Couette ou couverture ?

Au royaume de Morphée, deux positions, deux thèses s’affrontent : celle de la couette, celle de la couverture. Deux civilisations peuvent-elles partager la même façon de préparer sa couche ? N’y aurait-il pas plus d’humanités dans la laine du pasteur et du laboureur que dans le duvet du chasseur ?

Après des années de couette, je suis revenue à la bonne vieille couverture depuis qu’une chatte ayant fait ses petits sur le lit, mon mari, pris d’un dégoût indigné, a procédé à un nettoyage radical par le feu dans le jardin. La couette partie en fumée, j’ai extrait de l’armoire à linge une belle couverture bordée d’un ruban de satin, et j’ai redécouvert les vertus civilisatrices de la laine, de l’équilibre idéal entre le poids et la rigidité, entre la respiration et l’étanchéité de la fibre pastorale qui vient chaque soir s’étendre sur mon corps.

À bien y réfléchir, y a plus de quantité d’humanités dans une couverture en laine avec les draps, et tout le tremblement cossu du linge de maison parfumé à la lavande, que dans une couette, non ? C’est la civilisation du pain, du vin, du latin, qui se couvre de laine (tondue, cardée, lavée, filée, teintée, tissée, ourlée – je ne sais pas si c’est dans le bon ordre) pour dormir. La couette (plus chaude, je vous l’accorde) demande une simple chasse au duvet, le plumage d’un animal qu’on fourre dans un sac après l’avoir lavé : ça reste tout de même très sommaire.

Et ça devient hypercompliqué quand il faut introduire la couette molle dans une tout aussi molle (et en plus récalcitrante) housse de couette. L’art de la répartition des masses duveteuses est resté bien primitif, il faut trouver les coins (pas si facile que ça) et secouer, secouer… À côté de ça, faire le lit avec couverture traditionnelle, c’est presque un plaisir et les tâches sont claires et distinctes : placer, tirer, border, lisser. Tout le monde a observé que les « couetteux » détestent faire le lit, changer les draps, etc. : c’est trop pénible, alors ils préfèrent le retaper, indéfiniment. C’est sans nul doute dans cette technique rapide du « range ta chambre » que réside le succès actuel de la couette, particulièrement prisée des ados. Il faut admettre que sous une couette prestement rabattue, téléphone portable, bouquins, tablettes (informatiques  ou en chocolat) et autres accessoires nocturnes (qui viennent vilainement bosseler la couverture) deviennent indécelables. La couette supporte l’encombrement et encourage le geste dissimulateur cosmétique, la couverture ne le tolère pas et réclame la place nette, le geste quotidien et efficace.

Revenons aux civilisations dont la couverture et la couette brandissent l’étendard horizontal au royaume de Morphée. Une différence analogue distingue la fabrication du pain de celle d’une soupe de légumes, celle du vin de celle d’une quelconque boisson fermentée… On sait que laboureurs et pasteurs n’ont pourtant pas entièrement supplanté les sauvages chasseurs, cueilleurs et guerriers ; on peut manger de la soupe avec du pain, et on peut boire une bonne bière en apéritif avant de passer dans le royaume de Bacchus ; la coexistence est donc possible. N’avons-nous pas connu aussi chez nos grand-mères, nous autres Gallo-Romains, l’éclatante présence des plumes, l’orgueilleux édredon de duvet d’oie gonflé à bloc dans sa superbe housse traditionnelle orange vif ou rouge vermillon, posé en majesté (j’allais dire : en érection, tant cette couleur de crête de coq et cette tumescence sont des allusions claires à la sexualité) sur le lit, trônant sur la couverture de laine? La flasque couette n’a pas conservé l’insolence et l’aplomb de l’antique édredon, ni sa commodité car on pouvait jeter celui-ci à bas du lit pour ne garder que la couverture. Insidieuse, la couette est du genre ventouse, elle s’enroule autour du mollet moite, accompagne le dormeur dans ses roulés et autres mouvements. La couverture bien nommée lui épargne ce collage, elle abrite ses ébats comme un toit sans les suivre indiscrètement, elle leur laisse le champ libre sous le drap bien tendu.

Et que dire, à présent, des remplissages « hollofil » et autres cellules synthétiques ? C’est le passage direct de la société primitive (des plumes de canard comme sous-produit de la chasse introduites dans un sac) à la culture hypergénéralisée (production d’objets dont on ne sait pas au juste de quoi ils sont faits, qui les a produits ni, au fond, comment ça marche) – alors que la couverture de laine reste fidèlement accrochée à la civilisation agricole. Que dire donc de ces nouvelles mollesses polymérisées ? Elles brûlent très bien : ça peut être utile, au cas où une chatte viendrait y faire ses petits !

© Mezetulle, 2015 (article publié initialement sur Mezetulle.net en 2007)

4 thoughts on “Couette ou couverture ?

  1. Incognitototo

    C’est drôle et ça se lit sans faim… merci.

    Ce qui est encore plus drôle, c’est que – malgré toutes les horreurs qui se déroulent dans le monde et la bêtise crasse qui continue à sévir parmi nos politiques – cela correspond totalement à mon niveau de préoccupation citoyen actuel.
    Tellement marre d’entendre à longueur de médias tant d’imbécillités, tellement découragé de militer dans le désert, que je me sens plus concerné par cet excellent texte que par toute autre « formidable » analyse.
    Je me suis évidemment précipité dans mes placards pour savoir s’il me resterait l’objet du débat : une couverture de laine… et puis je me suis rappelé que les dernières que j’avais, en pure laine vierge, ont fini à la poubelle, tant je n’ai jamais réussi à leur enlever leur odeur particulière proche de l’urine… 🙁 Avez-vous trouvé le moyen de résoudre ce problème ?

    J’ai résolu pour ma part le mystère des chaussettes : où vont-elles mourir quand on ne retrouve plus la paire ?
    Je vous en ferais bien part, si je n’étais pas en plus atteint d’une fainéantise foncière que je cultive presque « diogéniquement ». 🙂

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    1. Mezetulle

      Bonjour Incognitototo.
      Oui ça fait du bien un peu de frivolité, et ce n’est pas du tout contraire à la pensée.. ! On va continuer pour s’aérer un peu.
      Justement, je crois que le pb de la couverture qui sent le bouc, c’est peut-être un pb de lavage insuffisant de la laine brute avant filature, mais c’est aussi un pb d’aération : ces machins-là doivent prendre l’air. Quand je disais que la couverture suppose une civilisation qui fait le lit « à fond » régulièrement et qui ne se contente pas de « retaper » ! Les couvertures en laine vendues aujourd’hui ne présentent plus cet inconvénient, et ça fait partie de leur coût assez élevé.
      Avec les chaussettes, vous me donnez une nouvelle idée d’article à mettre dans la série frivole : la chaussette du randonneur et la théorie du « ni propre ni sale », il faut que je médite ça cet été.

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      1. Incognitototo

        Bonjour Catherine,

        Pas si frivole que cela les différences culturelles et civilisationnelles… elles disent quelque chose sur ce que nous sommes, à partir des faits rien que des faits, bien plus sûrement que beaucoup d’extrapolations intellectuelles qui reposent sur du vide et/ou des préjugés…

        D’ailleurs, ne dit-on pas : comme on fait son lit, on se couche ? Ou encore, la façon dont on essaye de nous faire dormir, de nous endormir, ne sont-elles pas significatives d’une façon plus globale de la rouerie des politiques et des commerçants ?

        Par exemple, en matière de couettes… très justement, vous vous insurgez contre la difficulté de l’enfilage de celle-ci dans la housse…
        Sachez que cela fait longtemps que dans les pays nordiques et notamment en Allemagne, ils n’utilisent que des housses ouvertes aux quatre coins, ce qui rend l’opération d’introduction et de répartition dans la housse extrêmement simple…
        Que penser d’un pays, la France, qui continue, envers et contre tout, à vendre des housses qui sont des sacs qui rendent cette opération d’introduction et de répartition difficile ?…
        Je ne voudrais pas en tirer de conclusions hâtives, mais quand même « on » aime bien se compliquer la vie ici, alors que les solutions sont si simples…

        Bonne fin de journée.

        P.-S. : j’attends votre article sur les chaussettes avec impatience…

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  2. Arielexelgel

    c’est encouragant la découverte hasardeuse(la logique de la bête) de cet article et de faire l’expérience de ce couvrir de la sensation plaisante d’une couverture en laine pour débuter dans la pratique du Yoga Nidra.

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