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« Diane et Actéon » : des collégiens offusqués par un tableau… sur la pudeur

Quelle est cette nudité présente sur le tableau du Cavalier d’Arpin Diane et Actéon, dont un professeur de français a proposé récemment l’étude à ses élèves de sixième, déclenchant une énième et très inquiétante lamentation victimaire de « sensibilités offusquées » ? Est-elle un pur objet exhibé ?

Le 7 décembre, un professeur de français propose à ses élèves de sixième l’étude du tableau de Giuseppe Cesari (dit le Cavalier d’Arpin) Diane et Actéon, datant du tout début du XVIIe siècle. La nudité des personnages a « choqué » certains élèves, qui se sont dits « offusqués » et ont déclaré que c’était « contraire à leurs convictions religieuses », certains allant jusqu’à prétendre que l’enseignante avait « déjà tenu des propos racistes ». Relayée par un courrier de parent d’élève, l’affaire fait inévitablement penser à celle qui a conduit à la décapitation de Samuel Paty en octobre 2020. Comme pour Samuel Paty, les accusations à l’encontre du professeur relevaient de la pure et simple rumeur, mais à la différence de la tragédie de Conflans Sainte-Honorine, c’est la vérité qui a immédiatement prévalu. Le ministre Gabriel Attal s’est déplacé dans l’établissement le 11 décembre et a remis l’école au milieu du village en annonçant notamment une procédure disciplinaire1.

L’affaire des nus a fait grand bruit sur les réseaux sociaux, et tout le monde a pu voir le fameux tableau du Cavalier d’Arpin2. Pour en méditer le sujet et la composition, il va de soi qu’on doit prendre connaissance du passage des Métamorphoses d’Ovide (III, 138-252) que le peintre a évidemment lu et médité. Imaginer une seule seconde que le professeur n’ait pas pris soin d’indiquer et d’expliquer ce passage aux élèves serait une calomnie de plus.

Je situe et je résume ce passage, qu’on peut lire in extenso en ligne3.

Le jeune chasseur Actéon s’égare dans une vallée consacrée à Diane et découvre une grotte où coule une source : c’est là que Diane se baigne, entourée de ses nymphes.

Le texte d’Ovide décrit les conditions du bain. Une nymphe recueille les armes de la déesse, une autre sa tunique, deux autres délacent ses sandales. Six nymphes sont nommées : Crocalé (dont il est précisé qu’elle porte les cheveux flottants) noue les cheveux de la déesse, Néphélé, Hyané, Rhanis, Psécas et Phialé déversent de l’eau sur son corps.

Dès qu’Actéon aborde la grotte abritant la source, les suivantes de Diane « dans l’état où elles sont » (c’est-à-dire nues) l’aperçoivent, se frappent la poitrine, poussent des cris, et, faisant un cercle autour de Diane, la protègent de leurs corps. La déesse, plus grande, les dépasse de la tête. Furieuse d’avoir été surprise, elle se retourne comme pour chercher ses armes, et jette de l’eau sur la tête d’Actéon qu’elle défie d’aller se vanter de l’avoir vue nue. La métamorphose d’Actéon commence : des bois de cervidé poussent sur sa tête, il fuit à une vitesse qui l’étonne lui-même, et se découvre entièrement transformé en cerf, incapable de parler. Ses chiens, dont le poète énumère les noms, ne le reconnaissent plus et le dévorent.

Il n’est donc pas étonnant que le tableau donne à voir des femmes nues – Diane et quelques-unes des nymphes de sa suite.

[voir le tableau sur le site du Musée du Louvre ]

Comme souvent dans la peinture mythologique, historique ou religieuse du XVIIe siècle, le tableau ne se présente nullement sous la forme d’un instantané. Il réunit plusieurs moments d’une scène se déroulant dans le temps que le spectateur est convié à déchiffrer. D’où quelques détails, qui peuvent paraître énigmatiques ou incohérents mais qui ne l’étaient probablement pas pour les connaisseurs de l’époque. Risquons donc une lecture hypothétique de sa temporalité et laissons-nous aller librement à quelques interprétations en essayant d’« entrer dans la pensée du peintre »4.

L’une des nymphes montre Actéon du doigt et se retourne, en un geste d’avertissement, probablement contemporain de l’arrivée d’Actéon. Nous reconnaissons Crocalé à ses cheveux flottants : vient-elle de nouer les cheveux de Diane ? Son attitude n’est-elle pas celle d’une femme surprise qui tente de faire écran pour cacher … quoi au juste, sinon la déesse ? Dans ce premier temps, Diane ne serait donc pas visible ou elle ne le serait que partiellement : on se plaît à l’imaginer soit dans la pénombre au fond de la grotte, soit dans le personnage qui à gauche nous tourne le dos et dont les cheveux sont noués. Aurait-elle, dans ce préparatif du bain, abandonné son emblème traditionnel, le diadème lunaire ? Pourquoi pas : le poète précise nettement qu’elle a déposé ses armes, tout aussi significatives de sa personne.

Mais il faut renoncer à cette interprétation, ou du moins la reléguer dans un temps différent de celui qui s’offre au centre exact du tableau. Le brillant diadème lunaire s’impose au regard : seule Diane peut le porter, car on ne peut pas supposer qu’il orne la tête d’un autre personnage. Du reste, les bois de cerf sont déjà présents sur la tête d’Actéon, indiquant le début de sa métamorphose : cela est un peu plus tardif, après le geste vengeur de Diane, dont la position des mains laisse penser qu’elle vient de projeter de l’eau. Notons cependant que le peintre ne l’a pas distinguée par une prestance plus imposante et par une plus haute taille que celles de ses compagnes – sa nudité la ramènerait-elle à une condition ordinaire ? Avouons que, pour notre regard d’aujourd’hui, cette Diane semble bien puérile alors que son visage devrait afficher tous les signes d’une indignation majestueuse. Et comment expliquer que le regard d’Actéon ne s’arrête pas sur elle, pas plus que sur un autre des personnages nus visibles ? Montre-t-il par ce regard détourné qu’il est un témoin involontaire ? Se refuserait-il à voir ce qu’il voit ? Est-il à ce point égaré qu’il ne peut plus rien voir de ce qui lui crève les yeux ?

Enfin, l’attitude des chiens qui regardent déjà Actéon en montrant les dents annonce la suite sanglante du mythe.

En tout état de cause, l’objet du tableau n’est pas une exhibition pure et simple, mais, en un subtil déroulement réparti dans sa composition, l’inverse d’une sollicitation au voyeurisme : son sujet est la pudeur. Il représente une scène dans laquelle les nymphes ont échoué à cacher ce qu’il ne faut pas voir. La seule nudité qui soit vraiment pertinente ici, fidèlement au récit d’Ovide et physiquement centrale dans le tableau, est celle qui n’aurait pas dû être vue et qui réduit la déesse à n’être qu’une femme ordinaire. Ce n’est pas parce qu’il a vu les nymphes nues qu’Actéon retombe à l’état animal, c’est parce qu’il a vu ce que, jamais, il n’aurait dû voir. L’apparition temporaire de la déesse en nu ordinaire est tout autant au centre du sujet que la métamorphose, plus spectaculaire, d’Actéon.

Les collégiens « offusqués », instruits par leur professeur du récit d’Ovide et de la « pensée du peintre », ne risquaient certainement pas d’être transformés en cerfs, pas plus qu’ils ne risquent d’être transformés en porcs ou en singes s’ils suivent une leçon de musique. Et donc Gabriel Attal a eu bien raison de préciser qu’à l’école française « on ne détourne pas le regard, on ne se bouche pas les oreilles ».

Pour répondre à ces « sensibilités offensées », fallait-il, au nom même de l’art et en se dispensant de toute analyse ou même de toute information, convoquer une myopie picturale dans un déferlement de « tweets » alignant indistinctement (« en veux-tu, en voilà »), sans aucune profondeur, sans aucune interrogation, des nus de toutes sortes ? Comme si soulager un corps humain du poids de ses vêtements devait aussi le débarrasser de toute pensée et le transformer en objet « à regarder », alors que le tableau réfléchit, en une représentation paradoxale, ce qui n’a pas à être vu.

Notes

2 – Le tableau et la notice de la version présente au Louvre sont consultables à cette adresse : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066793

3 – Texte latin, traduction et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2006. En ligne http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met03/M03-001-252.html

4 – Expression employée par Le Brun dans sa conférence du 7 mai 1667 sur Saint Michel terrassant le démon de Raphaël, dans André Félibien, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. A. Mérot, Paris : ENSBA, 1996, p. 67.