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Pour un athéisme apaisé

Lecture de « The Meaning of Belief » de Tim Crane

Dans The Meaning of Belief. Religion from an Atheist’s Point of View1, Tim Crane (né en 1962), professeur de philosophie à Budapest après l’avoir été à Cambridge, cherche essentiellement à répondre à deux questions : que signifie la religion pour ceux qui y adhèrent ? quelle attitude adopter vis-à-vis des croyants quand on ne l’est pas soi-même ? Il s’en prend aux tenants du « Nouvel Athéisme » (Richard Dawkins, Daniel Dennett, Sam Harris, Christopher Hitchens…) qui, selon lui, ne répondent adéquatement à aucune de ces deux interrogations.

Contrairement à tant d’auteurs contemporains qui s’abritent derrière les « ressemblances de famille » chères à Wittgenstein, Tim Crane s’emploie à définir son sujet. Pour lui, la religion comprend deux éléments constitutifs : l’élan religieux (religious impulse) et l’identification (identification). Et c’est l’idée de sacré qui fait le lien entre ces deux éléments. L’élan religieux est le besoin de vivre sa vie en harmonie avec une réalité transcendante ; l’identification signifie que les religions sont des institutions sociales. Sans l’élan religieux, il ne reste plus que l’appartenance ; sans l’identification, un mysticisme solitaire.

Transcendance

William James (l’auteur, après Durkheim, auquel se réfère le plus volontiers Tim Crane) a parlé, pour caractériser la vie religieuse, de la croyance en un « ordre invisible » et de la conviction que notre bien suprême est de nous y ajuster. C’est une définition possible du premier élément retenu par Crane, qui précise que cet ordre est normatif et que l’idéal religieux consiste donc à vivre en harmonie avec la façon dont les choses devraient être. Le recours au transcendant, c’est-à-dire à ce qui est au-delà de l’expérience, permet à la personne religieuse, non de trouver un sens dans la vie, mais de trouver le sens même de sa vie en tant qu’elle est un tout, et de lutter ainsi contre ce qu’on a pu appeler le « désenchantement » du monde. Il y a, selon Tim Crane, deux réponses athées possibles à ce désenchantement : la réponse pessimiste et la réponse optimiste. La première considère que la seule chose que nous puissions faire est de remédier à l’absence d’un sens ultime ; la seconde ne voit dans l’enchantement qu’une notion confuse et ne s’y arrête pas. Crane se range parmi les athées pessimistes, ceux qui prennent au sérieux l’élan religieux et à qui l’idée d’enchantement est intelligible – ceux qui, ajouterai-je, sont nostalgiques d’une croyance qu’ils aimeraient partager. Pour lui, par exemple, la valeur d’une œuvre d’art chrétienne serait encore plus grande si Dieu existait.

L’ordre invisible auquel le croyant désire se conformer ne doit pas être confondu, souligne l’auteur, avec les aspects invisibles de la réalité : la science en est pleine. Dieu doit ne pas être entièrement intelligible. Des limites épistémiques sont assignées aux croyants : paroles qu’on ne comprend pas exactement, métaphores qui ne peuvent être « traduites » sans perdre leur signification, etc. Le problème du mal (comment concilier le mal avec la toute-puissance et la bonté divines) équivaut presque, pour certains athées, à une réfutation de l’existence de Dieu. Mais les croyants ne sont pas contre l’idée d’un objectif indécelable. À l’inverse de la science, note Tim Crane, la religion ne cherche pas à réduire le mystère : les mystères font partie intégrante de ce qui donne sens au monde.

Les « Nouveaux Athées » témoignent d’une vision déformée de la croyance religieuse quand ils la présentent comme une hypothèse. En particulier, remarque Crane, le contenu cosmologique de l’élan religieux est tout différent de la God Hypothesis à succès de Richard Dawkins. Quant à la réponse fameuse du mathématicien Laplace (« je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse »), Tim Crane relève qu’elle avait un caractère provocateur : elle « n’était pas faite dans un contexte intellectuel ou social où Dieu n’était qu’une hypothèse parmi d’autres ». Il ne faut donc pas l’utiliser – comme le font les Nouveaux Athées – à des fins qui lui étaient étrangères. En réalité, l’idée de Dieu ne fonctionne pas du tout comme une hypothèse pour le croyant : l’existence de Dieu ne requiert pour lui aucune explication supplémentaire.

Selon Dawkins, les religions produisent des énoncés scientifiques puisqu’elles émettent des énoncés d’existence. Mais Crane rétorque que certaines assertions sur le monde – et donc sur l’existence – ne sont pas de nature scientifique, comme l’idée qu’il y a un ordre transcendant, ou celle que le souverain bien est de vivre en harmonie avec lui. S’agissant de religion, la question de la preuve est hors sujet. La foi n’est pas une certitude, elle n’est pas non plus la consolation illusoire face à la mort qu’imaginent de nombreux athées. Elle est essentiellement, nous dit Tim Crane, un combat pour plus de sens. Quant à la confiance que les scientifiques peuvent avoir en la vérité de leurs théories, elle n’a rien d’une « foi » – premier abus de langage dénoncé par l’auteur.

Appartenance

Le transcendant ne suffit pas à définir la religion : il y a encore l’identification. La religion, souligne l’auteur, n’est pas seulement une cosmologie ; pas seulement une morale ; pas seulement la combinaison de ces deux dimensions. Les sacrements, par exemple, ou le jeûne, ou le pèlerinage, ne relèvent ni de l’une ni de l’autre ; la question de la pratique religieuse est centrale. Cette pratique, dont le paradigme est la répétition rituelle, a – Crane est un disciple de Durkheim – un caractère éminemment social. C’est ce qui, pour Durkheim déjà, distinguait la religion de la magie (qui, « elle aussi, est faite de croyances et de rites ») : « Il n’existe pas d’Église magique. »2 C’est pourquoi il ne faut pas identifier (comme le font les Nouveaux Athées) l’essence de la religion avec ce qu’elle a de commun avec la magie : le surnaturel. D’ailleurs, relève Tim Crane après Durkheim, les croyances surnaturelles correspondent à une conception particulière de la nature et des lois qui la régissent – il y a eu des religions avant que cette conception ne s’impose.

On le voit, les positions de Tim Crane doivent beaucoup à Durkheim. Chez ce dernier, on trouve aussi, sous d’autres noms, l’élan religieux et l’identification. Mais il me semble que Durkheim assimile, en quelque sorte, les deux éléments3 :

« Pour expliquer la religion […] il faut trouver dans le monde que nous pouvons atteindre par l’observation, par nos facultés humaines, une source d’énergies supérieures à celles dont dispose l’individu, et qui pourtant puissent se communiquer à lui. Or je demande si cette source peut être trouvée ailleurs que dans cette vie très particulière qui se dégage des hommes assemblés. Nous savons, en effet, par expérience que, quand les hommes sont réunis, quand ils vivent d’une vie commune, de leur réunion même surgissent des forces exceptionnellement intenses qui les dominent, les exaltent, portent leur ton vital à un degré qu’ils ne connaissent pas dans la vie privée. Sous l’effet de l’entraînement collectif, ils sont parfois saisis d’un véritable délire qui les pousse à des actes où ils ne se reconnaissent pas eux-mêmes »4.

Appartenir à une religion, c’est pour beaucoup de gens, écrit Tim Crane, comme appartenir à une nation ou à une ethnie : c’est la reconnaître pour sienne. C’est, selon Roger Scruton cité dans le livre, appartenir à « un réseau de relations qui ne sont ni contractuelles ni négociées ». Faire ce que fait le groupe est absolument essentiel à la croyance religieuse ; la répétition de certaines paroles permet de se relier aux autres membres du groupe (passés ou actuels) et de se relier ainsi à quelque chose qui va au-delà du quotidien : au transcendant.

Rappelons la définition de la religion à laquelle arrivait Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse : « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent ». Durkheim voyait dans la division du monde en deux domaines exclusifs l’un de l’autre, celui du sacré et celui du profane, « le trait distinctif de la pensée religieuse ». Tim Crane, quant à lui, considère que le sacré explique comment l’élan religieux et l’identification se conjuguent. Selon lui, les objets sacrés jouent deux rôles distincts dans la pratique religieuse. Un rôle interne : ils sont porteurs de signification religieuse à l’intérieur et à l’extérieur du rituel religieux et visent, au-delà d’eux-mêmes, au transcendant. Un rôle externe : ils unifient les membres d’une religion. Il nous arrive de parler de choses « sacrées », de façon beaucoup plus lâche (ou métaphorique), pour qualifier des choses qui nous sont particulièrement précieuses – nouvel abus de langage relevé par l’auteur.

Violence

Il semble qu’aux yeux des Nouveaux Athées la religion soit la source principale des désordres et des atrocités du monde. La position de Crane est beaucoup plus nuancée. Certes, comme toutes les institutions humaines, les institutions religieuses ont causé de grandes souffrances. Mais il est manifestement faux qu’elles aient été les seules responsables des pires cruautés. Trois noms suffiront (un seul suffirait, à vrai dire) à le montrer : Staline, Mao, Hitler. Certains athées (de mauvaise foi) rétorquent que le communisme, par exemple, est ou a été une religion, avec ses croyances collectives et irrationnelles. Encore un abus de langage. C’est redéfinir la religion et, comme le note l’auteur, ce n’est pas cohérent de la part des Nouveaux Athées qui, parce que cela les arrange, ne voient plus alors l’essence de la religion dans le surnaturel mais dans le culte.

Il existe des violences proprement religieuses : appels au meurtre, interdiction du blasphème, etc. Dans d’autres cas, la violence provient de l’identification, qui contribue à définir la religion mais se retrouve partout ailleurs. Crane prend l’exemple de l’Irlande du Nord et rapporte cette anecdote : un homme qu’on arrête dans la rue et interroge sur sa religion répond qu’il est athée ; on lui demande alors : « athée protestant ou catholique ? ». Ce qui compte, c’est seulement de savoir à quel groupe on appartient. D’une façon plus générale, affirme Tim Crane, la description d’un conflit en termes religieux ne signifie pas que la religion en soit la force motrice. Il prend l’exemple de la guerre de Trente Ans, qu’expliquent davantage des rivalités de pouvoir que des facteurs spécifiquement religieux.

Depuis Voltaire5, suggère l’auteur, un lien est parfois établi entre absurdité et violence : « Certainement qui est en droit de vous rendre absurde est en droit de vous rendre injuste. » Pour les apôtres du Nouvel Athéisme, il existe une relation entre ce qu’ils tiennent pour l’absurdité des croyances religieuses et les horreurs que les religions font faire aux croyants ; ce, par le biais de l’idée d’irrationalité. Mais, se demande Crane, qu’est-ce qui rend irrationnelle une croyance religieuse ? Sa fausseté éventuelle ne la rend pas irrationnelle. Et si, d’une manière ou d’une autre, elle repose sur des considérations qui comptent en sa faveur, on ne peut pas dire qu’elle soit irrationnelle. L’auteur conclut son chapitre sur la violence en soulignant ce qu’apporte la religion aux croyants : « le sentiment d’appartenir à une culture et d’avoir une histoire ; le sens de l’ineffable dans le monde ; le sentiment que quelque chose a de la valeur au-delà de la satisfaction immédiate de nos désirs ».

Tolérance

Puisque, qu’on le regrette ou non, la religion constitue une réalité irréductible, comment s’en accommoder ? Il s’agit de la tolérer. Crane tient pour infondées deux critiques athées de la tolérance religieuse. En premier lieu, elle impliquerait une forme de relativisme. Or, étant donné que le relativisme est incohérent (il confond la vérité avec un simple point de vue), il importe que la tolérance ne l’implique pas. On prétend pourtant que c’est le cas parce que la tolérance supposerait que nous n’avons pas le droit d’essayer de modifier les croyances des autres. Crane réplique : « Qu’est-ce que l’éducation, après tout, si ce n’est la tentative systématique de changer et, idéalement, d’améliorer les croyances des autres ? » Il ne faut pas oublier que la tolérance suppose la désapprobation ou l’hostilité, et ne se contente pas de l’indifférence. Si quelque chose ne me dérange pas, la question de le tolérer ne se pose pas. En second lieu, la tolérance exigerait qu’on respecte des vues qui ne méritent pas le respect. Cette critique n’est pas plus pertinente que la première : « L’idée que tous les points de vue et opinions sont dignes de respect est entièrement fausse. » Ce ne sont pas les opinions qui sont respectables, mais les personnes en tant qu’elles doivent être traitées comme des agents autonomes, égaux devant la morale et la loi.

Quand devons-nous faire cesser cette tolérance ? Indépendamment de ce que prévoit la loi, c’est l’attitude des athées à l’égard des croyants qui intéresse l’auteur. Il s’adresse une nouvelle fois à ceux – les partisans du Nouvel Athéisme – qui ne tracent pas d’après lui la frontière au bon endroit : ce n’est pas en voulant démontrer aux personnes religieuses que leurs croyances sont contraires à la science, qu’elles sont irrationnelles, « fondées sur un raisonnement fallacieux, un endoctrinement ou les vestiges de superstitions anciennes », qu’on modifiera en quoi que ce soit leur point de vue. Cela reviendrait à formuler, selon les termes de Raymond Geuss, « un jugement moral dans un contexte inapproprié ».

Tim Crane plaide pour un « chemin de tolérance », qu’il oppose au « chemin de conversion » emprunté par les Nouveaux Athées en une attitude irréaliste : ils ont peu de chances d’éradiquer la religion, que ce soit par la loi ou par la raison. Leur vision déformante ne peut aboutir qu’à un dialogue de sourds. Durkheim le disait (en 1914) : « quiconque n’apporte pas à l’étude de la religion une sorte de sentiment religieux ne peut en parler ! Il ressemblerait à un aveugle qui parlerait des couleurs »6.

Notes

1 – Harvard University Press, 2017.

2 – Ces deux citations sont extraites des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912).

3 – Assimilation que résume bien la formule de Durkheim : « Dieu, c’est la société ».

4 – Intervention d’Émile Durkheim reproduite dans Le sentiment religieux à l’heure actuelle, Vrin, 1919, p. 100.

5 – La citation qui suit est issue des Questions sur les miracles.

6Le sentiment religieux à l’heure actuelle, op. cit., p. 101.

© Thierry Laisney, Mezetulle, 2019.

Quelques remarques suscitées par la lecture du programme « Humanités, littérature et philosophie »

Edith Fuchs porte un regard de professeur expérimenté (ce qui n’exclut pas, bien au contraire, l’ironie) sur le programme « Humanités, littérature et philosophie » publié au Bulletin officiel de l’Éducation nationale1. En s’interrogeant sur ce qu’on appellerait aujourd’hui sa « faisabilité » et sur ses effets (aussi bien pour les élèves que pour les professeurs), elle propose une analyse de ses conditions et de ses attendus.

Chez un vieux professeur de philosophie qui a connu toutes les sections de classes terminales de lycée ainsi que les hypokhâgnes et les khâgnes durant de nombreuses années, sans omettre un enseignement à l’IEP de Paris, les étonnements que suscite ce programme ne sauraient être tous formulés, tant ils abondent et tout spécialement le sentiment d’une extraordinaire régression : c’est que ce programme, fort cultivé au demeurant, donne le sentiment d’un caporalisme proprement renversant.

Un manuel à l’usage des professeurs

Tous les dés sont pipés et le peu d’initiative octroyée aux professeurs est prié de se déployer dans l’exiguïté des plans tout préparés par la bienveillante Commission2. Ainsi, la question générale du langage est-elle ramenée à la rhétorique ; en outre, le professeur serait tenu de diviser l’affaire en trois points ainsi que l’indiquent et le plan général, et les « résumés » de cours explicatifs et enfin la bibliographie. Même remarque pour le reste – ainsi encore, pour quelle raison l’humanité ne serait-elle « en question » qu’à l’époque contemporaine ?

Bref : ce n’est aucunement un programme qui a été proposé mais le schéma détaillé d’un manuel – à l’usage des professeurs bien sûr – (aux éditeurs ensuite d’aménager la chose à l’usage des élèves). Encore faudrait-il savoir de quelle discipline un tel manuel est manuel. La réponse est sans ambages : aucune. Ni philosophie, ni littérature, ni histoire de l’une et de l’autre – ni, bien sûr, histoire des connaissances scientifiques réputées hors des humanités. Interdisciplinarité – en l’absence de toute discipline nettement identifiable, comme il en va habituellement.

Abondance sans ordre ni raison

Objectera-t-on que les abondantes indications bibliographiques montrent que la libre initiative intellectuelle est respectée ? Or, non seulement l’abondance sans hiérarchie donne le tournis, mais encore faut-il croire qu’il est équivalent pour un débutant de lire Homère ou Vincent de Beauvais ? Est-il urgent de lire Alberti alors qu’aucun de ses contemporains peintres ne l’a utilisé ? Que dire de Vasari qui écrit avec des sources qui sont toutes de seconde main ?

Inutile de multiplier les exemples. La Commission n’aurait-elle pu s’abaisser à dire, en ce qui concerne ce qu’elle considère à juste titre comme « titres plus rares que ceux fréquemment sollicités en classe » comment on se procure commodément des extraits de Vincent de Beauvais ou de Boncompagno da Signa?

Autre énigme : dans la section « découverte du monde et pluralité des cultures » que viennent faire Galilée et son Dialogue. Les deux (ou plutôt trois) « plus grands systèmes du Monde » ne relèvent aucunement de la pluralité des cultures. Songe -t-on vraiment à des élèves qui n’ont jamais eu un enseignement ni d’astronomie, ni de cosmologie et encore moins d’histoire des connaissances scientifiques ?

Enfin on voit, comme souvent, que l’Antiquité est réservée aux « commençants » et l’époque contemporaine aux plus âgés. Dans le cas présent l’effet sera apparemment le suivant étant donné le caractère optionnel de ces « Humanités »: choisir en effet cette filière en Première n’oblige pas à continuer en Terminale et inversement, puisque celui qui n’aura pas choisi les Humanités en Première pourra s’y adonner en Terminale. Dans cette hypothèse l’enseignement de culture générale qu’ambitionne ce programme sera borné à la période la plus contemporaine.
Il y a lieu d’être inquiet quand l’histoire de la culture débute la veille…

Concluons : il y a semble-t-il , lieu d’être étonné de l’insistance mise à donner des indications sur le contenu du cours, comme si le « plan » en était fourni « clés en main ». La Commission n’aurait-elle pas la crainte que les professeurs ne se bornent aux mêmes œuvres prétendument classiques et aux mêmes notions et thèmes ? N’a-t-elle pas décidé de secouer l’enseignement, devenu selon la figure habituelle « poussiéreux » pour cause de professeurs ronronnants, paresseux donc ignorants ? Il me faut vite avouer la mienne, d’ignorance, car je ne connais rien à Boncompagno da Silva- ainsi d’ailleurs qu’à quelques autres qui figurent dans la formidable bibliographie indicative.

Morcellement systématique : le contraire d’un enseignement vraiment initial

Si la Commission a vraiment cherché le coup de balai, c’est en un sens la formation universitaire des professeurs qui est en question. En ce cas, la formation initiale proposée ici va-t-elle améliorer les choses ? entre d’un côté ces choix de culture générale morcelée entre philosophie et lettres, en Première, sans éventuelle suite en Terminale – et d’un autre côté la réduction de la philosophie elle-même à 4h pour tous, n’est-on pas en train de couler l’enseignement de la philosophie au Lycée? mais aussi à l’Université dès lors que la cohérence de l’institution scolaire en France avait, jusqu’ici, rendu solidaires le lycée et l’université ? « Exception française » sans doute.

On objectera que les horaires d’enseignement sont saufs : 2h choisies en Première + 3h peut-être choisies de nouveau en Terminale + 4h obligatoires = 8h pour le versant philosophique des « Humanités ».

On répondra qu’un tel décompte ne prouve rien car un enseignement initial en philosophie consiste en l’expérience, souvent difficile, de la rencontre avec des lectures, des exigences de rédaction et d’élocution inédites. Alors que la littérature est présente tout au long de la scolarité, seule la philosophie est une « terre inconnue » qui paraît aux élèves qui entrent en Terminale à la fois désirable et inquiétante.
En quoi ils ont raison – mais pour de tout autres raisons que celles qui les habitent le jour de la rentrée.

Si chaque professeur s’y prend évidemment selon sa culture et son inventivité personnelles pour faire que la rencontre avec la philosophie s’effectue, l’extraordinaire transformation qui advient le plus souvent entre le début et la fin de l’année scolaire ne peut pas advenir tant lui font obstacle à la fois le morcellement horaire, lui-même soumis à la liberté optionnelle, et la fort problématique division du travail entre les Lettres et la philosophie.

D’un seul et même mouvement il est clair qu’une véritable initiation à la philosophie est rendue fort problématique mais il est non moins clair en outre que l’unité de « la classe » (qui n’a d’ailleurs jamais existé dans certains pays voisins) est tout simplement détruite.

Notes

2– [NdE] Il s’agit du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP, voir l’article de Denis Kambouchner, co-pilote du Groupe). Mais le terme « Commission », pour être inexact formellement en l’occurrence, ne l’est pas fonctionnellement.

« Gaspard de la nuit » d’Élisabeth de Fontenay (lu par Catherine Kintzler)

Voilà bientôt deux mois que j’ai tantôt sur ma table tantôt à mon chevet l’admirable et poignant livre que Élisabeth de Fontenay a consacré à son « frère au bois dormant ». Gaspard de la nuit1 : un livre où, par une cohabitation « intranquille », « la sœur, la narratrice et la philosophe » tentent de faire exister cette « cécité d’un soi qui n’est pas devenu soi-même ». Pourquoi avoir tant tardé à en parler, alors que je ne cesse de le relire ? J’ai tant tardé parce que je ne cesse de le lire et de le relire.

Saisie à la fois par la nécessité d’écrire sur ce livre et par l’espèce d’inconvenance qu’il y a à le faire, je ne puis me résoudre à en proposer (à supposer que j’en sois capable ou même que cela soit possible) une recension qui s’insérerait, une fois achevée, dans la liste des choses faites et qui, en le plaçant au dossier des « livres lus », en serait une trahison. Comme s’il pouvait jamais être une affaire classée.

Magnifiquement et gravement écrit, hors de portée de toute explication de texte ou même de tout compte rendu qu’il déjoue et qu’il déborde, le livre tire sa force des fêlures qu’il envisage les yeux grands ouverts et auxquelles nul lecteur, une fois la lecture commencée, ne peut se soustraire. Faire exister une dérobade, une absence à soi si proche et si lointaine, cela ne se pouvait que par la décision de restituer – sans jamais renoncer à la pensée mais sans jamais faire de la pensée un bouclier, et précisément par l’audace d’aller à son comble en chaque point – l’obscure clarté qui, au-delà de l’humaine condition, révèle et proclame l’inconditionné humain dans tout son inconfort.

Il faut, en s’essoufflant, suivre l’auteur dans un « entrelacs » d’association de pensées, de bribes de récits, d’éclairages vifs et ponctuels. Ce qui compte n’est pas tant de la suivre que de s’y essouffler avec elle et de faire halte, hors d’haleine, sur quelques-uns des sommets sur lesquels elle nous hisse. En racontant, au milieu du livre, le film Rain Man2 comme un parcours initiatique, c’est elle qui initie le lecteur et le rend attentif au bonheur d’être de ceux à qui il peut arriver quelque chose, à qui échoit cette bienfaisante contingence des passions de l’âme dont on n’imagine pas que, resté sur le bas-côté de la route, on puisse être privé. En disant comment la « lointaine proximité » de Gaspard l’a détournée de l’anti-humanisme et a donné un tour supplémentaire à sa belle et longue réflexion de jadis, de naguère et d’aujourd’hui sur le silence des bêtes, Élisabeth de Fontenay ne fait pas que soustraire Descartes au lynchage vulgaire3 – ce dont je lui serai reconnaissante pour toujours –, elle ne pointe pas seulement la « question outrageante » de la thèse continuiste qui, dans un odieux calcul, ose préférer un chien fidèle à un handicapé profond : elle nous rappelle à l’essentiel philosophique, lequel consiste à maintenir béantes les antinomies dont il se nourrit.

« La transcendance de Gaspard, sa lointaine proximité m’auront détournée d’un antihumanisme radical auquel me conduisait mon orientation philosophique. En revanche, mais bien plutôt réciproquement, c’est au souci que j’ai de la singularité humaine de cet homme différent, de cet étrange enfant dont j’ai la garde, que je dois l’attention que je porte aux animaux et à leur condition ». (p. 104)

Et c’est par l’effet de l’écriture, cette douloureuse et nécessaire opération, que le tracé s’avoue comme initiation flamboyante et appelle le lecteur au travail sur soi. Transformer en clarté et en flamme ce que nous sommes et ce qui nous touche : telle était, rappelle Élisabeth de Fontenay, l’une des injonctions de Nietzsche – elle ne s’en inspire pas, car aucune boussole ne peut être ici secourable, elle la découvre en un regard rétrospectif.

« La transformation en clarté, en flamme, ce furent à la fois l’effort vers d’autres formes de rationalité et la difficile acceptation de mon frère, de son injuste excès de finitude. Aujourd’hui seulement, parce que j’ai entrepris d’écrire sur lui, je comprends que c’est à son mystère et non à une volonté de maîtrise que je dois d’avoir entendu cet appel à méditer en retour et à réfléchir plus avant ». (p.98)

Notes

1 – Élisabeth de Fontenay, Gaspard de la nuit. Autobiographie de mon frère, Paris, Stock, 2018. Titre emprunté à Aloysius Bertrand ; l’auteur s’en explique p. 14 par une association de signifiants (l’usage du prénom Gaspard et c’est bien de nuit qu’il est question).

2 – Film de Barry Levinson, 1989.

3 – « C’est grâce à Descartes que j’ai sauvegardé l’humanité de Gaspard et c’est grâce à Gaspard que j’ai dit absolument non à l’animal-machine », p. 96.

En défense du programme « Humanités, littérature et philosophie » (par Denis Kambouchner)

Réponse à Jean-Michel Muglioni

Denis Kambouchner1, qui assure le co-pilotage du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP), répond à l’article critique que Jean-Michel Muglioni a publié2 dans Mezetulle au sujet du programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » des lycées. La question de savoir si l’entrée par notions doit être privilégiée pour un programme d’enseignement philosophique, celle de la spécificité des disciplines dans leur relation à une histoire générale de la culture ne sont pas simplement techniques : elles renvoient au concept directeur de la réforme, avec le passage du système des séries au système des spécialités et à la mise en œuvre de cette réforme.

 

Que Jean-Michel Muglioni soit remercié pour les critiques très franches qu’il a formulées à propos du programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » des lycées, programme dont l’élaboration a été confiée à un groupe d’experts (« Groupe d’Élaboration des Projets de Programmes », GEPP) « co-piloté » par mes collègues Arnaud Zucker, professeur de langue et littérature grecques à l’université de Nice, Pierre Guenancia (« co-pilote » par ailleurs du groupe chargé du programme de philosophie pour le tronc commun), Patrick Dandrey (« co-pilote » du groupe de français, tronc commun), et moi-même.

La version définitive de ce programme, du moins pour la classe de Première, a été publiée avec ceux des autres disciplines et spécialités dans un Bulletin Officiel spécial le 22 janvier dernier3. Elle comporte, au second alinéa du Préambule, quelques lignes sur l’apprentissage de l’argumentation, qui ont été ajoutées à l’identique à l’ensemble des programmes de spécialité et ne sont pas de la responsabilité du GEPP. Pour le reste, le texte publié reprend tout l’essentiel du projet présenté en octobre au Conseil Supérieur des Programmes, lequel y a apporté quelques corrections de détail avant communication aux deux groupes (Lettres et Philosophie) de l’Inspection Générale. Ceux-ci ont modifié certains intitulés du programme de Terminale et certaines indications relatives aux « périodes de référence ».

Ces précisions me conduisent à répondre aux deux premières questions posées par Jean-Michel Muglioni.

La première figure dans le titre même de son article : « Où est passé l’enseignement de la philosophie ? » Bien évidemment, cet enseignement est maintenu sous sa forme traditionnelle à raison de quatre heures par semaine pour tous les élèves de terminale des lycées généraux. On pourra discuter de la place de l’épreuve de philosophie dans l’architecture du baccalauréat, et objecter au dispositif prévu, mais l’enseignement dont il s’agit ne disparaît en aucune façon.

Seconde question : « De quel droit une commission peut-elle non pas renouveler un programme de philosophie, mais proposer une nouvelle discipline qui ne correspond à aucune discipline universitaire ? » J’avoue ne pas bien comprendre. D’une part, j’y reviens dans un instant, il ne s’agit nullement d’une nouvelle discipline, mais d’un enseignement conjoignant deux disciplines qui ne sont en aucune manière destinées à fusionner. D’autre part, le GEPP qui a préparé ce programme ne s’est en aucune manière auto-saisi, auto-promu ou auto-autorisé. Le ministre de l’Éducation nationale a décidé d’une réforme qui n’emprunte pas les voies de la loi, et arrêté dans le cadre de cette réforme l’intitulé d’un certain nombre de spécialités. Il a ensuite demandé au Conseil Supérieur des Programmes, pour chaque spécialité, une proposition dont l’élaboration a été confiée à un groupe (GEPP) composé selon certaines règles, en l’occurrence à parité entre les disciplines et avec, pour chacune, des professeurs de lycée et de CPGE, des universitaires et un Inspecteur pédagogique régional. Le ministère est responsable de l’architecture de la réforme du lycée comme des conditions de sa mise en œuvre ; quant au GEPP, sa responsabilité est limitée : il n’a fait que chercher, de manière toute républicaine – d’autant que l’accord parmi ses membres n’était nullement assuré au départ et s’est réalisé peu à peu avec le concours de tous -, la meilleure manière de répondre à une certaine commande institutionnelle.

Concentrons-nous donc sur la ou les questions principales : aux yeux de Jean-Michel Muglioni, le programme d’Humanités, Littérature et Philosophie (HLP) « n’est pas un programme de philosophie. » Il « fait disparaître la spécificité des disciplines », ne convoque la philosophie que sous l’aspect de « sa présence dans la culture et dans l’histoire », et n’offre au fond que « de la culture générale au plus mauvais sens », et au mieux, malgré les « dénégations », une simple « histoire des idées ». Ce faisant, il « remet en question tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique dans le second degré et en classe préparatoire ». Reprenons ces points dans l’ordre.

1) Le programme HLP est un programme thématique, dont les éléments intéressent en principe à la fois les littéraires et les philosophes. En tant que tel, par définition, il n’est pas un pur programme de philosophie. Mais qu’il ne soit pas un pur programme de philosophie lui ôte-t-il pour les philosophes tout intérêt et toute légitimité ? Ne peut-on parler d’un enseignement philosophique que sur des objets absolument spécifiques ? Avec une pareille exigence, ne risque-t-on pas de couper la philosophie de questions d’intérêt général et de toutes sortes de savoirs constitués ? Et dans ce cas, y aurait-il lieu de déplorer, comme le fait J.-M. Muglioni, que « le programme HLP écarte délibérément la philosophie des sciences » – ce qui n’est pas exact, car il est explicitement question des sciences et de la révolution scientifique de l’âge classique dans le chapitre sur Les représentations du monde (2e semestre de Première), étant bien entendu que l’histoire et la philosophie des sciences ne pouvaient prendre dans l’ensemble de ce programme qu’une place limitée ?

Ce programme a été élaboré avec la conviction qu’il est possible d’introduire efficacement au travail philosophique et à la tradition de la philosophie à partir de questions d’intérêt général et d’objets communs avec d’autres disciplines, en l’occurrence les lettres. C’est dans ce cas l’approche elle-même, réflexive, construite, conceptuelle et critique ainsi que Jean-Michel Muglioni le demande, qui garantit le caractère philosophique de l’enseignement. Pour démontrer que ce principe est erroné, et que les choix thématiques opérés sont malencontreux, il sera nécessaire d’expliquer comment par exemple les phénomènes d’autorité liés à la parole dans divers cadres institués (notamment mais non exclusivement politiques et religieux), la véridicité, le mensonge, les rapports et différences entre la parole et de l’écriture, mais aussi le relativisme culturel, la notion de culture en anthropologie, l’usage de l’imagination dans les sciences, la relation de l’homme aux animaux, les fins de l’éducation, la notion du « moi » et le thème de l’identité, etc., ne sont pas des objets de réflexion philosophique, alors même que des bibliothèques entières leur sont consacrées, incluant, pour une bonne part, des œuvres d’auteurs que nous vénérons.

2) Le programme de HLP, thématiquement varié, mais dont le caractère de « méli-mélo » ne saute pas aux yeux (les esprits cartésiens qui ont participé à son élaboration auraient-ils abandonné toute vigilance ?), fait-il vraiment disparaître la spécificité des disciplines ? Ce serait le cas s’il fallait redouter, comme l’indique J.-M. Muglioni, « qu’il n’y [ait plus] un cours de philosophie, ni un cours de lettres, mais qu’un professeur de philosophie [soit] chargé d’enseigner une autre discipline que la sienne ». Ici, la question est de fait. Dès le départ de ses travaux, le GEPP a adopté et revendiqué le principe selon lequel le nouvel enseignement devait être pris en charge à stricte parité, en Première comme en Terminale, par les professeurs de lettres et de philosophie. Telle n’était cependant pas l’hypothèse privilégiée dans certains secteurs de l’administration de l’Éducation nationale, où l’on semblait vouloir confier ce programme mixte aux professeurs de l’une ou l’autre discipline, selon les opportunités liées à la répartition des services. Nous avons – en l’occurrence en communauté de vues avec les deux groupes concernés de l’Inspection générale, les organisations syndicales et les associations de spécialistes – opposé à cette seconde hypothèse l’argumentation la plus énergique, et celle-ci pour finir a été formellement écartée (voir la page 2 du programme publié).

Les professeurs de français et de philosophie assureront donc chacun deux heures hebdomadaires en Première et trois en Terminale ; ceci nécessitera de leur part une concertation sur l’agenda de l’approche des différents thèmes et des exercices à proposer, mais, sur la base de cet accord, qu’il n’y a pas de raison d’imaginer bien difficile à réaliser, chacun concevra et poursuivra son enseignement en toute liberté. Le professeur de français proposera et demandera des analyses d’ordre littéraire, le professeur de philosophie des analyses philosophiques, naturellement construites dans une « démarche raisonnée ». Pour ce qui concerne les épreuves d’examen (baccalauréat + fin de Première en cas d’abandon de la spécialité), le principe de stricte bidisciplinarité (un texte, deux questions, l’une d’ordre littéraire, l’autre d’ordre philosophique) avec partage (division) de la correction est également acquis. La formule exacte en devrait être publiée sans tarder.

3) Le mot philosophie, écrit Jean-Michel Muglioni, ne désigne plus ici « ni un contenu spécifiquement philosophique, ni une méthode philosophique, mais la présence de la philosophie dans la culture et dans l’histoire ». Au reste, « dire que ce programme n’est pas un programme d’histoire des idées est pure dénégation ». Qu’il me permette de contester ces affirmations. D’une part, si ce programme thématique évoque bien certains contenus, il n’avait pas à entrer – pas plus que ne doit le faire le programme de tronc commun – dans des considérations de méthode, sauf à limiter indûment la liberté des professeurs. D’autre part, s’agissant par exemple des « pouvoirs de la parole », il n’est pas question de s’en tenir à l’histoire de la rhétorique ni à celle des rapports entre rhétorique et philosophie ; avec certains points de repères historiques, qui ne sont pas limitatifs, et qui sont de toute manière indispensables dès lors qu’on prononce le moindre nom propre (comment en effet parler de Socrate sans parler d’Athènes ? de Rousseau sans parler des Lumières ? etc., etc.), on traitera de questions très générales et pérennes. Enfin, l’enseignement de HLP sera fondé tout entier sur l’étude de textes précis ; il ne s’agit donc pas d’« histoire des idées », si celle-ci, dans sa définition standard, contourne ou économise par principe la complexité et la singularité des textes.

4) « De la culture générale au plus mauvais sens », écrit aussi J.-M. Muglioni. Bien entendu, ce programme d’« humanités » a beaucoup de rapport avec la culture générale – comment en serait-il autrement ? Mais aussi, pourquoi serait-ce « au plus mauvais sens » de cette culture ? N’y en a-t-il pas un bon auquel il convient de rester attaché ? Si tous les grands philosophes ont été de grands savants et des esprits universels, une réflexion philosophique sans une forme de culture générale qui la sous-tende est-elle seulement concevable ? Et n’appartient-il pas au professeur de philosophie, d’autant qu’il intervient en fin de scolarité secondaire, de vérifier si cette culture générale est acquise, de suggérer les moyens de la compléter, et de rappeler lui-même les données indispensables à l’intelligence de son enseignement ? Nombreux sont les collègues à saluer au contraire ce programme comme une précieuse occasion de synthèse qui n’est en aucune manière antinomique avec les exigences de la réflexion.

5) Le programme HLP remet-il en question « tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique », notamment en classe terminale ? Nullement, puisqu’il ne se substitue pas aux formes traditionnelles de cet enseignement. Certes, on peut reconnaître au fond de cette critique l’idée qu’un programme de philosophie au lycée, et plus précisément en Terminale, ne saurait être qu’un programme de notions, dont la dimension historique n’est pas immédiatement apparente. Et pourtant, de fait, le programme de Terminale dans sa version actuelle (avant publication du nouveau projet de programme, dont il y a tout lieu de penser qu’il s’inscrira dans la lignée du précédent) n’est pas seulement un programme de notions : c’est aussi un programme de textes. Cela signifie que, quoi qu’on en ait, il n’est pas vrai qu’il y ait pour la réflexion philosophique la plus authentique, et pour l’enseignement de cette réflexion, une seule forme d’entrée possible et légitime. Dès lors, pourquoi cette réflexion ne pourrait-elle se développer à partir de données relevant de l’histoire de la culture (rubrique particulièrement large) ? Si tel n’était pas le cas, il faudrait rejeter hors de la philosophie proprement dite, outre un très grand nombre de travaux qui ne relèvent pas tous de la recherche universitaire, toute la tradition moderne de la philosophie de l’histoire, des institutions et des sciences elles-mêmes, de Vico et Montesquieu à Cassirer, Koyré ou Foucault, en passant par Condorcet, Hegel, Comte et d’innombrables autres auteurs…

Il me faut borner là cette discussion, et donc renoncer à répondre à quelques autres reproches : qu’« on veut aligner l’école française sur ce qui se fait ailleurs » ; qu’« un programme aussi directif et aussi riche » ne peut se traiter librement ; ou, plus franchement désobligeant et aussi plus gratuit, que « les motivations qui déterminent ce programme sont manifestement celles d’universitaires et de médias, et non celles des élèves [auxquels] ce programme ne dira strictement rien », et ce, bien qu’en se réglant sur leurs « motivations supposées », on ait succombé à une forme de « pédagogisme ». Cela fait beaucoup de péchés pour un programme élaboré avec soin et conscience par des collègues a priori choisis pour leur pondération et leur dévouement à la chose publique.

Avec tout cela, nous n’avons réellement discuté ici ni des choix intervenus dans la conception de ce programme, ni des possibilités de développements offertes par chaque thème, ni de la relation à concevoir entre le programme HLP et le programme de philosophie du tronc commun. Mais c’est sans doute que ce ne sont ni la conception d’ensemble de ce programme, ni son détail qui constituent le fond de l’affaire. Le fond de l’affaire est beaucoup plus général. Il tient, d’une part, au concept directeur de la réforme, avec le passage du système des séries au système des spécialités (se traduisant, pour les collègues philosophes, par la disparition des huit heures de la Terminale L, et un début de présence de la discipline en Première), et d’autre part, aux modalités de mise en œuvre de cette réforme, agenda et répartition des moyens inclus.

Pour ma part, les effets de hiérarchisation du système des séries étant connus, le principe d’un choix de plusieurs spécialités par les lycéens me semblait et me semble toujours porteur d’appréciables virtualités s’agissant du dynamisme des enseignements. En l’espèce, il offrira la possibilité de suivre sept heures de philosophie en Terminale à des élèves qui auparavant n’auraient pas choisi la série L (un choix, faut-il le rappeler, souvent effectué par défaut) ; et la discipline commencera à sortir d’un relatif isolement qui a certes son côté superbe, mais que l’on pouvait aussi juger très dangereux pour l’avenir.

D’un autre côté, il est clair que beaucoup dépend ici des modalités de la mise en œuvre de la réforme, et qu’un nouveau système théoriquement satisfaisant peut donner des résultats hautement contrastés selon que les conditions matérielles, techniques et morales (ou psychologiques) de sa mise en pratique se trouvent plus ou moins favorables. Sous ce rapport, même une fois assurée la parité disciplinaire au sein de la spécialité, les difficultés restent nombreuses, et le calendrier sans doute trop serré pour une mise en place des nouveaux enseignements qui soit d’emblée optimale.

Nous, membres du GEPP, sommes tout à fait conscients de ces difficultés et solidaires de nos collègues de lycée dans leur combat pour des conditions d’enseignement partout garanties et améliorées. Au milieu de ces difficultés, il serait toutefois navrant qu’on se dispense de tout regard sur les ouvertures et potentialités offertes par le programme HLP, et qu’on impute à quelque diktat néolibéral une proposition qui, au contraire, s’inspire de l’ancien concept humaniste (ou « libéral » dans l’ancien sens du mot) de la formation philosophique et des tâches de la philosophie – un concept dont, jusqu’à démonstration du contraire, la philosophie et son enseignement, y compris dans l’horizon de notre époque, ont et auront toujours grand besoin.

Notes

1 – Denis Kambouchner, professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est spécialiste de Descartes (dernier ouvrage paru : Descartes n’a pas dit, Les Belles-Lettres, 2015), et éditeur des Œuvres Complètes du même auteur (Gallimard-Tel, en cours de parution). Il est aussi l’auteur de plusieurs essais sur les problèmes de la culture et de l’éducation, dont L’école, question philosophique, Fayard, 2013.

« Heidegger, Messie antisémite » de François Rastier, lu par Sabine Prokhoris

Une leçon de lecture

Sabine Prokhoris a lu Heidegger, Messie antisémite (Le Bord de l’eau, 2018) de François Rastier. Elle met en lumière la rigueur avec laquelle, pratiquant une démarche de lecture soumise au « principe de réalité philologique », l’auteur procède à la réinterprétation d’une œuvre qui porte l’antisémitisme bien au-delà de la question raciale, et hyperbolise en l’ontologisant l’hitlérisme historique. Nous avons affaire à un antisémitisme essentiel, structurel, que redouble une entreprise intellectuelle de dislocation de la modernité, des Lumières, de la rationalité tout entière.

« On entend ici l’entrechoquement de runes d’acier, le dangereux anachronisme du langage des sectes. »
Walter Benjamin, « Contre un chef d’œuvre »

C’est bien avec Heidegger – c’est-à-dire en prenant appui, de façon précise, sur le corpus entier du « Penseur » (ainsi qu’il se présente, ses sectateurs lui emboîtant allègrement le pas quant à cette qualification, un « Penseur » dont la « pensée pensante » pense , ce qui on l’admettra est tout bonnement merveilleux) – que François Rastier nous livre, dans Heidegger, Messie antisémite1, titre inquiétant et dérangeant s’il en est, une lecture sans concession d’une œuvre semble-t-il aujourd’hui quasi sacrée. Sacrée : voilà qui déjà pose problème dans le champ de la philosophie, par définition dialogique, c’est-à-dire définissant un espace intellectuel d’égale liberté critique et non de profération prophétique, de débat argumenté au sein de ce que F. Rastier appelle « la république des esprits ». Œuvre, on le sait, mondialement et aveuglément révérée comme celle du « plus grand philosophe du XXe siècle », suivant l’appréciation qu’en donna jadis Jean Lacroix dans Le Monde, et dont la postérité intellectuelle massive comme les incidences politiques contemporaines méritent qu’on les examine.

Au plus près donc d’un Heidegger lu sans évitements, et non avec et contre lui, selon la formule rhétorique adoptée par certains de ses exégètes les plus fidèles, qui voudraient bien ainsi se débarrasser à bon compte du nazisme affirmé du Maître de la Forêt-Noire (auteur des Cahiers de même couleur) tout en préservant intacte sa grande Pensée. Ainsi Derrida, primus inter pares et incontestable grand maître de bonneteau sur la question du sens (et de la vérité), dira-t-il, maniant le jeu de mots lacano-déconstructiviste avec le brio et la virtuosité qu’on lui connaît, que Heidegger est son « contre-maître ». Formule à multiple entente, et tel le caoutchouc retournable en tous sens : comprenne qui pourra et… ce que voudra.

Heidegger à présent

Ni maître ni contremaître, dans la démarche de F. Rastier, libre de toute allégeance et guidée par le souci d’exactitude et de contextualisation fine du philologue exigeant devant n’importe quel corpus textuel, doublé ici d’un vif et nécessaire questionnement du temps présent. Il s’agit en effet, nous dit l’auteur, d’un essai « présentiste », ce qui signifie, sous la plume de F. Rastier, quelque chose de précis : relire l’œuvre de Heidegger « à présent », c’est-à-dire en premier lieu à la lumière de la publication récente en Allemagne des cinq premiers tomes des Cahiers noirs2. Cahiers noirs comportant neuf volumes rédigés entre 1931 et 1973, qui constituent, montre F. Rastier, la clé de voûte de l’œuvre tout entière et la pièce maîtresse, à dessein longtemps dissimulée, tant de son architectonique retorse car savamment encodée que de sa stratégie d’expansion. Ces textes par conséquent, nous dit F. Rastier, « appellent à la relecture et à la réinterprétation de l’ensemble de l’œuvre ».

Or le projet que révèlent clairement ces Cahiers est double, explique-t-il : « légitimer « philosophiquement » l’extermination historique des juifs, détruire le judaïsme de l’intérieur ». Projet explicite dans les Cahiers, dont l’ouvrage de F. Rastier fait apparaître la teneur s’agissant notamment de ce que signifie « détruire le judaïsme de l’intérieur » ; projet, démontre l’auteur, que mène avec une radicalité et une constance identiques, mais de façon cryptée, l’œuvre philosophique proprement dite, parée quant à elle de tous les atours de la respectabilité académique. Ainsi est-ce d’abord à un exercice de décryptage, au sens propre, que se livre F. Rastier dans cet essai dense et très documenté, d’une lecture parfaitement fluide néanmoins. Il conduit ce faisant un travail de démystification intellectuelle pleinement critique – et non « déconstructif », puisque la méthode ici mise en œuvre se situe aux antipodes justement des tours et pirouettes intellectuelles de la déconstruction. Cela afin de construire les éléments d’une réflexion qui permette de prendre la mesure du « potentiel de violence » que recèle une pensée qui pousse au plus loin le projet nazi de destruction des juifs, « race spirituelle » selon la formule de Hitler. Et il convient de prendre au sérieux dans toutes ses conséquences ce qu’implique pareille idée de « race spirituelle », largement développée chez Heidegger corrélativement à son engagement nazi (simplement « banal » d’après certains, tel Jean-Luc Nancy), car elle porte l’antisémitisme bien au-delà de la question raciale au sens ethno-biologique, et hyperbolise en l’ontologisant l’hitlérisme historique.

Nous avons affaire à un antisémitisme essentiel, donc, ouvertement formulé dans les Cahiers noirs, partiellement voilé dans l’œuvre académique ; un antisémitisme structurel, que redouble et scelle, dans la pensée de Heidegger, une entreprise intellectuelle de dislocation de la modernité, des Lumières, de la rationalité tout entière enfin considérée comme « juive ». On comprend alors la menace qui pèse sur la discipline philosophique elle-même.

Car au rebours de tous les courants qui se réclament de Heidegger aujourd’hui – à commencer par la « déconstruction » – F. Rastier, à la suite des travaux d’Emmanuel Faye notamment, s’emploie à établir que l’on ne saurait considérer comme de simples errements anecdotiques, certes regrettables, le contenu des Cahiers noirs ; que ceux-ci ne constituent pas une vilaine excroissance simplement aberrante, à oublier bien vite, mais que au contraire l’œuvre heideggérienne forme un système de bout en bout cohérent.

La question qui dès lors se pose, à ne pas esquiver si déplaisante soit-elle, est celle des effets de l’introduction du nazisme dans la philosophie, pour formuler certes brutalement les choses. Ce qui ne signifie nullement bien sûr, cela serait simpliste et faux, et partant inutile, que les auteurs qui se réclament du heideggérianisme soient des nazis3 – contrairement à leur (contre)maître. Mais le tranchant d’une telle question ouvre un débat nécessaire – émancipateur, quoique peu agréable à certains peut-être – sur la relation entre une pensée politiquement et intellectuellement rien moins qu’innocente, au temps du IIIe Reich mais également après sa défaite, et la responsabilité dans le monde contemporain de ceux qui s’en réclament, voire contre toute raison (ce qui est précisément un des aspects de la question) la défendent inconditionnellement.

Il est à cet égard instructif de s’arrêter un instant sur la façon dont François Fédier présente la toute récente édition française signalée plus haut :

« Les « Cahiers noirs » ou « Cahiers de travail » (ainsi Heidegger les dénommait-il lui-même d’après leur fonction ou la couleur de leur reliure) occupent une place singulière dans l’ensemble de ce qu’a écrit l’auteur. Son souhait de les voir publiés après que fut achevée l’édition intégrale de ses œuvres signifie qu’il a voulu laisser aux lecteurs soucieux de comprendre sa pensée un moyen d’en appréhender le travail au plus près de son élaboration. La publication de ces Cahiers permet-elle de mieux connaître Heidegger ? Certainement pas, si l’on entend par « connaître » le fait d’entrer dans l’intimité d’une personne. On ne trouvera pas trace d’une quelconque confidence dans ces pages. En revanche, on y verra à l’œuvre l’effort sans relâche d’un philosophe pour reprendre et préciser sa pensée. Les Cahiers commencent au moment où Heidegger entreprend d’approfondir la position conquise avec Être et Temps (1927). Ils permettent de suivre l’aventure intellectuelle qu’allait représenter pour lui la découverte déconcertante de ce qu’il finirait par appeler « l’histoire de l’Être » ».

Ces lignes sont rhétoriquement remarquables, car elles parviennent d’un seul et même mouvement à minimiser et à sacraliser ce que représentent ces Cahiers (« de travail » – surtout ne pas voir de connotation dans la couleur…), tout en détournant pudiquement le regard du nazisme personnel du Maître (on n’apprendrait rien dans ces textes sur sa « personne »). Clivant délibérément les Cahiers du reste des écrits – Être et Temps notamment –, F. Fédier, qui dispose sans doute d’un accès direct à la substantifique moelle de la « Pensée » du Maître sans avoir besoin de tenir compte de ce qu’il y a à lire, – on appartient au cercle des initiés ou pas –, nous révèle ce que « signifie » le calendrier de publication. Ce que « signifie » ce calendrier, en considérant non pas ce que les textes écrits par Heidegger nous permettraient de comprendre de la teneur du Grand Œuvre, mais eu égard à la magnanimité du Penseur qui aurait « voulu laisser aux lecteurs soucieux de comprendre sa pensée un moyen d’en appréhender le travail au plus près de son élaboration ».

C’est-à-dire que, selon F. Fédier, d’un côté c’est une grâce insigne que de pouvoir toucher de si près l’esprit du Maître en travail pour accoucher de cette œuvre grandiose – pénétrer dans pareils arcanes, quel émouvant privilège ! –, mais d’un autre côté tout cela – les textes des Cahiers – est inessentiel : brouillons, déchets en somme. N’en tenez pas compte. Communiez, et soyez-en heureux.

Les Cahiers « de travail » alors ? Un reliquaire sacré des brouillons et autres chutes ou copeaux tombés du ciseau du Maître – de repentirs, guère, semble-t-il –, généreusement offert à l’adoration des fidèles.

Merveilleuse pirouette.

Revenons au travail de F. Rastier – auteur qui se ne se préoccupe guère, il est vrai, de mystères révélés, mais se contente, plus modestement, d’étudier les textes.

Présentiste, son livre l’est donc aussi eu égard à l’emprise intellectuelle aujourd’hui planétaire de l’œuvre de Heidegger. Aussi prend-il position sur les enjeux indissociablement philosophiques, politiques et éthiques du temps présent : car à relire l’œuvre sous ce jour sinistre, et à analyser une réception fascinée au point tantôt de complètement nier l’antisémitisme radical de Heidegger – pourtant substantiellement inscrit dans sa pensée autant que dans ses actes, comme le font percevoir ses textes cohérents entre eux comme avec ses engagements sous le IIIe Reich, fort bien documentés4 –, tantôt d’en minimiser la portée en le « banalisant » (Jean-Luc Nancy, on l’a signalé plus haut), tantôt même de faire de Heidegger le seul véritable « penseur de la Shoah » (Donatella Di Cesare, laquelle ajoute tant qu’à faire que « le nazisme est une philosophie » , ce qui nous avait, il faut dire, échappé), on peut légitimement s’inquiéter. D’autant plus que les pensées identitaires de droite comme de gauche, des eurasistes slaves tels Alexandre Douguine5 aux idéologues « décoloniaux », sans oublier quelques ténors de la théocratie islamique iranienne tel Mohammed Ahmadinejad, souligne, documents à l’appui, François Rastier, sont d’un bout à l’autre de la planète imprégnées d’un heideggérianisme plus ou moins explicite, qui les unit dans une commune détestation des Lumières, de la démocratie, et de l’État de droit. Tout cela aboutissant à d’étranges et fort inquiétantes convergences rouges-brunes-islamistes sur fond de fantasmes géopolitiques et apocalyptiques.

Ainsi, moyennant toutes sortes de contorsions discursives, autorisées sinon prescrites par le courant philosophico-idéologique de la déconstruction – lequel euphémise, montre F. Rastier, le programme heideggérien de destruction de la rationalité philosophique « enjuivée », et partant de toute éthique intellectuelle et philosophique –, ces idéologies mortifères, prêtes à exalter violence politique et radicalités identitaires, trouvent toujours à « justifier l’injustifiable ». Les attentats islamistes par exemple. Mais aussi, et encore, l’hitlérisme – sans doute « historial » et pas trivialement historique, n’est-ce pas –, ce qui permet au philosophe « radical » Slavoj Zizek, qui considère Heidegger, dans son engagement nazi même, comme « un communiste de l’avenir », de soutenir que « le problème de Hitler » est de n’avoir pas « été assez violent » (sic), et que « le vrai problème du nazisme n’est pas qu’il serait « allé trop loin » dans son hybris subjectiviste-nihiliste d’exercice d’un pouvoir total : au contraire il n’est pas allé assez loin, « sa violence ne fut au bout du compte qu’une pantomime impuissante et resta soumise à l’ordre qu’elle méprisait »6.

En lieu et place de la rigueur et des contraintes de l’argumentation dialectique – qui obéissent à d’autres exigences que ne le font des tours de passe-passe rhétoriques boursouflés –, la prose de Heidegger, cruellement qualifiée par Thomas Bernhard7 de « pudding de lecture », et sa postérité souvent même stylistique – mimétisme de disciple ? – dans les courants qui se réclament de cette pensée dont le même Thomas Bernhard écrit aussi qu’elle a « désastreusement kitschifié la philosophie »8 , pourraient se voir décrites ainsi : « tonnerre phraséologique » et « voies scabreuses ». Telles sont les formules qu’emploie Walter Benjamin dans sa critique d’une histoire de la littérature allemande publiée en 1930 par Max Kommerell, héritier du cercle ésotérique de Stefan George9 soudé dans une mystique de la mission prophétique du poète10. Mystique de l’Allemagne secrète dans laquelle s’inscrit Heidegger, note F. Rastier, mais qu’il conduit bien au-delà de son propos traditionnel, en y introduisant la radicalité nazie.

Ce point n’est pas indifférent. Car la question de la poésie est régulièrement brandie par ses apologistes pour soutenir que la pensée du Maître n’a rien, mais vraiment rien à voir avec le projet nazi d’extermination des juifs et d’éradication du judaïsme source de tout mal, qu’elle est au fond parfaitement inoffensive politiquement, en dépit de quelques errements personnels qui n’entachent en rien sa grandeur philosophique. Or cette défense par le portrait du philosophe en doux ami du poète vient opportunément masquer les liens profonds au contraire qui unissent le propos de Heidegger sur la poésie et la langue (allemandes) et l’idéologie nazie qu’il radicalise et systématise dans son œuvre entière, au-delà même, donc, de l’hitlérisme historique. Walter Benjamin a pressenti quelque chose de la violence politique menaçante qui hante une certaine façon de préempter la littérature – et tout particulièrement la poésie – pour en faire le fer de lance d’un nationalisme racialiste, dans la critique impitoyable qu’il fit de l’histoire de la littérature écrite par M. Kommerell que nous évoquions à l’instant, et dont il écrit ceci  : elle « menace à chaque instant de tomber dans l’apocryphe, l’ineffable, et le douteux », autour du mythe de la « parenté des génies grec et allemand » censée nous révéler « les secrets de la véritable germanité et les voies impénétrables de l’apothéose allemande », l’auteur exigeant « de la littérature nationale qu’elle s’imprègne du génie de la race ». Face à cette grandiloquence inquiétante, W. Benjamin poursuit ainsi : « Mais quant à nous », écrit-il, « nous devons professer notre attachement à l’humble vérité […] ». Il ajoute, parlant de Hölderlin, utilisé et tronqué par M. Kommerell en vue d’en faire « un monument à l’avenir allemand » – ce qui est également le propos de Heidegger s’agissant de la poésie allemande (terre/langue dans laquelle on supposera que Heine n’a pas sa place) : « Le pays dont les prophètes contemplent leurs visions sur des champs de cadavres n’est pas le sien. » Ce pays est clairement celui de Heidegger, nous fait percevoir le travail de F. Rastier.

Lire en philologue

Ce second volet de sa réflexion sur Heidegger et sur sa réception enchantée, qui poursuit et approfondit le travail entrepris par l’auteur dans Naufrage d’un prophète11, est dédié à la mémoire de Jean Bollack. Cela n’est pas indifférent. Car même si un exégète et fervent apologiste a pu écrire une phrase aussi sibylline que celle-ci : « Les textes de Heidegger ne sont pas la pensée de Heidegger » 12, c’est, nous l’avons signalé d’entrée de jeu, en philologue soigneux, c’est-à-dire en prenant au sérieux un corpus textuel dont il s’agira s’examiner tant la cohérence que l’inscription historique, que F. Rastier examine les ressorts de l’entreprise heideggérienne, comme de son emprise posthume. Son propos est donc de « reconstituer le point de vue construit dans l’œuvre »13, pour utiliser ici les termes par lesquels Jean Bollack définit la visée de la méthode de lecture philologique. Point de vue, dans le cas de Heidegger, recouvert par diverses opérations de distorsion, d’inversion, de confusion des plans, d’obscurité délibérée, et de déni, lesquelles ont la particularité d’être à l’œuvre dans le développement du projet heideggérien lui-même. Elles en constituent une structure fondamentale, dont F. Rastier va expliciter en détail les modalités discursives, mais aussi les formes d’accomplissement à travers des stratégies de publication soigneusement planifiées. C’est donc une œuvre qui s’affirme, sous les dehors bonhommes de l’inoffensif « berger de l’Être » en « bonnet de nuit » moqué par Thomas Bernhard, comme puissance de déni, manifestant ainsi son enjeu principal : destruction à tous les étages ; et mise au point des instruments intellectuels viciés propres à transmettre cet enthousiasmant programme à la postérité.

Ainsi l’étrange formule que nous venons de citer prend-elle tout son sens pervers lorsque l’on examine les procédés de lecture (on pourrait dire de « dé-lecture ») mis en œuvre par les penseurs se réclamant de la déconstruction, méthode de lecture anti-philologique par excellence théorisée par Jacques Derrida, dans le droit fil de la manière heideggérienne. Judith Butler par exemple, philosophe « radicale » et une des figures phares de la French theory d’inspiration principalement heideggéro-derridienne sur les campus américains, pourra sans ciller faire dire à Emmanuel Lévinas l’inverse même de ce qu’il veut signifier, et soutenir, contre ce que Lévinas a effectivement écrit, dans un contexte précis délibérément vidé de toute substance et de tout sens par son exégète dé-lectrice, au mépris du texte donc, et de sa réalité spécifique, que la pensée de Lévinas (qui donc ne serait pas son texte) est ce que le discours de J. Butler décide d’en affirmer, pour les besoins de la cause qu’elle défend14. Procédé en tout point « déconstructif ». On comprend, à travers cet échantillon d’interprétation indifférente au texte au point d’en inverser le sens, ce que signifie pour les disciples de pouvoir écrire une phrase aussi dénuée de sens, donc : « les textes de Heidegger ne sont pas la pensée de Heidegger » : nul meilleur témoignage de l’emprise totale du Maître que pareil énoncé, qui exprime la quintessence de son projet tout en étant absolument vide de sens. Lecture parfaitement obéissante en somme, considérant comme nulle et non avenue toute lecture critique, mais qui annule en réalité l’opération de lecture elle-même, si les textes au bout du compte ne sont rien. Prix exorbitant de la soumission du dévot, où se conjoignent le devenir-rien (du texte) et l’effacement de cet anéantissement par le leurre d’une « pensée » qui n’est rien d’autre que cette opération de néantisation. Voilà bien, en acte, les conditions intellectuelles de tout négationnisme.

Il importe par conséquent, nous avertit F. Rastier, qui pour sa part ne renonce pas à lire, et à lire pour de bon, de prendre la mesure de cette transmission qu’on pourrait dire occulte, qui perpétue la « pensée » du maître – en niant ses textes : ceux qu’il est préférable d’oblitérer, mais dont la teneur d’extrême violence et d’inhumanité, effacée, rendue fantomatique, passe (plus ou moins, voir S. Zizek cité plus haut) en douce dans la postérité intellectuelle. « On continue toujours à tirer le lait heideggerien » 15, écrit encore T. Bernhard : un lait empoisonné, analyse F. Rastier, dont les effets délétères, au premier rang desquels, on vient de le voir, le déni comme méthode, prospèrent dans les courants issus de cette mouvance. Que la question des visées du projet nazi d’anéantissement des juifs et de tout ce qui est qualifié de « juif » y soit souterrainement agissante, le démontre l’essor du discours négationniste, dont l’historien Carlo Ginzburg16 a parfaitement situé les accointances avec la toute-puissance interprétative revendiquée par la déconstruction, qui se fait fort de retourner, voire d’annuler toute réalité extérieure à son geste de (magique) performativité négative.

F. Rastier étudie donc les textes heideggériens dans leur matérialité spécifique : leur rhétorique, leur construction, leur style, leurs rythmes, syntaxe, vocabulaire ; mais aussi, et conjointement, il les place dans leur contexte historique, intellectuel et politique, sans admettre la moindre esquive. Il éclaire également les chemins de leur réception, en grande partie tributaires des stratégies de publication des différents textes composant cette œuvre pléthorique, très soigneusement élaborées. Ainsi souligne-t-il que la date de publication des Cahiers noirs ne doit rien au hasard, mais participe du projet et de la visée messianiques de l’œuvre : un messianisme apocalyptique, dont l’antisémitisme constitutif sera mis au jour par l’usage que fait F. Rastier d’une démarche de lecture exigeante, soumise au « principe de réalité philologique », élu « contre le principe de plaisir interprétatif ». Discipline intellectuelle rigoureuse, articulée à l’idée particulièrement féconde que « chaque œuvre requiert une herméneutique spécifique », remarquable, généreuse, et profonde proposition propre à permettre que se combinent la plus grande rigueur et la plus grande liberté dans la rencontre des œuvres.

Ces éléments d’un discours de la méthode sont formulés par F. Rastier dans un autre ouvrage, Ulysse à Auschwitz17. Livre à lire en contrepoint des deux ouvrages consacrés à Heidegger – dont le premier18, notons-le, est dédié à Primo Levi justement, et cela fait sens comme on le comprendra chemin faisant –, pour plusieurs raisons sur lesquelles nous reviendrons au terme de ces quelques remarques.

Leur effet le plus intéressant dans ce livre-ci nous semble résider dans le travail passionnant et passablement démystificateur de mise en relation précise entre deux corpus présentés comme étrangers l’un à l’autre : les Cahiers noirs et l’œuvre académique, à commencer par Être et temps, LE grand livre philosophique du Maître. Le cœur de Heidegger, Messie antisémite, qui articule l’ensemble des développements de l’ouvrage, et donne sens à leur enjeu historique et contemporain, se concentre alors dans le deuxième chapitre du livre, intitulé « Publication et révélation », où F. Rastier examine et relie stratégies de publication et stratégies d’écriture qui forment solidairement l’œuvre intellectuelle et le projet politique de Heidegger. Nous ne prendrons ici qu’un seul exemple, doté d’un pouvoir d’élucidation particulièrement convaincant, de cette double stratégie d’emprise par cryptage : l’usage systématique par Heidegger, dans son œuvre académique, de ce que F. Rastier décèle comme des « mot de couverture », attesté par Heidegger lui-même dans une lettre à Kurt Bauch : « Ce que tu dis sur l’«Être de l’étant» est correct. C’est une formule, pour moi souvent un mot de couverture, mais aussi une réelle crux de la philosophie. Ce qui serait à dire ne peut être dit directement dans le cours ». Et dans une autre lettre, au même : « La « Patrie » est l’Être même. »

Autrement dit, commente F. Rastier, nous avons là une confirmation que « l’orientation de la pensée va de l’ontologique au politique, ou plutôt au métapolitique entendu comme mythe nationaliste »19.

Faits effrayants

On peut certes lire Heidegger en décidant d’ignorer tout cela, comme un pur philosophe en dialogue innocent avec la métaphysique occidentale – cette option « naïve » fait du reste partie du piège heideggérien : ainsi se créent d’inconditionnels fidèles, sincèrement enthousiasmés, comme on peut le constater, par la prose du Maître. On peut refuser de considérer des « faits effrayants », selon le mot de Thomas Bernhard. Pour autant, ils restent des faits. « Et les faits sont la chose la plus obstinée du monde », pour citer ici Mikhaïl Boulgakov20.

F. Rastier poursuit son décryptage, que nous engageons le lecteur à suivre pas à pas, montrant comment « le discours philosophique de Heidegger », rapporté aux contenus textuels des Cahiers noirs autant qu’à la stratégie (mégalomane, et parfaitement en phase avec l’idée du Reich devant durer mille ans) de révélation posthume, « devient ainsi un discours de couverture pour une idéologie sanglante »21.

Sanglante, parce que l’antisémitisme « historial » de Heidegger, doublant et radicalisant l’antisémitisme nazi, voit dans le juif, à partir du stéréotype du Juif errant, celui qui s’attaque au sol et aux racines – à l’Être : c’est donc le mal à éradiquer. Apatride par définition, le juif, n’est donc qu’un simple « étant », le voilà exclu de l’Être. Autant dire qu’il n’est pas véritablement. On comprend que l’une des sources du négationnisme – il ne s’est rien passé –, le négationnisme dont nous évoquions plus haut les conditions intellectuelles, est aussi à chercher de ce côté-là. Ce négationnisme scelle l’accomplissement du projet nazi, et ses multiples variantes22 évoquent la fameuse histoire du chaudron que Freud raconte : « le chaudron était déjà cassé quand tu me l’as prêté, il n’était pas cassé quand je te l’ai rendu, je ne t’ai jamais emprunté ce chaudron ». Que ces propositions soient logiquement incompatibles n’a aucune importance, dès lors que la valeur de vérité d’un discours réside dans la dimension sacrée de qui le profère. Ce qui en rend bien sûr la réfutation totalement hors de propos.

C’est là que l’on comprend le lien étroit qui unit le projet de destruction de la culture et de la philosophie, espace cosmopolite universaliste gouverné par les règles de la discussion rationnellement argumentée, et la violence politique de l’irrationalité identitaire, cette mystifiante mystique. Et que l’on saisit aussi comment se connectent et se contaminent  le règne intellectuel de la post-vérité et les discours de radicalité politique intrinsèquement sans limites.

L’exigence intellectuelle de F. Rastier se situe à l’opposé de ces postures intellectuellement délétères et politiquement ravageuses, et sa visée explicite, que met en œuvre la méthode qu’il prend soin de forger pour lire et réfléchir, est de donner des outils pour résister à l’étrange séduction qu’elles exercent.

Mais c’est à la lumière des autres pans de son travail que prend toute sa force son impitoyable lecture critique de Heidegger. On saisira alors d’autant mieux la portée de son propos qu’on le rattachera à l’ensemble de sa réflexion sur les langues et sur la littérature. S’y construit une réflexion plus que jamais nécessaire aujourd’hui sur notre commune humanité, dans l’héritage revendiqué et renouvelé de la pensée d’Ernst Cassirer.

Nul mieux que le poète Ossip Mandelstam n’a formulé ce qui constitue le chantier de réflexion, foncièrement anti-heideggérien, de F. Rastier :

« Ainsi, en poésie les limites nationales sont effacées, l’élément d’une langue en appelle une autre par-dessus les têtes de l’espace et du temps, car toutes les langues sont liées dans une union fraternelle fondée sur la liberté et l’esprit de parenté de chacune, et dans cette liberté, fraternelles sans façons, elles s’entr’appellent » 23.

Cette « universalité bigarrée »24 – le contraire même des « diversités » essentialisées si prisées par les temps qui courent – pose pour F. Rastier, et pour nous tous, une exigence intellectuelle d’un seul tenant éthique, esthétique, et politique. C’est alors, nous le signalions plus haut, la lecture que F. Rastier a proposée de l’œuvre poétique, fort peu connue, de Primo Levi qui permettra sans aucun doute de prendre toute la mesure de l’enjeu que déplie sa lecture, difficilement audible dans une époque friande de radicalité identitaire, du maître superlatif d’une post(anti)-modernité fascinée par tous les prêcheurs d’apocalypse.

Notes

1Heidegger, Messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers noirs, Le Bord de l’eau, 2018.

2 – Au moment où j’écris ces lignes paraissent en France chez Gallimard deux premiers volumes des Cahiers noirs.
[NdE. Voir sur Mezetulle l’article d’Edith Fuchs « Heidegger et ‘l’impensé judaïque’ ? » et celui de Jean-Michel Muglioni « Heidegger, ou peut-il y avoir une philosophie nazie ?« ]

3 – On observera du reste, ce n’est pas le moindre paradoxe de l’affaire, que le recours au point Godwin est fréquemment le fait d’un discours anti-moderne de part en part heideggérien, qui diagnostique l’apocalypse en marche dans une « techno-science » conduisant paraît-il au nazisme.

4 – Outre le fameux « Discours du Rectorat » bien connu, et l’action notoirement antijuive de Heidegger à l’Université – sans parler de son goût pour quelques petites cérémonies qu’affectionnaient les nazis. Ainsi a-t-il un jour célébré un autodafé de livres –, Heidegger a été un membre actif de la commission de réforme du droit nazi.

5 – Sur le parcours d’Alexandre Douguine, voir Marc Weizmann, Un temps pour haïr, Grasset, 2018, p. 251 sq.

7 – Thomas Bernhard, Maîtres anciens (1985), trad. Gilberte Lambrichs, Paris, Gallimard, 1988, p. 72.

8Idem, p. 73.

9 – Mort en 1933.

10 – Walter Benjamin, « Contre un chef d’œuvre », in Œuvres II, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, Pierre Rush, Gallimard, « Folio essais », p. 216, sq.

11 – Puf, 2015.

12Heidegger, Messie antisémiteop. cit., p. 147.

13 – Jean Bollack, La Mort d’Antigone – La tragédie de Créon, Puf, 1999, p. 110.

14 – Voir mon Au bon plaisir des « docteurs graves » – À propos de Judith Butler, Puf, 2017, p. 226 sq. [NdE – voir sur Mezetulle la recension par Jeanne Favret-Saada].

15Thomas Bernhard, op. cit. p. 74.

16 – Voir Carlo Ginzburg, « Unus testis », in Le Fil et les traces, trad. Martin Rueff, Verdier, 2010, p. 305 -335, et Rapports de force, trad. Jean-Pierre Bardos, Gallimard/Le Seuil, 2003.

17 – Cerf, 2005.

18Naufrage d’un prophète, Puf, 2015.

19 – P. 56.

20Le Maître et la Marguerite, trad. Claude Lagny, Robert Laffont, 1978.

21 – P. 61.

22 – Parmi ces variantes, citons celles-ci : il n’y a pas eu d’extermination car « à Auschwitz on n’a gazé que des poux » (Darquier de Pellepoix) ; les juifs se sont auto-anéantis, puisque la technique enjuivée est responsable de leur extermination pendant le IIIe Reich ; cette extermination est un simple accident de l’histoire et se dissout dans l’ensemble des violences historiques ; on ne peut pas prouver l’extermination, qui n’est d’ailleurs qu’un « point de détail » de la Seconde guerre mondiale dont les principales victimes furent les Allemands puisqu’ils furent vaincus par les Alliés et par l’américano-bolchévisme.

23 – Ossip Mandelstam, De la poésie, (1928) trad. Christian Mouze, La Barque, 2013.

24 – F. Rastier, Créer : Image, Langage, Virtuel, Casimiro, 2016, p.109.

Programme « Humanités, Littérature et Philosophie » : Jean-Michel Blanquer digne héritier de ses prédécesseurs

Où est passé l’enseignement de la philosophie ?

La nouvelle matière HLP – Humanités, Littérature et Philosophie –, qui n’est pas une discipline, a nécessairement donné lieu à un programme improbable, un fourre-tout, où la spécificité de l’enseignement philosophique français est remise en cause.  Ses auteurs ont beau s’en défendre, ce n’est que de la culture générale au plus mauvais sens. Mais que pouvaient-ils faire d’autre une fois cette pseudo-discipline imposée?

Le renouvellement d’un programme de philosophie donne toujours lieu à des discussions qui seraient sans fin si personne n’était habilité à trancher. Je ne discuterai pas à mon tour le programme proposé pour la nouvelle « discipline » dite Humanités, Littérature et Philosophie1.

Je pose seulement une question : de quel droit une commission peut-elle non pas renouveler un programme de philosophie, mais proposer une nouvelle discipline qui ne correspond à aucune discipline universitaire, avec un programme qui remet en question tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique dans le second degré et en classe préparatoire, enseignement spécifique qui, comme l’a dit le ministre, fait (ou faisait !) l’originalité du secondaire français. Je conçois qu’un pouvoir politique ait le droit, si l’élection l’en a chargé, de réformer les lycées et d’y changer les disciplines enseignées. D’autant que l’état des lieux est tel que le statu quo ne peut être défendu. Mais prétendre comme Jean-Michel Blanquer que la philosophie est la discipline la plus privilégiée par la nouvelle réforme, alors que le programme en question la remet fondamentalement en question, c’est mentir. Ce n’est pas un programme de philosophie. Qu’au moins on le dise ! Qu’on avoue qu’on veut aligner l’école française sur ce qui se fait ailleurs (ou ce qu’on croit qui se fait ailleurs). Une fois cette HLP conçue (mais par qui ?) et imposée, on ne voit pas comment une commission, même composée de professeurs de philosophie compétents, aurait pu ne serait-ce que sauver les meubles.

Je suis en outre fort gêné de devoir faire la critique du programme HLP. D’une part il y a longtemps que je n’ai pas enseigné la philosophie en classe terminale et je n’ai rien à imposer à mes collègues en exercice. D’autre part il s’agit d’une discipline nouvelle – si discipline il y a – et non pas de philosophie, et je ne peux donc qu’avouer mon incompétence

J’ai déjà dit ce que je pense de ce méli-mélo qui fait disparaître la spécificité des disciplines2. Je pourrais ajouter qu’enfin on aura un enseignement défini par un sigle, HLP, comme SVT, et qu’il faut absolument renoncer à parler la langue commune.

Depuis le XIXe siècle, le programme de philosophie a été de nombreuses fois renouvelé. Mais l’esprit de l’enseignement philosophique continue de correspondre dans les classes des lycées à ce qu’écrivait Lachelier en 18893 :

« Il n’est pas inutile à des élèves, surtout au terme de leurs études, de voir leur professeur penser en quelque sorte devant eux et de s’exercer à penser eux-mêmes avec lui. Il leur est plus utile encore de sentir qu’il ne leur dit que ce qui lui paraît vrai et qu’ils n’auront à répéter que ce dont ils seront persuadés eux-mêmes. Nos classes de philosophie sont avant tout aujourd’hui […] une école de sincérité ».

Les auteurs du nouveau programme ont beau dire que le professeur sera libre, on ne voit pas comment traiter librement un programme aussi directif et aussi riche, qui justement est si riche que chacun y trouvera des auteurs qu’il n’a pas lus mais aussi n’y trouvera pas ceux qu’il lit, parce que cette richesse est nécessairement relative et les choix arbitraires. J’imagine le désarroi d’élèves devant cet inventaire de tout ce qui constitue l’histoire de la culture depuis plus de deux mille ans. On ne s’étonnera pas de quelques oublis majeurs puisque ce ne peut être qu’un survol de l’histoire universelle de l’esprit humain : la Bible n’y figure pas, sauf erreur de ma part. Et je ne vois pas comment la liberté dont parle Lachelier peut être pratiquée s’il faut – car c’est imposé – travailler en collaboration avec un collègue de lettres. Cela dit sans aucun mépris pour ces collègues qui eux aussi doivent revendiquer leur liberté, et, par exemple, préférer parler de la poésie plutôt que du pouvoir de la parole, montrer qu’une œuvre littéraire a un contenu de signification irréductible à tout pouvoir et une beauté irréductible à ce que le programme appelle la séduction de la parole.

Un seul exemple donc : la parole. Le professeur n’est pas invité à mener une réflexion philosophique sur la parole, par exemple sur le rapport de la parole et de la pensée, sur le problème de l’origine des langues, sur la parole et l’écriture, sur la double articulation, sur la diversité des langues, sur la poésie et les métaphores, sur le sens, bref sur tout ce qu’en philosophie on pouvait envisager en la matière : non, il doit réfléchir sur le pouvoir de la parole.

Voici le programme : Classe de première, premier semestre : Les pouvoirs de la parole (la parole, ses pouvoirs, ses fonctions et ses usages. Période de référence : Antiquité, Moyen Âge. De l’Antiquité à l’Âge classique. Le tout divisé en trois comme il convient : l’art de la parole, l’autorité de la parole, les séductions de la parole.

On me dira que ce n’est pas imposer le point de vue des sophistes sur la question puisqu’on peut dénoncer ce pouvoir au lieu d’en faire l’apologie et faire lire le Gorgias. Mais enfin la nature de la parole se réduit-elle à la rhétorique entendue comme exercice d’un pouvoir ? J’avoue que ce que j’ai pu enseigner sur la parole pendant toute ma carrière ne peut pas entrer dans un tel programme4.

Mais je me trompe sur le sens de ce programme parce que je fais comme si c’était un programme de philosophie, ce qui n’est pas le cas. Ainsi tout est dit dans la lettre adressée par Denis Kambouchner et Arnaud Macé (les deux responsables de la commission chargée de ce programme) aux professeurs qui s’en prennent à ce programme. Les deux rédacteurs de cette lettre ont certes raison de ne pas prendre au sérieux les attaques de ceux qui les accusent d’être les suppôts du libéralisme économique. Il convient en effet de considérer seulement le contenu de leur réponse, sans préjuger de leurs options politiques. On peut donc lire :

(1) Exclure toute division en deux programmes indépendants, dont la distinction aurait ôté son sens au projet même de cette spécialité ; en conséquence, choisir des objets communs aux deux disciplines, prêtant à des approches différentes à mettre en œuvre sur la base d’une stricte parité, parité dont devraient également relever les épreuves d’examen ou de fin d’année.

Se trouve exclue par la demande ministérielle la division du programme en deux programmes indépendants. Donc il est bien entendu qu’il n’y aura pas un cours de philosophie (ni un cours de lettres), mais qu’un professeur de philosophie sera chargé d’enseigner une autre discipline que la sienne, la moitié de la nouvelle HLP, où le mot philosophie ne désigne ni un contenu spécifiquement philosophique, ni une méthode philosophique, mais la présence de la philosophie dans la culture et dans l’histoire. Et cela a-t-il un sens de proposer un enseignement de la philosophie qui est fondé sur la reconnaissance d’objets communs avec une autre discipline5 ? En outre on ne voit pas comment dans ces conditions il pourra y avoir vraiment une division des cours et des épreuves d’examen, comme on nous le promet, sans doute à la suite des protestations provoquées par l’annonce de la création de cette nouvelle discipline.

Le second point est encore plus parlant ; je cite :

(2) Garantir le caractère attractif de cette spécialité par le choix de thèmes particulièrement « parlants », aussi bien auprès des élèves que des professeurs (le pouvoir des mots, l’homme et l’animal, la question du moi…).

On avait cru que le nouveau ministre nous délivrerait enfin du pédagogisme et que l’enseignement pourrait se fonder sur un contenu scientifique et non pas sur les motivations supposées des élèves. Les motivations qui déterminent ce programme sont manifestement celles d’universitaires ou de médias, et non celles des élèves. Mais il suffit qu’on cherche à plaire pour se méprendre sur l’attente des élèves : ils veulent qu’on les instruise et non pas qu’on les flatte. J’ai beau avoir quitté les terminales depuis longtemps, j’ai tout de même fréquenté des élèves et dû parfois même les aider à apprendre un peu de philosophie : je puis garantir que ce programme ne leur dira strictement rien, mais qu’un enseignement fondé sur des notions (la parole est une notion, le pouvoir de la parole est une thématisation à la fois directive et restrictive) comblerait leur attente, et cette attente ne se révélera que par cet enseignement.

La philosophie réduite inévitablement dans une telle discipline, HLP, à n’être qu’un élément de la culture, et la culture elle-même n’étant alors que ce qu’à un moment donné de son histoire et en un lieu donné on croit que croient les hommes, la voilà réduite à examiner les diverses « représentations du monde » («  les diverses manières de se représenter le monde et de comprendre les sociétés  humaines »). Il serait sans doute tenu pour fou de prétendre proposer à une classe une cosmologie rationnelle et de la métaphysique, et même d’y enseigner que la philosophie n’est pas là pour proposer une vision du monde. Quand il est dit que le nouveau programme n’est pas un programme d’histoire des idées, c’est pure dénégation.

Ce n’est pas tant ce programme qui est contestable que l’idée même d’interdisciplinarité dont il s’inspire : c’était donc faire preuve de naïveté que croire que la politique du nouveau ministre n’irait pas dans le même sens que celle de ses prédécesseurs.

Notes

3 – Jules Lachelier, Rapport sur l’enseignement de la philosophie, 1889, repris dans Corpus, revue de philosophie, n° 24-25-Lachelier, 1994, p. 191-194.

4 – Les auteurs du programme ignorent-ils que beaucoup d’élèves de classe de première ne maîtrisent pas l’écrit ni la langue parlée ? Est-il opportun, pour leur donner accès aux Humanités, de commencer par les mettre en garde contre le pouvoir et la séduction de la parole avant de leur en montrer le fonctionnement et les vertus ?

5 – Non que de tels objets n’existent pas, ni qu’ils ne puissent avoir une place dans divers enseignements. Mais leur présence n’y a aucun sens s’ils ne sont pas construits par une démarche raisonnée au sein d’une discipline constituée capable d’en produire un éclairage distinct. Ainsi les professeurs de philosophie « rencontraient » et pouvaient travailler sur les objets de la physique classique (mettons, par exemple, la loi de la chute des corps) et ils étaient amenés à les éclairer au sein d’un cours organisé de philosophie des sciences : non pour enseigner la physique, mais pour exposer comment la science moderne s’est édifiée, ce qui la distingue de la physique aristotélicienne, quels principes elle suppose, etc. On notera au passage que le programme HLP écarte délibérément la philosophie des sciences : on voit bien qu’on n’y sollicite la collection d’objets communs que pour se conformer à une idée préconçue de la « culture » et que du même coup on exclut nombre d’autres « objets communs » qui ne conviennent pas à cette idée ! On s’appuie sur ce qui est « commun » pour évacuer ce qui est spécifique au sein même de ce qui est « commun ». Mais pouvait-il en être autrement une fois le mélange HLP imposé ?

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2019.

Des conséquences politiques des réseaux sociaux

Ou la fin de la liberté de conscience et de la citoyenneté : une « foule électronique » n’est pas le peuple

Jean-Michel Muglioni s’interroge sur les effets des comportements qui, apparaissant sur les réseaux sociaux, sont bientôt à la fois réalisés et légitimés par la force purement médiatique que leur donne cette forme de circulation. L’effet de foule se produit  face à un téléphone portable et n’en devient que plus imprévisible et redoutable. Adoubée par une communauté de passions, une simple déclaration de comptoir sans conséquence peut alors s’inscrire dans les consciences, exploser dans la rue, se traduire en violence et menacer la notion même d’institution politique.

J’ai vu dans un conseil syndical comment communiquer par mél peut envenimer les relations d’amis pourtant civilisés. Nous avons décidé de régler les désaccords en tête à tête et non par mél, le cas échéant autour d’un verre. Et tout s’est pacifié. Il paraît que dans certaines salles des professeurs on ne se parle plus depuis qu’on s’est injurié par écrans interposés.

On le sait, la différence des modes de médiation entre les hommes induit nécessairement des différences considérables dans les modes de pensée et dans les façons de sentir. Par exemple Régis Debray a su montrer le lien qu’il y a entre l’écriture et le monothéisme. L’inflation des tweets et autres posts ne pouvait donc manquer de transformer en profondeur les comportements et les sentiments. À force de s’injurier par internet beaucoup en sont venus à écrire des horreurs, comme on voit dans de nombreux commentaires sur la toile. L’habitude a ainsi été prise de publier sans réfléchir les pires choses : ne peut-on pas supposer que cela ait une grande influence sur les mentalités et du même coup sur les comportements ? Que par conséquent la violence, d’abord limitée à la communication électronique, s’inscrive dans les consciences et finisse par exploser dans la rue, alors seule expression de la légitimité, au même titre que la toile. Alors les institutions, les élus et les journalistes paraissent suspects et l’on ne fait plus confiance qu’aux réseaux sociaux. De là aussi le développement du complotisme.

Soit un exemple anodin : traiter un politique de « con » dans une conversation est sans conséquence, mais l’écrire, et qui plus est le publier pour la terre entière, cela change tout. Le café du commerce planétaire qu’est la toile change la nature même de ce qu’elle permet de communiquer et l’état d’esprit de chaque intervenant, dès lors emporté sans réflexion par la moindre émotion : chacun ajoute son injure et la mayonnaise peut prendre d’autant que les gens raisonnables interviennent peu sur ces réseaux et que leurs analyses ne peuvent pas grand-chose contre le déversement passionnel des autres participants. Comme la moindre émotion de l’un trouve un écho favorable chez d’autres, des communautés de passions se constituent où chacun se voit renforcé dans ses convictions par le nombre de ses « amis ». Alors que crier « à bas x » était finalement sans conséquence, on voit se développer des appels à la violence contre les élus.

Ainsi, ce qui n’est d’abord que l’expression d’une émotion (peut-être justifiée, là n’est pas la question) devient par le biais du réseau social un slogan politique et l’on descend dans la rue. Ce qui n’est d’abord que l’émotion d’un homme devant son écran se transforme en mouvement de foule. Je veux dire que par écran interposé les hommes en viennent à se comporter comme dans une foule qui entraîne chacun là où, en conscience, il ne serait jamais allé. Le pire est que l’effet de foule se produit dans la solitude de la manipulation d’un téléphone portable ou d’un ordinateur chez soi. Il faudrait une étude des dégâts et de l’exacerbation des passions dus à ces nouveaux moyens de communication, et il est aisé de comprendre que des référendums demandés par de telles voies, ou toute politique qui prétendrait satisfaire aux exigences dont ces réseaux sont l’expression, seraient la fin de la démocratie : régnerait la tyrannie des groupes de pression.

Les réseaux sociaux sont le contraire de l’isoloir qui permet à chacun de décider dans son for intérieur, en tant que citoyen, du sort de son pays, à l’abri du brouhaha du forum, le « for extérieur ». Le forum qu’est l’internet est une machine à broyer les consciences. Il est à craindre que le référendum d’initiative citoyenne signifie la fin de la citoyenneté. Car quand même la loi ne prendrait pas directement en compte les résultats d’une pétition signée sur le net par des centaines de milliers de personnes, il est à craindre que la légitimité de ce mode de consultation l’emporte sur celle de la constitution. Ajoutons ceci : l’usage que les services russes (sont-ils les seuls) semblent avoir fait des réseaux sociaux correspond parfaitement à leur nature, il n’a rien d’accidentel. Que serait une campagne électorale électronique où l’on compterait pour chaque initiative le nombre de signatures… où un clic remplacerait un vote ?

Mais que veut donc dire « or » ?

Au sein de la famille des conjonctions de coordination (mais, ou, et, donc, or, ni, car), c’est en général donc qui est présenté comme un intrus : il fonctionne comme un adverbe (notamment par son caractère déplaçable1). La singularité de la particule or n’est pas de même nature2 : elle réside dans la difficulté qu’il y a à cerner sa valeur sémantique.

Première approche

Dans certains dictionnaires ou grammaires, or se voit curieusement assigner une fonction d’opposition ou de concession. Mais l’usage ne confirme pas cette façon de voir. Ailleurs, on parle – ce n’est pas faux mais insuffisamment précis – de mise en relief. Finalement, les ouvrages doivent souvent se contenter, quand ils définissent or, d’évoquer un rôle de transition, ce qui est tout de même un peu vague. L’étymologie pourra-t-elle nous éclairer ? Le Dictionnaire général de la langue française de Hatzfeld et Darmesteter nous apprend qu’or vient « du latin populaire hora, contraction familière pour hac hora, à cette heure ». D’où le sens : « au point où en est le raisonnement ». Dans le même ordre d’idée, le Robert énonce aujourd’hui que la conjonction or « marque un moment d’une durée, d’un raisonnement ». Et Littré parlait d’une « conjonction qui sert à lier la mineure d’un argument à la majeure, et dont la signification est une dérivation de celle de ore, maintenant ». Ainsi, or se retrouve dans lors, alors, lorsque, dorénavant, désormais, etc. Comme le montre cette définition, c’est par le biais du syllogisme qu’on parvient le plus souvent à saisir le sens d’or. Pour mieux comprendre cette « particule conjonctive », il n’est peut-être pas inutile de partir d’exemples du langage courant ; puis d’en examiner l’emploi chez l’un de nos plus grands écrivains.

De la vie quotidienne au syllogisme

J’ai pris des billets pour Aix-en-Provence.
Or, la réunion se tient finalement à Marseille.
Il faut donc que je modifie ma réservation.

On voit bien qu’or n’introduit pas ici une contradiction. Le fait que la réunion se tienne à Marseille ne contredit pas le fait que j’aie réservé des billets pour Aix. Or annonce plutôt un fait qui vient contrarier la corrélation que j’avais établie entre deux autres faits, ou plus exactement entre un fait et un désir : acheter des billets de train pour Aix-en-Provence ; me rendre à une réunion déterminée. Le lieu prévu pour la réunion ayant changé, ma stratégie s’écroule. Or permet de faire échec à une (possible) contradiction : celle qui consisterait à me satisfaire d’un billet pour Aix alors que mon but (qui n’a pas changé) est de me rendre à une réunion qui, en définitive, aura lieu à Marseille. Or annonce un changement d’orientation.

Autre exemple. On s’était dit qu’on se retrouverait à la bibliothèque jeudi ; or, jeudi est un jour férié ; donc, il faudra trouver un autre moment. Là encore, pas de contradiction mais un changement de plan. Il semble qu’or ne puisse se saisir que dans le cadre d’une opération mentale tripartite : ; or ; donc p est à reconsidérer. P exprimait quelque chose qui cesse d’être possible (ou adéquat, dans le premier exemple).

Or intervient souvent dans des circonstances conflictuelles. Tu m’avais promis de faire quelque chose ; or, tu ne l’as pas fait ; ma confiance en toi s’en trouve altérée. La proposition introduite par or ne contredit pas la première (il y a bien eu promesse) ; elle énonce que cette promesse n’a pas été tenue. La conclusion est en quelque sorte elliptique. Elle sous-entend une proposition d’ordre général qu’on pourrait formuler ainsi : la non-exécution d’une promesse entache la confiance qu’on peut avoir en la personne qui s’en est rendue « coupable ».

Cette opération tripartite évoque évidemment le syllogisme. Mais de quelle façon le changement que nous venons d’associer à l’usage d’or s’y retrouve-t-il ?

Les animaux sont mortels.
Or, les hommes sont des animaux.
Donc, les hommes sont mortels.

La deuxième proposition (mineure) ne contredit pas la première ; et elle ne modifie en rien sa justesse ou sa pertinence. Que fait donc alors cet or ? Il nous fait passer du genre à l’espèce, préparant la conclusion selon laquelle un groupe déterminé entre dans le champ d’application d’une proposition plus générale (la majeure). Donc, s’il y a changement, c’est dans l’orientation du regard : le changement n’affecte plus ici un fait ou un rapport mais le regard que nous portons sur une proposition. Nous étions partis des animaux et nous « découvrons » que nous allons mourir – changement radical du regard. Pour les logiciens de Port-Royal, l’une des prémisses d’un syllogisme contient sa conclusion et l’autre fait voir cette relation. Le syllogisme, qui repose sur l’axiome selon lequel deux termes identiques à un troisième sont identiques entre eux, a pour but de montrer une identité qui n’apparaît pas immédiatement. De façon plus lâche, or a pour but d’attirer l’attention sur la conséquence (laquelle n’a pas forcément besoin d’être explicitée) qu’entraîne la mise en relation de deux éléments.

On le voit, la valeur nettement argumentative de cette conjonction lui confère une particulière proximité avec la logique, même si or ne peut se ramener facilement (contrairement à et, ou, donc…) à la logique formelle proprement dite. Ce qui distingue, en tout cas, le langage naturel de la logique, c’est son caractère elliptique : on saute des étapes, on mise sur l’implicite, la présupposition. Par exemple, le raisonnement de la bibliothèque, s’il était parfaitement explicite, deviendrait : nous devions nous voir à la bibliothèque jeudi ; or, jeudi est férié ; or, les bibliothèques sont fermées les jours fériés ; donc, la bibliothèque où nous devions nous voir sera fermée ; donc, nous ne pourrons nous y rencontrer ; donc, si nous voulons nous y retrouver, il faut choisir un autre jour. Heureusement, la conversation usuelle fait l’économie de quelques-unes de ces étapes !

Chez Pascal

La valeur argumentative de la conjonction or me conduit à considérer son emploi chez le plus grand des écrivains logiciens : Pascal (il aurait mieux aimé qu’on lui reconnût la qualité de « géomètre »). Contrairement à la plupart de ses contemporains, qui leur préfèrent en général l’asyndète, Pascal multiplie les connecteurs propositionnels (puisque, c’est pourquoi, de sorte que, mais, donc, ainsi, car, cependant, non pas…). Certes, il use aussi de l’ellipse : « Diseur de bons mots, mauvais caractère. » Comme l’écrit le critique Victor Giraud, sa pensée « est si rapide qu’elle brûle constamment les étapes […] et supprime les intermédiaires, les mots inutiles ou peu utiles »3 . Mais un autre commentateur4 souligne que le « mathématicien de génie » qu’est Pascal « semble incapable de se départir un seul instant du besoin de démontrer ».

Lorsqu’on parle d’un « marqueur discursif » comme or, sémantique et pragmatique sont, plus que jamais, difficiles à distinguer. Or, chez Pascal, est souvent l’expression d’une mise en garde. Premier exemple, dans lequel il s’agit de contrecarrer une identification fallacieuse, et donc d’établir une distinction (entre le sentiment qu’on éprouve à l’égard du fait de s’être trompé et celui qu’on éprouve en se rendant compte qu’on n’a pas abordé une question sous tous ses angles). A ≠ B :

« Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité. Il se contente de cela, parce qu’il voit qu’il ne se trompait pas, et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on n’a pas de honte de ne pas tout voir ; mais on ne veut pas s’être trompé. »

Autre exemple de mise en garde contre une possible confusion (entre preuve et sentiment), dans lequel, comme dans plusieurs autres cas que je recense ici, la conclusion est implicite :

« Les principales raisons des Pyrrhoniens sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité. »

À l’inverse des deux premiers cas, il s’agit dans l’exemple suivant de s’opposer à une distinction trompeuse, donc d’établir une égalité (entre la gravité du mensonge et celle de l’abus de la vérité). A = B :

« Les astrologues, les alchimistes, etc., ont quelques principes ; mais ils en abusent. Or, l’abus des vérités doit être autant puni que l’introduction du mensonge. »

Mise en garde nous avertissant du caractère radical de la conséquence qui vient d’être dégagée :

« Il n’est question [dans l’esprit de finesse] que d’avoir bonne vue : mais il faut l’avoir bonne ; car les principes en sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes ; et ensuite l’esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus. »

Dans l’exemple suivant, or met fin à l’incertitude relative au sens d’une implication logique (pq ou qp ?) :

« J’aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites-vous, si j’avais la foi. Et moi je vous dis que vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté ces plaisirs. Or c’est à vous à commencer. Si je pouvais je vous donnerais la foi : je ne le puis, ni par conséquent éprouver la vérité de ce que vous dites : mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs, et éprouver si ce que je dis est vrai. »

Or intervient régulièrement dans le cadre d’une réduction à l’absurde, opération par laquelle on montre la fausseté d’une proposition en prouvant qu’elle amène à contredire une autre proposition déjà reconnue :

« Le dessein de Dieu est plus de perfectionner la volonté que l’esprit. Or la clarté parfaite ne servirait qu’à l’esprit, et nuirait à la volonté. […] Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie et découvert en partie ».

Voici deux autres exemples de raisonnement par l’absurde, qui peuvent, comme le précédent, s’exprimer sous la forme de syllogismes hypothétiques :

« Il y en a de faux et de vrais [des miracles]. Il faut une marque pour les connaître ; autrement ils seraient inutiles. Or, ils ne sont pas inutiles, et sont au contraire fondements. »

« Les hommes doivent à Dieu de recevoir la religion qu’il leur envoie ; Dieu doit aux hommes de ne pas les induire en erreur. Or, ils seraient induits en erreur, si les faiseurs de miracles annonçaient une doctrine qui ne parût pas visiblement fausse aux lumières du sens commun, et si un plus grand faiseur de miracles n’avait déjà averti de ne pas les croire. »

Une hypothèse (résultant d’un « comme si ») ayant été faite, or introduit la mention de ses conséquences et concourt ainsi à démontrer qu’elle confirme ce pour quoi elle a été imaginée :

« Je vois qu’ils [quelques objets plaisants] ne m’aideraient pas à mourir : je mourrai seul : il faut donc faire comme si j’étais seul : or si j’étais seul, je ne bâtirais pas des maisons, je ne m’embarrasserais point dans les occupations tumultuaires ; je ne chercherais l’estime de personne, mais je tâcherais seulement à découvrir la vérité. »

Mise en garde – aboutissant à une élucidation – contre la croyance selon laquelle plusieurs entités pourraient répondre à une caractérisation déterminée. Autrement dit, réduction de l’extension d’un concept (ici, celui d’un être qui est en nous et qui n’est pas nous) à un élément unique. E = {a} :

« La vraie et unique vertu est de se haïr ; car on est haïssable par sa concupiscence ; et de chercher un être véritablement aimable, pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Or il n’y a que l’Être universel qui soit tel. Le Royaume de Dieu est en nous ; le bien universel est en nous, et n’est pas nous. »

Mise en garde contre l’erreur qui consisterait à inclure un élément dans un ensemble auquel il ne peut manifestement pas appartenir. a ∉ E :

« Les athées doivent dire des choses parfaitement claires. Or il faudrait avoir perdu le sens pour dire qu’il est parfaitement clair que l’âme est mortelle. Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic : mais il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. »

Dans l’exemple suivant (où la conclusion est énoncée avant les prémisses), il s’agit d’affirmer qu’un élément (Montaigne) appartient à l’ensemble qui vient d’être défini (l’ensemble de ceux qui ne se soucient pas de mourir chrétiennement). a ∈ E :

« On peut excuser ses sentiments [ceux de Montaigne] un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie, mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort ; car il faut renoncer à toute piété, si on ne veut au moins mourir chrétiennement : or il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre. »

Le dernier mot

Se faire chercheur d’or dans les Pensées de Pascal permet de comprendre un peu mieux cette particule insaisissable. Le lien qu’elle établit entre deux propositions ne se réduit pas au clin d’œil sémantique indistinct que constitue trop souvent le point-virgule. Or met sous tension un énoncé – impossible, inadéquat, insuffisant ou dont la portée doit être mise au jour – qui se résumerait sans cela, au mieux à un aphorisme, au pire à une assertion caduque. Or opère un changement d’orientation, or prolonge, précise et parfois rectifie, or signifie : je n’ai pas fini, j’ajoute quelque chose qui fera regarder autrement ce que je viens de dire et d’où résultera une nouvelle affirmation. C’est un outil d’éveil critique : l’énoncé qui précède or n’a jamais le dernier mot.

 

Notes

1 – On peut dire (ou écrire) aussi bien : Donc, il s’est abstenu que Il s’est donc abstenu.

2 – Cependant, la présence éventuelle d’une virgule après or n’est pas sans rapprocher cette conjonction de donc.

3 – Victor Giraud, Pascal. Œuvres choisies, Paris, Hatier, 1930, p. 571.

4 – Henri Margival, éditeur des Pensées (Paris, De Gigord, 1928, 8e éd., XLIX).

Sur un prétendu droit de désobéir

Les formes de désobéissance aux lois sont très variées. Il est question ici de celles qui entendent se présenter en tant que revendications, s’appuyer sur des arguments ou se présenter comme des théories – certaines allant jusqu’à refuser la notion même de légitimité. André Perrin les examine : de quel droit s’autorise-t-on pour soutenir qu’il y a un droit de désobéir aux lois ?

Si la démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, si ses lois, votées à la majorité, expriment la volonté du peuple, c’est-à-dire la volonté générale, celle qui ne vise qu’à l’intérêt commun, si en obéissant à ces lois le citoyen n’obéit qu’à lui-même en tant que sujet raisonnable, l’obéissance à la loi constitue l’obligation politique par excellence et la désobéissance aux lois ne peut se prévaloir d’aucune légitimité. Il ne manque pourtant pas d’individus et de groupes qui revendiquent un droit de désobéir aux lois, même en démocratie. La désobéissance aux lois peut prendre des formes diverses : celle, passive et individuelle, de l’objection de conscience, celle, non-violente et collective, de la désobéissance civile, celles, actives et violentes, de l’émeute ou de l’insurrection armée. Les différences qui séparent ces modalités de la révolte ne sont assurément pas négligeables, mais elles présupposent toutes un droit de désobéir aux lois. C’est ce présupposé qu’il s’agira d’examiner ici.

La désobéissance et le droit positif

Le droit de désobéir aux lois relève-t-il du droit naturel ou du droit positif ? On voit sans difficulté qu’un droit positif de ne pas obéir au droit positif est une contradictio in adjecto : comme le dit Éric Weil, « aucun système ne peut admettre sa propre négation »1 et « il serait contradictoire de parler d’une loi qui réglerait la désobéissance à la loi en légitimant la révolte »2. On ne peut concevoir un code dont le dernier article disposerait que les citoyens ont le droit de ne pas se conformer aux articles précédents s’ils les jugent en conscience contraires à la raison ou à la justice. La disposition juridique3 en vertu de laquelle nul citoyen n’est tenu d’obéir à un ordre manifestement illégal ne donne pas un droit de désobéir à la loi, mais tout au contraire un droit de lui obéir quand bien même celui qui la représente, faillant à son devoir, prétendrait nous contraindre à lui désobéir. Il est vrai que le corrélat de cette disposition – on ne peut incriminer un agent public pour avoir appliqué la loi – est assorti de la restriction suivante : sauf si l’application de la loi le conduisait à se faire l’auteur ou le complice d’un crime contre l’humanité4. Mais c’est que dans la hiérarchie des normes, la loi qui réprime les crimes contre l’humanité a une autorité supérieure à celle dont l’application conduirait à commettre un crime contre l’humanité.

On objectera peut-être que le droit naturel de résistance à l’oppression, dont le fondement philosophique se trouve chez Locke, est « descendu » dans le droit positif. La Déclaration de l’Indépendance des États-Unis dispose que, les gouvernements étant établis pour garantir les droits inaliénables attachés à la personne humaine, « toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement ». De même, aux termes de l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Or, la Déclaration du 26 août étant intégrée au préambule de la Constitution de 1958, ses 17 articles ont valeur constitutionnelle, en particulier depuis que le Conseil constitutionnel lui a conféré une réelle portée juridique dans sa décision 71-44 du 16 juillet 1971 « Liberté d’association », portée juridique qu’il a réaffirmée dans sa décision du 16 janvier 19825.

Cependant l’article 2 de la Déclaration doit être lu en parallèle avec l’article 7 : « Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen, appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance ». On voit que le droit de résister à l’oppression n’est pas un droit de désobéir à la loi : c’est le droit de résister à l’arbitraire d’un pouvoir qui aurait substitué sa propre tyrannie à l’autorité des lois. Il en va de même dans les Constitutions des autres États qui consacrent un droit de résistance à l’oppression. Ainsi, en Allemagne, l’article 20 alinéa 4 de la Loi Fondamentale promulguée le 24 juin 1968 dispose à propos de l’ordre constitutionnel que « Tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprendrait de renverser cet ordre ». Là encore, il est clair qu’il s’agit d’un droit de résister à un coup de force qui viserait à abattre l’État démocratique et non d’un droit de désobéir aux lois de cet État. La Constitution grecque ne dit rien de très différent, qui dispose en son article 120 alinéa 4 que « L’observation de la Constitution est conférée au patriotisme des Hellènes qui ont le droit et le devoir de résister par tous les moyens à quiconque entreprendrait son abolition par la violence ».

Non seulement ces dispositions n’ont rien à voir avec un quelconque droit de désobéir aux lois votées par la majorité dans un État démocratique, mais le droit à la résistance qu’elles reconnaissent est soumis à des conditions très restrictives : comme le fait remarquer Roxani Fragkou, « la résistance n’est pas autorisée contre une simple violation du texte constitutionnel, ni ne sert d’arme contre les lois inconstitutionnelles. Elle n’est ouverte que dans l’hypothèse d’un coup de force destiné à renverser l’ordre constitutionnel »6. La prudence des Constituants se comprend sans difficulté. Le droit à la résistance est potentiellement dangereux et ne peut s’exercer que comme remède ultime dans des circonstances exceptionnelles. En outre son inscription dans le droit positif est toujours problématique dans la mesure où il constitue une sorte de monstre juridique, un « droit contre le droit », destructeur de soi-même. Il faut donc admettre, avec Sophie Grosbon, que « l’effectivité du droit de résistance est peut-être alors à découvrir au sein des effets pratiques et symboliques que la proclamation d’un tel droit peut avoir sur les consciences et les actions des individus »7.

La désobéissance comme droit naturel

Si le droit de résistance qui figure dans un certain nombre de Constitutions ne peut être invoqué en faveur d’une justification de la désobéissance aux lois, ce n’est pas seulement parce qu’il est malaisé, sinon contradictoire, d’inscrire un tel droit dans le droit positif, mais c’est d’abord parce que, même envisagé comme droit naturel, il lui est hétérogène : c’est un droit de résister à l’oppression, non à la loi, un droit de refuser la tyrannie, non la démocratie. Or il s’agit ici de savoir si des individus ou des minorités peuvent légitimement, sinon légalement, refuser de se soumettre aux lois qui ont été votées à la majorité dans un État démocratique. La légitimité du refus d’obéir aux lois présuppose l’illégitimité des lois auxquelles on refuse d’obéir, autrement dit l’existence de lois injustes. Cette présupposition n’a évidemment pas de sens dans la perspective du positivisme juridique, mais s’inscrit au contraire dans celle d’un jusnaturalisme où les lois positives peuvent être soumises au contrôle d’une normativité supérieure. La question de savoir s’il y a des lois injustes et s’il faut leur obéir ou leur désobéir s’est ainsi posée en deçà de l’avènement de la démocratie dans des régimes politiques où les gouvernants, pour n’avoir pas été choisis par le peuple, ne s’en voyaient pas moins assigner la tâche de concourir, à travers les lois qu’ils promulguaient et appliquaient, à la réalisation d’une fin juste. C’est pourquoi saint Augustin allait jusqu’à soutenir que des lois injustes ne sont pas des lois : « Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu’elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, une loi injuste n’est pas une loi »8. Thomas d’Aquin, qui accorde à Augustin que « des lois de cette sorte sont plutôt des violences que des lois »9, caractérise comme injustes les lois qui contredisent leur fin en s’opposant au bien commun ou qui, même ordonnées au bien commun, répartissent inégalement les charges dans la communauté. Il poursuit en disant que de telles lois n’obligent pas en conscience, « sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre ; car pour y parvenir on est tenu même à céder son droit »10. En fin de compte, les seules lois auxquelles il n’est jamais permis d’obéir sont celles qui s’opposent à la loi divine. S’agissant des lois humaines, le droit de désobéir aux lois injustes se trouve ainsi à la fois fondé et limité : on n’est pas tenu de leur obéir, mais on n’est pas non plus tenu de leur désobéir car la prudence peut nous conduire à y renoncer si de cette désobéissance devait résulter un désordre générateur de plus grandes injustices. Les théoriciens modernes ne diront pas des choses très différentes. Du philosophe-citoyen qui a pris conscience de l’injustice d’une loi positive contre laquelle il pourrait lutter, Éric Weil écrit : « il peut même renoncer à cette lutte, parce que, en luttant, il s’opposerait à l’universel empirique de la loi historique qui, en tant que loi, est universelle et positive et bonne, encore qu’injuste et insuffisante en soi, quand on l’oppose à l’arbitraire de l’individu »11. La loi historique est en effet la vivante contradiction de la raison qui s’incarne dans le monde empirique, universelle et raisonnable si on la considère dans sa forme de loi, toujours juste si on l’oppose à l’arbitraire de l’individu et, en même temps, toujours injuste si on la considère dans son contenu, inévitablement particulier, déterminé qu’il est par les intérêts et les passions qui ont présidé à son apparition. Forme et contenu étant indissociables dans la réalité, en s’opposant à ce que l’universel empirique de la loi comporte d’empirique et d’injuste, on risque d’atteindre et d’ébranler l’universel que la loi réalise malgré tout, imparfaitement, dans son empiricité : « ce premier bien que constitue l’ordre public »12.

On trouve la même prudence et les mêmes réserves chez John Rawls qui, après avoir fourni des justifications à la désobéissance civile, ajoute : « Reste cependant la question de savoir s’il est sage ou prudent d’exercer ce droit. […] Nous pouvons agir dans le cadre de nos droits, et pourtant de manière déraisonnable, si notre conduite ne sert qu’à provoquer la réplique cruelle de la majorité »13. On peut donc renoncer à exercer ce droit et, en tout état de cause, on ne doit « y recourir que dans les cas d’injustice majeure et évidente »14. Quels sont ces cas ? Ce sont ceux où sont violés les principes de l’égale liberté pour tous ou de la juste égalité des chances, par exemple lorsque sont refusés à certaines minorités le droit de vote ou l’accès à telle ou telle fonction publique : « la violation du principe de la liberté égale pour tous est le motif le plus valable de désobéissance civile »15. On voit sans difficulté que le geste exemplaire de Rosa Parks et l’action de Martin Luther King s’inscrivent dans ce cas de figure. En 1955, les États-Unis sont une démocratie dont les lois sont votées à la majorité, mais une démocratie qui pratique une ségrégation raciale en contradiction avec ses principes fondateurs puisqu’une minorité s’y trouve opprimée. Relisons le plus fameux discours de Martin Luther King :

« Il y a un siècle de cela, un grand Américain qui nous couvre aujourd’hui de son ombre symbolique signait notre Proclamation d’Émancipation […]. Mais, cent ans plus tard, le Noir n’est toujours pas libre […]. Quand les architectes de notre République ont magnifiquement rédigé notre Constitution de la Déclaration d’Indépendance, ils signaient un chèque dont tout Américain devait hériter. Ce chèque était une promesse qu’à tous les hommes, oui, aux Noirs comme aux Blancs, seraient garantis les droits inaliénables de la vie, de la liberté et de la quête du bonheur. Il est évident aujourd’hui que l’Amérique a manqué à ses promesses à l’égard de ses citoyens de couleur »16

Le grand Américain dont il parle est Abraham Lincoln. Quant à  la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, elle dit ceci :

« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de droits inaliénables […]. Les gouvernements sont établis par les hommes pour garantir ces droits […]. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement ».

Martin Luther King ne préconise pas de désobéir pour que le gouvernement change des lois voulues par une majorité : il demande au gouvernement de respecter le texte fondateur qui lui sert de Constitution et qui invalide d’avance toutes les lois qui ne lui sont pas conformes, eussent-elles été votées par une majorité. Or ce texte fondateur indique lui-même la source de sa légitimité : un droit naturel en vertu duquel ce sont tous les hommes qui ont été créés égaux, et non pas une simple majorité d’entre eux. Dès lors la minorité désobéissante ne désobéit à la loi de la majorité que parce que celle-ci se désobéit à elle-même en désobéissant à une loi qui, étant universelle, est une loi qui fait, en droit sinon en fait, l’unanimité.

La désobéissance aujourd’hui

La théorie classique de la désobéissance civile suppose donc que des lois puissent être réputées injustes parce qu’elles violent des droits fondamentaux de la personne humaine constitutifs d’un droit naturel surplombant le droit positif et dont l’autorité trouve sa source, sinon dans l’éternité de la loi divine, du moins dans l’universalité de la loi de la raison. Lorsque Martin Luther King définit la loi injuste comme une « loi humaine qui n’est pas enracinée dans le droit éternel et naturel »17, il n’est pas loin de l’apostrophe d’Antigone à Créon : « je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru »18. Cette théorie classique peut sembler malaisément applicable aujourd’hui, non seulement parce que le jusnaturalisme a subi les assauts conjugués du positivisme juridique et du relativisme contemporain, mais surtout parce que les Constitutions de la plupart des États démocratiques ont intégré les principes de droit naturel qui permettent de rejeter comme inconstitutionnelles les lois qui violeraient les droits fondamentaux de la personne humaine19. Il en résulte que la revendication du droit de désobéir aux lois devrait avoir un caractère exceptionnel. Or c’est l’inverse qui se produit. Comme le remarquent Albert Ogien et Sandra Laugier : « La France contemporaine vit, on l’a vu, un moment marqué par une élévation atypique du nombre d’actes de désobéissance civile »20. En outre, les raisons, très diverses, qui sont invoquées pour justifier la désobéissance à la loi, peuvent être très éloignées de celles qui ont été à l’origine de l’action d’un Gandhi ou d’un Martin Luther King : quelque légitimes que puissent être les raisons de s’opposer à l’installation d’un camp militaire dans le Larzac ou à la construction d’un aéroport à Notre Dame des Landes, elles ne peuvent être mises, sous le rapport des droits fondamentaux de la personne humaine, au même niveau que celles qui conduisent à refuser des lois qui privent les Noirs du droit de vote ou contraignent les Juifs au port de l’étoile jaune. Or Ogien et Laugier montrent que la plupart des actes de désobéissance civile dans la France d’aujourd’hui procèdent d’un refus de la logique du résultat et de la performance dont la LOLF est la loi emblématique. Sous prétexte d’éviter le gaspillage de l’argent public et de mesurer l’efficacité des politiques qu’il met en œuvre, l’État soumet ses agents à des impératifs de performance et à des procédures d’évaluation qui dépossèdent les médecins de leur liberté de soigner, les enseignants de leur liberté d’enseigner, les chercheurs de leur liberté de chercher, « limitant l’autonomie des professionnels souverains que sont les médecins, les professeurs des écoles ou les enseignants-chercheurs de l’université »21. Ceux-ci seraient donc fondés à résister à « ce qu’il faut bien nommer la violence arithmétique de la quantification »22, les professeurs des écoles en refusant d’effectuer les évaluations demandées par le ministère, les enseignants-chercheurs en refusant de lui transmettre les maquettes des masters, les masseurs-kinésithérapeutes en refusant de s’inscrire à leur ordre professionnel. Ce refus d’obéir à la loi est-il compatible avec la démocratie ? Puisque les modernes théoriciens de la désobéissance civile nous assurent qu’il l’est, qu’il se justifie par « une exigence démocratique un peu inédite »23, qu’il s’inscrit dans « le projet d’une démocratie radicale »24, il faut examiner leurs arguments.

Objectivité de la subjectivité

On a vu plus haut que l’individu ou la minorité ne peuvent désobéir légitimement à la loi de la majorité que s’ils peuvent se désigner eux-mêmes comme porteurs d’une loi universelle à laquelle la loi de la majorité, subordonnée en droit, est infidèle en fait. C’est bien dans cette voie que s’engagent, en se réclamant d’Emerson ou de Thoreau, les sectateurs de la désobéissance civile. « Personne ne peut décider à ma place de ce qui est juste et injuste », écrit Frédéric Gros, et « ce sujet indélégable n’est jamais menacé par l’individualisme, le relativisme, le subjectivisme. Parce que ce point d’indélégable en moi, c’est précisément le principe d’humanité, l’exigence d’un universel »25. Dans le même sens, Albert Ogien et Sandra Laugier disent de la désobéissance qu’« elle n’a plus besoin d’être générale, et peut (doit) être le fait d’un individu ou d’un groupe isolé. Car, dans cette conception exigeante de la démocratie, chacun vaut les autres, et une voix individuelle peut revendiquer la généralité. C’est cette possibilité de revendication qui permet de prolonger aujourd’hui le modèle de la désobéissance »26. Ainsi donc, chaque individu, chaque groupe isolé peut prétendre parler au nom de tous et dire ce qui vaut universellement. C’est que « la voix est indissolublement personnelle et collective, et plus elle exprime le singulier, plus elle est propre à représenter le collectif »27. Non seulement la voix singulière est habilitée à représenter le collectif, mais elle l’est en tant que singulière, de sorte qu’elle l’est d’autant plus qu’elle est plus singulière. Si cela est vrai, on devrait en déduire que, l’individu étant par définition plus singulier que le groupe, minoritaire ou majoritaire, auquel il appartient, il est plus apte à représenter la collectivité que la collectivité elle-même. « Qu’est-ce qui permet de dire nous ? Je (seul) puis dire ce que nous disons »28. Si cette phrase veut bien dire ce qu’elle dit, il en résulte qu’il ne peut y avoir d’expression collective – dans un vote, par exemple – mais que seul l’individu est qualifié pour parler au nom de tous. Telle semble bien être la pensée des auteurs puisqu’ils illustrent leur assertion d’une citation d’Emerson :

« Croire votre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous dans l’intimité de votre cœur est vrai pour tous les hommes – c’est là le génie. Exprimez votre conviction latente, et elle sera le sentiment universel : car ce qui est le plus intime finit toujours par devenir le plus public ». 

Ogien et Laugier résument cette formule d’Emerson de la façon suivante : « l’expression individuelle est légitimée comme publique quand elle est authentique »29. Dans le même sens, Frédéric Gros convoque Thoreau pour récuser l’article 7 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « la seule majorité qui compte est celle de la sincérité morale, face à laquelle les majorités numériques, statutaires ne valent rien : la majorité au sens comptable ne désigne que les plus nombreux. S’y plier, c’est accepter la loi du plus fort. Ce qui doit l’emporter, c’est une supériorité éthique, pas une loi arithmétique »30. Ce qui est le gage de cette supériorité éthique qui doit l’emporter contre la loi de la majorité parce qu’elle est, elle, la vraie majorité, c’est la « sincérité morale ». Rappelons ici que la sincérité n’est pas la vérité, mais qu’elle s’en distingue comme le subjectif de l’objectif : elle est la qualité de celui qui exprime ce qu’il pense ou ressent réellement, quand bien même ce qu’il pense serait faux et ce qu’il ressent l’effet de ses passions. La justification de la désobéissance civile s’effectue donc sur le fond de l’opposition construite par Thoreau entre l’individu et l’État, au profit du premier : « C’est l’individu qui est sacré »31. Ainsi, poursuit Frédéric Gros, « l’affirmation d’une primauté, d’une souveraineté de la conscience, ouvre à une redéfinition des priorités. La priorité n’est pas l’obéissance aux lois, la conformité aux règles, mais la préservation, la sauvegarde de ses propres principes »32. Mais à qui ces « propres principes » sont-ils propres ? À l’individu ou à l’humanité ? À l’individu ou à la communauté ? Les principes dont se réclame Antigone ne lui sont pas propres au sens où ils seraient tirés de son idiosyncrasie, mais du droit religieux archaïque tel qu’il est encore présent à la conscience grecque de son temps. Les principes qu’invoque Martin Luther King ne prennent pas leur source dans sa subjectivité individuelle : ce sont les principes fondateurs de la nation à laquelle il appartient. Il en va différemment ici. À la souveraineté de la loi est substituée la souveraineté de la conscience, à l’autorité de l’État la sacralité de l’individu, à la loi des majorités numériques « qui ne valent rien », celle des minorités dont les convictions intimes, dès lors qu’elles sont sincères, prétendent à l’universalité et peuvent donc, à ce titre, être légitimement imposées à tous. La redéfinition des priorités réclamée par M. Gros inscrit la désobéissance civile dans une conception des rapports de l’individu et de l’État qui en infléchit significativement le sens originel. Examinons les conséquences de cet individualisme radical.

Le contrat, le consentement et le divorce

Rawls présentait lui-même sa théorie de la justice comme une généralisation de la théorie du contrat social « telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant »33. Elle implique donc que les principes de justice sur lesquels se fonde la société fassent l’objet d’un accord originel : « les hommes doivent décider par avance selon quelles règles ils vont arbitrer leurs revendications mutuelles et quelle doit être la charte fondatrice de la société »34. Or selon les modernes théoriciens du droit de désobéir, il y a là une insupportable limitation du droit de l’individu à revendiquer. Penser la désobéissance, écrivent Ogien et Laugier en s’appuyant sur la critique de Rawls par Cavell, c’est penser « qu’il n’y a pas de règles qui limitent l’acceptabilité des revendications et leur forme »35 et « le reproche qu’on peut adresser au libéralisme politique vise donc cette incapacité à honorer jusqu’au bout le caractère légitime de toute revendication »36. À moins de supposer que les revendications des individus, si diverses soient-elles, ne peuvent pas entrer en contradiction les unes avec les autres, en sorte que jamais ne se pose dans la vie sociale le problème de leur arbitrage, on voit mal comment elles pourraient être toutes également légitimes. Toujours est-il que, si c’est le cas, il ne peut en effet y avoir de charte fondatrice de la société déterminant a priori les règles de l’arbitrage entre des revendications toutes également légitimes. C’est donc bien l’idée d’un accord originel qui est battue en brèche. Selon Ogien et Laugier, « la désobéissance n’est pas une mise en cause du contrat social, mais sa réinterprétation »37. L’idée de consentement n’est pas abolie en même temps que celle d’un consentement originel : « C’est ici et maintenant, chaque jour, que se règle mon consentement à ma société ; je ne l’ai pas donné, en quelque sorte, une fois pour toutes. Non que mon consentement soit mesuré ou conditionnel : mais il est, constamment, en discussion, ou en conversation »38 . Si mon consentement n’est ni mesuré, ni conditionnel, on a un peu de mal à comprendre comment il peut être constamment en discussion, mais passons… Fort logiquement, les auteurs se réfèrent au parallèle que Cavell instaure entre le mariage et la démocratie pour conclure que le consentement à la société, comme le consentement amoureux, est toujours à reconduire et que « rien ne peut avoir plus de prix que de retrouver la liberté après un mariage malheureux »39. Dès lors que je ne retrouve pas ma voix dans la conversation démocratique, le gouvernement cesse d’être légitime et je suis fondé à faire sécession.

La métaphore du mariage et du divorce mérite d’être examinée. On pourrait penser, à première vue, qu’elle trouve un fondement chez Locke. Pour celui-ci, en effet, l’individu ne renonce pas à tous ses droits naturels en entrant dans la société civile. Le contrat social ne prend pas la forme d’une aliénation ou d’un contrat de soumission, mais celle d’un dépôt : le peuple confie aux gouvernants le pouvoir afin que celui-ci réalise la fin du politique qui est le bien public. Si ceux-ci utilisent le pouvoir qui leur a été confié au service d’une autre fin, s’ils faillissent à leur mission, le peuple « a le droit de reprendre sa liberté première, et, en instituant un nouveau pouvoir législatif […], d’assurer sa propre sécurité, qui est la raison d’être de la société »40.

Cependant chez Locke, il ne s’agit pas d’un droit de chaque individu à désobéir aux lois parce qu’une revendication qu’il juge légitime en son for intérieur n’a pas été satisfaite, mais d’un droit du peuple à renverser un pouvoir tyrannique qui a, le premier, rompu le contrat originel qui assurait sa légitimité, instituant ainsi « un état de guerre »41. Il n’y a donc pas à craindre « que des conséquences fâcheuses [puissent] être provoquées chaque fois qu’il prendra fantaisie à une tête chaude ou à un esprit turbulent de désirer changer le gouvernement »42. En effet le peuple supporte sans murmures bien de ces erreurs et de ces injustices que la faiblesse humaine rend inévitables de la part de ses gouvernants. Pour que le droit à la résistance soit fondé, il faut que le mal soit généralisé.

Pour Locke, le motif du divorce ne peut être qu’exceptionnel, et il s’agit bien d’un divorce entre le peuple et ses gouvernants. Chez Thoreau au contraire, le droit « de se séparer d’un État qu’on ne reconnaît plus comme le sien »43 est reconnu aux individus et dès lors que l’union politique est pensée sur le modèle de l’union conjugale où le bonheur est non seulement un droit, mais un devoir, les occasions de rupture risquent de proliférer : « si le contrat du mariage est une miniature du contrat fondateur de la république, alors nous devons à la république une participation qui prend la forme d’une « conversation assortie et joyeuse »44. La métaphore du divorce devient alors problématique. Chez Locke, le droit à la résistance conduit à reconduire le contrat avec de nouveaux gouvernants, autrement dit le divorce est automatiquement suivi d’un remariage. Mais que devient l’individu qui se sépare de l’État sous prétexte que sa conversation avec lui n’est pas assez joyeuse ? À moins qu’il ne se transforme en Robinson, comment s’organiseront ses rapports avec l’État dont il se sera, en principe, séparé et avec tous les « conformistes » qui, eux, ne se seront pas séparés ? Il faut remarquer en outre que dans les États démocratiques modernes, le divorce ne peut se faire ni par consentement mutuel, ni pour faute à la demande de l’État puisque diverses conventions internationales interdisent aux États signataires de créer des apatrides45. Il en résulte donc que ce divorce prendrait la forme de la répudiation unilatérale de l’État à l’initiative de l’individu, ce qui conduirait à penser leurs rapports sur le modèle de l’inégalité de l’homme et de la femme dans certaines sociétés archaïques. La justification contemporaine de la désobéissance civile est ainsi solidaire d’un individualisme radical dont on a du mal à voir comment il est compatible avec le sens civique, mais qui est tranquillement assumé par ses sectateurs : « On peut avoir du mal à accepter une position aussi effectivement individualiste. Cet individualisme radical est pourtant une voie possible pour redécouvrir la démocratie dans un contexte où elle est étouffée par le conformisme »46.

C’est ainsi au nom d’une démocratie « à redécouvrir » que sont récusés à la fois les fondements traditionnels de la démocratie, en tant que le respect de la loi de la majorité lui est consubstantiel, et ceux de la théorie classique du droit de désobéir, en tant qu’elle reposait sur la distinction du légal et du légitime et requérait une normativité transcendante. En effet, ce que nos modernes théoriciens contestent, c’est tout simplement la nécessité de fournir une légitimation au droit de désobéir.

Le refus de discuter la question de la légitimité

La question de savoir s’il est légitime de désobéir en démocratie ne peut être posée que par ceux qui présupposent que nous vivons en démocratie. Il suffit donc de récuser ce présupposé pour la frapper de vanité. Telle est la conception de M. Cervera-Marzal : « Ceux qui prennent la peine de légitimer leur désobéissance adhèrent au présupposé de leurs adversaires : à savoir que nous serions en démocratie »47. Or nous ne sommes pas en démocratie. La France dans laquelle nous vivons, nous dit M. Cervera-Marzal n’est pas différente sous ce rapport de l’Amérique esclavagiste ou ségrégationniste ni de l’empire colonial britannique. Tous ces États sont fondés non sur le droit, mais « sur les armes »48. Les prétendus États de droit ne sont pas des démocraties « puisque le pouvoir y est exercé par une infime fraction de la population, composée de professionnels de la politique, et non par l’ensemble des citoyens »49. La question de savoir si une minorité est fondée à refuser de respecter la loi de la majorité ne se pose pas puisque derrière la prétendue loi de la majorité se dissimule la dictature d’une minorité. Et cette dictature est même pire que les autres : « La caractéristique première des institutions démocratiques est d’être, plus que toute autre, contestables » (sic)50 . En effet la violence n’est pas du côté de ceux qui refusent ces institutions, mais du côté de ces institutions elles-mêmes : « Certaines forces traitent en ennemis celles d’en face ; on peut pour cette raison les considérer comme violentes. L’armée, la police, les milices et les groupuscules terroristes en constituent des exemples paradigmatiques »51. Sous le rapport de la violence, l’armée et la police sont donc à mettre sur le même plan que les milices paramilitaires et les groupuscules terroristes. Dans ces conditions, on conçoit sans peine qu’en matière de désobéissance civile, la charge de la preuve puisse et doive être inversée : ce n’est pas à la désobéissance qu’il revient de se justifier car cela « reviendrait à admettre qu’une présomption de culpabilité pèse sur elle […] C’est aux États qu’il incombe désormais de se justifier »52.

L’élimination de la question de la justice au profit de celle de l’autonomie

Les nouveaux désobéissants n’ont donc pas à se justifier. Et cela non seulement parce que c’est sur l’État et non sur eux que doit peser la présomption de culpabilité, mais plus profondément parce qu’ils refusent la théorie classique selon laquelle « la désobéissance civile se définit avant tout par la contestation de lois jugées injustes »53. Pour quelle raison ? D’abord parce qu’il est impossible de savoir ce qui est juste. On peut le chercher, mais on ne peut pas le trouver : « Le propre des désobéissants est de reconnaître qu’ils ne sauront jamais ce qui est juste et de continuer à chercher […], d’être conscients qu’il n’existe pas de « lois justes » et de se battre en leur nom »54. Autrement dit, il n’existe pas de Justice au nom de laquelle on pourrait réputer une loi injuste parce que celle-ci serait en contradiction avec celle-là. C’est ainsi l’idée d’un droit naturel surplombant le droit positif et permettant de le juger qui se trouve récusée. Ensuite parce que « ceux qui enfreignent les lois en vigueur au nom de la Justice divine, du Tribunal de l’histoire, de la Marche du progrès ou du Règne de la science ne font pas œuvre de désobéissance civile. Ils sont dans l’alter-obéissance, au sens où ils se soumettent à une autre Idée de la justice que celle actuellement dominante »55. Cela confirme qu’il n’y a pas une Idée transcendante de la justice, mais des idées de la justice, l’une qui est actuellement dominante, l’autre qui l’a été, une troisième qui le sera peut-être un jour, toutes également immanentes à l’histoire. Cela indique en outre que ceux qui, tels Antigone ou Martin Luther King, combattent l’injustice d’une loi positive au nom d’une justice naturelle supérieure, ne sont pas des rebelles mais des soumis : ils sont dans l’hétéronomie et non dans l’autonomie. Or la désobéissance civile n’est pas avant tout volonté de justice, mais volonté d’autonomie : « Le primat accordé à la justice au détriment de l’autonomie relègue à l’arrière-plan le fait que ce que la désobéissance civile nous apprend de fondamental sur notre société est qu’elle a la main sur ses propres lois »56. La désobéissance civile consiste donc pour les nouveaux désobéissants à prendre acte que les lois sont la résultante de rapports de force et à exercer leur capacité législatrice en contraignant le pouvoir politique à abroger des lois et à en instituer de nouvelles, en reléguant au second plan la question de la justice : « la prise en compte de l’objectif parallèle d’autonomie exige que l’on conçoive la justice comme question insoluble »57.

On ne trouve rien de très différent chez un autre théoricien de la désobéissance, M. Frédéric Gros. Pour lui non plus, « l’action vraiment juste n’a pas à se justifier, elle n’a pas à se redoubler en discours qui l’inscrivent dans une légitimité supérieure […] on pourrait dire : on ne justifie que de l’injustifiable »58. Pour lui aussi, l’obéissance entre en contradiction avec l’exigence d’autonomie et par là même, elle est en quelque sorte immorale au regard de la véritable morale, c’est-à-dire de l’éthique : « L’obéissance est un renoncement, elle sacrifie le soi éthique »59.

Apologie de la subversion : la désobéissance comme fin

Pour Aristote, la vertu du bon citoyen résidait dans la double capacité de commander et d’obéir, celle-ci étant primordiale puisque seul celui qui a été capable d’obéir en homme libre est capable de commander à des hommes libres60. Nos modernes théoriciens dénoncent au contraire « l’obéissance servile qui argue en faveur d’une soumission aux lois en vigueur »61. Pour eux, l’obéissance ne peut être que servile : « Celui qui obéit par excellence, c’est l’esclave »62, écrit Frédéric Gros. La soumission est la vérité de l’obéissance et le « consentement au pacte républicain » en est une figure qu’avant Machiavel et Marx, Thrasymaque avait déjà, par avance, démystifiée63. Envisagée politiquement, l’obéissance aux lois de la cité dissimule la soumission à la loi des plus forts et envisagée moralement, elle n’est « rien d’autre qu’une suite indéfinie de négations intérieures. […]. Obéir, c’est dire non à soi en disant oui à l’autre »64. De même que M. Cervera-Marzal procédait à une inversion de la charge de la preuve, exonérant le désobéissant de l’obligation de légitimer sa désobéissance et exigeant de l’État qu’il fournisse, lui, la preuve de sa légitimité, M. Gros professe que «la désobéissance, face à l’absurdité, à l’irrationalité du monde comme il va, c’est l’évidence. Elle exige peu d’explications. Pourquoi désobéir ? Il suffit d’ouvrir les yeux. La désobéissance est même à ce point justifiée, normale, que ce qui choque, c’est l’absence de réaction, la passivité »65. C’est donc le citoyen respectueux des lois qui doit se sentir coupable et répondre de son absence de rébellion. C’est donc le désordre de la désobéissance qui doit se substituer à l’ordre de l’obéissance : « Car la désobéissance n’est pas une autre obéissance, mais un autrement qu’obéir, écrit M. Cervera-Marzal, la désobéissance civile est, littéralement, an-archique »66. Elle n’est pas le refus d’un ordre au nom d’un ordre supérieur, mais le refus de l’ordre en tant qu’ordre. C’est ce que s’efforce aussi de montrer M. Gros et, pour ce faire, il n’hésite pas à s’atteler à une tâche herculéenne : enrôler Antigone dans sa démonstration. Les lecteurs de Sophocle, et M. Gros en fait partie, n’ignorent pas en effet qu’Antigone se réclame, elle, d’une légitimité supérieure aux lois de Créon : les lois non-écrites, les lois éternelles, les lois définitives des dieux ; ils n’ignorent pas que le conflit d’Antigone et de Créon traduit le basculement du Ve siècle de la Grèce archaïque, celle du pouvoir familial et religieux, vers la Grèce classique, celle de la cité autonome qui se donne ses propres lois ; ils n’ignorent pas que dans ce conflit c’est Créon qui est l’homme moderne et qu’Antigone est à proprement parler réactionnaire, elle qui exige qu’on se soumette à l’ordre ancien et qu’on obéisse à la loi divine. Sa figure est embarrassante pour les nouveaux désobéissants. Ils ne le disent pas – aucun d’entre eux ne va jusqu’à imaginer cette hypothèse – mais que se passerait-il si des réactionnaires d’aujourd’hui plaçaient sous son patronage leurs revendications ? Ils pourraient faire valoir par exemple qu’il est plus cohérent d’invoquer les lois éternelles et inébranlables des dieux pour réclamer le respect de la vie humaine dès la conception que le retour à la retraite à 60 ans ou la suppression de la taxe sur le diesel… M. Gros décrète donc qu’« on croit trop vite que la véritable question serait : à quelle injonction suprême obéit Antigone quand elle désobéit à Créon ? »67. Étant à la fois la sœur de son père et la fille de son frère, ce « trouble dans la filiation »68 fait d’elle une subversive tous azimuts : « sa révolte, ses refus font trembler l’idée même d’un ordre.  […] Antigone, dans sa désobéissance, n’affirme pas un ordre contre un autre : elle inquiète la possibilité même de l’ordre »69. Le tour est joué. Une Antigone ainsi psychanalysée et modernisée est désormais disponible pour servir les nouvelles radicalités.

 

Le problème classique du droit de désobéissance dans une démocratie se trouve ainsi résolu grâce à toute une série de renversements et d’évidences. C’est la désobéissance qui est évidemment bonne puisque notre monde est évidemment mauvais : à son désordre, il faut évidemment opposer le désordre de notre révolte. La question de la légitimité de la révolte ne se pose pas puisque l’État est évidemment mauvais et que c’est à lui de se justifier, comme doivent se justifier ceux qui, obéissant aux lois, s’y soumettent et ne peuvent s’y soumettre que par paresse, indifférence ou lâcheté. C’est l’individu qui est sacré et les lois doivent au contraire être désacralisées70. La question du droit de désobéir aux lois démocratiquement votées par la majorité ne se pose pas puisque les majorités numériques ou arithmétiques n’ont aucune valeur et doivent s’incliner devant la « sincérité morale » des minoritaires. La question du respect de la démocratie ne se pose plus puisque les démocraties n’existent pas et que sous ce nom se dissimulent des oligarchies dont la tyrannie n’est pas celle de la majorité, mais celle d’une minorité. La question de la représentation ne se pose pas davantage puisque le soi est « indélégable » et que chaque voix individuelle est habilitée à parler au nom de tous sans avoir été mandatée par personne. La majorité porteuse de la volonté générale ne peut être produite par l’acte dérisoire qui consiste à déposer un bulletin dans l’urne « tous les cinq ans », mais, performativement, par ceux qui proclament qu’ils sont les 99%. La désobéissance civile n’est pas un moyen, mais une fin « qui se suffit à elle-même »71. Les grands ancêtres de la désobéissance civile avaient conscience de la gravité des enjeux. Ils s’attachaient à protéger les minorités d’une possible tyrannie de la majorité, en se référant à une norme supérieure de la justice, et leur réflexion comme leur action n’en étaient pas moins traversées par le doute et l’inquiétude. Leurs scrupules sont balayés par les nouveaux désobéissants qui ne semblent pas voir la contradiction qui oppose leur individualisme radical aux exigences de la vie civique.

Notes

1 – Éric Weil Philosophie politique Vrin 1966 § 10 p.33.

2 – Id. Logique de la philosophie Vrin 1974 p.245.

3 – Article 122-4 du code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires. N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ».

4 – Cf Article 213-4 du code pénal.

5 – « Les principes même énoncés par la Déclaration des droits de l’homme ont pleine valeur constitutionnelle, tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression, qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique ». Décision n° 81-132 du 16 janvier 1982.

6 – Roxani Fragkou Le droit de résister à l’oppression en droit international comparé Vol. 65 N°4 2013 p.846.

7 – Sophie Grosbon « La justiciabilité problématique du droit de résistance à l’oppression : antilogie juridique et oxymore politique » in Véronique Champeil-Desplats, Daniele Lochak À la recherche de l’effectivité des droits de l’homme Presses universitaires de Paris Nanterre, 2008, p.163.

8 – Saint Augustin Traité du libre arbitre Livre I, chapitre 5, § 11.

9 – Thomas d’Aquin Somme théologique, Iia Iae qu. 96 art.4.

10Ibid.

11 Éric Weil op. cit. p.34.

12Ibid.

13 – John Rawls Théorie de la justice Seuil Points 2009 p.415.

14Ibid. p.412.

15Ibid. p.413

16Discours de Washington du 28 août 1963.

17 – » Letter from Birmingham jail » in The Autobiography of Martin Luther King Jr Clayborne Carson, Warner books, 1998, p.187.

18 – Sophocle Antigone vers 451-457.

19 – Ainsi dans sa décision n° 2018 – 717/718 du 6 juillet 2018, le Conseil Constitutionnel, conférant une valeur constitutionnelle au troisième terme de la devise républicaine, fraternité, a partiellement invalidé l’article L 622-4 du code réprimant l’aide au séjour irrégulier d’un étranger.

20 – Albert Ogien et Sandra Laugier Pourquoi désobéir en démocratie ? La Découverte 2011 p.62.

21Ibid. p.141.

22Ibid. p.145.

23Ibid. p.93.

24Ibid. p.12.

25 – Frédéric Gros Désobéir Albin Michel/Flammarion 2017 p.174.

26 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.27.

27Ibid. p.175.

28Ibid. p.176.

29Ibid.

30 – Frédéric Gros op.cit. p.171.

31Ibid. p.170.

32Ibid.

33 – John Rawls op.cit. p.37.

34Ibid. p.38.

35 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.33.

36Ibid. p.31.

37Ibid. p.27.

38Ibid.p.28.

39Ibid.p.43.

40 – Locke Essai sur le pouvoir civil chapitre XIX De la dissolution du gouvernement PUF 1953 p.208.

41Ibid. p.211.

42Ibid. p.213.

43 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.42.

44Ibid.p.43.

45 – Il est vrai cependant que tous les États ne les ont pas signées et que la France n’a pas ratifié celles qu’elle a signées.

46Ibid. p.174.

47 – Manuel Cervera-Marzal Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? Le bord de l’eau 2016 p.42.

48Ibid. p.44.

49Ibid. p.46.

50Ibid. p.91.

51Ibid. p.124.

52Ibid. p.44-45.

53Ibid. p.60.

54Ibid. p.64.

55Ibid. p.63.

56Ibid. p.60.

57Ibid. p.63.

58 – Frédéric Gros op.cit. p.199-200.

59op.cit. p.202.

60 – Cf. Aristote Politique 1277 a 25 – b 15.

61 – Manuel Cervera-Marzal op. cit. p.91.

62 – Frédéric Gros op.cit. p.41.

63Ibid. p.46.

64Ibid. p.186-187.

65Ibid. p.17.

66 – Manuel Cervera-Marzal op. cit. p.72.

67 – Frédéric Gros op.cit. p.99.

68Ibid.

69Ibid.

70 – Manuel Cervera-Marzal op.cit. p. 65 et 76.

71 – Id. op.cit. p.65.

© André Perrin, Mezetulle 2018

La métamorphose de l’art. Sur un essai de Michel Guérin (par Pascal Krajewski)

Pascal Krajewski1 a lu Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes (Actes Sud, 2018) de Michel Guérin et livre à Mezetulle son analyse, ou plutôt sa traversée d’un ouvrage considérable qui, en retraçant l’histoire de l’art depuis cinq siècles, s’interroge sur ses métamorphoses et sur ce qu’elles révèlent.

Imaginez une fresque immense, retraçant l’histoire de l’art depuis cinq siècles. Écoutez la voix patinée du guide, aussi érudit qu’humaniste, aussi profond que pointu, vous faire entrer dans son intelligence, vous en faire pénétrer le sens. Non comme l’historien de l’art iconologue, détaillant chaque recoin de l’image, exhumant ses incongruités – mais comme l’herméneute, élisant quelque détail esthétique pour faire valoir l’époque, ie la forme singulière du temps. L’esprit guidant l’œil dans ce qu’il a à voir. Sauf qu’ici, il n’y a pas d’images, mais la seule puissance analysante des mots. Voilà le voyage auquel vous convie Michel Guérin dans son dernier essai Le Temps de l’art : Anthropologie de la création des modernes2.

L’auteur brosse la geste philosophique de l’Art tel qu’il se métabolise depuis sa naissance, soit de la Renaissance à l’aube de notre second millénaire. Comme l’art est pétri des tensions et des élans du temps, c’est aussi une exhumation des sensibilités historiques de l’homme qui est à lire. Car les métamorphoses de l’art ne peuvent s’appréhender sans prise en compte de l’arrière-fond mondain, celui de la globalisation marchandisée, du renforcement de l’État et du progrès techno-scientifique, dont l’effet est la lente édification d’une mentalité athée, nihiliste, ayant perdu ses valeurs à force de désenchanter son monde.

Le problème posé par l’ouvrage est le suivant : comment le classique est devenu (ou passé) romantique, comment celui-ci devint moderne, et comment ce dernier vira post-moderne.

1 – L’ambition de l’ouvrage

Continuer de penser l’art comme transcendance

L’essai est ambitieux : quatre cents pages d’esthétique attendent le hardi lecteur, regroupées en chapitres qui chaque fois isolent une figure, un concept, une caractéristique de l’art et du temps, afin d’en suivre les évolutions, lentes modifications de sens ou brusques voltes sémantiques. L’« art », la « création », le « génie », la « beauté », bien que présents dans les discours sur l’art depuis des siècles, ne veulent pas dire à chaque époque la même chose. Parfois, leurs sens se nuancent, parfois ils se démonétisent au profit de termes cousins, plus adaptés à la sensibilité de l’époque qui s’ouvre. C’est d’ailleurs là un trait fondamental de l’idée d’« époque » : elle délimite des blocs socio-temporels dans lesquels les mots et les catégories se solidarisent selon des nuances et des tonalités particulières.

Livrons un premier aperçu de l’ouvrage, en observant les voisinages intellectuels et artistiques de l’auteur. Si la connaissance et l’érudition de Guérin semblent sans bornes, ses affinités électives seront d’autant plus révélatrices. Pour pointer l’ambition de l’essai, disons qu’il en appelle aux grands discours esthétiques de Kant, de Hegel et de Malraux ; quant au fond, son propos n’en finit pas de se frotter aux discours sur l’art d’un Baudelaire, d’un Benjamin, d’un Valéry et d’un Jameson ; pour les artistes qui sont convoqués, Delacroix, Manet et Duchamp sont presque suffisants seuls pour comprendre et dire l’art de leur époque ; quant aux écrivains tout aussi présents, Stendhal, Goethe et Baudelaire font oublier les autres. Voilà les noms des quelques grands héros (et hérauts) formant la flotte que Guérin a réunie pour parcourir ce temps long de l’histoire de l’art et en dresser une carte esthétique qui permettrait d’y naviguer éclairés. L’érudition savante compte d’ailleurs moins que la longue maturation, et le philosophe sait accoucher ses interlocuteurs en allant chercher dans leurs textes moins ce qu’ils disent que ce qu’ils indiquent de l’esprit de leur temps.

Comment rendre compte du passage de l’art, depuis la Renaissance jusqu’à notre actuelle post-modernité, en passant par le romantisme, la modernité de Baudelaire et le modernisme des avant-gardes ? Voilà reprécisée la question à laquelle ce livre s’affronte – en revenant plus particulièrement sur le moment où la bascule s’enclenche, faisant brutalement dévier la trajectoire de l’art : savoir la modernité baudelairienne, aussi symptomatique que paradoxale, puisque le poète l’a pointée et l’a conceptualisée comme nul autre, au moment même où il ratait l’Art moderne de Manet, père du modernisme subséquent.

Le Temps de l’art est un essai d’esthétique au sens noble (continental) et plein (par-delà les coups de sonde partiels et fragmentaires de la sociologie, sémiologie ou autre psychanalyse de l’art). Il est peut-être, pour cela, à contre-courant, tout désireux qu’il est de maintenir un cap des plus ambitieux pour l’Art et son discours. Loin des théories petit bras de la philosophie analytique ou de l’esthétique sociologique, qui disent peu pour venir en soutien d’un art dispensable (ceci expliquant sans doute cela), l’auteur, qui ne sacrifierait pas deux heures de travail à de la pensée molle, continue de penser l’art comme marqueur transcendantal, comme vecteur vers un absolu, comme médiateur d’une mystérieuse fibre de l’homme intranquille (« l’art est un médiateur de l’indicible », affirmait Goethe). Il n’est pas d’art digne de ce nom qui ne soit, d’une manière ou d’une autre, tourné vers un au-delà inaccessible (« l’essence de l’art est d’exister comme un rapport au divin ») – et il n’est pas de théorie esthétique valable qui ne cherche à saisir cette relation, de plus en plus ténue, s’étiolant, mais seule digne d’être attisée. Dès lors, l’enjeu pour l’art comme pour ce type de discours est vital : un tel art est-il toujours possible et visible à notre époque et dans notre futur ? Ou encore, pour le dire dans les mots de Guérin : « un art athée est-il possible ? ».

Un recueil d’articles composant le logodrame de l’art

L’essai est en cinq actes. Le premier consiste en l’exposition du projet (et ses axiomes philosophiques), le second introduit les quatre figures esthétiques principales (création, beauté, représentation ou sensibilité, nature) que les trois actes suivants vont suivre dans leur transfiguration épochale (la modernité baudelairienne, le modernisme, la post-modernité). Le fil de l’histoire est d’ailleurs moins suivi scrupuleusement que ramassé par périodes : la focale du philosophe, pour éclairer un nœud d’époque, doit chaque fois rappeler ses racines et parfois anticiper sur ses promesses.

Disons-le, l’entrée en matière (le premier tiers) est particulièrement roborative : l’auteur y va fort, soucieux de fonder philosophiquement l’ouvrage et d’exposer les conditions nécessaires à la valeur de son entreprise. Il est rare de voir autant de termes en allemand, latin ou grec même dans des textes philosophiques. La fin de l’ouvrage permet de mesurer la portée des idées et thèses avancées, en offrant autant de reprises, de mastication des concepts proposés, sous forme de petits tableaux d’époque qui transparaissent chaque fois dans une lumière particulière. Car si la première moitié du livre ne le laissait paraître, la seconde moitié nous le rappelle : l’ouvrage est un compendium d’articles écrits par Guérin ces quinze dernières années. Largement repris et ainsi mis en bouquets, ces textes offrent une architecture livresque sans faille – mais le discours ne peut aller sans quelques redites. Tout comme l’auteur, à la faveur de nombreuses années de recherche, a creusé, peaufiné, testé ses concepts et ses thèses sur ce motif de l’évolution de l’art – de même le lecteur se plaît à retrouver, sous d’autres formules, les idées dont il finit par s’imprégner sans effort.

Dans l’ordre de la méthode, notons encore : l’aide bienveillante accordée par l’auteur à ses lecteurs sous forme de petits condensés en tête de chaque chapitre ; le choix extrêmement limité des écrivains, artistes, penseurs qui comptent (les allusions à d’autres travaux de second ordre ne font que valoriser en creux les quelques-uns qui suffisent à penser leur temps) ; le recours aux seules littérature et peinture (on peut regretter d’ailleurs, dans cette quête des travestissements de l’idéal, l’absence d’une réflexion sur la musique) ; le retour presque obsessionnel à la modernité baudelairienne, qui fait chavirer un art encore pétri de beauté et d’idéal vers un art plein de spleen et conscient de sa propre perte.

2 – La teneur de l’ouvrage

Trois conditions d’époque pour quatre idées de l’art

Préférentiellement, l’auteur élit dans chaque chapitre une notion ou une idée résumant une facette de l’esprit du temps et en suit les lentes métamorphoses lors du trajet de l’art en quête de lui-même. Moins en identifiant les valeurs socio-culturelles qui se retrouveraient dans des œuvres artistiques (comme si l’art n’était qu’un simple symptôme), mais en pointant des nœuds anthropologiques également présents dans les deux trames, artistique et historique (comme si l’histoire de l’art révélait le flot du temps).

Le premier acte conceptualise trois idées-forces : l’époque, l’ambition, la post-modernité. La modernité fit en effet entrer l’art dans une approche critique, réflexive et conscientisée, au moment même où se forge l’idée corollaire « d’époque » (et l’expression nouvelle « l’art fait époque » signale comme une indissoluble greffe entre art et temps) : l’époque « isole des façons distinctes d’interpréter le temps […] des manières de le vivre, de le ressentir ». L’ambition est la grande passion littéraire du XIXe siècle, la figure de la dynamique de l’Occident et elle continue sous différents avatars d’expliquer le désir des artistes et la volonté d’art des œuvres. Enfin, la post-modernité accomplit la lente dissolution du sentiment de l’histoire et de la tradition pour laisser l’art dériver dans un présentisme creux et vide. Ces trois figures maîtresses forment le groupe axiomatique (axiomes dont l’évidence s’impose au penseur, plutôt que postulats arbitraires) chargé d’éclairer la période en cause, celle où l’art se découvre, pour aussi vite se perdre à force de se chercher et de se quereller avec lui-même : nominalement, il n’y a pas d’autre temps de l’art que celui dont il est question ici.

Le deuxième acte introduit les quatre piliers de ce qui définissait l’art à sa naissance, afin de suivre leur résistance et leur lente désagrégation face aux diverses attaques portées par l’histoire de l’art s’autonomisant. Premièrement, l’idée de création : avant tout démiurgie prise en charge par l’artiste de génie, elle glisse peu à peu vers une simple aptitude-à-nommer de l’artiste roublard (Duchamp est « l’anartiste » par excellence). Puis l’idée de beauté : transcendantalement naturelle chez Kant et idéalement artificielle chez Hegel, elle est devenue non grata de nos jours où le qualificatif « esthétique » est dégainé à la moindre occasion et pour le plus piètre des objets quotidiens. Troisièmement, la sensibilité nihiliste devant un monde en perte de sens, que l’on ne peut plus chercher à représenter comme la nature hier, mais qu’il faudra se contenter de dire en le bredouillant. Enfin, l’éclipse de la nature, accomplie par l’irruption des appareils (photographique au premier chef) qui la vident de sa profondeur, néantisent le lien analogique de l’artiste à un référent disponible et prônent une efficace sémiotique en lieu et place d’une déclosion sémantique.

L’histoire de l’art par l’évolution de ses concepts esthétiques

Les trois actes suivants viendront observer chaque période plus précisément, en isolant les sonorités qui s’y détachent particulièrement et en retraçant leur genèse. Par exemple : le nouveau, sacré par Baudelaire, mis en avant par les avant-gardes dans le mythe du novum, s’enlisant dans la mode et sombrant dans l’inédit que banalise la publicité ; l’absurde (devenu substantif sur le tard), porté sur les fonts baptismaux par Kierkegaard, réorienté par Nietzsche, revendiqué encore par Camus, mutant en angoisse moderne ; l’ironie protéiforme, hésitant entre l’aiguillon socratique, le décadentisme fin de siècle, la relance théorique de Duchamp et la parodie grinçante, pour aboutir au je-m’en-foutisme kitchissime d’un certain art contemporain ; le génie de l’artiste qui se dévalorise au profit de l’originalité du producteur (plus en phase avec les innovations techniques) ; le bizarre que Baudelaire vint planter dans le beau, devenant l’insolite, un rien arbitraire, pointant un défaut de sens (d’ailleurs, le grotesque n’aurait-il pas sa place dans cette généalogie ?).

Et nous n’aurons pas encore fait le tour. Un sort particulier est en effet réservé aux avant-gardes modernistes et à leurs manifestes (avatars des vieux arts poétiques ?), à la post-modernité techno-globalisée qui organise un présentisme d’une double vacuité (vaine et vide) dont la transparence est le fait et le signe, à la lente érosion de l’aura benjaminienne (de conserve avec l’avènement des masses et des puissances de reproduction industrielles), à l’acte de réduction duchampien qui revendique que « l’art est ce qui reste, non seulement quand on a oublié les dieux et leurs temples, mais quand on oublie l’art lui-même ».

Bien sûr, le discours esthétique est partie prenante de cette histoire de (la fin de) l’art. Délaissant le sentiment du beau de l’art classique, les discours esthétiques de Kant et de Hegel vont promouvoir un discours réflexif sur le jugement de goût et ouvrir la voie à un art moderne autocritique pour s’effondrer dans la consommation ludique pop’ de l’art post-moderne. De sorte que la dissolution de l’art est comme précipitée (au double sens, chimique et sportif) par l’enflement de son discours. L’art autonome se perd aussi de ce qu’il préfère s’étayer de théorie, plutôt que rivaliser avec la nature. Guérin n’y insiste pas (son propos n’est pas là, dommage) mais le laisse entendre à divers endroits.

3 – D’un Nihilisme l’autre

De l’analyse du réel à la pensée du temps

Il n’est que de relire Nihilisme et modernité : Essai sur la sensibilité des époques modernes de Diderot à Duchamp, paru en 2003 chez Jacqueline Chambon, pour mesurer ce qui sépare les deux écrits théoriques. Car sur le papier – en témoignent les sous-titres, introductions et quatrièmes de couverture – le propos et le projet des deux ouvrages semblent identiques : analyser les transfigurations de l’art au moment de la modernité.

L’exercice comparatif est même l’occasion assez rare de suivre la formation d’une pensée en train de se chercher en se creusant. Les quinze ans qui séparent Nihilisme… du Temps de l’art sont presque le temps d’une génération, peut-être celui d’une époque. De fait, quelle différence entre les deux textes ? Notons :

– L’élargissement du périmètre observé : Le Temps de l’art va de la Renaissance à la post-modernité (en quinze ans, l’auteur semble avoir eu le temps de mûrir Jameson et les technologies numériques ) ; Nihilisme… commençait au duo Diderot-Kant pour finir sur Cézanne.

– Et paradoxalement, le resserrement de la matière travaillée : exeunt les études poussées de Diderot, Bergson, Zola, Cézanne (même!) – Le Temps de l’art se limite drastiquement à quelques phares qui seuls suffiront à saisir l’esprit du temps (de l’art).

– Le changement de biais ou d’axe de travail : le temps remplace la nature. Le fil théorique de l’auteur de Nihilisme… (le sommaire l’atteste) se dévidait en suivant les mutations de la nature, muant au fil des siècles en « monde » puis en « univers » pour échouer comme « réel » ; c’est aujourd’hui un fil temporel que suit l’auteur du Temps de l’art.

– Le souci philosophique : Nihilisme… proposait d’analyser des idées fixes faisant nœud pour chaque époque (le motif, l’énoncé, le monde, etc) – approche synchronique et paradigmatique ; quand Le Temps de l’art cherche avant tout à suivre des évolutions conceptuelles et lexicales d’idées premières prises dans le déroulé du temps et le flux des époques – approche diachronique ou syntagmatique.

– L’assujettissement de la pensée de l’art à la pensée du temps : la notion « d’époque » (qui concluait Nihilisme… quand elle ouvre Le Temps de l’art) sert à présent de ciment pour élever le discours esthétique à des hauteurs de vue et vers des enjeux anthropologiques cruciaux. Nihilisme… rappelle à l’occasion que l’art dit (est symptôme de) l’époque – l’artiste occupant une « situation », l’art étant historiquement situé – Le Temps de l’art fonde sa thèse et sa lecture sur cette évidence.

– La détermination fine de concepts : la plume est aujourd’hui philosophique d’abord, plutôt qu’encrée dans une manière de narration théorisante des évolutions de l’art.

Un nihilisme serein

En bref et à le dire vite, Nihilisme… pourrait apparaître comme l’exposition d’une intuition littérairement fondée, une sorte de programme que Le Temps de l’art réalise philosophiquement en en dégageant rigoureusement toute la richesse et les nuances conceptuelles. Encore est-ce là aller bien trop vite en besogne tant les deux livres, on l’a vu, n’ont pas le même objectif. Mais il est vrai que l’approche conceptuelle et presque didactique du Temps de l’art (par le fait de la reprise des thèmes dans des articles différents) lui apporte une limpidité et une clarté supérieures.

Si le ton du Temps de l’art est mélancolique, le philosophe n’est jamais atrabilaire. Gardien des valeurs et du sens, il tient à maintenir les enjeux et la noblesse de l’art (et du discours esthétique) – c’est là un magistère auquel l’auteur nous a habitués de longue date. Mais il n’est pas sourd ni indifférent aux plus récentes innovations post-modernes. S’il y a urgence à repenser l’art comme transcendance, c’est aussi parce que l’époque post-moderne (et ses sirènes-cyborgs communicationnelles) lui paraît la plus grave crise qu’aient connue la création, l’art et l’idée de vérité. En période de débâcle, il n’est pas permis de déserter le front (encore moins, cela va sans dire, de passer à l’ennemi en aiguisant ses armes), il est au contraire urgent d’analyser les forces en présence, leur agencement, leur dynamique pour rêver d’une stratégie gagnante même si elle est coûteuse. Comment imaginer un art qui vaille encore la peine d’être fait ? Comment conserver l’âme de l’art malgré lui ? La parole est maintenant aux artistes.

 

1– PK est docteur en sciences de l’art, chercheur associé à l’Université de Lisbonne (FBAUL-CIEBA).

2– Michel Guérin, Le Temps de l’art : Anthropologie de la création des modernes (Actes Sud, 2018).

Descartes Œuvres complètes IV : Méditations métaphysiques

Après les tomes I (paru en 2016, Premiers écrits. Règles pour la direction de l’esprit) et III (paru en 2009, Discours de la méthode et Essais) de la nouvelle édition critique des Œuvres complètes de Descartes sous la dir. de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner (Gallimard coll. Tel), voici le tome IV contenant les Méditations métaphysiques ainsi que les Objections et Réponses1.

Deux volumes2 composent ce tome IV :

  • IV-1 Méditations métaphysiques (textes latin et français), Objections et Réponses I à VI. Introduction générale en 3 parties par Jean-Marie Beyssade, Jean-Luc Marion et Denis Kambouchner. Chaque texte fait en outre l’objet d’une présentation particulière par un chercheur spécialiste.
  • IV-2 Objections et Réponses VI, Lettre au père Dinet. Présentation et notes par Roger Ariew et Theo Verbeek, « Note sur le manuscrit de Toulouse » par Jeremy S. Hyman,  « Les traductions françaises anciennes des Meditationes » par Frédéric de Buzon, Tables des articles de l’édition française de 1673. Chronologie ; bibliographie ; notes des deux volumes ; index des matières, des textes et des noms.

L’ensemble est impressionnant non seulement parce qu’il s’agit du texte fondateur de la philosophie moderne, écrit avec une grande minutie, mais aussi parce que la présence même, l’ampleur et la nature des Objections et Réponses qui le suivent témoignent qu’aucun texte, dans l’histoire de la philosophie, ne lui est comparable. C’est ce que fait remarquer Jean-Luc Marion, en invitant le lecteur à rompre avec un des préjugés dont Descartes est l’objet :

« … même le dialogue platonicien ou la quaestio médiévale laissent moins de chances à l’opposant, qui y reçoit immédiatement sa réponse ou son contre-argument, alors que l’objecteur de Descartes peut argumenter à loisir, avec toute la force d’un censeur. »

« Demander des objections, s’engager à y répondre, imprimer le tout avec l’ouvrage principal : cette libéralité contraste radicalement avec la légende d’un Descartes méprisant les arguments d’autrui et trop confiant dans les siens. Quel autre auteur philosophe a jamais montré une telle générosité ? »

1 – Le tome VIII en 2 volumes (Correspondance) a été publié par Jean-Robert Armogathe en 2013.

2 – N° 423 et 424 de la collection Gallimard-Tel, respectivement 656 et 672 pages, 22€ et 22,50€.

 

Nouvelles querelles cartésiennes

Sur deux livres de Françoise Pochon-Wesolek

Il y a une quinzaine d’années, Pierre Macherey concluait ainsi un article consacré à la fameuse controverse qui opposa Ferdinand Alquié et Martial Guéroult au colloque de Royaumont :

« Mais peut-être la grandeur de Descartes est-elle d’avoir prêté occasion à de telles lectures alternatives et irréconciliables, ce qui fait qu’on n’a pas fini de disputer et de se disputer à son propos, signe qu’il s’agit d’une pensée toujours vivante qui, au-delà des limites dans lesquelles son discours est historiquement enfermé, continue à faire réfléchir parce qu’elle n’a toujours pas livré ses ultimes secrets »1.

Les deux livres que Françoise Pochon-Wesolek vient de publier coup sur coup2 illustrent ce propos et permettent de mesurer à quel point la pensée de Descartes est vivante, en tout cas au sens où l’entend Macherey. La visée de l’auteur est assurément polémique et pourrait même s’apparenter à une entreprise de démolition car il n’y a guère de commentateurs de Descartes qui échappent à ses critiques acérées : les interprétations d’Alquié, de Guéroult, de Laporte, de Gouhier, de Rodis-Lewis, de Beyssade, de Marion, de Scribano sont critiquées, contestées, passées au crible, pour ne pas dire à la moulinette, d’analyses précises et rigoureuses, et aucune n’en sort indemne. C’est cependant à Jean-Luc Marion, auquel Françoise Pochon-Wesolek ne reconnaît manifestement pas le droit d’enrôler Descartes dans la querelle de l’onto-théo-logie, que sont portés les coups les plus décisifs. On abordera ce point à propos du second volume.

1 – Premier volume : Descartes à la lumière de l’évidence

Le premier volume s’intitule Descartes à la lumière de l’évidence et porte comme sous-titre Exercice spirituel et controverses. Le titre indique l’idée directrice de la lecture de Descartes proposée par l’auteur et le sous-titre la structure du livre. La première partie, l’exercice spirituel, est en effet un commentaire des Méditations métaphysiques qui restitue le parcours de Descartes dans toute sa dimension d’expérience existentielle. La seconde partie confronte ce cheminement aux interprétations qu’en ont données les commentateurs les plus réputés.

On peut ramener les thèses de Françoise Pochon-Wesolek aux deux propositions suivantes :

  • 1 – Il n’y a absolument rien qui échappe à la radicalité du doute cartésien.
  • 2 – Il n’y a aucun doute qui puisse résister à la radicalité de l’évidence, dès lors qu’on ne confond pas celle-ci avec la certitude. Un premier corollaire de cette proposition est qu’il ne peut y avoir de hiérarchie des évidences chez Descartes. Un second corollaire est qu’il n’y a aucune contradiction, mais au contraire une parfaite continuité entre le Discours de la méthode et les Méditations métaphysiques.

Radicalité et universalité du doute cartésien

Certains commentateurs se sont employés à limiter ou à relativiser la portée du doute chez Descartes. Ainsi, dans La pensée passive de Descartes, Jean-Luc Marion, se fondant sur l’irréductibilité de meum corpus aux alia corpora, élargit au corps propre l’indubitabilité du Cogito, l’excluant ainsi du doute : de son existence, c’est-à-dire de l’existence de la chair, Descartes n’aurait jamais douté alors qu’il doutait de celle des corps du monde. Contre cette interprétation, Françoise Pochon-Wesolek montre qu’en deçà de l’argument du malin génie, celui du rêve permet déjà de douter de l’existence du corps propre. C’est encore Jean-Luc Marion qui, dans ses Questions cartésiennes, soutient que seules les natures simples matérielles sont soumises au doute hyperbolique. Selon Françoise Pochon-Wesolek, c’est dès le Discours de la méthode que le doute s’exerce à l’encontre des vérités mathématiques et qu’il a la même portée que dans la Première Méditation : la similitude entre la formulation du Discours et celle du § 5 des Principes de la philosophie en fournit la preuve. Quant à Ferdinand Alquié, c’est non pas l’universalité du doute cartésien, mais plutôt sa radicalité qu’il prétendait limiter en introduisant une césure entre le doute « métaphysique » de la Première Méditation et celui du Discours de la méthode, qui relèverait simplement de la prudence du savant et du refus de la précipitation. Françoise Pochon-Wesolek montre qu’au contraire on trouve dans les deux textes la même « volonté » de penser que tout est faux, donc que le doute est déjà porté à son extrémité en 1637.

La puissance irrésistible de l’évidence

La thèse centrale qui guide la lecture de Descartes proposée par Françoise Pochon-Wesolek est qu’il est absolument impossible de douter de la vérité de ce qui se donne à nous dans l’expérience de l’évidence. Encore faut-il ne pas la confondre avec celle de la certitude. Celle-ci est une adhésion subjective, une adhésion qui s’origine dans le sujet. Au contraire, dans l’expérience de l’évidence, c’est l’objet même qui s’impose irrésistiblement à l’esprit, si du moins celui-ci consent à y être attentif. Le doute mis en œuvre dans la Première Méditation ne porte pas sur l’évidence, dont l’expérience n’a pas encore été faite, mais sur ce que les autres hommes et moi-même nous croyons savoir, c’est-à-dire sur des certitudes. Mais alors, si l’évidence est absolument indubitable, pourquoi Descartes reprend-il l’hypothèse du Dieu trompeur au début de la Troisième Méditation ? Henri Gouhier, tout en reconnaissant que les évidences ne peuvent être trompeuses, affirme que le doute peut les atteindre indirectement, « de l’extérieur, en tenant suspendue au-dessus d’elles la menace d’une falsification originelle »3. Or cette hypothèse est explicitement rejetée par Descartes dans les Secondes Réponses aux Objections. L’évidence est absolument indubitable aussi longtemps qu’elle dure, mais elle ne dure qu’aussi longtemps que l’esprit ne s’en détourne pas pour s’occuper à quelque autre pensée. On comprend donc par-là que l’on n’a pas besoin de Dieu pour garantir l’évidence, qui se soutient d’elle-même, mais pour que le souvenir d’une évidence puisse me donner la même certitude que l’évidence elle-même. Descartes le dit très explicitement dans un autre passage des Secondes Réponses4. Cela n’échappe pas à Alquié, mais, note Françoise Pochon-Wesolek, celui-ci commente ce passage sans en tirer la conséquence qui s’impose : « Ce texte est embarrassant. Descartes semble y accorder que l’évidence actuelle peut se passer de la garantie de la véracité divine, cette garantie n’étant nécessaire que pour l’évidence remémorée »5. Alquié trouve ce texte « embarrassant » parce que Descartes « semble » y dire ce qu’il dit on ne peut plus clairement !

Non seulement l’évidence, comprise en sa vérité, n’a besoin d’aucune garantie, mais cela vaut pour toutes les évidences sans qu’on puisse donc établir entre elles une quelconque hiérarchie comme prétendait le faire Alquié en opposant le Discours de la méthode, où toutes les évidences semblent être sur le même plan, aux Méditations métaphysiques où elles résisteraient plus ou moins au doute parce qu’elles se situeraient à des niveaux ontologiques différents. Françoise Pochon-Wesolek montre que c’est de la même manière que les évidences résistent au doute dans les deux textes. De même, à Jean-Luc Marion qui soutient que seul le Cogito échappe au doute, à la différence des autres évidences, Françoise Pochon-Wesolek oppose que le début de la Troisième Méditation a pour objet de montrer à partir du modèle du Cogito que tout ce qui a le même statut est nécessairement vrai au moment où je le pense. Seul le souvenir de ces évidences requiert l’existence d’un Dieu vérace, et cela vaut pour le Cogito lui-même.

On ne peut enfin pas davantage opposer Descartes à Pascal sur la question de l’évidence. L’ « extrême évidence » de certaines définitions se trouve chez lui aussi. Et surtout, la rationalité discursive n’est pas pour lui la forme supérieure de la vérité : non seulement l’évidence ne lui doit rien, mais c’est elle qui la dirige et la valide, le cas échéant. On pourrait parfaitement dire de Descartes ce que Marion dit de Pascal, que chez lui l’évidence éblouit ou déroute la raison. Françoise Pochon-Wesolek peut ainsi conclure ce premier volume en affirmant que le « rationalisme cartésien » est un mythe si l’on entend par là un constructivisme : Descartes invite au contraire l’esprit à se faire attentif à une lumière qui est à la fois en deçà et au-delà de tous les efforts constructifs de la raison.

 

2 – Deuxième volume : Descartes, penseur pré-critique ou platonicien ?

Dans ce second volume, Françoise Pochon-Wesolek poursuit son examen critique des grandes interprétations de la métaphysique cartésienne en s’attachant d’abord à la question du Cogito, puis à celle de Dieu avant de répondre plus précisément dans la troisième partie à la question qui donne son titre à l’ouvrage.

Le Cogito, l’ego, la substance pensante

Françoise Pochon-Wesolek s’oppose fermement à toutes les interprétations qui prétendent limiter ou relativiser le caractère purement intuitif du Cogito, aussi bien celle de Ferdinand Alquié qui oppose le Cogito « logique » du Discours au Cogito « existentiel » des Méditations, que celle de Martial Guéroult qui, tout en concédant que le Cogito n’est pas un raisonnement, fait de la formule « pour penser, il faut être » sa condition ou son préalable. C’est au contraire l’expérience singulière du Cogito qui permet, à partir de sa singularité, de prendre conscience du principe plus général « pour penser, il faut être » et de le faire apparaître. C’est ce que Descartes répond à Burman : si cette majeure d’un hypothétique syllogisme est implicitement présupposée, c’est sa conclusion que je connais d’abord.  L’erreur commune à toutes ces interprétations réside, selon Françoise Pochon-Wesolek, dans une méconnaissance de ce qui caractérise l’évidence chez Descartes.

C’est la lecture que Jean-Luc Marion a proposée de Descartes qui fait l’objet des critiques les plus nombreuses et les plus acérées. Nous nous limiterons ici à celle qui porte sur la question du rapport de Descartes à l’ontologie, parce qu’elle est exemplaire du rôle que Marion veut faire jouer à Descartes dans sa propre critique de l’onto-théo-logie. La lettre à Mersenne du 11 novembre 1640 dans laquelle Descartes justifie le titre latin des Méditations, qui ne comporte pas l’épithète métaphysiques, est invoquée par Marion comme indiquant le passage d’une primauté de l’étant à une primauté de la connaissance – et même une disparition de l’étant comme tel. Ce primat de l’ordre de la connaissance sur la métaphysique signifierait que Descartes renonce à la philosophie en tant qu’ontologie. À cela, Françoise Pochon-Wesolek oppose qu’il ne peut y avoir de primauté de la pensée sur l’être dès lors que l’être qui se donne en premier comme indubitablement existant, c’est l’ego et qu’il n’y a pas de pensée qui ne soit pensée par l’ego. Et bien loin que la découverte de l’ego signifie la clôture de la question de l’esse (« dès que l’ego paraît, l’esse disparaît comme question »6), c’est la question du degré d’être de cet ego, conscient de son imperfection dans l’expérience vécue du Cogito, qui va ouvrir la question de l’esse dans sa perfection.

Dieu

Selon Jean-Luc Marion, la causalité est érigée par Descartes au rang de principe et raison onto-logique puisque Dieu étant causa sui relève de la causa. Autrement dit, Descartes fait de Dieu « un étant de droit commun »7. Cependant Descartes n’affirme nullement que toute existence relève de la causa. Dans les Réponses aux premières objections, il dit qu’il n’y a aucune chose de laquelle il ne soit permis de rechercher si elle a une cause efficiente et il ajoute : « ou si elle n’en a pas, (de) demander pourquoi elle n’en a pas besoin ». On voit d’une part que la question de la causa s’inscrit dans une perspective heuristique ou épistémologique, d’autre part que la possibilité qu’une chose n’ait pas de cause n’est pas exclue : il faudra alors rechercher la raison pour laquelle elle n’a pas besoin de cause. C’est ce qui apparaît de façon encore plus explicite dans ce passage des Axiomes ou Notions communes suivant les Secondes réponses : « cela même peut se demander de Dieu ; non parce qu’il ait besoin d’aucune cause pour exister, mais parce que l’immensité même de sa nature est la cause ou la raison pour laquelle il n’a besoin d’aucune cause pour exister ». Si donc Descartes affirme qu’il ne faut pas excepter Dieu de la recherche de la causa, c’est pour découvrir qu’il est sans causa. Si donc Dieu est sans cause, que signifie chez Descartes la formule causa sui ? Françoise Pochon-Wesolek montre que c’est pour éviter de remonter à l’infini dans la série des causes efficientes que Descartes a fondé sa première « preuve » de l’existence de Dieu sur l’idée de Dieu que nous trouvons dans notre esprit, preuve qui repose sur la reconnaissance de l’essence de Dieu comme perfection. Certes, Descartes dit qu’il n’est pas impossible qu’une chose soit la cause efficiente de soi-même, mais il le dit en contournant l’objection de Thomas d’Aquin selon laquelle la cause efficiente est antérieure à son effet. Il subvertit le concept de causa sui en le dissociant de celui de cause première, c’est-à-dire en abolissant en lui toute temporalité. Françoise Pochon-Wesolek met ainsi en évidence à partir du texte même de Descartes que dire que Dieu est causa sui, c’est dire qu’il n’a pas besoin d’une cause extérieure pour exister parce que son essence est telle qu’il ne peut pas ne pas exister : on reconnaît ici l’argument ontologique qui est donc la vérité de la causa sui cartésienne, comme Spinoza l’a parfaitement compris si l’on veut bien relire la première définition de l’Ethique : « Per causam sui intellego id cujus essentia involvit existentiam ; sive id cujus natura non potest concipi nisi existens »8. C’est donc de façon seulement analogique que Descartes fait de Dieu une causa sui : il l’est « en quelque sorte », c’est-à-dire d’une manière qui n’implique ni postériorité chronologique ni infériorité ontologique. Jean-Luc Marion soutient que cette analogie est une « contre-analogie » puisque à travers elle l’infini se dit par référence au fini alors que, dans l’analogie théologique, c’est le fini qui se dit par référence à Dieu. Françoise Pochon-Wesolek lui oppose que l’analogie cartésienne est de même nature que l’analogie platonicienne et a le même sens.  Bien loin que l’analogie cartésienne réfère Dieu au fini, elle montre que le fini ne permet pas de penser Dieu, mais ne peut que servir de « tremplin » pour s’élever vers lui.

Descartes penseur pré-critique ou platonicien ?

Descartes penseur pré-critique ?

Dans ses Questions cartésiennes, Jean-Luc Marion veut voir chez Descartes un précurseur de Kant : il y aurait déjà chez lui une « disqualification de l’ontologie ». Il s’appuie ainsi sur un extrait de la lettre à Mersenne du 11 novembre 1640, déjà citée, pour soutenir que selon Descartes la primauté des « premières choses » relève exclusivement d’un ordo cognoscendi qui ne doit rien à un ordre ontique. C’est oublier que chez Descartes l’ordre du connaître n’est pas un ordre de constitution du savoir que l’esprit imposerait au donné, mais tout à l’inverse « l’ordre imposé à l’esprit par les réalités pensées ». Selon la règle quatrième des Regulae, la méthode consiste à rendre l’esprit capable de voir, c’est-à-dire capable de recevoir les « premières choses » dans l’intuition. Contrairement à ce qu’affirme Marion, c’est bien l’ordre ontique qui détermine l’ordo cognoscendi. Pour Descartes, l’intuitus permet d’accéder à de véritables êtres et il n’y a pas chez lui un ens irréductiblement inconnaissable à la manière de la chose en soi chez Kant. La frontière chez Descartes ne passe pas entre le phénomène et le noumène, mais entre les natures simples et les natures composées : celles-là peuvent être connues telles qu’elles sont dans l’intuition tandis que celles-ci requièrent un travail de recomposition de l’esprit avec toute la part d’arbitraire que cela implique.

Descartes, penseur platonicien

Plutôt qu’un précurseur de Kant, Françoise Pochon-Wesolek nous invite à voir en Descartes un continuateur de Platon. L’un et l’autre assignent aux mathématiques un même rôle propédeutique ; la lumière naturelle de Descartes n’est autre chose que l’intuition intellectuelle de Platon ; pour l’un comme pour l’autre, il y a des « semences premières des vérités » déposées dans l’esprit humain ; Descartes assigne aux essences mathématiques un type d’être analogue à celui des Idées chez Platon. La mise en rapport de l’exemple de la duplication du carré dans le Ménon avec les Cinquièmes réponses aux objections et la lettre à Mersenne du 16 octobre 1639 fait apparaître que pour Descartes comme pour Platon, notre capacité d’acquiescement au vrai présuppose un savoir antérieur. Françoise Pochon-Wesolek met encore en perspective de façon éclairante le passage du Phédon où Socrate explique que nous ne pourrions pas percevoir que deux morceaux de bois ne sont pas parfaitement égaux si nous n’avions pas une connaissance préalable de l’égalité parfaite, c’est-à-dire de l’égalité en soi, et ce qui est au cœur de la preuve de l’existence de Dieu par l’idée du parfait qui est en moi dans la Méditation troisième, à savoir l’antériorité logique de l’infini sur le fini. Enfin une comparaison du Γνῶθι σεαυτόν et du Cogito conduit à voir qu’ils ont en commun d’être « une expérience psychique qui permet de prendre conscience du « soi-même » essentiel comme « je » dans sa pure activité de pensée, en rupture avec toute approche réflexive du moi pris objectivement et phénoménalement ». Pour Descartes comme pour Platon, il faut mourir au « moi » afin de découvrir le divin qui habite l’âme.

 

Si ce titre n’avait été préempté par une célèbre collection, les deux ouvrages de Françoise Pochon-Wesolek auraient pu s’intituler « Descartes par lui-même ». En effet on y voit constamment à l’œuvre la volonté de reprendre, de l’intérieur, le cheminement de Descartes, de n’expliquer Descartes que par le texte de Descartes et donc le refus assumé de toutes les lectures qui projettent sur lui des concepts ultérieurement élaborés ou des préoccupations contemporaines. Que le lecteur fasse siennes ou non les thèses de Françoise Pochon-Wesolek, il ne pourra pas ne pas être sensible à sa maîtrise du corpus cartésien, à l’acribie et à la fermeté de ses analyses, enfin au souci du vrai qui inspire de part en part ce beau travail.

 

Notes

1Querelles cartésiennes I Alquié/Guéroult Groupe d’études « La philosophie au sens large » 6-11-2002.

2Descartes à la lumière de l’évidence et Descartes, penseur pré-critique ou platonicien ? L’Harmattan 2018 175 p. et 238 p.

3 – Henri Gouhier Essais sur Descartes Vrin 1937, p. 153.

4 – AT IX 110

5 – Alquié Œuvres philosophiques de Descartes Garnier 1963-1973 Tome II p.564.

6 – Jean-Luc Marion Sur le prisme métaphysique de Descartes PUF 1986, p. 77.

7Ibid. p. 114.

8 – « Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence ; ou ce dont la nature ne peut être conçue comme non existante ».

© André Perrin, Mezetulle, 2018.

Françoise Pochon-Wesolek, Descartes à la lumière de l’évidence et Descartes, penseur pré-critique ou platonicien ? L’Harmattan, 2018.

Théâtre et philosophie (dossier)

Dossier dans la Revue de Métaphysique et de Morale

Le numéro d’avril-juin (2018/2) de la Revue de Métaphysique et de Morale publie un dossier thématique préparé et présenté par mes soins, intitulé « Théâtre et philosophie ».
En voici le sommaire :

  • Catherine Kintzler, Présentation
  • François Regnault, Théâtre et philosophie. Le dithyrambe et la légende
  • Denis Génoun, Une pensée en jeu de scène
  • Catherine Kintzler, L’Illusion de Pierre Corneille. L’optique philosophique et le temps de comprendre (version remaniée et actualisée du texte publié sur Mezetulle)
  • Pierre Guenancia, Le modèle du théâtre chez Descartes
  • Élisabeth de Fontenay, La représentation chez Diderot
  • Dominique Paquet, Philosopher à hauteur d’enfant

Le numéro comprend en outre un article de Paul Slama consacré à Heidegger, et le Bulletin de philosophie ancienne.

On peut lire les résumés et télécharger les articles sur le site Cairn.

Les anti-chosistes. Un livre de Graham Harman

Thierry Laisney poursuit ses lectures d’ouvrages de philosophie contemporaine en langue anglaise. Dans le livre Object-Oriented Ontology : A New Theory of Everything1, le philosophe américain Graham Harman (né en 1968) entend exposer pour un large public la théorie dont il peut être considéré comme le chef de file : OOO, « le triple O », c’est-à-dire l’Ontologie Orientée vers l’Objet (Object-Oriented Ontology), une école de pensée qui n’a pas plus de vingt ans d’existence et qui connaît un certain retentissement depuis quelque dix ans.

La théorie des cordes n’explique pas tout

Cherchant à élaborer une théorie qui rende compte de toute chose quelle qu’elle soit, Graham Harman commence par constater que, depuis quelques décennies, certaines théories scientifiques ont eu la même ambition. Il pense en particulier à la théorie des cordes et à l’un de ses représentants les plus connus, le physicien Brian Greene. Or, selon l’auteur, l’affirmation (défendue par Greene) selon laquelle cette théorie a un champ d’application illimité présuppose l’adoption de quatre postulats erronés. En premier lieu, il est faux de penser que tout ce qui existe doive être physique. L’influence de la religion est considérable dans le monde, comme celle de tout ce qui est immatériel : âmes, esprits, spectres, archétypes inconscients de Jung, par exemple : « Bien que je ne sois pas particulièrement convaincu par la psychologie jungienne, écrit Harman, je lis Jung de temps en temps et je trouve qu’il enrichit mon imagination. Et il est clair que je détesterais vivre dans un monde où les sociétés jungiennes seraient dissoutes par la police de la raison ou découragées par une raillerie généralisée. » Harman a consacré une partie d’un livre précédent à l’étude de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) : c’est un autre exemple d’une entité qui n’est pas une chose matérielle existant en un lieu défini.

Deuxièmement, il ne faut pas croire que tout ce qui existe doive être fondamental (basique) et simple. Un auteur (Sam Coleman) a appelé cette erreur le « petitisme » (smallism). Pour Harman, il n’est pas vrai que, pour atteindre au réel, il faille réduire chaque chose à ses constituants ultimes ; ce serait ignorer le phénomène de l’émergence, qui fait naître de nouvelles propriétés là où de petits objets sont réunis en un nouvel objet. Un mariage, par exemple, est autre chose que la somme des deux individus qui le forment. Et pourquoi les garçons, contrairement aux filles, ne se promènent-ils pas très souvent par groupes de trois ? Parce que, aux yeux de la société, trois garçons ensemble constituent déjà un gang.

Troisièmement, des choses (Harman ne distingue pas les choses des objets) peuvent exister sans être réelles. C’est le cas des innombrables personnages de fiction qui occupent fréquemment une place importante dans nos vies. Mais Harman a une conception beaucoup plus large de la fiction : pour lui, tous les objets dont nous faisons l’expérience sont des fictions. Inspiré par Kant, il écrit : « L’orange ou le citron réel n’est pas plus accessible à ma perception humaine qu’il ne l’est à un moustique ou à un chien ». Sans compter toutes ces choses, ajoute-t-il au chapitre de la fiction, qui n’arrivent jamais et dont nous ne cessons de nous soucier.

En dernier lieu, il ne faudrait pas croire que tout ce qui existe soit formulable adéquatement dans un langage propositionnel littéral. Pour OOO, le langage littéral est toujours une simplification, puisqu’il décrit les choses en termes de propriétés littérales déterminées alors que les objets, n’en déplaise à Hume et aux empiristes en général, ne sont jamais simplement des faisceaux de propriétés. Influencé par Heidegger, Graham Harman donne la priorité au langage poétique sur le littéral : « La réalité des choses est toujours effacée ou voilée plutôt que directement accessible, et donc toute tentative de saisir cette réalité par un langage direct et littéral échouera inévitablement. »

Ainsi le triple O écarte-t-il soigneusement, au service d’une ontologie (« science de l’être ») extensive, ce que Harman appelle quatre « poisons intellectuels » : le physicalisme, le « petitisme », l’anti-fictionnalisme et le littéralisme.

Par-delà le savoir

L’ontologie ainsi proposée est une « ontologie plate » : elle englobe tous les objets possibles et imaginables, qui, en tant qu’ils sont des objets, sont tous rigoureusement à égalité. Depuis Descartes, nous dit Harman, la philosophie n’est pas plate, elle distingue strictement entre la pensée humaine d’un côté et tout le reste de l’autre. De même qu’on parle du spécisme sur le modèle du racisme, on pourrait parler de chosisme pour désigner l’attitude consistant à tenir certaines choses pour supérieures à d’autres2. OOO est donc un anti-chosisme. Harman évoque, à ce propos, celui qu’il considère comme le penseur vivant le plus important : Bruno Latour. Latour définit la modernité comme la vue selon laquelle il y aurait deux univers distincts, la nature et la culture.

Mais qu’est-ce au juste qu’un objet dans la théorie de Harman ? Un objet est « toute chose qui ne peut être entièrement réduite ni aux composants dont elle est faite ni aux effets qu’elle exerce sur d’autres choses ». En effet, les deux seuls types de savoir que nous pouvons détenir sur une chose sont : de quoi elle est faite ; ce qu’elle fait. OOO se bat donc contre deux réductionnismes : celui qui ne voit dans la chose que ses éléments constitutifs et celui qui ne voit dans les choses que leur impact sur nous (ou entre elles). Et la chose n’est pas non plus l’addition de ce dont elle est faite et de ce qu’elle fait. Elle est ce surplus d’être qui échappe à toute connaissance directe.

Le savoir, en effet, n’est pas le dernier mot de la quête de Graham Harman. « Philosophie », remarque-t-il, ne signifie pas savoir ou sagesse mais amour d’une sagesse qui ne peut jamais être tout à fait atteinte. Et c’est à Socrate qu’il décerne le titre de premier philosophe apparu dans l’histoire : « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». De même, Harman défend, après Latour, l’idée selon laquelle il n’y a pas de savoir politique. C’est pourquoi OOO ne peut être partisan des formes les plus radicales de politique, fondées sur la prétention d’un savoir lui-même radical. Et le mouvement n’oublie pas – expression de son anti-chosisme – que certains objets non humains sont des acteurs politiques cruciaux : les transformations politiques ne résultent pas seulement des manifestes et des barricades, nous dit Harman, mais aussi des changements environnementaux ou technologiques3.

Comment saisir un objet

Mais puisqu’il n’existe aucune connaissance directe de quoi que ce soit (OOO reprend à son compte l’existence et le caractère insaisissable de la chose en soi kantienne), comment peut-on s’approcher de l’essence des choses ? Grâce à l’art et à la philosophie (pour Harman, la philosophie est du côté de l’art et non de la science), qui sont des activités cognitives ne relevant pas d’un savoir proprement dit. Harman consacre de nombreuses pages à un texte (datant de 1914) de l’auteur espagnol José Ortega y Gasset, « l’un des essais philosophiques les plus importants jamais écrits », qui a été pour lui une révélation4. Chacun de nous, selon Ortega, est quelque chose et ce quelque chose ne peut jamais être épuisé par l’introspection ou par une description extérieure ; de la même façon, chaque objet non humain peut aussi être appelé un « je » car il a une intériorité déterminée qui ne peut jamais être pleinement saisie : « Il n’y a rien, écrit Ortega, dont nous puissions faire un objet de cognition, rien qui puisse exister pour nous, sans qu’il devienne une image, un concept, une idée – sans, donc, qu’il cesse d’être ce qu’il est pour devenir une ombre ou un contour de lui-même. »

Mais l’art, selon Ortega, sans nous révéler le secret de la vie ou de l’être, a le pouvoir de nous donner l’impression que l’intériorité des choses nous est ouverte, en nous présentant ces choses « dans l’acte de s’exécuter elles-mêmes ». La métaphore en sera le principal instrument. Ortega prend l’exemple d’une métaphore par laquelle un poète espagnol identifie un cyprès au « fantôme d’une flamme éteinte ». La métaphore n’est pas la simple assimilation des qualités réelles de deux choses : elle « nous satisfait précisément parce qu’en elle nous trouvons une coïncidence entre deux choses qui est plus profonde et décisive que n’importe quelle ressemblance ». Mais Ortega commet ensuite ce que Harman dénonce comme une « erreur fatale » lorsqu’il écrit : « nous voyons l’image d’un cyprès à travers l’image d’une flamme ; nous le voyons comme une flamme, et vice versa ». Ce « vice versa » irréfléchi passe à côté de l’asymétrie de la métaphore (ce n’est pas la même chose de dire d’un cyprès qu’il a les qualités d’une flamme et d’une flamme qu’elle a les qualités d’un cyprès) et de la distinction, fondamentale pour OOO, entre un objet et ses qualités5.

Ce qui se passe en réalité dans cette métaphore, c’est que l’objet réel initial (le cyprès) disparaît et que le seul objet réel demeurant est nous-même, lecteur, qui embrassons les qualités de la flamme : la métaphore, en amalgamant le lecteur et ces qualités, produit un nouvel objet. Nous sommes, selon Harman, des acteurs jouant un cyprès jouant une flamme ; c’est ce que l’auteur appelle la théâtralité de la métaphore. Je ne suis pas sûr d’avoir complètement saisi cette idée mais, comme Harman confie qu’il a mis vingt-huit ans à comprendre cette dimension de l’essai d’Ortega, je garde espoir.

Tristan Garcia

Graham Harman compte le philosophe français Tristan Garcia (né en 1981) au rang des principaux « compagnons de route » de son « école » et recommande la lecture de Forme et objet. Un traité des choses (PUF, 2011), un « livre merveilleux » selon lui. Comme Harman, Garcia adopte la plus accueillante des ontologies : « aucune chose ne peut être absolument réduite à néant, parce qu’elle est morte, passée, fausse, imaginaire, inexistante ou contradictoire, par exemple ». Il s’agit là aussi d’une « ontologie plate », décrivant un monde « où n’importe quelle chose, stricto sensu, en vaut une autre ». Ce qui ne veut pas dire que toutes les choses soient « identiquement déterminées » ; certes, « un homme n’est pas comme une pierre, mais leur différence est-elle si grande qu’ils n’ont absolument rien à voir, en tant que choses ? ».

Garcia s’oppose lui aussi à certains réductionnismes. Selon lui, être, c’est être compris (au sens physique comme intellectuel), et il distingue, à peu près comme Harman, ce qui est une chose (ce qui entre dans cette chose) et ce qu’est une chose (ce dans quoi elle entre). L’être est la différence (« le lien, le rapport », dit Garcia un peu plus loin) entre les deux : « Ce qui est une chose ne peut pas déterminer ce que cette chose est : ce qui compose une chose ne permet jamais de déterminer nécessairement ce que cette chose est. » Si les deux se confondaient, la chose serait compacte (elle ne pourrait plus sortir d’elle-même) et il n’y aurait dès lors plus de chose au sens où l’entend Tristan Garcia.

Contrairement à Harman, Garcia distingue les choses et les objets. Ces derniers sont des choses particulières en tant qu’elles s’inscrivent dans des systèmes spécifiques de relations. Le Livre I de l’ouvrage s’intitule « Formellement » et le Livre II « Objectivement ». Cette seconde grande partie, plus « concrète » si l’on veut, est pleine de vues originales sur ce qui constitue notre univers : le temps, les arts, la culture, les valeurs, etc. Voici, par exemple, ce que Tristan Garcia écrit sur le temps : « On a donc tort de classer le temps suivant l’ordre : passé, présent, avenir, en se représentant une flèche du temps. En réalité, il faudrait dire : présent, passé, avenir, par ordre d’intensité de la présence. Ce qu’il y a de plus présent est le présent, qui n’est pas toute la présence, mais la présence la plus forte ; l’amoindrissement de cette présence, c’est le passé, qui est de plus en plus absent ; et ce qui maximise l’absence, c’est l’avenir ». Ou bien sur le vrai : « La vérité est une intensité parce qu’elle n’est jamais assez forte pour réduire ce qui la contrarie à néant. Le fait qu’il soit vrai que j’aie volé de l’argent dans le porte-monnaie diminue l’intensité d’être du fait contraire, mais il ne le réduit pas à rien. Le fait que je n’aie pas volé d’argent dans le porte-monnaie est toujours quelque chose ; simplement, sa fausseté l’affaiblit. » Ou encore sur la sagesse : « Toute sagesse, occidentale ou orientale, est l’illusion selon laquelle il serait possible d’accorder ce que je suis à ce que je sais. Par quelque tour de passe-passe, une sagesse tente de donner un sens unique absolu à ce que je comprends du monde en moi et à ce que je suis moi-même en ce monde. »

Et quantité d’autres choses.

Notes

1Graham Harman, Object-Oriented Ontology : A New Theory of Everything, Penguin Books, 2018.

2 – À condition qu’on veuille bien ajouter une acception à un mot qui jusque-là signifiait seulement : « doctrine considérant les idées et les concepts comme des choses ».

3 – Dans le même ordre d’idée, Bruno Latour écrit : « La politique a toujours été orientée vers des objets, des enjeux, des situations, des matières, des corps, des paysages, des lieux. Ce qu’on appelle les valeurs à défendre, ce sont toujours des réponses aux défis d’un territoire que l’on doit pouvoir décrire. Telle est en effet la découverte décisive de l’écologie politique : c’est une politique-orientée-objet. Changez les territoires, vous changerez aussi les attitudes. » (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017, p. 70)

4 – Il s’agit de la préface (« Essai d’esthétique en guise de préface ») au recueil El pasajero du poète espagnol José Moreno Villa.

5 – Précisons qu’il existe selon Harman deux sortes d’objets : les objets réels et les objets sensibles (sensual objects) et deux sortes de qualités : les qualités réelles et les qualités sensibles. Est réel ce qui existe par soi-même ; est sensible ce qui n’existe qu’en relation avec un objet réel, humain ou autre.

Des miracles. Réflexion à partir d’un livre de Y. Nagasawa

Le livre Miracles. A Very Short Introduction1 de Yujin Nagasawa, professeur à l’université de Birmingham et spécialiste de philosophie de la religion, offre une réflexion intéressante sur la question des miracles. Thierry Laisney en propose ici une lecture.

Lois de la nature

Un miracle consiste à rendre possible ce que nous considérons comme impossible ; mais de quel genre d’impossibilité s’agit-il ? L’auteur distingue trois types d’impossibilité. La première est l’impossibilité logique, que Dieu lui-même ne peut lever. « Dieu, dit par exemple saint Thomas, ne peut faire qu’une seule et même chose soit et ne soit pas ; il ne peut faire exister simultanément des réalités contradictoires ». Une autre impossibilité, qui n’en est une qu’en apparence, concerne le cas où un taux de probabilité dérisoire nous interdit de croire qu’un fait puisse se produire. Mais des coïncidences absolument invraisemblables se réalisent qui prouvent bien que leur degré de probabilité était légèrement supérieur à zéro. Nagasawa prend l’exemple – véridique – d’un chauffeur de taxi qui a tué accidentellement, à un an d’intervalle, alors qu’il transportait le même passager, deux frères qui conduisaient le même cyclomoteur et qui avaient tous deux dix-sept ans quand ils ont été mortellement percutés. Qui parlerait d’ailleurs de « miracle » à propos de cette double tragédie ? Il y a enfin l’impossibilité « nomologique », celle qui heurte les lois de la nature. C’est cette dernière impossibilité que les miracles parviennent à surmonter : la transformation de l’eau en vin enfreint les lois de la chimie ; la résurrection de Lazare, celles de la biologie. Finalement, après avoir écarté d’autres caractères qu’il avait d’abord envisagés, en particulier le résultat positif auquel devrait aboutir un miracle (mais le miracle des uns peut être la catastrophe des autres), l’auteur retient cette définition : « Un miracle est la violation des lois de la nature causée par un agent intentionnel ; et il a une signification religieuse. » Conception très proche de celle de David Hume qui, dans son Enquête sur l’entendement humain, définissait un miracle comme « une transgression d’une loi de la nature par une volonté particulière de Dieu ou par l’interposition d’un agent invisible ».

Nagasawa n’interroge pas la notion de lois de la nature, le point de savoir si elles sont nécessaires ou non. Il évoque sans cesse la « violation » de ces lois ; certains ont préféré parler de dérogation ou de modification. Voici, par exemple, comment un apologiste chrétien aborde le problème au milieu du XIXe siècle2 :

« Les miracles sont des modifications des lois de la nature. Pour que ces modifications fussent impossibles, il faudrait que ces lois fussent nécessaires, c’est-à-dire qu’il y eût contradiction pour l’esprit à supposer qu’elles eussent pu être différentes de ce qu’elles sont. Or, les lois de la nature sont constantes, mais elles ne sont pas nécessaires. Il n’implique pas contradiction qu’elles eussent pu être différentes : par exemple, qu’au lieu d’être de cent ans, la vie de l’homme eût été de mille ans, ou que cette vie eût été immortelle, ou qu’après avoir quitté le corps elle eût fait naturellement retour en lui ; que la procréation humaine se fît par la femme seule ; que les corps ne fussent pas impénétrables ou pesants, etc. Tout cela aurait pu être ; et alors ce sont les choses qui sont actuellement : la petite durée de la vie de l’homme, la mort, la génération par les deux sexes, la pesanteur, l’impénétrabilité, etc., qui, venant accidentellement à se produire, eussent été autant de miracles. […] en faisant des miracles Dieu ne dérange pas son œuvre, ne retouche pas à son œuvre, mais seulement lui fait produire un effet préparé et concerté dès l’origine avec son œuvre même, et qui en fait partie : comme un législateur qui, en posant la règle, dispose en même temps l’exception. […] Cette exception est miracle pour nous, parce qu’elle est autre que la règle, et qu’elle ne se produit que dans son cours ; mais comme ce miracle remonte, dans la volonté qui l’opère, à l’établissement de la règle, […] il n’est autre que celle-ci, mais seulement pour un cas particulier et ultérieur ».

Dans le même ordre d’idée, un philosophe jadis prestigieux et aujourd’hui un peu oublié, Émile Boutroux, s’est attaqué dans sa thèse, De la contingence des lois de la nature (1874), à la notion de déterminisme universel que nous font concevoir le mécanisme et ses lois. La nécessité n’est qu’apparente dans la nature. Rendant compte de la pensée de Boutroux, Dominique Parodi3 énonce :

« Les lois de la nature, de quelque façon qu’elles aient été déterminées par l’esprit, qu’elles soient construites ou simplement découvertes, sont encore contingentes en ce sens qu’elles ne sont jamais vérifiées rigoureusement par l’expérience. Elles ne sont donc ni tout à fait fausses ni parfaitement vraies, elles sont vraies à peu près. »

Même si Boutroux ne le dit pas expressément, c’est peut-être dans cet à peu près que peuvent se glisser les miracles.

Typologie

Les miracles sont légion, et ce dans toutes les traditions religieuses. Selon Nagasawa, il y a trois catégories de miracles : les miracles matériels, les miracles biologiques et les miracles mentaux. Au rang des premiers : la production de substances (flammes et flots d’eau jaillissant du Bouddha) ; la transformation de substances (Dieu change l’eau en sang, Jésus l’eau en vin) ; la multiplication de substances (pains, poissons). Ou encore la maîtrise du temps (qu’il fait). Jésus fait se calmer les vagues et le vent sur la mer de Galilée, Mahomet fait redoubler la pluie ou la fait cesser. Il arrive qu’on marche sur l’eau (Padmapadacharya, Bouddha, Jésus). Au XVIIe siècle, Marie de Jesús d’Ágreda apparut simultanément en deux endroits différents (bilocation) et saint Joseph de Cupertino se hissa dans les airs (lévitation). Mahomet effectue en une nuit un voyage qui demande normalement un mois (situation proche de la téléportation). Ce ne sont là que quelques exemples.

Les miracles biologiques permettent, en particulier, de se rendre maître des plantes et des animaux. C’est ainsi qu’au XIIIe siècle le yogi Dnyaneshwar fait réciter à un buffle une chanson védique, montrant par là que toute vie est une manifestation du Brahman. Dans d’autres cas, il s’agit de naissances extraordinaires : naissance de Jésus, Immaculée Conception. Sarah avait quatre-vingt-dix ans environ lorsqu’elle mit au monde Isaac. Quant au Bouddha, il est à peine né que déjà il marche et parle. La guérison, d’autre part, est une forme très répandue de miracle. On prête à Mère Teresa, canonisée en 2016 par le pape François, deux guérisons miraculeuses posthumes. Le Comité médical international de Lourdes vient d’authentifier une soixante-dixième guérison miraculeuse, c’est-à-dire « inexpliquée dans l’état actuel des connaissances scientifiques ». La forme suprême de la guérison est la résurrection, dont ont bénéficié Lazare et Jésus lui-même. Et la déesse Shiva permit à Markandeya, un vieux sage hindou, d’avoir seize ans pour l’éternité.

On rencontre enfin ce que Nagasawa appelle des « miracles mentaux » : perception surnaturelle, maîtrise d’êtres immatériels (anges, esprits…), communication spirituelle. Cette perception qui transcende l’espace et le temps et révèle une « capacité épistémique gigantesque » (p. 40), c’est ce que le bouddhisme et l’hindouisme appellent le « troisième œil ». On lit dans le passé, dans le futur, et jusque dans l’esprit des autres. L’auteur évoque encore les exorcismes, les apparitions, les trois secrets que la Vierge Marie a livrés en 1917 aux enfants de Fátima après qu’un ange se fut manifesté à eux, la « télépathie »…

Psychologie et rationalité

Certains sondages laissent penser que la croyance aux miracles est largement partagée. Nagasawa se demande quels « biais cognitifs » nous y prédisposent. Il souligne l’intérêt de la théorie de la « contre-intuitivité minimale », due à l’anthropologue Pascal Boyer : pour qu’une histoire miraculeuse se transmette efficacement, il faut que les éléments merveilleux qu’elle recèle ne soient pas trop nombreux ou trop spectaculaires ; il faut qu’ils soient suffisamment contre-intuitifs pour attirer l’attention mais ne versent pas dans la surenchère. L’auteur prend l’exemple de cette poupée traditionnelle japonaise dont les cheveux avaient poussé après la mort de la petite fille qui la chérissait tant et lui avait peut-être ainsi communiqué son âme.

Ce qui, par ailleurs, peut expliquer les croyances « miraculeuses », c’est que les êtres humains ont tendance à détecter des agents et des intentions dans la nature. Qu’ils soient artificialistes (Jean Piaget) ou théistes intuitifs (Deborah Kelemen), les enfants assignent aux êtres et aux objets qui les entourent un but déterminé. Ils ont tendance à identifier des entités surnaturelles, et attribuent facilement à leurs parents des propriétés comme la toute-puissance, l’omniscience, etc. Les humains sont donc « équipés » pour croire aux miracles, ce qui, précise l’auteur, ne signifie pas que ceux-ci soient tous faux, mais exige qu’on les examine avec une vigilance particulière ; si l’on prouve que les hommes ont tendance, quand ils ont soif, à voir des canettes de bière dans leurs réfrigérateurs, cela ne voudra pas dire qu’il ne peut jamais s’y trouver de tels objets !

Un chapitre du livre est consacré à la position de Hume au sujet des miracles. Hume développe plusieurs arguments en faveur de l’idée qu’aucun miracle n’a jamais été étayé par une évidence suffisante. Nagasawa ne les juge pas probants : celui relatif au nombre et à la qualité des témoins est trop vague ; l’argument selon lequel ceux qui croient aux miracles vivraient dans des « nations ignorantes et barbares » est circulaire (une nation ignorante et barbare ne se définirait-elle pas par le fait que sa population croit aux miracles ?) ; l’argument tenant aux affirmations inconciliables des diverses religions est hors sujet (car les religions ne sont pas en désaccord sur la possibilité même des miracles), etc. Hume est sur un terrain plus solide quand il soutient que, en principe, aucune évidence n’est assez forte pour contredire une loi de la nature et que, par conséquent, il est toujours plus déraisonnable d’accepter l’hypothèse d’un miracle que de la rejeter. Cette façon de voir n’exclut pas totalement qu’un miracle se produise, note Nagasawa, mais elle montre l’énorme difficulté qu’il y a à rationaliser une croyance « miraculeuse ».

L’altruisme extrême

Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur semble avoir renoncé à justifier les miracles au sens strict – c’est-à-dire en tant qu’ils comprennent un élément surnaturel. Il se demande alors s’il existe des actes qui se rapprocheraient des miracles et en lesquels nous pourrions croire. Il évoque le geste de Maximilien Kolbe (canonisé par Jean-Paul II en 1982) qui, en 1941, à Auschwitz, s’est offert de mourir à la place d’un père de famille. Selon le romancier japonais Shûsaku Endô, l’acte de Kolbe constitue un miracle : « un geste d’amour que les gens ordinaires ne peuvent pas accomplir ». Autre geste, celui d’Arland D. Williams Jr. qui, lors du crash d’un avion à Washington en 1982, saisit la bouée de sauvetage lancée par l’hélicoptère de secours mais la tend successivement aux autres survivants au lieu de s’en servir pour lui-même, et se noie finalement dans le Potomac. Si son livre avait paru quelques mois plus tard, Nagasawa aurait certainement parlé aussi du geste du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame qui, le 23 mars dernier, a obtenu, dans des circonstances où ses chances de survie étaient infimes, de prendre la place d’une femme qu’un meurtrier fanatique tenait en otage dans un supermarché.

Ces gestes, l’auteur les désigne comme des actes extrêmement altruistes. Ceux qui les réalisent sacrifient leur vie pour sauver celle d’un étranger. Ces actes ne violent pas les lois de la nature, à moins de considérer – ce que ne fait pas Nagasawa – que l’instinct de conservation est l’une de ces lois. Selon lui, ces actes défient plutôt de « puissants traits comportementaux induits par ces lois » (p. 88) et acquis au fil de l’évolution ; la nature est gouvernée par la sélection naturelle, qui implique la compétition pour survivre. Paradoxalement, les actes extrêmement altruistes peuvent être regardés comme miraculeux parce qu’ils ne transgressent pas les lois de la nature. Si Kolbe, Williams ou Beltrame avaient disposé de pouvoirs surnaturels, ils auraient pu agir tout autrement et sauver la peau de tout le monde, la leur y compris. La grandeur de ce qu’ils ont fait vient de ce qu’ils n’avaient pas de tels pouvoirs.

L’auteur se demande si l’altruisme peut être vu lui aussi comme un produit de l’évolution. Il relève que les biologistes de l’évolution ont invoqué trois théories pouvant aller dans ce sens : la théorie de la sélection de groupe, selon laquelle la sélection naturelle s’exerce au niveau d’un groupe et non des individus ; la théorie de la sélection fondée sur la parenté, mais elle ne s’applique pas aux cas qui nous intéressent ici ; la théorie de la réciprocité, basée sur les services mutuels que peuvent se rendre des individus appartenant ou non à la même espèce. Il semble qu’aucune de ces théories, conclut Nagasawa, ne puisse expliquer l’altruisme extrême. Ces actes, qu’aucune morale ne peut commander, ne traduisent aucune faculté surnaturelle ; c’est leur existence même qui a quelque chose de mystérieux, de surnaturel. Ces « miracles », dont cette fois personne ne peut douter, suscitent en nous, humains ordinaires, un mélange d’admiration et d’incompréhension.

Notes

1Yujin Nagasawa, Miracles. A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2017.

2 – Auguste Nicolas, Études philosophiques sur le christianisme, Paris, Auguste Vaton, 1850, t. 4, p. 287-289.

3 – Dominique Parodi, La philosophie contemporaine en France, Paris, Alcan, 1919, p. 194.

Programmes scolaires et enseignement du « fait religieux »

La religion de l’appartenance

Le vocabulaire officiel de l’Éducation nationale associe volontiers « laïcité » et « enseignement du fait religieux », comme si, accréditée par le « Rapport Debray » de 20021 cette association allait de soi. Or, même lorsqu’elle se borne à désigner une intersection entre deux éléments, une telle relation est porteuse de confusions et génératrice d’obstacles pour un enseignement laïque – elle peut même installer une sorte de religion de l’appartenance.
En annexe, on trouvera la reprise, légèrement remaniée, d’un article sur le même sujet publié par la revue Humanisme.

Trois écueils véhiculés par la notion d’« enseignement du fait religieux »

C’est au sein des programmes que la laïcité est omniprésente, non comme objet distinct d’enseignement mais comme dispositif et comme manière d’enseigner. Les programmes ne peuvent être constitués que par des objets ayant en eux-mêmes une légitimité épistémologique2 : leur dispositif n’a pas à se régler sur une appréciation extérieure valorisant telles ou telles « compétences », tels ou tels « comportements », il a à s’interroger, dans l’état donné du savoir, sur la progressivité et la capacité libératrice (ce qui en réalité revient au même) des objets à travailler. L’école est laïque parce que, avant tout, elle vise la liberté par l’intelligibilité des savoirs et qu’elle se soucie de l’élémentarité. Or la notion d’« enseignement du fait religieux » ne satisfait pas de manière claire à ce principe dans la mesure où elle véhicule trois écueils.

Premier écueil : le relativisme « interconvictionnel »

La notion de « fait religieux » invite à considérer les religions comme des phénomènes de nature comparable, qu’on pourrait parcourir en les mettant tous sur le même plan. L’écueil qui l’accompagne est alors le relativisme qui se débarrasse de la mise en contexte, qui confond catalogue et intelligibilité et qui, au prétexte de laïcité, ne fait qu’introduire une tolérance où tout se vaut. Il suffirait d’énumérer différentes religions avec quelques traits caractéristiques ou spécifiques pour avoir travaillé en faveur de la laïcité et avoir placé les élèves dans un monde « tolérant »… Une de mes amies a eu la surprise de découvrir, dans l’école de son fils il y a un ou deux ans, un « arbre de la laïcité » décoré par différents symboles religieux censés représenter l’éventail « social et culturel » du « public » scolaire qui la fréquentait. Voilà comment on confond la laïcité avec une vache multicolore « interconvictionnelle » à laquelle il manque toujours au moins une couleur, et qui même si elle contenait toutes celles qui sont visibles, exclurait forcément d’autres possibilités, et, en invitant au constat énumératif, éviterait la pensée.

Deuxième écueil : la normalisation du religieux

Outre qu’on peut s’interroger sur ce qu’est au juste un « fait religieux »3, cette notion peut elle-même valoir comme un programme invitant à se situer au sein d’un ensemble qu’elle présente d’emblée comme quelque chose de constant, d’absolu, d’inévitable. Comment peut-on échapper à un « fait » ? Des données sociales, en elles-mêmes partielles et critiques, risquent d’être appréhendées sous le régime de l’appartenance, de la coalition. Y insister, c’est alors convier les élèves à s’y inscrire, à se réclamer d’une religion en vigueur : forme d’assignation implicite contraire à la laïcité, mais aussi forme d’exclusion qui frappe les élèves – fort nombreux – issus d’un milieu non-croyant. On installerait alors une normalisation des religions aux antipodes d’une laïcité qui n’a ni à les sacraliser ni à les ignorer comme objets de connaissance et de pensée. Il se peut même que, au prétexte d’enseigner le « fait religieux », on se permette de décider d’une orthodoxie ou qu’on se livre tout simplement à une apologie : c’est ce que dénonçait récemment, dans des termes vigoureux, la présidente du Conseil supérieur des programmes lors d’une audition parlementaire4.

Troisième écueil : l’évitement des humanités

D’un côté la notion de « fait » en fait trop, d’un autre elle n’en fait pas assez. Exposée à restreindre le phénomène religieux à ses propriétés sociales et cultuelles, ne considérant souvent que les cultes en vigueur, elle risque de négliger, avec leur contextualisation historique et philosophique, avec leurs dimensions réflexives et mythologiques, leur place au sein des humanités5.

Plus que de « fait religieux » il conviendrait de parler de « phénomènes religieux ». Avant tout il importe d’aborder ces thématiques non pas de manière isolable, mais à travers les programmes des disciplines qui les sollicitent pertinemment pour éclairer, instruire, illustrer telle ou telle étape, tel ou tel objet de leur propre parcours – langue et étude littéraire, contes et légendes, histoire, philosophie, sciences humaines, arts plastiques, musique. Et probablement, afin d’inclure cette étude dans les humanités et de favoriser l’installation d’un espace critique où la pensée n’a affaire qu’à elle-même, est-il nécessaire d’insister d’abord sur les religions auxquelles on ne croit plus. Faire appel au « vécu » des élèves semble ici encore plus qu’ailleurs une erreur dont il convient de se garder.

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Annexe : Les humanités et l’enseignement du ‘fait religieux’ : installer la religion de l’appartenance6

Les humanités au sens classique du terme désignent non seulement un ensemble de disciplines, mais surtout une position face au savoir : en s’appropriant les œuvres et l’histoire, la pensée ne s’approprie pas seulement des objets, mais elle se saisit elle-même comme condition de production de ces objets. C’est la définition même de la position critique, où la pensée est aux prises avec elle-même et où le sujet pensant se rend compte que rien ni personne ne peut lui délivrer de l’extérieur une vérité « clés en mains » à laquelle il pourrait se référer.

La constitution de cette position n’est pas nécessairement liée (comme on le croit souvent pour les récuser au prétexte d’archaïsme) à l’enseignement des langues anciennes et de la littérature, mais historiquement c’est à travers ces enseignements qu’elle s’est développée et perpétuée – nul doute cependant que les disciplines scientifiques en soient porteuses parce qu’elles reposent essentiellement sur le doute et sur l’expérience de l’erreur. Fondées sur le principe de la singularité des œuvres, de celle des auteurs, et sur la nécessité de l’écart critique à construire par chacun pour se les approprier et en jouir, les humanités installent chaque esprit dans la distance avec lui-même et avec ses propres certitudes. En ce sens, elles ont une sorte de pouvoir dissolvant car elles supposent avant tout une forme d’étrangeté des objets du savoir – on ne pense jamais mieux que lorsqu’on s’éloigne de ce qui vous est familier. En faisant du passage par une langue que personne ne parle (la langue littéraire, celle des poètes) un passage obligé, elles font de l’exotisme un principe d’enseignement. La disposition au lointain, au fictif et à l’abstrait leur est consubstantielle, non pas sous forme d’évasion mais bien sous forme opératoire, ici et maintenant, mettant chaque esprit en demeure de rompre avec lui-même et de se constituer sur le deuil de ses certitudes familières – on voit bien alors que les sciences, par leur nature même et pourvu qu’elles soient abordées dans leur aspect libéral (et non réduites à leur utilité ou à leur mécanique) y ont leur place de plein droit.

Dans cette perspective, les religions ne peuvent pas apparaître uniquement comme des « faits de société », comme des données sociales appréhendées sous le régime de l’appartenance, de la coalition, et qu’on devrait considérer comme des objets intangibles. Faire choix de privilégier les auteurs plutôt que les ethnies, les œuvres plutôt que les mentalités, les singularités plutôt que les faits sociaux ou la dimension identitaire et collective, et, s’agissant des religions, choisir de commencer par celles auxquelles on ne croit plus, montrer que les religions sont des objets de pensée en tant qu’elles sont d’abord des mythologies, c’est s’inscrire dans une conception individualiste et critique du savoir qui prend ses distances avec les démarches d’identification à une collectivité. Dans un tel dispositif, tout élève est convié à une excursion qui nécessairement fait vaciller son « identité collective » au profit de son identité de sujet, et conséquemment l’appartenance à laquelle il n’est plus prié de s’en tenir : il faut donner de l’air.

Or c’est précisément ce mouvement d’écart, de mise en perspective, qui est remis en cause par l’introduction d’un enseignement du « fait religieux » fondé cette fois, non sur le moment littéraire et critique (comme il l’est dans le cadre des humanités, à travers des œuvres et des textes), mais sur une présentation – qui se veut neutre et qui l’est en effet – de l’universalité des appartenances religieuses comme des données sociales incontournables. L’idée principale en est simple : le phénomène religieux, universellement répandu, peut et doit être abordé par l’enseignement laïque en tant que « fait social » qui habite toute collectivité. Voilà qui vient soutenir sans qu’on y prenne garde cette forme fondamentale de religion qu’est la croyance en la sacralité du lien social. Dans cette affaire, il ne s’agit pas tant de compléter les humanités que d’y suppléer.

À présenter ainsi le fait religieux comme fait social total affectant les mentalités collectives, à accorder la primauté à l’existence de communautés, on invite et on accoutume chacun à s’y inscrire. Au lieu de promouvoir chacun comme substance et comme sujet, l’opération recèle une réprobation implicite de ce qui pourrait s’extraire de la substance commune. Abandonner le regard critique d’un enseignement humaniste pour lui substituer l’étude de « faits » présentés comme « incontournables », c’est mutiler les religions elles-mêmes de la dimension humaniste que recèle leur mythologie, et c’est procéder à une prescription implicite qui invite les élèves à se reconnaître dans la position religieuse. La naïveté bon enfant qui consiste à aligner devant les élèves « toutes les religions » et à parler de religion comme d’un phénomène normal imprégnant l’humanité a pour corrélat la violence à l’égard de ceux qui n’ont aucune religion.

Cet exemple est symptomatique d’un mouvement plus général. Une politique inquiète devant tout ce qui pourrait trouer le lien social, qui a renoncé à le dissocier du lien politique ou qui ne soupçonne même pas la possibilité d’une telle dissociation, s’empresse de le présenter comme la forme fondamentale de tout rassemblement humain, au prétexte qu’il en serait une forme originaire. À cet effet, rien de tel que l’imposition d’une religion dominante dont nous voyons les progrès tous les jours. Ce n’est pas qu’il faille avoir une religion plutôt qu’une autre, ce n’est pas non plus qu’il faille avoir une religion plutôt qu’aucune. Non : la présence de l’effet religieux piège désormais toute pensée, tout geste qui se prétend politique. Pensez ce que vous voulez, faites ce que vous voulez, pourvu que cela fasse lien (version dure équivalente à ce qu’était autrefois l’imposition d’une religion d’État) ou du moins pourvu que cela ne soit pas moralement contraire au lien (version douce qui correspond à la tolérance) : croyez à quelque chose qui vous rassemble, ou plutôt croyez que le rassemblement ne s’effectue que par la croyance – tel est le dogme de la nouvelle religion, celle qui veut qu’on s’incline devant la forme religieuse, la main sur le cœur.

Dans cette configuration, bien qu’il soit possible de ne croire à aucune religion en tant qu’elle a un contenu, il est exclu qu’on échappe à la forme du religieux, exclu qu’on s’avise d’être incroyant sur la question du lien. Alors le Promeneur solitaire devient suspect, il est traité par la religiosité moderne comme l’est le mécréant par les religions. Aucun effort d’imagination n’est nécessaire pour comprendre que, transposée au domaine scolaire, la sacralisation du lien et du « vivre-ensemble » comme valeurs suprêmes a pour effet le harcèlement de toute singularité – surtout si elle tient à l’esprit -, de tout ce que le troupeau juge excentré : nous lisons tous les jours les exemples navrants de ces violences dans nos journaux quotidiens.

Profondément indifférente à leur valeur qu’elle se garde bien de juger, la religion civile dominante égalise les contenus des religions et ne rechigne pas à les relativiser les uns par rapport aux autres (c’est l’esprit même de l’enseignement du « fait religieux »), mais c’est pour mieux rester intraitable sur la forme.

Voilà le point où le principe de laïcité est contredit. L’effet religieux est désormais présenté, au prétexte que les religions sont partout répandues, comme le modèle en dehors duquel toute association apparaîtra bientôt comme impossible ou vaine : il deviendra bientôt impensable qu’une cité puisse avoir pour fondement autre chose que la sacralisation d’un lien, autre chose que des « valeurs communes » et une croyance au « vivre-ensemble ». Il deviendra impensable qu’on puisse s’associer pour se soustraire à toute appartenance.

La figure classique du théologico-politique, subreption du politique par la religion, est surclassée, dépassée par sa projection formaliste et totale : la subreption du politique par le religieux.

Notes

1– Régis Debray, « L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque », février 2002. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/024000544.pdf. J’ai publié une critique de la notion de « fait religieux » telle que l’utilise ce rapport dans Qu’est-ce que la laïcité ? (Vrin, 2007) et dans Penser la laïcité (Minverve, 2014) ; l’annexe qui fait suite au présent texte en reprend les principaux éléments.

2 – Il s’agit en l’occurrence des concepts de discipline et de champ scientifique : on peut montrer que ceci vaut pour l’éducation physique, pour les disciplines artistiques.

3 – Comme le faisait Guy Georges dans une note inédite qu’il m’a aimablement communiquée : « L’histoire de l’humanité est ponctuée d’une multitude de « faits » inspirés par une adhésion religieuse, qui ne grandissent pas toujours leurs auteurs mais sont certainement utiles à la compréhension du monde… Des faits de surcroît difficiles à « manier » tant la manière de les exprimer sous-entend un choix idéologique bien éloigné des certitudes. » 

4 – Audition de Mme Souâd Ayada du 24 janvier 2018 à l’Assemblée nationale voir par ex. l’article de La Croix https://www.la-croix.com/Religion/presidente-Conseil-superieur-programmes-denonce-limites-lenseignement-lislam-2018-01-25-1200908831

5– Pour une analyse de la relation et de la distinction entre croyances et mythes, voir l’article de Jean-Michel Muglioni « Croyances religieuses et mythes » sur le site de l’APPEP http://www.appep.net/mat/2015/09/EMC_MythesCroyancesReligieuses.pdf

6– Version légèrement remaniée d’un article publié dans Humanisme n° 316 (août 2017) dans le cadre d’un dossier consacré à l’enseignement des questions religieuses coordonné et présenté par Jacques Garat. Voir le sommaire du dossier : http://conform-edit.com/revues-maconniques/humanisme2013-07-25-20-13-05_/humanisme-n-disponibles/humanisme315-1058-detail.

Voir le dossier « Enseignement du fait religieux ».

Croyances religieuses et mythes

L’enseignement du « fait religieux » dans une perspective critique

En précisant et en illustrant les rapports entre croyances religieuses et mythes, Jean-Michel Muglioni apporte un éclairage capital à la question de « l’enseignement du fait religieux » et appelle à rattacher ce dernier, dans une perspective authentiquement critique, à l’usage rationnel des mythes. Dès qu’il est considéré, apprécié et étudié comme mythe, c’est-à-dire dissocié de la croyance en sa vérité factuelle, le mythe garde un sens et véhicule une forme de vérité méditative en la fixant poétiquement. On peut donc réfléchir sur le contenu des croyances pour en faire valoir le sens sans se poser la question de savoir si on y croit ou non. Et pour s’accoutumer à aborder les religions sous cet angle critique et réflexif, le mieux est de commencer par celles auxquelles on ne croit plus.

Ce texte a été publié en ligne par l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public), repris ici avec les remerciements de Mezetulle1. Les sous-titres sont de la rédaction de Mezetulle.

Il y a des religions. Elles se caractérisent par des croyances, des rites, des institutions et des communautés de toutes sortes. Leur histoire est complexe, comme l’histoire en général, et comme elle pleine de sang et de fureur. Les croyances sont fort diverses, et aussi diverses les manières de croire.  Je vais considérer la question de la nature de ces croyances, et sous un seul aspect : quel rapport y a-t-il entre mythe et religion?

Le mythe en tant que croyance religieuse et la naissance de la critique

Ce que nous appelons mythe et considérons comme une fable, mais non comme le récit d’événements historiques, a été autrefois objet de croyances ou l’est encore pour ceux qu’on appelle alors des «croyants» : que signifie cette différence dans la représentation que les hommes ont de ces récits et qu’en résulte-t-il sur la nature des religions ou de ce qu’on appelle aujourd’hui le «fait religieux»?

Dans l’Athènes antique – qui a inventé la démocratie, même si la démocratie athénienne est différente de la nôtre – le paganisme était la religion de tous, religion polythéiste avec ses dieux et ses demi-dieux, ses héros légendaires, ses nymphes, ses satyres. Voilà un fait religieux, le fait religieux païen. Il nous est devenu complètement étranger : qui croit encore en Zeus ou Jupiter tonnant ? Nous tenons tous les récits mythologiques pour des histoires qu’on raconte, comme on dit, mais non pour des récits d’événements qui auraient eu lieu quelque part en des temps anciens. N’en concluons pas que nous sommes délivrés de ces superstitions d’un autre âge: les hommes de ce temps-là n’étaient ni moins hommes, ni moins capables de réfléchir que nous. Demandons-nous au contraire quelles sont nos superstitions! Et pour apprendre à réfléchir sur nos propres croyances, considérons celles des païens.

Or dès le Ve siècle av. J.-C., avec Hérodote, est née en Grèce la critique historique : l’historien – et c’est par là qu’il devient historien – se demande si ce que racontent les mythes fondateurs de la cité a réellement eu lieu, ou s’il s’agit seulement de fables. Cette interrogation peut paraître sacrilège aux yeux des tenants de la tradition. Elle amène à séparer raison et mythe, vérité et croyance : il est devenu possible de ne plus tenir pour vrai ce que le mythe raconte.

Mais en même temps apparaît un usage rationnel du mythe, comme d’une œuvre d’imagination suggestive qui ne suppose pas la croyance. C’est au demeurant ce que tout le monde voit dans les Fables de La Fontaine qui ne demandent pas qu’on croie que les animaux parlent. Les mythes alors ne sont plus considérés que comme des mythes – du moins pour ceux des hommes qui ont cessé d’y croire. Pour eux, la question ne se pose même pas de savoir si on croit ou non ; ils cherchent au moyen des mythes à accéder à une vérité d’ordre moral. Ainsi, poètes et dramaturges font en Grèce et à Rome un usage assez libre de la mythologie, révisant les histoires pour qu’elles s’accordent avec ce qu’ils ont à dire. Il y a en effet diverses versions des mêmes histoires. Le théâtre les a reprises jusqu’à nos jours, par exemple dans l’Amphitryon de Molière ou de Giraudoux.

L’usage philosophique des mythes ; l’exemple de la réminiscence

On comprend donc que les philosophes eux-mêmes aient pu reprendre ces mythes, comme Platon dans ses Dialogues, qui lui-même en invente parfois. Ainsi on ne retrouve nulle part avant Platon le mythe des cigales du Phèdre. Le plus célèbre des mythes platoniciens est peut-être le récit de la réminiscence, selon lequel nous ne découvrons pas la vérité mais la retrouvons en nous-mêmes, parce que notre âme l’a contemplée dans une vie antérieure. Certains professeurs de philosophie dont l’érudition est hors de doute enseignent à leurs étudiants que Platon croyait en la réminiscence parce qu’il vivait à une période archaïque où l’on croyait de telles histoires véridiques. Bel exemple pour montrer que les hommes ne sont pas aisément d’accord dès qu’il est question des croyances humaines! Je comprends en effet tout autrement l’usage platonicien du mythe. Et je dirai avec Leibniz que la réminiscence, «toute fabuleuse qu’elle est, n’a rien d’incompatible, du moins en partie, avec la vérité toute nue »2.

D’abord Platon présente ses histoires comme des mythes. Socrate, auquel il les fait raconter, dit par exemple qu’elles sont colportées par des prêtres et des prêtresses3. C’est nous faire remarquer qu’il ne les met pas sur le même plan que la dialectique proprement dite, c’est-à-dire l’argumentation rationnelle. La réminiscence n’est donc pas ce qu’on appelle parfois malencontreusement une «théorie», mais un mythe. Ensuite, une fois son histoire racontée, que Socrate demande-t-il à Ménon de croire? La fable conclut ainsi :

«…ce qu’on nomme chercher et savoir n’est absolument que se ressouvenir. Il ne faut donc pas se fier au propos fertile en disputes que tu as avancé: [à l’argument qui prétendait prouver qu’apprendre est impossible], car il nous rendrait paresseux ; il n’y a que des hommes mous qui le trouvent agréable à entendre. [81e] Mon propos, au contraire, en fait des travailleurs, des chercheurs. Ainsi parce que je le crois vrai, je veux avec toi chercher ce que c’est que la vertu» [que Ménon désespère de pouvoir définir après un long dialogue avec Socrate].

On le voit, la raison pour laquelle Socrate tient le mythe pour vrai est qu’il donne le courage de chercher la vérité, tandis que l’argument de Ménon rend paresseux : ce n’est pas une preuve d’ordre logique ou théorique. Le mythe a donc une signification morale et incantatoire.

Et en effet il garde un sens même si on n’y croit pas le moins du monde. Quel sens? Qu’il n’y a pas lieu de désespérer de la vérité et que nous avons à nous efforcer de la chercher. Et, plus profondément, Platon nous demande de nous interroger sur ce qui fait que nous sommes capables de comprendre, lorsque nous comprenons une vérité de géométrie par exemple. Comment est-il possible que la démonstration qui nous est proposée nous paraisse aller de soi, alors que nous n’en avions jusque-là pas la moindre idée, «comme Platon l’a montré dans un dialogue où il introduit Socrate menant un enfant à des vérités abstruses par les seules interrogations sans rien lui apprendre »4? Tout se passe comme si nous retrouvions la vérité et non pas comme si nous tombions sur elle comme sur quelque chose d’entièrement nouveau. La fable de la réminiscence décrit la manière dont la vérité s’impose comme un ressouvenir, et Descartes retrouvera cette analogie pour rendre compte de l’évidence5.

Mais Platon nous conduit plus loin encore, comme Leibniz l’a bien compris. La fable prise à la lettre n’est en effet éclairante qu’en apparence : elle paraît «expliquer» que nous comprenions la vérité, quand nous nous trouvons devant elle, par ceci que nous l’avons apprise dans une vie antérieure : mais comment notre âme a-t-elle bien pu l’apprendre alors, la première fois qu’elle l’a rencontrée? Si,comme le demande Leibniz, nous faisons abstraction de ce que ce récit a de «fabuleux», c’est-à-dire de temporel (un mythe est un récit qui suppose une temporalité), alors nous pouvons cesser de nous interroger sur le problème absurde de la première fois et comprendre ce que signifie le mythe de la réminiscence : il y a entre l’esprit et la vérité une connaturalité, une parenté foncière. Se savoir esprit, c’est se savoir capable de comprendre. (Je passe sur ce qui en résulte, à savoir une connaturalité des vérités entre elles qui fait qu’en tenir une nous permet de trouver le fil d’Ariane qui nous conduira aux autres, etc.).

Faire valoir le sens du mythe sans se poser la question de savoir si on y croit

Ainsi une croyance qui a sans doute été, et qui demeure parfois une croyance religieuse et même mystique, la croyance en la possibilité pour l’âme de se ressouvenir d’une vie antérieure, est reprise par un philosophe dans un contexte où croire en la vérité d’un tel récit n’est plus la question. De la même façon, il nous est aujourd’hui possible de reprendre le contenu d’autres croyances, que nous tiendrons alors pour des mythes, et d’en tirer des trésors de pensée. Alors nous lirons ces mythes comme des fables, sans aucune sorte de préoccupation confessionnelle.

Et c’est ainsi qu’un philosophe comme Alain a repris le contenu des croyances chrétiennes pour en faire valoir le sens, sans jamais poser la question de savoir si on y croit ou non, dans un livre, Les dieux, qui va des dieux de l’Antiquité au Dieu du christianisme. Et quoique le christianisme soit considéré par Alain comme la plus vraie des religions, un vrai chrétien peut trouver le coup rude, puisque si le christianisme n’est pas alors tenu pour une mystification, le récit de l’Évangile est transformé en mythe au même titre que la mythologie païenne: le Nouveau Testament peut-il pour un chrétien passer pour une mythologie parmi d’autres? Qu’un homme, Jésus, ait existé et qu’il ait été le fils de Dieu, Dieu lui-même, qu’une fois mort supplicié il ait ressuscité et soit monté au ciel, le chrétien y croit : il n’y voit pas seulement une fable riche de sens, mais le récit d’événements historiques réels. Pour lui la distinction de l’histoire et du mythe peut même devenir impossible: c’est la raison pour laquelle, par exemple,au début du XIXe siècle, l’archevêque de Paris s’opposait aux travaux de Champollion sur les hiéroglyphes. Ces travaux ne pouvaient en effet manquer d’imposer la révision des dates jusqu’alors fixées à partir de la Bible et tenues par l’Église pour historiques. Ces dates une fois établies par les méthodes critiques, la Bible devient une mythologie au même titre que la mythologie grecque.

De la même façon, le travail critique des historiens permet de suivre les divers états du texte du Coran au cours des siècles : admettre qu’il a subi ainsi des transformations contredit la croyance musulmane fondamentale selon laquelle ce livre a été révélé par Dieu à Mohamed; la critique historique, linguistique, littéraire fait à son tour du Coran une mythologie produite par un homme, comme n’importe quel poème, et susceptible du même coup d’interprétations diverses.

Il y a donc entre la croyance religieuse proprement dite et la prise de conscience du caractère mythologique des textes sur lesquels reposent ces croyances une contradiction inévitable, qui donne lieu à des discussions sans fin, et parfois même à des luttes sanglantes.

L’enjeu critique de l’enseignement du « fait religieux »

Il importe donc que l’enseignement dit du «fait religieux» n’avance pas masqué, et que l’enjeu d’une réflexion sur les croyances religieuses et les textes que les croyants tiennent pour sacrés soit critique, dans le sens que je viens de dire, ou bien ce serait un catéchisme au plus mauvais sens du terme. C’est dire aussi bien que les croyants eux-mêmes, en tant que croyants, et leurs prêtres, ne sauraient limiter ce travail critique, imposer une interprétation des textes et de l’idée même de croyance, et accuser de blasphème quiconque ne se plie pas à leurs exigences. Ou, pour parler plus précisément, la critique doit examiner leur interprétation et leur façon de croire comme n’importe quelle autre pensée, ni plus ni moins.

Un vieil ami de mon grand-père, de la génération de De Gaulle, était professeur de philosophie à Alexandrie dans les années trente. Il m’a raconté sa visite à Jérusalem. Le prêtre catholique qui le guidait lui a montré l’endroit d’où le Christ est monté au ciel après sa résurrection et,se tournant ensuite vers la mosquée d’où Mohamed lui aussi est monté au ciel, il a ajouté: «sur un cheval, vous vous rendez compte, sur un cheval!» Il est vrai que cet ami avait lu Voltaire.

© Jean-Michel Muglioni, APPEP, 2015 ; Mezetulle, 2018

Annexe : extrait d’Alain, Les dieux

Voici la conclusion d’un grand livre d’Alain, dont la difficulté explique sans doute qu’il ne soit pas assez connu. Alain, Les dieux, (1934), livre quatrième «Christophore», chap.10, in Les arts et les dieux, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 1350.

NOËL

Tout recommence; et la justice est aussi faible aujourd’hui qu’hier. Aussi faible, et aussi forte. Le départ d’une pensée est jeune, et solitaire dans le lieu le plus pauvre, et fils du travail, et éclairé par le travail, veillé par l’amour et la patience, veillé par le bœuf et l’âne, ces dieux muets, attendu même des riches, qui apportent leur encens, humble en ce qu’il se sait inutile. L’univers redouble sa parure d’étoiles, qui n’a pas de sens; le froid mord; l’aurore n’est que dans les pensées. Noël! Noël! L’enfant est né! Si les docteurs de la loi le laisseront vivre,c’est toute la question.

Noël a d’autres résonances. Il les a toutes. Tous les mythes y viennent assister. Tout a sa juste place en cette assemblée. Considérez le bœuf et l’âne, les rois mages, les parents prêts à servir. Il faut développer cette riche image, et la penser, mais sans cesser de suivre ses contours irréprochables. Noël est premièrement la fête du printemps, mais la fête humaine du printemps. Les fleurs s’ouvrent au soleil; mais les hommes s’ouvrent comme des fleurs par une scrupuleuse mémoire qui a mesuré les jours et les nuits. Pâques est la fête de nature; le premier janvier est la fête politique, qui brave déjà le froid. Noël est plus attentif, plus hardi encore, plus près de l’astronomie qui place aux environs du 21 décembre l’hésitation du soleil, et la nomme solstice. Ainsi la Noël païenne devance l’esprit des champs et des bois. L’esprit prend sa lanterne et chante dans les Noëls,

Réveillez-vous, belle endormie,
Réveillez-vous, car il est jour.

Il est jour d’esprit, dans la plus longuenuit de la nature. Les sabots, la marche de nuit, le joyeux consentement, tout cela ensemble c’est l’aurore d’esprit. Les Noëls sont le chant d’oiseau de l’homme. Sans attendre la nature, il renouvelle son alliance avec la nature. Le chant de Noël annonce ainsi une autre alliance. Mais revenons à l’image, car elle dit tout.

Noël représente l’ordre humain, et ce qu’il y a de vrai dans l’ordre politique, la famille et son triple pouvoir, d’industrie, d’amour, et de promesse. La famille figure la continuité humaine, objet véritable de la religion politique. Ici la forme humaine prend empire sur les autres dieux. Comme l’aigle n’est plus, dans l’Olympe, que le messager de Jupiter, ici, par un trait plus juste, par un geste plus près de la situation humaine, le bœuf et l’âne sont des puissances muettes et subordonnées. Par cette vue sur les travaux agrestes, qui seront toujours les premiers, César lui-même est rappelé à sa naissance, César, dont l’effigie s’use sur le sou du paysan. Mais, encore mieux le pesant kilogramme, cette mesure des armées, est au service de l’homme, et pour décrire exactement l’image, au service même de l’esprit en espoir. D’où nous tirons que l’idolâtrie politique annonce quelque chose de meilleur que le règne des forts. Au reste, arrivent les rois mages, rois d’armée et de richesse, qui viennent adorer l’enfant du charpentier. Ce renversement du trône est dans tous les discours du trône. Une oreille fine entend cela; mais la naïve image dit mieux.

Une autre religion s’élève donc de cet autel, la crèche. Et encore, à interroger ce spectacle qui ne dit mot, on trouvera le maître-mot. L’esprit s’égare à s’adorer, par le prestige des idées bien ordonnées; et plus d’un César de l’esprit sera tyran de force, s’il oublie l’esprit enfant qu’on ne peut forcer, auquel il faut donner et pardonner. L’évêque Bienvenu ne demande pas de preuves à Jean Valjean; mais il lui donne toute vertu, et jure pour lui, et chante Noël dans cette nuit de l’homme. Encore bien plus assuré le Noël de la mère chante dans la nuit de l’enfant, et chantera toujours qu’il est esprit, qu’il parle, qu’il connaît et reconnaît, bien avant qu’il parle, connaisse et reconnaisse. Car, comme les contes le disent, il suffit d’une vieille sorcière à côté du berceau pour dessécher d’avance les fleurs de l’esprit. «Tu seras stupide, tu seras envieux, tu seras voleur», ces prédictions sont vérifiées par une persuasion où l’esprit enfant se condamne lui-même. Et par cette fiction, qui n’est pas toujours fiction, la charité se montre toute, qui est plus qu’amour, puisqu’elle n’attend pas les perfections. L’homme efface souvent la charité seulement par mériter l’amour; et les meilleurs manquent à s’aimer par les raisons de s’aimer qu’ils trouvent. Or, devant l’enfant, il n’y a point de doute. Il faut aimer l’esprit sans rien espérer de l’esprit. Il y a certainement une charité de l’esprit à lui-même ; et c’est penser. Mais regardez l’image; regardez la mère.

Regardez encore l’enfant. Cette faiblesse est Dieu. Cette faiblesse qui a besoin de tous est Dieu. Cet être qui cesserait d’exister sans nos soins, c’est Dieu. Tel est l’esprit, au regard de qui la vérité est encore une idole. C’est que la vérité s’est trouvée déshonorée par la puissance ; César l’enrôle, et la paie bien. L’enfant ne paie pas; il demande et encore demande. C’est la sévère règle de l’esprit que l’esprit ne paie pas, et que nul ne peut servir deux maîtres. Mais comment dire assez qu’il y a un vrai de vrai, que l’expérience ne peut jamais démentir? Cette mère, moins elle aura de preuves et plus elle s’appliquera à aimer, à aider, à servir. Ce vrai de l’homme, qu’elle porte à bras, ce ne sera peut-être rien d’existant dans le monde. Elle a raison pourtant, et elle aura encore raison quand tout l’enfant lui donnerait tort. Un mot ami maintenant à ces médecins qui soignent les arriérés et qui attendent, comme des prophètes, le moindre éclair d’attention; ils ne se lassent jamais; ils ont raison. Il y a donc un vrai de vrai qui brave le sort. Et je pourrais montrer, en suivant Descartes, qu’il n’y a point de vérité, même vérifiée, même utile, qui ne soit fille de vérité non vérifiée, de vérité inutile, de vérité sans puissance aucune. Mais la vérité industrielle est une fille ingrate, au reste cent fois punie par la récompense. Ces idées paraîtront peut-être et l’esprit saura se priver de puissance, de toute espèce de puissance; tel est le plus haut règne. Or, le calvaire annonce cela même, de si éloquente et de si violente façon, que je n’ajouterai aucun commentaire.

Notes

2Nouveaux essais sur l’entendement humain, préface (dans certaines éditions, Avant-propos), GF édition Jacques Brunschwig p. 40.

3 – Cf. Ménon 81a.

4 – Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, I, 1, § 5, p.61. L’inventeur du calcul infinitésimal a pris la mesure de la difficulté de l’exemple des irrationnels proposé par Platon. Ménon, 82b sq.

5Méditation cinquième: «…je conçois [51]une infinité de particularités touchant les nombres, les figures, les mouvements, et autres choses semblables, dont la vérité se fait paraître avec tant d’évidence et s’accorde si bien avec ma nature, que lorsque je commence à les découvrir, il ne me semble pas que j’apprenne rien de nouveau, mais plutôt que je me ressouviens de ce que je savais déjà auparavant…». (…quae jam ante sciebam reminisci).

Voir le dossier « Enseignement du fait religieux »

La loi esclave des droits ou le libéralisme contre le politique

Lecture du livre de Pierre Manent « La loi naturelle et les droits de l’homme »

Il n’est guère de notion aussi discréditée par la philosophie moderne et aussi méprisée par l’opinion contemporaine que celle de loi naturelle. Pourtant, nous professons l’universalité de droits humains (même si nous la « suspendons » lorsque cela nous conduirait à juger défavorablement les cultures où ils sont bafoués) qui ne seraient rien s’ils ne relevaient pas d’un droit naturel. C’est ce paradoxe que s’efforce de penser le livre de Pierre Manent La loi naturelle et les droits de l’homme (PUF, 2018) en tentant de comprendre ce qui distingue ce droit naturel de la loi naturelle.

Le livre que Pierre Manent vient de publier aux Presses Universitaires de France prend pour point de départ un étrange paradoxe. D’un côté, il n’est guère de notion aussi discréditée par la philosophie moderne et aussi méprisée, sinon abhorrée, par l’opinion contemporaine, que celle de loi naturelle. De l’autre, nous professons l’universalité de droits humains (même si nous la « suspendons » lorsque cela nous conduirait à juger défavorablement les cultures où ils sont bafoués) qui ne seraient rien s’ils ne relevaient pas d’un droit naturel. Pour résoudre ce paradoxe, à tout le moins pour le penser, il faut comprendre ce qui distingue ce droit naturel de la loi naturelle. La loi naturelle, qui fonde une liberté sous la loi, est elle-même fondée sur la nature humaine, c’est-à-dire sur un certain nombre de déterminations positives communes à tous les membres de l’espèce. Ces déterminations peuvent bien être différentes dans le droit naturel antique où la nature de l’homme est celle d’un être produit par la cité et dans la loi naturelle du christianisme médiéval où elle est celle d’une créature de Dieu : l’important est qu’elles sont positives. Le droit naturel moderne, qui fonde une liberté sans la loi, récuse l’idée d’une nature humaine ou, si l’on préfère, en conserve le nom en la vidant de toute substance. Cette nature minimale et « dénaturalisée », sans contenu déterminé, se réduit en effet à l’égalité des individus séparés dans l’état de nature. Tout ce qui s’y adjoint relève de l’artifice et procède d’une construction qu’il est toujours possible et souvent souhaitable de « déconstruire » pour conduire à une liberté illimitée corrélative de son infinie plasticité. Tandis que la loi naturelle était une loi qui pouvait commander en se fondant sur des tendances inhérentes au sujet humain (à la connaissance, à l’association, à la procréation), le droit naturel moderne, partant d’une nature vide ou purement négative (le pouvoir de refuser tout donné) ne peut rien commander, mais seulement autoriser le déploiement des infinies potentialités de chaque individu.

Les conditions de possibilité de cette anthropologie politique se trouvent chez les pères fondateurs de la modernité libérale. Hobbes se propose d’édifier la société politique sur la base du conatus de l’individu infiniment avide de pouvoir dans un état de nature qui ne connaît aucune loi, mais où il y a un droit : le jus in omnia, le droit de chaque individu sur toutes choses. Certes, là où tous ont droit à tout, personne n’a droit à rien : ce droit est ineffectif dans l’état de nature et c’est bien la raison pour laquelle il faut en sortir. Mais ce principe d’illimitation irréalisable dans l’état de nature resurgira dans l’état de société qui est supposé nous restituer, assorties de garanties, les libertés de l’état de nature auxquelles nous n’avons renoncé que pour les y retrouver garanties. Chez Machiavel, l’élimination de la loi naturelle affranchit l’action de toutes les limites pour l’ouvrir à toutes les possibilités, indéfinissables a priori, qui découlent de chaque situation. L’essentiel pour le Prince, dit Machiavel, est « qu’il ait l’entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent »1, ce pourquoi il n’y a pas, à proprement parler, de « politique de Machiavel ».

On se trouve ainsi devant une double indétermination. Du côté des gouvernés, la revendication illimitée de tout ce que chacun pense avoir le droit d’avoir ou d’être puisque aucune « nature » ne lui assigne de limites et, du côté des gouvernants, l’impossibilité d’énoncer une règle de l’action, c’est-à-dire une loi qui commande en fonction d’un bien objectif, mais seulement des lois qui autorisent, en fonction des variations des choses.

L’erreur fondamentale du droit naturel moderne est, selon Pierre Manent, d’avoir pensé qu’on pouvait produire le commandement à partir d’une situation initiale où il fait totalement défaut. En résulte la situation paradoxale de l’État moderne qui est supposé donner sa loi à un monde humain, celui de la « société civile », qui se veut sans loi et qui rejette comme ramenant au monde archaïque du commandement et de l’obéissance – et donc comme contraire à son idée de la liberté – tout contenu positif qui orienterait la vie humaine vers une forme de vie jugée bonne. Ainsi la loi renonce à commander et elle autorise ; elle reconnaît la primauté et la souveraineté des droits individuels, autrement dit elle obéit, contrevenant ainsi à son essence de loi. Chacun aura droit au mariage, quelle que soit son orientation sexuelle ; chacun aura le droit d’entrer à l’université, quelle que soit sa capacité d’y étudier ; chacun aura droit à un revenu qui n’aura d’autre fondement que juridique ; chacun aura le droit de devenir citoyen de l’État qu’il aura choisi. En somme, chacun pourra exiger que la loi lui donne le droit qui correspond à son désir. Est à l’œuvre dans ce processus une logique irrésistible. À partir du moment où la modernité définissait la nature de l’homme par le conatus, l’effort pour persévérer dans l’être de la machine désirante, la formule de la liberté moderne ne pouvait être que laissez-faire, laissez-passer ; à partir du moment où l’État moderne se faisait avant tout le garant de l’égalité, il rendait par principe impossible tout gouvernement, celui-ci impliquant toujours l’inégalité du gouvernant et du gouverné. La thèse libérale de l’État minimal et la thèse marxiste du dépérissement de l’État sont également modernes.

Pour penser en vérité l’action politique, il faut sortir de cette indétermination qui a rendu caduque la question Que faire ? Il faut pour cela partir des trois principaux motifs humains de l’action qui sont l’agréable, l’utile et l’honnête et, délaissant l’opposition stérile de l’être et du devoir-être, poser qu’une société, un régime ou une institution qui ne fait pas droit à ces trois motifs n’est pas conforme à la loi naturelle, c’est-à-dire à une loi que l’homme n’a pas faite, mais qui lui permet de vivre conformément à sa nature et lui fournit non pas un idéal, mais un guide pour l’action.

En six chapitres brefs et denses, les analyses de Pierre Manent, exigeantes et rigoureuses, admirablement instruites par sa connaissance de l’histoire de la philosophie politique, jettent une lumière crue sur les paradoxes et les impasses de notre modernité.

1Le Prince chapitre XVIII.

Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris : PUF, 2018.

© André Perrin, Mezetulle, 2018

Macron aux Bernardins : la transcendance à l’eau de rose au service d’une politique

Jean-Michel Muglioni s’interroge sur le sens du discours prononcé par le président de la République le 9 avril dernier au Collège des Bernardins. Pourquoi flatter à ce point les catholiques ? On ne peut l’expliquer seulement par la sincérité de l’orateur. Son discours est politique, de même que sa conception du catholicisme et des religions. Malgré les apparences – mais la rhétorique de la flatterie n’est faite que d’apparences – ce n’est pas pour elle-même que l’exigence religieuse est invoquée ici. Après relecture de ce discours on se demande même s’il n’y a pas du vrai dans ce que dit Marx sur l’opium du peuple : il faut au libéralisme une caution dans l’autre monde pour justifier celui-ci. Catholiques, continuez de croire en l’au-delà, mais laissez-moi conduire tranquillement ma politique ! Peut-être trouvera-t-on ce commentaire trop violent, mais il exprime au moins l’impression fort désagréable d’un lecteur qui par ailleurs et jusqu’alors reconnaissait la tenue des discours du président de la République. Ici, nous avons la transcendance à l’eau de rose au service d’une politique. Et cela pour demander à la fin aux catholiques de dialoguer avec l’islam…

Toute l’habileté d’Emmanuel Macron consiste à cacher sous une teinture religieuse et « spirituelle » un propos purement politique. Tentons de lire son propos de ce point de vue, et voyons quelle conception s’y trouve exprimée du rapport de la religion et de la politique.

Le journaliste de La Vie Jean-Pierre Denis, sur France info le 10 avril au matin, parlait d’un « moment d’histoire qui va changer en profondeur le rapport des catholiques à ce pays », mais il disait aussi en substance, mais moins violemment, que sur la question des migrants et de la bioéthique, Emmanuel Macron demande à l’Église et aux catholiques de se calmer et de transformer leurs certitudes en incertitudes. Ce qu’il y a d’éloge de l’Église et des catholiques peut en effet apparaître seulement comme une manière de dorer la pilule qu’ils devront avaler en matière de bioéthique et de politique migratoire. Il est après tout naturel qu’un homme de pouvoir se souvienne des manifestations considérables pour l’école libre et contre le mariage homosexuel.

La foi au-dessus de la raison ? Instrumentalisation de la foi

Mais cette façon de parler du catholicisme est fort contestable. Par exemple, je remarque cette proposition :

« C’est pourquoi, en écoutant l’Église sur ces sujets, nous ne haussons pas les épaules. Nous écoutons une voix qui tire sa force du réel et sa clarté d’une pensée où la raison dialogue avec une conception transcendante de l’homme ».

La transcendance à laquelle la foi nous renverrait est clairement distinguée de la raison : de quel droit un président de la République peut-il se référer à une instance autre que la raison, et qui plus est tenue ici pour supérieure à la raison ? De quel droit fait-il prévaloir sa croyance personnelle sur la raison ?

Emmanuel Macron fait un discours qui se veut à la manière de Ricœur, avec ce que la référence à la foi peut avoir de plus contestable. D’abord il demande aux catholiques de ne pas trop faire valoir leurs principes, parce qu’il faut aussi être réaliste (étranges platitudes sur le rapport de l’idéal et du réel chez quelqu’un qui a fait des études de philosophie !). L’argument consiste à faire l’éloge de l’incertitude inhérente à la vraie foi pour amener les catholiques à en finir avec leurs certitudes en matière de bioéthique et de migration. D’où ces formules : « Là où nous avons besoin de votre sagesse, c’est pour partout tenir ce discours d’humanisme réaliste ». Ou encore :

« C’est la conciliation du droit et de l’humanité que nous tentons. Le pape François a donné un nom à cet équilibre, il l’a appelé « prudence », faisant de cette vertu aristotélicienne celle du gouvernant, confronté bien sûr à la nécessité humaine d’accueillir mais également à celle politique et juridique d’héberger et d’intégrer. C’est le cap de cet humanisme réaliste que j’ai fixé ».

C’est une habitude, même chez les meilleurs universitaires, de faire de la prudence aristotélicienne un art de mettre en veilleuse les principes quand le réel l’exige. Je ne sais pas ce que le pape voulait dire, mais le propos d’Emmanuel Macron est franchement gouvernemental. Il est légitime qu’un politique défende sa politique et en l’occurrence, sur les migrants et la bioéthique, il est vrai qu’on se trouve devant des problèmes insolubles. Mais enfin, il est déplorable de placer ce discours purement politique dans un éloge de la foi – ou bien voilà un bel exemple d’instrumentalisation de la foi. Faut-il conclure que nous avons entendu un discours sur la foi qui n’a de sens que politique ? Oui, ce discours ignore fondamentalement la laïcité, mais c’est pour mieux s’assurer le soutien de la droite catholique. À cet égard les cris d’indignation de gauches qui n’ont jamais défendu la laïcité contre l’islamisme politique renforcent la position d’Emmanuel Macron.

Sans la transcendance, pas de sens ?

Emmanuel Macron prétend que tout homme éprouve l’incertitude du salut, y compris celui qui ne croit pas. C’est se moquer et oublier par exemple toute la philosophie antique. Qu’on lise les platoniciens, les aristotéliciens, les épicuriens ou les stoïciens, je ne parle pas des sceptiques ou des cyniques, on trouvera là une réelle sagesse qui ne se pose jamais la question du salut et n’a pas besoin d’autre chose que de la raison.

Que dit Emmanuel Macron :

« …la part catholique de la France. C’est cette part qui dans l’horizon séculier instille tout de même la question intranquille du salut, que chacun, qu’il croie ou ne croie pas, interprétera à sa manière, mais dont chacun pressent qu’elle met en jeu sa vie entière, le sens de cette vie, la portée qu’on lui donne et la trace qu’elle laissera. Cet horizon du salut a certes totalement disparu de l’ordinaire des sociétés contemporaines, mais c’est un tort, et l’on voit à bien à des signes qu’il demeure enfoui. Chacun a sa manière de le nommer, de le transformer, de le porter. Mais c’est tout à la fois la question du sens et de l’absolu dans nos sociétés. Que l’incertitude du salut apporte à toutes les vies, même les plus résolument matérielles, comme un tremblé, au sens pictural du terme est une évidence. Paul Ricœur, si vous m’autorisez à le citer ce soir, a trouvé les mots justes dans une conférence prononcée à Amiens en 1967 : « maintenir un but lointain pour les hommes, appelons-le un idéal, en un sens moral, et une espérance, en un sens religieux. » »

Le doute est l’âme de l’âme. La pensée qui ne s’interroge pas est morte. Faut-il être catholique pour le savoir ? Or qu’est-ce que l’incertitude dont parle Emmanuel Macron ? En viendra-t-il à invoquer l’angoisse du chrétien, à appeler Kierkegaard à la rescousse, et à prétendre, ce dont Kierkegaard se gardait, que l’athée aussi tremble pour son salut ? Un idéal peut être parfaitement rationnel, ce peut être « un but lointain pour les hommes » et sa vérité d’ordre strictement moral : mais pourquoi faudrait-il que même chez celui qui ne croit pas en Dieu et en l’immortalité de l’âme l’idéal relève de l’espérance entendue au sens religieux ? Des hommes que n’habitait nullement l’espoir d’une autre vie ont combattu pour la liberté, sans l’espoir d’être vivants le jour de la victoire, sans même être certains de la victoire, certains au contraire qu’ils y perdraient la vie. Mais précisément, et peut-être est-ce la leçon socratique par excellence, la certitude de devoir être juste est indépendante de la question de savoir combien de temps on vivra, elle est indépendante de la perspective d’un au-delà.

Considérer que sans un rapport à la transcendance telle que l’entend le catholique, des hommes ne peuvent avoir accès au sens, c’est les mépriser, comme ce serait mépriser les catholiques que de réduire à une superstition leur idée de la transcendance. Ériger les catholiques en garants du sens, c’est dire la même chose qu’un autre président de la République pour lequel l’instituteur ne pouvait pas remplacer le curé : le style seul a changé. Et c’est encore se moquer que dire : « Nous ne pouvons plus, dans le monde tel qu’il va, nous satisfaire d’un progrès économique ou scientifique » pour conclure que seule la référence à une transcendance permet de poser la question de l’homme et du sens. Pire, un chef d’État s’adressant aux représentants du catholicisme et faisant l’éloge de l’Église avoue ainsi que sans les religieux on ne peut rien faire qui ait un sens.

Mais peut-être cet aveu a-t-il une vérité : la politique menée aujourd’hui en Europe et dans le monde a-t-elle en effet un sens ? N’ayant d’autre finalité que le progrès économique, c’est-à-dire d’abord l’enrichissement des actionnaires, et le progrès scientifique lui-même étant organisé au service de ce progrès économique, on veut bien croire que nous ne pouvons plus nous satisfaire du monde tel qu’il va. Nul besoin pour éprouver ce mécontentement d’avoir foi en la transcendance. Et de toute façon le citoyen n’attend pas du chef du pouvoir exécutif qu’il se mêle de disserter sur le sens de l’existence, même pour ne dire que des généralités. J’avoue ne pas partager l’admiration générale, même chez les catholiques, pour ce que le discours présidentiel peut dire du sens et de la transcendance. Qu’on soit chrétien ou non, croyant ou non, n’est-il pas permis d’avoir une idée plus haute de l’exigence religieuse et même du christianisme ?

En outre, le discours d’Emmanuel Macron exprime une idée de la politique qui la subordonne à la croyance religieuse et qui plus est à une conception particulière de cette croyance, celle de l’Église catholique. Il a beau s’adresser aussi à tous les représentants de toutes les religions, ceux-ci ne pourront manquer de voir qu’ils doivent entendre leur propre religion comme l’Église romaine la sienne.

Non croyant, donc nihiliste ?

Voici un autre passage du discours qui me laisse perplexe.

« Ce qui grève notre pays, j’ai déjà eu l’occasion de le dire, ce n’est pas seulement la crise économique. C’est le relativisme. C’est même le nihilisme. C’est tout ce qui laisse à penser que cela n’en vaut pas la peine. Pas la peine d’apprendre. Pas la peine de travailler. Et surtout pas la peine de tendre la main, et de s’engager au service de plus grand que soi. Le système progressivement a enfermé nos concitoyens dans l’à-quoi-bon, en ne rémunérant plus vraiment le travail ou plus tout à fait, en décourageant l’initiative, en protégeant mal les plus fragiles, en assignant à résidence les plus défavorisés et en considérant que l’ère post-moderne dans laquelle nous étions arrivés était l’ère du grand doute, qui permettait de renoncer à tout absolu. C’est dans ce contexte de décrue des solidarités et de l’espoir que les catholiques se sont massivement tournés vers l’action associative. Vers l’engagement… ».

Emmanuel Macron, lorsqu’il s’en prend au nihilisme, au découragement général et au doute de beaucoup sur leur avenir dans le travail, y voit une renonciation à l’absolu. Serait-ce encore l’absence de religion qui expliquerait que les chômeurs désespèrent de nos sociétés ?

Enrôlement des catholiques

À plusieurs reprises on a le sentiment que le président de la République rêve que sa politique reçoive l’appui de ceux qui croient en l’au-delà parce que seule cette croyance donnerait du courage aux hommes. La France aurait besoin que les catholiques lui viennent en aide, qu’ils s’engagent pour soutenir la politique d’En Marche ! Étrange appel, car on ne voit pas qu’il puisse être réellement entendu : il y a là dans le propos d’Emmanuel Macron quelque chose que je ne comprends pas, à moins d’y voir une sorte de machiavélisme qui consiste à flatter les catholiques pour des raisons électorales. D’où peut-être cette dénégation : « Cependant, pour vous rassurer, ce n’est pas un enrôlement que je suis venu vous proposer ». N’est-ce pas trop gros ? Faut-il voir dans ce discours la suite de l’opération de destruction de la droite qui permettait d’assurer aux prochaines élections présidentielles la victoire d’Emmanuel Macron ? Car le danger pour l’instant ne vient pas de la gauche. Et cet appel à l’engagement des catholiques, suivi d’un éloge de la vie monastique et contemplative, qui assurerait la liberté de l’esprit et ferait de l’Église le juge intempestif du présent, se poursuit par un appel au dialogue des catholiques avec l’islam, comme si tout le bien qui avait été dit du catholicisme aboutissait à cette conclusion qu’eux seuls peuvent nous sauver de l’islamisme (islamisme politique jamais cité ici).

Le monopole catholique (ou religieux) de l’esprit

Nous apprenons aussi que l’Église apporte la liberté spirituelle comme si en dehors d’elle l’homme était prisonnier du « matériel ». C’est une constante du propos macronien : la spiritualité, c’est-à-dire la croyance en une transcendance divine et en un au-delà, peut seule nous sauver. On ne voit pas dans ce discours quelle place reste à celui qui ne croit pas. Même si, par chance, l’athée, selon Emmanuel Macron, n’ignore pas l’exigence morale, son athéisme manque de l’essentiel : de la spiritualité, c’est-à-dire de la spiritualité catholique. Et il est vrai que le terme d’esprit a été à ce point galvaudé par une certaine forme de christianisme qu’on n’ose plus guère en user en dehors du cadre religieux ! Mais n’est-il pas permis de penser qu’en dehors de toute croyance religieuse et de toute polémique sur la question de l’existence de Dieu, un homme peut être pleinement un homme, quand même il n’aurait jamais entendu parler du christianisme ? Le sens et la compréhension du sens ne sont pas des phénomènes religieux1.

Le sacré, fondement du lien social ?

Autre passage qui peut laisser perplexe :

« Certains pourront considérer que de tels propos sont en infraction avec la laïcité. Mais après tout, nous comptons aussi des martyrs et des héros de toute confession et notre histoire récente nous l’a encore montré et y compris des athées, qui ont trouvé au fond de leur morale les sources d’un sacrifice complet. Reconnaître les uns n’est pas diminuer les autres, et je considère que la laïcité n’a certainement pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens. » (Ces propos sur l’apport du christianisme à la France se terminent par le rappel du « sacrifice » du colonel Beltrame).

Puisque la laïcité garantit la liberté de croire ou de ne pas croire, on ne voit pas en effet en quoi elle impliquerait le refus de croire – ce qu’Emmanuel Macron appelle ici la négation du spirituel, puisqu’il réduit le spirituel à la croyance. On ne voit pas pourquoi la laïcité enfermerait les hommes dans le temporel ou le matériel. Quant à « déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens », c’est une autre affaire. C’est une autre affaire aussi que de vouloir (comme Emmanuel Macron ou l’Église) sinon enraciner la société dans le christianisme, du moins appeler le sacré à son secours. La laïcité n’empêche personne de penser qu’il y a une part de sacré dans la société et que cette sacralité est catholique en France, de même qu’elle n’empêche personne de penser qu’au contraire la République et la liberté de conscience ont été conquises contre le christianisme. La laïcité permet aux citoyens de s’affronter sur ces questions, mais le président de la République, en tant que chef de l’État et du pouvoir exécutif n’a pas à prendre parti dans ce débat. Il est le garant de la liberté de débattre, il n’est plus, une fois élu, d’un côté ou de l’autre. Il n’a pas plus à faire l’éloge du christianisme qu’à s’en prendre à lui. Emmanuel Macron, dans ce discours, a, c’est le moins qu’on puisse lui reprocher, manqué à son devoir de réserve de chef d’un État laïque. Il oublie que la laïcité signifie que la citoyenneté ne repose pas sur une croyance, et que reconnaître les principes républicains ne relève pas d’un credo. Si on en fait une croyance, alors on ne peut dire de la laïcité qu’elle permet à chacun de croire ou de ne pas croire. Mais il faut, pour comprendre son sens, accepter que la politique reste dans les limites de la simple raison.

Aux catholiques de s’occuper de l’islam ?

Est-il permis d’ajouter que la part sacrée qui, comme le dit Emmanuel Macron, nourrit certains de nos concitoyens est ce au nom de quoi ils refusent la loi républicaine ? C’était le cas de certains militants contre le mariage homosexuel, c’était le cas autrefois de l’Église elle-même : elle n’a admis officiellement la liberté de conscience que depuis un peu plus d’un demi-siècle. Que, aujourd’hui, le plus grand nombre de catholiques français admettent et défendent les lois républicaines, je le sais. C’est le cas aussi du plus grand nombre de musulmans : mais n’est-ce pas au sein de l’islam même une lutte à mort entre ceux qui l’admettent et ceux qui n’en veulent pas ?

Après avoir cité quelques grands noms de clercs catholiques, Emmanuel Macron dit ceci :

« Dans cette liberté de parole, de regard qui est la leur, nous trouvons une part de ce qui peut éclairer notre société. Et dans cette liberté de parole, je range la volonté de l’Église d’initier, d’entretenir et de renforcer le libre dialogue avec l’islam dont le monde a tant besoin, et que vous avez évoqué. Car il n’est pas de compréhension de l’islam qui ne passe par des clercs, comme il n’est pas de dialogue interreligieux sans les religions. »

Serait-ce donc aux catholiques de nous faire comprendre l’islam, ou de nous faire accepter sa présence en France ? Les musulmans ont-ils besoin que les catholiques leur apprennent à vivre en pays laïque, où la liberté de pratiquer sa religion est garantie par la loi ? Il y a là encore de quoi être perplexe.

 

Ainsi, même après relecture, un tel discours laisse une impression désagréable. Le sentiment qu’il s’agit d’une assez mauvaise rhétorique de la flatterie ne disparaît pas, quand même on reconnaîtrait une certaine sincérité dans l’éloge du catholicisme : Emmanuel Macron pense qu’il lui faut l’aide des catholiques. Il ne leur demande pas seulement de ne plus s’opposer aux lois de bioéthique et à sa politique des migrants, il compte sur eux pour mener un dialogue avec l’islam. Formulation générale qui certes peut vouloir dire que naturellement les diverses religions doivent s’entendre et non se battre : les catholiques avaient-il besoin qu’on le leur rappelle ? Mais on peut aussi en conclure que, puisqu’il s’agit de dialoguer avec l’islam et non avec le protestantisme, l’orthodoxie ou le judaïsme, le président de la République compte sur les catholiques et leur Église et non sur la laïcité pour lutter contre l’islamisme politique : serait-ce la leçon politique ultime de ce discours ?

 

1 – J’ai montré sans pour cela avoir besoin du secours de l’Église dans mon article http://www.mezetulle.fr/la-conscience-du-labo-a-lecole/ que les neurosciences oubliaient le sens. La politique aurait-elle une part scientiste d’un côté, au ministère de l’Education Nationale, et de l’autre à l’Elysée, un retour du religieux ?

 

Annexe du 20 avril : Le sens de la raison

[Texte complémentaire ajouté le 20 avril 2018]

Résumons

Un ami m’ayant rappelé justement que le président de la République répondait à l’archevêque de Marseille, Georges Pontier, j’ai lu l’allocution de ce dernier : n’en ayant pas fait état dans mon jugement, me suis-je mépris sur le sens de cette réponse ? Ma lecture ne m’a pas amené à corriger ce jugement. Au contraire l’attitude de l’Église m’a paru éminemment dangereuse. Georges Pontier, citant Benoît XVI, soutient qu’en dehors de la rationalité technique et scientifique, à elle seule aveugle (ce qui me paraît juste), il n’y a que la foi qui puisse nous guider, comme si la raison se réduisait à cette rationalité-là. Cette thèse est en réalité irrationaliste, et surtout elle rejette la plus grande part des hommes en dehors de l’humanité, non pas seulement les athées, mais tous ceux dont la religion ignore la transcendance. Je vais revenir sur ce point, d’autant plus important que la réponse « présidentielle », en même temps qu’elle flatte les croyants, pour qu’ils ne s’opposent pas aux lois sur les migrants et la bioéthique, se prononce sur le sens de la raison avec les mêmes présupposés que le prélat. Or s’il est conforme à son statut de chef de l’Église qu’un pape se prononce sur le sens de la raison, est-ce à un chef d’État de disserter sur cette question ? C’est le sens de la raison qui est en jeu.

Les limites du pouvoir politique

Caesar non supra grammaticos : César n’est pas au-dessus de la grammaire. Sauf erreur de ma part, car je ne suis pas historien de l’Eglise, l’empereur qui au milieu du XVe siècle, lors d’un concile, se trompa sur le genre du mot schisma, répliqua aux cardinaux qui lui signalèrent son erreur que, empereur, il pouvait légiférer en grammaire et décider du genre de mots. On lui répondit : Caesar non supra grammaticos, formule depuis lors reprise pour rappeler les limites du pouvoir. Qu’un président de la République ne soit pas inculte et qu’il connaisse la littérature universelle, il faut s’en réjouir, mais ce n’est pas à lui, tant qu’il est en fonction, de se prononcer sur le sens de l’existence et la manière de le penser ou de le manquer.

Qu’y a-t-il de choquant dans la réponse du président de la République ?

D’une part, soutenir que la transcendance telle que l’entendent les catholiques peut seule éclairer la raison, cette thèse met en dehors de l’humanité la plupart des hommes présents (et passés) : cette référence à la transcendance n’a de sens que pour les croyants chrétiens et peut-être musulmans (cette idée de la religion a-t-elle un sens dans le judaïsme ?). Je ne parle pas seulement des athées, des agnostiques, mais des centaines de millions d’hommes dont la religion ignore la transcendance. Qu’un archevêque exprime cette conviction va de soi, quelque ironie qu’un non croyant puisse lui opposer, mais qu’un président d’une République laïque la reprenne à son compte est une faute majeure (indépendamment même de la faiblesse de ce que j’ai considéré comme une idée de la transcendance à l’eau de rose).

D’autre part l’archevêque met l’accent sur deux points, la bioéthique et les migrants, et c’est bien à cela que Macron répond, exprimant une fin de non-recevoir de manière polie, et pour cette raison la référence à la transcendance apparaît, je l’ai dit, comme un moyen de faire passer la pilule.

Le repoussoir matérialiste

Je comprends que ma sévérité sur le niveau intellectuel de ces discours puisse choquer. Je voulais dire ceci : dans un discours qui s’adresse inévitablement à la Nation toute entière et qui sera lu sur toute la planète, de quel droit prétendre qu’il faut croire en Dieu, et au Dieu chrétien, parce que la rationalité à elle seule ne peut aboutir qu’à la démesure technicienne ? Pourquoi sans la foi la raison ne pourrait-elle pas limiter la transformation technique et scientifique de la nature et de l’homme ?

Prétendre que la vie n’a pas de sens sans la foi, c’est se moquer du monde. Épicure et son école, matérialistes, faisaient du hasard le principe de toute chose, y compris de la combinaison d’atomes qu’est l’âme humaine – ce que Georges Pontier attaque dans son discours –, mais on ne voit pas que les épicuriens aient ignoré le sens. « Ce n’est pas un hasard si la fermeture à la transcendance se heurte à la difficulté de comprendre comment du néant a pu jaillir l’être et comment du hasard est née l’intelligence. » Ce propos de Benoît XVI cité par l’archevêque signifie que sans le christianisme on ne peut qu’être matérialiste au sens théorique de ce terme. Pourquoi pas ? Mais faudrait-il choisir entre le matérialisme et la foi ? Platon, Aristote, les stoïciens, sans la foi, sans la moindre idée de la transcendance telle qu’elle est comprise par le christianisme, refusaient ce matérialisme. En outre c’est une constante de l’histoire de l’Église que de faire passer le matérialisme pour une abomination (soyons justes, le bon Plutarque n’est pas toujours honnête dans sa réfutation des épicuriens !). Pourtant quel bonheur si le christianisme avait rendu les hommes aussi sages que l’épicurisme ses sectateurs ! Épicure, on le sait, faisait bombance avec un pot de yaourt. Mais des siècles de christianisme et aujourd’hui les bavardages à prétention hédonistes ont fait qu’épicurien veut dire jouisseur au sens péjoratif du terme.

Je ne caricature pas la position de l’Église. Georges Pontier cite Benoît XVI qui distingue « deux types de rationalité, celle de la raison ouverte à la transcendance et celle de la raison close dans l’immanence technologique. On se trouve devant un « ou bien, ou bien » décisif ». Comme s’il fallait, je le répète, choisir entre le matérialisme et l’Église romaine ! Le pape, toujours cité, dit plus loin : « la « rationalité » de l’agir technique centré sur lui-même s’avère irrationnelle, parce qu’elle comporte un refus décisif du sens et de la valeur » ce qui cette fois est vrai, mais il ajoute : « Face à ces problèmes dramatiques, la raison et la foi s’aident réciproquement. Ce n’est qu’ensemble qu’elles sauveront l’homme. Attirée par l’agir technique pur, la raison sans la foi est destinée à se perdre dans l’illusion de sa toute-puissance ». La suite, « La foi, sans la raison, risque de devenir étrangère à la vie concrète des personnes », ne revient pas sur la fonction rectrice de la foi et la subordination de la raison à une instance qui lui est supérieure.

Le respect de la personne humaine n’a pas la foi pour fondement

L’Église défend à juste titre le respect de la personne humaine. Mais elle perd toute crédibilité lorsqu’elle soutient que la foi est l’unique fondement de ce respect, comme si celui qui ne croit pas devait nécessairement ignorer ce qui fait l’humanité de l’homme. Et il est impossible d’oublier alors que l’Église, chaque fois qu’une avancée technique et scientifique est apparue, s’y est opposée, comme elle s’est d’abord opposée aux droits de l’homme et du citoyen, à la liberté de conscience, etc. : est-ce par exemple le respect de la personne humaine qui a fait militer certains catholiques (malgré le pape, il est vrai) contre l’accouchement sans douleur ? Donc chaque fois qu’une nouvelle avancée technique est condamnée au nom du christianisme, on peut soupçonner que l’invocation du respect de l’homme est en réalité l’expression d’une croyance contestable et non d’un principe.

En outre cette position de l’Église rend impossible, dans les débats d’éthique, de faire valoir un principe d’ordre moral sans fondement religieux : si vous en appelez au respect de la personne humaine, aussitôt il vous est objecté que c’est un préjugé chrétien. Que vous êtes catholique sans le savoir. Et il est vrai que si l’exigence éthique n’est qu’une laïcisation du christianisme, il faut avec les scientistes y voir un préjugé religieux et même nier que le respect de la personne humaine ait un sens, comme le font quelques soi-disant spécialistes de bioéthique (cf. http://www.mezetulle.fr/la-conscience-du-labo-a-lecole/). La reconnaissance de l’homme par l’homme et le respect qui est compris dans cette reconnaissance ne reposent pas sur une connaissance scientifique, mais ils procèdent de la raison, ils sont même la vérité de la raison et ne requièrent nullement la foi chrétienne. Que le christianisme ait été une des expressions remarquables de cette reconnaissance ne signifie pas que cette dernière n’est que l’avatar d’une croyance religieuse ou d’une foi supérieure à la raison. Et l’argument selon lequel la morale élémentaire – car c’est de cela qu’il s’agit – serait une laïcisation de la « morale chrétienne » est frauduleux. Parce que certains passages des textes religieux prennent le parti de l’homme, faut-il penser que l’exigence morale n’est qu’un préjugé religieux ? Les grands mythes de l’humanité qui constituent la littérature religieuse expriment l’idée de l’humanité en sa vérité, mais c’est la raison et non une croyance qui en est le principe, c’est la raison et elle seule qui permet d’en juger et d’en comprendre la vérité. Ce qu’il y a d’universel dans le catholicisme, lorsqu’il prend la défense de l’humanité, ne vient pas de ce qu’il est chrétien : le christianisme n’est pas le fondement de l’exigence morale. Mais parce qu’il a su formuler à sa manière cette exigence, il mérite respect, comme d’autres religions. On comprend du même coup que les tenants d’une Église puissent se méprendre sur le sens de l’humanité lorsqu’ils confondent l’expression symbolique que leurs livres peuvent donner de l’idée d’humanité et l’idée elle-même – rationnelle de part en part.

Connivence scientiste et chrétienne

L’oubli du fondement rationnel de la moralité et la réduction de la raison à la rationalité technique et scientifique est une thèse commune aux autorités ecclésiastiques et aux scientistes (par exemple Stanislas Dehaene cf. http://www.mezetulle.fr/la-conscience-du-labo-a-lecole/). Pour les évêques, au-dessus de cette rationalité, il y a la foi. Pour les scientistes, en dehors de leur science, il n’y a que bavardage philosophique et religieux. Les deux camps s’accordent sur la même idée de la raison. Leur connivence rend aujourd’hui impossible l’examen des difficiles questions éthiques. Car le rationalisme condamné par les uns et admis par les autres n’est pas la raison : si bien que dans les deux cas, les questions morales sont abandonnées à des instances qui ne sont pas rationnelles, que ce soit la foi, prétendument supérieure à la raison, ou l’opinion, ce qui ne vaut pas mieux.

Les vraies lumières

Souvenons-nous que les Lumières ne se réduisent pas à la rationalité étriquée que dénonce le pape, ni aux thèses matérialistes et anticléricales de certains auteurs. Leur grandeur est d’avoir montré que les droits de l’homme sont fondés sur un principe rationnel : l’affirmation de la liberté et de l’égalité des droits proclamée en 1789 ne repose pas sur la foi. Ou bien la lutte qu’il a fallu mener contre l’Église pour les formuler contre la censure et pour les proclamer n’est-elle qu’un malheureux accident né d’un malentendu ? Qui le croira ? Tenons-nous en fermement à l’idée que la vraie rationalité consiste dans le respect de l’homme par l’homme et d’abord dans le respect de soi-même, au lieu de considérer, comme le fait la papauté de manière constante, que les Lumières sont un rationalisme dangereux. Il n’y a de dialogue possible entre deux hommes que sous la présupposition de la commune raison, laquelle n’est pas l’expression d’une foi particulière ou de quelque religion historique : la raison est universelle, et non pas le catholicisme, malgré son nom, et malgré ce qui est universel dans certaines des exigences qu’il sait exprimer. Insistons : c’est à la raison d’y trier le bon grain et l’ivraie.

Politique ou charité ?

De la même façon encore, quand sur la question des migrants et des inégalités un prélat fait appel à la charité, c’est son devoir d’état. Mais enfin, est-ce une question de charité ou de politique ? Jamais le président de la République ne rappelle qu’il s’agit du principe rationnel en fonction duquel les hommes sont considérés comme libres et égaux en droits, et sur lequel reposent nos institutions, dont il est le garant. Il fait lui aussi comme s’il fallait être chrétien ou croire en la transcendance pour faire respecter le préambule de notre constitution.

Peut-on dialoguer avec l’État islamique ?

Et que signifie cet appel au dialogue interreligieux ? Il a lieu entre ceux des religieux qui veulent vivre en paix. Mais voit-on qu’on puisse dialoguer avec un croyant qui considère qu’il faut renverser la République, lapider les femmes adultères ou couper la main des voleurs ? Le conflit viendrait-il ici de ce que nous n’avons pas une connaissance suffisante les uns des autres ? S’il est vrai qu’un réel travail est à faire entre catholiques (ou non croyants) et musulmans, s’il est vrai aussi que le mépris ou le racisme dont les musulmans sont souvent l’objet ne peut que rendre plus séduisants les appels à la violence, la question de notre rapport au terrorisme islamique ne peut être réglée par l’amitié de toute la France avec ses citoyens musulmans.

Emmanuel Macron ou le président de la république ?

Autant l’appel à la prudence est essentiel lorsqu’il s’agit des migrants ou de bioéthique, autant fonder cette prudence sur la seule foi chrétienne en limite la portée. Que telle soit l’attitude d’un représentant de l’Église n’a rien de nouveau, qu’un président de la République lui emboîte le pas (même pour finalement dire qu’il n’en tiendra pas compte), c’est inadmissible. Ou alors, c’est Emmanuel Macron qui parle, comme l’a montré ironiquement Catherine Kintzler cf. http://www.mezetulle.fr/comment-sauver-le-discours-de-macron-aux-eveques/ : les journalistes à scandale qui l’ont malmené l’autre soir auraient-ils eu raison de ne jamais appeler le président de la République que par son nom et de se refuser à respecter sa fonction ?

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2018

La conscience, du labo à l’école ?

Sur quelques publications de Stanislas Dehaene

Parce qu’elles sont invoquées officiellement pour définir la manière dont il faudrait qu’on instruise les élèves, Jean-Michel Muglioni a examiné les principales publications de Stanislas Dehaene. Il n’en conteste en rien la validité, mais il fait la critique de l’interprétation que leur donne leur auteur, qui, ayant fait de la conscience un simple phénomène de laboratoire, croit avoir trouvé comment expliquer la pensée. Il suffit de rappeler en quoi le phénomène de la pensée est irréductible au mécanisme, y compris au mécanisme cérébral qui en est la condition chez l’homme, pour retrouver la voie cartésienne. En conséquence l’étude scientifique de ce mécanisme peut bien avoir une grande utilité, elle ne peut servir de fondement à l’enseignement, à moins de le réduire au dressage. Faudra-t-il que nous passions du Charybde des sciences de l’éducation au Scylla des neurosciences ? Jusqu’à quand oubliera-t-on que le fondement de l’acte d’apprendre est l’intelligibilité du savoir et que comprendre est un acte de liberté irréductible aux déterminations sociales ou physiologiques ?

La pensée se réduit-elle à l’activité cérébrale détectée en laboratoire ?

Dans ses ouvrages publiés chez Odile Jacob1, ainsi que dans ses conférences qu’on peut trouver sur internet, Stanislas Dehaene expose dans la langue la plus claire ses travaux sur l’activité cérébrale : il met chacun en mesure d’en juger la portée sans se protéger derrière un jargon de spécialistes, et il faut lui en rendre hommage. Les résultats obtenus par l’équipe du Collège de France dans son laboratoire de Saclay et par d’autres chercheurs en sciences cognitives sont spectaculaires. Des progrès considérables dans la médecine du cerveau ont déjà été accomplis et l’on peut espérer que la situation dramatique de quadriplégiques ou même de patients en état végétatif pourra un jour être infiniment mieux prise en compte qu’aujourd’hui. De grands progrès dans l’apprentissage pourront et peut-être même peuvent dès maintenant être obtenus pour la dyslexie et la dyscalculie. L’étude expérimentale de l’activité cérébrale – car c’est de cela qu’il s’agit – est d’un grand intérêt. Toutefois, si séduisant que soit le discours de Stanislas Dehaene, si remarquables que soient les avancées cliniques que ses travaux permettent, faut-il croire qu’enfin « l’activité mentale » se réduise au « monde matériel », c’est-à-dire que la pensée se réduise à ce que nous apprend de notre activité cérébrale l’expérimentation en laboratoire par le biais de l’IRMf (Imagerie par résonance magnétique fonctionnelle), de l’électroencéphalogramme et du magnétoencéphalogramme ? Autrement dit, peut-on expliquer la conscience et l’intelligence, par exemple la compréhension de la parole ordinaire, par la « machinerie du cerveau », telle qu’elle est expérimentalement connue par tous ces appareils de mesure et telle qu’elle est représentée par les modèles mathématiques – informatiques ? Il peut sembler qu’une preuve expérimentale doive emporter l’adhésion : puisqu’on peut modifier la conscience en agissant sur le fonctionnement du cerveau, la pensée s’explique tout entière par ce fonctionnement. Or – et qu’on ne se presse pas de trouver ridicules ces exemples – qu’une manipulation de la conscience par une action physique sur le cerveau soit possible, on le sait depuis longtemps, très grossièrement certes, depuis qu’on a remarqué qu’un grand coup sur la tête pouvait rendre idiot, ou encore lorsqu’on a bu un coup de trop : l’activité cérébrale est le substrat physiologique de la pensée que j’exprime à l’instant et la rupture d’un vaisseau ou tout autre accident mettra fin à ce que cette pensée peut avoir de lucidité. La précision des manipulations en laboratoire, leur sophistication, voilà une science rigoureuse jusque-là ignorée : mais nous permet-elle de comprendre ce qu’est la conscience ou la pensée ?

Parce que ses travaux ont permis de distinguer à quelles activités du cerveau correspond ou non la conscience, Stanislas Dehaene conclut : « à chaque découverte, l’intimidant mystère de la conscience perdait de sa superbe. Il se transformait en une simple question expérimentale… » (p.28)2. Les philosophes auraient donc fait de la conscience un mystère pour intimider toute prétention matérialiste de l’expliquer. Mais la conscience est maintenant devenue de « mystère philosophique » un « simple phénomène de laboratoire » (p.24), manipulable et mesurable comme tous les phénomènes de laboratoire. Elle n’est sans doute pas entièrement connue et maîtrisée par les neurosciences, mais enfin elle le sera : elle est déjà sans mystère, puisque matérielle, c’est-à-dire explicable sans qu’il faille supposer autre chose que la matière. Et en effet peut-on trouver autre chose dans un laboratoire digne de ce nom que des combinaisons de corpuscules ? L’imagerie et les appareils de mesure ne nous feront pas voir des esprits ni n’apporteront aucune sorte de présence miraculeuse. Mais il y a dans ces laboratoires des hommes qui pensent, qui formulent des hypothèses, qui construisent des théories, des hommes qui sont des cerveaux, et cette fois au sens métaphorique de cette expression, et c’est précisément ce que Stanislas Dehaene oublie : il oublie sa propre intelligence, il oublie que sa science n’explique pas l’intelligence dont elle est le produit et qu’elle ne se réduit pas au phénomène objectif qu’il mesure dans une IRMf. C’est pourquoi il est permis au philosophe de s’en tenir à l’élémentaire et d’adopter sur toutes ces questions un point de vue non pas scientifique mais réflexif, c’est-à-dire une méthode telle que la pensée, en tant qu’elle pense, ne se confonde pas, pour rendre compte d’elle-même et de sa vérité, avec les objets qu’elle construit. On n’accusera pas de corporatisme un professeur de philosophie qui, retraité, n’attend plus rien de l’institution, s’il prétend que la philosophie n’est point morte ni rendue caduque par ces merveilleux travaux : Stanislas Dehaene n’a pas encore inventé la science de la science. Il est capable de montrer quels processus cérébraux sont à l’œuvre lorsqu’un sujet fait des mathématiques, mais a-t-il montré par-là que les mathématiques sont une science ?

Ce qu’un lecteur cartésien approuverait des travaux de Stanislas Dehaene

L’incompétence ne peut servir de caution pour juger un travail scientifique. Je ne contesterai donc pas la validité de la méthode expérimentale par laquelle Stanislas Dehaene établit une correspondance entre l’activité du cerveau et le discours qu’un homme peut tenir sur ce qu’il pense, sur ce qu’il imagine, sur ce qu’il perçoit du monde. Mais je raisonnerai sur le sens de cette correspondance en lecteur attentif de Descartes. Presque quatre siècles séparent ses travaux de ceux de Stanislas Dehaene, mais son œuvre philosophique n’est pas devenue obsolète comme certains de ses travaux scientifiques. Qu’expérimenter sur le cerveau ne permettra de trouver autre chose que des combinaisons d’atomes et rien qui pourrait être d’un autre ordre que matériel, c’est-à-dire tel que la matière connue par les sciences positives, physique, chimie et biologie, ou comme dit Stanislas Dehaene, que « nos états cérébraux sont nécessairement déterminés par des causes physiques, car rien de ce qui est matériel n’échappe aux lois de la nature (p.360) », un lecteur des cartésiens le sait, et il sait même qu’en droit une machine peut faire tout ce qu’un tel système matériel est capable de faire. Un cartésien, à coup sûr admiratif devant les prouesses techniques de nos laboratoires, ne serait pas étonné qu’à chacune de nos pensées corresponde un phénomène neuronal et que celui-ci puisse être imité par une machine et expliqué à partir du modèle qu’en donne cette machine et la théorie de l’information. Si admirable que soit cette imitation, et je ne dis pas qu’elle est admirable par souci rhétorique, elle ne lui apprend rien qu’il ne sache déjà au moins depuis 1637. Ou plutôt, elle l’instruit d’une manière extrêmement précieuse et précise sur la manière dont fonctionne l’activité cérébrale, elle lui ouvre des perspectives admirables sur la médecine du cerveau, elle apporte quantité de connaissances ignorées en effet de Descartes, mais elle ne lui apprend rien sur le rapport du cerveau et de la pensée.

L’activité cérébrale de l’homme conscient expérimentalement définie

Les travaux de Stanislas Dehaene et de son équipe sont d’un intérêt majeur. L’appareillage technique permet d’établir une correspondance entre les images qu’il donne de l’activité cérébrale (définie donc par son effet sur certains appareils, comme n’importe quel phénomène physique) et le discours du patient sur ce qu’il perçoit ou sur ses intentions pendant qu’on enregistre l’activité de son cerveau sur des machines : une correspondance entre d’un côté un phénomène purement objectif, expérimentalement déterminable, situable, mesurable dans l’espace et le temps et par son intensité, et de l’autre ce que le patient dit voir ou ne pas voir, éprouver ou ne pas éprouver, phénomène que Stanislas Dehaene dit subjectif (p.30). Il devient possible de savoir, par le seul examen de ce qui se passe dans son cerveau, avant même de l’entendre dire ce qu’il sent, si un homme est ou non conscient du monde extérieur. Jamais l’expression « savoir ce qu’un homme a dans la tête » n’a été aussi appropriée. D’où aussi la possibilité de mesurer par imagerie cérébrale les degrés de l’activité cérébrale qui vont de l’absence de conscience à l’éveil de la conscience, ce qui permet dans certains cas encore rares d’intervenir sur les patients en état végétatif, lorsqu’on découvre qu’ils sont sur le point de s’éveiller. On comprend que la précision de certains résultats expérimentaux fascine (Stanislas Dehaene parle plusieurs fois de sa fascination) les chercheurs qui font ce travail admirable : on n’en est plus à la vieille « bosse des maths », ni à aux localisations cérébrales grossières, mais on détermine quel neurone « répond » par exemple au nom de Bill Clinton. La recherche ne s’arrête pas à une doctrine des localisations cérébrales style XIXe siècle, même plus précise. Stanislas Dehaene a pu établir qu’au moment de la prise de conscience, lorsque le patient parvient à voir ou à entendre quelque chose de déterminé (l’expérimentateur le sait par ce que le patient lui dit), le cerveau « s’embrase » : la représentation que la machine donne de l’activité cérébrale s’allume. Le cerveau, c’est ici l’image construite qu’en donnent les machines et qui nous montre que cette activité n’est pas seulement localisée en un point ou même en une partie du cerveau. Mieux, l’expérimentation permet de contrôler tout un système de communication entre les divers éléments du cerveau, interconnexion globale, pensée et dans une certaine mesure maîtrisée grâce au modèle informatique (mathématique).

Qui répond, l’homme ou le cerveau ?

Seulement Stanislas Dehaene, constatant que sur l’écran on voit un neurone en activité, dit et écrit qu’il répond au mot prononcé, « répondre » ou « réponse » étant mis sans guillemets. Or une activité cérébrale, même mesurée par des appareils sophistiqués, est-elle une réponse au sens ordinaire de ce terme lorsque je dis que je réponds à quelqu’un qui me demande son chemin ou qui me dit son désaccord avec mon interprétation des neurosciences ? J’admets que le patient qui répond à la question de l’expérimentateur réponde, au sens propre et ordinaire du terme ; j’admets aussi que l’activité cérébrale alors enregistrée sur les appareils corresponde à cette réponse : mais cette correspondance, même précisément établie, a lieu entre le phénomène ordinaire de compréhension de la parole et un phénomène d’ordre physique ou physiologique, qui comme tel n’est pas de l’ordre de la conscience et de la compréhension du sens de ce qu’on dit – quand même, je le répète, au moment où cette activité se déroule le patient dirait qu’il comprend ce qu’on lui dit et ce qu’il dit. L’homme répond, il a conscience, il pense, mais son cerveau ne répond pas et ne pense pas. Stanislas Dehaene, qui dit que le cerveau pense, oublie que l’intérêt majeur de son travail est de mettre en relation le phénomène humain ordinaire de la compréhension du discours et le phénomène objectif des mesures de l’activité cérébrale. Tout son travail repose sur son dialogue avec l’homme qui se prête à l’expérimentation : la correspondance établie entre le discours de l’homme objet de l’expérimentation et ce que le laboratoire permet de voir dans le cerveau ne signifie pas qu’il y a là deux phénomènes homogènes et que l’objectivité des mesures expérimentales du second explique le premier, c’est-à-dire la conscience telle qu’elle est vécue, bref la conscience ou la compréhension la plus ordinaire d’une parole.

Toute l’expérimentation repose sur un dialogue entre deux hommes

La force du travail de Stanislas Dehaene vient de ce qu’il réfère ces processus matériels au discours de son patient : c’est en dernière analyse parce qu’un homme comme lui ou moi parle, et dialogue avec celui qui a la tête dans l’IRMf, c’est parce qu’ils s’entendent sur ce qu’ils disent l’un à l’autre que l’expérimentateur sait qu’il y a une perception consciente, c’est-à-dire quelqu’un qui voit le monde extérieur comme nous tous le voyons et qui en parle. L’expérience originaire et non scientifique de l’homme par l’homme par le biais du langage est ce sur quoi repose tout le travail de Stanislas Dehaene, qui refuse de s’en tenir au vieux comportementalisme, au behaviorisme et qui prend en compte la conscience que le sujet a de lui-même, afin de voir ce qui la distingue sur le plan cérébral de toute autre activité du cerveau (p.29 sq.). Ainsi on peut suivre un mécanisme cérébral et l’imagerie cérébrale permet de dire, sans que le patient parle, s’il voit ou non : constatant la présence de l’image cérébrale que nous avons vue lorsqu’il disait voir, nous savons maintenant sans qu’il ait besoin de nous le dire, qu’il voit ! Nous lisons pour ainsi dire ses pensées dans sa tête. Pourtant, là encore seule la parole d’un homme clairvoyant sert de principe à tout le travail expérimental, la parole d’un homme qui comme vous et moi perçoit le monde et est assuré de l’existence de cet arbre ou de ce bureau. Tout repose sur l’usage ordinaire de la parole par lequel seul les hommes peuvent s’assurer les uns les autres qu’ils se comprennent ou comprennent quelque chose.

Parler et comprendre, est-ce seulement combiner des signes ?

La question est donc comme le reconnaît Stanislas Dehaene de savoir si une machine peut parler – c’est-à-dire, et cette fois c’est le cartésien qui parle : si on peut s’assurer qu’elle comprend quelque chose. Stanislas Dehaene l’admet parce qu’il peut concevoir une machine qui produit une infinité de combinaisons, ce que ne pouvait imaginer Descartes, nous dit-il (p.21), parce que les machines connues de lui en étaient incapables. La réponse à la question dépend de ce qu’on entend par conscience et par compréhension de la parole. Car dans toute cette extraordinaire expérimentation cérébrale, le critère de la conscience est en dernière analyse le critère cartésien (et admis par tout homme dans ses rapports avec ses semblables) : la capacité d’un homme à « arranger diversement » des paroles « pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence3 ». Stanislas Dehaene, en tant que théoricien, ne retient que l’idée de combinatoire (la capacité de « produire des phrases infiniment variées4 ») et oublie celle de sens, et pour cette raison il ne doute pas qu’une machine puisse parler. Il confond un système d’interconnexion entre éléments et la possibilité pour une conscience d’entrer en relation avec le monde, de sortir pour ainsi dire de soi, et même de s’opposer à soi. Comme le disait Georges Canguilhem5, « le sens n’est pas relation entre…, il est relation à… C’est pourquoi il échappe à toute réduction qui tente de le loger dans une configuration organique ou mécanique ». Il n’y a pas entre ces deux sortes de relations une différence de complexité mais de nature, et c’est pourquoi Descartes excluait qu’une machine puisse parler, mais non pas, comme le dit Stanislas Dehaene, parce que les machines de son temps n’étaient pas assez flexibles ni assez complexes. Toutefois Stanislas Dehaene est plus cartésien qu’il n’en a lui-même conscience, puisque c’est la compréhension la plus ordinaire de la parole qui dans son expérimentation sert en dernière analyse de critère de la conscience. Je ne mets donc nullement en cause ses travaux ni leurs résultats, mais je demande s’il comprend ce qu’il fait si bien. Car tout son travail repose sur le fait de l’intelligence de la parole, qui lui permet ainsi qu’aux hommes qui se prêtent à ses expériences de se comprendre, et non pas de se renvoyer la balle comme une machine « répond » aux combinaisons de sons qui lui sont envoyés, ce qui n’est pas répondre. L’usage métaphorique du verbe répondre pris au sens où une automobile répond au conducteur n’est pas équivoque, parce que personne n’imagine alors que la voiture comprend les mouvements du volant ; mais parler de la réponse du cerveau, c’est croire qu’il y a réponse au sens propre du terme et confondre phénomène cérébral et conscience.

Le cas des patients en état végétatif

Ainsi Stanislas Dehaene sait reconnaître une personne dans un patient en état végétatif lorsque les techniques de laboratoire permettent d’entrer en communication avec lui et de s’assurer qu’il comprend ce qu’on lui dit. Mais lui-même reconnaîtrait-il qu’alors son jugement n’a rien de scientifique et que, s’il a été rendu possible par une expérimentation sophistiquée, il se fonde en dernière analyse sur ce que chacun fait chaque fois qu’il s’adresse à ses semblables ? Reconnaîtrait-il qu’il subordonne en fin de compte ses expérimentations à une exigence morale qui suppose une autre idée de l’homme que celle que l’expérimentation et les théories qui lui sont liées peuvent justifier ?

Reprenons plus précisément l’expérience que Stanislas Dehaene rapporte, expérimentation extraordinaire et même tragique. Une patiente en état végétatif n’a aucun contact possible avec le monde extérieur et nous ne pouvons savoir si elle a conscience de quoi que ce soit. Elle est complétement enfermée en elle-même, elle est locked-in. Or nous pouvons lui parler et constater par imagerie que son cerveau réagit dans une certaine mesure comme celui d’un homme en bonne santé : si elle imagine à notre demande un match de tennis, l’imagerie cérébrale est la même que celle du cerveau des sujets qu’on examine en même temps qu’elle. Cela ne suffirait pas à prouver qu’elle a conscience de ce qu’on lui dit. On lui demande donc de répondre par oui en pensant à un match de tennis quand on lui demande si son père s’appelle Frédéric, et pour signifier non d’imaginer qu’elle visite son appartement, deux manières de penser qui correspondent à deux images cérébrales distinctes et répertoriées. On constate que son cerveau « donne la bonne réponse » : l’imagerie permet de savoir quand elle répond à une question si elle l’a comprise. On peut donc présumer qu’elle est consciente et ouverte sur le monde, ou au moins sur le discours qu’on lui tient – et il est certain qu’il y a lieu alors de se comporter vis-à-vis d’elle comme si elle était consciente, quoiqu’on ne puisse la garder plus d’un moment dans une IRMf.

Faut-il objecter que là encore nous nous en tenons à un raisonnement analogique : « son cerveau répond comme aurait fait celui d’un homme conscient, donc il est conscient ? » Ce ne serait pas une preuve suffisante de la présence de la conscience, ce ne serait pas une vraie réponse, une réponse au sens de ce qu’on lui dit. Or c’est le point le plus cartésien dans cette affaire, à l’insu de Stanislas Dehaene : l’expérimentateur dont il décrit le travail a fait en sorte qu’on puisse s’assurer que la malade réponde au sens de ce qu’on lui disait. Ainsi, pour le neuro-cognitiviste, être conscient, c’est comprendre ce qu’on me dit et répondre de telle façon qu’on soit assuré que j’ai compris. La patiente en état végétatif a répondu au sens de ce qu’on lui a dit, elle n’a pas seulement réagi à une sollicitation externe qui pourrait, comme dans le cas d’un chimpanzé dressé, entraîner un comportement à la manière d’une machine. Stanislas Dehaene remarque aussi qu’il faut qu’elle en ait la volonté. À ceux qui objectent que la réponse par l’imagination de la partie de tennis pouvait être une activité inconsciente déclenchée par le mot tennis, les expérimentateurs répondent qu’il n’était « guère probable » que cette activité « dure plusieurs dizaines de secondes – à moins que la patiente n’interprète effectivement le mot comme une consigne, l’indication qu’il fallait commencer à exécuter les instructions demandées » (p.289). Ils raisonnent comme nous tous lorsque nous avons affaire à nos semblables.

Dans la conférence du 20 janvier 2015 à Rennes, exposant le cas de cette patiente en état végétatif dont l’imagerie cérébrale permet de s’assurer qu’elle répond à ce qu’on lui dit, c’est-à-dire que quoique dans l’incapacité de communiquer avec le monde extérieur, elle comprend ce qu’on lui demande, Stanislas Dehaene conclut6 : « ce type d’expérience permet d’entrer en communication avec une personne et de montrer qu’il y a toujours une personne, si elle répond,… ». En effet, il faut très cartésiennement avouer que nous reconnaissons la présence d’un homme, comme personne, parce que nous pouvons parler avec lui, si extraordinaire que soit ici la manière dont se déroule le dialogue. Ainsi Stanislas Dehaene parle et agit ici en homme qui sait reconnaitre ses semblables et en prendre soin, quoique son discours, lorsqu’il réduit la pensée au fonctionnement cérébral, implique la négation de la personnalité.

Sens et interconnexion

Résumons. Nous savons par son activité cérébrale que le patient est conscient et comprend ce qu’on lui dit comme nous le saurions s’il parlait : nous sommes humainement assurés que le processus physique et sensible dont nous disposons pour en juger n’est pas seulement un élément interne à un système, une pièce d’une machine combinatoire, mais le signe que celui qui produit cette activité est ouvert au monde. Nous sommes humainement assurés qu’il n’y a pas là seulement un processus interne d’interconnexion entre éléments d’un organe ou d’un organisme, mais le rapport d’un être au monde et aux autres, que nous reconnaissons dès lors comme une personne, une conscience. Je dis humainement, les expérimentateurs disent probablement : nous ne sommes plus dans le cadre d’une certitude mathématique ou physique. Pour reprendre la distinction que nous avons empruntée à Georges Canguilhem, nous dirons que le système que l’imagerie permet de repérer n’est pas en fin de compte utilisé comme « relation entre… » mais comme « relation à… ». Et autant il faut beaucoup de science et de génie expérimental pour en arriver là, autant l’assurance que nous avons affaire à une personne n’est pas fondée elle-même sur une connaissance scientifique de même nature que la physique ou la physiologie. J’accorde entièrement qu’il ne peut y avoir de preuve expérimentale de la conscience ! On ne trouvera jamais en laboratoire que de l’activité cérébrale. C’est une relation humaine complexe et extraordinaire, qui permet ici de s’assurer que la patiente comprend ce qu’on lui demande, mais la nécessité de passer par la médiation de tout un appareillage ne doit pas nous cacher que ce n’est pas l’appareillage et l’expérimentation qui sont ici déterminants, mais l’humanité ordinaire.

À quoi reconnaissons-nous un homme ?

Savoir ainsi que tel homme a conscience comme vous et moi, quoiqu’il ne puisse le dire, cela ne prouve pas que la conscience soit située dans la zone que l’imagerie a repérée, mais seulement qu’elle a pour condition cette zone et son activité. La conscience n’est pas dans le cerveau de cette femme en état végétatif, que la maladie ou un accident empêche de s’exprimer, elle n’est pas plus dans sa tête que dans la nôtre lorsque nous nous exprimons. Et toute cette expérience suppose des êtres humains qui ont appris à parler : un expérimentateur capable d’inventer un signe et un patient capable de comprendre ce signe nouveau, capacité d’invention qui prouve que Descartes a vu clair, lui qui fonde le langage sur la liberté. L’infinité ouverte par la liberté n’est pas du même ordre que celle d’une combinatoire. Et Stanislas Dehaene peut bien objecter que soutenir ainsi l’irréductibilité de la conscience à sa manifestation expérimentale en imagerie cérébrale n’est pas prouvé expérimentalement ! Mais s’il n’admettait pas cette irréductibilité révélée par le fait de la parole, il n’aurait pu faire la moindre expérience. Une certitude première et préscientifique est au fondement même du travail scientifique.

Ce qui distingue entre toutes la pensée d’un Descartes, pour cette raison appelée philosophie, c’est qu’elle ne se réduit pas à l’état des sciences de son temps, pas même à celles dont il est l’initiateur. Et cela parce que c’est une pensée consciente d’elle-même et de ses propres limites, quelles que soient les erreurs scientifiques que Descartes ait commises. Que nous ne puissions nous assurer de la présence de nos semblables que par la parole ou quelque signe qui en est l’équivalent, Descartes le savait, et il savait aussi que cela suppose qu’ayant accédé au sens une conscience soit capable de lui donner un corps : que l’homme est capable par son corps d’exprimer quelque chose qui n’est pas du même ordre que les corpuscules dont il est composé. L’homme fait d’une réalité physique et sensible le signe qui renvoie à un sens qui lui-même n’est pas saisissable comme une donnée physique ou sensible, comme la donnée physique et sensible qui lui sert de signe. Stanislas Dehaene fait reposer tout son travail sur son dialogue avec l’homme qui se prête à l’expérimentation : celui-ci dit ce qu’il pense ou ce qu’il désire quand on le lui demande et qu’on regarde alors quelle image la machine donne de son cerveau. Faites abstraction de ce qu’il y a d’humain et de commun dans cette expérimentation, ne considérez que ce qui est proprement expérimental, et vous aurez une image cérébrale dont vous ne pourrez rien dire qui se rapporte à la moindre pensée et au moindre sens. L’expérience première par laquelle l’homme reconnaît l’homme est présupposée et non expliquée par l’admirable travail de Stanislas Dehaene et de ses confrères, quand même on admettrait, comme en cartésien je ne peux que l’admettre, qu’à cette expérience originaire correspond une activité cérébrale expérimentalement déterminable.

Conséquence du dualisme cartésien sur l’étude des corps vivants

Stanislas Dehaene est réductionniste : il soutient comme allant de soi que le biologique n’est que du chimique et l’humain du biologique, bref, un composé de corpuscules. Ce réductionnisme revendiqué est affirmé comme allant de soi et comme admis par la communauté scientifique. Stanislas Dehaene, qui manifestement n’a rien d’un fanatique ni d’un esprit fermé, ne se rend pas compte qu’il utilise là une sorte d’argument d’autorité7. La pluralité des voix dans une communauté même dite scientifique ne justifie pas une thèse. Mais la thèse réductionniste a une part incontestable de vérité : l’étude des vivants, y compris celle des mécanismes cérébraux humains, doit être matérialiste, sa méthode nécessairement matérialiste, et c’est précisément ce que nous avons appris de Descartes et des cartésiens. Contrairement à ce que disent en général les spécialistes des neurosciences, pour lesquels le dualisme est une aberration plus ou moins théologique, le dualisme cartésien est précisément ce qui nous a appris à ne pas chercher des pensées dans les choses et à expliquer les choses uniquement par l’étendue et le mouvement : Descartes étend ce mode d’explication aux êtres vivants et au corps humain, qu’il décide d’expliquer par la disposition de leurs organes et non par quelque principe immatériel ou supérieur. Il ne veut pas dire pour autant qu’un être vivant est une machine, mais qu’on expliquera le rapport de ses parties comme on explique une machine par la disposition de ses pièces. Rien donc qui doive étonner un lecteur de Descartes dans l’usage du modèle de la machine pour connaître les êtres vivants, y compris le cerveau. Seulement dans cette perspective, dire que le cerveau pense est une superstition qui consiste à attribuer des pensées à des choses qui comme telles sont sans pensées, un peu comme on pouvait croire qu’il y a des âmes minérales ou végétales ou qu’un esprit fait tourner les tables. Or quoiqu’il sache parfaitement la différence qu’il y a par exemple en physique entre un modèle et la réalité, Stanislas Dehaene me semble l’oublier lorsqu’il parle de la machinerie cérébrale, puisqu’il dit qu’elle pense : cette machine n’est pas quelque chose qui pense, une res cogitans, elle est le modèle sur lequel nous pensons l’activité cérébrale dont nous savons par la parole du patient qu’elle correspond à ce qu’il comprend, à une pensée.

Éducation et manipulation

Si donc il faut prendre au sérieux les travaux de Stanislas Dehaene qui préside aujourd’hui au Ministère de l’Éducation nationale un Conseil scientifique chargé de réfléchir sur la manière d’apprendre des élèves8, s’ils ont un intérêt médical déjà considérable, ils soulèvent une difficulté de fond sur le sens du rapport du cerveau et de la pensée. Ce qui pose du même coup un problème fort grave, sur le sens de l’enseignement, car on n’instruit pas de la même façon des cerveaux et des hommes, des animaux supérieurs et des êtres humains, humains par la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur liberté, et non pas seulement par la manière dont fonctionne leur cerveau tel qu’il est connu par l’imagerie médicale et sur le modèle que permet de construire la théorie mathématique de l’information. Si la conscience se réduisait aux conditions physiologiques et neurologiques de son apparition chez l’homme, comment l’enseignement pourrait-il être autre chose qu’un dressage, un conditionnement, et la pensée un mécanisme vide de sens ? Elle n’est pour le neuro-cognitiviste qu’un organe supplémentaire dont le hasard de l’évolution des espèces nous a pourvus. Dès lors, pour parler comme Georges Canguilhem, ne risque-t-on pas de glisser progressivement du concept d’éducation à celui de manipulation ? D’autant que la réussite de l’expérimentation sur le cerveau est bien considérée par Stanislas Dehaene comme une manipulation de la conscience (sic), preuve expérimentale de la vérité de la doctrine. Mais ne suffisait-il pas de savoir que les praticiens des neurosciences prétendent qu’enseigner est une science délivrée de toute idéologie pour présumer qu’ils sont en pleine idéologie ? Je me suis gardé de prétendre tenir un discours scientifique et j’ai parlé au nom d’une idée de la pensée et de la liberté, sans craindre qu’elle passe pour spéculative aux yeux des scientistes9. Tel est l’enjeu de ce genre de réflexion. Il n’est donc pas vrai que l’enseignement soit une science, comme le dit sans doute par provocation Stanislas Dehaene10 : quelque aide qu’on puisse trouver dans les résultats des neurosciences, pour traiter dyscalculie et dyslexie par exemple, l’enseignement repose sur la relation première de l’homme à l’homme par la parole et par le respect mutuel – ce qu’en pratique, je le répète, Stanislas Dehaene fait très bien, contrairement à ce qu’il soutient en théorie. Mais sans doute, né en 1965, n’a-t-il pas connu le temps où l’on justifiait le totalitarisme en le disant fondé sur la science, assurant qu’en dehors de la science il n’y avait qu’idéologie. Le souvenir de cette sombre époque devrait conduire à plus de prudence dans la prétention à subordonner les rapports humains et d’abord l’enseignement à la science.

J’ai averti le lecteur qu’en homme qui réfléchit et consulte sa conscience, Stanislas Dehaene fait prévaloir le respect sur toute autre considération, même scientifique, aussi bien dans ce qu’il dit de la pédagogie que dans ce qu’il dit de l’homme en général. Par exemple, si la thèse réductionniste est vraie, c’est être inconséquent que limiter la recherche de la vérité pour des raisons morales ou éthiques. Mais cette inconséquence vaut mieux que l’attitude inverse : Stanislas Dehaene est homme malgré sa doctrine, quand beaucoup donnent des leçons de morale mais n’ont aucun respect pour leurs semblables. Il faut seulement espérer que l’expérimentateur ne finisse pas par prévaloir un jour sur l’homme, puisqu’expérimenter, c’est, comme il dit, « manipuler la conscience ». Il doit tout de même paraitre étrange que jamais son livre ne rappelle que ce genre de manipulation est monnaie courante et n’a pas attendu l’expérimentation des neurosciences. Il est vrai que ses manipulations consistent à agir en laboratoire sur l’activité cérébrale.

Le ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer oppose aux pédagogistes les neurosciences. Le pédagogisme – si on en définit le type le plus pur – est une psychologisation de l’enseignement qui fonde l’apprentissage sur les motivations de ce qu’on appelle alors l’apprenant, et non pas sur le contenu d’un savoir, c’est-à-dire sur son intelligibilité. D’où un genre de pédagogue qui n’est pas d’abord un savant : la pédagogie est alors une science ou une technique indépendante des différents savoirs enseignés, définie par des spécialistes qui ne sont pas eux-mêmes mathématiciens ou historiens ou biologistes mais seulement pédagogues. Or lorsqu’il oppose au pédagogisme les travaux de Stanislas Dehaene, Jean-Michel Blanquer ne revient pas au principe selon lequel l’intelligibilité du savoir est ce qui le rend « apprenable » : on le sait, le grec appelle mathemata ce qui s’apprend. Les neurosciences peuvent bien montrer que par exemple la méthode syllabique convient mieux au cerveau que la globale pour l’apprentissage de la lecture ou que la mémoire doit être entraînée et cela dès la petite enfance (ce qu’on sait depuis fort longtemps), leur expérimentation et le modèle informatique (la théorie mathématique de l’information qu’elles utilisent) ne prennent pas en compte l’idée qu’apprendre, c’est d’abord comprendre.

A-t-on prouvé que le chimpanzé conçoit les nombres ?

De là de graves confusions, dont l’énormité étonne. Soit un exemple, que donne Stanislas Dehaene. Il s’agit de montrer qu’il y a une certaine continuité de l’animal à l’homme, c’est-à-dire entre leurs cerveaux respectifs, ce qui, biologiquement parlant, n’a rien de choquant. Au demeurant Stanislas Dehaene n’ignore pas la différence qu’il y a entre l’homme et l’animal, qui est d’abord que l’homme donne une éducation à ses enfants, de sorte que par exemple les mathématiques se développent au cours d’une histoire et ne se réduisent pas pour cette raison à ce qu’en feraient les dispositions naturelles d’un cerveau humain cultivées en dehors du monde humain. Il rapporte une expérience faite sur un chimpanzé mis devant un écran tactile où, sur la partie gauche, on voit des points (un nombre de points qui varie) et sur la partie droite les chiffres arabes11. L’animal a été entraîné (Dehaene ne dit pas dressé). Je vois là une difficulté, car il a été entraîné par un homme, ce qui en effet change tout, car cela veut dire que nous avons un phénomène culturel ou historique et non pas seulement animal ou naturel. Passons sur ce point. Un animal entraîné est devenu capable de mettre son doigt sur le chiffre qui correspond au nombre de points, et de mettre la main sur le bon chiffre chaque fois qu’on change le nombre de points. Il fait cela plus vite que la plupart d’entre nous ne le feraient. Stanislas Dehaene conclut : « ce qui est remarquable, c’est qu’on puisse entraîner un animal à reconnaitre le concept de nombre ».

On aurait mis au lieu de points des images et au lieu de chiffres d’autres images représentant n’importe quoi, et l’on aurait défini entre les deux côtés une correspondance, toujours la même, le chimpanzé aurait pu aussi bien, une fois dressé, réussir l’opération : on n’a pas besoin de supposer qu’il conçoive un nombre pour cela, ni qu’il sache lire. Faire correspondre après dressage à des paquets de cinq points, quel que soit leur agencement, le chiffre 5, etc., ce n’est pas concevoir le concept de cinq. L’enfant qui sait compter ne se contente pas d’établir après dressage une correspondance entre un paquet de bûchettes et un chiffre, c’est-à-dire un signe écrit. Puis-je même suggérer, dans mon incompétence de non-spécialiste, que c’est parce que l’homme compte de un en un et conçoit ainsi un nombre, qu’il va moins vite que l’animal ? Nous comptons et concevons le nombre, nous ne faisons pas correspondre une configuration de points et une écriture. Il suffirait au demeurant que nous nous entraînions un peu pour aller aussi vite que l’animal et acquérir le même mécanisme que celui qui lui a été inculqué par le dressage. On voit où conduit la confusion des chiffes et des nombres (j’ai cru trouver dans le propos de Stanislas Dehaene une confusion comparable entre formuler et formaliser, mais peut-être n’est-ce qu’un lapsus). La même illusion conduit à confondre calculer et penser, manipuler des signes et comprendre. D’où l’on conclut qu’une machine peut penser : la machine à calculer de Pascal ne conçoit rien, et la plus sophistiquée des machines à calculer pas davantage. Si donc le Ministère de l’Éducation nationale partait d’une telle conception de l’enseignement réduit au dressage, les pédagogistes auraient de beaux jours devant eux : peut-être sont-ils trop humains, mais enfin ils sont humains.

Admettons qu’à la rigueur on attribue à l’animal une représentation de la correspondance entre les deux parties de l’écran, mais non pas un concept de nombre, lequel au demeurant requiert qu’ayant compris que 1+1 font 2 on ait déjà en soi l’idée de l’infini, comme disait Leibniz. Mais qu’un comportement corresponde à ce qui, chez un homme capable de nous le dire, est une représentation, cela ne prouve pas que, chez un être qui ne peut le dire, le même comportement est lié à une représentation. La présomption qu’on en a lorsqu’on sait que son cerveau réagit comme le nôtre n’est pas encore une preuve suffisante : elle n’est légitime que chez l’homme, chez celui avec qui nous avons déjà pu parler. Autrement dit, l’anthropomorphisme règne encore en maître au Collège de France puisqu’on considère le chimpanzé comme s’il avait déjà été capable de nous dire ce qu’il pensait. Maintenant, je veux bien ajouter qu’en toute rigueur il est possible que ce chimpanzé conçoive quelque chose et pense plus que nous ne pouvons le prouver, tant qu’il n’est pas capable de nous le dire et d’exprimer ses revendications. Mais nous n’en savons rien. Si on le lit attentivement, on verra que c’était la position de Descartes.

Stanislas Dehaene appelle bosse des maths ou number sense la capacité naturelle du cerveau humain à nous faire déterminer (approximativement) les quantités à un âge précoce, avant que nous sachions compter, capacité présente aussi chez les animaux, comme chacun le voit à leur comportement. Ainsi le neuropsychologue donne l’exemple d’un singe qui a le « choix » entre un récipient où devant lui on a mis plus à manger que dans un autre, et qui « choisit » le mieux rempli, ce qui n’étonnerait pas Descartes… Il est manifeste en effet que les animaux « évaluent » taille et distance : nous n’apprenons là rien, et il n’est pas vrai que cela suppose que l’animal ait le sens du nombre ou de la quantité, comme le soutient Stanislas Dehaene : c’est la raison pour laquelle il m’a fallu mettre entre guillemets choisir et évaluer. Qu’on tire de ces découvertes cette conclusion que l’apprentissage de l’arithmétique chez l’homme doit s’appuyer sur cette sorte d’instinct lié à une activité cérébrale repérable, rien de plus légitime, et Stanislas Dehaene soutient à juste titre que l’entraînement favorise cet apprentissage et celui des mathématiques en général : je veux bien qu’il faille tirer parti de cette aptitude commune aux hommes et à certains animaux et même qu’il y ait une part de dressage dans notre éducation. Mais je ne vois pas que dans cet exemple nous puissions être assurés qu’il y a une représentation de la quantité comme telle chez l’animal ou même déjà chez le tout petit enfant. Peut-on même parler d’une sorte d’intuition du plus grand ou du plus petit ? C’est en tout cas ce que dit Stanislas Dehaene. Or cela ne peut être pensé par nous qu’en fonction de nos propres représentations et intuitions, telles que nous les formulons par la parole et dont nous ne savons rien chez notre voisin s’il ne nous en dit rien. Aussi bien ne les avons-nous nous-mêmes que très confusément à notre esprit tant que nous ne sommes pas encore capables de les formuler. Tant que l’animal ne pourra pas s’expliquer, tout sera au mieux conjectural. Au contraire, s’agissant des jeunes enfants qui bientôt seront comme nous, il va de soi qu’on peut présumer, à partir d’une image cérébrale, qu’ils ont déjà des représentations sans doute encore confuses, que la parole leur permettra bientôt d’élever à un tout autre niveau de conscience. Quand Descartes, après avoir exposé les règles de sa méthode, écrit qu’un « enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait trouver », il suppose que l’enfant a compris la numération : les règles dont il s’agit se rapportent à l’intelligibilité de l’addition et ne se réduisent pas aux règles de calcul qui permettent de faire l’opération à l’aveugle. Mais une fois intelligence et mécanisme confondus, il devient possible de parler sans que cela choque d’intelligence artificielle et d’oublier que l’enseignement n’a de sens que fondé sur l’intelligibilité de son contenu. Lorsqu’un enfant compte sur ses doigts et trouve péniblement le résultat d’une addition, ou mieux, lorsqu’il se trompe, on est assuré qu’il pense : son échec même prouve son intelligence. La réussite du chimpanzé ne nous apprend que l’habileté du dresseur. Seulement reconnaître l’irréductibilité de la compréhension d’une simple addition à un mécanisme quel qu’il soit, c’est distinguer l’esprit et le cerveau : et voilà le dualisme auquel Stanislas Dehaene veut à tout prix échapper.

La révolution cartésienne et le sens de la physique

Il y a dans la conférence de Rennes du 21 janvier 2015, qui présente Le code de la conscience, plusieurs remarques de Stanislas Dehaene qui me semblent montrer son incompréhension, au demeurant assez généralement partagée, de ce trop fameux dualisme qui sert de repoussoir mais n’est jamais l’objet d’une analyse : dualisme est une sorte d’étiquette qui dispense de lire Descartes. Dans cette conférence, comme dans l’ouvrage lui-même, Stanislas Dehaene interprète (avec les paléontologues) une fresque de Lascaux qui représente un homme rêvant avec au-dessus de lui un oiseau : il s’agirait de l’envol de son âme hors de son corps. Stanislas Dehaene veut dire que l’homme a toujours cru en la distinction de l’âme et du corps et en la possibilité pour l’âme de s’extraire du corps. J’avoue qu’il m’est impossible de me prononcer sur cette question. Mais on sait que la croyance en la possibilité pour l’âme de quitter le corps ne contient pas nécessairement l’idée qu’elle n’est pas matérielle. Que la spiritualité de l’âme soit d’une autre nature que la matérialité des corps, c’est une thèse finalement assez peu partagée dans l’histoire de l’humanité et même par les diverses religions. Ainsi l’esprit est pensé comme un souffle – spiritus en latin, pneuma en grec – et non comme une réalité immatérielle. Nous avons encore l’esprit de vin et les spiritueux.

Descartes s’oppose à une conception de l’âme comme principe d’animation des corps, celle de ses contemporains, qui suivent Aristote et étudient l’âme dans le cadre de ce que nous appellerions une biologie : l’âme alors n’est pas la conscience, ou un phénomène subjectif, pour parler comme Stanislas Dehaene, c’est la vie, et non d’abord la pensée. Même conçue comme une forme qui informe la matière et ainsi fait un corps12, l’âme n’est pas un esprit au sens cartésien : le corps physique est pensé comme un mixte de matière et de forme, dans cet aristotélisme, et la notion de matière alors n’a pas le sens matérialiste que lui donne notre physique qui conçoit la matérialité comme constituant par elle-même les corps. Or l’idée que la matière est réelle par elle-même, nous la devons à la distinction cartésienne de l’âme et du corps. La révolution cartésienne et ce qu’on appelle le dualisme revient d’abord à refuser de rendre compte des mouvements des corps physiques et des corps vivants eux-mêmes par un principe d’animation, même immanent au corps, si bien qu’on ne peut appeler âme ou esprit que la pensée – non pas, j’y insiste, en tant que principe d’animation des corps ou même du corps humain, mais en tant qu’elle est capable de vérité.

Stanislas Dehaene – qui rend hommage à Descartes, contrairement à ceux de ses collègues qui ne voient que superstition dans le dualisme – écrit13 que Descartes « conclut dans un lyrique élan matérialiste, plutôt inattendu sous la plume du fondateur du dualisme, que pour expliquer toutes ces propriétés du corps [par exemple la veille et le sommeil] « il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits [ici esprit veut dire souffle, il s’agit de quelque chose de matériel], agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés » ». Mais il n’y a là rien d’étonnant, si l’on comprend le dualisme comme le veut Descartes : le dualisme cartésien fonde une connaissance purement matérialiste des corps vivants et même du corps humain. Ainsi Descartes dit à Mersenne que ses Méditations, qui justifient métaphysiquement le dualisme, jettent les fondements de sa physique, c’est-à-dire d’une physique que nous pouvons dire purement « matérialiste », celle que rejette l’Église. Aussi lui écrit-il le 11 novembre 1640, avant la publication des Méditations, de n’en rien dire à ces Messieurs de la Sorbonne, car sachant que « ce peu de métaphysique que je vous envoie, contient tous les principes de ma physique »… « ils feraient leur possible pour me donner d’autres occupations au lieu que, quand la chose sera faite [la publication de l’ouvrage] j’espère qu’ils en seront bien aise ». La distinction de l’âme et du corps n’a pas chez Descartes une finalité théologique ou religieuse : il s’agit au contraire de fonder la nouvelle physique. Que Descartes soit aussi un catholique sincère ne signifie pas que sa pensée soit déterminée par sa croyance.

Penser selon le corps ou selon la vérité : 2+2 font-ils 4 ?

Le dualisme signifie à la fois que le monde physique n’est pas mu et habité par des pensées ou des âmes, et que la pensée est irréductible à l’explication mécaniste. Comprenant, et d’abord se délivrant de ses illusions, doutant, la pensée est libre, c’est-à-dire capable de connaître les choses selon leur véritable nature et non pas selon ce qu’un corps particulier l’amènerait à se représenter (idée développée aussi par Platon). Le corps humain est tel qu’il est possible à l’homme de penser selon la vérité des choses qu’il étudie. Il est tel que l’homme peut penser autrement (pas toujours, ni en tout ! rarement même en un certain sens) que selon sa constitution particulière de corps vivant muni d’un cerveau. La philosophie a pour tâche non pas d’expliquer comment le cerveau sert de substrat à la pensée, mais de chercher à comprendre ce que c’est que comprendre : comment comprendre que nous pensions selon la vérité et non pas selon le corps, ou selon le cerveau – car enfin quel mathématicien admettra que deux et deux font quatre non pas en raison de la nature des nombres, mais seulement parce que son cerveau est ainsi fait qu’il lui fait admettre cela ? Quelle différence alors entre une proposition rationnelle et un préjugé ? Que si la plupart de nos pensées se sont formées en nous depuis notre enfance sans que nous en soyons les juges, nous comprenons que deux et deux font quatre : cette seule remarque suffit à Descartes pour prendre conscience que la raison en l’homme permet d’accéder à un ordre de pensées qui n’est pas de même nature que des préjugés et tout ce que ses passions lui font croire. Cette seule remarque suffit à prouver la liberté, c’est-à-dire non pas je ne sais quel pouvoir de faire n’importe quoi, mais la capacité de penser selon la vérité des choses et non selon nos humeurs d’être vivant social. La rationalité scientifique ne saurait donc se réduire à ce que les neurosciences nous apprennent de l’activité cérébrale. Il nous faut notre cerveau pour comprendre, mais si comprendre était seulement penser selon la machinerie cérébrale, ce ne serait jamais que la manière de penser particulière d’un vivant prisonnier de sa condition et même incapable de savoir qu’il n’est que cela. Si la science du cerveau elle-même n’était qu’un produit du cerveau humain à tel moment de son évolution, elle deviendrait caduque à un autre moment de cette évolution ; les neurosciences ne seraient que la représentation particulière et contingente qu’un animal à un moment donné se donne de lui-même – thèse absurde puisque cet animal en ayant conscience et pouvant s’opposer à cette illusion, sa pensée ne se réduit pas à ce que son cerveau le forcerait à croire.

Selon Stanislas Dehaene les neurosciences résoudraient ce qui n’était qu’un « mystère » (sic) relevant de la spéculation philosophique, l’apparition de la conscience dans le cerveau. Or que certains phénomènes que nous rapportons à la conscience procèdent du corps, des métaphysiciens parmi les plus portés à soutenir l’immatérialité de l’âme ne l’ont pas nié : ce qu’il s’agit de savoir, c’est non pas si tel phénomène de conscience est lié au fonctionnement du cerveau (tel dysfonctionnement de la conscience est parfaitement compris depuis longtemps comme ayant pour cause par exemple l’alcool, une drogue, ou un choc), mais si la conscience la plus éveillée, celle du neurologue par exemple, est réductible à ce genre d’explication : cette explication supposée même compète, permettrait-elle de comprendre que les mathématiques soient vraies : que 2+2 fassent réellement 4 ?

Annonçant le 14 juin 2011 à Rennes le contenu de sa conférence sur la réédition de son livre, La bosse des maths, Stanislas Dehaene dit qu’il va se demander – je cite : « pourquoi 2+2 font 4 et comment on fait pour le savoir14 ». Il étudiera « la manière dont le cerveau fait des mathématiques ». Je comprendrais qu’il cherche en quoi consiste l’activité cérébrale d’un homme qui fait des mathématiques, mais métaphore mise à part, qu’est-ce que cela veut dire qu’un cerveau fait des mathématiques ? Stanislas Dehaene soutient qu’on peut expliquer par l’étude du fonctionnement cérébral pourquoi 2+2 font quatre. C’est admettre que ce fonctionnement fait la vérité d’une proposition mathématique – et aussi bien d’une simple connaissance empirique. Percevoir mon bureau et m’assurer qu’il est bien là et que je ne rêve pas, suppose que mon cerveau ne soit pas malade et qu’il soit conformé de telle façon qu’un rapport au monde comme réel me soit possible : mais cela signifie-t-il que la machinerie cérébrale fait qu’il est vrai qu’il y a là un bureau ? Est-ce elle qui fait qu’il est vrai qu’il y a sur le bureau quatre livres et non pas trois et que compter ces livres a un sens ? On sait au moins depuis Descartes que le genre d’explication que développent si efficacement les neurosciences ne peut trouver autre chose que des mécanismes, et Descartes lui-même dans son Traité de l’homme (dont Stanislas Dehaene cite longuement la conclusion) part de la fiction d’un homme machine, tel que par la seule disposition des pièces qui le composent il soit possible d’expliquer toutes les fonctions de l’homme réel, y compris la perception et les rêves, explication cartésienne qu’on peut dire en effet« matérialiste ». Mais Descartes ne soutenait pas que la pensée que nous avons du réel comme tel soit du même ordre – même si, il le savait, à une telle pensée correspond aussi un processus cérébral.

La foi et le cerveau

À un auditeur d’une de ses conférences qui lui demandait s’il avait travaillé sur la foi, Stanislas Dehaene a répondu que non, mais il n’a pas dit que cela n’aurait rien changé : l’idée même de connaissance scientifique mathématique et expérimentale exclut qu’il puisse y avoir un phénomène de pensée, même la foi, auquel rien ne corresponde dans le cerveau. Et si l’expérimentation ne permet pas de trouver quoi que ce soit dans le cerveau lors d’une crise mystique, cela prouve non qu’elle est surnaturelle, mais que l’appareil d’investigation est insuffisant. Au demeurant il suffit de lire les mystiques pour savoir quelles émotions et quels mouvement de tout le corps ils vivent ! On ne voit pas pourquoi leur cerveau serait hors du coup. C’est la raison pour laquelle les jansénistes craignaient de confondre des mouvements purement psychologiques et même pathologiques avec la vraie foi : extérieurement, physiquement, la différence est invisible. Il y a chez eux, par exemple chez Nicole, ce que Paul Benichou appelait un matérialisme : une critique matérialiste des états d’oraisons.

Il n’y a pas de représentations cérébrales

Stanislas Dehaene ne parvient pas à concevoir que la pensée ne soit pas réductible à une combinaison matérielle, et en un sens il a raison : dans le cadre mathématique et expérimental qui est le sien, il ne peut jamais être trouvé que de la matière – de l’étendue et du mouvement aurait dit un cartésien. On peut découper le cerveau aussi finement qu’on voudra, on n’y trouvera que des molécules ou des atomes, ou des parties d’atomes, et quelque complexité dans leur organisation qu’on y trouvera, quelque activité qu’on y détectera, on ne verra jamais que quelque chose de matériel comme sont matériels tous les objets de la physique, de la chimie et de la biologie. De même qu’il était absurde de dire au XIXe siècle après une trépanation que le souvenir était dans la cuvette, de même nous ne trouverons jamais ni un bout de conscience, ni un circuit qui soit la conscience ou de la conscience : un bout de pensée. Je ne comprends donc pas que Stanislas Dehaene parle de représentations qu’il aurait trouvées dans le cerveau, sinon parce qu’il a une conception anthropomorphique du cerveau dont il fait un second homme dans l’homme.

Stanislas Dehaene ne se contente pas de dire qu’il étudie les conditions neuronales ou cérébrales de la conscience, mais soutient que le cerveau a conscience : étrange affirmation puisqu’aucun d’entre nous n’a jamais vécu sa conscience comme une activité cérébrale et qu’il a même fallu du temps pour qu’on comprenne en quel sens le cerveau était le siège de la pensée, placée par exemple par Homère dans le cœur. Des processus neuronaux ou cérébraux qu’il maîtrise Stanislas Dehaene dit qu’ils font la conscience, qu’ils sont la conscience du cerveau, et il y a selon lui des « représentations » cérébrales. Le cerveau pense. Que ce qu’on peut suivre par imagerie dans le cerveau corresponde (ou puisse correspondre) à une représentation pour l’homme qui se prête à l’expérimentation et qui alors nous dit ce qu’il voit ou éprouve, je l’admets. Mais lorsque ce phénomène cérébral est détecté et qu’il ne correspond à aucune représentation dont le patient puisse parler ou donner un signe, est-on en droit de parler alors de représentation inconsciente, sous prétexte que le phénomène cérébral, tel que l’expérimentation le révèle, est le même que lorsque le patient a conscience et le fait savoir ? Et il est manifeste que si l’on admet que le cerveau pense, il faudra aussi admettre qu’une machine peut penser. Nous tournons ici en rond.

Ce phénomène cérébral est-il plus de l’ordre de la représentation que n’importe quel phénomène physiologique, comme la contraction musculaire, etc. ? J’admets qu’il y ait des processus cérébraux qui sont le support de nos pensées conscientes et qui eux-mêmes puissent être dit « inconscients » : je l’ai dit, nous avons sans cesse conscience de nous-mêmes et du monde alentour sans avoir la moindre conscience d’une activité cérébrale, activité que le laboratoire permet de connaître et de suivre. Mais ce mécanisme cérébral n’est pas inconscient au sens où l’inconscient est de l’ordre du sens, du concept ou de la représentation : ce ne sont pas des pensées inconscientes, ce sont des processus physiologiques sans conscience, pas plus « conscients » que n’importe quel phénomène électrique. Je ne nie pas pour autant qu’il puisse y avoir des pensées inconscientes et que même les pensées présentes à la conscience sont portées par celles qui ne lui sont pas présentes. Mais le laboratoire ne permet pas de voir dans le cerveau des pensées ou des représentations même inconscientes. Et je le répète : j’admets que ce soit les conditions cérébrales, neuronales, de nos pensées (conscientes ou non).

La pensée peut-elle mouvoir un corps ?

Autre exemple de confusion. Les médecins et les ingénieurs ont pu brancher le cerveau d’une patiente quadriplégique de telle façon qu’elle « contrôle un bras robotisé par la seule pensée », écrit Stanislas Dehaene : pensée et activité cérébrale sont toujours confondues. Et pourtant il a parfaitement raison de supposer que « d’ici une vingtaine d’années, nous trouverons parfaitement banal qu’un patient quadriplégique et locked-in [enfermé en lui-même et sans communication possible avec le monde extérieur] conduise son fauteuil roulant par la seule force de la pensée ». S’il s’agissait de la pensée et non de l’activité cérébrale, c’est-à-dire d’un phénomène physique, il faudrait croire aux tables tournantes et revenir aux pires superstitions. Tout cela présuppose ce que Descartes affirmait sans prétendre en rendre raison, à savoir l’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire en effet l’action de la pensée sur le corps et du corps sur l’âme. Quand je veux lever la main, une pensée produit un mouvement. Descartes admet ce fait mais ne prétend pas l’expliquer. Quand un quadriplégique fait se mouvoir un bras robotique « par la pensée », c’est l’activité de son cerveau, c’est-à-dire un phénomène physique qui produit un phénomène physique, et non pas le miracle d’une pensée qui produit un mouvement. Quand sa pensée, la compréhension qu’il a de l’ordre qu’on lui donne ou sa volonté de faire bouger l’appareil, par le biais de son activité cérébrale convenablement branchée, parvient à commander le mouvement de l’appareil, alors le lien de la pensée et de l’activité cérébrale motrice, c’est encore l’union de l’âme et du corps : toute l’imagerie cérébrale qu’on voudra, tout l’appareillage qu’on voudra ne permettent pas d’avancer d’un pouce sur la question.

Le problème cartésien de l’union de l’âme et du corps

Ce qu’on appelle, pour aller vite, le dualisme cartésien, est en réalité la position d’un problème, celui de l’homme. Descartes disait que l’âme est unie au corps en toutes ses parties : il n’est pas question chez lui d’une correspondance entre la pensée et les parties du cerveau. L’âme, indivisible, n’a pas son siège dans le cerveau, elle est jointe au corps « par le moyen d’un organe unique et pour ainsi dire physiquement ponctuel et sa localisation dans ce qu’il appelait la glande pinéale (conarion des anciens, notre épiphyse) ». Cette étrange doctrine qu’on peut bien dire fausse donne à la glande pinéale une fonction « métaphysiologique »15 qui interdit de penser qu’il y ait un siège physique de la pensée. Descartes s’arrête ainsi sur ce qui en l’homme est inintelligible : ce n’est pas la conscience, contrairement à ce que dit Stanislas Dehaene qui parle du mystère de la conscience pour les philosophes, question pour lui spéculative et non expérimentale donc, au fond, question qui relève du bavardage non scientifique. Descartes pose le problème de l’union de la conscience et du corps. En réalité l’homme, selon Descartes, ne peut être compris à partir de ces deux substances hétérogènes que sont l’âme et le corps, la pensée et l’étendue : il constitue par leur mélange un être irréductible aussi bien à l’âme qu’au corps physiquement étudié. Ni une métaphysique de l’âme (au demeurant réduite chez Descartes à l’affirmation de la liberté et nullement développée en psychologie rationnelle, quelques pages), ni l’étude physique ou physiologique du corps humain (qui occupe un volume) ne peuvent nous dire ce qui fait un homme. L’union d’une âme et d’un corps est inintelligible en ce qu’elle ne peut être connue à partir des éléments qui la composent, mais nous la connaissons à partir de l’expérience que nous en faisons. Car on ne peut comprendre qu’une pensée meuve un corps ou en pâtisse, ni qu’un corps palpite et éprouve des impressions et des sentiments. Descartes avait le courage de voir qu’il ne comprenait pas ces deux faits pourtant les plus communs et qui s’imposent à nous tous à chaque instant. Concevoir clairement et distinctement la pensée et l’étendue ne nous permet pas de construire un être composé des deux : seule notre vie d’homme, la douleur, les passions, les mouvements de nos membres que nous faisons à volonté, nous apprennent ce que c’est qu’être homme – union de l’âme et du corps que précisément les autres cartésiens reprocheront à Descartes d’affirmer sans en rendre raison, en abandonnant la partie, dira Leibniz. Car le fait de l’union n’est pas expliqué par Descartes. Ainsi, à la princesse Elisabeth qui lui demandait des précisions, il répond qu’elle ne doit pas penser qu’il ne parle pas sérieusement lorsqu’il lui écrit le 28 juin 1643 que l’union n’est connue ni par la métaphysique ni par la pratique des sciences ; mais que « c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer aux choses qui exercent l’imagination qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps ». Descartes insiste auprès d’Elisabeth sur ceci que le dualisme exposé dans les Méditations, qui distingue radicalement pensée et étendue, interdit de penser qu’un corps pense ou qu’une pensée soit étendue, et donc empêche de comprendre leur union. Autrement dit ce qui pour l’homme que nous sommes est le plus manifeste, notre unité avec notre corps, telle que pensée et chair n’y font qu’un, devient à la réflexion la chose la plus obscure, celle sur laquelle en effet la tradition philosophique après Descartes n’aura de cesse de revenir, soit pour construire d’admirables systèmes métaphysiques qui rendent compte de cette union, soit pour tenter de formuler l’idée d’une chair qui ne soit pas pensée à partir des notions distinctes de l’âme et du corps.

Les limites de l’expérimentation

Les progrès considérables accomplis dans l’étude des mécanismes cérébraux ne nous disent rien de plus sur la conscience elle-même (alors qu’ils nous en apprennent beaucoup plus sur ses conditions cérébrales) que ce que chacun en sait par le fait qu’il est conscient de la présence devant lui d’un objet. Il est difficile de tenir en même temps l’aspect extraordinaire des découvertes des neurosciences et leur limite radicale. Mais à l’intérieur de ces limites elles sont d’un intérêt capital et peuvent chaque jour repousser leurs bornes. Je passerai donc pour neurosceptique puisque je soutiens que les neurosciences ne résolvent pas plus que les autres tentatives le problème cartésien de l’union de l’âme et du corps : l’étude la plus complète des conditions physiologiques et cérébrales de la conscience et de la compréhension du discours ne rend pas compte de ce que c’est que comprendre et avoir conscience, ni de la relation qu’il y a entre la pensée et le corps ou même seulement entre la pensée et l’activité cérébrale, comme dans le cas extrême d’un patient en état végétatif. Et je le répète, j’accorde tout ce qu’il dit de son expérimentation à Stanislas Dehaene : oui, il y a correspondance entre les pensées du patient et l’imagerie cérébrale, oui, cela permet dans certains cas de s’assurer de la présence de la conscience chez des malades enfermés en eux-mêmes, etc. Sachant la conscience irréductible au mécanisme qui pourtant la rend possible en l’homme, irréductible à ses conditions humaines d’apparition en un corps qui nous est si cher, je ne sais pas grand-chose de la conscience, sinon ce que nous en apprennent les philosophes et les poètes. C’est la raison pour laquelle la philosophie et les humanités ne sont pas je ne sais quel discours préscientifique dont il faudrait attendre qu’une science nouvelle nous délivre, mais le fondement même de la culture de l’esprit. Le neuro-cognitiviste pourra m’objecter tant qu’il voudra que je suis dualiste, j’admettrai sans hésiter que ce dualisme ne repose sur aucune preuve expérimentale (p.358). Mais ne voit-il pas que vouloir une preuve expérimentale au sens rigoureux de cette expression, au sens qu’elle a en physique, et non pas au sens où l’on pourrait parler d’une preuve empirique, comme la preuve que nous avons affaire à une personne, lorsqu’elle répond au sens de ce qu’on lui dit, vouloir une preuve expérimentale, c’est a priori ou par principe exclure toute autre explication que l’explication physique ou mécaniste ? Le dualisme interdit au contraire par principe de penser qu’on puisse trouver un mouvement dans la nature qui soit miraculeusement produit par un esprit ! L’homme est une exception.

Qu’en est-il de la liberté ?

Le Code de la conscience s’achève par une réflexion sur le libre arbitre, par lequel les neurobiologistes n’entendent visiblement pas ce qui est ainsi appelé dans les querelles philosophiques depuis saint Augustin, mais tout simplement la liberté humaine. Stanislas Dehaene récuse à juste titre toutes les tentatives de justifier la liberté à partir de la théorie des quantas et des débats des physiciens sur l’indéterminisme : l’aléatoire en effet n’engendrera pas un esprit libre (p.359). Et répétons-le, il est incontestable que « nos états cérébraux sont nécessairement déterminés par des causes physiques, car rien de ce qui est matériel n’échappe aux lois de la nature16 ». Comme le cerveau auquel se réduit la pensée, dans la perspective neuroscientifique, est conçu comme une machine neuronale infiniment complexe (p. 361), on s’attendrait à ce qu’ayant réduit la conscience au fonctionnement de cette machine, Stanislas Dehaene nie courageusement la liberté, thèse philosophique qu’il ne serait pas le premier depuis plus de deux mille ans à soutenir. Or il maintient la liberté. « Une machine pourvue d’un libre arbitre n’est absolument pas une contradiction dans les termes, juste une définition de ce que nous sommes » (360). Puisqu’en effet être libre consiste à prendre les meilleures décisions et qu’une machine perfectionnée permet d’examiner tous les cas possibles pour déterminer celui qui correspond le mieux à une situation donnée, le choix peut être accompli par une machine, même s’il demeure une part de hasard dans la décision (on peut compter alors sur le secours des probabilités). Toujours la pensée se trouve donc réduite au jeu de combinaisons défini par le modèle mathématique sur lequel le cerveau est pensé et manipulé par l’expérimentation, avec un tel succès que le savant en vient à confondre son modèle et son objet, la représentation mathématique qu’il a du cerveau et le cerveau. Et comme il est incontestable qu’une correspondance peut être établie entre l’imagerie cérébrale et le discours d’un patient, il faut aussi confondre le cerveau et la pensée. L’extraordinaire intelligence de Stanislas Dehaene, dont nous devons attendre des progrès considérables pour la médecine, manque seulement de se savoir elle-même : elle ne trouve jamais que ce qu’elle a cherché. Les mathématiques permettent de construire des modèles par lesquels interpréter l’imagerie cérébrale obtenue en laboratoire : la réussite du modèle prouve la fécondité de la pensée et non pas l’identité de la pensée et des réseaux d’interconnexion qu’elle permet de concevoir. La pensée conçoit ces réseaux, elle n’est pas elle-même un système d’interconnexion, une machine, même infiniment complexe, encore moins « une machine pourvue d’un libre arbitre ». Pourquoi le succès des neurosciences empêche-t-il les meilleurs de leurs praticiens de s’élever à ce point de vue réflexif ? C’est qu’une fois cela compris, on voit que le matérialisme est une méthode et non une doctrine, et donc que le réductionnisme est une idéologie scientifique. Mais peut-être les chercheurs ont-ils besoin de croire qu’ils trouveront ce qu’ils appellent le mystère de la conscience pour se lancer dans leurs travaux ! Peut-être savoir une fois pour toutes qu’il y a une irréductibilité entre la conscience et l’activité cérébrale qui en est la condition physiologique nécessaire pour nous, peut-être cette lucidité, cette conscience de la limitation du savoir expérimental et mathématique risque-t-elle de faire qu’on préfère relire Descartes, plutôt que passer sa vie dans un laboratoire. Je le dis donc sans la moindre ironie ni le moindre mépris, cette illusion est salvatrice, car il est essentiel que ces travaux soient poursuivis et qu’ainsi notre médecine puisse enfin, comme l’aurait voulu Descartes, contribuer, en tant que médecine du cerveau, à nous permettre de mieux penser. Et ce qu’ils nous apprendront sur le rôle du cerveau nous permettra de purifier notre idée de la pensée : de même que la machine à calculer signifie que le calcul n’est pas de la pensée, mais qu’il a été inventé par la pensée, de même ce que nous apprenons du fonctionnement cérébral nous apprendra ce que la pensée n’est pas.

Intuitions morales ou principes ?

Les réflexions de Stanislas Dehaene sur la conscience s’achèvent donc sur la question de la liberté. Mais elles n’ont fait qu’envisager en passant la question de savoir à quoi on reconnaît l’humanité d’un homme, ou plutôt, nous l’avons vu, Stanislas Dehaene sait reconnaître en autrui son semblable, mais cette présence de l’homme s’impose à lui avec une telle évidence qu’il en oublie que c’est le présupposé non scientifique de tous ses travaux proprement scientifiques. Il avait pourtant une occasion de s’en expliquer, lorsqu’il s’en prit à certaines célébrités qui contestent par exemple qu’on reconnaisse qu’un enfant de moins de trois mois appartient déjà à l’humanité. C’est une vieille affaire qui donne une idée assez sinistre de la communauté scientifique mondiale. J’ai eu naguère communication, par un élève scandalisé, de l’interview du professeur Peter Singer publiée dans le numéro 335 d’octobre 2000 de La Recherche. La pertinence des questions posées par la journaliste de la revue avait permis de mettre en pleine lumière ses positions17. Peter Singer envisageait que des femmes puissent devenir professionnelles de la vente de fœtus pour la fabrication de médicaments : métier moins dégradant selon lui que la plupart de ceux qu’on leur a généralement imposés dans nos pays où la prostitution est tolérée et réglementée. D’où des raisonnements de ce genre : qu’une femme se fasse avorter régulièrement afin de procurer des fœtus à l’industrie pour le bien de l’humanité, n’est-ce pas moins dégradant que la mine à douze ans ou des nuits et des nuits de garde auprès de malades qu’on n’ose pas débrancher quoique, car c’est ce que soutient Peter Singer, ils soient inférieurs à des chimpanzés et des cochons en bonne santé. Peter Singer allait jusqu’à proposer aux parents de nouveau-nés handicapés de les câliner un mois avant de décider de les délivrer de cette vie.

Dans Le Code de la conscience (p.321 sq.), Stanislas Dehaene fait part de ses travaux qui permettent de montrer quel est le fonctionnement cérébral d’un bébé et qu’il est déjà humain, comme le sait « n’importe quelle mère qui vient d’échanger son premier regard avec son nouveau-né ». Son travail met fin à « une vive controverse [qui] a opposé les rationalistes et les défenseurs du caractère sacré de la personne humaine ». Je ne doute pas que, comme l’écrit Stanislas Dehaene, « les provocations abondent dans les deux camps », et j’imagine fort bien que les défenseurs des droits de l’homme en viennent à contester les vérités scientifiques. La malhonnêteté a rarement gêné un défenseur de la bonne cause. De leur côté, ceux que Dehaene appelle sans ironie « rationalistes » considèrent par exemple que jusqu’à trois mois l’infanticide est justifié. Voici les propos contre lesquels Stanislas Dehaene s’insurge à juste titre et qui sont si scandaleux que le lecteur serait en droit de penser que je les invente, si je ne les reproduisais pas littéralement tels qu’il les rapporte.

Ainsi le philosophe18 Michael Tooley, de l’université de Colorado, écrit-il sans ménagement que  » les nouveau-nés humains ne sont ni des personnes, ni même des quasi-personnes, et leur destruction n’a donc rien d’intrinsèquement mauvais ». Tooley va jusqu’à dire que jusqu’à l’âge de trois mois l’infanticide peut se justifier sur le plan moral parce qu’un nouveau-né « ne possède aucun concept de la permanence de soi, pas plus qu’un chaton qui vient de naître », et qu’en conséquence il n’a « aucun droit à la vie ». En écho à ces sinistres propos, le professeur Peter Singer, qui enseigne pourtant la bioéthique à l’Université de Princeton19, soutient que « la vie, dans le sens moralement fort du terme, ne commence que quand il existe une conscience de sa propre existence à travers le temps […]. Le fait qu’un être soit un être humain, qu’il appartienne à l’espèce Homo sapiens, n’est pas pertinent dans le débat s’il est bien ou mal de le tuer. Ce qui compte, ce sont les caractéristiques telles que la rationalité, l’autonomie et la conscience de soi. Or les bébés ne possèdent aucune de ces caractéristiques. Les tuer n’a donc rien de comparable avec le meurtre d’êtres humains normaux ou d’êtres dotés d’une conscience de soi »20.

Stanislas Dehaene oppose à ces propos d’une part les « intuitions morales que nous partageons tous », « selon lesquelles tous les êtres humains, depuis les prix Nobel jusqu’aux enfants handicapés, ont les mêmes droits à la vie », et « nos intuitions sur la conscience », celles de la mère regardant son enfant. Il leur oppose d’autre part les résultats de son travail expérimental : « les signatures de la conscience que nous avons validées chez l’adulte peuvent et doivent être recherchées chez l’enfant aux différentes étapes de son développement », et cela par la méthode expérimentale, car « toute connaissance scientifique objective, même partielle, vaut mieux que les exhortations a priori, qu’elles proviennent de religieux ou de philosophes » (p.323). On comprend l’humeur du chercheur dont le sérieux des travaux n’a rien à voir avec les affirmations péremptoires d’un Peter Singer ou d’un prêtre qui au nom de sa croyance veut imposer sa loi au monde. Il est essentiel qu’il ait pu commencer à montrer que contrairement à ce qui a été tenu naguère pour évident même par des médecins, les plus petits enfants sont déjà pleinement humains, et qu’il ait aussi confirmé que l’apprentissage du langage commence très tôt (peut-être même in utero). Qu’il faille prendre soin des plus petits et que plus le milieu dans lequel ils vivent résonne de paroles, plus aisément ils apprennent à parler, on le savait, mais il est bon qu’on puisse opposer aux sceptiques et aux fous des résultats scientifiques. Surtout, il est bon que les méthodes expérimentales viennent contredire un faux rationalisme pour lequel toute exigence morale est un préjugé.

Il est bon aussi que Stanislas Dehaene accorde une place essentielle à ce qu’il appelle les « intuitions morales que nous partageons tous ». Toutefois s’agit-il seulement d’intuitions ? On sait que ce terme désigne aujourd’hui communément les croyances plus ou moins confuses d’un homme sur quelque chose dont il n’a pas encore une véritable connaissance. Or le respect de la personne humaine, qui en effet ne repose pas sur une connaissance scientifique et expérimentale, n’est-il fondé que sur une « intuition » de cette sorte ? Le jugement moral n’est-il qu’une intuition de cette sorte ? Étrange façon de caractériser un principe moral, et en l’occurrence celui sur lequel est fondé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ainsi que l’État de droit ! Nous aurions par chance un préjugé préscientifique qui nous pousse à respecter nos semblables, en attendant que la science la plus rigoureuse confirme que nous avons par exemple raison de condamner l’infanticide ! Jamais Stanislas Dehaene n’a douté d’avoir à respecter ses semblables, et pourtant il écrit comme si ce respect était moins fondé en raison que sa croyance en la vérité scientifique et expérimentale. Cela s’appelle le scientisme, et par chance ses expériences confirment son exigence morale : mais qu’arriverait-il si ce n’était pas le cas, soit qu’il se trompe dans la mise en œuvre de cette expérience, soit qu’elle ne permette pas de conclure ?

Nous voilà à nouveau devant l’acte par lequel un homme reconnaît ses semblables. Cet acte n’a rien de scientifique, mais il n’est pas moins rationnel que l’arithmétique : il y a une caractérisation morale de l’homme qui n’est pas du même ordre qu’une caractérisation zoologique ou génétique et qui fonde les rapports humains. Que les neurosciences permettent de distinguer par son activité cérébrale l’homme des autres êtres vivants, il faut s’en réjouir, et peut-être même faire d’une pierre deux coups : répondre non seulement à ceux qui comme Peter Singer ne sont pas à un meurtre près, mais aussi à tous ceux qui mettent sur le même plan l’homme et les autres animaux, oubliant que la reconnaissance de l’humanité de l’homme est non pas ce qui donne à l’homme tous les droits, comme on dit, mais au contraire ce qui fonde tous ses devoirs envers lui-même d’abord, envers ses semblables et donc indirectement envers le monde dans lequel il vit et qu’il doit aménager de telle façon qu’une vie humaine y soit possible. L’éducation qui prend soin de l’enfant dès sa naissance et l’accompagne toute son enfance, et jusque dans sa vie d’étudiant, repose sur la reconnaissance en lui d’un être libre capable d’apprendre et de juger, capable de comprendre, c’est-à-dire d’accéder à la vraie rationalité, laquelle ne se réduit ni au calcul ni même à la maitrise des sciences, mais consiste dans la liberté. Si devenir pleinement homme et maître de sa vie se réduisait au développement de l’activité cérébrale qui est leur objet, les neurosciences pourraient servir de principe à l’éducation des enfants et à leur instruction. Elles permettraient de définir des protocoles propres à délivrer enfin parents, médecins, instituteurs et professeurs du souci de l’éducation. Je soutiens que si elles ne sont pas encore parvenues à un tel stade, ce n’est pas parce qu’elles sont aujourd’hui encore balbutiantes, mais parce que la pensée ne se réduit pas à ce que l’expérimentation scientifique connaît sous la dénomination d’activité cérébrale. Quel que soit l’intérêt pour l’éducation et l’instruction d’une meilleure connaissance de cette activité, nous n’en pourrons tirer parti que si nous savons la subordonner à une idée de l’homme irréductible à ce que l’étude expérimentale du corps humain nous apprend de nous-mêmes.

 

P.S. Une fausse critique des neurosciences

Je vois que pour s’opposer aux conséquences pédagogiques qu’on pourrait tirer des connaissances qu’apportent les neurosciences dans la lutte contre ce qu’on appelle « l’échec scolaire », on invoque l’importance des facteurs sociaux qu’elles oublieraient. Nous ne sommes donc pas près de reconstruire une véritable école ! Comme si en effet ce qu’on appelle des facteurs sociaux ne signifiait pas tout simplement que l’école est incapable d’instruire les élèves qui n’y sont pas préparés par leurs familles : l’échec scolaire n’a pas pour cause le milieu social des élèves mais l’incapacité de l’école qui, sur ordre des pédagogues ministériels, ne fait pas son travail d’instruction élémentaire. L’école ne croit plus en elle-même et en ses élèves. Les doctrines qui l’ont submergée ont démoralisé les maîtres. Qui croit encore que les élèves sont par nature capables de s’élever si on les instruit, et que leur milieu social ne leur assigne pas d’avance pour destin l’ignorance ou le savoir ? Mais cette foi repose sur une conviction, et la science s’interdit toute conviction, qu’il s’agisse des sciences cognitives ou des diverses formes de sociologisme ou de psychologisme. Autant qu’on puisse le présumer d’après ses ouvrages et ses conférences, il semble que par bonheur la découverte que Stanislas Dehaene a su faire des conditions cérébrales de l’apprentissage des mathématiques se confonde chez lui avec cette conviction, qui n’a pourtant rien de scientifique, que tous les enfants sont capables par nature d’apprendre à lire et à compter, conviction que les spécialistes de l’éducation au pouvoir depuis plus d’un demi-siècle ont perdue et s’évertuent à faire perdre. Peut-être dès lors n’est-il pas certain que du pédagogisme aux neurosciences, nous irons de Charybde en Scylla. Au moins les neurosciences ne nous forcent-elles pas à croire que le cerveau d’un enfant n’est pas le même selon le milieu où il est élevé, et nous ramènent-elles à cette évidence : l’insuffisance du développement de l’apprentissage du langage est une des causes les plus importantes des difficultés scolaires, et il n’y a pas d’autre remède qu’un renforcement de l’apprentissage de la langue et de la lecture. Et pour l’apprentissage des mathématiques il faut s’entraîner : mais acceptera-t-on qu’on exerce ainsi une contrainte sur des enfants ? Car cet apprentissage, même s’il contient une part de jeu, suppose travail, répétition, exercices, et cela tous les jours. M’objectera-t-on qu’il est conforme aux lois de la sociologie qu’imposer travail et discipline aux enfants de certains milieux soit impossible ? Continuera-t-on de penser que leur imposer des règles qui ne sont pas celles de leur quartier est une manière de les coloniser ?

Notes

1 Les Neurones de la lecture 2007, La Bosse des maths 2010, Le Code de la conscience 2014.

2 – Nous renvoyons aux pages du livre, Le Code la conscience, Odile Jacob, 2014.

3Discours de la méthode V, AT 56.

4 – p.22 ; cf. p.340 sq. où la capacité cérébrale de combinaison qui en effet rend possible pour nous l’usage des signes est délibérément tenue pour constituer l’essence même de la parole.

5Le cerveau et la pensée, conférence prononcée par Georges Canguilhem le 20 mars 1980 et publiée in Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, Albin Michel, Paris, 1993, p. 11-33. (ISBN 2226062017).

7 – Par ex. p. 22.

8 – Cf. https://www.franceculture.fr/sciences/stanislas-Stanislas Dehaene-en-cinq-idees

Je poursuis ici la réflexion d’un précédent article sur la thèse de chercheurs qui au nom des neurosciences niaient la liberté humaine, la conscience n’étant selon eux que l’accompagnement de processus cérébraux non conscients le 9 janvier 2018 (http://www.mezetulle.fr/conscience-liberte-et-mecanismes-cerebraux/. Si les conclusions de Stanislas Dehaene vont dans le même sens, son argumentation est d’une tout autre valeur.

9 – Sur cette question tout est dit déjà dans la conférence de Canguilhem Le cerveau et la pensée : on y voit comment l’idéologie en question est déjà clairement présente tout au long du XIXe siècle.

10 – Il s’agit à juste titre de refuser de considérer que ce qu’on appelle les sciences de l’éducation soient considérées comme des sciences.

11 – Stanislas Dehaene présente son livre, La bosse des maths, dans une conférence qu’on peut trouver sur https://www.youtube.com/watch?v=0yCWPAelZBo : il s’agit du chimpanzé « Ai » de Tetsuro Matsuzawa (1985-2005), expérience présentée sous le titre : le sens du nombre est-il propre à l’espèce humaine ?

12 – Dans ce contexte la matière sans corps est un néant : il faut un principe formel lié au principe matériel pour qu’il y ait corps, et la question de savoir s’il peut y avoir une âme, forme pure, séparée, se pose et donne lieu à débats : l’immortalité personnelle n’est pas garantie si la forme sans matière est une parcelle de l’entendement divin.

13 – p.20 du Code de la conscience. La citation de Descartes est extraite de la dernière page du Traité de l’homme.

14 – https://www.youtube.com/watch?v=0yCWPAelZBo

15 – Pour tout ceci, Canguilhem, ibid.

16 – Cf. p.360 citée p.1.

17 – Je crois que la revue a bien voulu publier ma réponse début 2001.

18Sic !

19 – Re-sic !

20 – Cité par Stanislas Dehaene dans Le Code de la conscience p.321 sq.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2018.