Trois textes classiques pour le confinement

En ce début de confinement, trois textes classiques de langue française me sont très vite revenus en mémoire. Ils sont présentés ici dans l’ordre chronologique : Descartes dans son « poêle », Leibniz et la « raison paresseuse », Condorcet : « Conseils à ma fille ».

1 – Descartes, Discours de la méthode (1637), 2e partie. L’heureuse solitude d’un soldat en « quartiers d’hiver » (1619-1620). On peut supposer que Descartes, alors âgé de 23 ans, avait toute liberté de sortir et de faire de longues chevauchées… On envie cette situation, de même qu’on envie l’absence de trouble dont il fait état, mais on n’oubliera pas que c’est à ce retrait solitaire que l’on doit, entre autres, les bases de la géométrie analytique, l’optique géométrique et la philosophie moderne du sujet.

« J’étais alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avait appelé; et comme je retournais du couronnement de l’empereur1 vers l’armée, le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout le loisir de m’entretenir de mes pensées. »

 

2 – Leibniz, Essais de théodicée (1710). La critique de la « raison paresseuse ». La liaison des effets et des causes contre le fatalisme : l’exemple de l’empoisonnement, de la peste. On en conclura aujourd’hui  : si tu as le virus, fais autant que possible ce qu’il convient pour ne pas exposer autrui ; si tu ne l’as pas, fais autant que possible en sorte de ne pas l’attraper et, vis-à-vis d’autrui, fais comme si tu l’avais. En ligne : http://www.philotextes.info/spip/IMG/pdf/essais_de_theodicee.pdf et https://fr.wikisource.org/wiki/Essais_de_Th%C3%A9odic%C3%A9e.

Préface (p. 3-4)  « Mais on abuse surtout de cette prétendue nécessité du destin, lorsqu’on s’en sert pour excuser nos vices et notre libertinage. J’ai souvent ouï dire à des jeunes gens éveillés, qui voulaient faire un peu les esprits forts, qu’il est inutile de prêcher la vertu, de blâmer le vice,  de faire espérer des récompenses et de faire craindre des châtiments puisqu’on peut dire du livre des destinées, que ce qui est écrit, est écrit, et que notre conduite n’y saurait rien changer : et qu’ainsi le meilleur est de suivre son penchant, et de ne nous arrêter qu’à ce qui peut nous contenter présentement. Ils ne faisaient point réflexion sur les conséquences étranges de cet argument, qui prouverait trop, puisqu’il prouverait (par exemple) qu’on doit prendre un breuvage agréable, quand on saurait qu’il est empoisonné. Car par la même raison (si elle était valable) je pourrais dire : s’il est écrit dans les archives des Parques que le poison me tuera à présent, ou me fera du mal, cela arrivera quand je ne prendrais point ce breuvage; et si cela n’était point écrit, il n’arrivera point, quand même je prendrais ce breuvage; et par conséquent je pourrai suivre impunément mon penchant à prendre ce qui est agréable, quelque pernicieux qu’il soit : ce qui renferme une absurdité manifeste. Cette objection les arrêtait un peu, mais ils revenaient toujours à leur raisonnement, tourné en différentes manières, jusqu’à ce qu’on leur fit comprendre en quoi consiste le défaut du sophisme. C’est qu’il est faux que l’événement arrive quoi qu’on fasse, il arrivera parce qu’on fait ce qui y mène; et si l’événement est écrit, la cause qui le fera arriver est écrite aussi. Ainsi la liaison des effets et des causes, bien loin d’établir la doctrine d’une nécessité préjudiciable à la pratique, sert à la détruire. »

I, § 55 (p. 21-22) « Cette considération2 fait tomber en même temps ce qui était appelé des anciens le sophisme paresseux (logos argos) qui concluait à ne rien faire : car, disait-on,si ce que je demande doit arriver, il arrivera, quand je ne ferais rien; et s’il ne doit point arriver, il n’arrivera jamais, quelque peine que je prenne pour l’obtenir. On pourrait appeler cette nécessité, qu’on s’imagine dans les événements, détachée de leurs causes, fatum mahometanum, comme j’ai déjà remarqué ci-dessus, parce qu’on dit qu’un argument semblable fait que les Turcs n’évitent point les lieux où la peste fait ravage. Mais la réponse est toute prête; l’effet étant certain, la cause qui le produira l’est aussi; et si l’effet arrive, ce sera par une cause proportionnée. Ainsi votre paresse fera peut-être que vous n’obtiendrez rien de ce que vous souhaitez, et que vous tomberez dans les maux que vous auriez évités en agissant avec soin. L’on voit donc que la liaison des causes avec les effets, bien loin de causer une fatalité insupportable, fournit plutôt un moyen de la lever. Il y a un proverbe allemand qui dit, que la mort veut toujours avoir une cause; et il n’y a rien de si vrai. Vous mourrez ce jour-là (supposons que cela soit, et que Dieu le prévoie), oui, sans doute ; mais ce sera parce que vous ferez ce qui vous y conduira. Le sophisme, qui conclut de ne se mettre en peine de rien, sera peut-être utile quelquefois pour porter certaines gens à aller tête baissée au danger; et on l’a dit particulièrement des soldats turcs : mais il semble que le Maslach3 y a plus de part que ce sophisme; outre que cet esprit déterminé des Turcs s’est fort démenti de nos jours. »

 

3 – Condorcet, Conseils à ma fille lorsqu’elle aura quinze ans (dans Derniers écrits de Condorcet, Paris, Brière, 1825, publié en ligne en 2017 http://www.brito.tv/conseils-de-Condorcet-a-sa-fille). En quoi « le travail de l’esprit » et « l’exercice des arts4 » sont des richesses morales. Condorcet est mort en 1794.
[Edit du 23 mars] Merci au commentateur « Courouve » d’avoir déniché le lien (qu’on trouvera ci-dessous dans son commentaire) permettant de lire le manuscrit déposé à la Bibliothèque de l’Institut. 

« Rien n’est donc plus nécessaire à ton bonheur que de t’assurer des moyens dépendants de toi seule pour remplir le vide du temps, écarter l’ennui, calmer les inquiétudes, le distraire d’un sentiment pénible.

« Ces moyens, l’exercice des arts, le travail de l’esprit, peuvent seuls te les donner. Songe de bonne heure à en acquérir l’habitude.

« Si tu n’as point porté les arts à un certain degré de perfection, si ton esprit ne s’est point formé, étendu, fortifié par des études méthodiques, tu compterais en vain sur ces ressources : la fatigue, le dégoût de ta propre médiocrité, l’emporteraient bientôt sur le plaisir. »

 

Notes

1 – Il s’agit de la guerre dite de Trente Ans (1618-1648). Le couronnement est celui de Ferdinand II couronné empereur à Francfort dans l’été 1619. Le « poêle » désigne une chambre chauffée par un poêle.

2 – La relation entre causes et effets.

3 – Préparation à base d’opium.

4 – Dans la langue classique, le terme « arts » ne désigne pas seulement les « beaux-arts », mais comprend les techniques.

10 thoughts on “Trois textes classiques pour le confinement

  1. pascaleBM

    Mais aussi, Pascal : Pensées-Misère de l’homme –
    201. [47] – Ennui – « Rien n’est aussi insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »
    (…)
    205. [139] – Divertissement – « Quand je m’y suis mis quelque fois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre (a). »

    Ce qui, évidemment n’est pas mon cas !

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    1. Mezetulle

      Oui bien sûr le texte de Pascal est célèbre, et il y a d’autres références – on pourra allonger la liste.
      Je ne me suis pas permis, dans cette première « livraison », de citer Rousseau qui écrit dans sa Lettre à Christophe de Beaumont : « Je n’ai pas toujours eu le bonheur de vivre seul. » Je l’avais cité en exergue de l’article consacré à Rousseau et l’enfance, mais c’était dans le contexte pertinent et purement spéculatif d’une réflexion sur la notion de conscience absolue.
      Il me semble difficile et même parfois indécent, aujourd’hui, de supposer que le confinement conduit nécessairement chacun à cette disposition contemplative épurée, car il faut pour cela vivre concrètement dans des conditions très favorables, je veux dire jouir d’une « paisible solitude » en toute tranquillité, (« dans un plein repos, sans passions, sans affaire ») et surtout sans souci du lendemain ce qui est très loin d’être le cas pour la plupart des gens.

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      1. pascaleBM

        Je suis, bien sûr, en accord total avec ce que vous dites. Croyez bien que je ne voulais, ni de près ni de loin l’indécence ; juste, avec ces lignes -mais j’ai donc échoué- rappeler qu’il n’est pas si facile en effet, de se trouver -situation totalement inédite à laquelle la vie active et trépidante de « la plupart des gens » ne prépare pas- sinon totalement seul (encore que c’est le lot de beaucoup) mais, sans « divertissement » au sens usuel.
        Et, citant ce célèbre passage, je n’en concluais pas qu’il valait pour modèle de confinement. Je le pensais, dans une intention anthologique et livré volontairement sans commentaire, porteur d’une tonalité différente des extraits proposés, considérant la difficulté contemporaine de se trouver loin de ses grandes ou petites, nécessaires, un peu, beaucoup mais aussi pas du tout parfois, agitations coutumières.
        Bien sûr, il faut le supprimer, s’il disconvient à ce point.

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        1. Mezetulle

          Non chère Pascale, le très beau et très profond texte de Pascal ne disconvient nullement, il faut le citer, et loin de moi l’idée de vous attribuer l’intention de présenter par là un modèle.
          J’ai juste voulu prévenir, en signalant la dissymétrie entre retrait philosophique libre et confinement sanitaire contraint sans choix des conditions, un mouvement d’agacement de la part de lecteurs.
          Essayons, autant que possible, d’extraire de cette situation non-libre sa dose, fût-elle infime, de liberté et de retour à l’essentiel, et sachons que la situation dans laquelle on se trouve pris peut y faire obstacle.

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  2. Incognitototo

    Le texte de Condorcet m’a tiré des larmes.

    Quelle humanité, quelle clairvoyance, quelle bienveillance … quel amour dans les paroles de cet homme à son enfant. Il avait vraiment tout compris ; mieux tout ressenti, parce qu’on ne peut pas écrire des mots pareils si on ne les a pas éprouvés dans sa chair.
    Merci Catherine, pour cette magnifique découverte, que je classe illico dans le top 10 de mes textes de chevet à lire et relire.

    Je serais curieux de savoir, si tu l’as proposé à tes élèves, et comment ils réagissaient ?

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    1. Mezetulle

      Bonjour Incognitototo,
      Je regrette de ne pas avoir fait lire ce texte (que j’ai découvert pour ma part en 1984-85 alors que j’écrivais le livre sur Condorcet et c’est pourquoi j’ai tenu à citer ici l’édition dans laquelle je l’ai lu pour la première fois), aux élèves ni par la suite aux étudiants. A l’époque en effet, je me suis plongée dans les ouvrages de Condorcet pour trouver des armes contre une politique scolaire que je désapprouvais (et qui n’a pas cessé de s’appliquer, provoquant les dégâts que l’on sait…) et j’ai toujours, même ultérieurement, soigneusement séparé mon activité d’enseignement de cet aspect de mes recherches : scrupule peut-être trop pointilleux ?

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        1. Mezetulle

          Cette vidéo est excellente, et pas si loin de la réalité. J’engage les lecteurs à la regarder.
          Mais j’ai un petit désaccord avec le « calcul » final : je trouve 20 002 000 Dollars…

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  3. Courouve

    Condorcet :  » toi seul « , ça pique les yeux…

    J’ai trouvé le manuscrit sur
    https://minerva.bibliotheque-institutdefrance.fr/viewer/1343/?return=1&css-name=include&height_top=50&offset=15#page=79&viewer=picture&o=info&n=0&q=

    Ma transcription du passage élargi :
    « Si tu ne peux exister seule, si tu as besoin des autres pour échapper à l’ennui, tu te trouveras nécessairement soumise à leurs goûts, à leurs volontés ; au hasard qui, peut éloigner de toi ces moyens de remplir le vide de ton temps, puisqu’ils ne dépendent pas de toi-même.
    Ils s’épuisent aisément, semblables aux joujoux de ton enfance, qui perdraient au bout de quelques jours le pouvoir de t’amuser.
    Bientôt à force d’en changer, et par l’habitude seule de les voir se succéder, on n’en trouve plus qui aient le charme de la nouveauté, et cette nouveauté même cesse d’être un plaisir.
    Rien n’est donc plus nécessaire à ton bonheur que de t’assurer des moyens dépendants de toi seule, pour remplir le vide du temps, écarter l’ennui, calmer tes inquiétudes, te distraire d’un sentiment pénible.
    Ces moyens, l’exercice des arts, le travail de l’esprit, peuvent seuls te les donner. Songe de bonne heure à en acquérir l’habitude.
    Si tu n’as point porté les arts à un certain degré de perfection, si ton esprit ne s’est point formé, étendu, fortifié par des études méthodiques, tu compterais en vain sur ces ressources. La fatigue, le dégoût de ta propre médiocrité, l’emporteraient bientôt sur le plaisir.
    Emploie donc une partie de ta jeunesse à t’assurer pour ta vie entière ce trésor précieux. Aie le courage de surmonter les difficultés, les dégoûts momentanés, les petites répugnances qui sont inévitables. »

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    1. Mezetulle

      Merci, la coquille est corrigée.
      Et merci pour le manuscrit, c’est une pièce très émouvante, je me permets signaler votre commentaire dans l’article afin que les lecteurs puissent cliquer sur le lien. Effectivement, beaucoup de manuscrits de Condorcet sont archivés à la Bibliothèque de l’Institut.

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