spécialiste est au médecin généraliste, on ne pourra pas non plus soutenir que c’est pour des raisons de prestige que le mot professeur se laisse plus malaisément féminiser en professeuse ou professeure que le mot instituteur en institutrice. Comme le dit Claude Hagège : « il n’est pas vrai que la norme française d’aujourd’hui […] puisse former si naturellement des féminins »6.

Quels sont donc les obstacles que la norme française d’aujourd’hui oppose à la formation des féminins ? Il y a en premier lieu les cas où la dérivation est difficile parce que le féminin potentiel est déjà « occupé » par une autre signification. On a rencontré plus haut le cas de médecine. Marina Yaguello cite ceux de fraiseuse et de balayeuse qui désignent des outils et ceux des mots qui changent de sens selon qu’ils désignent un animé ou un inanimé, tels manœuvre ou critique. Et lorsque le trompette du régiment est une femme, faut-il l’appeler la trompette ? Là encore le prestige social n’y est pour rien : s’il est prestigieux d’être critique aux Cahiers du cinéma, il l’est beaucoup moins d’être manœuvre ou trompette du régiment.

Ces obstacles ne sont pas décisifs aux yeux de Marina Yaguello : « rien n’empêche d’appeler cuisinière une femme qui fait la cuisine, malgré l’existence de l’appareil ménager du même nom et nul ne songerait à confondre une balayeuse (femme) avec une machine. La langue s’accommode d’ambiguïtés beaucoup plus graves »7. Il y a cependant un second obstacle qui tient à ce que « la formation des noms d’agent par suffixation […] donne souvent lieu à des connotations dépréciatives pour le féminin »8. C’est le cas du suffixe –ette que l’anglais a emprunté au français pour former kitchenette, laundrette, suffragette et qui « prend volontiers une valeur diminutive et péjorative. Le mot professorette est apparu à Berkeley vers 1950 pour désigner une assistante d’enseignement (teaching assistant) »9. C’est aussi le cas en français avec le suffixe –esse que Rabelais utilisait déjà de façon ironique et dont l’évolution historique a fait une arme de dérision : « A partir du moment où le suffixe –esse est perçu comme péjoratif pour les femmes, il change de fonction : il n’indique plus le féminin mais la dérision, dérision envers la femme qui singe l’homme »10.

S’il y a eu évolution historique, c’est qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Au Moyen Âge le suffixe –esse était applicable à tous les noms d’agent et avec de multiples variantes, de sorte que le féminin de mire (le médecin) pouvait être aussi bien miresse que mireresse ou mirgesse. Au XVIe siècle médecine a été utilisé au sens de femme de médecin. Marina Yaguello note que « De nombreux féminins ont disparu ; ainsi : vainqueresse, jugesse, miresse, bourelle (de bourreau), charlatane, tyranne, librairesse, chasseresse … »11. Il y avait aussi au Moyen Âge des tisserandes, des gantières, des chapelières, des tapissières, des heaulmières, des savetières, des saucissières, des coutelières, des chaudronnières, des potières, des joaillères, des tailleresses d’or, des fromagères, des tavernières, des hôtelières et, s’agissant ici non plus de métiers mais de fonctions, des prudes femmes investies des mêmes prérogatives que les prud’hommes12. Ce constat pose alors un redoutable problème à la théorie de la langue-reflet : ne faut-il pas en conclure que les sociétés d’ancien régime étaient moins « sexistes » ou plus « féministes » que la nôtre ? Il y aurait là de quoi faire réfléchir celles et ceux qui ont coutume de dénoncer la mentalité « moyenâgeuse » des phallocrates et des machistes. Plus qu’au sexisme, c’est au conservatisme que Marina Yaguello attribue la difficulté de la formation des féminins : « La France a une lourde tradition d’académisme, de purisme et de contrôle sur la langue. Cette situation, on le sait, date de la création de l’Académie française. La question des noms d’agent illustre parfaitement, la grammaire historique nous le montre, le contraste entre la langue pré-académique et la langue post-académique »13. La langue académique ne s’oppose pas seulement à la langue pré-académique, mais aussi à la langue populaire dont Marina Yaguello et Claude Hagège s’accordent à reconnaître qu’elle est infiniment moins réticente à former des féminins : « Il en va autrement, certes, en français parlé, beaucoup moins bridé par les interdits académiques et par conséquent fidèle encore à une tradition préclassique », écrit Claude Hagège14. Cette observation redouble la difficulté évoquée plus haut : pour sauver la théorie de la langue-reflet il faudrait admettre non seulement que les sociétés d’ancien régime étaient plus féministes que la nôtre, mais encore qu’on trouve moins de préjugés et de stéréotypes sexistes dans les classes populaires que du côté des élites. Et l’on s’expose à une objection du même type quand on oppose à la langue française, sexiste, forcément sexiste, la langue espagnole qui dérive tout naturellement le féminin du masculin par suffixation du a : jefe (le chef) donne jefa, ingenior, ingeniora, profesor, profesora, doctor, doctora, medico, medica, arquitecto, arquitecta, director, directora, ministro, ministra, embajador, embajadora, juez (le juge), jueza, procurador, procuradora, abogado (l’avocat), abogada, etc. Faut-il en conclure qu’en dépit de l’origine du mot macho la société espagnole, depuis aussi longtemps qu’on y parle le castillan, est moins machiste et plus égalitaire que la société française ?

Pourtant le conservatisme, cet obstacle externe à la formation des féminins, ne peut être imputé à la seule Académie française. En 1922 Ferdinand Brunot observait déjà : « Ce qui augmente la difficulté, c’est que beaucoup de femmes croiraient n’avoir rien obtenu si l’assimilation n’était pas complète. Elles veulent porter tout crus des titres d’homme »15. Ainsi Madame de Genlis qui avait été chargée de l’éducation des fils du duc d’Orléans, et en particulier du futur Louis-Philippe, entendait bien en être le gouverneur et non la gouvernante. A l’instar de Madame de Genlis et à la différence de la vice-présidente Mazetier, un certain nombre de femmes qui occupent des postes éminents souhaitent ce que Ferdinand Brunot considérait comme une assimilation complète, même si, à ce que l’on sache, aucune d’entre elles n’a jusqu’ici mis à l’amende celles et ceux qui leur refusent cette satisfaction. Marina Yaguello reprend à son compte ce constat : « souvent, ayant intériorisé la hiérarchie sociale, les femmes sont les premières à faire obstacle à la féminisation des noms d’agent. Se faisant une place minoritaire, exceptionnelle, conquise de haute lutte, dans les domaines réservés aux hommes, elles continuent à considérer ces domaines comme masculins »16.

Cependant si ces femmes s’opposent à la féminisation des noms d’agent, c’est peut-être parce qu’elles perçoivent que celle-ci est corrélative d’une dépréciation de la profession ou de la fonction dès lors que la langue souligne qu’elle est exercée par une femme. Ainsi les féministes américaines ont mis en évidence que « les noms d’agent conférant un prestige ou encore qui sont réservés aux hommes sont souvent précédés de woman, lady, ou female, lorsqu’il s’agit de femmes »17. On dira ainsi a lady-analyst pour désigner une psychanalyste ou a woman-doctor pour une femme qui exerce la profession de médecin. Comme on ne dit pas a gentleman-analyst ni a man-doctor, ces féministes protestent contre une féminisation qui, soulignant la différence, suggère une moindre compétence et certaines « vont jusqu’à réclamer la suppression de tous les féminins en –ess ou -ette (ce qui amènerait à dire par exemple :  » she is an actor  ») »18. Ces revendications qui, en refusant qu’on introduise dans la langue une visibilité du féminin, s’opposent diamétralement à celles auxquelles nous sommes accoutumés, ont le mérite de mettre en évidence un point important : là où l’on dispose de noms de métiers épicènes, ce qui semble être l’idéal dans une perspective égalitaire, on éprouve le besoin de « marquer » le féminin pour le démarquer du masculin. Tout se passe paradoxalement comme si là où la langue ne reflète pas naturellement les inégalités de la société on s’employait à ce qu’elle les reflétât. Une dernière observation conduira dans le même sens à révoquer en doute la théorie de la langue-reflet. Alors qu’en anglais le suffixe –er est strictement épicène, « il semble qu’une différenciation insidieuse se fasse dans l’esprit des locuteurs sur la base des rôles masculins et féminins dans la société. Ainsi baby-sitter sera perçu comme féminin, alors que par exemple writer,  »écrivain », et philosopher seront perçus comme masculins »19. S’il en est ainsi, loin que la langue reflète une pratique sociale inégalitaire, c’est celle-ci qui se rebelle contre l’égalitarisme mensonger de celle-là et conduit les locuteurs à penser contre la langue qu’ils parlent.

L’absorption du féminin par le masculin

Les règles d’accord

Tous les écoliers ont appris qu’en français « le masculin l’emporte sur le féminin », expression malencontreuse comme l’a rappelé Catherine Kintzler20, car ce qui l’emporte au pluriel c’est non pas le masculin mais l’absence de marque de genre. En effet dans une langue où le neutre n’existe pas le masculin ne renvoie pas seulement à un être de genre masculin, mais aussi à un ensemble dont le genre est indéterminé : « Le masculin est le genre indifférencié » écrivent les grammairiens Wagner et Pinchon21. On parle aussi de genre par défaut, de genre non marqué ou de genre extensif. En d’autres termes le masculin tient lieu de neutre. On objectera peut-être que cela ne change rien, que si c’est le masculin et non le féminin qui est le genre extensif, habilité à représenter la totalité, ce n’est pas l’effet d’un hasard mais celui de la domination masculine dans la société. L’objection est recevable à condition qu’on en tire toutes les conséquences dans le cas des langues où le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. Ainsi en allemand les déterminatifs der, kein, dieser, jener, welcher prennent au pluriel la forme du féminin et le pronom er (il) se féminise en sie au pluriel. Dire en allemand : « Dieser Junge und dieses Mädchen sind verliebt, sie küssen sich », c’est comme si l’on disait en français : « Ce garçon et cette fille sont amoureux, elles s’embrassent ». Faut-il en conclure à la domination féminine chez nos amis teutons ? De même le hongrois ne fait pas de distinction de genre pour le pronom à la troisième personne : ö signifie indistinctement il/lui/elle et ök ils/eux/elles. Et en iroquois, loin que le masculin l’emporte sur le féminin, c’est tout à l’inverse le féminin qui fait office de générique.

Un certain nombre de féministes réclament qu’on substitue à la règle d’accord qui veut qu’au pluriel le masculin l’emporte sur le féminin une règle dite de voisinage ou de proximité en vertu de laquelle l’adjectif s’accorderait en genre et en nombre avec le plus proche des noms qu’il qualifie et le verbe avec le plus proche de ses sujets. Or cette règle a existé en latin et en ancien français. En latin l’adjectif épithète de plusieurs noms s’accorde seulement avec le plus rapproché. C’est conformément à cette règle qu’on dira Bonus pater et mater et Bona mater et pater. Cet accord subsiste au XVIe siècle, par exemple chez Agrippa d’Aubigné : « Portant à leur palais bras et mains innocentes » (Les Tragiques III, 203) et chez Ronsard : « Au ciel est revollée et justice et raison » (Discours des misères de ce temps v. 182) et encore au XVIIe chez Corneille : « Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense » (Polyeucte v. 849) et chez Racine : « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle » (Athalie v. 1269).

Que peut-on en conclure sur les rapports de la langue et de la société ? Dans le cas de l’iroquois où le féminin sert de générique, c’est-à-dire, dans notre langage, l’emporte sur le masculin, on pourrait être tenté de dire que la langue iroquoise reflète une société matrilocale et matrilinéaire dans laquelle les femmes non seulement exercent l’autorité sur les enfants, mais disposent d’un pouvoir économique et politique important puisqu’elles possèdent les terres et choisissent les chefs de clan. Malheureusement, comme le fait remarquer Marina Yaguello, « on ne peut pas dire que la langue iroquoise soit non sexiste car par ailleurs elle classe les femmes dans les inanimés »22. Et en effet la plupart des féministes, fussent-elles parfaitement matérialistes et athées, goûtent peu qu’on dénie à la femme la possession d’une âme… Et puis faut-il admettre que la domination masculine est inconnue en Allemagne et en Hongrie ? Faut-il croire que dans les sociétés d’ancien régime dont la langue pratiquait l’accord de proximité les rapports entre les sexes étaient plus égalitaires que dans la société française du XXIe siècle ? Sans doute peut-on admettre que la femme jouissait au Moyen Âge d’un statut plus favorable que dans les siècles qui l’ont immédiatement suivi : il est vrai que le progrès du droit romain a représenté pour elle une régression et c’est un édit du Parlement daté de 1593 qui lui a interdit toute fonction dans l’État. Il serait toutefois beaucoup plus difficile de montrer que la syntaxe phallocratique qui s’est imposée depuis l’abbé Bouhours et Nicolas Beauzée a interdit tout progrès de l’égalité et de la liberté et que les rapports entre les sexes sont plus inégalitaires aujourd’hui qu’à l’époque de Corneille et de Racine.

L’humain, le masculin et le féminin

S’agissant de la valeur générique du mot homme qui désigne à la fois l’être humain en général et l’être humain de sexe masculin, Marina Yaguello s’expose à la même objection lorsqu’elle affirme que cette identification entre le mâle et l’espèce « est à la fois le résultat d’une mentalité sexiste et le moyen par lequel elle survit »23 car pour qu’on puisse accorder à cette proposition un minimum de consistance théorique, il faudrait pouvoir montrer que les sociétés dont les langues ne procèdent pas à cette identification ont une mentalité moins sexiste que les autres. Or l’allemand distingue Mensch et Mann, le latin homo et vir, le grec άνθρωπος (anthropos) et άνήρ (aner). Peut-on sérieusement soutenir que la mentalité de notre société est plus sexiste que celle de la civilisation grecque où la femme était une éternelle mineure, toute sa vie sous la dépendance d’un κύριος (Kyrios = maître), son père, son mari, voire son fils si elle devenait veuve, exclue de la vie de la cité davantage encore que l’esclave qui, lui, pouvait devenir citoyen s’il était affranchi ?

2 – L’action volontariste sur la langue

Le projet d’une action volontariste sur la langue ne se fonde pas seulement sur le présupposé selon lequel celle-ci reflète les inégalités inscrites dans la société car un reflet est purement passif : on n’a jamais fait maigrir un obèse en mettant son ombre à la diète. Il faut de surcroît attribuer au sexisme de la langue une vertu active, celle d’engendrer, d’entretenir, de développer des stéréotypes qui renforcent les inégalités réelles. Ainsi la féministe Hubertine Auclert disait déjà à la fin du XIXe siècle : « L’absence du féminin dans le dictionnaire a pour résultat l’absence dans le code des droits féminins »24. C’est apparemment dans un sens analogue qu’une commentatrice d’un article d’Alain Champseix, légitimement préoccupée par l’orientation professionnelle des jeunes filles, écrivait : « L’enjeu de la féminisation des noms de tous les métiers est de convaincre les jeunes filles que tous les métiers sont accessibles, ou tout au moins leur faire apparaître que certains métiers (les plus valorisés et prestigieux) ne sont pas réservés aux seuls hommes »25. Mais qu’est-ce qui autorise à penser que les femmes sont dissuadées de s’orienter vers certains métiers ou professions du fait que ceux-ci sont désignés par des mots de genre masculin ? Le français ne connaît pas de féminin au mot peintre tandis que l’italien dispose de pittrice : y a-t-il eu davantage d’Artemisia Gentileschi que d’Élisabeth Vigée-Lebrun et de Berthe Morisot ? Le mot autrice était courant au XVIIIe siècle : y a-t-il moins de femmes écrivains en France aujourd’hui qu’au siècle des Lumières ? Au début du XXe siècle les dictionnaires donnaient le mot secrétaire comme exclusivement masculin : les femmes ont-elles attendu que l’Académie donne le feu vert en en faisant un épicène pour se précipiter dans la profession de secrétaire ? C’est exactement le contraire qui s’est passé. Comme l’écrit Claude Hagège : « La société française n’a pas attendu que ministresse remplace femme-ministre ou que l’on dise Madame la mairesse pour que s’accroisse le nombre des professions asexuées »26.

Le projet d’une action volontariste sur la langue repose donc sur une représentation erronée des rapports entre la langue et la réalité sociale. Ce n’est pas l’évolution de la langue qui fait bouger la société, mais c’est l’évolution de la société qui fait bouger la langue, et encore toujours avec du retard, et encore pas toujours. Toujours avec du retard car comme l’écrit Claude Hagège, « La langue n’évolue nullement au rythme des mentalités, lesquelles elles-mêmes changent moins vite que les lois »27 Et pas toujours. Ainsi à propos du mouvement de création de nouvelles formes féminines Marina Yaguello écrit : « Il semble bien que ce soient les années 20 – qui ont pourtant permis aux femmes de rejeter nombre de contraintes – donc l’immédiat après-guerre, qui ont marqué un coup d’arrêt »28. Si l’on songe en outre qu’il est d’une manière générale plus difficile de changer les choses que de les conserver en l’état et si l’on considère corrélativement que les efforts déployés par les professeurs au sein de l’institution scolaire pour faire respecter par les élèves les règles syntaxiques existantes et pour lutter contre le relâchement dans l’usage de la langue sont loin d’être toujours couronnés de succès, on est amené à douter des chances de réussite d’une action volontariste sur la langue : « Créer artificiellement des formes grammaticales et les imposer en comptant sur la bonne volonté des locuteurs, c’est autrement plus difficile que de maintenir par la coercition scolaire et administrative des formes en voie de disparition, ce qui n’est déjà pas facile »29, écrit Marina Yaguello. De semblables créations artificielles font partie des revendications de certaines féministes américaines, revendications que Marina Yaguello juge « pour une part, au mieux utopiques, au pire ridicules »30. On a ainsi suggéré de substituer aux pronoms masculins et féminins une forme « ambigène » ou neutre qui pourrait être thon (contraction de that one) ou tey ou même she, Dana Densmore ayant estimé dans ce dernier cas que « cela ferait le plus grand bien aux hommes d’être grammaticalement féminisés »31. On a encore proposé d’éliminer le morphème man des mots où il figure, humankind se substituant ainsi à mankind (l’humanité), adulthood à manhood (l’âge d’homme), chairperson à chairman (le président), tandis que womanity et one-woman-show concurrenceraient humanity et one-man-show. Ce volontarisme linguistique rencontre un double écueil. D’une part les termes créés pour abolir la distinction du masculin et du féminin en arrivent parfois à être utilisés pour désigner le seul féminin : ainsi on continue à dire chairman pour désigner un homme tandis que chairperson s’applique la plupart du temps aux femmes, ce qui, observe Marina Yaguello, revient à féminiser le terme qui était supposé faire office de neutre. D’autre part les adversaires de ce volontarisme linguistique s’emploient à ridiculiser les revendications féministes en modifiant plaisamment les suffixes masculins même là où ils sont dépourvus de toute signification masculine, par exemple à dire Personhattan ou Personchester pour Manhattan et Manchester, ou encore shedonism pour hedonism et girlcott pour boycott. Nul doute que les féministes françaises essuieraient les mêmes quolibets si elles réclamaient qu’on rééditât tel roman de Saint-Exupéry sous le titre Terre des hommes et des femmes ou si elles exigeaient qu’on inscrivît au fronton du Panthéon : Aux grandes personnes la patrie reconnaissante

Est-ce à dire qu’il faille s’opposer à la féminisation des noms d’agent ? Assurément non. Nous nous rangeons sur ce point à l’avis de Marina Yaguello : « l’option prise par les Américaines : changer la langue afin d’influer sur les structures mentales, précéder et hâter leur évolution, me paraît idéaliste, au moins en ce qui concerne l’emploi de formes fabriquées et non conformes aux structures morphologiques de la langue […]. Par contre, si l’on s’abstient de violer la langue, on peut obtenir des résultats »32. Il n’y a donc aucune raison, comme le rappelait Catherine Kintzler33, de se priver des féminins qui dérivent naturellement d’un masculin comme directrice, rectrice ou inspectrice, ou qui s’y prêtent par leur rime féminine comme ministre. Pour les autres l’usage tranchera et sera comme toujours avalisé par l’Académie lorsqu’il aura tranché. Cependant s’il n’y a guère lieu dans ce débat de distinguer entre métier et profession – la commentatrice Zaza a raison sur ce point – il y a une double distinction qui demeure pertinente : entre la profession et la fonction d’une part, entre la fonction et l’exercice de la fonction d’autre part. Infirmier et pharmacien sont des métiers. Lorsque jadis aucune femme n’exerçait la profession de pharmacien et que celui-ci était un notable de village, la pharmacienne était la femme du pharmacien. Cela n’a plus de sens aujourd’hui et le féminin pharmacienne est disponible pour désigner la femme qui exerce cette profession. En revanche recteur n’est pas une profession. La preuve en est que tous les recteurs d’académie ont une profession, la plupart du temps celle de professeur d’université et le rectorat est une fonction qu’ils exercent à titre temporaire et dont ils sont très souvent démis du jour au lendemain. Il est donc tout à fait normal qu’on écrive que le poste de recteur de l’académie de Montpellier a été attribué à Mme Nathalie Martin et il serait impossible de substituer dans ce cas rectrice à recteur, à moins de laisser supposer que ce poste ne peut être attribué qu’à une femme. En revanche à partir du moment où l’on parle non plus de la fonction, mais de la personne qui l’exerce, on dira tout naturellement qu’on a rendez-vous avec la rectrice et non pas avec le recteur. Il en va de même pour bâtonnier qui n’est pas une profession, mais une fonction exercée par un avocat ou pour ambassadeur qui correspond au métier de diplomate et qui signifie d’une part une dignité, d’autre part une fonction dont l’intéressé ne possède le titre que pour la durée de sa mission. La diplomate Nathalie Martin sera ainsi nommée Ambassadeur de France au Zimbawe, mais si je lui suis présenté dans une réception, je l’appellerai Madame l’Ambassadrice.

Le député Julien Aubert a donc eu tort de refuser à la Vice-Présidente Mazetier la dénomination qu’elle exigeait d’autant plus que l’Académie Française, de l’autorité de laquelle il se réclamait, l’autorisait expressément à faire preuve de délicatesse et de courtoisie34. Cependant en sanctionnant ce manquement à la façon d’un petit chef35 mesquin et tyrannique, Madame Mazetier aura obtenu un triple résultat. Elle aura réussi à faire de ce député une victime. Elle aura apporté de l’eau au moulin de ceux qui disent que c’est précisément quand un pouvoir politique est impuissant à changer les choses qu’il s’évertue à jeter de la poudre aux yeux en agissant sur des symboles. Elle aura enfin permis de mettre en évidence les méfaits de l’idéologie lorsque celle-ci, s’appuyant sur les moyens coercitifs dont le pouvoir politique est investi, prétend décider comment les citoyens doivent parler et, de là, penser.

On objectera peut-être que dans cette querelle l’idéologie ne se trouve pas dans un camp et la science dans l’autre. Marina Yaguello écrit : « Ce qui définit l’action volontariste, cependant, c’est la conscience d’agir délibérément sur la langue dans un but révolutionnaire, réformiste ou conservateur : action pour changer ou au contraire pour maintenir, l’action volontariste , par définition, est une force contraire à l’évolution naturelle de la langue. Elle ne cherche pas à entériner le changement spontané, mais au contraire à le bloquer, à le dépasser ou à le précéder. Elle procède toujours d’une idéologie et se fonde sur la constatation que la langue n’est pas ce qu’elle devrait être »36. Sans doute peut-on toujours soutenir qu’aucun discours ne peut prétendre échapper à l’idéologie ; sans doute certaines attitudes qui tendent à refuser à la langue toute évolution, à mettre « le français en cage » selon l’expression de Jacques Laurent37 peuvent-elles être interprétées en termes de conservatisme, voire de volonté de distinction. Cependant il ne semble pas qu’on puisse mettre exactement sur le même plan ce que Marina Yaguello appelle l’action pour changer et l’action pour maintenir. En effet « le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation »38 selon la célèbre formule d’Hannah Arendt. Tout professeur, qu’il soit de droite ou de gauche, marxiste ou libéral, croyant ou athée aura à cœur d’exiger de ses élèves qu’ils respectent les règles d’accord du participe passé et qu’ils n’abandonnent pas le subjonctif au profit du seul indicatif. Une tâche qui est accomplie par tous les professeurs quelle que soit leur idéologie ne peut pas être qualifiée d’idéologique et il n’est pas équitable, quoiqu’il soit habile, de retourner contre eux le qualificatif de policier du langage.

Notes

1 David Desgouilles « Assemblée : Madame le président, vous exagérez » Causeur 8 octobre 2014.

2 Georges Mounin Clefs pour la linguistique Seghers 1968, p.81.

4 Marina Yaguello Les mots et les femmes Petite bibliothèque Payot 1982, p. 168.

6 Claude Hagège L’homme de paroles Fayard Folio-Essais 1985, p. 359.

7 Marina Yaguello op.cit., p. 122.

8 Ibid. p. 118.

9 Ibid.

10 Ibid. p. 133.

11 Ibid. p. 131.

12 Cf Régine Pernoud La femme au temps des cathédrales Stock 1980 p. 204-211.

13 Marina Yaguello op.cit. p. 135.

14 Claude Hagège op.cit. p. 359.

15 Ferdinand Brunot La pensée et la langue Masson 1922 p. 90.

16 Marina Yaguello op.cit. p.136.

17 Ibid. p. 119.

18 Ibid. p. 119-120.

19 Ibid. p. 119.

21 Wagner et Pinchon Grammaire du français classique et moderne Hachette 1962 p.56.

22 Marina Yaguello op.cit. p. 116.

23 Marina Yaguello op.cit. p. 168.

24 Cité par Rémy de Gourmont in Le problème du style Mercure de France 1902 p. 240-241.Marina Yaguello (op.cit. p. 136) et Claude Hagège (op. cit. p. 358) attribuent à tort à Rémy de Gourmont la phrase qu’il ne fait que citer.

26 Claude Hagège op. cit. p. 359-360.

27 Ibid. p. 360.

28 Marina Yaguello op.cit. p. 136.

29 Op.cit. p. 188.

30 Ibid. p. 186.

31 Ibid. p. 187

32 Ibid. p. 188-189.

35 Je ne dis pas petite chèfe, ni petite chèfesse, ni petite cheftaine parce que, à l’heure qu’il est, Madame Mazetier ne dispose pas du pouvoir de me priver du quart de ma retraite mensuelle.

36 Marina Yaguello op. cit. p. 184.

37 Jacques Laurent Le français en cage Grasset 1988.

38 Hannah Arendt « La crise de l’éducation » in La crise de la culture Gallimard Idées 1972 p. 246.

Madame le président et l’Académie française

A la suite de la sanction (amende) infligée au député Julien Aubert pour son obstination à dire « madame le président » en s’adressant à Sandrine Mazetier (qui occupe la vice-présidence de l’Assemblée nationale), l’Académie française vient de publier un texte de mise au point sur la question de la féminisation des noms de métiers et de fonctions.

L’Académie précise notamment que « aucun gouvernement n’a le pouvoir de modifier de sa seule autorité le vocabulaire et la grammaire du français » et ajoute que « nul ne peut régenter la langue, ni prescrire des règles qui violeraient la grammaire ou la syntaxe : elle n’est pas en effet un outil qui se modèle au gré des désirs et des projets politiques. »

On retiendra l’opposition faite par l’Académie entre la féminisation d’un  nom de métier (pharmacienne par ex.) et celle d’un nom de fonction, ainsi que le rappel de la valeur « générique » neutre du genre grammatical masculin, dans la mesure où ce dernier n’est pas marqué. L’Académie précise au passage que si la langue accepte sans difficulté des féminisations qui sont du reste passées dans l’usage (éditrice, exploratrice, etc.), on ne peut en revanche imposer de véritables barbarismes (comme « professeure » « auteure » « chercheure » ou « sapeuse-pompière »).  

Mais revenons au différend qui s’est produit à l’Assemblée nationale. De cette lecture, on peut conclure que, si l’intéressée (en l’occurrence la « présidente » de séance) pouvait demander à se voir reconnue comme femme dans cette appellation (et parce que le mot « président » accepte la forme féminine sans qu’il soit fait violence à la langue), cela ne peut cependant pas être érigé en contrainte générale. On voit alors mal comment cela pourrait donner lieu à une sanction officielle assortie d’une amende. Le député Julien Aubert n’a commis aucune faute de langue en maintenant un masculin générique ; on ne peut pas parler non plus d’une infraction. En cette occurrence particulière et devant le désir exprès de l’intéressée dont il n’a pas tenu compte, il a tout au plus commis une indélicatesse personnelle. Et si toutes les indélicatesses commises par les élus en séance à l’Assemblée nationale étaient ainsi sanctionnées par une amende, la République ferait quelques économies… Mieux : imaginons que toutes les fautes de langue commises par les élus soient punies d’une retenue sur leur indemnité…

On peut lire le texte en ligne sur le site de l’Académie française ou ci-dessous en  format pdf.

 

Novlangue : comment dit-on « la victime » au masculin ?

Un-e sot-te trouve toujours un-e plus sot-te…

Novlangue : comment dit-on « la victime » au masculin ?

Aux États-Unis, un professeur aurait été renvoyé de son école pour avoir écrit sur le blog de celle-ci un article consacré à l’homophonie. Motif : il y a homo dans le mot homophonie, cela fait penser à homosexualité ce qui est mauvais pour la réputation très clean de l’école…. .
On reste confondu en lisant le récit qu’en fait l’intéressé, à tel point qu’on peut penser qu’il s’agit d’un canular.

Que ce soit ou non un canular, cela fait certes une grosse différence pour l’intéressé et pour le niveau d’instruction de son ex-employeur, mais cela n’en fait aucune pour le mécanisme qui soutient la normalisation de la langue politiquement correcte, parfaitement mis en évidence ici. À savoir une vision morale du monde qui, pour exercer sa tyrannie, non seulement s’autorise de l’ignorance mais encore impose l’ignorance et son extension comme normes. Car à ce compte, il faudra aussi soupçonner l’usage d’autres mots comme homologue, homothétie, homonyme, et pour faire bonne mesure on pourrait songer à interdire l’usage des racines grecques (hum… pédagogie, cela ne sonne pas tellement bien non plus, ça fait penser à des choses sales…). De proche en proche, on sera bien inspiré de surveiller aussi celui des racines latines : on n’est jamais trop prudent avec l’étranger. Ce qui nous ramène à une vérité : toute connaissance est par essence étrangère, venant d’ailleurs ou conduisant ailleurs ; il faudra donc s’en méfier.

Mais cessons de moquer cette version made in USA de ce que les Etats-Uniens appellent l’illiteracy. N’est-ce pas en vertu d’un mécanisme analogue qu’il est mal vu, en France, de rechigner à employer la féminisation forcée qui parle d’écrivaines, de professeures (au fait, comment ça se prononce ?), d’auteures, de procureures… j’allais oublier les chercheures scientifiques et les entraîneures de football?
Et si encore cela ne touchait que le lexique ! Mais non, le politiquement correct ordonne parfois de commettre des fautes d’accord : à propos d’une femme qui a gaffé, on dira qu’« elle s’est prise les pieds dans le tapis ». Et si je m’achète un bouquet de fleurs, faudra-t-il que je dise « je me suis offerte » … des fleurs ?

Le comble du machisme, paraît-il, consiste, en écrivant, à noter la forme féminisée entre parenthèses – par exemple « tou(te)s ». On ne sait ce qui est le plus coupable : user de parenthèses humiliantes en croyant bien faire ou rester droit-e dans ses bottes en écrivant sobrement et inclusivement « tous ». Prière d’utiliser les tirets. À l’oral on sera de toute façon tenu de congédier la sobriété et de dire précautionneusement « toutes et tous ». Même là on n’échappera pas à la culpabilisation. Car si vous dites « toutes et tous », vous reproduisez le vieux schéma macho galant « les femmes d’abord ». Et si vous dites « tous et toutes », eh bien ce n’est pas mieux car vous dépréciez les femmes comme secondaires.

Bon, à ma connaissance, on ne se fait pas encore virer pour non allégeance à la novlangue qui s’acharne à diviser l’humanité en deux, qui ignore la différence entre le genre d’un mot et celui d’une personne, et qui oublie que la forme dite masculine est fort souvent un neutre du fait qu’elle ne porte pas de marque. Mais ça pourrait venir. Je suggère alors, à des fins d’équité, de prévoir la même sanction pour ce-lles-ux qui continueront effrontément, en parlant d’un porteur de couilles, à dire, selon les cas : une victime, une excellence, une sentinelle, une personne. Pourquoi, pendant qu’on y est, ne pas revoir les expressions comme « il pleut », « il se trouve », « il y a », etc. ? Ou encore inventer quelque chose de plus discriminant (oops j’allais écrire discriminatoire) pour éviter la forme unique (tellement macho) du pronom personnel au cas datif comme dans « je lui donne »? Mais il n’en restera pas moins que pour être une nullité il n’est pas nécessaire de porter des nichons.