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‘Penser contre son camp’ de Nathalie Heinich, lu par Philippe Foussier

Dans Penser contre son camp, itinéraire politique d’une intellectuelle de gauche (Gallimard, 2025), Nathalie Heinich constate les mutations intervenues dans son camp politique. Elle en recense les marqueurs : activisme néo-féministe, complaisance envers l’islamisme, soutien aveugle au transactivisme, défense inconditionnelle de l’écriture inclusive, et récemment dérive vers cet antisémitisme d’atmosphère que constitue aujourd’hui l’antisionisme. Elle rappelle les principes qui n’auraient logiquement jamais dû quitter le camp de la gauche dont l’ensemble est à présent gangrené par ces mutations : une telle conversion est probablement la plus importante sur le plan idéologique comme d’un point de vue quantitatif depuis le XVIIIe siècle.

Sociologue, spécialiste -entre autres- de l’art, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, Nathalie Heinich propose dans ce petit livre une introspection aussi instructive que fouillée. Elle y constate les mutations intervenues dans son camp politique : « Je n’ai jamais cessé d’appartenir à cette famille de gauche qui a toujours été la mienne, clame-t-elle, même si certains de ses membres m’ont répudiée avec une conviction digne des procureurs soviétiques ». L’auteur recense les marqueurs de ces mutations : activisme néo-féministe, complaisance envers l’islamisme, soutien aveugle au transactivisme, défense inconditionnelle de l’écriture inclusive, et récemment dérive vers cet antisémitisme d’atmosphère que constitue aujourd’hui l’antisionisme. Elle met opportunément en lumière le fait que si ces évolutions ont pris naissance au sein de la gauche radicale, elle-même relais docile d’une doxa fabriquée sur les campus américains, elles ont irrigué l’ensemble de la gauche ou presque. Au début perplexe, celle-ci s’est laissée gagner soit par fatalisme, soit par peur de ne plus être dans le vent, soit encore par absence de convictions réelles.

Avant d’entrer dans le vif des différents sujets, Nathalie Heinich prend soin de distinguer ce qui relève de l’exigence scientifique d’une part et des opinions personnelles de l’intellectuel, de l’autre. Elle y convoque le concept de neutralité axiologique cher à Max Weber, à savoir « la suspension des jugements de valeur portant sur des sujets politiques ou moraux de la part d’un chercheur ou d’un universitaire dans son contexte professionnel ». Étant entendu que la neutralité « ne signifie pas l’objectivité du jugement mais sa suspension ». Ce qu’elle reproche précisément aux « académo-militants » de ne pas faire en mélangeant leur expertise académique aux postures idéologiques : « Les régimes communistes ont donné tant d’exemples des aberrations engendrées par cette confusion des arènes avec la science prolétarienne, stalinienne ou maoïste (ce qu’on nomme aujourd’hui par euphémisme les ‘savoirs critiques’), qu’il ne devrait pas être nécessaire de rappeler ces évidences ». Dans Penser contre son camp, l’auteur marque clairement la frontière avec ses ouvrages de type universitaire. Si elle revendique son appartenance à la gauche, la sociologue s’efforce d’éviter les comportements moutonniers. De ce point de vue, son analyse des déclarations de Jacques Chirac en 1995 sur les crimes de Vichy témoigne d’une salutaire capacité à résister à la doxa dominante.

Du civil au civique

Sur le féminisme et l’impressionnante montée en puissance de l’approche différentialiste, Nathalie Heinich rappelle quelques-unes de ses positions, en plaidant pour le ‘repos du neutre’ comme outil d’émancipation :

« Le genre grammatical n’est pas le sexe et confondre les deux relève d’une grande naïveté concernant le fonctionnement de la langue […]. La fonction n’est pas la personne, de sorte que prétendre confondre l’une (ministre) et l’autre (femme) incite à une personnalisation pour le moins problématique s’agissant d’une fonction ».

Plus généralement, la différence des sexes « n’est ni bonne ni mauvaise a priori : elle a sa place dans l’arène du droit civil qui régit le mariage et la filiation mais ne devrait pas l’avoir dans l’arène du droit civique, qui régit l’exercice de la citoyenneté ». Elle recommande aussi d’utiliser le terme ‘genre’ avec parcimonie, « cet anglicisme puritain doublé d’une focalisation obsessionnelle sur la construction sociale, qui ignore les réalités biologiques et prend l’institutionnel pour de l’arbitraire ».

Concernant l’islamisme et la laïcité, là encore les positions de Nathalie Heinich rappellent des principes qui n’auraient logiquement jamais dû quitter le camp de la gauche. Sur le voile islamique, il est par exemple utile de souligner les évidences ignorées, tant le discours vantant l’orthopraxie religieuse a colonisé les esprits :

« Faut-il accepter de considérer que le regard des hommes serait forcément salace, que toute relation entre hommes et femmes serait forcément réduite à la dimension sexuelle, que les hommes seraient forcément comme des enfants incapables de réfréner leurs pulsions et les femmes devraient porter la responsabilité des réactions masculines au désir qu’elles peuvent susciter ? ».

Sur le terme ‘islamophobie’, là encore, quelques rappels bienvenus : le suffixe -phobe désigne « la haine ou la détestation d’un trait identitaire dont l’individu n’est pas responsable (homophobie, judéophobie, grossophobie…) alors que l’adhésion à l’islamisme est un choix idéologique et non pas une assignation ethnique ou religieuse. Ce mot fait comme si islamisme et islam étaient une seule et même chose et comme si l’islam était une race et l’islamisme une religion, barrant ainsi la voie à toute critique ».

Laïcité vs bigoterie

Concernant les idéologies identitaires et le terme qui les rassemble (woke), l’auteur rafraîchit la mémoire des lecteurs en énumérant quelques-unes des censures culturelles ou universitaires à mettre au crédit des activistes de la cancel culture. Elle observe aussi avec pertinence que les règles régissant la liberté d’expression en France et aux États-Unis sont fondées sur des approches contradictoires. Et met en garde : « La gauche risque de sombrer à nouveau dans les tentations totalitaires qui en ont assombri l’histoire ». Nathalie Heinich observe aussi que cette idéologie ne peut fonctionner qu’adossée à une lecture essentialiste des rapports humains, assignant obligatoirement tout individu à une communauté. Elle fait aussi un sort à l’intersectionnalité, « ce pont aux ânes qui découvre, scandalisé, qu’une femme de ménage de couleur est davantage sujette aux discriminations qu’un cadre supérieur blanc. Bienvenue chez les niais ».

L’auteur remarque combien la lecture identitaire des rapports sociaux a connu une foudroyante progression en quelques années, quittant le seul apanage de la droite radicale, dont les tenants défendent « une identité nationale considérée comme immuable » pour gagner la gauche, promouvant désormais largement « une vision identitariste de l’humain, réduit à ses affiliations communautaires. En peu de temps, la passion de l’identité comme argument politique est ainsi passée, grâce au wokisme, de la droite de la droite à la gauche de la gauche ». Un marqueur permet de cibler cette transition : « On a vu la gauche radicale se mettre à revendiquer le mot ‘race’ après en voir réclamé la suppression dans la Constitution ».

Il sera difficile aux détracteurs de Nathalie Heinich de contester cette conversion de la gauche, probablement la plus importante sur le plan idéologique comme d’un point de vue quantitatif depuis le XVIIIe siècle :

« Quoi de plus conforme aux combats historiques de la gauche que l’universalisme républicain, qui s’oppose aux sociétés d’ordres et de castes et à leurs systèmes de privilèges hérités ? Quoi de plus conforme aux combats historiques de la gauche que le goût du savoir et de la rationalité scientifique, qui s’oppose aux obscurantismes religieux ? Quoi de plus conforme aux combats historiques de la gauche que la liberté d’expression, qui s’oppose aux systèmes dictatoriaux de contrôle des idées ? Et quoi de plus conforme encore aux combats historiques de la gauche que la cause de la laïcité, garante de la liberté de conscience contre l’enrégimentement par la bigoterie ? ».

En conclusion, l’auteur appelle son camp -initial- à ne pas se résigner : « Une grande partie de la gauche s’est bel et bien retournée et nous sommes nombreux, manifestement, à ne pas nous en remettre ». De ceux qui sont demeurés fidèles à ses idéaux renaîtra à terme dans ce camp l’aspiration à l’émancipation.

[NdE] Sur des sujets voisins, on pourra relire sur ce site :

Hommage à Angelo Rinaldi (17 juin 1939-7 mai 2025)

Mezetulle remercie Samuël Tomei pour cet hommage à Angelo Rinaldi, où s’entrecroisent lumineusement l’histoire d’un homme, celle d’un auteur amoureux de la langue, et la littérature qui révèle et libère la part inaccessible et déniée que chacun recèle en soi.

Il y a une quinzaine d’années, un de ses proches rappelait à Angelo Rinaldi ce mot de Bernanos : « Le diable, voyez-vous, c’est l’ami qui ne reste jamais jusqu’au bout. » Il avait noté la citation sur son carnet de notes – son carnet de chèques. Ses proches l’ont accompagné jusqu’au bout, se relayant à son chevet, se découvrant alors les uns les autres tant il avait cloisonné ses amitiés. Longtemps, donc, chacun a pu se sentir exceptionnel, et l’était ; chacun aura son Rinaldi ; et tous, tout en apprenant leur relativité, se sont rassurés, sa fin approchant, qu’il ait pu s’appuyer sur un entourage si solide, si aimant.

« J’ai été marqué par la Résistance de mon père, je crois qu’on n’échappe pas à son milieu. » Résistant communiste, Pierre-François Rinaldi a été torturé par la police politique de Mussolini. Il en est mort plusieurs années après, laissant seul, avec sa mère, Ange-Marie, que tous appellent Angelo, qui a dix ans. Toute sa vie le fils dira son admiration pour sa mère, Antoinette Pietri : « Elle a tout assumé. » Leurs conditions de vie très modestes, il ne les oubliera pas, tremperont son tempérament : « Je suis né d’un côté de la barrière, celui de la pauvreté, et même si j’ai aujourd’hui l’apparence d’un bourgeois, eh bien, je reste de ce côté de la barrière. J’ai tâché de montrer ce côté dans mes livres… » Ce souvenir se lisant dans sa sollicitude pour les humbles – mais sans idéalisation (« car il n’y a rien de dégradant à quoi la pauvreté ne nous contraigne, tout en nous donnant de bonnes raisons d’y consentir1 »). Balzac, disait-il, a su tout dire de toutes les catégories, des princes jusqu’aux démunis – ce qui aura manqué à Proust. Pour Salim Jay, auteur du seul ouvrage publié à ce jour sur l’écrivain, « la clef de la personnalité d’Angelo Rinaldi […] : avoir été pauvre vous laisse souvent un goût prononcé pour la dignité.2 » Sa noblesse de caractère lui fera mépriser les pingres bien nés, les parvenus avaricieux, les fats bavards. Aussi à l’aise dans un salon huppé qu’au zinc à discuter avec un serveur, primaient les qualités humaines de son interlocuteur, pierre de touche de ses affinités, si bien que ses amis étaient de tous milieux, de tous âges. Soigné toujours, il maîtrisait au plus haut degré ce subtil négligé, sceau de l’élégance et fruit de l’incessante observation de l’écrivain. Comme Machiavel, il entrait dans la nuit après avoir noué sa cravate, pour écrire, tenue du style oblige.

Son père lui avait offert un dictionnaire dont il ne resterait que les vestiges à force d’avoir été compulsé. Au lycée de Bastia, les élèves de sa condition « savaient que s’ils ne travaillaient pas dur, ils ne s’en sortiraient pas ». Alors il travaille dur. À la bibliothèque municipale, héritière du legs du cardinal Fesch, il lit tout. « Notre vie n’est jamais tout à fait notre vie si nous ne possédons pas les mots pour la dire3. » Il est premier en composition française et deuxième en histoire. Le pli est pris : la littérature sera sa vie et l’histoire sa passion – sa connaissance de l’histoire en général, celle de la seconde guerre mondiale en particulier, était impressionnante. Et si Angelo rate son bac, la formation qu’il a reçue, le goût de l’effort, grâce auxquels il va s’émanciper de son milieu, lui feront louer l’école de la République et déplorer sa dégradation depuis les années 1980.

Sa mère portait toujours le deuil et ils écoutaient tous deux la radio doucement et presque jamais de musique : il ne fallait pas qu’on puisse penser qu’elle serait devenue une veuve joyeuse. Surveillance du voisinage, obsession du qu’en dira-t-on qui n’inciteront pas le jeune homme, que rien ne pousse à fonder une famille, à rester. C’est dans une autre île, à vingt ans, sortant d’une chambre qui n’était pas la sienne et tombant dans une ruelle sur trois vieilles femmes vêtues de noir, qu’il a deviné que, « déjà, [son] amour était mort. Et qu’un brin d’imagination ou de sensibilité condamnait, dès l’enfance, un garçon d’ici à s’inscrire sur la liste d’attente pour l’exil qui libère, mais dont on ne se remet pas4 ». Écho à cette réflexion du narrateur de L’éducation de l’oubli : « Mais, s’il y a plus d’un stratagème pour s’évader d’une ville, on ne ruse pas avec les îles ; on ne s’en arrache pas, quand on y parvient, sans que quelque chose au fond de soi se casse à jamais5. » Et le retour est sans cesse différé. Il a renoncé au dernier moment au voyage prévu, en juin 2024 : « Un acte manqué ? Peut-être avez-vous raison. Je ne crains pas les fantômes, mais je n’ai pas envie d’en croiser un dans la rue. J’ai peut-être peur d’une certaine nostalgie. Mais enfin, je vous assure, je ne me suis pas interdit d’y aller. Nous irons, promis6. » Il est mort juste après avoir accepté de revenir dans son île pour la fin août 2025 avec trois de ses amis. Il reposera aux côtés de ses parents, à Bastia.

Après avoir un peu écrit dans des journaux locaux, parfois pastiché de grands écrivains, il prend le bateau et s’installe à Nice, au début des années 1960, où il parfait son apprentissage de journaliste, « besogne ingrate, mal payée, sans horaires7 » mais l’ambiance est excellente. Il commence par les chiens écrasés avant qu’on lui confie la chronique judiciaire où il se distingue par son originalité, une culture déjà vaste et si assimilée qu’elle se fond dans le texte, mais aussi par son courage – pour avoir montré l’injustice, il recevra des menaces de mort. Rinaldi est incorruptible. Il publie quelques critiques littéraires dont un article sur un livre de Max Gallo. Ce passage à Nice Matin lui a tout appris : « Le journalisme local vous offre un concentré de vie, bien plus que la presse parisienne. On est en prise directe avec la cité8. » Il se définira toujours comme journaliste.

« Le premier roman d’Angelo Rinaldi est probablement l’un des plus singuliers de cette rentrée littéraire, et sans aucun doute un des plus remarqués », peut-on lire dans Le Monde du 27 septembre 1969. Après l’indifférence de plusieurs éditeurs, La loge du gouverneur, publié chez Denoël par Maurice Nadeau, obtiendra le prix Fénéon l’année suivante : « Nadeau, en me publiant, me donna la force de m’arracher à un milieu où c’est peu dire que l’on affrontait le patron le plus réactionnaire qui fût, s’ingéniant à tendre mille pièges aux syndicalistes et délégués du personnel. Même s’il y avait une part de jeu à l’affronter – jeunesse –, que d’énergie gaspillée9. » Il rencontre Hector Bianciotti qui vient de publier une critique favorable sur ce premier roman. Ils décident de partir pour Paris. Angelo met sa lettre de démission dans une boîte déjà bourrée de courrier, rue Thiers, revient la prendre, « ce n’est pas facile de quitter une situation pour on ne sait quoi », finalement la remet.

Il devient « réparateur de syntaxe » à Paris Jour. Son deuxième roman, La maison des Atlantes, reçoit le prix Femina en 1971. Une de ses fiertés est d’avoir obtenu le prix, sa mère vivant encore (« Tant qu’on a une mère, on se sent protégé »). Matthieu Galey signe un papier dans L’Express qui, « en fait d’être désagréable, était un assassinat en règle ! » Françoise Giroud propose à Rinaldi d’envoyer un article. Le rédacteur en chef et elle l’acceptent et Rinaldi devient le critique littéraire de l’hebdomadaire même où l’on vient de flétrir son livre… Savoureuse vendetta… Puis il écrira quelques années au Nouvel Observateur, malgré Jean Daniel qui en vain a cherché à lui imposer une liste d’écrivains dont il n’aurait pas fallu parler, dirigera Le Figaro littéraire, qui n’aura jamais été d’un tel niveau et dont pourtant il est « parti » dans des conditions peu honorables pour la direction de l’époque, brièvement à Marianne, ponctuellement dans tel ou tel organe…

« Je suis corse. Jamais je ne me présenterai à une élection pour laquelle je ne maîtrise pas les listes électorales et les feuilles d’émargement. » Jean-François Revel le convainc de présenter sa candidature à l’Académie française. Le 21 novembre 2002, il prend possession du fauteuil n° 20, laissé vacant par la mort de José Cabanis. Premier corse parmi les Quarante, il prononce un éblouissant discours. Ceux qui espéraient que l’entrée sous la Coupole domestiquerait quelque peu Rinaldi en seraient pour leurs frais : rien ne change. Un exemple en dehors de la littérature : déjà dans son discours de réception – et ce n’est certes pas tout ce qu’il faut en retenir –, prononçant le plus vibrant éloge de la langue française, il réglait son compte au dialecte corse, deux ans après avoir broyé la politique du gouvernement, faite de concessions aux indépendantistes10. Encore en 2022, il récidivait dans une tribune publiée par le Figaro11. Fier que son île ait été le premier département à se libérer tout seul et à avoir refusé de livrer des Juifs au régime de Vichy, Rinaldi n’admettait la Corse qu’à égalité avec les autres collectivités au sein d’une république indivisible. Il détestait les Bonaparte qui, l’oncle comme le neveu, ont laissé la France ruinée et rapetissée. L’homme de caractère était pour lui le moteur de l’histoire (il se défiait de l’école des Annales) mais il fallait qu’il fût républicain et son grand homme était Charles de Gaulle ; il admirait donc, également, Clemenceau. Voilà qui explique, chez Rinaldi, qu’en politique aussi, les étiquettes ne tiennent pas. Le pommeau de son épée figure une tête de chat (les siens ont tous été des Persans), sur la poignée sont gravés, d’un côté, les deux idéogrammes japonais signifiant judo (dont il était ceinture noire), de l’autre, un sablier, mais aussi « un bonnet phrygien, parce que je suis un fils de la laïque, une chaîne brisée en hommage à la Résistance et à mon père12 » et ce vers de Dante, extrait du Purgatoire : « Ricorditi di me, che son la Pia. »

Par commodité on sépare souvent le critique de l’écrivain ; par paresse on fait du premier la terreur du monde des lettres, laquelle éclipse le second, auteur aux phrases si longues. Or pour lui l’écriture est comme la république, elle ne se divise pas. Chaque genre a ses exigences et son tempo et Rinaldi mettait autant de lui-même dans les deux et, dans les deux, avait l’obsession du mot juste, de l’expression exacte, un souci de précision qui fait penser à la formule des ébénistes : prendre chaque grain de sciure à sa place.

Il concevait une critique comme une nouvelle. Et parce qu’il a osé plastiquer des statues, on n’a retenu que ce rôle d’artificier, servi par un sens de la formule, une ironie plaçant ses pages parmi les plus belles de l’esprit français, comme le montre le dernier recueil de critiques paru, Les roses et les épines13. Rinaldi, ne rappellera-t-on jamais assez, ne s’en est toutefois pris qu’aux puissants, jamais à un écrivain débutant qui n’aurait pas été en mesure de riposter, et nulle complaisance dans ce qui n’était pas une posture car il a tout autant admiré des gloires littéraires et regrettait qu’on n’eût pas attribué le Nobel à Sciascia, Moravia ou Ungaretti plutôt qu’au « bouffon Dario Fo », à Bonnefoy plutôt qu’à Le Clézio ou Modiano. Il a été le premier à vouloir faire éditer Vialatte et qui a mieux vanté que lui les livres de Jean Rhys, Retz, Anatole France, Savinio, Borges Gombrowicz, Flannery O’Connor, Elizabeth Taylor (l’autre) et des romans de… Gobineau ? Quel meilleur défenseur d’Olivier Larronde (« dont l’éditeur a toutes les peines du monde à vendre dix exemplaires par an et dont on s’apercevra dans trente ans qu’il était aussi important que Rimbaud14 » propos de 1980 et… toujours actuel) ? De la poésie d’Octavio Paz (« Le soleil était à sa portée ») ? La question n’était pas pour lui d’être méchant ou gentil, juste ou injuste et lui-même admettait pouvoir se tromper, et intéressante, au fil des ans, l’évolution de son appréciation de l’œuvre de Julien Gracq, par exemple, ou la complexité de sa relation à l’œuvre de Céline. L’honnêteté seule le guidait : « Il faut choisir entre son métier ou sa carrière. […] La critique doit rendre des jugements et non pas des services15. » Bien réducteur, donc, celui qui limiterait sa perception de l’œuvre critique de Rinaldi à un jubilatoire et brillant jeu de massacre. Comment le classer ? « Maintenant, si je dois me classer quelque part et à supposer que mes articles méritent cet honneur, je me classerais dans la catégorie des critiques qui donnent une tournure impressionniste et subjective à une opinion de fond qui, elle, ne varie pas, à savoir la défense du style et du tempérament16. » Son ami et mentor Jean-François Revel relève que « le vrai brio vient de l’intérieur, de la phrase, de l’idée, de l’image, du jugement. Il fait corps avec eux ». Surtout, quand Rinaldi traite d’un livre, « c’est de la littérature universelle, en fait ou en filigrane, qu’il parle, de tous les bons et mauvais livres qui se réverbèrent les uns dans les autres et dans celui qu’il vient de lire17. » Du reste, ses engouements sont plus nombreux que ses éreintements et pas moins édifiants. Rinaldi apprend à son lecteur à (re)lire et à écrire. Cioran, écrivain qu’il situait au sommet, a publié en 1986 Exercices d’admiration. La dédicace qu’il a écrite à l’attention de Rinaldi est sans doute le plus beau de ces exercices : « Je vous aime parce que vous n’êtes jamais neutre. »

Cravaté, donc, dans un désordre apparent (il ne goûtait guère le lyrisme de Péguy mais appréciait cette sentence : « Mieux vaut un fatras vivant qu’un ordre mort »), il écrivait la nuit (« par exception, je m’étais couché de bonne heure », fait-il dire avec ironie au narrateur de La maison des Atlantes18), rythmée par le carillon délicat d’une pendule du XVIIIe siècle (« Elle a sonné le 14 juillet 1789 ! »), mais jamais à l’heure (« Quelle importance, je ne veux entendre que le son »). Qu’on se figure un des tout derniers représentants de la graphosphère : aucun écran, ni téléviseur, ni téléphone portable, ni ordinateur ou tablette. Il écrivait à l’encre bleue, plus douce que la noire, préférant le Mont-Blanc dont la plume glissait mieux sur le papier. À portée de main une Craven A fumante. Sans doute glosera-t-on un jour sur le temps rinaldien, afin d’aller au-delà des images convenues sur les méandres dans lesquels ses romans entraînent ses lecteurs, sur les coins et recoins de la mémoire… Le tempo est lent, la phrase longue : « Mais pourquoi dès qu’on écrit une phrase un peu plus complexe que sujet-verbe-complément, faut-il aussitôt qu’on évoque Proust ? Ces gens n’ont-ils donc pas lu Faulkner, ou Svevo ? » Rinaldi est exigeant avec son lecteur comme avec lui-même. Tous les milieux, donc, tous les caractères, la mélodie sociale, sont rendus avec une telle précision que l’auteur semble avoir tout vécu. Et comme le narrateur de La maison des Atlantes, on voudrait « tant comprendre comment des chastes peuvent si bien décrire les brûlures qu’ils n’éprouvèrent pas, comment des athées peuvent traduire les tourments du croyant, et les cœurs secs imiter la générosité. Quelle part d’eux-mêmes, qui leur est inaccessible, libèrent-ils ainsi ?19 » On pourra bien sûr inverser ici les questions. Mais l’on n’approchera pas plus de la vérité, la pudeur demeurant la marque du tempérament de l’auteur. Des leitmotivs : l’île, la pauvreté, on l’a dit, Paris, la mère (« On croit qu’on a souffert, et puis on perd sa mère20 »), les amours complexes, mouvantes, douloureuses, aux antipodes des clichés, du schématisme, du voyeurisme d’un certain militantisme contemporain (« Il ne m’apparaissait pas qu’il y eût nécessité, quand on aimait son propre sexe, de copier l’autre dans la mise, le comportement et la voix. Être un réprouvé, soit, et même tant mieux puisque l’on ne s’éloignait jamais assez du troupeau de la majorité, mais devenir un phénomène de foire, jamais » dit le narrateur des Dames de France21) ; les personnages « baignent dans une Méditerranée qui n’est jamais nommée22 ».

Sensible à la musique de la langue, pour lui élément primordial du style, il rappelait le point de vue d’Alberto Savinio pour qui la supériorité du français tenait dans ce fameux e muet à cause duquel un mot ne finit pas vraiment. Et, sans oublier que la manière d’exprimer la sincérité d’un sentiment est l’essentiel, à lire Rinaldi à voix haute, on apprécie un compositeur de premier ordre. « Je n’ai de foi qu’esthétique23. »

Et il aimait écouter le bruit des gouttes de pluie sur les toits de Paris : « La pluie connaît la mort sans mourir. »

Œuvres d’Angelo Rinaldi :

  • La loge du gouverneur, Denoël, 1969, prix Fénéon.
  • La Maison des Atlantes, Denoël, 1971, prix Femina.
  • L’éducation de l’oubli, Denoël, 1974.
  • Les dames de France, Gallimard, 1977.
  • La dernière fête de l’Empire, Gallimard, 1980.
  • Les jardins du consulat, Gallimard, 1984.
  • Les roses de Pline, Gallimard, 1987, prix Jean-Freustié.
  • La confession dans les collines, Gallimard, 1990.
  • Les jours ne s’en vont pas longtemps, Grasset, 1993.
  • Dernières nouvelles de la nuit, Grasset, 1997.
  • Tout ce que je sais de Marie, Gallimard, 2000.
  • Où finira le fleuve, Fayard, 2006.
  • Résidence des étoiles, Fayard, 2009.
  • Les souvenirs sont au comptoir, Fayard, 2012.
  • Torrent, Fayard, 2016.
  • Laissez-moi vous aimer (comédie en deux actes), Pierre-Guillaume de Roux, 2018.
  • Service de presse, Plon, 1999.
  • Dans un état critique, La Découverte, 2010.
  • Le roman sans peine, La Découverte, 2012.
  • Les roses et les épines, Ed. des instants, 2025.

Notes

1 – Angelo Rinaldi, La maison des Atlantes, Paris, Denoël, 1971 (Folio, 1990), p. 242.

2 – Salim Jay, Pour Angelo Rinaldi, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 117.

3 – Angelo Rinaldi, Les Dames de France, Paris, Gallimard, 1977, p. 247.

4 – Angelo Rinaldi, Les roses et les épines-Chroniques littéraires, Paris, Éditions des instants, 2025 (L’Express, 28 août 1981).

5 – Angelo Rinaldi, L’éducation de l’oubli, Paris, Denoël, 1974, p. 159.

6 – Antoine Albertini et Ariane Chemin, « Angelo Rinaldi, l’impossibilité d’une île », M le magazine du Monde, 25 août 2024, p. 28-35.

7 – Cité par Lionel Paoli, « Angelo Rinaldi, de la locale au Quai Conti », Nice Matin, 5 avril 2025.

8Id.

9 – Angelo Rinaldi, « Le clin d’œil d’Angelo Rinaldi », La Quinzaine littéraire, n° 1037, 1er mai 2011.

10 – Angelo Rinaldi, « Ils ne lâcheront pas ! », Le Nouvel Observateur, 10-16 août 2000.

11 – Angelo Rinaldi, « Corse, un département à la mer », Le Figaro, 13 avril 2022.

12 – Cité par Sébastien Lapaque, « Au fil de l’épée », Le Figaro, 21 novembre 2002.

13 – Angelo Rinaldi, Les roses et les épines-Chroniques littéraires, op. cit..

14 – « Angelo Rinaldi s’explique », Lire, Octobre 1980 (entretien avec Pierre Boncenne). Entretien dont des extraits ont été reproduits dans Angelo Rinaldi, Les roses et les épines, op. cit.

15 – Angelo Rinaldi, « La littérature reconnaîtra les siens », propos recueillis par Paul-François Paoli, Revue des deux mondes, Février 2024, p. 99.

16 – « Angelo Rinaldi s’explique », Lire, Op. cit.

17 – Angelo Rinaldi, Service de presse, Paris, Commentaire/Plon, 1999, p. I.

18 – Angelo Rinaldi, La maison des Atlantes, op. cit., p. 22.

19 – Angelo Rinaldi, La maison des Atlantes, op. cit., p. 96.

20 – Angelo Rinaldi, La confession dans les collines, Paris, Gallimard, 1990 (Folio, 1992), p. 140.

21 – Angelo Rinaldi, Les Dames de France, op. cit., p. 172.

22 – « Angelo Rinaldi s’explique », Lire, Octobre 1980 (entretien avec Pierre Boncenne).

23 – Angelo Rinaldi, La maison des Atlantes, op. cit., p. 100.

Pourquoi l’école ne peut (malheureusement) plus être un lieu d’émancipation et d’éducation (par C. Bertiau)

Après avoir lu l’article de Jean Leclercq sur l’enseignement1 dont il partage en grande partie les analyses, Christophe Bertiau2 présente une vision dissonante et quelque peu décourageante s’agissant d’une action proprement politique qui, selon lui, entretient l’illusion d’une refondation humaniste de l’institution scolaire. Si, dit-il, « les savoirs passent à la trappe », si la perspective humaniste a quitté l’école, si les activités extra-scolaires et l’idéologie modulaire des « compétences » l’envahissent, c’est que les réformateurs sont les agents de forces puissantes qui font de l’école un appendice du marché du travail. Et puisque « dans une société de marché le politique est subordonné à l’économie », il est vain d’espérer une autre politique scolaire.
Au-delà de ses constats et de ses analyses extrêmement bienvenus dans la ligne éditoriale de Mezetulle, l’article pose la question classique de l’exclusivité causale de ce que naguère on appelait l’infrastructure économique. Ce faisant, il ouvre un débat s’agissant de l’école pensée comme institution censée dépasser, par son universalisme et son humanisme liés aux savoirs, ce moment causal mécanique.

Dans un article publié récemment sur ce site3, Jean Leclercq, professeur à l’Université catholique de Louvain, donnait à lire un beau plaidoyer pour une école axée sur les savoirs et l’esprit critique, « mise à l’abri des pressions sociales, économiques, idéologiques et, bien évidemment, religieuses ». Je partage, dans les grandes lignes, cet idéal éducatif, peut-être parce que l’école m’a permis, à moi aussi, de connaître une certaine élévation sociale, encore que mon parcours de chercheur ait été interrompu avant que j’aie pu me faire une place durable à l’université.

Si j’éprouve cependant le besoin d’apporter un complément à l’analyse de Jean Leclercq, c’est qu’autant mon activité théorique de chercheur en lettres (consacrée en partie à des questions d’histoire de l’enseignement) que mon activité pratique de professeur de français dans l’enseignement secondaire (en Belgique) ont achevé de me persuader que si l’école est aujourd’hui ce qu’elle est, ce n’est pas parce qu’on n’a pas encore proclamé suffisamment fort nos idéaux éducatifs, mais bien parce que des forces plus profondes et infiniment plus puissantes sont à la manœuvre pour faire de l’école un simple appendice au marché du travail.

Le projet humaniste

On sait le rôle qu’ont joué pour l’école européenne les humanistes qui, désireux de perfectionner le genre humain en s’inspirant de l’Antiquité classique (sans tourner le dos à la religion chrétienne), entendaient présenter aux élèves des modèles de vertu qu’il convenait d’imiter. Les principes humanistes s’implantèrent peu à peu dans les écoles et cohabitèrent un temps avec la pédagogie traditionnelle, avant de s’imposer à large échelle.

On aurait tort de penser que l’école humaniste n’a entretenu aucun rapport avec la préparation à un métier. En inculquant aux élèves une maîtrise approfondie du latin, elle leur permettait d’accéder à des professions dont l’exercice exigeait ce savoir fondamental. Le latin était, de fait, la langue de prédilection de l’Église catholique (jusqu’au concile Vatican II) et des savants, et servait à l’administration des États et à la diplomatie. Certaines professions, qui puisaient une bonne partie de leur savoir dans des textes latins – pensons aux médecins ou aux juristes –, requéraient par ailleurs une certaine familiarité avec la langue de Cicéron. Il n’empêche qu’en formant les élites par le recours aux textes antiques, les établissements scolaires visaient aussi à une éducation « complète » : le latiniste devait se distinguer de la masse par ses vertus humaines autant que par son savoir. Et c’est ainsi que l’école, longtemps, a pu constituer une sorte d’« abri », qui pouvait prétendre à une formation « humaine » par-delà même la préparation à un métier, et ce d’autant plus qu’avec le temps, l’utilité professionnelle du latin allait s’estomper4.

L’école aujourd’hui

Contrairement à ce que l’usage prolongé du mot « humanités » pour désigner l’enseignement secondaire pourrait faire croire, on peine aujourd’hui à trouver des traces du passé humaniste de l’école5. Si le latin et le grec, qui ont incarné historiquement l’idéal éducatif humaniste, n’ont pas complètement disparu des cursus, ils ont perdu une bonne partie de leur substance, outre une diminution évidente des heures qui leur sont consacrées. Les heures libérées par le recul des langues anciennes ont profité, pour la plupart, à des matières plus clairement « professionnalisantes » telles que les langues modernes, les sciences ou les mathématiques6. L’évolution du cours de français, qui peut, conformément à sa nature, aisément être conçu autant dans une visée humaniste que dans une visée professionnalisante, éclaire de manière frappante la volonté des réformateurs de faire de l’école une simple machine à fournir de la main-d’œuvre au marché du travail.

Je dispenserai mes lecteurs de l’habituel réquisitoire contre les « compétences », car celles-ci, modernité oblige, sont déjà le fait d’un autre temps. En Belgique francophone, d’où je viens, l’heure est aux « UAA », ou « unités d’acquis d’apprentissage ». Le message est clair : l’élève doit développer des apprentissages lui permettant de cocher des cases donnant accès au monde de l’emploi7. Les UAA du cours de français sont les suivantes :

  • UAA 0 : Justifier une réponse, expliciter une procédure
  • UAA 1 : Rechercher / collecter l’information et en garder des traces
  • UAA 2 : Réduire, résumer, comparer et synthétiser
  • UAA 3 : Défendre une opinion par écrit
  • UAA 4 : Défendre oralement une opinion et négocier
  • UAA 5 : S’inscrire dans une œuvre culturelle
  • UAA 6 : Relater des expériences culturelles

À chacune de ces UAA correspondent des tâches prescrites par les programmes. Il vaut la peine de se pencher sur les tâches prescrites pour les quatre dernières années du secondaire pour les UAA 5 et 6, sans quoi on pourrait se méprendre. À l’UAA 5 correspondent trois tâches : amplifier (« combler une ellipse, développer un élément simplement évoqué, poursuivre une œuvre narrative ou poétique, élargir le champ d’une image »), recomposer (« créer une nouvelle œuvre par déplacement ou suppression d’éléments d’une ou plusieurs œuvres sources ») et transposer (« une œuvre culturelle […] en conservant le même langage […] ou en en changeant »). Quant à l’UAA 6, elle exige des récits d’expériences culturelles, dont certaines seront regroupées dans un dossier.

Trois fondamentaux du cours de français sont ainsi totalement négligés dans ce programme.

  • La maîtrise active de la langue est le premier d’entre eux. Dans la mesure où seules sont évaluées des productions libres, qui excluent d’emblée toute tâche simple du type « Conjuguez les infinitifs suivants au passé simple », il n’est pas possible, la plupart du temps, d’évaluer sérieusement la maîtrise par l’élève de tel ou tel point de grammaire ou d’orthographe. Le résultat, bien sûr, c’est qu’au terme de leur parcours, les élèves auront une maîtrise bien faible de leur propre langue, faiblesse dont ils subiront encore les conséquences durant leurs études supérieures. Car on sait bien que la maîtrise de la langue n’est pas un outil accessoire mais qu’un certain niveau est requis si l’on veut pouvoir exprimer une pensée de façon subtile.
  • La compréhension à la lecture ne s’en sort pas beaucoup mieux. Il est presque impossible, avec ce programme, d’effectuer une lecture ou analyse approfondie (sinon de manière exceptionnelle) des textes importants de notre patrimoine. Au terme de leurs études, les élèves peinent ainsi souvent à comprendre des textes dont la complexité est toutefois assez modérée. La littérature et la philosophie sont réduites au rang de simples prétextes pour l’accomplissement des tâches-compétences évaluées. Autant dire que le niveau ne peut pas être très élevé.
  • Enfin, les savoirs passent globalement à la trappe. Là aussi, de façon ponctuelle, il est possible de conditionner la réussite de telle ou telle tâche à la maîtrise d’une certaine quantité (fort limitée) de savoirs. Mais puisque le savoir n’est jamais une fin en soi, il est condamné à la marginalité. Le caractère de prétexte des contenus de l’apprentissage a pour conséquence que le cours de français se transforme, chez beaucoup d’enseignants, en un instrument de propagande politique. Les femmes « invisibilisées », l’engagement politique, la désobéissance civile, la lutte contre toutes les formes d’oppression ou de discrimination, contre le réchauffement climatique ou encore contre « l’extrême droite » (entendue dans une acception très large), deviennent des thèmes d’apprentissage courants8.

La logique de ces « omissions » ne peut laisser planer aucun doute : un niveau élevé de maîtrise active de sa langue maternelle, une compréhension fine de celle-ci et l’insertion par le savoir dans une culture commune n’ont pas vocation à combler les demandes des employeurs, qui réclament davantage des travailleurs qui sachent faire un bon pitch, jeter de la poudre aux yeux des clients, communiquer par courriel, rédiger un procès-verbal de réunion ou faire preuve de créativité dans un cadre prédéfini. L’objectif du cours de français ne peut être en aucun cas de former des citoyens cultivés et critiques capables d’apprécier les grandes réalisations de la culture dont ils sont issus, mais de préparer au mieux l’entrée des futurs adultes sur le marché du travail.

Ce pitoyable objectif éducatif se traduit encore de différentes manières dans la pratique quotidienne des écoles. Les directeurs portent souvent beaucoup plus d’attention aux activités extrascolaires – décisives dans la guerre d’images que se livrent les écoles sur les réseaux sociaux afin d’attirer les futures inscriptions – qu’à la question des apprentissages. Le nom même de « directeur », d’ailleurs, est usurpé : le directeur d’école ne peut plus être qu’un manager, chargé de la bonne gestion d’une institution qu’on lui a confiée le temps d’un mandat pour accomplir des objectifs fixés par en haut. Dans le cadre de « plans de pilotage », les écoles doivent se fixer des objectifs chiffrés pourvus d’indicateurs clairs pour optimiser leurs performances (le chiffre étant censé rendre compte parfaitement de la réalité, alors qu’on sait par exemple qu’une réussite d’élève peut être due, non à la qualité du travail fournie, mais au laxisme de l’institution, en quête de bons résultats). Les professeurs sont de plus en plus souvent tenus d’utiliser du matériel numérique performant, et l’on va jusqu’à les obliger à intégrer dans leurs cours le numérique comme outil d’apprentissage pour les élèves eux-mêmes, si besoin avec l’appui d’un « technopédagogue » qui, sous prétexte de conseiller les enseignants, ne fera que contrôler leur conformité à l’ordre « technopédagogique » de la société du capitalisme total. De plus en plus aussi, les enseignants d’une même branche se voient contraints de proposer à leurs élèves le même cours, ou presque, afin de se protéger contre les plaintes des élèves et les traditionnels « recours » de fin d’année – ce qui conduit généralement à une sorte de médiocrité consensuelle des apprentissages. Etc. Bref, loin d’être un « abri », l’école a peu ou prou achevé sa transformation néolibérale d’ouverture au marché.

L’école du Marché

Jean Leclercq semble faire grand cas de notre démocratie9. L’énoncé du « rôle principiel et archétypique » qu’il croit « nécessaire de redonner à l’École » pourrait peut-être, qui sait, accomplir son retour à la faveur d’une prise de conscience de nos dirigeants. C’est ne pas voir que les démocraties modernes, loin d’être « autonome[s] et auto-constituée[s], indépendante[s] et libre[s] », ont pour condition première, non négociable, la bonne gestion du système de production marchande. C’est à peu près ce qu’affirmait Karl Polanyi dans ce passage célèbre de La Grande Transformation :

« La maîtrise du système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation tout entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. […] Car, une fois que le système économique s’organise en institutions séparées, fondées sur des mobiles déterminés et conférant un statut spécial, la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à ce système de fonctionner suivant ses propres lois. C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché. »10

Dans une société de marché, l’école n’est qu’un rouage d’un mécanisme global. Elle délivre des diplômes attestant la capacité de l’élève à entrer sur le marché du travail avec une certaine qualification, qui implique un barème salarial, ou à poursuivre ses études pour pouvoir prétendre à un barème salarial plus élevé. C’est là sa fonction première. Dans ce cadre, vouloir que l’école retrouve son rôle d’« abri » est tout aussi illusoire que d’attendre de François Hollande qu’il égratigne la finance.

La laïcité à l’école

De cette prémisse, il suit nécessairement que les pressions sociales, idéologiques ou religieuses exercées sur l’école seront moindres que les pressions économiques.

Sur le principe, Jean Leclercq a raison de s’indigner de la présence, en Belgique francophone11, d’un important réseau d’écoles organisé par le « Secrétariat général de l’enseignement catholique » (SeGEC), qui a fait du christianisme une « source d’inspiration », et auquel il n’est pas si aisé d’échapper en raison de la réputation de ses écoles et du nombre de places limité dans les établissements non confessionnels. Dans la pratique, cependant, l’emprise catholique pèse bien peu en regard des considérations économiques. S’il est bien un domaine auquel s’applique parfaitement l’expression de « catholicisme zombie », forgée par Emmanuel Todd, c’est celui de l’enseignement belge, où l’on se contente peu ou prou de produire les signes du catholicisme sans y adjoindre les choses. Les différents programmes de cours ne contiennent aucune trace de prescriptions religieuses, et le cours de religion catholique lui-même (présent également sous une forme optionnelle dans le réseau organisé par les pouvoirs publics) s’est adapté à l’évolution du public de façon à respecter les convictions des élèves, dont l’écrasante majorité est vraisemblablement composée d’athées et de musulmans. L’athéisme de nombreux professeurs de religion, soucieux de compléter leurs horaires de quelque façon que ce soit, est du reste un secret de Polichinelle. Au fond, on peut raisonnablement penser que cette persistance superficielle du catholicisme, qui a des racines historiques profondes en Belgique, s’explique avant tout par l’absence de volonté des gouvernements successifs de se lancer dans une pénible bataille contre une institution qui n’est de toute façon plus ce qu’elle prétend être et dont l’existence permet de réaliser, au passage, quelques économies budgétaires12.

La question du port de signes religieux par les élèves se pose différemment. L’interdiction de ces signes dans le cadre scolaire n’est pas incompatible avec le bon fonctionnement d’une société de marché ; le développement propre du capitalisme libéral rend toutefois compliquée sa mise en application.

Dans l’abstraction du travail capitaliste, l’individu n’est qu’une force de travail dotée de compétences utiles au poste qu’elle occupe. C’est cette donnée fondamentale qui rend possibles les flux migratoires intenses caractéristiques des sociétés modernes. Or dans la concrétude de la vie, l’homme est un être de culture. L’occultation de la dimension concrète de l’existence par le marché du travail ne dure qu’un temps, et la cohabitation sur un même territoire d’individus issus de cultures parfois très différentes a un prix, tant pour les autochtones que pour les allochtones.

Pour les autochtones, le prix à payer est généralement un étiolement des fondements institutionnels de leur propre culture, confrontée à des revendications culturelles concurrentes. En tant qu’elle est un dispositif essentiel de la transmission culturelle, l’école cristallise tout particulièrement les tensions et se voit d’autant plus mise sous pression pour se concentrer sur sa mission première : préparer au marché du travail, au détriment des autres apprentissages.

Les allochtones, quant à eux, font face à une sorte de conflit de loyauté culturelle. Ils peuvent tenter de se bricoler une sorte de métaculture à partir de la culture d’origine et de la culture d’accueil, renier partiellement leur culture d’origine ou entrer en conflit avec la culture d’accueil. Si l’intégration est souhaitable pour tous, en tout cas, elle n’a rien d’évident et peut s’apparenter à un renoncement pour les premiers concernés.

On peut penser qu’en matière religieuse, la laïcité est la solution idéale, neutre et universelle, au problème posé par la multiculturalité. Or elle est elle-même un artéfact culturel, le produit d’une histoire, le résultat d’une lutte et, à ce titre, elle n’est pas forcément du goût de tous, en particulier de ceux qui placent la dimension religieuse au-dessus de toute autre considération. D’où ce paradoxe : plus l’application de la laïcité devient souhaitable, plus elle est mise en difficulté. La société de marché est une société « à la carte » dans laquelle l’individu est pourvu de droits abstraits qui l’engagent fort peu vis-à-vis de ses semblables.

***

Si, donc, le rôle de l’école ne peut être pensé indépendamment du principe organisateur de la société qui la prend en charge, alors les appels au changement demeureront lettre morte aussi longtemps qu’ils ignoreront les déterminations économiques de la reproduction sociale. Dans une société de marché, le politique est subordonné à l’économie, et non l’inverse. On commet une erreur logique en attendant des dirigeants d’un État capitaliste qu’ils opèrent un découplage de l’école par rapport aux demandes du marché. « There is no alternative », pourrait-on dire ici ; à moins, bien sûr, que l’on risque un coup d’œil prolongé derrière le rideau de l’économie de marché, dont les lois d’airain tiennent pour fort peu de chose l’humanité de l’homme13.

Notes

1 – Voir référence note 3.

2 – Christophe Bertiau est docteur en langues, lettres et traductologie de l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de l’ouvrage Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque, Hildesheim / Zürich / New York, Olms (« Noctes Neolatinae. Neo-Latin Texts and Studies », 39), 2020. Il a été enseignant en Belgique.

4 – Pour un aperçu général de l’histoire tardive de la langue latine, notamment à l’école, on peut consulter Françoise Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe. XVIe‑XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.

5 – Qui souhaiterait davantage d’informations sur le processus historique ayant mené à cet état de fait pourra se rapporter à mon article « Le latin, une matière “bourgeoise” ? Sur le déclin du latin dans l’enseignement à l’époque contemporaine », dans Christophe Bertiau et Dirk Sacré (dir.), Le latin et la littérature néo-latine au XIXe siècle. Pratiques et représentations, Bruxelles / Rome, Brepols (« Institut historique belge de Rome. Études », 7), 2019, pp. 11‑34.

6 – On peut, bien entendu, imaginer un investissement « humaniste » de ces matières, mais force est de constater que le quotidien scolaire, défini en grande partie par des programmes conçus en amont, y consacre fort peu de place.

7 – Et nous n’avons encore rien vu : l’avenir nous réserve un apprentissage « modulaire », c’est-à-dire que l’élève devra valider des « modules » d’apprentissage (davantage morcelés) correspondant à des compétences recherchées par les employeurs. C’est du moins ce qu’a laissé entendre en fin d’année le directeur de la dernière école par laquelle je suis passé, sans doute afin de préparer lentement les esprits à cette nécessaire évolution d’un système archaïque, décidément incapable de satisfaire aux augustes attentes des employeurs.

8 – On attendait de moi, l’an dernier, que je donne un cours (de français !) sur le génocide au Rwanda et sur celui des Ouïghours. Comme j’ai eu le malheur de refuser cette injonction idiote, une cabale s’est ourdie derrière mon dos visant d’une part à me discréditer auprès de mes propres élèves, d’autre part à me faire quitter l’école, comme j’ai fini par l’apprendre.

9 – Outre qu’il pense pouvoir changer les choses par son plaidoyer, il a aussi des mots fort élogieux sur « la constitution politique du régime démocratique », dont on peut penser qu’il n’y voit pas tant un idéal encore à faire advenir que le système politique dans lequel nous vivons : « […] il y a, dans l’École, quelque chose de similaire à la constitution politique du régime démocratique : elle n’a sa transcendance qu’en elle-même, elle est autonome et auto-constituée, indépendante et libre ; elle est aussi procédurale et soumise au travail de la raison critique, la seule entité qui est capable de rendre chacun de nous à lui-même, en sorte qu’il soit autonome et toujours au rendez-vous de sa liberté de conscience. »

10 – Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983, p. 88.

11 – La Belgique n’est pas tenue à la laïcité mais à la « neutralité », principe qui se traduit notamment par l’organisation de cours de religion (de confessions variées) autorisés par l’État.

12 – En Belgique francophone, les subventions de fonctionnement sont moins élevées de 50% par élève pour le réseau libre que pour les écoles « officielles » de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

13 – Sur le plan économique, cette thèse est défendue avec beaucoup de cohérence par les auteurs allemands de la « critique de la valeur » (Wertkritik), et singulièrement dans l’ouvrage d’Ernst Lohoff et de Norbert Trenkle, La Grande Dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise, [nouvelle éd.], trad. de l’allemand par P. Braun et V. Roulet, Albi, Crise & Critique, 2024.

Jean-Michel Muglioni est mort

J’ai appris ce matin par Christiane son épouse la mort soudaine de Jean-Michel Muglioni, qui m’attriste et m’affecte profondément. Mes pensées vont d’abord vers Christiane, vers Marianne et Mathieu leurs enfants. Mezetulle rendra honneur à sa mémoire comme il convient, au-delà des quelques éléments qui suivent et que je rassemble maintenant à la hâte, bien maladroitement.

Jean-Michel a été un grand professeur de philosophie, notamment en classe de khâgne. Sa présence à la fois audacieuse et modeste, sa pensée ferme et généreuse, son gai savoir stimulaient les élèves en les instruisant et en les menant au sommet de ce qu’ils pouvaient atteindre. Il fut un maître, un magister : celui dont l’enseignement, la réflexion, le rapport à la pensée et l’exemple ont pour finalité et pour effet de rendre les élèves capables de se passer de maître.

Docteur d’État (1991 « Progrès et finalité chez Kant : la philosophie kantienne réponse à la question: qu’est-ce que l’homme? »), intervenant régulier à l’Université conventionnelle, on lui doit des traductions et des éditions commentées de textes classiques de Kant (L’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Bordas, 1988 ; Théorie et pratique, Hatier, 1990 ; Qu’est-ce que les Lumières?, Hatier, 2007 et 2015). Il est l’auteur de  La philosophie de l’histoire de Kant (Hermann, 2e éd. 2011, 1re éd. PUF 1993), Apprendre à philosopher avec Kant (Ellipses, 2014) et Repères philosophiques (Ellipses, 2010) .

Les lecteurs de Mezetulle le connaissent aussi comme une pièce maîtresse du site. Il lui a donné une grande partie, essentielle, de sa cohérence éditoriale et pour tout dire de sa constitution. Plus d’une centaine de textes y sont signés de sa main. On peut les lire et les relire, sur le présent site (depuis 2014)  https://www.mezetulle.fr/tables-auteurs/ et sur le site d’archives (2007-2014) http://www.mezetulle.net/article-16750257.html#Muglioni

Il y a un mois Jean-Michel intervenait lors d’un colloque d’hommage à Bernard Bourgeois – c’est ce vif souvenir, un propos alerte et émouvant, que j’emporte de lui. Et au-delà, quarante ans d’engagements communs, de discussions et d’amitié sont présents à mon esprit.

[Edit 5 mai]. J’invite à lire les commentaires ci-dessous. À vous, proches, amis, collègues, anciens élèves, professeur de flûte, lecteurs, pour vos témoignages, pour votre émotion reconnaissante, merci. Vos textes montrent, comme le dit Mathieu Gibier dans son commentaire du 5 mai, que
« [Jean-Michel Muglioni] a lancé dans le monde une communauté d’instituteurs, de professeurs, d’hommes de bonne volonté, qui se doivent maintenant d’être à la hauteur de son exemple. »

[Edit 20 mai. « Jean-Michel Muglioni : le courage de penser« . In memoriam par CK

L’enseignement comme émancipation et éducation (par Jean Leclercq)

Libres considérations inactuelles

Mezetulle remercie Jean Leclercq1 pour cette belle défense et illustration de l’école dans sa mission essentielle : instruire. S’opposant à maintes idées répandues, il plaide pour « une rupture ou un principe de différence quasi ontologique entre l’École et la société ». L’école émancipe dans la mesure où elle ouvre et protège un « espace spécifiquement distinctif qui est celui d’une instruction publique et singulièrement décentrée par rapport à des pratiques utilitaires voire rentables », un lieu à l’abri des pressions déguisées en « valeurs pédagogiques » dont on nous rebat les oreilles depuis des décennies tant en Belgique qu’en France. Or « c’est précisément parce que l’on n’y enseigne pas et que l’on n’y élève pas que l’École devient un autre lieu », celui de la reproduction sociale.
L’auteur ne se borne pas à déployer des arguments et à donner des exemples accablants, il ne s’appuie pas seulement sur une expérience de type professionnel qui aurait quelque chose d’un peu trop tranquille. Il puise les accents les plus forts et les plus émouvants de son plaidoyer dans l’histoire sinueuse de l’enfant « transclasse » qu’il fut, et qui aujourd’hui « […] ne peut pas s’empêcher de repenser à toutes ces situations où il ne fut pas « élevé » comme l’exigeait sa condition d’élève ».

« Un enfant transclasse » : briser le schéma de la reproduction

À l’entame de cette contribution2, je voudrais prendre d’emblée une posture très radicale car, si ce mot n’avait pas été dévoyé et désaxé de sa bonté sémantique originaire, il me semble qu’il faut, en la matière qu’on va traiter ici, une certaine « radicalisation », en sorte d’aller vers le principe à la fois herméneutique et axiologique pour penser pleinement l’ontologie de l’École3 et les missions essentielles qui lui reviennent.

Par là, j’entends aussi me tenir délibérément à distance des sempiternelles considérations sociologiques ou psychologisantes sur l’École, pour me concentrer sur une notion trop souvent négligée voire oubliée, celle des « savoirs », en ce qu’ils sont programmatiquement (donc dans le sens d’un « cursus » et d’une progression hiérarchisée et intellectuellement instituée) et, conséquemment, ce dont ils sont ontologiquement capables, en matière d’émancipation, de formation et d’éducation.

Cette focalisation sur ce qu’« apprendre » et « instruire » veulent dire est pour moi essentielle, si l’on entend revenir aux missions essentielles de l’École et surtout si l’on veut, comme c’est mon cas et je m’en expliquerai, une École laïque, c’est-à-dire une École, radicalement et rigoureusement, fondée sur les principes de l’égalité et des libertés fondamentales, au gré d’un cadre (celui de « l’enceinte scolaire » comme le signifient tant de règlements d’ordre intérieur d’établissements scolaires). Et si l’on parle de cette notion d’« égalité », je dis d’emblée qu’il ne peut être question d’une « École de toutes les chances » ou d’une « École de l’égalité des chances », selon ces formules tellement creuses et vaines que l’on rabâche indéfiniment, mais plutôt d’une École qui parce qu’elle est une École des savoirs (et rien que pour cette raison) est une entité correctrice des inégalités sociales, par les objets qui la constituent et la fondent.

Et disant ceci, c’est un homme foncièrement pudique et d’un autre siècle qui écrit ces quelques lignes. Mais c’est un homme qui a connu, avec une puissante violence, toutes les formes perverses et brutales des harcèlements scolaires, un homme qui a connu la domination arrogante et arbitraire d’un certain système scolaire, un homme qui a aussi traversé ces âges de la vie avec une maman « solo » comme on le dit aujourd’hui, une femme elle-même contrainte de quitter la scolarisation à l’âge de 16 ans ; une merveilleuse et courageuse femme, mère et veuve dès ses quarante ans, qui a éduqué de façon exemplaire ses enfants, sans d’ailleurs jamais se décharger de ses missions au profit de l’École qu’elle respectait en profondeur. Une mère qui me répétait souvent ce constat : « Nous sommes pauvres, mais nous ne serons pas misérables. ». Le distinguo était tellement juste et ce fut sa boussole, comme celle de sa descendance d’ailleurs.

Pour cette raison, cet enfant que j’étais n’appartenait pas aux grandes bourgeoisies et aristocraties de la reproduction que les mondes – notamment universitaires et académiques – peuvent malheureusement organiser et, encore de nos jours, propager. Cet enfant a vécu grâce à une certaine vision sociale de la justice distributive, au gré des « allocations d’études » selon l’appellation belge, et grâce à une forte solidarité intrafamiliale, mais dans une époque où l’éducation, et singulièrement pour ma part l’enseignement universitaire, représentaient de grands idéaux d’émancipation, certes empreints de fortes exigences, mais accessibles.

Je n’apprécie pas les identifications et les réifications à des catégories et je n’aime pas non plus les narrations de soi qui relèvent si souvent d’une forme d’impudeur ou de monstration de son égo. Il n’en demeure pas moins que je suis, à proprement parler, un enfant « transclasse » qui ne peut pas s’empêcher de repenser à toutes ces situations où il ne fut pas « élevé » comme l’exigeait sa condition d’élève, selon l’étymologie trop souvent oubliée de ce beau mot. Je fus donc un enfant, souvent et douloureusement abaissé et rabaissé.

Comme, pour ne citer qu’un exemple, lorsqu’un soir il vit rentrer sa mère, effondrée et en larmes, après sa première réunion des parents de la classe de première année du secondaire où le professeur titulaire de la classe, cherchant dans ses fiches ma photo, lui dit, en la regardant et en la lui montrant, « C’est votre fils ça, madame ? Quelle biesse ! » Vous avez compris que nous étions en Wallonie et que le professeur disait que j’étais ni plus ni moins un « imbécile ».

Vivre un épisode d’humiliation scolaire et être figé dans une qualification aussi abjecte ne furent pas chose facile à vivre, d’autant que les circonstances n’aidaient pas. En effet, puisque la situation familiale était telle, il se faisait que notre famille vivait dans ce que l’on nomme tellement communément un « logement social », sans trop d’ailleurs réfléchir à l’assignation sociale désavantageuse que l’on provoque et à ses effets sur celui qui doit la porter comme une catégorie sociale potentiellement dégradante.

Quoi qu’il en soit, les trajectoires de ces « transclasses » sont aujourd’hui mieux connues, mais certains d’entre eux – quand on peut ainsi les désigner – tombent malheureusement dans une forme d’orgueil et d’arrogance, parfois vengeresses et revendicatives, et une très mauvaise compréhension de la justice réparatrice ; autant de postures et de sentiments qui les font s’effondrer dans d’autres formes de la domination et de la supériorité, qui symboliquement peuvent être très violentes et capables de nouvelles expressions d’inégalités4. Sans doute parce que fondamentalement toutes ces postures manquent de sens de l’universalité et d’humanisme laïque.

Ce n’est pas le moment adéquat pour réfléchir à ce concept de « transclasse », tel qu’il a été notamment thématisé par Chantal Jaquet. Mais si l’on veut le garder comme un avertissement et surtout un outil efficient, et si l’on veut éviter qu’il devienne une catégorie purement mythique et un objet de fantasmes, il convient alors de prendre la mesure que ceux qui sont passés par ces phases de transition et de discontinuité ont été soutenus, dans la plasticité complexe de leurs parcours, par ce que Jaquet appelle la « complexion ».

Certes, ce concept est compliqué et je ne le commenterai pas ici, mais je propose de le mobiliser dans ses origines spinozistes car dans ce système philosophique, l’individu n’est pas une substance en soi, il faut qu’il y ait un ingenium5, c’est-à-dire un ensemble d’affects qui se sont accumulés et ont provoqué une construction par sédimentation nourricière ou un « tissage ». Mais ce sont bel et bien des affects qui ont aussi inspiré des modes de vie et d’existence, en somme des manières d’être au monde, de lui résister, de l’envisager ou de l’habiter, au gré d’un ensemble de complexités fluctuantes et nécessitant, à chaque fois, une adaptation. Or toutes ces manières de vivre sont évidemment capables de singulariser et d’individualiser.

Voilà pourquoi ce concept particulièrement métaphysique permet justement de penser le discontinuum inhérent au parcours de celui qui est dit « transclasse », c’est-à-dire cet ensemble de moments créateurs mais aussi disruptifs ; en somme ces événements qui permettent de briser le schéma de la reproduction qui est évidemment celui des déterminismes et des déterminations.

L’École, dispositif évolutif d’individualisation : une ontologie universalisante

Or, de ce point de vue, l’École est une entité, sans doute tout autant métaphysique, qui devrait appartenir à ce dispositif évolutif qui devrait permettre de provoquer, dans une existence, un mouvement précis : assurer, au gré de toutes ces « complexions », les conditions de possibilité de l’égalité effective et efficiente, mais simultanément les conditions de réalisation de la plus haute individualisation de chaque membre de l’entité scolaire. Par conséquent, prendre acte que l’École « est » ainsi, c’est faire valoir que l’on mettra radicalement à distance de sa réflexion un autre mantra récurrent qui détourne de la question essentielle de la formation et de l’éducation du sujet : celui d’une École formatrice à la société.

Pourquoi ? Premièrement, parce qu’il me semble essentiel de poser une rupture ou un principe de différence quasi ontologique entre l’École et la société ; précisément au profit de la nécessité de la construction d’un espace spécifiquement distinctif qui est celui d’une instruction qui doit être publique et singulièrement décentrée par rapport à des pratiques utilitaires voire rentables. En ce sens, je ne pense pas qu’enseigner consiste à partager, échanger ou à communiquer.

Deuxièmement, j’affirme aussi cela parce que je pense qu’un des grands drames de l’École est qu’elle a introduit un ensemble de croyances sociologiques au cœur de son dispositif éducatif et qu’elle fonctionne, trop souvent, au gré de théories des déterminismes sociaux et des antériorités des multiples formes des milieux dits « familiaux », oubliant ainsi l’ontologie simple et universalisante de l’élévation.

Il est lourd de sens et de conséquences de vouloir cadrer les pédagogies scolaires sur ces grilles de lecture et de refuser de voir et de comprendre que c’est exactement le schématisme contraire à ce que l’on nous dit qui produit la déroute : ce n’est pas parce qu’il y a ici des mécanismes d’inégalités sociales que l’École doit modéliser ses missions ou se construire à partir de ceux-ci. C’est dire le rôle principiel et archétypique que je crois nécessaire de redonner à l’École, en tant qu’elle est le lieu du Savoir.

C’est précisément parce que l’on n’y enseigne pas et que l’on n’y élève pas que l’École devient un autre lieu, et paradoxalement celui de toutes les reproductions des inégalités sociales, sans parler des nombreuses logorrhées prétendument pédagogiques, mais qui ne relèvent pourtant pas du tout du champ des savoirs.

Par conséquent, à chaque fois que l’on n’y instruit pas, on réactive ces schémas et l’on tombe dans la culpabilité d’une École qui reproduirait et surtout produirait des inégalités sociales parce qu’elle serait précisément l’École, au point qu’il faudrait donc qu’elle adapte ses missions, qu’elle s’organise au gré de catégories qui ne relèvent plus de son ontologie, ou encore qu’elle se transforme et s’ajuste, bref qu’elle devienne ce que nous voyons trop souvent, un espace aux mains des idéologies politiques et non des savoirs, comme s’il se rejouait cet antique combat entre la démagogie et la pédagogie. Le drame de l’École devenue le lieu des informations, des partages, de l’événementialité continue, des compétences, des croyances et des convictions est redoutable.

Aujourd’hui, avec mon histoire personnelle et 25 ans de carrière de professeur d’université, il me semble que ce tissu de préjugés et de préconceptions est le point le plus redoutable. Mais surtout, je suis enclin à estimer aussi que, bien qu’apparemment généreux, il ne fait que renforcer les drames de l’élitisme scolaire et la ségrégation sociale qui si souvent l’accompagnent. En effet, le refus d’une École qui enseigne et instruit voit toujours les pires conséquences venir frapper les plus fragiles et les plus vulnérables, qui sont précisément ceux-là qui n’ont que l’École (et point d’autres ressources) et qui n’ont de salut que dans le fait qu’elle soit le lieu d’une « instruction publique ».

Avec le recul, je suis parfois traversé par des angoisses. Ce jeune garçon que je fus à l’entame de mes multiples études universitaires aurait-il encore l’opportunité de prendre ce que l’on appelait « l’ascenseur social » ? Je n’en suis pas certain tant la structure éducative, mise actuellement en place, focalise plus sur les déterminismes que sur les potentialités et les visées émancipatrices et libératrices.

Un lieu à l’abri des pressions déguisées en « valeurs pédagogiques »

C’est fondamentalement pour ces raisons que je fais l’apologie de l’École publique et, en ce sens, celle d’une école strictement et volontairement mise à l’abri des pressions sociales, économiques, idéologiques et, bien évidemment, religieuses. On y reviendra. L’École doit être un lieu séparé et un lieu où se pratique cette mise à part ; un lieu certes, mais aussi un espace qui devraient être libres et libérés, dans le sens plénier de cet adjectif. Pourquoi ? Parce qu’apprendre vaut d’abord en soi et pour soi, et ceci bien avant l’idée d’une finalité ou d’un usage quels qu’ils soient.

Mais malheureusement, et singulièrement en Belgique, l’enseignement « libre » et la liberté d’enseigner – dans l’ère spécifique de l’éducation obligatoire – ne sont compris que dans le cadre d’un régime de croyances et de convictions. Et qui plus est, et là est le pire, nous sommes dans un régime fondé et conforté par de puissantes logiques financières, déguisées en préceptes religieux et confessions de foi que nous appelons bien malencontreusement aujourd’hui des « valeurs pédagogiques ». Il suffit de se reporter au programme éducatif du « Secrétariat général de l’enseignement catholique » (SeGEC) belge. Celui-ci fédère tous les pouvoirs organisateurs des établissements scolaires qui se réclament, en matière d’éducation et d’enseignement, d’une affiliation religieuse catholique, ce qui lui permet d’être reconnu par les autorités publiques en charge de l’éducation notamment obligatoire.

Il faut citer le programme que vise cette instance qui entend « examiner le lien entre l’enseignement et le christianisme », religion qu’il comprend d’ailleurs comme une « source d’inspiration » : « Dans une société déconfessionnalisée, s’adressant à un public pluriel, l’enseignement catholique ne doit-il pas repenser son identité chrétienne ? Comment réconcilier espace public et convictions personnelles ? L’enseignement catholique entend répondre à ces questions en rappelant son projet : être au service du jeune dont il espère faire une personne de conviction, qui prend sa place dans la société d’aujourd’hui. Et cette mission, il la remplit en faisant résonner la parole de Dieu et en gardant vivante la mémoire de son histoire. C’est de tout cela qu’il est question dans ‘‘Mission de l’école chrétienne’’. La philosophie générale du document est bien, en effet, de rechercher des articulations, des liens entre des éléments qu’on aurait plutôt tendance à séparer. »6

Quoi que l’on pense de cette conviction, il n’en demeure pas moins qu’au regard de cette ontologie de l’École au sujet que je tente de cerner ici, une telle configuration, en matière d’enseignement obligatoire, pose évidemment question quant aux conditions d’accessibilité de tous, dans un tel modèle scolaire, et aux conséquences de cet insolite enchevêtrement entre convictions et savoirs, en matière de pédagogie. C’est pour cette raison que je suis convaincu que l’enseignement en soi doit être résolument et radicalement laïque et que la question de la laïcité – quand elle s’applique à la sphère scolaire – relève de choses très fondamentales – et donc fondatrices – qui sont bien plus décisives que, par exemple et par parenthèse, les habituelles questions de « signes » dits « convictionnels ».

Ces « signes » spécifiques qui ne sont précisément que des signes concrets et tellement anecdotiques en soi, mais qui doivent nous interpeller parce qu’ils sont la monstration d’un problème et qu’ils sont, en eux-mêmes, une question essentielle posée à l’École, au point qu’il y a là un excellent indicateur pour comprendre ce qu’elle peut dire d’elle-même et ce qu’elle entend faire valoir quant à ses missions premières. Nous y reviendrons en conclusion de ce propos.

Que signifie « instruire » ?

Mais, quoi qu’il en soit de cette façon d’aborder une question marginale et pourtant essentielle dans sa représentation et dans sa fonctionnalité, si l’on se pose la question de savoir « où l’on va » en matière d’enseignement, alors ma réponse située est qu’il est essentiel de réfléchir à ce que veut dire « enseigner des savoirs ». En sorte de comprendre que c’est d’une méthode avec un ordre de la démonstration qu’il s’agit et pas d’une exposition ou d’un étalage de connaissances. En réalité, enseigner n’est pas de l’ordre d’une répétition ou d’une réitération, c’est une incarnation à chaque fois individuelle et située. Pourquoi ? Parce que la naissance singularisée d’une intelligence est quelque chose de prodigieux.

D’ailleurs, si nous avons fonctionné des siècles durant en parlant d’« humanités », c’est bien parce que tout savoir enseigné est une façon d’instituer l’humanité en chacun de nous, en sorte de nous élever pour nous éduquer. À cet égard, l’humanisme de ces « humanités » est, en effet, l’apprentissage que l’autre humain est un alter ego, un « soi-même comme un autre » si l’on veut. Si bien que c’est ainsi que se brise, par ce programme d’étude et d’érudition, cette tentation originaire du meurtre fratricide, en sorte que cet autre devient un partenaire et non un adversaire, sans lequel, par ailleurs, aucun maillage social n’est possible.

« Ces nécessités internes au savoir et à l’ordre selon lequel il peut être appris et par lequel il est intelligible », pour reprendre une formulation de Jean-Michel Muglioni, permet de rappeler que, « dans une école laïque, les contenus ne sont pas imposés par les nécessités sociales ou politiques », mais précisément « par cette logique et cette raison inhérente aux savoirs »7.

C’est pour cette raison que nous ne devons pas craindre de penser l’École comme un lieu de retrait, comme un espace organisé de soustraction et même au gré de la métaphore du « retranchement », surtout si l’on veut que chacun puisse s’y auto-constituer et s’instaurer au gré de ses libertés fondamentales. C’est la raison pour laquelle Catherine Kintzler a raison de dire qu’« […] une école qui prend pour règle les faits de société, qui rappelle constamment aux élèves leurs ‘‘différences’’, qui s’appuie même sur elles, cette école est discriminatoire dans son principe et renonce à sa mission qui est d’armer, d’instruire et de faire en sorte que tous commencent en même temps et à égalité ».8

Telle est, à mon sens, la nécessité de cet acte décisif qui consiste à rendre à l’École sa mission première d’enseignement, au gré de programmes d’enseignement, en sorte que la visée égalitaire et l’immense besoin social de correction des inégalités se trament uniquement à partir de cette exigence première et fondatrice des savoirs et, par conséquent, pas à partir d’un constat d’état d’une société donnée, à un instant social ou culturel donné dont il faudrait conséquemment faire découler des savoirs.

Dès lors, il faut en finir avec les opérations d’asservissement de l’École, en sorte de la préserver des multiples parasitages de toutes les formes de l’utilitarisme et de rendre les savoirs comme des objets autonomes à part entière. Une nouvelle fois, je partage pleinement l’option de Catherine Kintzler qui estime que « la question fondamentale (de l’École) est celle de l’autonomie » car « régler l’école publique par une prescription extérieure aux objets mêmes du savoir (morale, religieuse, politique, sociale), c’est la placer sous un régime d’hétéronomie : elle trouverait alors sa loi ailleurs qu’en elle-même. La régler au contraire sur le développement intrinsèque de l’encyclopédie, sur la logique interne des savoirs qu’on y enseigne, c’est la placer sous le régime de l’autonomie »9.

En définitive, instruire est bel et bien tout autre chose qu’une instillation de moraline, et tout autre chose que l’injection de compétences ou de savoir-être. Et c’est sans doute là, au sein de ce dispositif laïque, la raison essentielle d’exiger la neutralité fonctionnelle de l’École, tant elle ne s’oppose pas aux croyances mais précisément les neutralise. « Laïque, l’école est libre, libre aussi bien par rapport aux idéologies de la société civile qu’aux croyances religieuses. La laïcité de l’école ne se réduit pas à son rapport aux seules religions mais à toute croyance »10, affirme à juste titre Jean-Michel Muglioni.

En ce sens-là, il y a, dans l’École, quelque chose de similaire à la constitution politique du régime démocratique : elle n’a sa transcendance qu’en elle-même, elle est autonome et auto-constituée, indépendante et libre ; elle est aussi procédurale et soumise au travail de la raison critique, la seule entité qui est capable de rendre chacun de nous à lui-même, en sorte qu’il soit autonome et toujours au rendez-vous de sa liberté de conscience. Catherine Kintzler a raison d’affirmer que « l’école fait en sorte que l’enfant s’extraie de sa condition infantile et s’élève, qu’il prenne intérêt à des choses et des opérations qui sollicitent et construisent son autonomie, en même temps qu’il en découvre la libéralité »11. C’est en tout cas grâce à ce dispositif que la continuité progressive, au gré des complexions dont je parlais plus haut, peut sans aucun doute trouver un cadre d’effectivité et d’efficience, grâce à ces missions les plus fondamentales de l’École.

Dès lors, ayons le courage de prendre le pli de cette décision radicale de libérer l’École de ces entraves et de ces soumissions qui lui enlèvent le mystère dont elle a tant besoin et qui désorientent les maîtres dont elle a tant besoin ! L’École, plus que jamais, doit permettre à chaque élève de rechercher l’autorité de son moi par un examen libre et radical, en mettant en œuvre un cadre de travail, d’étude et de connaissance par la science et sa méthode afférente, en sorte que s’instaure ce moment tellement essentiel qui est celui de la distance critique envers soi, ce moment de la « crisis » qui doit permettre d’éviter les formes du narcissisme, de l’égoïsme et de la facilité. Et quoi de plus urgent pour l’homme moderne, interrogé quant à son rapport à lui-même, à autrui et, bien entendu, à la nature et au cosmos ?

La laïcité n’est pas l’interconvictionnalité. Positivité critique de l’abstention

Pour achever ce propos, je voudrais revenir sur une question précédemment abordée par le prisme de la question complexe des signes dits « convictionnels ». Dans une récente « Carte blanche » publiée dans le journal belge Le Soir12, j’ai redit combien il était essentiel, dans le projet d’une École laïque, de ne pas réduire l’action laïque de l’École à un lieu de contrôle des convictions ou, pire encore, d’en faire un lieu contractuel de régulation des croyances, surtout en ces temps d’acharnement sur des visions étroites de certaines convictions, reconduites à leur dimension la plus archaïque et rétrograde.

Fondamentalement, si l’École est bien cet espace spécifique que j’ai tenté de décrire, cette question que nous abordons désormais doit être comprise sur son plan le plus large : l’École ne devrait jamais laisser introduire en son sein la lecture, binaire et surannée, de chaque personne en termes de « croyant » ou de « non-croyant ».

Pourquoi ? Parce que si l’École veut être un espace laïque, alors il faut la penser à partir de ce « degré minimal » d’appartenance, le plus extrême et le plus radical, de chacun en tant qu’il doit être l’alter ego de chaque autre. Ce « degré » tellement important et décisif qui confère une détermination fondatrice dans la façon dont Catherine Kintzler pose le cadre d’effectivité de l’espace laïque. Ou, dit encore autrement, il convient d’envisager l’organisation des modalités de ce lien d’appartenance en fonction de ce qui nous lie de la façon la plus originaire et la plus inclusive, en deçà donc de toutes les formes de croyances, et, par conséquent, au seul gré de l’extrême exigence de la liberté la plus originaire, celle de la conscience.

C’est un problème purement théorique voire logique, mais il est essentiel de bien le poser si l’on accepte que l’objectif est d’organiser la coexistence des libertés. Voilà pourquoi il est également essentiel de revendiquer une « École libre », au sens où je le disais plus haut. C’est-à-dire une École qui n’est pas contrainte par des normes relevant des modes d’organisation de la systémique religieuse qui sont celles d’une orthodoxie ou d’une orthopraxie religieuses. Deux modes d’efficience qui n’apporteront, toutes les deux réunies, aucune paix, tant ces deux-là sont le lieu d’entente des pires activismes, ceux des « pour » et, ne l’oublions pas surtout pas, ceux des « contre ».

Dès lors, si un professeur assume sa tâche d’enseigner c’est-à-dire qu’il fait lui-même, par sa fonction, signe vers le contenu d’une matière ou encore qu’il fait « connaître par un signe et une indication » (TLF), en sorte d’activer un processus d’apprentissage et d’acquisition, alors il importe qu’il se neutralise aussi lui-même quant à ses autres signes, en sorte que puisse se mettre en place le processus spécifique de la raison critique. Et, pour le dire rapidement, cette neutralisation exige-t-elle, sans aucun doute, qu’il n’y ait pas de brouillage par une multiplication des signes.

C’est à ce niveau quasi métaphysique qu’il faut comprendre et poser la question des « signes » dans l’enceinte scolaire. Et ce faisant, on comprendra d’emblée que la question dit infiniment plus que ce que le signe se borne à montrer. Et, surtout, que l’enjeu est infiniment plus vaste que celui d’un objet visible, parmi tant d’autres, qui, si l’interrogation que l’on porte sur lui est mal posée, ne fait alors, d’une part, que renforcer une critique déplacée de la religiosité et de la liberté religieuse et, d’autre part, permet, à d’autres, de verser dans des comportements qui deviennent vite discriminatoires.

Ainsi, les conséquences de ce dispositif fondateur sont précises : les déterminations et déterminismes sociaux, les conformismes et les orthodoxies ou orthopraxies, les convictions et les habitudes, les assignations individuelles et collectives, les normalisations et standardisations, l’ensemble des contrôles sociaux et des normes, tous ces mécanismes ont besoin d’avoir un contre-miroir fort et structuré pour permettre que l’autonomie critique et responsable se mette en place et qu’il y ait, au moins pour un temps, dans une existence humaine, un lieu et un espace où la sortie de soi (ex-ducere – éducation) est possible. Tout ceci en sorte qu’une véritable métamorphose de soi et de « l’ego du soi » demeure possible, tant il est vrai que la séduction (se-ducere) ne suffit pas pour s’accomplir et s’humaniser.

Dès lors, si l’École obligatoire demeure bien un constituant du dispositif de la construction sociale et si l’enseignant appartient bien à ces corps institués qui participent aux missions de l’Autorité publique dans ce qu’elles ont de plus noble, alors il est essentiel que l’abstention, en matière de tout signe, soit un principe d’action et d’éducation. Et disant cela, comprenons bien que c’est d’une « abstention » que l’on parle et pas d’une négation, car il n’est en rien question de faire en sorte que l’École soit entendue comme un lieu de formations d’athées, d’agnostiques ou encore d’anticléricaux.

On l’aura compris, il devient, par conséquent, légitime que l’École, sur le plan des croyances et des convictions, apporte, par cette méthode positive et constructive de l’abstention, sa part déterminante de construction des rationalités critiques. Ceci, en sorte qu’elle permette l’existence d’un espace critique et laïque où pourra s’opérer une réflexion – qui, elle non plus, n’est pas de l’ordre de la négation – sur tous les systèmes d’appartenance et d’assignation qui sont ceux de vie sociale.

Cette méthode que je défends n’est donc pas celle d’un geste d’uniformisation ou de mise à distance dédaigneuse des zones intimes de la croyance, c’est celle d’un geste d’individuation radicale et ouverte qui entend se travailler par une logique positive qui oblige à aller loin dans une interrogation sur soi et l’autre ; ce que l’on pourrait appeler, dans une redondance qui produit du sens, le « libre libre examen ». Cet examen tellement essentiel qui montre combien nous ne sommes pas dans un régime de tolérance, mais combien plus dans cet espace de l’effectivité de la liberté de conscience. Un espace grâce auquel l’École – et précisément celle qui retourne aux exigences de ses fondamentaux – peut alors contribuer à construire une société – avec laquelle elle ne se confondra pas – qui soit fondée sur un lien politique, juridique et civique et non sur une forme religieuse.

Voilà pourquoi, dire que l’on demande une abstention (et non une négation) de toutes les formes de manifestation, donc de caution ou de reconnaissance, des formes et figures des religions et des cultes, des croyances comme des incroyances, sans oublier les champs des signes politiques et philosophiques, dire cela, c’est permettre à l’École d’être et de rester un lieu de « respiration », comme dit Catherine Kintzler, et lui permettre d’être pleinement une République libre des savoirs.

Notes

1Professeur ordinaire de philosophie à l’Université catholique de Louvain (Belgique) & membre titulaire de l’Académie royale de Belgique https://academieroyale.be/fr/l-academie-royale-classes-classe-lettres-sciences-morales-politiques-membres-detail/relations/jean-leclercq/.

2 – Ce texte a été prononcé lors du 36e « Colloque de la Laïcité » organisé, à Bruxelles, par les « Amis de la morale laïque ». Le thème de cette journée d’étude était : « Enseignement, où va-t-on ? ».

3 – [NdE] S’agissant de l’institution, et plus particulièrement d’une institution d’État, le mot prend ici tout naturellement la majuscule.

5 – On pourra lire avec profit ce texte détaillé de Chantal Jaquet : « Chapitre XIII. La mobilité sociale au prisme de Spinoza », dans Spinoza à l’œuvre, Éditions de la Sorbonne, 2017, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.96560 .

7 – « Que tout enseignement véritable est laïque », Mezetulle, 25 novembre 2020.

8« La laïcité, c’est d’abord une liberté », entretien avec A. Devecchio, Le Figaro, 6 novembre 2015.

10« Que tout enseignement véritable est laïque », Mezetulle, 25 novembre 2020 (article cité).

11« Que fait-on dans une école laïque ? L’école de la République est-elle faite pour la République ?, dans Mezetulle, 24 septembre 2015 (article cité).

Roman Polanski, un temps pour transmettre

Sur le livre de R. Polanski « Ne courez pas! Marchez! »

Sabine Prokhoris déploie une magnifique réflexion sur le livre de Roman Polanski Ne courez pas ! Marchez ! suivi de Lettres à mon fils de Ryszard Polanski, traduction des Lettres par Piotr Kaminski, Paris Flammarion, 20251. Mezetulle reprend ici le texte publié par la revue Telos2, en remerciant l’auteur et Telos de leur aimable autorisation.

« À ces scènes incroyablement vives de la vie d’un jeune garçon plongé dans un cauchemar auquel il lui a fallu jour après jour imaginer comment résister, le récit entremêle les réflexions d’un homme qui a beaucoup vécu, beaucoup lu, beaucoup réfléchi et qui, surtout, n’a cessé de créer. C’est-à-dire, à mille lieues de tout solipsisme, de transformer en une œuvre artistique à portée universelle la matière impure de la vie. Telle aura été – telle est – la plus indestructible des résistances à l’anéantissement. »

« L’enfer est vide, les diables sont tous là ». Ces mots de Ferdinand dans La Tempête de Shakespeare, des mots qu’on « a envie de hurler aujourd’hui » écrit Roman Polanski, au seuil d’un livre qui, par ses résonances avec un temps de banalisation grandissante de la haine antisémite, en roue libre3 dès le signal donné par le pogrom génocidaire perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023, est un avertissement adressé au cœur et à l’esprit. Ils disent d’entrée de jeu au lecteur quelle conscience aiguë du présent a décidé le réalisateur du Pianiste à donner à lire, aux côtés de son propre témoignage recueilli oralement en mai 2006, dans le cadre des entretiens patrimoniaux de l’INA « Mémoire de la Shoah », deux saisissants récits que son père, rescapé du camp de Mauthausen, lui adressa au début des années 1970.

« Le frêle esquif du mot humain »

Un livre à deux voix, et plusieurs strates entrecroisées, dont Roman Polanski prend grand soin dans son avant-propos de situer précisément les circonstances et l’emplacement dans le temps de la vie de l’un et de l’autre. C’est là un point essentiel, évoqué par Walter Benjamin, à travers ces lignes à méditer ici :

« Et il se frustre du meilleur, celui qui fait seulement l’inventaire des objets mis au jour et n’est pas capable de montrer dans le sol actuel l’endroit où l’ancien était conservé. Ainsi les véritables souvenirs doivent-ils moins procéder du rapport que désigner exactement l’endroit où le chercheur a mis la main sur eux. Au sens le plus strict, le véritable souvenir doit donc, sur un mode épique et rhapsodique, donner en même temps une image de celui qui se souvient, de même qu’un bon rapport archéologique ne doit pas seulement indiquer les couches d’où proviennent les découvertes mais aussi et surtout celles qu’il a fallu traverser auparavant.4 »

De là peut sourdre la vérité vivante d’une transmission, celle dont ce livre fait don au lecteur. Le rhapsode, on le sait, c’est celui qui coud ensemble et transmet au présent les récits. Roman Polanski coud ensemble ces récits – le sien, celui en deux temps de Ryszard Polanski – et les époques successives et croisées auxquelles il les situe : les différents moments où il s’est, dit-il, dans des perspectives différentes et à des intervalles espacés, « confronté à ces souvenirs » ; ceux qui ont suscité les deux textes de son père.

L’injonction salvatrice Ne courez pas ! marchez ! donne son titre à la part du fils, petit garçon de six ans au début de la guerre, de douze lorsqu’elle prit fin, et qui assume en 2025, âgé de quatre-vingt-onze ans, la responsabilité de cette double transmission. On se souviendra ici que le cinéaste, qui n’a jamais cessé de retisser, tout au long d’une œuvre d’une intelligence humaine lumineuse et d’une impérissable énergie, « « les fils mystérieux » que la vie brise5 », fera prononcer cette même phrase dans Le Pianiste par celui qui de justesse fera échapper Władysław Szpilman à la déportation. Mais ne nous est-elle pas aussi, en un sens, destinée, à nous tous qui courons, « comme des poulets sans tête », vers des catastrophes annoncées ?

On peut entendre ainsi un geste de transmission qui parie sur la confiance accordée « au frêle esquif du mot humain dans la haute mer ouverte du futur », selon un mot d’Ossip Mandelstam. « Frêle esquif » mais « barque équipée de ce qui est nécessaire pour un lecteur lointain et tellement précieux », ajoutait le poète, « tout y est en réserve pour la vie, rien n’est oublié dans cette embarcation6 ».

Confiance d’abord accordée par Ryszard, en dépit et à cause de l’horreur endurée. Au début de sa première lettre, consécutive à une dispute avec son fils, Ryszard écrit :

« Lis ma lettre plusieurs fois, pas quand tu es occupé, mais avant de te coucher, comme une lecture de chevet, puis mets-la de côté. Il arrive parfois qu’un homme soit saisi par ce qu’on appelle le SPLEEN, ou en polonais CHANDRA. Quand cela t’arrive, prends la lettre de ton père, lis-la, et rappelle-toi que cela pourrait être pire, et ça te passera immédiatement. »

Un viatique paradoxal, empreint du rude amour d’un « dur à cuire », à l’intention du lecteur le plus précieux, son fils ; mais un fils lointain aussi : expériences parallèles, incommensurables pourtant. Le vademecum du père, pour traverser le pire sans se disloquer.

Même si la « lecture de chevet » préconisée a de quoi donner des cauchemars, l’ironie féroce, pudeur et force d’âme mêlées, de ce survivant au camp d’extermination par le travail que fut Mauthausen – « trente-deux cadavres par jour », dûment prévus, dans les terrifiantes carrières de granite –, fait de lui un invaincu. Un homme de chair, de cœur, d’intelligence, mais aussi, pour survivre, devenu de granite en une zone de lui-même ; un homme qui jamais n’abdiqua sa puissance de dérision et donc sa dignité. Qu’il évoque la « cérémonie de la pendaison – ben voyons ! », les festins d’épluchures de pommes de terre dont « aucun porc qui se respecte » n’aura jamais pu jouir autant que lui, les agapes des poux au creux de ses plaies « savoureuses », le « nectar divin » bu au cours du transport vers le camp dans le « seau aromatique » qui avait servi à la merde mais provisoirement rempli d’eau, la promiscuité, les plus cruelles douleurs physiques et morales, la peur, jamais il ne cède à l’auto-apitoiement.

La deuxième missive, rédigée cette fois à la demande expresse de son fils, déplie cette épopée de la survie d’un homme au cœur chaotique de l’enfer. Un abîme de sadisme abject et de perversité, raconté avec un rythme et sur un ton qui, par la subtile combinaison de plusieurs focales, parviennent à faire sentir, à faire voir de la façon la plus captivante, la plus réelle, les aspects effroyables d’une abomination sans limites qui sombre peu à peu dans un oubli lourd de menaces. Un chaos où le monstrueux le dispute à l’absurde, au sein duquel, à plusieurs reprises, Ryszard, constamment tourmenté par la pensée du sort de son garçon, échappa à la mort, par miracle mais aussi par l’exercice d’une clairvoyance et d’un sang-froid peu communs. Dans le SS junkie du meurtre, Edmund Zdrojewski, dont il sut, sur le fil, déjouer « la passion de donner la mort », et qui finit pendu en 1948, on saisit qu’il discerne, telle l’Isabelle de Mesure pour mesure, « l’homme drapé dans sa petite autorité précaire [qui], ignorant par-dessus tout de ce qu’il croit connaître, son essence de verre, tel un singe en colère, joue à la face du ciel des tours si grotesques que les anges en pleurent et que, s’ils avaient notre rate, il deviendraient mortels à force de rire.7 »

« Qu’il repose en paix. Trente-deux-ans se sont écoulés depuis ce moment. De lui il ne reste plus rien, et moi je traîne toujours ma carcasse », écrit Ryszard. Élégance.

Et cet homme trempé dans l’horreur, mais pourtant jamais broyé, cet homme parfaitement au fait de la lâcheté et de la crapulerie ordinaires, mais qui sut également voir le courage de quelques-uns, dit aussi, avec une simplicité dénuée de tout pathos, combien il a pleuré.

Temporalités fécondes

Ce témoignage sollicité instamment, presque arraché à Ryszard Polanski par son fils âgé alors de quarante ans – l’âge qu’avait son père lors de sa déportation –, ce texte qui scelle un lien crucial entre fils et père, Roman Polanski « l’oublia » dans un tiroir pendant quasiment cinq décennies.

Toute une vie pour pouvoir aller à la rencontre de ce récit, qui trouve, et brillamment, comment conter l’inimaginable immersion dans la géhenne. Un temps à l’évidence incompressible, dont la mesure est le vivre même, en son épaisseur sédimentée, non les horloges. C’est que

« le temps, et même pour ainsi dire la date, se mesure tout de même un peu à la durée ; c’est-à-dire en un certain sens, au nombre, à l’importance, à la plénitude, à l’abondance, au plein des évènements qui se sont effectués entre cette date et la date présente, entre ce temps du passé et le temps présent, au plein des événements qui sont (ad) venus, au plein du travail fait, au plein de la vie vécue, au plein de l’histoire faite, au plein de toute l’histoire, de l’histoire intercalaire.8 »

Cette durée nécessaire qui, de façon inaliénable, appartient en propre à l’acte vital de recueillir puis de transmettre à son tour9, témoigne ici d’une foi empreinte de générosité et de courage – un pari sur l’avenir – dans ce que peuvent de tels récits. Des récits pareils « à ces graines enfermées hermétiquement pendant des milliers d’années dans les chambres des pyramides, et qui ont conservé jusqu’à aujourd’hui leur pouvoir germinatif », selon les mots, encore, de Walter Benjamin. Le pouvoir de faire naître en tout lecteur la fragile et pourtant vivace « fleur d’intelligence10 » – au voisinage des cercles de l’enfer, le plus précieux des talismans.

Rien ne saurait davantage faire sentir la pulsation vivante et féconde de ce « temps intercalaire » que l’image qui ouvre le récit de Roman Polanski. Face à l’objectif – face à nous –, il présente une photographie. Celle d’un très jeune enfant, robuste et plein de vie, attentif, concentré sur ce qu’il regarde, bien droit sur ses jambes, son ours en peluche tourné vers lui semblant lui tenir la main. Un enfant très aimé, ça se voit immédiatement. C’est Roman, il a environ trois ans.

L’homme et l’enfant : même regard, même présence calme et intense, résolument tournée vers la vie. Entre une image et l’autre, soixante-dix années se sont écoulées. Et l’on perçoit, reliant indéfectiblement l’homme qui, en 2006, a atteint l’âge qu’avait son propre père lorsqu’il lui envoya les lettres, et l’enfant à l’aube de son existence, un fil jamais rompu de tendresse et de douceur. En dépit de tout.

Pas une once d’amertume en effet dans ce que confie Ne courez pas marchez. À ces scènes incroyablement vives de la vie d’un jeune garçon plongé dans un cauchemar auquel il lui a fallu jour après jour imaginer comment résister, le récit entremêle les réflexions d’un homme qui a beaucoup vécu, beaucoup lu, beaucoup réfléchi et qui, surtout, n’a cessé de créer. C’est-à-dire, à mille lieues de tout solipsisme, de transformer en une œuvre artistique à portée universelle la matière impure de la vie. Telle aura été – telle est – la plus indestructible des résistances à l’anéantissement.

Initialement transmise par Annette, sa sœur aînée qui revint d’Auschwitz, la passion, vitale, du cinéma traverse ce récit. Sa vie durant, Roman Polanski demeura fidèle à cette échappée fertile enracinée dans l’enfance : « On fait un film parce qu’on aime rêver et on aime partager ses rêves avec les autres. Et si on fait un beau rêve, les détails du rêve doivent être intéressants, excitants et authentiques. C’est ce qu’on essaye de faire », expliquait-il un jour. Percer les ténèbres et les peupler, ô merveille, dans l’espace matériel créé par la projection lumineuse, partageable hors du seul enclos de la vie intérieure : victoire enchantée sur la solitude dans un « monde étranger et froid ». Plus encore que les images projetées, « ce qui me passionnait c’était le faisceau de lumière », écrit-il, relatant comment, petit garçon du ghetto, il fabriqua un projecteur. Tout est dit.

Leçon d’humanité sur l’inhumain

Les dernières phrases du texte de Roman Polanski sont des phrases de gratitude. Et c’est magnifique.

« J’ai survécu à ce cauchemar grâce à la famille Putek, grâce aux paysans polonais et grâce à ce jeune Baudienst11 qui nous a laissés, le petit Stefan et moi, traverser la rue. Et je serai reconnaissant jusqu’à la fin de mes jours à ces gens-là de m’avoir, en fait, sauvé la vie. »

Impressionnante leçon d’humanité sur l’inhumain, ce livre est aussi un geste de gratitude et de dette acquittée envers ses parents. De son père, on comprend que l’enfant devenu homme a reçu – a pris – l’acuité du regard et de l’intelligence, la drôlerie insolente, le sens grandiose du grotesque ; et de sa mère disparue dans la Shoah, mais jeune et vivante dans un lieu de la mémoire devant demeurer inviolé, le « lait de la tendresse humaine12 », se dit-on à le lire. De ses deux parents sûrement, la dignité, doublée d’un très profond amour de la vie.

Un legs inestimable, à transmettre à son tour. Pour ses enfants ; pour nous tous enfin.

Tâche infinie, à laquelle Roman Polanski a depuis toujours infatigablement œuvré. Et ce livre indispensable nous permet également de comprendre à quel point l’expérience fondatrice qui fut celle de ses jeunes années irrigue souterrainement son art, de film en film et par fragments. Jamais sur le mode de l’épanchement complaisant. Toujours sur la ligne de crête d’une aspiration qui dépasse la vie singulière en laquelle elle s’exprime et sur laquelle elle imprime le sceau d’une promesse : vivre, voir clair, et ne désespérer jamais.

Notes

2 – En ligne le 8 mars 2025 sous le titre « Polanski, une leçon d’humanité sur l’inhumain » https://www.telos-eu.com/fr/societe/polanski-une-lecon-dhumanite-sur-linhumain.html

3 – Voir sur ce site la recension du livre de Sabine Prokhoris Qui a peur de Roman Polanski ? (Paris, Cherche Midi, 2024) https://www.mezetulle.fr/qui-a-peur-de-roman-polanski-de-sabine-prokhoris-lu-par-c-kintzler/. On peut lire le dernier article de Sabine Prokhoris « Jean-Louis Porchet, le producteur et l’injustice » en ligne dans Causeur le 4 avril 2025 https://www.causeur.fr/jean-louis-porchet-le-producteur-et-linjustice-307120 .

4 – Walter Benjamin, Images de pensée, Christian Bourgois, p. 181.

5 – Marcel Proust, in Le Temps retrouvé.

6 – Ossip Madelstam, De la poésie La Barque éditions, p. 51.

7 – William Shakespeare, Mesure pour mesure, acte II sc. 2.

8 – Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, Pléiade, t. II, p. 729

9 – L’attestent d’autres exemples d’une telle temporalité. Ainsi en fut-il pour le journal de déportation du père de la traductrice et essayiste Janine Altounian, âgé de quatorze ans lors du génocide du peuple arménien de 1915. Confié par sa mère à sa fille Janine à la mort de Vahram Altounian, celle-ci attendit dix ans pour le faire traduire, en 1978. Elle et ne le publia qu’en 2009, accompagné d’un essai à plusieurs voix intitulé Mémoires du génocide arménien. Il fallut quarante ans à la rescapée de la rafle du Vel d’hiv Jenny Plocki, dont les parents juifs polonais arrivés en France dans les années 1920 périrent à Auschwitz, pour traduire la lettre en yiddish que telle une bouteille à la mer ils jetèrent du train de la mort, en espérant qu’elle parviendrait à leurs enfants. Miraculeusement ils la reçurent quelque temps après, transmise par un inconnu qui la ramassa près des voies de chemin de fer (raconté dans Vie de ma voisine, Geneviève Brisac, Grasset, 2017).

10 – Dante, La Divine comédie, Enfer, Paris, Garnier Flammarion p. 305.

11Travailleur forcé polonais, employé notamment pour la construction du mur du ghetto.

12 – William Shakespeare, Macbeth.

Culture mondiale et griefs intersectionnels (2de partie)

Seconde partie de l’article de François Rastier
Lire la première partie

Sommaire de la seconde partie

3. Des griefs identitaires

Sur la traduction

Dans leur diversité, les langues maternelles semblent nous séparer, mais chacun reste par principe capable d’apprendre chacune des langues qui lui sont étrangères. Malgré les différences culturelles, l’incommunicabilité entre des proches peut être plus grande qu’entre des étrangers. Admettre la détermination de la langue sur la pensée serait une atteinte à sa liberté même : dans la même langue, l’espace de la parole est précisément le lieu d’affrontement des idéologies. Entre les langues, le thème convenu de l’intraduisible reste éminemment ambigu quand il suppose que l’idéologie prêtée à une langue ne peut être traduite dans l’idéologie prêtée à une autre. On déplore enfin ce qui se perd dans les traductions pour faire oublier tout ce qui s’y crée.

Les difficultés de la traduction ne sont pas des apories. Heidegger se déclarait intraduisible, et est parvenu à imposer Dasein en diverses langues confirmant ainsi sa thèse que l’allemand est la langue de l’Être. À cela Derrida ajouta à la confusion en prétendant que la traduction était impossible : « Rien n’est intraduisible en un sens, mais en un autre sens tout est intraduisible, la traduction est un autre nom de l’impossible » (op. cit., p. 102). Des auteurs qui se sont longtemps recommandés de ces penseurs ont renchéri et le Dictionnaire des intraduisibles dirigé par Barbara Cassin plaide pour l’impossibilité de traduire nombre de concepts philosophiques — alors même qu’il est déjà traduit en 13 langues. Au demeurant, on ne traduit pas des mots, comme peut le faire croire le format dictionnairique, mais des textes.

Sans s’attarder sur le poncif de l’intraductibilité, les nouvelles idéologies identitaires ont ajouté une nouvelle restriction : le traducteur devrait partager l’identité de l’auteur. Ainsi, la jeune poétesse à succès Amanda Gorman déclama un de ses poèmes à l’investiture de Joe Biden. Le recueil où il figurait devait être traduit en français par Marieke Lucas Rijneveld, ce qui suscita l’indignation, au motif qu’elle était blanche et Gorman afro-américaine. Rijneveld renonça d’elle-même, au motif qu’elle était non binaire, et Gorman cisgenre. La traduction échut à Lou and the Yakuzas, chanteuse belgo-congolaise, néophyte en la matière et mannequin à ses heures. Bref une œuvre ne pourrait être traduite que par quelqu’un qui partage les identités de « race » et de « genre » de l’auteur. Jamais le déterminisme en matière artistique n’était allé si loin, alors qu’un large pan de la théorie littéraire contemporaine s’était édifié contre les interrogations de Sainte-Beuve sur la sexualité des auteurs, auxquels il faudrait ajouter à présent les traducteurs. Au demeurant fort consensuel, le poème The Hill we climb contredit enfin dans son texte même la politique des identités : « nous devons d’abord mettre nos différences de côté ».

Tiphaine Samoyault clôt le débat en faisant de la traduction une violence : elle serait « d’abord et d’emblée une opération violente, d’appropriation et d’assimilation, où le mouvement de circulation masque assez mal les processus de domination », qu’elle soit linguistique, culturelle, sociale, économique et politique (Traduction et violence, Paris, Seuil, 2020, p. 149).

Cependant, la traduction n’est pas la redite d’une appartenance ou modulation d’un déjà dit, mais une création seconde, qui permet l’apport d’autres cultures — qu’on ne peut plus croire ennemies. L’acte du traducteur suppose une double “fidélité”, sans pour autant qu’il faille l’affubler de multiples identités.

La communauté culturelle suppose la traduction au même titre que la tradition : l’évolution des langues fait que toute tradition durable se trouve affrontée au problème de lire et de traduire ses textes fondateurs. Aussi les Anciens sont-ils comme les étrangers, sauf pour une pensée du même. En effet, les distances dans le temps et dans l’espace suscitent des difficultés analogues. La traduction n’annule pas les distances, elle permet et témoigne le respect. Le traducteur vit dans deux mondes, et sa norme est l’égard : pour le texte, l’auteur, les langues, les moments de l’histoire et des cultures.

La traduction permet de s’approprier le passé comme le présent. Dans l’histoire de la pensée, tous les grands mouvements novateurs se sont accompagnés de traductions et de retraductions. Que l’on songe par exemple à la traduction par Ficin du corpus platonicien, à la Bible luthérienne et à la King James, à la retraduction de Platon que projetait le groupe d’Iéna et que Schleiermacher réalisa.

Il faudrait en outre revenir sur les grands mouvements collectifs de traduction, et sur leur rôle dans la formation de la culture mondiale : des langues sémitiques au grec sous les Lagides ; du grec au syriaque, du syriaque à l’arabe, sous les Abbassides ; puis du latin à l’arabe sous les Fatimides ; du sanscrit au chinois sous les Tang, du sanscrit au persan sous les Moghols. Bref, une culture vaut notamment par ce qu’elle s’approprie et restitue dans l’échange. À son stade ultime, le nationalisme ne traduit pas, il brûle les ouvrages étrangers ; les traduire, c’est les soustraire au feu.

Dans la traduction, l’interprétation n’est pas simple appartenance, modulation d’un déjà dit, mais apport inouï d’autres cultures. L’acte du traducteur suppose une double appartenance, une double “fidélité”.

Aussi la traduction prouve-t-elle que l’humanité existe, non pas seulement par l’interfécondité génétique, mais par la transmission sémiotique. Elle garantit que la translation n’est pas que celle du Même mais aussi de l’Autre, et que l’interprétation ne se limite pas à une tradition.

Des « universels »

Qu’elles se prétendent de droite ou de gauche, les idéologies identitaires divisent a priori l’humanité en deux camps opposés : ceux qui partagent l’identité revendiquée et les autres. Elles sont donc polémiques par principe et la définition schmittienne du politique par l’opposition irréductible entre « l’Ennemi et Nous » se voit partagée par les théoriciens décoloniaux comme Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, inspirateurs notamment de Podemos et de LFI, tout comme les tenants de la métapolitique comme Martin Sellner, penseur du FPÖ autrichien. Il en résulte une destruction du concept d’humanité, caractéristique des totalitarismes.

Les nouvelles idéologies identitaires pourraient bien préparer ce terrain : elles vont contre le principe même de la démocratie qui consiste à traiter de la même manière tous les citoyens sans considération de race ou de sexe (véritable, ressenti, ou désiré).

À l’unité de l’humanité répond au plan philosophique le concept d’universalité. Il est mis en cause notamment par des auteurs issus de l’heideggérisme « de gauche » et de la déconstruction. Ainsi, dans Des universels (2016), Étienne Balibar multiplie-t-il les apories comme : « ne pas énoncer l’universel est impossible, l´énoncer est intenable » (p. 70) ; et, dans cette veine hégélienne, il imagine une lutte à mort des universels où chaque universel « […] est virtuellement la destruction de l’autre » (ibid.). Bref, selon une thèse à présent banalisée, l’invocation de l’universel ne serait qu’un moyen de coercition ; ainsi, selon Michèle Riot-Sarcey,  l’universalisme est un modèle politique, « exempt de doute, “unique” dans sa conformité à la loi du plus fort ; il s’approprie l’universel tout en le définissant à la mesure de son état. » (L’Émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle, La Découverte, 2023, p. 143).

Cependant l’universel ne peut être déconstruit, pour autant qu’il soit compris comme l’horizon de la généralité. On ne peut certes conclure du général à l’universel : par exemple la linguistique générale, par sa méthode historique et comparative, ne peut véritablement soutenir les prétentions dogmatiques de la linguistique universelle.

En effet, l’universalité ne s’impose pas par décret : la méthodologie comparative conduit au général et non à l’universel, de même que la permanence historique ne se confond pas avec l’éternité. Dans les sciences, à l’universalité des hypothèses répond la généralité des descriptions. Faute de démonstration formelle, cette généralité corrobore l’universalité de l’hypothèse, sans la prouver au sens fort.

De fait, l’universel appartient à la dualité constitutive de la connaissance : en effet, « le principe fondamental de la connaissance en général […] veut que l’universel ne se laisse intuitionner que dans le particulier, et que le particulier ne se laisse jamais penser que dans la perspective de l’universel » (Cassirer, 1953 [1972], p. 27).

4. Démentis et illustrations

Explorons quelques conséquences qui touchent les sciences et les arts.

Les vérités scientifiques

Les vérités scientifiques s’adressent à tous, et le Groupe Bourbaki commençait son œuvre mathématique majeure, et parfaitement impénétrable au profane, par l’affirmation que tout homme peut la comprendre. Les sciences ont toujours été universelles : Euclide et Al-Khawarizmi, dont les algorithmes tirent leur nom, s’adressaient à tous. Les standards de discussion sont mondiaux et des collectivités internationales comme celles des mathématiques ont des fonctionnements exemplaires. Quiconque, quelle que soit sa position académique, peut intervenir avec l’exigence qu’impose le débat scientifique.

En quoi les sciences seraient-elles occidentales ? Cette affirmation abusive ne peut qu’humilier les collègues chinois, japonais, brésiliens, etc. Le plus grand astronome du XVe siècle était Ulugh Beg, petit-fils de Tamerlan, et l’on visite toujours à Samarcande son observatoire, le plus perfectionné de l’époque. À défaut d’orientalisme, faudrait-il le suspecter d’universalisme, lui qui écrivait dans ses Prolégomènes : « La philosophie […] n’est pas sujette à la poussière des vicissitudes des sectes, ni aux différences des langages selon les temps »1?

Sur l’universalité des œuvres

Les œuvres d’art ont aussi une vocation universelle : Stace et Du Fu n’ont rien perdu de leur vigueur, ni Théocrite de son charme ; le oud du regretté Mounir Bachir adresse encore à tous ses méditations et ses maquams. Comme les classiques sont devenus tels en s’adressant à l’éventail universel des destinataires, le cosmopolitisme a toujours été un trait constant des œuvres. En voici quelques exemples.

1/ Dans une ballade virtuose qui a pour refrain Je me plais aux livres d’amour, parue dans les Contes et Nouvelles de 1665, La Fontaine restitue sur un mode ludique l’espace cosmopolite des classiques. Il oppose successivement la pieuse Légende dorée (de Jacques de Voragine — Jacopo di Varazze), à « messire Honoré » (pour l’auteur de L’Astrée — Honoré d’Urfé), « maître Louis » (le lecteur sait comprendre qu’il s’agit de l’Arioste — Ludovico Ariosti), mentionne Oriane (héroïne de l’Amadis des Gaules), son « petit poupon » (sans doute Esplandan), Clitophon (pour les Aventures de Leucippe et Clitophon d’Achille Tatios d’Alexandrie), Ariane (héroïne de Desmarets de Saint-Sorlin), Polexandre (héros de Gomberville), Cléopâtre et Cassandre (allusion aux romans de La Calprenède), Cyrus (héros d’Artamène ou le Grand Cyrus, de Georges et Madeleine de Scudéry), Perceval le Gallois, pour conclure « Cervantès me ravit », sans oublier de mentionner Boccace dans l’envoi. On aura compris que l’amour ainsi chanté est d’abord celui d’une littérature sans limites d’espace ni de temps.

En décelant le corpus à partir duquel il élabore sa ballade et qu’il suppose à bon droit connu de ses lecteurs, La Fontaine ouvre cet espace multilingue propre à toute langue de culture.

Même les œuvres monolingues peuvent cacher un multilinguisme qui échappe aux re- gards superficiels et aux lectures cursives. On peut soutenir que l’allemand de Kafka était travaillé par le tchèque, mais aussi hanté par le yiddish. Le corpus d’élaboration est le plus souvent multilingue, comme on le voit bien entendu dans les manuscrits d’auteurs polyglottes comme Nabokov, mais aussi dans les dossiers génétiques d’auteurs franco-français comme Flaubert : les passages en langues étrangères sont réécrits sans que rien n’en paraisse dans la version finale.

2/ Le Tamerlano de Haendel, musicien saxon italianisant, créé à Londres en 1724 sur un livret italien élaboré par Agostino Piovene d’après le Tamerlan ou la mort de Bazajet, du français Jacques Pradon (1675), met en scène l’empereur des Tartares, Tamerlan, celui des Turcs, Bazajet, un prince grec et la princesse de Trébizonde, Irène. Dans son interprétation le 13 novembre 2005 au Châtelet, l’opéra était chanté par deux Suédois, deux Américains, une Irlandaise et une Française. L’orchestre comptait des Néerlandais, des Allemands, des Belges, des Espagnols, des Anglais, un Italien et un Japonais.

3/ On pourrait croire qu’il ne s’agit ici que de fantaisies de librettiste ou de caprices d’empereur, mais l’unité de la culture mondiale est plus grande que nous ne croyons. Sous Sennachérib, au VIIe avant notre ère, Ahikar l’Assyrien composa un livre de sapience, comme le font souvent les vizirs en disgrâce. Pendant son voyage à Babylone, Démocrite le traduisit pour les Grecs. Ses apologues servirent de modèle à Ésope. Des juifs d’Eléphantine le traduisirent en araméen, cependant qu’au IIIe siècle av. J.-C. le rédacteur biblique du livre de Tobie faisait du sage l’oncle de son héros. Jésus ben Sirah s’en inspira aussi dans L’ecclésiastique. Le Coran en fit le sage Loqman (sourate 31). Les traductions nestoriennes, roumaines, arabe, arménienne, etc., apportèrent chacune leurs additions.

Au XIIIe, Maxime Planude compila son œuvre, alors attribuée à Ésope, et qui servit de canevas à des dizaines de fabulistes. Au XIXe, Caussin de Perceval introduisit son histoire dans sa traduction des Mille et une nuits, avec le conte Sinkarib et ses deux vizirs. François Nau publia en 1909 une traduction française, en suivant la version syriaque établie par Jacques d’Édesse (mort en 708) d’après Mar Ephrem l’Ancien. Ainsi un obscur scribe ninivite se glissa-t-il dans la Bible, le Coran, les Mille et une nuits, les Fables de La Fontaine, et même dans cette étude.

De fait, l’univers culturel est sans cesse parcouru, comme un réseau, par ces réécritures innovatrices, avec reprises, transformations et transpositions de formes sémantiques et expressives. Depuis les encyclopédistes de l’Antiquité tardive, comme Isidore de Séville ou Cassiodore, et jusqu’à Leibniz, l’image d’un réseau unique de la culture a de longue date précédé le Web, qui en est une concrétisation technique — fort partielle car les liens cumulatifs du monde culturel dépassent évidemment les simples liens hypertextes entre documents.

La dette symbolique introduit à une autre anthropologie

Dans la pensée de Foucault, héritière de Nietzsche et, précisa-t-il à la fin de sa vie, de Heidegger, qu’il reconnaît comme « le philosophe essentiel », la domination est la relation fondamentale (voir « Le retour de la morale », entretien avec Gilles Barbedette et André Scala, Les Nouvelles littéraires, no 2937, 1984, pp. 36-41. « Heidegger a toujours été pour moi le philosophe essentiel », p. 38). Cette vision polémique se traduisit par exemple dans son soutien actif à l’islamisme de Khomeiny.

Sans même l’euphémiser en « déconstruction » comme Derrida, la théorie foucaldienne reprend l’objectif heideggérien de la destruction (Destruktion) : « Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction » (Michel Foucault, et Roger Pol Droit, Michel Foucault : entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 72). On sait que Foucault est mondialement revendiqué par les auteurs qui élaborent l’idéologie intersectionnelle. La cancel culture et les « guerres culturelles » qu’elle légitime transposent à l’évidence dans le domaine de la culture cette anthropologie purement polémique. En effet la violence que tous les fascismes considèrent comme lustrale, dès lors qu’elle se voit justifiée par un discours prétendument de gauche, a tous les atouts pour séduire le radicalisme universitaire.

Cependant, c’est une tout autre anthropologie qui semble le mieux convenir à l’édification culturelle : celle de la dette. Élaborée à partir des travaux de Mauss, et notamment l’Essai sur le don, elle permet de concevoir la dette symbolique : l’œuvre suscite une émulation, dans la mesure où les émotions qu’elle suscite ne se trouvent qu’en elle ; elle attise des rivalités (et par exemple Balzac rivalise avec Sue) ; elle mobilise son public et comble ses aficionados ou ses fans. L’œuvre appelle un destinataire universel, mais celui qui la découvre sait croire qu’elle lui a été adressée en secret, et en ressentir une gratitude personnelle qui peut se transmuer en fidélité.

Les artistes enfin n’ont cessé de souligner leur dette, de Dante avec Virgile, jusqu’à Atiq Rahimi à l’égard du regretté Sayd Bahaoudin Majrouh, poète pachtoun tué par les talibans. Voici comment il s’exprime : « Un jour, je tombe sur un livre étrange, édité par l’Imprimerie Nationale Afghane […] d’un certain Sayd Bahaoudin Majrouh. Un titre énigmatique. Mystique. […] D’où venait ce texte, cette étrange écriture à la fois classique et moderne, inaccessible et incompréhensible pour moi, jeune de 15 ans ? Pourtant, les mots avaient un magnétisme, une force qui, après avoir traversé l’esprit, laissaient leur trace à jamais » (« Majrouh, voie magnétique », Le Magazine Littéraire, janvier 2009).

Exerçant une pédagogie du défi, cette sorte de révélation prépare une initiation d’autant plus réfléchie que le désir d’apprendre ne se comble qu’en se renouvelant, sans quoi l’on ne finirait jamais un livre. Reconnaître la dette symbolique en amont et au cœur des œuvres, c’est restituer la dynamique de la transmission au cœur d’une expérience qui n’est plus passive, mais participe du processus indéfini de la création. Si abstrait soit-il, un don (ou du moins une expérience vécue avec gratitude), dès qu’il semble reçu, engage une dette. Ainsi s’élaborent des lignées d’œuvres et les genres qu’elles ouvrent2.

Le principe d’humanité, des mœurs locales aux droits universels

Nos mœurs diffèrent certes, mais les droits humains doivent être reconnus par tous et seuls les tyrans ont des raisons de s’y opposer. La Déclaration universelle des Droits a été reconnue par tous les pays membres de l’ONU. Quelques décennies après le procès de Nuremberg, la justice internationale, avec la formation de la Cour pénale internationale, est entrée en fonction au début de ce siècle. Dans certains cantons des études post-coloniales comme dans certaines théocraties, les droits de l’homme passent cependant pour un complot occidental, bien que des pays occidentaux majeurs, comme les USA, aient été les premiers à s’opposer à la création de la Cour pénale internationale. Pour tous les radicalismes politiques de droite comme de gauche, ces droits inestimables seraient des leurres bourgeois et ethnocentriques.

Un principe d’humanité conduit ultimement à faire de tout homme un citoyen du monde, indépendamment même des sentiments d’appartenance que l’on voudrait figer en identités : c’est littéralement la Weltbürgerlichkeit selon Kant, terme traduit par cosmopolitisme. Cette citoyenneté mondiale a trouvé une première formulation dans les déclarations des droits de l’homme. Celle de 1789 a été reprise et étendue en 1948 par les pays de l’Organisation des Nations Unies, passant d’un universel jugé abstrait à un universel concret – d’ailleurs assumé par les démocrates de tous les pays, dont beaucoup font l’objet de répressions.

En raison même d’un tel principe d’humanité, les diverses cultures partagent des valeurs qui assurent la possibilité même de la vie sociale. Déclinée selon diverses guises, la prohibition de l’inceste fait par exemple partie de ces universaux, de même que des principes de protection concernant l’enfance et la vieillesse.

Deux positions semblent complémentaires. Autant il faut se garder de l’ethnocentrisme, qui conduirait à juger d’autres mœurs et à les censurer à notre guise, comme Lévi-Strauss pouvait le craindre, autant, comme Castoriadis y insiste, ces mœurs doivent être régulées démocratiquement, au sein de chaque société.

Les Déclarations qui énoncent les droits de l’homme sont cependant autant de découvertes. Pourquoi n’y aurait-il pas de découvertes dans le domaine de l’éthique, qui relève de la raison pratique, tout comme il y en a dans le domaine de la technique, avec le feu, la roue et le livre, dont personne ne conteste plus l’origine ? Que la formulation décisive ait eu lieu en Europe n’en fait pas une illusion occidentale, pas plus que le théorème d’Euclide n’est grec ; et tous les peuples aspirent à voir reconnaître ces droits — bien que les tyrans saoudiens ou chinois veuillent déguiser leur oppression en promouvant des droits de l’homme islamiques ou « orientaux ».

Ils rencontrent sur ce point l’idéologie intersectionnelle, qui confère à des identités diverses, notamment de race et de « genre », une transcendance quasi théologique (avec toute la casuistique idoine), d’où des revendications qui entendent dicter la loi et rompre l’égalité entre les citoyens – comme les discriminations positives. La contradiction n’est qu’apparente, mais la revendication d’inclusivité va ainsi à l’encontre des principes démocratiques, ce que confirme au demeurant l’hostilité manifeste des groupes inclusivistes à l’égard des démocraties qu’ils disent « occidentales » en oubliant bizarrement les démocraties d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.

Que devient le concept d’humanité ?

Si homo sapiens est une espèce biologique, l’humanité est une formation culturelle élaborée dans les échanges qui ont formé la modernité – et que la post-modernité s’efforce depuis un demi-siècle de détruire.

Épouvanté par la Révolution française, Edmund Burke s’appuyait sur les différences entre les « cultures » nationales, pour s’opposer aux Droits de l’homme, disant ne voir que des Anglais et des Français, si bien que l’homme ne serait qu’une abstraction inconsistante.

Fondatrice pour les Lumières et la fondation des Droits de l’homme, la notion même d’humanité avait été critiquée par les penseurs réactionnaires comme Gobineau, reprise sur un ton mystique par la théosophie, puis simultanément par l’ariosophie du début du XXe siècle, l’anthroposophie et le New Age, tous mouvements fondés par des théosophes. Pour ces courants issus de la théosophie, la séparation et la hiérarchie des races restent critériales3.

On ne saurait limiter le « racialisme » aux États totalitaires du passé. La notion mal définie de totalitarisme ne peut reposer sur les analogies superficielles que relevait Arendt entre les camps nazis et soviétiques — le fascisme mussolinien, modèle pourtant peu contesté échappait alors à sa classification, alors que le concept même de totalitarisme est mussolinien. Le critère essentiel reste la notion d’humanité, celle-là même que Heidegger voulait détruire pour substituer les types raciaux, les Menschentümer, à l’humanité (Menschheit), épouvantable mélange de races.

Issue du New Age californien, la théorie intersectionnelle développe un « racialisme de gauche »4 qui se contente d’inverser la hiérarchie traditionnelle des races — au prix de ruptures d’égalité, comme celles de l’affirmative action (dont sont exclus les asiatiques, et bien entendu les juifs dominateurs par essence).

L’idéologie intersectionnelle s’appuie sur le post-modernisme et la déconstruction qui s’efforcent depuis un demi-siècle de récuser la modernité et de dissoudre le concept même d’humanité.

Jamais ce concept n’aura été autant attaqué. L’humanité n’est plus récusée par l’opposition entre Français et Anglais, comme au temps d’Edmund Burke, mais divisée en multiples catégories qui s’affrontent ontologiquement, entre hommes et femmes, entre Occidentaux et autres, entre Blancs et autres, bref entre l’Ennemi et Nous, selon la formule de Carl Schmitt, ce juriste nazi devenu une référence dans des mouvements intersectionnels.

Aussi le métissage reste à bannir. Il l’était déjà dans l’ariosophie, obsédée par les métissages entre hommes et animaux, et sur ce point Mein Kampf reformule les obsessions de la Theozoologie de Lanz von Liebensfels (1905). Il l’était bien entendu par les Lois de Nuremberg (1935) élaborées par une commission où siégeaient notamment Heidegger et Schmitt aux côtés de Rosenberg et Frank. À présent, le métissage reste honni par les suprémacistes noirs de Nation of Islam ou des indigénistes comme Houria Bouteldja.

Pire encore, nous serions tous victimes de l’Anthropocène, et donc de l’humanité. Cette catégorie se voit dépassée et relativisée : tantôt elle est dissoute dans le Vivant, selon le Bruno Latour des années 2000, ou dans l’espace technique qui unit les machines et leurs opérateurs, tous assimilés à des points dans le réseau — selon la théorie de l’acteur réseau illustrée auparavant par le même Latour.

L’humanité se voit enfin assimilée au capitalisme, dont elle ne serait qu’un produit d’appel. À l’exploitation capitaliste, il faut donc élaborer une résistance en mettant fin tout à la fois à l’anthropocentrisme et à l’Anthropocène. Dépassant ainsi son féminisme cyborg des années 1980, Donna Haraway dans Staying with the Trouble (2016), s’oppose à l’anthropocentrisme qui accompagne l’Anthropocène, pour promouvoir un « compost inter-espèces » indifférencié où le Vivant se prodigue à lui-même le Care réparateur.

Cependant, l’unité biologique de l’espèce humaine ne fait plus de doute : même s’il porte des traces génétiques d’hominiens divers, Sapiens sapiens demeure indivisible. Les variations régionales tiennent à des phénomènes d’adaptation et à l’histoire du peuplement terrestre. Du nomadisme invétéré de l’espèce, il résulte qu’il n’y a pas d’isolats et que des races n’ont pas pu se former (voir Jean-Paul Demoule, Homo Migrans, Payot, 2023). Parallèlement, comme l’a montré naguère André Langaney, la variété génétique entre individus devient extrême — et, selon les critères choisis, je peux me trouver plus proche d’un khoisan ou d’un aborigène que d’un voisin de palier.

À l’unité biologique répond, sur un autre plan, l’unité sémiotique de l’humanité. Le nombre et la spécialisation des institutions symboliques (langues, rites, mythes, techniques, etc.) restent comparables et ces institutions évoluent par emprunts et diffusions : au plan technique, le feu, le biface, la hache, la roue, ont été diffusés partout, bien avant le smartphone. Enfin, comme l’ont montré les recherches en typologie linguistique, les langues humaines sont toutes apparentées et sont traductibles entre elles, ce qui n’a fait que favoriser les interactions. Au-delà de la parenté génétique qui s’est affirmée au cours de l’hominisation, la traduction atteste la parenté des langues et prouve une parenté sémiotique renforcée au cours de l’humanisation.

Ainsi, l’histoire des mythes a pu être reconstruite par la méthode historique et comparative : en utilisant des algorithmes de classification automatique, Julien d’Huy a pu corréler les données historiques sur la diffusion de l’espèce humaine et la typologie des mythes — sa méthode phylomythologique est exposée dans Cosmogonies. La Préhistoire des mythes (La Découverte, 2020) et L’Aube des mythes. Quand les premiers Sapiens parlaient de l’Au-delà (La Découverte, 2023).

Toutefois, sur les deux plans, biologique et sémiotique, les idéologies identitaires ne tiennent aucun compte des sciences de la vie ni des sciences de la culture. En ce sens, elles sont totalitaires, même si leurs projets politiques peuvent diverger.

Alors même que la démocratie, par l’égalité citoyenne, récuse toute différence de « race » ou de sexe, toutes ces divisions ne sont pas sans effet. L’institut Varieties of Democracy (V-Dem) de l’université de Göteborg publie des rapports sur l’état de la démocratie dans le monde et fin décembre 2023 il établissait que 71 % de la population mondiale (contre 48 % dix ans auparavant) vivait dans une autocratie. L’effondrement idéologique et politique de la démocratie semble signer un progrès des idéologies identitaires, l’idéologie intersectionnelle comprise. Près d’un quart de l’humanité en aura donc été victime en une décennie seulement.

*

Aujourd’hui toutefois, dans le monde de la culture comme ailleurs, les obsessions identitaires, en s’appuyant sur des conceptions mythiques du sujet et de la communauté ethnique ou religieuse, justifient et attisent conflits et guerres saintes.

Et cependant, indépendante des marchés et des débats sociétaux qui font diversion, une « mondialisation » critique intéresse à divers titres les droits humains, les sciences et les arts. Le cosmopolitisme reste ainsi plus nécessaire que jamais, pour réunir une humanité dont la sauvegarde même est menacée par les inégalités croissantes comme par les guerres d’agression et les catastrophes écologiques.

Notes de la seconde partie

1 – Paris, Didot, 1853, p. 7.

2 – Voir mon Créer. Image, langage, virtuel, Paris-Madrid, Casimiro, 2015.

3 – Sur les liens historiques entre la théosophie et l’idéologie intersectionnelle, voir au besoin l’auteur, Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

4 – Un exemple entre mille : un colloque programmé à l’Université de Lille (fin mars 2025) se penche sur « des minorités ou des populations minorisées » dans « la sphère socioculturelle », et s’indigne d’un « effacement » qui « se manifeste par la non-reconnaissance et l’omission de leurs réalisations, passant par des représentations limitantes, stéréotypées ou déformées, et allant jusqu’à la dilution de la couleur de peau ». Ainsi s’exprime sans fard un racisme compassionnel.

Lire la première partie

Culture mondiale et griefs intersectionnels (1re partie)

Les diffamations, proscriptions, interdictions, destructions que perpétuent les « cultural wars », la « cancel culture » et l’idéologie intersectionnelle touchent la plupart des pays démocratiques. Comment une telle détestation de la culture est-elle devenue une vertu politique parée des atours de la justice sociale ? Comment la culture est-elle devenue une cible pour les milieux culturels eux-mêmes ?

François Rastier analyse la genèse de ce retournement en remontant à Heidegger et à ses successeurs déconstructionnistes : à la question anthropologique d’inspiration kantienne Que sommes-nous ? s’est substituée la question identitaire-nationaliste Qui sommes-nous ? Après avoir débusqué les apories isolationnistes et tautologiques de la logique identitaire, il expose la notion de culture mondiale en dialectisant la prétendue opposition entre les cultures et la culture selon le modèle de la dualité entre langage et langues. Il se penche sur la richesse de la traduction. Avec maint exemple, il expose l’ouverture, effectuée par l’art mais aussi par la science et par le droit, de l’espace pluriculturel. La question n’est pas de diviser l’humanité, mais de la créer constamment à partir des humanités. L’humanité ne se réduit pas à une espèce fondée sur une parenté génétique : elle manifeste sa parenté sémiotique en élaborant un incessant et chatoyant processus d’humanisation qui se retourne contre elle dès qu’il est si peu que ce soit segmenté. Le cosmopolitisme est plus que jamais nécessaire.

Première partie
Lire la seconde partie

À la mémoire d’Edith Fuchs

Tous contribuent à créer les valeurs de l’humanité […]
Nous ne nous rallions pas aux valeurs occidentales,
mais à celles que nous avons créées.
Vaclav Havel

Alors que la diversité des cultures reste unanimement appréciée, la notion même de culture se voit dépréciée. Cependant, la notion plurielle de culture a perdu son sens ethnologique et en vient à désigner toutes sortes de comportements jugés habituels : on parlera de culture IBM, de cancel culture, de culture du viol.

Quant à la culture au sens général du terme, voire à la notion de culture générale, le principal syndicat de l’Enseignement secondaire français met en garde son public : « La « ’’culture générale’’ s’inscrit dans une vision individualiste et utilitariste de l’éducation »1.

Enfin, depuis un demi-siècle, les Cultural Studies, qui pour l’essentiel se recommandent de la déconstruction, ont dénoncé la culture, au sens jugé élitiste du terme pour s’attacher à la pop culture ou « culture populaire ».

Pour leur part, les études post-coloniales continuent en effet de subordonner la question des œuvres artistiques, philosophiques ou scientifiques au statut de la nationalité et de l’origine ethnique de leurs auteurs : l’œuvre d’un citoyen « de souche » d’un pays impérialiste camouflerait mal l’expression de sentiments coloniaux (même si le colonialisme en est absent) : c’est le sens des critiques que Gayatri Spivak adresse à Kant2 – alors même que Königsberg n’avait rien d’une métropole esclavagiste. Elle paraît oublier les colonialismes et l’esclavagisme dans les empires non-occidentaux, comme l’empire ottoman par exemple, ainsi que l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme dans les pays occidentaux3.

Les droits humains sont aussi des droits à l’éducation et à la culture : si, à la suite de Derrida, on postule la « colonialité […] essentielle de la culture »4, on laisse peser sur la notion même de culture un lourd soupçon de criminalité colonialiste. C’est d’autant plus regrettable que se diffuse la thèse belliqueuse, brandie par les radicaux néo-nazis comme djihadistes, d’un « guerre des civilisations », d’autant plus absurde que les civilisations sont des aires multiculturelles, de moins en moins localisables et alors même que la culture est une affaire mondiale : par exemple, la notion même de littérature mondiale remonte au cosmopolitisme des Lumières.

1. Pour en finir avec la culture

On brûle des livres

Comme on sait, les « guerres culturelles » théorisées par l’idéologie intersectionnelle et qui ont divisé en premier lieu la société américaine se réduisent à des guerres contre la culture.

Par exemple, en 2019, en Ontario, trente responsables de bibliothèques scolaires détruisirent 5.000 ouvrages jugés offensants, de Tintin à Astérix. De militants bûchers de livres furent édifiés : les cendres du premier servirent à fumer un arbuste, « pour tourner le négatif en positif », avec l’intention pieusement écologique de revenir de la culture à la nature. Des esprits chagrins se souvinrent alors de précédents ; par exemple, en 1933, le recteur Martin Heidegger présida un bûcher de livres, jugés juifs ou enjuivés, et prononça une allocution exaltant le feu et commençant par ces mots de Hölderlin : « Jetzt, komme, Feuer ! ».

Les diffamations, proscriptions, interdictions, destructions, voies de fait que perpétuent les « cultural wars » et la « cancel culture » touchent la plupart des pays démocratiques, sans avoir été imposées. Que s’est-il passé ? Comment la détestation populiste de la culture, qui n’a rien à envier à celle des trumpistes, est-elle devenue une vertu politique parée des atours de la justice sociale ?

Dans un volume des Cahiers noirs, Heidegger, alors interdit d’enseignement, notait : « La Pensée n’est pas pour la publicité, / ni pour ceux qui apprirent de leurs esclaves, / ni pour la personne de l’homme, / ni pour la culture, / ni pour les sciences, / ni pour la philosophie5». Toutes ces négations font place à l’Être : « Elle est ce qui favorise l’Être »6 ; mais comme Heidegger confie en privé que l’Être (Sein) reste un mot couvert pour Patrie (Vaterland), son nationalisme radicalisé exclut la culture.

Il voulait détruire la philosophie de l’intérieur et il a remporté les succès que l’on sait. La subordination de la philosophie à un irrationalisme conquérant a permis notamment de démanteler les cadres intellectuels du monde de la culture, par le biais de la déconstruction. Quand par exemple Derrida incrimine la culture pour en dénoncer la « colonialité », il fait de la culture une cible pour les milieux culturels eux-mêmes. La dérision creuse, les agressions sans objet, la dégradation des qualités d’exécution, l’effondrement des projets esthétiques, tout cela s’est banalisé au nom de la déconstruction d’une culture jugée bourgeoise et blanche par essence — la question de la culture mondiale étant récusée pour détruire, nous le verrons, le concept d’humanité.

S’opposant au projet anthropologique des Lumières, qui s’était concrétisé dans le développement des sciences de la culture auquel Cassirer donnait un fondement réflexif par sa Philosophie des formes symboliques, Heidegger avait voulu fonder la philosophie sur la Werfrage : non plus la question anthropologique d’inspiration kantienne Que sommes-nous ?, mais la question identitaire-nationaliste Qui sommes-nous ?

Quand Derrida relança la Werfrage en la dépouillant de ses leurres existentialistes et en demandant, comme si l’identité allait de soi, Combien sommes-nous ?, il ouvrait symboliquement la période des minorités identitaires aujourd’hui coalisées par l’invocation de l’intersectionnalité. Les principaux auteurs des théories postcoloniales et décoloniales se placent dans ce courant : ainsi Gayatri Spivak imite même les tics typographiques de Heidegger ; Enrique Dussel, qui se réfère aussi à Heidegger, devient source d’inspiration pour les principaux théoriciens décoloniaux, de Maldonado-Torres à Andrade et Grosfoguel. Ce dernier enfin développe le postulat que les cultures sont des ontologies et renvoie pour cela directement à Heidegger7.

Heidegger récusait la culture, sans doute parce qu’elle est nécessairement critique et plurilingue – et il louait les anciens Grecs d’être sans Kultur : « Le seul peuple qui n’avait pas de “Culture”, parce qu’il se tenait encore dans l’Être, et n’en avait pas besoin, ce sont les Grecs du vie siècle avant Jésus-Christ. Mais à présent, tout dégouline de “Culture” » (Gesamte Ausgabe, t. 95, p. 322). Plusieurs raisons paraissent justifier l’horreur du Maître.

  • a) La politique culturelle, « fléau mondial » (« Weltseuche », GA 95, p. 322), est une invention française. C’est « “l’instrument” “historico”-technique de l’esprit moderne romano-romain, non allemand jusqu’au tréfonds » (GA 95, p. 322).
  • b) Elle est publique, et devient donc un moyen de la propagande (GA 96, p. 85). Pire encore, elle est mondiale donc cosmopolite : « Les esclaves du délaissement de l’Être de l’étant sont les “Maîtres” et les initiateurs de la “nouvelle” “culture mondiale” inouïe jusqu’ici (ce qui est exact) » (GA 95, p. 3248).
  • c) En outre, elle présuppose, et c’est gravissime, l’« humanisation de l’homme9 », là où le nazisme appelle au fanatisme (fanatisch est positivement évalué chez Heidegger).
  • d) Autant dire qu’elle est un instrument des Juifs : « S’approprier la « culture » comme instrument de pouvoir, s’en prévaloir et se donner pour supérieur, c’est fondamentalement un comportement juif. Quelles en sont les conséquences pour la politique culturelle en tant que telle10 ? »

De fait, pour éradiquer la culture, Heidegger fait le vide autour de la pensée, éliminant les sciences, les techniques, les langues et civilisations étrangères, tous les penseurs et artistes juifs ou allogènes. Ces décisions éradicatrices se sont si bien présentées comme des marques d’exigence supérieure que l’ennemi juré de la culture devint dans le monde entier la référence privilégiée des milieux culturels11.

On comprend mieux alors que pour Derrida l’« inculture radicale » soit une « chance paradoxale12 ». Elle éviterait la menace de « cette pulsion coloniale qui aura commencé à s’insinuer, ne tardant jamais à l’envahir dans ce qu’ils appellent d’une expression usée à rendre l’âme : “le rapport à l’autre” ! ou “l’ouverture à l’autre” !13 ». Derrida dresse alors une liste des méfaits secondaires de cette pulsion en énumérant « missions religieuses, bonnes œuvres philanthropiques ou humanitaires, conquêtes de marché, expéditions militaires ou génocides14 ».

On ne le sait que trop, les attaques contre la culture, les bûchers de livres, ont précédé et préparé les meurtres, vérifiant une fois encore la constatation prophétique de Heine que là où l’on brûle les livres on finit par brûler les hommes. Que la culture soit non seulement enjuivée mais juive jusqu’aux tréfonds, ce cliché reste répandu de longue date par un populisme anti-élitiste. David Nirenberg rappelle par exemple cet aphorisme d’un politicien autrichien en 1907 : « la culture est ce qu’un Juif plagie d’un autre ».

Enfin, comme le monde culturel semble une diaspora, pour des esprits embrumés par l’antisémitisme, un lien secret semble unir le cosmopolitisme diasporique du juif errant et le caractère universel de la culture.

Les cultural studies contre la culture

Malgré leur ancienne filiation avec la Kulturgeschichte allemande, les Cultural Studies se sont efforcées de contourner la « high culture »15 pour se consacrer aux produits de l’industrie de l’entertainment, des séries à la télé-réalité aux jeux vidéo et au twerk. En 2022-2023, un séminaire de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm prenait ainsi pour titre Beyoncé : nuances d’une icône culturelle. Il soulignait alors ses « enjeux épistémologiques » : « inspiré d’un postulat central des cultural studies, qui entend remettre en cause la scission entre une culture dite légitime et savante et une culture populaire ”stigmatisée”, il se propose d’appréhender dans un ancrage pluridisciplinaire les problématiques que soulève l’orientation artistique de la chanteuse, aussi bien dans l’histoire de l’art, les littératures contemporaines, l’histoire de la pensée et la philosophie ». On ne s’était pas avisé que Beyoncé devait un jour entrer dans l’histoire de la pensée et de la philosophie, mais voilà réparée cette injustice discriminatoire.

En chemin, la culture « dite légitime et savante » s’efface dans l’anecdotique ; en même temps, une autre culture devient mondiale, sans aucunement être taxée d’universalisme : « Produit d’une culture occidentale centrée sur les États-Unis, la chanteuse [Beyoncé] a épousé au fil de ses succès les mutations d’une culture de masse globalisée ». En somme Beyoncé aura incarné une mondialisation heureuse dans son « ancrage politique (afro-féminisme, intersectionnalité, gender studies, cultural studies, postcolonial studies, etc.) ».

Ainsi la notion de culture est-elle peu à peu vidée de signification par le ravissement devant l’anecdotique vendeur, moins immédiatement révoltant que les bûchers de livres, mais à moyen terme plus dévastateur.

Apories identitaires

Bien entendu, dans le monde intellectuel, les théories qui entendent déconstruire le concept même de vérité récusent la science (au motif qu’elle « ne pense pas », selon Heidegger), les droits humains parce qu’ils seraient ethnocentriques, la justice internationale parce qu’elle serait celle des vainqueurs (thème des nazis depuis Nuremberg) ou des impérialistes (on se souvient des imprécations anti-impérialistes d’Hissène Habré lors de sa condamnation par un tribunal panafricain).

Il en va de même pour la vocation des œuvres à l’universalité. Selon les théories identitaires, qu’elles soient nationalistes, colonialistes ou post-coloniales, l’universel doit être détruit ou déconstruit pour justifier les prétentions suprémacistes d’un groupe ethnique, national ou racial, porteur d’une culture qui le singularise et l’oppose aux autres. Ainsi Gayatri Spivak, grande figure de la théorie post-coloniale et créatrice des Subaltern studies, estime-t-elle que la culture est l’expression d’une collectivité, comprise comme une communauté de vie, et ironise sur la notion d’humanité : « La collectivité qui est censée être la condition et l’effet de l’humanisme est la famille humaine elle-même » (Death of a Discipline, New York, Columbia University Press, 2003, p. 27).

Obnubilés par des identités de classe, de race ou de religion, le nazisme, le stalinisme, et tant d’autres mouvements radicalisés, du Cambodge khmer rouge à la révolution culturelle chinoise, jusqu’à l’islamisme contemporain, se sont certes signalés par des violences politiques de masse, mais on n’a pas assez souligné l’échec de leurs revendications culturelles et leur faillite esthétique.

Toutes proportions gardées, en va de même à présent pour les coalitions identitaires qui se réclament de l’idéologie intersectionnelle. Évitons, ce serait trop facile, de dauber sur le pathos ampoulé de telle romancière laurée, sur ses rhapsodies redondantes de mots-clés qui sont autant de signes de reconnaissance, ou sur son mépris « politique » de toute élaboration : elle ne saurait écrire autrement. Les artistes identitaires se trouvent en effet devant une aporie esthétique insurmontable qui tient à la nature même de l’identité : par sa définition logique, A=A, elle autorise et même exige de multiplier les tautologies. En outre, comme toute revendication d’identité repose sur une ontologie essentialiste, chaque artiste reçoit pour mission de refléter et d’illustrer son identité ; et comme l`Être reste par principe invariable malgré les accidents qui peuvent l’affecter, un dogmatisme, au mieux implicite et au pire édifiant, préside alors à ses efforts, si bien que la distance critique propre à la création artistique lui reste inaccessible. Il en résulte des produits qui s’épuisent dans la répétition du même et la connaissance du connu, selon la loi implacable des rendements intellectuels décroissants.

En effet, en contrepartie de l’exaltation de son identité, l’auteur politiquement correct se doit de récuser toutes les œuvres qu’il estime étrangères, et somme toute hostiles. Même les auteurs qui semblent les plus proches peuvent être taxés « d’appropriation culturelle », s’ils s’avisent d’être eux aussi édifiants sans partager exactement l’identité qu’ils prétendent exalter.

Loin de se limiter à des interdictions ponctuelles qui défraient à l’occasion la chronique, la « cancel culture » se veut systémique : elle exclut du monde de la culture tout le corpus des œuvres jugées occidentales, blanches ou mal genrées. Par là même, elle se prive d’un corpus d’élaboration et d’émulation, inverse l’inclusion en exclusion, et s’isole en récusant le cosmopolitisme de la culture mondiale.

Les conséquences sont multiples. Notamment, avec les meilleures intentions, les corpus d’étude se voient charitablement démembrés. Prenons l’exemple de la littérature de la Renaissance, remplacée par des « écritures », volontiers spécifiées comme « féminines ». Comme alors les femmes publiaient peu, ces écritures se résument pour l’essentiel à des correspondances privées et des écrits intimes, documents précieux pour l’histoire sociale et la micro-histoire, mais qui ne prétendent pas relever d’un projet esthétique. On privilégiera aussi le rôle incontesté de protectrices des arts, d’Isabelle d’Este à Marguerite de Navarre et Marie de Médicis ; mais le champ d’études, le corpus propre de la littérature de la Renaissance, se voit morcelé en fonction de critères contemporains qui légitiment l’appropriation bienveillante propre aux lectures délibérément anachroniques. Des études littéraires peuvent ainsi se passer de la notion de littérature, devenue encombrante car elle maintient une exigence esthétique périmée. La littérature devient alors le littéraire, essence sociologique purifiée de toute adhérence artistique (voir Alain Viala et coll., dir., Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2010).

Un soupçon de sémiotique

Conformément au principe A=A, la sémiotique identitaire se fonde sur la tautologie. Cela entraîne que le signifiant et le signifié se correspondent invariablement, postulat qui définit le littéralisme. Or, le littéralisme favorise le dogmatisme et engage à refuser toute distance critique qui tiendrait compte des contextes locaux et globaux. Cela s’étend traditionnellement aux questions d’exégèse comme on le voit aussi bien dans les interprétations évangélistes de la Bible que dans les lectures islamistes du Coran.

Le littéralisme justifie aussi la « cancel culture », de la mise à l’index de Dix petits nègres d’Agatha Christie aux lectures post-féministes qui pointent chez Ronsard ou Chénier les stigmates de la « culture du viol ».

Cependant la sémiotique de l’art et plus généralement des objets culturels ne peut se satisfaire du littéralisme, dans la mesure où l’objet culturel n’est jamais univoque et voit sa signification littérale toujours débordée par son sens. Aussi l’implicite, le second degré, l’humour ont-ils déserté les productions intersectionnelles, car leur dogmatisme politique assumé ne laisse aucune place à la distance critique qui contribue pour beaucoup au plaisir esthétique. Seules demeurent alors les passions immédiates qu’exalte l’idéologie intersectionnelle : la colère et la peur, ressorts de toutes les victimisations agressives.

L’illusion identitaire

Les préjugés identitaires permettent d’autant moins de saisir la spécificité d’une culture qu’ils récusent par principe la comparaison et s’enferment dans les tautologies. Un petit exemple : tout autour de la Méditerranée voire dans les Balkans, on retrouve des plats analogues, sinon identiques. Tel ragoût de légumes vous sera présenté comme typiquement bulgare en Bulgarie, et typiquement turc en Turquie. Tel service de mezzés sera une fierté nationale en Syrie, mais aussi en Égypte, alors que seule la taille des assiettes a changé. Bref, les véritables spécificités ne sont pas affaire d’opinions, mais de comparaison méthodique.

« Ce que les hommes ont de plus identique est le plus caché. Ils cachent leur ressemblance » disait Abdelkebir Khatibi en brodant sur Paul Valéry ; or, en cultivant des différences oiseuses, en les sacralisant, en les proclamant par des modes soulignées, les idéologies identitaires interdisent de comprendre les ressemblances qui favorisent l’édification progressive de l’univers commun, celui de la culture.

La destruction du concept de culture et l’appropriation culturelle

Même si les croyances identitaires s’efforcent de transformer les cultures en isolats, il n’en est rien : d’une part une culture reste un mouvement constant d’échanges avec les cultures voisines et lointaines ; d’autre part, elle évolue en généralisant les innovations qui se produisent en son sein comme en réélaborant sans cesse ce qu’elle transmet de génération en génération.

Fondée sur un postulat identitaire, la notion d’appropriation culturelle connaît une extension croissante. Par exemple, par une censure racialiste sinon raciste, on l’applique aux femmes « blanches » qui portent ces tresses fines connues sous le nom de dreadlocks. Le genre n’est pas en reste : des femmes ordinaires furent diffamées et menacées pour s’être « approprié » les codes visuels de lesbiennes militantes, cheveux fluos, salopettes pomme et godillots. Ces accusations dérisoires rappellent comment la culture peut se réduire à des looks dans une société du spectacle que les réseaux sociaux portent à son stade suprême.

La distinction entre les cultures et la culture appelle enfin une mise au point. La sémiotique des cultures et plus généralement les sciences sociales prennent pour objet la diversité humaine. Qu’elle reste leur problème fondateur, cela n’exclut pas deux points de vue unifiants qui complètent l’épistémologie de la diversité en s’opposant au culturalisme identitaire.

Un point de vue général. Le comparatisme n’a pas seulement pour but de décrire des spécificités, mais aussi des normes générales : c’est ce qui unit le regard ethnologique qui s’attache aux différentes populations et le regard anthropologique qui réfléchit des catégories comme le rite, la filiation ou l’alliance. Ces catégories générales, toujours à réélaborer, revêtent une fonction méthodologique éminente en permettant la comparaison des sociétés.

Un point de vue universel. La Philosophie des formes symboliques de Cassirer a trouvé sa synthèse ultime dans L’essai sur l’homme. Un point de vue philosophique, et notamment éthique, dépasse la généralité comme la spécificité, pour unir l’individuel et l’universel dans le droit dit « naturel », au fondement des droits de l’homme. Par exemple, on peut reconnaître la spécificité des hommes et des femmes en tant que membres d’une population réglée par ses coutumes, tout en affirmant leur égalité absolue en tant qu’individus, et alors même que les normes sociales soulignent ordinairement leur disparité.

Ainsi, la distinction entre culture et cultures ne formule pas une contradiction entre un universel abstrait et des totalités vivantes, mais une dualité de termes complémentaires qui ne soulève pas plus de difficultés que la dualité entre le langage et les langues.

2. Vers la culture mondiale

Depuis les Lumières et leur ambition cosmopolitique, la notion de culture mondiale s’était affermie. Pour préciser son statut aujourd’hui controversé, attachons-nous à la théorie des arts, fédératrice pour l’ensemble des sciences de la culture.

Les arts sont les meilleurs des guides pour comprendre la culture mondiale. Par exemple, la littérature s’exprime en mille langues mais la dualité entre langage et langues n’a rien d’une contradiction, car le général réside dans le particulier. Les nationalismes des deux siècles précédents ont cependant promu l’idée restrictive de littératures nationales, qui connaît à présent de multiples prolongements identitaires.

La pratique des grands écrivains dément à merveille les ressentiments identitaires. Par exemple, Beckett traduit des auteurs français, comme Rimbaud et Breton, ou italiens comme Montale. Son premier livre était intitulé Dante… Bruno. Vico…Joyce (1929) ; le deuxième est un Proust (1931). Que cherchait-il dans les langues ? Sans doute un nouveau matériau et la possibilité de « mal écrire » (cf. Mal vu mal dit, Paris, Minuit, 1981). Il traduisit ses textes en anglais ou en allemand — et les modifie alors plus que n’oserait jamais un traducteur créatif. Dans une lettre à Axel Kaun, il écrit en 1937 : « Il me faut toujours en fait écrire un anglais officiel […] Espérons que le temps vienne, il est déjà là dans certains cercles, où l’on usera au mieux de la langue quand on en fera le meilleur abus »16.

Beckett renonce à « l’anglais officiel », voire à l’anglais tout court, sauf pour certains poèmes, déléguant parfois la traduction de ses œuvres, pour finir par choisir le français le moins académique possible. Peut-être espère-t-il dans ce matériau étranger être contraint de « mal écrire », et pouvoir développer son esthétique de la gaucherie vertigineuse qui concorde avec son image de l’obstination humaine, toujours entravée, jamais découragée. Un humanisme paradoxal, celui d’après la catastrophe, cache sous une ironie implacable un humour sans faille, voire un optimisme désespéré.

Langage et langue d’art

Le langage est un concept philosophique, unissant une faculté générale de l’humanité à une hypothèse sur les propriétés universelles des langues. La littérature réfléchit le langage au sein des langues et reflète ainsi une contradiction qui fait sa force : elle est un art du langage, non du français, du chinois ou du tagalog, et cependant, elle s’exprime dans telle ou telle langue pour élaborer des œuvres à vocation universelle. Ainsi l’œuvre achevée concrétise-t-elle dans une langue (voire dans plusieurs), une réflexion sur le langage ; c’est pourquoi sans doute elle paraît créer sa propre langue, une langue d’art. Dans les liens d’une œuvre exemplaire, la langue d’art unit les dialectes, comme la langue homérique instituant le grec classique ou la langue de Dante l’italien moderne. Elle crée une norme – au lieu de la suivre : elle est en quelque sorte logothétique, au sens où elle n’est pas moins écrite dans une langue que la langue ne s’écrit en elle, dès lors que l’œuvre fait événement et inaugure une lignée susceptible de d’attirer des imitateurs, voire de susciter un genre littéraire.

La langue littéraire n’est pas pour autant la forme sophistiquée d’un introuvable langage ordinaire, par rapport auquel elle ferait un écart. Cette langue d’art, réfléchie, critiquée et refaite par chaque auteur semble particulièrement valorisée dans les traditions connues. Si la littérature a pu hériter de nébuleuses origines sacrales des élaborations formulaires, elle s’est efforcée de les effacer et elle assume désormais une fonction critique.

En outre, la langue littéraire a la particularité de pouvoir refléter et réélaborer tous les discours : pensons au langage notarial chez Balzac, aux conversations chez Proust et Sarraute. C’est la source inépuisable de mille jeux, comme ceux qui se multipliaient déjà dans la littérature indienne classique entre le sanscrit et les prakrits.

La langue même est une œuvre collective, dont les figements, dans le lexique comme dans la phraséologie, ne sont pas dus seulement à la fréquence : la répétition elle-même dépend des valeurs attachées à des expressions jugées heureuses, jusqu’à devenir formulaires — à l’exemple en chinois des expressions en quatre caractères. En outre, quand la littérature s’en est emparée, une langue enrichit son corpus de traductions et de textes en d’autres langues, par citations, allusions et réécritures.

Cosmopolitisme

On retrouve dans tous les arts la dualité entre le projet universel de l’art et les modalités particulières de ses modes d’expression. Ainsi la musique est-elle un art du son, qui s’exprime dans différentes gammes ou systèmes tonaux, profils rythmiques et mélodiques propres à diverses aires culturelles.

Les grands mouvements artistiques ont une portée internationale ; par exemple, le caravagisme a touché toute la peinture occidentale. Cette question n’a pas été assez réfléchie pour les littératures, car la langue reste un pilier du nationalisme identitaire, comme on le voit hélas un peu partout. Pourtant, par exemple, le roman picaresque, né en Espagne, est aussi allemand (Simplicius simplicissimus) ou anglais (Tom Jones). Milan Kundera a ainsi pu dire que le roman a fait l’Europe — bien avant, et peut-être mieux.

Bref, le point de vue comparatif qui caractérise les sciences de la culture conduit à ne définir l’identité que comme une spécificité, inévitablement relative. Entre des spécificités, il n’y a point de contradiction, mais seulement des différences. On peut établir entre elles une égale distance critique, alors que les identités tendent à s’affirmer comme des tautologies narcissiques. Ceux qui emploient plusieurs langues habitent ainsi, potentiellement, plusieurs patries. L’humanité est une diaspora, mais les ressemblances entre ses membres tiennent à une histoire partagée plus qu’à une nature prédéfinie.

Une littérature peut être appréciée dans sa langue dominante, mais ne peut être véritablement comprise et décrite que dans le corpus des autres littératures, auxquelles elle doit, en quelque sorte, sa spécificité. Même si elle reste trop souvent reléguée dans des périphéries académiques et des camps de transit pour les réfugiés universitaires, la littérature comparée se trouve ainsi au centre intellectuel et scientifique des études littéraires.

La notion de littérature mondiale nous vient des Lumières, notamment allemandes, et fut d’emblée contemporaine d’un projet de citoyenneté universelle, liée à un idéal démocratique de compréhension voire, selon Kant, de paix perpétuelle. D’où sans doute le parallélisme compositionnel entre la cosmopolitique de Kant (Weltbürgerlichkeit, littéralement citoyenneté mondiale) et la Weltliteratur appelée par Wieland – qui n’hésitait pas à traduire homme du monde par Weltmann, un homme du monde qui n’a plus rien de mondain.

En étendant les réflexions de Wolf sur l’Antiquité dans ses Prolégomènes à Homère (1795), et en considérant les œuvres antiques comme une totalité progressive, le romantisme d’Iéna avait pensé la littérature comme une totalité, donnant un contenu critique et herméneutique à l’idée de littérature mondiale. La notion de littérature mondiale culmina ensuite dans l’internationalisme du Manifeste de Marx et Engels : « Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature mondiale. » (I, 1).

Bien qu’il ait été victime d’un marxisme dévoyé en stalinisme, Ossip Mandelstam prolongea génialement cette pensée : « Ainsi, les frontières nationales s’effondrent dans la poésie, et les forces vives d’une langue se répondent l’une l’autre par-delà l’espace et le temps, car toutes les langues sont liées par une union fraternelle, qui s’affirme précisément dans l’esprit de famille propre à chacune, et dans la liberté au sein de laquelle elles constituent une grande famille et se hèlent comme de vieilles connaissances » (« Propos sur André Chenier », De la poésie, Paris, Gallimard, 1990, p. 146.

Le corpus progressif des textes classiques, anciens ou modernes, n’a rien d’un conservatoire, d’un panthéon ou d’une galerie des grands hommes. Les classiques de jadis se moquaient bien de la notion moderne de classicisme ; ils démentent l’image figée qu’en ont donnée les modernes, par leur hardiesse et leur complexité. L’Orlando furioso est de ceux-là ; dans un article grave contre le négationnisme, Primo Levi cite ironiquement ces vers de l’Arioste, qui eux-mêmes parodient Dante : « Et si tu veux que le vrai ne te soit celé, / Tourne l’histoire en son contraire : / Les Grecs furent vaincus, et Troie victorieuse, / Et Pénélope fut maquerelle » (L’assimetria e la vita, Turin, Einaudi. 2002, p.101). Ainsi se scelle ironiquement le lien entre littérature et réalité.

Un classique reprend et cite d’autres classiques en diverses langues ; il innove à partir d’eux, en manière d’hommage ; il maintient par là une sorte d’altérité interne qui indique comment recontextualiser indéfiniment sa propre lecture. Ouvrant un espace pluriculturel et plurilingue, il crée l’humanité à partir des humanités. Une culture ne peut en effet être comprise que d’un point de vue cosmopolitique ou interculturel : pour chacune, c’est l’ensemble des autres cultures contemporaines et passées qui joue le rôle de corpus. En effet, une culture n’est pas une totalité : elle se forme, évolue et disparaît dans les échanges et les conflits avec les autres.

Lire la seconde partie

Notes de la première partie

1 – SNES-FSU, Collège et lycée : de nouveaux programmes et un nouveau socle au service de la réforme « choc des savoirs », 21 avril 2024, en ligne : https://www.snes.edu/article/college-et-lycee-de-nouveaux-programmes-et-un-nouveau-socle-au-service-de-la-reforme-choc-des-savoirs/

2Dans A Critique of Post-Colonial Reason : Toward a History of the Vanishing Present (1999), Spivak estime – sans base textuelle — que la philosophie rationnelle de Kant exclut les ”subalternes” (femmes et populations non-européennes). À la suite de Heidegger et de Derrida, dont elle fut la traductrice en anglais, elle entend ainsi disqualifier la rationalité.

3 – Divers tyrans reprennent l’argumentaire post-colonial, de Poutine à Xi Jinping et de Khamenei à Maduro. Les émirs du Golfe ne sont pas en reste, et par exemple le site d’Al Jazeera publie des déconstructeurs radicaux comme Vattimo et Zizek, sans parler d’éloges de Derrida (cf. l’auteur, Heidegger, Messie antisémite, Lormont, Le bord de l’eau, 2018).

4Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 47.

5 – « Das Denken ist nicht für die Öffentlichkeit, / nicht für die Gebildeten unter ihren Sklaven, / nicht für die Person des Menschen, /nicht für die Kultur, /nicht für die Wissenschaften, /nicht für die Philosophie,/ nicht für die Denkenden; / das Denken verschwindet in seinem Gedachten » (GA 97 : 451). « Publicité » est ici dans l’acception quasi juridique de « caractère public », mais le terme est toujours péjoratif chez Heidegger, dès les années 1920. Je m’appuie ici sur l’épilogue du collectif Métapolitique contre culture, Limoges, Lambert-Lucas, 2023.

6 – Le Dasein, littéralement être-le-là, prit tout son relief quand Heidegger révéla à Kurt Bauch que Sein (l’Être) est un mot couvert (Deckname) pour Vaterland (patrie).)

7 – «Heidegger nous permet également de décrire le “monde” indigène dans lequel les “découvreurs” européens apparaissent » (Dussel, Historia de la filosofía latinoamericana y filosofía de la liberación, Bogotá, Nueva America, 1994, p. 84). Pour une présentation générale, voir Sylvie Taussig, « La pensée décoloniale Derrière la politique, la gnose heideggérienne », Revue européenne des sciences sociales, 2022/1, n° 60-1, pp. 141-170.

8 – Dans les Cahiers noirs, « Sklaven » désigne ordinairement les Juifs, par le biais de la « morale d’esclaves » déjà dénoncée par Nietzsche.

9 – « Vermenschung des Menschen » (GA 95, p. 322).

10« Die “Kultur” als Machtmittel sich anzueignen und damit sich behaupten und eine Übergelenheit vorgeben, ist im Grunde ein jüdisches Gebahren. Was folgt daraus für die Kulturpolitik als solche ? » (GA 95, p. 326).

11 – La menace contre la culture n’est pas une nouveauté. En 1933, le Schlageter de Hanns Johst, drame dédié à Hitler en apologie d’un « martyr » nazi, s’ouvrait par cette réplique : « Quand j’entends parler de culture, j’arme mon Browning. » La même année, le Recteur Heidegger prononce un vibrant hommage à Schlageter (Freiburger Studentenzeitung, 1, juin 1933).

12 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 88.

13Ibid., p. 70. Je souligne.

14Ibid. En somme, dans sa version postcoloniale, la déconstruction reste d’autant plus compatible avec l’antisémitisme qu’Israël est souvent présenté comme une colonie occidentale (anglaise puis américaine).

15 – Voir Peter Burke, Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?, Paris, Les Belles-Lettres, 2022.

16« Es wird mir tatsächlich immer ein offizielles Englisch zu schreiben […] Hoffentlich kommt die Zeit, sie ist ja Gott sei Dank in gewissen Kreisen schon da, wo die Sprache da am besten gebraucht wird, wo sie am tüchtigen missbraucht wird » (Samuel Beckett, Disjecta Membra, Miscellaneous Writings, and a Dramatic Fragment, Ruby Cohn, éd., New York, Grove Press. 1984, p. 52). Beckett joue ici sur la polysémie – à l’image de Joyce qui domine alors les lettres irlandaises et dont il fut un temps le secrétaire pour Finnegan’s Wake) : missbrauchen, c’est mésuser, mais aussi abuser sexuellement.

Lire la seconde partie

Il faut libérer Boualem Sansal !

L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, esprit libre, homme les Lumières, courageux et immensément talentueux, a été arrêté par le pouvoir algérien. On est sans nouvelles de lui depuis le 16 novembre. Il faut en parler, il faut « faire du foin » !

La presse française fait état de cette information depuis hier 21 novembre, en suit les évolutions heure par heure et lance l’alerte1. Il faut en parler, « faire du foin », ne pas laisser s’installer le silence, c’est la seule manière que nous avons de le protéger. Nous qui n’avons besoin que du mince courage de parler et d’écrire, disons-lui notre admiration, et disons combien sa parole, belle, vraie et juste, nous éclaire et nous réveille : elle nous est nécessaire. Associons-nous au grand écrivain Kamel Daoud, prix Goncourt 2024, pour le soutenir : https://www.lefigaro.fr/vox/monde/kamel-daoud-j-espere-vivement-que-mon-ami-boualem-sansal-reviendra-parmi-nous-tres-bientot-20241121

On lira, entre autres, l’édito d’Yves Thréard dans Le Figaro « Boualem Sansal, paladin de la liberté » https://www.lefigaro.fr/vox/monde/boualem-sansal-paladin-de-la-liberte-20241121 ; l’article de Sylvain Tesson daté d’hier, sur le site du Point https://www.lepoint.fr/debats/ce-soir-l-ecrivain-franco-algerien-boualem-sansal-dort-en-prison-21-11-2024-2575967_2.php

On écoutera, entre autres, l’édito de Vincent Trémolet de Villers sur Europe 1 « La leçon de courage de Boualem Sansal » https://www.europe1.fr/emissions/L-edito-eco/la-lecon-de-courage-de-boualem-sansal-4280608

De nombreux écrivains réagissent et l’académicien Jean-Chistophe Rufin a proposé d’élire d’urgence Boualem Sansal parmi les Immortels https://www.lepoint.fr/culture/le-monde-des-lettres-en-emoi-apres-l-arrestation-de-boualem-sansal-22-11-2024-2576014_3.php.

On note aussi les communiqués émanant d’organisations et d’associations laïques et humanistes2 ; ils se multiplieront très probablement dans les heures et les jours qui viennent.

Une pétition circule qui exige sa libération : https://www.change.org/p/lib%C3%A9rez-boualem-sansal

[Edit du 25 novembre] Création d’un comité de soutien à l’initiative de la Revue politique et parlementaire, présidé par Catherine Camus. Texte et liste des premiers signataires sur le site de la Revue :  https://www.revuepolitique.fr/comite-de-soutien-a-boualem-sansal/

 

Notes

1Le Figaro édition imprimée datée d’aujourd’hui 22 novembre lui consacre sa Une et deux pleines pages intérieures. Voir aussi cet article de Léa Masseguin sur le site de Libération https://www.liberation.fr/international/afrique/algerie-ce-que-lon-sait-de-la-disparition-de-lecrivain-franco-algerien-boualem-sansal-20241122_STUEBXNLZZC7NJVPLYCAZ2JOLU/

Un peu de musique contre l’antisémitisme

Felix Mendelssohn, Lieder ohne Worte, Igor Levit piano

Après le pogrom du 7 octobre 2023 et en réaction à la montée de l’antisémitisme dans le monde, le pianiste Igor Levit a enregistré une sélection des Lieder ohne Worte (« Romances sans paroles ») de Felix Mendelssohn. L’album se termine par un prélude du compositeur français Charles-Valentin Alkan.

Igor Levit et son équipe ont travaillé bénévolement et les recettes de l’album sont reversées à deux organisations allemandes luttant contre l’antisémitisme : l’OFEK Advice Center for Anti-Semitic Violence and Discrimination et la Kreuzberg Initiative Against Anti-Semitism.

Dans une vidéo de présentation, Igor Levit explique : « Réaliser cet enregistrement venait d’une très très puissante nécessité intérieure. J’ai passé les quatre ou cinq premières semaines après l’attaque du 7 octobre en étant à la fois sans voix et totalement paralysé. Et, à un certain moment, il m’est apparu que je n’avais pas d’autre moyen de réagir qu’à la manière d’un artiste. J’ai le piano. J’ai ma musique. « 

Voir la vidéo de présentation (en anglais) :

https://www.youtube.com/watch?v=BpIEujcAKic

On peut écouter l’album sur YouTube, en voici la première pièce, mais c’est quand même mieux de l’acheter…

https://www.youtube.com/watch?v=R9y5WECf4IU

Conférence d’ouverture au colloque « L’éducation à la laïcité » (Québec)

Colloque « L’éducation à la laïcité – une nécessité démocratique. Enseigner et promouvoir la laïcité au Québec », organisé par le Mouvement laïque québécois.

5 et 6 avril 2024, Palais Montcalm, Québec.

Programme en ligne : https://www.jedonne21.ca/programmation

Inscriptions sur le site du Mouvement laïque québécois http://www.mlq.qc.ca/

Informations par mél info@mlq.qc.ca

Conférence d’ouverture « Que fait-on à l’école laïque », vendredi 5 avril 9h30

Le Dictionnaire français de Richelet

Tombé par hasard sur l’une des toutes premières éditions (1685) du tout premier dictionnaire monolingue en français, je l’ai lu de A à Z et j’ai tenté de dégager certains traits d’un ouvrage qui connut un immense succès et qui est considéré comme un précieux instrument de connaissance de la langue du XVIIe siècle.

Le Dictionnaire français contenant les mots et les choses, dont la première édition date de 16801, est dû à l’homme de lettres César-Pierre Richelet (1626-1698). Il a paru à Genève, l’Académie française jouissant alors d’un privilège qui interdisait que fût publié en France un autre dictionnaire que le sien. Le dictionnaire de Richelet sera suivi de peu du Dictionnaire universel de Furetière (1690) et de la première édition du dictionnaire de l’Académie (1694). L’auteur s’y est donné pour but « de rendre quelque service aux honnêtes gens qui aiment nôtre Langue ». Les sens figurés y sont précédés d’un astérisque, et une croix devant un mot ou une expression signale que ce mot ou cette expression relève du style simple, du comique, du burlesque ou du satirique. Richelet tient à ce que son lecteur sache à quel métier, à quelle activité se rattache l’emploi de tel ou tel mot. Parmi des dizaines d’autres, on trouve ainsi des termes : d’arracheur de dents, d’augustin déchaussé, de bourreau de Paris, de commis aux caves, de danseur de corde, de doreur sur tranche, de faiseuse de point et de dentelle, de gens qui nourrissent des pigeons à la main, de marchand de blé de dessus les ponts de Paris, de mouleur de bois, de personne qui travaille en dentelle, de philosophie chimique, de tailleur de pierre…

Le dictionnaire de Richelet est plein de définitions plutôt techniques, le cheval en est en quelque sorte le personnage principal, on sait tout des raffinements de son harnachement ou des pathologies qui peuvent l’affecter. Certains articles donnent lieu à des développements encyclopédiques (le plus long est consacré à la question, au sens de supplice). Quelques mots un peu trop « libres » ne sont définis qu’en langue latine. La circularité propre aux dictionnaires est parfois caricaturale (un mur est une muraille et une muraille un mur ; un mont est une montagne et une montagne un mont). Les auteurs auxquels est emprunté le plus grand nombre d’exemples sont d’Ablancourt, Balzac (Guez de), La Rochefoucauld, Maynard, Molière, Pascal, Patru, Saint-Amant, Sarasin, Scarron, Vaugelas, Voiture. Parmi les vivants : Benserade, Despréaux (Boileau), La Fontaine, Ménage et Racine. À l’occasion, un écrivain peut être égratigné : « Feu La Serre de burlesque mémoire a fait plusieurs volumes qui vont tous à la chaise percée. » Richelet ironise également sur le retard de l’Académie à produire son dictionnaire.

Usages

Le dictionnaire de Richelet se veut un dictionnaire du bon usage. Mais qu’est-ce que le « bon usage » ? Richelet cite une définition qu’il reprend à son compte, celle de Vaugelas dans ses Remarques sur la langue française (1647) : « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des Auteurs du tems ». Aussi rejette-t-il le « langage grossier » que constituent les divers patois. Certains mots, selon Richelet, ne sont plus très utilisés. On apprend que certes « commence à vieillir », que mésaventure est un « mot vieux & qui ne se dit guère ». « Ploier est si vieux qu’il n’en peut plus. » D’autres ne s’emploieraient tout simplement pas, mais on se demande pourquoi dans ce cas Richelet les inclut dans son dictionnaire : dévouloir, indisputable, intolérance, quadragénaire. De locution, il nous est affirmé que « ce mot ne se dit pas ordinairement, mais il est François ». Certains ne sont « pas encore en usage » ou il faut attendre qu’ils soient un peu mieux établis : inexplicablement, intarissable. D’autres enfin se disent mais ne s’écrivent pas : étourderie. Pour dire la femme d’un médecin, quelques personnes emploient le mot médecine : « Ces personnes parlent comme les Provinciaux qui ne savent pas parler. »

Il arrive souvent que plusieurs usages soient en rivalité. « Le peuple de Paris dit ostination, mais les honnêtes gens disent et écrivent obstination, & il n’y a point à balancer là-dessus, il faut parler comme les honnêtes gens. » Mais, le cas échéant, il faut aussi savoir écouter « les habiles gens sur les choses de leur profession ». Le mot lapine offre un bon exemple de cette concurrence des usages : « Quelques-uns des plus habiles de la langue condamnent le mot de lapine, & prétendent qu’on doit dire femelle de lapin. Néanmoins, comme lapine est dans la bouche de plusieurs Dames qui parlent bien, je ne le condannerois point surtout en parlant, ou dans le stile le plus simple. »

L’usage de certains mots est restreint à un domaine ou un registre particulier. Par exemple, lubricité « ne laisse pas d’être François, mais son usage n’est que dans le satirique, le burlesque & le comique » ; décéder « est plus du Palais que du beau langage ». On apprend avec étonnement que délectable « ne se dit qu’en des matières philosophiques ». Parfois, c’est son emploi dans une œuvre littéraire fameuse qui justifie l’utilisation d’un mot : ainsi de quasi (rival de presque), présent dans La Princesse de Clèves. D’une façon générale, Richelet considère, comme Vaugelas avant lui, que le maître de la langue est l’usage, même quand il contredit la raison, même quand il paraît fautif : communis error facit jus. Il pointe l’affectation qui menace les « puristes ».

Orthographe et grammaire

Richelet est un partisan de la simplification de l’orthographe. Il indique dans son Avertissement qu’il a retranché de certains mots des lettres – des consonnes doubles, notamment – qui ne se prononcent pas et ne font qu’embarrasser « les Étrangers, & la plupart des Provinciaux ». Il écrit ainsi ataquer ou dificulté. De la même façon, il préfère f à ph, i à y, préconise qu’on supprime le h dans de nombreux mots (cronique, exorter, téologie). Il préférerait qu’on écrive fan et pan plutôt que faon et paon. Contrairement à l’Académie, il ne tient pas à conserver les lettres « étymologiques » (il opte pour avocat et non advocat). Il substitue l’accent circonflexe au s qui rend la syllabe longue et ne se prononce pas (tempête et non tempeste). Mais Richelet précise qu’il ne souhaite pas bousculer l’usage et qu’il ne prétend prescrire de lois à personne. Il se déclare favorable à l’orthographe « qui n’est ni vieille, ni tout à fait moderne, parce que c’est la plus raisonnable & la plus suivie ».

Pour ce qui est de la grammaire, Richelet, comme beaucoup d’auteurs de son époque, a du mal à se défaire du latin, c’est-à-dire des déclinaisons. Ainsi, après, chez ou contre sont, selon lui, des prépositions qui régissent l’accusatif. En est une préposition qui peut régir l’accusatif ou l’ablatif (aller en Espagne ; demeurer en France). Jusque est une préposition qui régit le datif. Nos « locutions prépositionnelles » obéissent au même régime : au-delà ou en dépit sont des prépositions requérant le génitif (puisqu’elles sont suivies de « de »). Pour Richelet, la préposition est donc un mot « qui se met devant un nom substantif & qui en régit quelque cas ». Du est un « article qui marque le génitif ou l’ablatif singulier masculin » (c’est alors ce que nous appelons aujourd’hui un article contracté : de + le). Du est aussi un « article qui marque quelquefois le nominatif & l’accusatif ». Richelet donne les exemples suivants : C’est du pain ; Donnez-moy du vin (c’est ce que nous appelons un article partitif).

Il règne d’ailleurs un certain désordre dans la classification des mots dans une catégorie grammaticale (« partie d’oraison », disait-on alors) déterminée. Par exemple, ce est vu comme un pronom démonstratif (cette confusion n’est pas propre à Richelet), chacun comme un adjectif, chaque comme un « pronom adjectif, qui veut dire chacun », pourtant comme une conjonction. Richelet hésite sur le point de savoir si chut est un adverbe ou une interjection. En effet (locution adverbiale) serait une « sorte de conjonction », faute de (locution prépositionnelle) une « espèce d’adverbe ». Quand on ne sait pas trop dans quelle classe ranger un mot, le terme de « particule » est commode mais plus qu’imprécis : il s’applique aussi bien aux articles qu’aux conjonctions et autres prépositions, et même au préfixe re-. En serait une « particule relative » dans une phrase comme « il en mourra ». Plus grave, Richelet confond le article et le pronom. (Un oubli notable dans le Dictionnaire : il n’y a pas d’entrée pour le mot « pronom ».)

À l’époque de Richelet, les verbes se répartissent essentiellement entre verbes neutres (nos verbes intransitifs et transitifs indirects) et verbes actifs (nos transitifs directs). Jusque-là, rien de particulier dans le Dictionnaire. Plus discutable, tout verbe réfléchi (pronominal) est présenté ici comme un verbe « réciproque ». Or, parmi les verbes pronominaux, certains seulement ont un sens réciproque : on ne peut pas mettre sur le même plan s’enfuir et se battre. Les verbes (relativement rares) dont les temps composés se conjuguent avec l’auxiliaire être (devenir, tomber, etc.) sont, selon Richelet, des verbes neutres passifs, ce qui crée une confusion regrettable avec le présent à la voix passive : il y a peu de rapport entre je suis parti et je suis poursuivi. Quant aux locutions verbales, elles sont mal établies à l’époque, et Richelet voit un adverbe dans le mot fort faisant partie de la locution « se faire fort de quelque chose ». D’autre part, certains verbes aujourd’hui intransitifs étaient « actifs » du temps de Richelet : « chien qui aboie tout le monde ». L’inverse est vrai, bien sûr.

Sens perdus, expressions oubliées

Parfois, le sens s’est affaibli d’hier à aujourd’hui. Dans le dictionnaire de Richelet, une bourde est un mensonge. Un énergumène est un possédé du Démon. L’étonnement était de l’épouvante, la méconnaissance de l’ingratitude. Taquinerie était synonyme de vilaine avarice. Formidable conservait son sens étymologique de « redoutable » – Richelet définit imprudemment l’étymologie comme la « véritable signification & origine d’un mot ». Énerver, c’était affaiblir beaucoup ; intimider, épouvanter. Parfois (plus rarement), le sens s’est renforcé ou a pris un caractère péjoratif. L’adjectif méchant, très couramment employé au XVIIe siècle, ne signifiait pas « cruel » mais « qui ne vaut rien ». Un malotru était un « pauvre malheureux ». Licencier quelqu’un, c’était lui donner la permission de se retirer. Être sournois signifiait être d’humeur sombre. Une vicissitude était un simple changement. Brutaliser (verbe intransitif à l’époque) voulait dire « se divertir amoureusement ». À l’inverse, certains mots autrefois péjoratifs ont perdu ce caractère. Un cadeau était une « chose spécieuse & inutile » ; un visionnaire, quelqu’un « qui se met des chimères dans la tête » ; être volontaire, c’était vouloir ne faire que ce qui nous chante.

Dans d’autres cas, le sens s’est étendu d’hier à aujourd’hui. Une hémorragie était une « perte de sang par le nez ». Un ingénieur, un « matématicien qui fait principalement l’art de l’Architecture militaire ». Rétorquer, un verbe qui s’emploie entre philosophes. Il y a encore d’autres types de changements de sens. Bouquiner, dans le Dictionnaire, c’est chercher de vieux livres (qu’on ne lira peut-être jamais) ; dévisager signifie « défigurer » ; livide, « noir à cause de quelque coup ». Être confisqué, c’était ne plus avoir de santé. Le verbe écarquiller « se dit en parlant des jambes ». Parfois, le sens d’hier et celui d’aujourd’hui sont opposés. Trahir ses sentiments, c’est pour Richelet dire le contraire de ce qu’on pense (la polysémie de « trahir » explique cet antagonisme). Un amant transi est un « amant froid & qui n’a pas beaucoup d’amour ». Une expression, souvent utilisée aujourd’hui, avait à l’époque un sens bien différent : tirer son épingle du jeu signifie, dans le Dictionnaire, « se retirer sans bruit d’une afaire où l’on avoit fait mine de vouloir entrer ».

On rencontre dans le Dictionnaire de nombreuses expressions savoureuses qui n’ont plus cours. Plutôt que de les énumérer, j’essaie de les insérer dans un petit texte uniquement destiné à les mettre en relief :

Il y a longtemps que j’ai les Alpes sur le dos2, et désormais mon temps a plié bagage. Je suis marié mais je crains que la cour des aides ne soit pas loin3 ; peut-être même suis-je déjà de la grande confrérie4. J’aimerais en parler mais j’ai peur de me confesser au Renard. Je viens d’ailleurs de rencontrer quelqu’un dont je me méfie. Redoutant que sa bourse ait le flux, il est dur à la desserre. Il écorcherait un pou pour en avoir la peau, il traite de Turc à Maure. J’ai l’impression qu’il y a de l’ordure dans sa flûte5. Est-ce qu’il ne sentirait pas le fagot, est-ce qu’il ne filerait pas sa corde ? Mais je juge peut-être sur l’étiquette du sac, je fais peut-être d’une mouche un éléphant. Toujours est-il qu’il ment comme une oraison funèbre. Je rêve d’un ami qui n’aurait ni si, ni mais, qui ne se couvrirait pas d’un sac mouillé, qui ne saignerait pas du nez6, qui ne remédierait pas aux difficultés avec de la moutarde après dîner. Mais je lui donnerais sans doute de la tablature7 ; à laver la tête à un âne on y perd sa lessive. Invité l’autre jour chez une bête épaulée8, je suis allé pêcher pour elle deux ou trois membres de la troupe écaillée. Sa demeure, cependant, est le ventre de ma mère9. À peine m’eut-on versé le vin de l’étrier, un vrai chasse-cousin, que, loin de me contenter de soupirs de Bacchus, j’ai écorché le renard. À tel point que j’ai cru rendre à la nature le dernier tribut que tous les hommes lui doivent, comme si un trousse galand était en train de m’emporter. Adieu la valise ! Voilà, mon récit s’achève, j’espère ne pas avoir chanté la chanson du ricochet et ne pas avoir donné de soufflet à Ronsard.

Conceptions du monde

Au chapitre des préjugés, on remarque que, pour Richelet, les Normands, les habitants du Dauphiné et les Italiens ont en commun d’être fourbes. Au sens figuré, un arabe est un usurier, quelqu’un de sordide. L’expression les troupes basanées désigne les Espagnols. Le mépris à l’égard du « petit peuple » (« toute la racaille d’une ville ») et des provinciaux est manifeste. Le Dictionnaire n’est pas exempt de misogynie. Au gré des exemples qu’il comporte, les femmes sont présentées comme changeantes, manquant de discrétion, trompeuses, intéressées, vindicatives, fourbes et légères. Et d’abord, qu’est-ce qu’une femme ? Une « créature raisonnable faite de la main de Dieu pour tenir compagnie à l’homme ». « Les femmes font pour l’ordinaire enrager les pauvres maris. » À noter, cela dit, que « le meilleur mari du monde n’est bon qu’à noyer ». Autre idée préconçue, énoncée à plus d’une reprise, la médecine est l’art de tuer les hommes impunément. On peut s’étonner, par ailleurs, que la poésie soit la plus dangereuse des folies et que la musique ait pour fin de nous faire travailler avec plus d’ardeur.

La définition que Richelet donne de l’aristocratie semble refléter ses préférences : « Forme de gouvernement où commandent les plus honnêtes gens, & qui sont le mieux instruits des loix & des mœurs de l’État. » Celle de l’adjectif bourgeois est révélatrice : « Qui n’a pas l’air de Cour, qui n’est pas tout à fait poli, trop familier, qui n’est pas assez respectueux. » Richelet ne dit rien, cependant, contre la démocratie, une « forme de gouvernement où les charges se donnent au sort ». Quant à la République, ce mot désigne un « État libre qui est gouverné par les principaux du peuple pour le bien commun de l’État ». Richelet distingue deux sortes de loi, la loi particulière (nous dirions le droit positif) et la loi commune ou naturelle. L’équité répare les défauts des lois et y supplée pour les circonstances qu’elles n’ont pas prévues. La liberté se définit comme le « pouvoir de faire ce qu’on veut à moins qu’on en soit empêché par la force, ou par les loix ».

Dieu est un « être souverain qui est très parfait, qui n’a ni commencement, ni fin ». Le verbe créer « se dit proprement de Dieu, & il signifie faire de rien quelque chose ». Catolique veut dire : « Qui est dans la générale & véritable créance. » Le renégat est « celui qui a renoncé Jésus-Christ pour embrasser la Religion des infidelles ». Chrétien n’est pas seulement un adjectif ou un nom, c’est aussi un adverbe qui signifie « intelligiblement » (« parler chrétien »). La métaphisique est « la partie de la philosophie qui nous donne la connoissance de l’être en général, & des êtres qui sont au-dessus des choses corporelles, comme de Dieu & des Anges ».

En philosophie, Richelet se réfère à la tradition scolastique, d’une part, et à Descartes, d’autre part. Il rappelle, par exemple, que les philosophes admettent trois opérations de l’esprit : concevoir, juger et raisonner. Ou encore que l’on distingue cinq universaux : le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident. Richelet écrit aussi que « l’âme est la cause formelle de la vie ». Sa définition du temps – « la mesure du mouvement » – est d’inspiration aristotélicienne. Mais il marque une certaine distance vis-à-vis d’Aristote qui « est un grand philosophe, mais il ne dit pas toujours vrai ». Richelet définit les catégories comme « diverses classes auxquelles Aristote a voulu réduire les objets de nos pensées ».

Descartes est certainement le philosophe pour qui il a le plus de considération. Richelet oppose ainsi deux sortes de philosophie : « Il y a une philosophie utile & nécessaire, qui est celle de Descartes & de Gassendi & une autre qui est querelleuse, chicaneuse & toute afreuse, qui est celle des gens de colège ». La définition de l’homme par Richelet est celle de Descartes : « L’homme est un composé d’un corps & d’une âme raisonnable. » La vie est l’union de l’âme avec le corps (une union, ajouterait peut-être Descartes, qu’on ressent sans pouvoir l’expliquer) et la mort est la séparation de l’âme d’avec le corps. L’esprit est une « substance qui pense ». Le sens commun, ou « bon sens », est « la lumière & l’intelligence raisonnable avec laquelle naissent force gens ». Bon sens et raison ne font qu’un chez Descartes ; cette synonymie se retrouve dans la définition que donne Richelet de la raison : « Puissance de l’âme qui sépare le faux du vrai. C’est aussi une connoissance de la fin & des moyens que l’homme doit avoir dans sa conduite. » L’influence de Descartes sur Richelet est présente également dans sa définition de la précision : « C’est l’action de nôtre esprit qui ne pouvant comprendre parfaitement les choses un peu composées, les considère par parties & par les diverses faces que ces choses peuvent recevoir. » Et lorsque Richelet définit la substance, il prend l’exemple d’un morceau de cire. Il semble, d’autre part, avoir autant d’estime que Descartes pour le scepticisme : « Les Pirroniens soutiennent qu’il n’y a point de sience mais les Pirroniens sont foux. »

Il y aurait tant à dire encore. Je me contenterai de mentionner pour finir deux définitions et une citation. Qu’est-ce qu’une lettre ? Un « entretien qu’on a par écrit avec les absens ». Qu’est-ce qu’un objet ? Une « chose où l’on arrête sa pensée, son cœur, son but, ou son dessein ». La citation : « Faites, Seigneur, que nous connoissions la brièveté de nos jours, afin d’acquérir la sagesse du cœur. » Puisse cette prière (celle du douzième verset du psaume 90) être exaucée !

Notes

1 – [NdE] Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise : Ses Expressions Propres, Figurées & Burlesques, la Prononciation des Mots les plus difficiles, les genres des Noms, le Regime des Verbes avec Les termes les plus connus des Arts & des Sciences, le tout tiré de l’usage et des bons auteurs de la langue françoise par P. Richelet, A Geneve Chez Jean Herman Widerhold, 1680 (1re édition), consultable sur BnF Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k509323
Sur cet ouvrage, on pourra consulter l’étude de Gilles Petrequin, Le « Dictionnaire françois » de P. Richelet (Genève, 1679/1680). Étude de métalexicographie historique, Louvain/Paris, Peeters, 2009.

2 – Je suis bossu.

3 – Si un mari n’est pas assez vigoureux…

4 – Celle des cocus, « dont la troupe est fort nombreuse ».

5 – Il y a « quelque chose dans ses affaires qui ne va pas bien ».

6 – Qui ne manquerait pas à sa parole.

7 – Je lui donnerais de la peine.

8 – Une femme qui a fait un enfant sans être mariée.

9 – Un endroit où je n’irai plus jamais.

« Musique blanche » à Radio Classique

Le 19 novembre 2023, l’anthropologue de l’EHESS Jean-Loup Amselle signait un article épinglant Radio Classique dont la programmation viserait à promouvoir une culture « blanche », « française », donc foncièrement conservatrice et réactionnaire. Quelques jours plus tard, une chroniqueuse de France Culture lui a emboîté le pas. L’analyse menée ci-dessous par Dania Tchalik montre que le ressentiment, l’aveuglement idéologique, mais aussi l’opportunisme et la méconnaissance du sujet traité sont devenus monnaie courante au sein du discours académique.

Le 19 novembre 2023, l’anthropologue de l’EHESS Jean-Loup Amselle faisait paraître dans la revue en ligne AOC un brûlot1  épinglant Radio Classique et sa programmation qui, selon lui, viserait sournoisement à promouvoir une culture « blanche », « française2 », donc foncièrement conservatrice si ce n’est réactionnaire et d’extrême droite – le tout en fournissant comme il se doit une liste noire dans la plus pure tradition du gauchisme culturel (et accessoirement du stalinisme qui lui a servi de modèle). Cette diatribe n’est pas tombée dans l’oreille de sourds : quelques jours plus tard, une chroniqueuse de France Culture3  manifestement désireuse de se signaler du bon côté de l’histoire n’a pas manqué de lui emboîter le pas.

S’il n’est pas infondé de noter le caractère généralement peu aventureux de la programmation de Radio Classique qui recoupe peu ou prou les goûts du mélomane lambda, de critiquer la concentration économique autour du groupe LVMH et de pointer les liens parfois occultes liant des musiciens (parfois connus) et journalistes à cette entité financière, le recours aux généralisations abusives et le manque de rigueur et de nuance tendent à desservir le propos et l’auteur rate sa cible à force de négliger l’impératif wébérien de neutralité axiologique que l’on sait pourtant indissociable du discours scientifique. Cette faillite est d’autant plus regrettable que la marchandisation de la culture, dont les dangers avaient déjà été pointés par Adorno en son temps, ainsi que les effets néfastes de la concentration des médias de masse aux mains de quelques multinationales constituent autant de sujets sérieux qui mériteraient d’être traités sans effets de manche.

Les quelques points abordés ci-dessous montrent dans quelle mesure le ressentiment, l’aveuglement idéologique, mais aussi l’opportunisme et, il faut bien le dire, la méconnaissance du sujet traité allant parfois jusqu’à l’imposture sont devenus monnaie courante au sein du discours académique. Celui-ci se voit en outre pris dans une contradiction permanente et insoluble entre la volonté d’imposer coûte que coûte un discours à visée normative (pour ne pas dire moralisante) et la propension non moins systématique à plaquer ad nauseam la « philosophie du soupçon » sur tout propos émanant d’experts, en l’occurrence des musiciens et des musicologues.

1. Dans une démocratie libérale une entreprise privée est libre de définir une ligne éditoriale (nécessairement sélective) et un public cible (idem). Rien n’empêche donc l’auteur de l’article d’être en désaccord avec ces orientations, de s’abstenir d’écouter cette station ou encore de créer sa propre chaîne de radio avec la programmation qu’il juge opportune, voire de bénéficier à cette fin de subsides publics s’il en fait la demande.

2. Dans ce contexte, l’accusation de racisme et de xénophobie (« musique blanche » et « française ») n’est pas étayée et tombe à plat, relevant au mieux du procès d’intention. D’une part, le ciblage du public s’effectue ici davantage en fonction de la catégorie socio-professionnelle (en d’autres termes, de l’épaisseur du portefeuille) que de la couleur de peau, et si l’on peut effectivement constater l’exclusion de certaines musiques, cela n’est pas dû au « racisme » supposé des responsables de la programmation mais à la volonté de coller au plus près au goût (réel ou supposé) des auditeurs. D’autre part, un Noir ou un Asiatique peut parfaitement aimer et pratiquer Mozart (qui, du reste, n’est pas un compositeur français jusqu’à preuve du contraire), il suffit de constater le nombre de musiciens étudiant et pratiquant – librement, loin de tout colonialisme !  – la musique classique européenne en dehors de notre continent et en particulier dans les pays asiatiques4 pour s’en convaincre. L’accusation d’extrême droite n’est pas moins farfelue puisque la liste des intervenants fait apparaître une coloration majoritaire de centre (voire de centre gauche si l’on pense à Rachel Khan) et de droite bon teint et pro business, très loin de la subversion annoncée.

3. La ligne idéologique néo-bourdieusienne de l’article semble pour le moins datée. Depuis la fin du xxe siècle, les classes dominantes qui passent par Sciences Po ou HEC – qu’on pense à un Nicolas Sarkozy, emblématique à cet égard – font souvent l’économie (c’est le cas de le dire) de la culture générale et s’intéressent davantage à Aya Nakamura5 qu’à Mozart ou à Rachmaninov. Et si la ligne « classique » et « patrimoniale » (sic) est bel et bien conservée au sein des choix éditoriaux de certains titres de presse du groupe LVMH, cela est dû bien davantage aux goûts personnels de son PDG (grand amateur de piano) et de ses proches qu’à un habitus sociologique que l’on sait en forte régression. Quant à l’emploi d’un français châtié, qui se fait par ailleurs de plus en plus rare dans nos médias de masse eux aussi saisis par la frénésie disruptive, il devrait au contraire être salué par une gauche qui, historiquement, avait toujours placé la maîtrise de la langue et l’accès de tous à la culture comme le premier de ses combats pour l’émancipation. L’accusation faite par l’auteur à cette radio de faire de l’idéologie et de perpétuer le goût des « dominants » ne résiste donc pas à une analyse un tant soit peu poussée.

4. Si l’on se place toujours d’un point de vue de gauche il aurait sans doute été plus judicieux de pointer les dérives de l’audiovisuel public qui, pourtant en principe délié de l’obligation de faire du chiffre, tend chaque jour davantage à s’aligner sur la logique marchande du privé (introduction de la publicité, course à l’audimat, suppression de programmes jugés trop exigeants, management parfois autoritaire et opaque, etc.) plutôt que la ligne éditoriale d’une radio privée dont les missions sont par nature liées à la notion de profit. On pourrait aussi s’intéresser à la programmation non moins conformiste voire démagogique de certaines salles publiques, à la baisse du financement des institutions de diffusion (les opéras et salles de concert sont sous-financés y compris par des politiciens de gauche et écologistes, ce qui pose pour le moins question) et de formation (depuis des années les conservatoires6  voient leurs budgets amputés et leurs missions subverties par les majorités successives, indépendamment de leur couleur politique), le tout dans le contexte du renoncement des pouvoirs publics à élever le niveau culturel de la population. Bref, les sujets ne manquent pas… Mais l’attitude vindicative de l’auteur pourrait être résumée par le dicton bien connu : quand le sage montre la lune l’imbécile regarde le doigt – ou comment se fourvoyer et se tromper totalement de combat.

5. Enfin, l’affirmation néo-structuraliste selon laquelle la délimitation entre genres musicaux n’aurait « pas d’existence objective en soi » et qu’ils ne seraient qu’autant de discours ou, mieux, de « répertoires langagiers7 » fait fi de l’essentiel, à savoir du contenu des œuvres et des intentions exprimées ou sous-jacentes de leurs auteurs. S’il est toujours instructif de connaître les conditions d’apparition et la réception d’une œuvre musicale, cela ne nous dispense pas de nous intéresser à l’œuvre elle-même et à ses caractéristiques au sens le plus concret, tangible et artisanal du terme, sous peine de tomber dans le sociologisme. En d’autres mots, tenir un discours fondé sur la musique présuppose la maîtrise d’un ensemble de connaissances techniques pointues propres à ce champ, ce qui nécessite des années de travail acharné ainsi qu’une modestie qui n’apparaît pas nécessairement comme la qualité première des propos de l’auteur.

Certains sociologues feraient donc mieux de ne pas sortir de leur champ d’(in)compétence et d’éviter le mélange des genres entre discours scientifique et militantisme, dont l’article de Jean-Loup Amselle constitue hélas un exemple loin d’être isolé et néanmoins éloquent à plus d’un titre. Le temps est au nécessaire rappel des évidences : l’universalité de la pensée humaine dans ses manifestations les plus élevées ne se réduit pas à un taux de mélanine, contrairement à ce que nous serinent les nouveaux émules de Jdanov. Et la dénonciation de la « musique blanche » n’est rien d’autre que « la permission d’être démocratiquement raciste », pour paraphraser Jankélévitch8 ; qu’on se souvienne qu’il y a près d’un siècle, d’aucuns nous promettaient d’extirper à jamais la « musique juive », avec les suites que l’on connaît.

L’avertissement prophétique de Pasolini sonne donc plus que jamais d’actualité : « le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle anti-fascisme9 ». Et si l’on se demande toujours comment une logorrhée d’une telle indigence a pu devenir la norme au sein de pans entiers de nos universités et institutions culturelles ou de recherche, si nous avons fini par être habitués (anesthésiés ?) à ces extravagances, il serait bien peu judicieux de tolérer, de banaliser la bêtise la plus criante sous l’effet de son accumulation, en faisant comme si elle allait désormais de soi. Car ce qui apparaît comme autant de balivernes et d’enfantillages est susceptible de se transformer insidieusement en cauchemar si leurs auteurs s’emparaient tout à fait des rênes du pouvoir : prenons-y garde et renouons avec la raison.

Notes

2 – À noter que les guillemets associés par l’auteur à ces deux termes ne sont pas anodins et dénotent une forme de double pensée caractéristique du milieu des faiseurs d’opinion, qu’il soit pédagogique, culturel, universitaire, politique ou médiatique. L’auteur s’aventure en connaissance de cause en terrain glissant (l’emploi péremptoire du registre racialiste étant à l’origine associé à l’extrême-droite et fait à juste titre scandale en France) pour aussitôt « rétropédaler » et, à travers l’emploi des guillemets, relativiser sa propre affirmation : à la fin on ne sait plus si elle relève du premier degré ou de la métaphore. Il est vrai qu’un universitaire émérite « ne devrait pas dire ça ».

4 – À ce titre, on ne manquera pas de mentionner la violoniste d’origine chinoise Zhang Zhang, également engagée dans la lutte pour les Lumières et l’universalisme républicain, et qui a très récemment publié une réaction des plus pertinentes aux accusations de Jean-Loup Amselle visant Radio Classique https://www.lefigaro.fr/vox/culture/zhang-zhang-quand-france-culture-s-offusque-que-radio-classique-diffuse-de-la-musique-classique-20231130 .

7 – Où l’on voit que l’auteur ne dédaigne pas à son tour l’emploi d’un français (qu’il imagine) châtié et qui marque indubitablement l’appartenance à une (certaine) élite détenant et octroyant les brevets de légitimité dans le champ académique.

8 – Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce nouvel avatar postmoderne du racisme se double généralement, comme par coïncidence, d’un antisionisme viscéral qui n’est que de « l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous ». Bien avant la vague woke, Jankélévitch ne s’y est pas trompé : « Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre : ils auraient mérité leur sort ». Lire : Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986.

9 – Pier Paolo Pasolini, Lettres Luthériennes. Petit traité pédagogique, Paris, Seuil, 2002 (1975).

« L’animalité de l’homme dans les ‘Fables’. Se rafraîchir à La Fontaine » de Pierre Campion

Avec ce bref et beau livre1 de variations sur vingt et une Fables de La Fontaine, précédées d’une méditation substantielle intitulée « Des animaux et des hommes » et d’un commentaire du Discours à Mme de la Sablière, Pierre Campion offre un bijou à ses lecteurs. C’est un régal pour la pensée et pour le plaisir d’une double lecture – celle de La Fontaine et celle de l’auteur qui s’y rafraîchit et nous éclabousse avec des cristaux lumineux de culture et de réflexion.

« Mon sentiment a toujours été que quand les vers sont bien composés,
ils disent en une égale étendue plus que la prose ne saurait dire ». La Fontaine2

L’emblème de l’animalité qui enveloppe le livre ne doit pas nous tromper : il ne s’agit jamais de réciter la leçon réductrice convenue renvoyant l’homme à des « racines » bêtifiantes pour lui enjoindre férocement le « mépris de son être »3. L’animalité est ici une fonction réflexive par laquelle l’humanité, en se réassignant humainement à l’animalité, retrouve ce qu’elle s’acharne à renier et qui l’éloigne de la bestialité : la conscience de l’altérité, laquelle se nourrit du corps. Cette fonction s’active dans la fable et ses métamorphoses, et ce n’est certes pas seulement pour des motifs chronologiques que l’ouvrage se termine par une rumination sur l’une des dernières Fables de La Fontaine « Les Compagnons d’Ulysse », où la question de vivre humainement son animalité est massivement posée – comme il se doit, on ne peut la résoudre qu’humainement c’est-à-dire de travers.

La traversée rafraîchissante que déploie le livre reste constamment fidèle au principe de matérialité raffinée auquel tout lecteur d’un texte en vers devrait s’abandonner, au rebours de ces diseurs professionnels, qui, ne cessant de vouloir excuser les classiques d’avoir écrit en vers, s’ingénient à rabattre la plurivocité par une diction réductrice à une prose condescendante (« voilà ce qu’il faut comprendre… »). Mais non ! Il faut réciter les Fables, en y observant les relations logiques implicites (de rime à rime, d’hémistiche à hémistiche) que le vers, par sa seule nature, impose, produisant

« non pas tel ou tel sens déjà constitué, mais des effets nouveaux de sens combinés et dynamiques […] Ainsi le Lion :

‘Même il m’est arrivé quelquefois de manger
le Berger’ »4

Le cheminement de ces variations et de ces réflexions convie à une découverte sans cesse renouvelée où se dégagent des strates de lecture à la lumière de la matière du vers, où une moralité peut en cacher une autre, plus profonde et plus dérangeante, part d’ombre que révèlent la lucidité de l’écriture, la bonne fortune de la plume qu’il faut avoir le cran de saisir dans sa cruelle frivolité5.

Chacun de ces « objets lyriques parfaitement identifiés »6 trouve, avec la variation que lui appose Pierre Campion, une mise en relief qui, au contraire d’une sèche et épuisable explication de texte, se présente elle-même, avec un grand bonheur d’écriture, comme un objet littéraire épanouissant. Les références populaires, proverbiales et fabuleuses – où « œuf » sonne avec « bœuf », où s’assemblent des « groupes improbables », où des canards proposent un vol transatlantique à une tortue – apparemment naïves, y rivalisent, en une joyeuse érudition, avec les clins d’œil lettrés et les allusions mythologiques. Chacun y trouve son compte et, poussé hors de l’ornière de ses familiarités savantes, découvre l’étrangeté ravissante d’un ailleurs qui le hisse sur des hauteurs et des parallèles littéraires qu’il ne soupçonnait pas7.

Et le philosophe aussi y prendra du grade tout en en prenant pour son grade ; même les cartésiens fervents (au nombre desquels, car c’est une béatitude littéraire aussi, j’ai le bonheur de me compter) redécouvriront, avec les charmes du continuisme, le Descartes dubitatif qui s’interrogeait sur l’union de l’âme et du corps.

« Ainsi, à l’égal des êtres physiques et des êtres de raison, les fables sont-elles des êtres, d’imagination ; ceux-ci, ni plus ni moins attribuables au nom du fabuliste que ne le sont à Descartes son cogito et sa méthode ou à Pythagore son théorème. Le travail de la fable se constitue en une petite forme lyrique qui mette en résonance : tels vivants, telle poétique et telle pensée, selon telles émotions du fabuliste et telles de son lecteur. C’est cela qui la fonde en vérité. Elle a le primesaut, l’insolence et l’évidence des êtres de la nature ; elle suggère de l’homme ce que le discours anthropologique, même philosophique, ne peut pas dire »8.

Notes

1 – Pierre Campion L’animalité de l’homme dans les Fables. Se rafraîchir à La Fontaine, Presses universitaires de Rennes (collection « Épures »), 2023, 144 p.
Voir le site de Pierre Campion « À la littérature » http://pierre.campion2.free.fr/accueil.html

2 – « Inscription tirée de Boissard », Ouvrages de prose et de poésie, 1685. Cité par P. Campion p. 19.

3 – « Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et duement, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage c’est mépriser notre être. » Montaigne, Essais, III, XIII. Cité p. 136.

4 – P. 20. La fable citée est « Les Animaux malades de la Peste ».

5 – On se reportera, par exemple et entre autres aux fables « Le Chien qui porte à son cou le dîné de son maître » (p. 22) ou « L’Ivrogne et sa Femme » (p. 59).

6 – P. 26.

7 – Montaigne, Sévigné, La Rochefoucauld (bien sûr!) mais aussi, entre autres, Mallarmé, Thomas Mann, Francis Ponge.

8 – P. 41.

Archives Jacques Muglioni en ligne

Le site Septembre, à l’issue d’un gros travail qui se poursuivra, a mis en ligne les Archives Jacques Muglioni. On y trouve aussi bien des textes de jeunesse, publiés dans des journaux de gauche ou d’extrême gauche que les textes publiés par exemple dans la revue de l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public), et les notes qu’il adressait au ministre en tant qu’inspecteur général. On y voit que les combats d’aujourd’hui sont très anciens.

Comme le dit le texte de présentation, « Le lecteur découvrira peut-être ici qu’il y a parfois plus de pensée dans un humble corrigé de dissertation que dans un bruyant traité, plus d’intelligence dans le choix de morceaux choisis que dans un spectaculaire commentaire de l’actualité contemporaine. Chacun choisit sa scène. Et l’apparente modestie de l’espace que Jacques Muglioni s’est reconnu comme sien ne lui a interdit ni de partager de précieuses réflexions avec ses élèves, ni d’être reconnu et admiré par certains de ses anciens élèves qui ont atteint un tout autre degré de reconnaissance publique ou académique. »

Outre un menu qui donne accès à des références biographiques, à une bibliographie et bien sûr aux différentes catégories de textes accessibles en ligne –  articles très nombreux dont beaucoup inédits,  cours et corrigés, interventions publiques -,  plusieurs index facilitent la circulation. Une rubrique est consacrée à des textes sur Jacques Muglioni.

Voici un extrait du Discours prononcé par Jacques Muglioni lors du Colloque des professeurs de philosophie dans les Ecoles normales, École normale d’Auteuil mai 1981 (publié dans les Actes du colloque, Paris, CNDP, 1982 et dans la revue Humanisme 2020/3, n°328 et 2020/4 n° 329 (version intégrale en ligne https://septembre.space/archives-jacques-muglioni/category/Discours ) :

« L’instruction seule est la garantie de l’éducation vraie. Loin de prétendre commander directement les volontés et d’inspirer irrésistiblement les actions, l’instruction se propose seulement, mais essentiellement, de permettre à l’élève de se munir de capacités liées à la faculté de comprendre, et dont il fera ensuite à ses propres fins un libre usage. Pour mieux la déconsidérer, on s’applique à la confondre avec une accumulation passive d’informations. Et c’est bien le sens dérisoire que retiennent des expressions telles que « la transmission » ou « le contrôle des connaissances », où s’efface le vrai sens d’instruire qui veut dire bâtir, assembler, ranger, mettre en ordre. Avec ce mot, on peut dire en latin : dresser des tables (instruere mensas), monter sa maison (instruere domum), ranger l’armée en ordre de bataille (instruere exercitum). En terme de droit, instruire c’est mettre une cause en état d’être jugée. L’instruction primaire a toujours en principe pour objet de mettre l’enfant en état de lire, d’écrire, de compter, pour que, par ces capacités mêmes, il soit en mesure de conduire sa vie d’homme et de remplir ses devoirs, comme d’exercer ses droits, de citoyen. L’instruction est toute l’assise de l’éducation républicaine. Si donc cette idée était périmée, ce ne serait pas seulement une conception de l’enseignement qui aurait vécu. »

Archives Jacques Muglioni

 

« Le courage de la dissidence » de Bérénice Levet, lu par Samuël Tomei

Depuis plusieurs années un vent lourd souffle d’outre-Atlantique, pénible aux esprits libres. Dans les premières pages de son dernier livre Le Courage de la dissidence (Paris, L’Observatoire, 2022), Bérénice Levet montre en France « une atmosphère toujours plus servilement diversitaire et victimaire ». Une malaria qu’on désigne désormais sous le nom générique de « wokisme », qui a contaminé les institutions culturelles, la plupart des médias, l’université, les grandes entreprises, les partis politiques (ceux de gauche postés à l’avant-garde)… et prend tous les traits d’un totalitarisme mou, d’une religion du Bien pourvue de ses prêtres, de ses croyants, de ses fanatiques et qui donc chasse les hérétiques, récrit l’histoire, déboulonne des statues, remise des tableaux au dépôt, expurge la littérature… contrôle le langage.

La France, nation civique, est-elle en passe de devenir une contrée ethnique ? La régression essentialiste qui fonde l’idéologie en vogue ruine « la possibilité de se quitter, de se décentrer, qui était la noble promesse de l’école » (p. 27) Cette volonté que nous avions de transcender les différences sans les nier s’essouffle au point qu’on parle désormais de « dictature des identités1 ». La mouvance woke « s’attaque à la matrice intellectuelle de notre civilisation, à nos méthodes scientifiques, à notre système de connaissance, à notre conception de l’art » (p. 30), bref, cette américanisation « ne porte pas le fer seulement contre la lettre mais contre l’esprit, l’esprit européen, l’âme européenne » (Id.).

Ces mots, « âme européenne », restent assez étrangers au républicain de gauche, qui, au prétexte d’un anticléricalisme un peu étroit, a cru bon, moderne, d’en débarrasser son vocabulaire (oubliant au passage que Jaurès dont sans cesse il se réclame avec force trémolos était tout sauf un matérialiste fruste2). Ainsi du mot « foi » qui n’aurait pas rebuté les grands républicains qui ne réduisaient pas le réel à la raison raisonnante et qui surtout avaient conscience qu’un pays ne vaut que par la ferveur qu’on met à le grandir. Bérénice Levet juge ainsi que la préservation et la continuation de notre civilisation, fondée sur un humanisme exigeant, commandent détermination et confiance, « c’est-à-dire foi, dans notre propre modèle » (p. 35), foi en ce que nous sommes. On aimerait, écrit-elle, que « la France s’obstinât dans sa singularité, qu’elle demeurât fidèle à une certaine idée d’elle-même » (p. 40).

La nation émiettée

Les facteurs de cette faillite au ralenti (à l’échelle humaine car à celle de l’histoire le phénomène est rapide) sont multiples. Ainsi la construction européenne, fondée sur la dissolution de la nation, présupposée fautrice de guerre, conduit-elle à « l’effacement de ce formidable intermédiaire […] entre l’individu et l’humanité ». (p. 43) La tribalisation de la République3 à laquelle conduit inéluctablement une Europe ethno-régionale a été accentuée par l’adhésion des élites gouvernantes au discours de la repentance, à leur soumission à la tyrannie de minorités vindicatives. L’auteur cite à propos (et à contre-courant) le discours prononcé par Jacques Chirac le 17 juillet 1995 lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’ où, ne se contentant pas de reconnaître – et à raison – les crimes du gouvernement de Vichy, il a incriminé la France, niant par-là l’existence, la légitimité de la France résistante… (p. 47). Ainsi « au fil des années, l’esprit critique, génie et grandeur de l’Occident, tourna à ce que Octavio Paz qualifia de « masochisme moralisateur » ». (p. 45)

Le troc par la gauche, dans les années 1980, du modèle républicain pour l’idéologie diversitaire, avec la sacralisation de l’altérité, l’abandon du social pour le sociétal, n’a pas été la moindre cause de l’affaissement français. L’année 1989 fut à cet égard doublement symbolique, depuis un bicentenaire festif entérinant la fin de la Révolution, théorisée par François Furet4, au point que le processus entamé en 1789 devenait extérieur à la forma mentis de la gauche, jusqu’à la trahison de la laïcité par Lionel Jospin avec l’affaire des voiles islamiques à Creil, malgré le rappel aux principes d’Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler selon lesquels « l’avenir [dirait] si l’année du bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine » (p. 50). L’école est l’objet alors d’un bouleversement (p. 47), les murs porteurs de ce qui subsistait d’instruction publique ont été minés par le pédagogisme à l’œuvre depuis les années 1970. « L’école ne se donne plus pour mission de former des héritiers, au sens dynamique du terme, elle ne désigne plus où sont les trésors. De cette école procèdent ces héritiers sans testament que sont les moins de cinquante ans […] » (p. 47). Les ouvrages désormais abondent sur l’effondrement de l’école et s’il fallait en retenir un, qu’on aurait aimé que l’auteur cite, ce serait De l’école5, de Jean-Claude Milner, publié en 1984, le réquisitoire le plus puissant, et plus actuel que jamais, contre la délégitimation du savoir par ceux qui auraient dû en être les inflexibles garants.

L’écroulement du primaire et du secondaire en appelait mécaniquement un autre, celui du supérieur. Le niveau des étudiants n’est pas seul en cause. La soumission de l’enseignement supérieur et de la recherche aux critères néo-libéraux du processus de Bologne (que Bérénice Levet n’a-t-elle réservé un sort à la matrice des maux du supérieur ?), grâce au tandem Jospin-Allègre, a permis sa wokisation. Or, rappelle l’auteur, c’est par le monde universitaire « que cette idéologie s’est diffusée » dans toute la société. Le rôle et la responsabilité des facultés et des grandes écoles « dans l’oubli de nous-mêmes, est décisif […] » (p. 56)6.

Une double prison

Suit une analyse fine et ferme du wokisme. Bérénice Levet, convoquant maints auteurs, compositeurs, peintres… montre que la religion diversitaire conduit à une double incarcération : enfermement de l’individu dans son moi et dans un présent amnésique.

Réduit à sa race, son genre, ses appétits sexuels, l’individu ne s’appartient plus, il est du groupe auquel on l’assigne. Tout un tas de travaux à prétention savante « encapsulent l’individu dans son moi » (p. 68), un moi haïssable tant qu’il n’est pas déconstruit puis reconstruit pour les besoins de la cause ; « patriarcat, sexisme, racisme systémique, suprématisme blanc sont les nouveaux poumons de Molière, des clefs censées ouvrir toutes les serrures » (p. 65), qui sont autant, l’auteur reprend à son compte l’idée d’Élisabeth Badinter, de « concept[s] obstacle[s] ». Les études diversitaires, dans leur dogmatisme, relèvent de la thèse plutôt que de l’hypothèse. (p. 75). L’individu est de la sorte ramené à l’état de minorité. Cette infantilisation des esprits va de pair avec leur fragilisation, renforcée, maintenue par le primat que le wokisme donne à l’émotion. Criblés de « micro-agressions », « le Noir, la femme, le musulman sont regardés comme de chétives choses incapables d’endurer le choc de la réalité » (p. 94).

En outre, le wokisme réduit l’épaisseur du temps, pratique un méthodique anachronisme, tranche tout ce qui, du passé, n’entre pas dans son lit de Procuste. Interrogé sur les black studies en France, Pap Ndiaye estime qu’elles « secouent un peu le monde français. Les historiens ne peuvent plus distiller le savoir du haut de leur Olympe. Ils doivent répondre aux interpellations de ceux qui luttent pour la reconnaissance des torts faits à leurs ancêtres ». Bérénice Levet ne peut guère que conclure que « ce n’est plus là de l’histoire, c’est de la thérapeutique » (p. 90). Or, écrit-elle si à propos, « il est essentiel de préserver, à l’héritage des siècles, le piquant du fantôme, le mordant du revenant. L’histoire est ainsi émancipatrice en cela qu’elle nous libère de la plus insidieuse des prisons, celle dont les barreaux ne se ressentent pas, la prison du présent » (p. 85). Pour résumer, l’auteur regrette que « d’une civilisation qui éperonnait en chacun la faculté de s’étonner, de s’émerveiller, d’interroger ce réel foisonnant, nous en sommes venus à cette forme racornie d’humanité, vindicative, aimant peu de choses si elle en déteste beaucoup » (p. 97). Et elle cite Alain pour qui le commerce intellectuel avec les morts fait « penser plus haut que soi », tant « l’admiration ne cesse de nous hausser » (p. 101).

La marche ironique du cavalier

Pour s’échapper de ce double enfermement, Bérénice Levet plaide pour le pas de côté – sans qu’il soit jamais question de cesser d’être soi-même –, « subtile dialectique de l’enracinement et de l’émancipation » qui est aux échecs la marche du cavalier. L’auteur reprend le mot d’Albert Thibaudet – un des plus brillants et profonds esprits du premier tiers du XXe siècle, qu’on se réjouit de voir ici cité –, selon qui le génie de la France est celui des contrariétés ; la France, « patrie littéraire, patrie politique, patrie des arts, patrie de la conversation, patrie de la gaieté et de la légèreté, patrie des formes et de la mise en forme », pays où « tout fait signe vers l’art de se quitter, d’emmener son esprit en voyage, d’élargir son être, de l’agrandir ». Ce goût pour le jeu et pour l’écart est une « sorte de basse continue qui traverse les siècles » (p. 106).

L’esprit libre, en mouvement, s’incarne dans l’ironie, « remarquable et redoutable puissance d’ébranlement » (p. 118) (on s’étonne ici de l’absence de Jankélévitch7). Le modèle en est Voltaire, par lequel Bérénice Levet nous invite à faire un détour. L’ironie qui fissure les dogmes – et non la foi –, fait vaciller les pédants. L’auteur loue le traité sur la tolérance du patriarche de Ferney, tolérance considérée non comme un éloge du relativisme mais comme un « consentement au régime de la conversation civique ». Au passage, puisqu’on ne saurait évoquer Voltaire sans son pendant, on ne s’accordera pas avec l’idée que Rousseau voudrait substituer « une innocence primordiale que la civilisation aurait souillée » au péché originel dont l’homme, selon Voltaire, serait dépourvu (p. 123). Et pourquoi opposer le « primitivisme » d’un Rousseau à l’idée que, selon Voltaire, « l’homme ne devient homme qu’en se cultivant et en se poliçant » (p. 124) ? En effet le Genevois plaide également pour la civilisation au chapitre VIII du livre I du Contrat social8. Ajoutons que Rousseau était lui aussi capable d’une fine ironie, comme le montre sa réponse du 10 septembre 1755 à Voltaire qui lui écrivait que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes lui donnait envie de marcher à quatre pattes9.

La dialectique de l’abstraction et de l’incarnation

Bérénice Levet, au terme d’un essai bref et stimulant, au style qui tranche avec tant d’essais seulement bien rédigés, qui fourmille de références (l’auteur a l’art de la citation) boucle la boucle par un vibrant plaidoyer pour une citoyenneté incarnée, pour un patriotisme bien compris. Elle emporte la conviction malgré une tendance à faire de tous les républicains universalistes d’étroits abstracteurs. Elle a en tout cas raison de nous enjoindre de « retremper notre plume dans l’encrier des fondateurs de la IIIe République » (p. 147) qui voulurent forger une école à la fois émancipatrice et humaniste (avec Condorcet) et intégratrice et patriote (on pense bien sûr à Quinet). Mais quitte à aller dans son sens, plus encore que l’emblématique Ferry peint par Mona Ozouf, on invoquera Edgar Quinet, de nouveau, et Ferdinand Buisson, plus que d’autres conscients de la nécessité, pour faire une nation, de faire grandir l’homme en formant le citoyen, et qui plus que d’autres ont su trouver les mots pour dilater les cœurs rabougris par le dogme ou asséchés par l’abstraction seule. Suivant l’auteur, on ira plus loin même que l’intégration, réaffirmant que l’assimilation « se fonde assurément sur l’autonomie des individus » (p. 157), d’individus, faut-il le répéter, auxquels on ne demande pas de se renier mais de hiérarchiser leurs appartenances, de manière qu’il n’y ait pas de conflit de loyauté entre les sphères de l’existence « où il est donné à l’individu d’être plus que soi-même » : la vie politique, la vie religieuse et l’art. (p. 145)

Ainsi doit-on cultiver sa singularité, avoir « le courage de la dissidence » (p. 43), qui n’est pas sans rappeler la figure de l’hérétique, celui qui choisit. Celui en tout cas qui résiste au « forcement des consciences », principale cause de la maladie de la France, selon Sébastien Castellion, dont est publié en 1562 le célèbre Conseil à la France désolée10. L’insurrection des consciences est le seul moyen d’en finir avec la sensiblerie autoritaire, tyrannique, qu’on veut nous imposer.

Notes

1 – Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.

2 – Voir, sur la métaphysique de Jaurès, le remarquablement stimulant ouvrage de Camille Grousselas (Jean Jaurès – Oser l’idéal, Nancy, Arbre bleu, 2020).

3 – Pierre-André Taguieff, La République enlisée – Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Ed. des Syrtes, 2005.

4 – Régis Debray, Que vive la République, Paris, Odile Jacob, 1989.

5 – Jean-Claude Milner, De l’école, Lagrasse, Verdier, 2009 (Le Seuil, 1984).

6 – De ce point de vue, le travail de collecte et d’analyse des informations de l’Observatoire du décolonialisme est édifiant.

7 – Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, Flammarion, 1987 (1964).

8 – « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. » (Rousseau, Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p.60.)

9 – Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 2008 (1969), note 1, p. 266-268 pour la lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755 et p. 156-159 pour la réponse de Rousseau, du 10 septembre 1755.

10 – Sébastien Castellion, Conseil à la France désolée, Genève, Droz, 1967.

« Après la déconstruction » : parution des actes du colloque

Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies (Odile Jacob, 2023), sous la direction d’Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre-Henri Tavoillot, réunit les actes du colloque tenu à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022. Organisé par l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, ce colloque, auquel j’ai participé, s’est attiré avant même sa tenue « un déluge d’insultes et de calomnies »1.

Chacun peut aisément et sereinement prendre connaissance de ce qui s’est dit2, et savourer aussi les dessins de Xavier Gorce qui ponctuent ce volume de 520 pages. On peut en feuilleter les 23 premières pages sur le site de l’éditeur.

Quatrième de couverture :

« La déconstruction est devenue folle. Entreprise jadis salutaire pour dénicher les préjugés et démasquer les illusions, elle a engendré une mode délétère, prétexte d’un nouvel ordre moral, suppôt d’une idéologie qui envahit les savoirs, tétanise la culture et terrorise le débat.
Ce livre réunit les contributions du colloque organisé à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022 par le Collège de Philosophie et l’Observatoire du décolonialisme, avec le soutien du Comité laïcité République. Soixante universitaires et intellectuels de toutes disciplines se mobilisent pour dénoncer les dérives de ce courant et travailler à la reconstruction d’une frontière claire, qui devrait être inviolable, entre la recherche du savant et l’action du militant. »

Liste des contributeurs :

Gilbert Abergel, Florence Bergeaud-Blackler, Sami Biasoni, Andreas Bikfalvi, Jean-Michel Blanquer, Jean-François Braunstein, Pascal Bruckner, Bruno Chaouat, Joseph Ciccolini, Charles Coutel, Jérôme Delaplanche, Éric Deschavanne, Raphaël Doan, Albert Doja, Luc Ferry, Samuel Fitoussi, Alexandre Gady, Xavier Gorce, Yana Grinshpun, Gilles J. Guglielmi, Claude Habib, Hubert Heckmann, Nathalie Heinich, Emmanuelle Hénin, Philippe d’Iribarne, Pierre Jourde, Jacques Julliard, Catherine Kintzler, Sergiu Klainerman, Claire Koç, Marcel Kuntz, Arnaud Lacheret, Claire Laux, Anne-Marie Le Pourhiet, Bérénice Levet, Pierre Manent, Nicolas Meeùs, Bruno Moysan, Rémi Pellet, Pascal Perrineau, Helen Pluckrose, François Rastier, Olivier Rey, Bernard Rougier, Xavier-Laurent Salvador, Dominique Schnapper, Alain Seksig, Jean Szlamowicz, Pierre-André Taguieff, Carole Talon-Hugon, Véronique Taquin, Pierre-Henri Tavoillot, Dania Tchalik, Thibault Tellier, Robert Tombs, Vincent Tournier, Pierre Valentin, Pierre Vermeren, Christophe de Voogd, Tarik Yildiz.

Notes

1 – Avant-propos, p. 1. Voir aussi sur Mezetulle l’article d’André Perrin du 28 janvier 2022 « Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ? » et celui que j’ai publié le 6 février 2022 « À la suite du colloque ‘Après la déconstruction’ ».

2 – Les enregistrements des interventions sont toujours accessibles sur le site de l’Observatoire du décolonialisme.

Quelle école voulons-nous ?

Jean-Michel Muglioni revient une nouvelle fois sur cette affirmation : enseigner est devenu impossible – il faudrait dire est interdit – parce que des considérations psychologiques, sociologiques et économiques priment sur le contenu du savoir. Pour décider de ce que c’est qu’enseigner, on consulte donc des cabinets de conseil et jamais les maîtres ou les professeurs dont on sait qu’ils savent enseigner et connaissent réellement ce qu’ils ont à enseigner.

Apprendre, instruire n’est plus la finalité de l’école : il faut former des hommes pour qu’ils acquièrent les « compétences » requises par le marché du travail. Je ne demande pas qu’on me croie : les plus raisonnables de mes amis voient l’état de déliquescence de l’école, du primaire à l’université, mais ils ne croient ni mon diagnostic, jugé trop pessimiste, ni mon étiologie. Je demande seulement qu’on examine et qu’on s’interroge, sans attendre que je propose des remèdes à la catastrophe. Je ne cherche pas des électeurs.

La violence à l’école

Beaucoup de familles mettent leurs enfants dans une école privée : est-ce parce qu’elles fuient la réalité sociale de leur pays, comme l’a dit – il y a plus de vingt ans – une principale de collège à une de mes connaissances qui voulait que son enfant retrouve le sommeil qu’il avait perdu en fréquentant un établissement où régnait la violence ? Cette principale récitait la leçon qu’elle avait apprise en « formation » et qu’elle avait bien comprise. Elle considérait donc non pas que l’école reflète la violence de la société, mais qu’elle doit la refléter. Qu’instruire dans un milieu protégé du monde extérieur puisse pacifier, qui en a aujourd’hui la conviction ? Lorsqu’on semble s’alarmer de la situation, c’est que la France est mal placée dans les classements internationaux qui jugent les écoles en fonction de leur contribution à la bonne marche de l’économie. Les remèdes alors proposés sont la cause du mal : on réforme l’école selon les injonctions de cabinets de conseil1, et non pas selon les conseils d’hommes qui maîtrisent leur savoir et savent l’enseigner. Et – ironiquement ? – on prétend que ces « conseillers » suivent des méthodes scientifiques ! Qu’est-ce donc que faire évoluer le métier d’enseignant, sinon, depuis longtemps, tout faire pour qu’il disparaisse ? À quoi bon des agrégés, c’est-à-dire des professeurs maîtrisant une discipline, pour s’occuper d’élèves qu’on ne veut pas instruire ? Une cause générale suffit à l’expliquer : l’obsession de l’économie a détruit petit à petit, au moins depuis les débuts de la Ve République, jusqu’à l’idée d’instruction publique et même d’instruction tout court. Dès lors, pourquoi les meilleurs étudiants, ceux qui maîtrisent un savoir, se précipiteraient-ils pour entrer dans des écoles où prétendre savoir est une faute et un manque de respect envers les élèves, leurs parents et l’administration ? On ne veut plus de professeurs. On dira que j’exagère, je le sais. La vérité est dure à entendre.

Notre richesse nous endort

Le pire est sans doute que cette obsession et la subordination de toute décision politique à des impératifs économiques ont contribué au développement sans pareil de nos contrées. Notre richesse n’a jamais été si grande. Les moins favorisés n’ont jamais eu autant de temps libre, alors qu’autrefois le travail dévorait toute leur vie. Cette richesse, qui aux yeux de nos ancêtres passerait pour un luxe, je sais qu’elle est mal répartie – mais n’est-ce pas le propre de la richesse d’être mal répartie, car si tout le monde était riche, il n’y aurait que des pauvres. Et je prends ici le risque de dire, sans m’en justifier, que la notion de redistribution a un sens, mais non celle de partage des richesses : obligeons les riches à contribuer au bien commun, mais ne les empêchons pas d’être riches ! Notre abondance énerve, au premier sens du terme, elle endort, et elle endort même là où elle n’est pas arrivée : la colonisation, la mondialisation et toujours l’immigration, auxquelles nous devons une grande part de cette abondance, ont réussi à donner aux peuples envahis et exploités qui n’en ont pas bénéficié les mêmes désirs qui font considérer la croissance comme le bien suprême. L’homme du Moyen Âge croyait au ciel et édifiait des cathédrales. Nous construisons partout les mêmes supermarchés et les mêmes aéroports. Faut-il regretter la tyrannie de l’Église sur les consciences ? Le poids de l’idéologie « économiste » l’a remplacé. Les États dont toute la politique a pour finalité l’accroissement de leur puissance économique sont pris dans une concurrence européenne et internationale : notre économie – dont, je le répète, je ne nie pas qu’elle nous ait enrichis ou, par exemple, qu’elle soutient une médecine dont je profite – est une économie de guerre : l’actuelle supériorité militaire des États-Unis d’Amérique tient à la puissance de leur économie. Pourquoi s’intéresserait-on au savoir et aux humanités ? Offrir à qui le veut un véritable enseignement du latin et du grec n’est pas rentable. « À quoi ça sert ? » Même, à quoi bon offrir un enseignement des mathématiques à ceux qui n’en feront pas un usage professionnel ? La recherche recherche-t-elle la vérité ou la puissance ? Elle est au service de l’économie – d’autant qu’il lui faut bien de l’argent pour avancer.

La démoralisation universelle

Du primat de l’économie résulte la servilité. La République, qui n’est rien que par le courage du citoyen, n’a pas sa place dans un monde réduit au marché qui nourrit le nihilisme européen. Quel remède ? Supprimer le marché n’a pas de sens, puisqu’il n’y a pas d’humanité sans marché, et lui donner sa juste place paraît aujourd’hui impossible : la moindre décision engage la planète entière et aucun pays ne peut plus dans ces conditions avoir sa propre politique sans risquer la faillite. Tant que les critiques du libéralisme n’auront pas montré quelle organisation du monde – et non pas seulement de leur canton – ils proposent, le pire du libéralisme économique s’imposera partout. En ce sens Trotski avait raison de penser que la révolution est universelle ou qu’elle n’est pas. Et jusqu’à présent la nécessité de tenir compte du désastre écologique ne suffit pas à éveiller les hommes. Au contraire, les voilà fétichistes. La déesse nature ne vaut pas mieux que les déesses industrie et économie.

L’oubli du sens du travail

Dans un tel monde, enseigner est conçu comme un acte de communication qui doit préparer chaque enfant et chaque étudiant au marché tel qu’il est. On ne prépare plus les hommes à la guerre (du moins chez nous, ce qu’on peut considérer comme un bien), mais à l’entreprise – sans laquelle, certes, il n’y a ni production, ni rien qui assure la subsistance et le bien-être. On ne s’étonnera pas que, ne se voyant proposer d’autre avenir que la production, les hommes préfèrent refuser le travail et qu’ils attendent la retraite avec impatience. On ne s’étonnera pas qu’ils s’imaginent eux-mêmes esclaves. Ils ont oublié que, l’esclavage ayant été aboli, chacun doit prendre sa part de travail et donc de peine. Ils ont oublié, trop de discours leur ont fait oublier, que travailler est d’abord coopérer au bien commun et non, comme on dit, « se réaliser » ou chercher à s’enrichir. L’expression rebattue de « valeur travail » révèle que la vraie signification du travail est méconnue. Et comme l’école n’instruit pas et ne propose rien qui convienne à des hommes, elle ne les prépare pas au temps libre que laisse aujourd’hui chez nous l’organisation du travail, elle les livre aux industries des loisirs. Et aux psychologues. Deux immenses marchés. Plus il y a de temps libre et plus le temps de la retraite s’allonge, plus le mal-être affectera des hommes. Nouveau paradoxe : le problème de notre temps, plus encore que celui des conditions de travail, est celui de l’usage du temps libre.

La croyance au déterminisme social est autoréalisatrice

Ce qui compte pour l’homme, ce qui est humainement essentiel, bref, ce qui a une valeur, ne dépend pas du marché. L’école ne s’y intéresse plus. Elle n’a donc rien à enseigner. De là son échec, aujourd’hui reconnu, mais faussement attribué à des causes sociales : les enfants d’un milieu pauvre échoueraient parce qu’ils sont pauvres, déterminisme social oblige. Puis-je proposer une autre hypothèse, paradoxale encore, mais moins méprisante ? La croyance au déterminisme social est autoréalisatrice. Revenons à l’élémentaire : si un élève ne sait rien, son milieu n’en est pas la cause, peut-être l’école a-t-elle tout simplement oublié de l’instruire et de s’en donner les moyens. Non pas de l’argent, mais une organisation qui permette à chacun d’être réellement pris en main sans avoir besoin comme aujourd’hui de trouver chez lui des répétiteurs. Pourquoi ce qui devrait aller de soi n’est-il pas admis, sinon parfois en paroles ? Je me souviens qu’il fallait naguère interdire les « devoirs à la maison » pour ne pas favoriser ceux qui pouvaient être aidés chez eux : on ne voyait pas qu’alors, d’autant qu’on ne faisait déjà pas grand-chose en classe, les parents qui le pouvaient donnaient un autre enseignement à leurs enfants ou payaient un répétiteur. On ne voyait pas, on ne voit pas que moins on est exigeant dans les écoles, plus l’écart s’accroît entre ceux qui sont suivis chez eux et les autres. L’école est le lieu de la reproduction sociale quand elle n’est pas l’école, c’est-à-dire quand elle n’instruit pas. Mais une vulgate sociologique a fait croire que par sa nature même l’école reproduisait les inégalités et qu’il fallait donc qu’elle cesse d’être elle-même. Et – je l’ai encore récemment entendu dire à la radio – la culture dite classique serait « élitiste » et « bourgeoise ». Donc pourquoi l’enseigner ? Où l’on voit que l’idéologie, ce terme étant pris au sens que lui donne Marx, invente toutes les ruses pour justifier, par un argument en apparence favorable aux plus démunis, une politique qui les abandonne à eux-mêmes.

Informer n’est pas instruire

Le préjugé sociologiste qui veut qu’on reproduise nécessairement son milieu et que la culture soit une affaire de classe n’explique pas tout. Le refus d’enseigner, d’instruire, vient de ce qu’on ne sait plus ce que c’est que savoir : on se contente d’informations, sans donner à l’enfant, ou même à l’étudiant, l’occasion de comprendre ce qui distingue savoir et croire, savoir et simplement être informé de ce que d’autres ont prouvé et savent. S’il s’agit seulement de « formation » et de « compétence », à quoi bon comprendre des « formules » qu’il suffit d’appliquer ? On n’enseigne plus le calcul mais les mathématiques à l’école primaire : cette ambition n’empêche pas ou même elle fait qu’à la fin de ses études un élève ne sait pas ce que c’est qu’une démonstration. Les philosophes commençaient autrefois leur exposé par la distinction de la connaissance par ouï-dire et de la connaissance rationnelle. Ce n’est plus la mode. Ne sachant plus ce que c’est que savoir, comment saurait-on ce qui doit être appris et su pour être un homme libre, et comment saurait-on l’enseigner ? Donc trop d’enfants ne savent pas lire. Trop n’ont pas la moindre idée de ce qui distingue une opinion et une vérité scientifique. La mise à la disposition des hommes de résultats scientifiques sans ce qui leur donne sens a fait oublier l’idée même de science et beaucoup refusent donc non sans raison toute confiance en une science qu’ils ont apprise comme une opinion officielle à laquelle il fallait adhérer. Le succès de nos techniques a « ringardisé » la culture. Nos machines remplacent celles d’hier : pourquoi l’école et les études en général auraient-elles la finalité qui les définit depuis l’Antiquité ?

L’école libre

Cependant, des hommes incultes dont on s’est évertué à étouffer l’esprit sont encore des hommes : ils attendent confusément autre chose que ce qu’on leur présente comme le seul but possible de la vie. Aussi se précipitent-ils d’abord vers de faux biens et sont-ils prêts à croire le premier charlatan venu. De là le succès des réseaux sociaux, des complotistes et des fanatismes religieux. Il faudrait une révolution intellectuelle pour sortir d’une telle situation. Il faudrait une école qui contrebalance l’influence des médias et de la publicité. Une école qui ait le courage de s’opposer aux parents d’élèves et aux pouvoirs de toute sorte, une école libre, c’est-à-dire capable de se donner à elle-même sa loi au lieu de la recevoir du monde extérieur. Une école que la puissance publique protège de toutes les pressions sociales, sociétales, économiques, religieuses. Une école fondée sur cette conviction qu’apprendre a un sens par soi-même et non pas seulement en vue d’autre chose. Le politique qui proposerait cette révolution serait immédiatement renvoyé par ses électeurs.

« Il n’y a de science que par une école permanente » – les défenseurs de l’école citent souvent ces mots par lesquels Bachelard conclut son ouvrage La Formation de l’esprit scientifique – avec une telle école, « …les intérêts sociaux seront définitivement inversés : la Société sera faite pour l’École et non l’École pour la Société ». De même tout homme doit pouvoir tout au long de sa vie continuer à s’instruire. Il faut pour cela qu’il ait commencé à s’instruire à l’école, et l’école ne sera pas l’école tant qu’elle se laissera soumettre aux impératifs socio-économiques.

P.S. J’oubliais : par-dessus le marché, si j’ose dire, l’école nouvelle, n’instruisant pas, est incapable d’atteindre le but qu’elle se propose, préparer au travail dans l’entreprise.

À propos du livre de Jean-François Braunstein « La religion woke »

Jean-Michel Muglioni ne propose pas un compte rendu de lecture, mais il hasarde quelques réflexions que la lecture du livre de Jean-François Braunstein, La Religion woke (Grasset, 2022) a pu lui suggérer. Il demande qu’on n’y voie qu’une interrogation sur un monde qu’il ne comprend pas.

Croire l’incroyable ?

L’incroyable a au moins deux effets. Le premier : il est arrivé qu’il fonde une religion. Les Grecs et les Romains que mathématiciens et philosophes avaient accoutumés à écouter leur raison ne parvenaient pas à admettre qu’un dieu puisse envoyer son fils sur terre pour le crucifier et le faire ressusciter sous prétexte de sauver l’humanité1. On le sait, l’incroyable a marché. Second effet : le Grec ou le Romain cultivé ne pouvait pas croire que l’incroyable aurait un avenir. Ainsi le « woke » et les doctrines qui aujourd’hui nous sont proposées ou imposées sont incroyables : comment croire que la différence des sexes n’est pas d’abord biologique, mais qu’elle est tout entière une construction sociale ? La biologie – en cela en accord avec le simple bon sens – soutient qu’il y a des vivants dont la reproduction est sexuée, que dans certaines espèces il y a des mâles et des femelles, et que c’est le cas pour l’espèce humaine. Qu’elle ne soit pas une science mais un discours fait pour opprimer l’humanité – discours raciste des Blancs – voilà qui est incroyable. Or précisément parce qu’il est incroyable, un tel négationnisme – qu’est-ce d’autre, en effet ? – caractérise aujourd’hui une nouvelle religion, la religion woke. Si je dis à mes amis qu’elle s’est emparée des universités anglo-saxonnes et qu’en France elle fait déjà des ravages même dans les sections de biologie, on ne me croit pas !

Le livre de Jean-François Braunstein fait le catalogue de toutes les aberrations que la religion woke impose de croire, et cela d’abord dans les universités. Son intérêt est d’ouvrir les yeux de ceux qui, la tenant pour totalement incroyable, ce qu’elle est en effet je le répète, ne croient pas qu’elle soit partagée, encore moins dans les lieux de savoir. Jean-François Braunstein cite les prêtres de cette religion, il donne les références qui permettent de savoir si ce qu’il rapporte est vrai : chacun peut ainsi aller voir quelle vague de délires déferle aujourd’hui sur le monde. Il manque sans doute à ce catalogue une réflexion plus substantielle sur les causes de ce mouvement. Cet ouvrage ne convaincra aucun des adeptes du woke. Mais peut-être ouvrira-t-il les yeux du lecteur qui ne croit pas qu’on puisse croire aux absurdités de la religion woke et qui jusque-là ne s’était pas inquiété de sa propagation.

Le rapport au réel

Comment comprendre un tel délire ? Je crois pouvoir proposer une explication de ce que Jean-François Braunstein appelle la « guerre contre la réalité ». Le nouvel homme ignore la nécessité extérieure : il ne se heurte pas à des obstacles physiques ou physiologiques, comme autrefois le paysan ou l’ouvrier ; son pouvoir est absolu, sans limite. Il ne supporte plus la moindre médiation entre un désir et sa réalisation. Il arrive même que le pauvre ignore la nécessité extérieure, celle que seul le travail d’une matière permet d’affronter, celle qu’aucune prière ne peut changer et dont la question de savoir si elle est juste ou injuste ne se pose pas. Il ne se heurte pas aux choses mais aux papiers de l’aide sociale, c’est-à-dire à des hommes qu’on espère pouvoir faire céder et dont on peut toujours dénoncer l’arbitraire. Et il est vrai que nous sommes plus puissants que nos ancêtres, grâce au progrès des techniques et des sciences, il est vrai aussi que nous jouissons d’une protection sociale qu’ils n’avaient pas. De là une perte de contact avec le réel. Même la pluie ou le vent nous sont annoncés par médias sans que nous ayons nous-mêmes à prendre soin de notre sécurité.

Sommes-nous tous despotes ?

L’homme social que nous sommes est pris dans ses relations avec ses semblables. Pour obtenir ce qu’il désire, il lui faut obéir ou demander, séduire, forcer une volonté. Plus la civilisation grandit l’homme et le libère de la pression du besoin et de la nature, plus il devient dépendant de l’homme, et cela jusqu’à perdre tout contact avec les choses. Le despote au faîte de son pouvoir n’a plus aucun rapport au réel sinon par sa cour, et il prend donc nécessairement ses désirs pour la réalité : il demande et il est servi. Nous vivons et pensons en despotes, dans la mesure où notre rapport au réel est tout entier déterminé par nos relations aux autres, quand par-dessus le marché le travail lui-même repose sur la médiation de machines, et pour beaucoup, de machines informatiques et donc d’images. Je ne veux pas dire que chacun satisfait ses désirs aisément, ou que les pauvres sont riches, mais que toutes nos pensées, si nous n’y prenons garde, sont des pensées de despote, coupées du réel. Alors il n’y a plus qu’idéologie, le refus du réel devient la norme. L’éducation des enfants a depuis longtemps pâti de ce déni du réel : il ne faut pas s’opposer à leurs désirs. Ils sont malheureux de n’avoir jamais rien vu leur résister. Freud savait le prix du principe de réalité.

Le refus du corps

Seulement le refus du réel produit plus qu’une névrose, il fait croire aujourd’hui que nous pouvons décider de tout ce que nous sommes. La chirurgie doit nous rajeunir. Et pourquoi accepter son sexe, tel que la naissance nous l’a imposé sans nous demander notre avis ? Choisissons-le, comme une coiffure ou une couleur de cheveux ! Des parents demandent à leur enfant de faire un tel choix, quand même son sexe est biologiquement déterminé. Si ce qu’on appelait naguère tout bonnement un garçon désire être une fille, l’école ne doit pas utiliser le prénom de l’état civil mais celui qu’il choisit (ou que ses parents et l’air du temps l’on incité à choisir, on ne peut savoir). S’il le faut, la médecine interviendra à coups de chimie et de chirurgie. Peu importent les dégâts psychologiques qui en résultent, quand ce ne sont pas des dégâts physiques irrémédiables. La Suède revient en arrière après avoir des années admis que les mineurs puissent demander le secours de la médecine pour changer de sexe2. Le corps est devenu un objet dont on peut faire ce qu’on veut. Il n’impose plus aucune nécessité. C’est une grande souffrance de ne pas parvenir à habiter son corps tel qu’on l’a reçu de sa naissance, je le sais. Mais est-ce s’en guérir que ne pas se supporter tel qu’on est né en voulant un autre sexe (on ne dira plus sexe mais genre) et de demander à la médecine de le transformer – quoiqu’on continue de nier le caractère scientifique de la biologie ? Que cette médecine puisse et doive intervenir sur les cas extrêmement rares comme ce qu’on appelait autrefois l’hermaphrodisme, que le droit et le regard des autres sur ceux qui en sont affectés cessent de leur rendre la vie impossible, ou tout simplement que chacun puisse vivre la sexualité qu’il veut, c’est justice. Mais faudra-t-il que ce qui n’est qu’une exception devienne la règle et s’impose à tous ?

La fausse parité

Le pire est ailleurs. Ce négationnisme d’un nouvel ordre veut « effacer toute la mémoire historique de la civilisation3 » comme le christianisme naissant qui voulait effacer le monde gréco-romain – qu’il a heureusement appris plus tard à sauver. Des étudiants (et ce ne sont pas les moins brillants) ont demandé qu’on change la liste des auteurs des programmes de philosophie parce qu’elle ne comporte que des mâles blancs. Parce qu’en effet des femmes de génie n’ont pu s’exprimer ou que parfois leurs œuvres ont été délibérément maintenues dans l’oubli, il faudrait qu’il y ait parité au moins dans les programmes scolaires, ou par exemple que le recrutement des musiciens d’orchestre ne se fasse plus sur la compétence mais sur le même principe de parité, etc. Quel mépris des femmes ! Comme si elles n’étaient pas capables de réussir les mêmes épreuves que les hommes.

L’idéologie sociétale

Jean François Braunstein donne l’exemple d’universitaires américains, noirs4, « révoltés par [des] formations à la diversité qui osent affirmer que la « logique » et la « ponctualité » doivent être attribuées à la « blanchité » » ». Ce qui revient en effet à croire que les Noirs sont par nature incapables de « pensée rationnelle ». Cet antiracisme est la nouvelle figure du racisme, dont il reprend les stéréotypes. Les statistiques des résultats scolaires montrent – paraît-il – une infériorité des Noirs : vient-elle de leur « race » ou de ce qu’on ne leur a pas permis de vivre dans des conditions telles qu’ils puissent, comme les Blancs, s’instruire ? On le voit, ces mouvements sociétaux – et le succès de l’adjectif sociétal en est le symptôme – ont pour conséquence, sinon pour but, d’interdire tout progrès social.

On ne s’étonnera pas que la renonciation à ce qu’avait de juste le socialisme nous vienne des États-Unis d’Amérique. Le woke et toutes les recherches intersectionnelles sont la dernière (la dernière en date, il faut s’attendre à en voir d’autres fleurir) idéologie que des penseurs croyant lutter contre le capitalisme ont inventée pour le pérenniser. C’est du moins ce qu’est la religion woke, si l’on a retenu la leçon de Marx et qu’on entend par idéologie une théorie qui n’en est pas une mais qui en réalité ne fait qu’exprimer un état de la société et défendre les intérêts de ceux qu’il favorise. Seulement Marx est un mâle blanc. On s’en prend aux grands hommes du passé, aux grands auteurs, aux grands compositeurs, qu’on croit prisonniers des réseaux de pouvoir de leur temps dans toutes leurs pensées et dans toutes leurs œuvres. Mais n’est-ce pas être plus encore pris dans les aberrations d’un monde asservi à la croissance économique, où la recherche de la vérité a laissé sa place à la recherche de la puissance ? Quel avenir nous réserve-t-on, si ce qui fait la grandeur de la civilisation, Homère, Platon, Titien, Galilée, Mozart, doit être considéré comme la cause de nos pires exactions, du colonialisme, des guerres que nous n’avons cessé de mener entre nous au cours de notre histoire ? Si donc tout le trésor qu’on appelait les Humanités doit disparaître ?

Ressentiment et nihilisme

Que tel qu’il est le monde puisse désespérer, je le comprends. Est-ce une raison pour préférer le néant ? La religion woke, comme la cancel culture, me paraît finalement nihiliste. Le précédent livre de Jean-François Braunstein, La Philosophie devenue folle, m’a appris l’existence de l’amputomanie – heureusement assez rare : cette manie – on refuse son corps jusqu’à se faire couper un bras, par exemple – me semble assez bien symboliser le refus du réel d’une partie de mes contemporains, et j’ai cru le voir chez ceux-là même qui ne vont pas jusqu’au délire de la religion woke. J’ai parlé avec un ami écologiste devenu totalement misanthrope qui rêve d’un monde de plantes et d’animaux, sans hommes. Il formule cet « idéal » explicitement. Si vous dites que notre médecine nous a permis de vivre plus longtemps en bonne santé, il vous demande pourquoi il faudrait vouloir mourir vieux. La drogue qui anéantit son homme ne suffit pas, il faut un nouvel opium, et nos universités savent le distiller.

On admet généralement que la croyance au progrès a disparu de notre monde. Contrairement à la chanson, le progrès ne suppose pas qu’on fasse table rase du passé mais qu’on sache se nourrir de ce qu’il a de meilleur pour aller de l’avant. Cette croyance une fois morte, comme on ne revient pas pour autant à cette sorte de fatalisme qui faisait que, sous l’Ancien Régime, il allait de soi qu’on demeure à sa place et qu’on ne change pas de condition, le sentiment que rien ne peut finalement changer, qu’il y aura toujours des riches et des pauvres, au lieu de donner le courage de combattre là où l’on est pour le bien commun, fait naître un ressentiment, plus fort parfois chez ceux qui, par leur talent et leur travail, sont sortis de la misère. Ils ne supportent pas d’avoir pu faire carrière ou de bien vendre leurs livres et vivent leur succès comme une trahison, en même temps parfois qu’ils méprisent le monde qu’ils ont quitté. Et comme naguère lorsqu’il fallait être stalinien, les meilleurs n’osent pas s’opposer à cette nouvelle religion. Le manque de courage les aveugle au point que parfois ils se convertissent.

Cancel culture

Tout cela s’inscrit dans la Cancel culture dont traite le compte rendu du livre de Hubert Heckmann Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture par Catherine Kintzler5. Le livre de Jean-François Braunstein montre que nous sommes revenus au temps du stalinisme. Il y avait alors les mathématiques prolétariennes et les mathématiques bourgeoises, Staline était un grand philosophe, etc., et l’université ne mourait pas de rire. Il fallait et il faut aujourd’hui du courage pour lutter contre les pressions qu’exercent les idéologues.

Notes

1 – Jean-François Braunstein, La Religion woke, Grasset, p. 25, qui commente le célèbre credibile est, quia ineptum est de Tertullien – connu sous la forme : credo quia absurdum : je crois parce que c’est absurde.

3 – Ibid. p.28. Le livre de J.J. Braunstein commence par montrer en quoi il s’agit bien de religion.

4Ibid. p.188.

« Condorcet, la pensée politique et l’école »

La Révolution française a fourni une importante réflexion sur l’institution d’une école publique gratuite. Au sein de celle-ci, les textes de Condorcet – Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791) et Rapport et projet de décret relatifs à l’organisation générale de l’instruction publique (1792) sont les plus importants et les plus consistants. Ils ont donné à l’école républicaine ses principes émancipateurs. Sa théorie de l’instruction publique, dont je vais m’efforcer de présenter quelques points, a inspiré en partie l’œuvre scolaire de la IIIe République, qui cependant par maints aspects ne va pas aussi loin que ses propositions. Aujourd’hui même, il s’agit toujours de la pensée la plus puissante de l’école républicaine. Elle nous rappelle que l’école publique n’a pas pour objectifs l’adaptation à la demande sociale, ni des « compétences » dictées par une extériorité fluctuante, mais l’instruction de chacun selon un modèle raisonné d’appropriation des savoirs libres et libérateurs : sa finalité est la liberté.

Conférence de Catherine Kintzler, organisée par la Société des membres de la Légion d’honneur (Section du XXe arrondissement de Paris).