Analysant l’échec de l’enseignement des mathématiques, Thierry Foucart propose une réflexion sur l’évolution longue du système éducatif, de plus en plus soumis à l’injonction d’égalitarisme (au motif de démocratisation). La disparition de la « sélection par les maths » a sonné le glas de toute sélection, alors que la réussite en maths était en fait un critère général de travail et de réussite. C’est, conséquemment, dans l’ensemble du système éducatif qu’est ainsi interrompue la transmission aux générations suivantes du goût de l’effort et de la curiosité intellectuelle, des volontés de savoir et de comprendre, essentiels pour acquérir un esprit critique et rationnel. On sait pourtant très bien ce qu’il faudrait faire : recentrer l’école sur l’enseignement des disciplines classiques et écarter toutes les interventions extérieures prenant du temps scolaire.
Sommaire
L’échec de l’enseignement des mathématiques, connu depuis longtemps des enseignants, est maintenant de notoriété publique : les comparaisons internationales, largement diffusées par les journaux à grand tirage, montrent la forte baisse du niveau scolaire des élèves. Les mathématiques sont, avec le français, les disciplines dont l’enseignement est en échec le plus sévère et visible. Dans la vie courante, ce sont l’expression et la rationalité qui en subissent les conséquences, et le fonctionnement de la démocratie fondé sur la notion de « citoyen éclairé ».
Influence des idéologies
Le relativisme en Amérique du nord a exercé et exerce encore une influence délétère sur l’enseignement aux États-Unis et au Canada. Un exemple est donné dans le fascicule A Pathway to Equitable Math Instruction1, financé partiellement par la fondation Bill et Melinda Gates, suivant lequel les enseignants doivent différencier leur pédagogie en tenant compte de l’origine ethnique et de la culture des élèves. Un texte critique québecois (Frédéric Morneau-Guérin et alii), dont, semble-t-il, toutes les revues pédagogiques canadiennes ont refusé la publication, cite la présentation de ce fascicule :
« Ce fascicule offre aux enseignants l’occasion d’examiner leurs actions, leurs croyances et leurs valeurs concernant l’enseignement des mathématiques. Ce guide pour déconstruire le racisme en mathématiques offre des caractéristiques essentielles des enseignants de mathématiques antiracistes et des approches critiques pour démanteler la suprématie blanche dans les classes de mathématiques en rendant visibles les caractéristiques toxiques de la culture de la suprématie blanche (Jones et Okun, 2001 ; Brown et al., 2016) en ce qui concerne les mathématiques. (p. 4) »
Le parti pris est clair : il existe des enseignants de mathématiques utilisant des approches toxiques pour assurer la suprématie blanche dans les classes de mathématiques. Un livret inspiré du fascicule donne des conseils aux enseignants pour « démanteler le racisme en mathématiques », au plan de leur comportement et de leur enseignement. Cette accusation est évidemment raciste elle-même. Elle incite à réfléchir sur l’idéologie qui en est la source.
Cette idéologie, c’est le relativisme social, culturel et scientifique développé depuis quelques dizaines d’années en Amérique du nord, qui considère les cultures et les savoirs de toutes les communautés égaux en valeur (Raymond Boudon, 2006). La suprématie blanche en mathématiques ne peut donc être que l’effet du racisme de la population blanche. Le problème est que cette suprématie n’a jamais existé.
Si, depuis le XVIIe siècle, les mathématiques et les sciences exactes ont beaucoup progressé en Occident, cela n’a pas été toujours le cas dans le passé. Lorsque, 2 000 ans avant J.C., les Babyloniens ont estimé p à 3,125, l’Europe n’était pas sortie de la nuit préhistorique. Ce sont les Indiens qui ont inventé le zéro en 628 après J.C. (et peut-être bien avant), les Perses qui ont poursuivi au IXe et Xe siècle les travaux des Grecs en géométrie (Roshdi Rashed, Bijan Vahabzadeh,1999), les Arabes qui ont inventé l’algèbre au IXe siècle, etc. Tenir compte de l’origine ethnique et de la culture de chaque élève dans l’enseignement des mathématiques, c’est considérer que les aptitudes individuelles dépendent de la communauté dont on est membre, et c’est contraire à l’universalité de la raison.
En France, une autre idéologie guide les politiques appliquées par le ministère de l’Éducation nationale. L’école, sous l’influence de Pierre Bourdieu et de l’idéologie marxiste encore répandue dans les milieux universitaires influents, a été chargée d’assurer l’égalité réelle non seulement matérielle mais aussi culturelle et sociale. Les classements des élèves ont été abandonnés, considérés plus comme stigmatisants que comme stimulants, ainsi que les programmes pédagogiques aménagés pour réduire les discriminations sociales. Les langues anciennes (latin, grec) ont presque disparu, et l’enseignement des mathématiques modernes des années 1970, fondées sur la théorie platonicienne et le monde des Idées, a été complètement abandonné en 1985.
« Platon les [i.e. les mathématiques] considérait non “comme des techniques permettant de réussir plus efficacement ces opérations empiriques que sont les calculs du commerçant ou les mesures de l’arpenteur” mais “comme des spéculations intellectuelles trouvant dans leur propre exercice leur légitime achèvement” et apprenant “à ne point se satisfaire des approximations de la perception, à vouloir une mise en ordre qui fasse se correspondre le contenu de l’expérience et l’expression langagière” (François Châtelet, 1965).
La disparition des mathématiques modernes en 1985 caractérise l’évolution longue du système éducatif provoquée par la démocratisation : à partir de 1960 environ, on a voulu faciliter l’accès de tous au monde intelligible, abstrait, alors que les élèves et leurs parents préféraient une formation professionnelle, dans le monde sensible, concret. L’échec était inévitable.
Autant l’égalité en droits des citoyens est concevable, autant l’égalité réelle des élèves est une utopie. Les élèves sont tous différents les uns des autres, et l’hypothèse « toutes choses égales par ailleurs », utilisée fréquemment dans les sciences de l’éducation dans les analyses pour comparer les résultats des élèves, n’est jamais vérifiée (Thierry Foucart, 2022). Deux élèves n’ont jamais les mêmes parents, la même hérédité, les mêmes capacités physiques et intellectuelles, la même histoire, les mêmes croyances, la même santé, les mêmes désirs…. La relation entre la situation sociale des parents et la réussite scolaire est évidente, mais son interprétation en relation causale n’est pas claire parce qu’elle est fondée sur des choix parentaux particuliers. Par exemple, le travail manuel est moins bien considéré que le travail intellectuel, l’argent est un signe de réussite sociale, etc., mais les milieux sociaux ne partagent pas nécessairement tous cette hiérarchie. Les enfants ne naissent pas égaux dans des familles égales, mais on ne peut pas porter de jugement sur les valeurs familiales.
L’objectif des enseignants, dans leur quasi-totalité, consiste au contraire à amener autant que possible chaque élève au maximum de ses capacités et de ses choix individuels. Il est le contraire de celui de l’égalitarisme. Le critère retenu pour faire progresser chacun est ses résultats scolaires, et les élèves progressent évidemment de façon différente.
Sélection par les maths
Peu à peu, la sélection des élèves a été contestée par leurs parents. Les notes en français, en histoire, etc. ont été accusées d’être subjectives, considérées comme injustes socialement et inefficaces pour effectuer toute sélection. Le critère de sélection s’est restreint peu à peu aux mathématiques dont les notes sont beaucoup moins contestables à la fois parce que les mathématiques sont fondées uniquement sur la raison, et qu’il est difficile à un non-mathématicien de contester la correction d’un devoir.
Pendant des dizaines d’années, les associations de parents d’élèves, convaincues par Bourdieu, ont protesté contre “la sélection par les maths”, avec le soutien de personnalités diverses, politiciens, sportifs, acteurs, chanteurs, etc. Dans une tribune du Point du 11 septembre 2015 intitulée « Arrêtez la sélection par les maths ! », le professeur de médecine Raoult écrit : « Elles [les mathématiques] sont devenues l’arme fatale pour trier les élèves et aucun projet de réforme ne s’y intéresse. Depuis 1968, les mathématiques sont utilisées comme outil de sélection/élimination dans un consensus social total. […] Il s’agit seulement d’un tri, ce que l’on a appris ne sert à rien[…] . Enfin, les mathématiques feraient, dit-on, mieux comprendre le monde. Il n’en est rien. […]. » Le professeur Raoult, qui affirme avoir « évité les mathématiques en première et en terminale, sans dommage intellectuel » ignore la philosophie platonicienne et qu’elles sont indispensables dans les sciences exactes et appliquées. Sa tribune montre qu’on peut être professeur de médecine sans rien savoir des mathématiques, ni apparemment savoir que sans les mathématiques, les rayons X, l’imagerie par résonance magnétique et l’épidémiologie (qui a posé des problèmes au professeur) n’existeraient pas.
Ce genre d’intervention venant de personnalités qui, en avouant elles-mêmes leur ignorance en mathématiques, reconnaissent de facto leur incompétence, confirme les revendications de certains parents d’élèves qui croient y retrouver les problèmes de leurs enfants.
Cette contestation a abouti à la disparition de la sélection par les maths, et par suite de toute sélection parce que la réussite en maths était en fait un critère général de travail et de réussite. Contrairement à ce que prétend le professeur Raoult, la notation est relativement objective en mathématiques parce qu’il y a peu d’ambiguïté sur les résultats d’une épreuve. Le raisonnement et le résultat sont vrais ou faux sans contestation possible. Les enseignants peuvent tenir compte différemment du soin apporté aux devoirs, de l’orthographe, etc., mais de façon marginale. Les parents ignorent que sélectionner les élèves par les mathématiques, c’est les sélectionner en même temps par le français, les langues, l’histoire-géographie, etc., parce que la réussite en mathématiques, au niveau de l’école et du collège, ne demande pas d’aptitude particulière mais seulement du travail. Un élève qui n’apprend pas les tables de multiplication n’apprend souvent pas plus les Fables de La Fontaine ou les règles de grammaire.
Éducation et instruction
Jusqu’au niveau de la terminale, la sélection par les maths n’est donc pas la sélection par l’aptitude aux mathématiques, mais par le travail. Comme toutes les autres disciplines, elles développent l’envie de savoir, la volonté de progresser, la rationalité et l’esprit critique. Ce sont ces aptitudes qui sont nécessaires à la transformation d’un élève en citoyen « éclairé », comme le préconisait Condorcet, et qui ont perdu de leur importance depuis la seconde moitié du XXe siècle au profit de la création d’un « homme nouveau », conformément au projet des physiocrates du XVIIIe siècle repris actuellement par les responsables politiques, en particulier de gauche dont certains utilisent même l’expression « homme nouveau ».
« L’État, suivant les économistes [les physiocrates], n’a pas uniquement à commander à la nation, mais à la façonner d’une certaine manière ; c’est à lui de former l’esprit des citoyens suivant un certain modèle qu’il s’est proposé à l’avance ; son devoir est de le remplir de certaines idées et de fournir à leur cœur certains sentiments qu’il juge nécessaires. En réalité, il n’y a pas de limites à ses droits ni de bornes à ce qu’il peut faire ; il ne réforme pas seulement les hommes, il les transforme. » (Tocqueville, 1856)
Cette transformation consiste à développer chez les futurs adultes des comportements évidemment louables : tolérance religieuse, acceptation des différences, solidarité, respect de l’individu, etc. Les leçons de morale à l’école ne sont toutefois efficaces que si elles sont relayées par la famille et par les activités extérieures comme le sport. Ce sont des comportements qui ne s’enseignent guère en tant que tels, mais qui s’acquièrent surtout par la vie scolaire, à condition qu’elle soit encadrée. On y ajoute maintenant des formations supplémentaires, à l’écologie, à la sexualité, à l’égalité homme-femme, à l’égalité morale des pratiques sexuelles, etc., de façon à assurer la paix sociale. L’égalitarisme devient du relativisme : « tout se vaut ».
On a considéré avec Philippe Meirieu (1997) que l’école est au service de la Nation et non des élèves, tout comme l’armée est au service de la Nation et non des soldats, et que l’on ne peut juger l’une et l’autre « à la satisfaction de leurs usagers ». Il n’est pas étonnant que les « usagers » de l’école protestent si leurs enfants sont éduqués à l’école d’une façon différente de leur famille, ce qui est devenu fréquent puisque l’école est chargée de plus en plus des éducations supplémentaires évoquées précédemment. Comment enseigner aux élèves la normalité de l’homosexualité, l’égalité homme-femme, etc., lorsque les parents ne sont pas d’accord, autrement que concrètement par la vie scolaire et sociale ?
Pour convaincre les parents de la nécessité de cette évolution, les gouvernements les ont invités à participer à l’éducation scolaire, et mis le fonctionnement pédagogique des écoles sous l’autorité de l’administration. Les décisions des enseignants peuvent être par suite contestées par les parents devant la hiérarchie et les tribunaux administratifs. La contestation des enseignants par les élèves s’est généralisée avec la disparition du rôle paternel. Leur autorité pédagogique s’est considérablement affaiblie. « Ainsi le professeur non autoritaire qui, comptant sur l’autorité que lui confère sa compétence, voudrait s’abstenir de toute méthode de coercition, ne peut plus exister » (Hannah Arendt, 1954, p. 234). Mais la coercition est aussi contestée.
Redoublement
La contestation du redoublement, sous l’influence de l’égalitarisme, a provoqué sa disparition. Il est même considéré comme une punition, alors qu’il augmente la prise en charge d’un élève par la collectivité. La conclusion d’une étude sur le redoublement est la suivante :
« Les études sont formelles : au cours préparatoire, sauf circonstances exceptionnelles, le redoublement est contre-productif. Plus généralement, de l’école primaire au collège, il est inefficace, car il ne permet pas aux élèves de rattraper leur retard, et inéquitable, car il touche surtout les enfants évoluant dans les catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées. » (Martine Laronche, 2004)
Considérer le redoublement comme inéquitable « car il touche surtout les enfants évoluant dans les catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées » est une interprétation à contresens d’une relation statistique : il n’y a aucune causalité entre le redoublement d’un enfant et la CSP de ses parents, pas plus qu’entre le soin donné à un malade et sa situation sociale.
On trouve d’autres analyses de données qui expliquent que les élèves qui ont redoublé le CP sont moins nombreux dans les filières scientifiques des lycées : en déduire que le redoublement en est la cause est surprenant. Si les meilleurs élèves avaient redoublé, en déduirait-on que le redoublement a été efficace ? L’argument est fondé sur l’égalitarisme, qui considère qu’il n’y a aucune différence de niveau intellectuel entre les enfants.
Suivant le raisonnement de l’auteur de cette étude, un élève qui ne connaît pas les tables de multiplication peut les apprendre dans la classe supérieure en même temps que la réduction des fractions au même dénominateur. C’est contradictoire : comment peut-on imaginer qu’un élève en retard dans une classe et passant dans la classe supérieure puisse à la fois rattraper son retard et acquérir les nouvelles connaissances prévues dans les programmes ? Au contraire, ses difficultés augmentent avec les années et empêchent les autres de progresser à leur rythme. Le passage automatique dans la classe supérieure diminue le niveau moyen de cette dernière, et par suite de toutes les classes.
Toutes les disciplines sont confrontées à ce genre de difficulté : comment comprendre la Révolution française de 1789 si on ne connaît pas les conditions de vie sous la monarchie, le conflit de 39-45 si on ignore celui de 14-18 ? Comment comprendre un texte en anglais quand on ne comprend pas les mots appris en principe l’année précédente ?
L’échec scolaire est la conséquence de difficultés très diverses : faible quotient intellectuel, problèmes familiaux, difficultés psychologiques, maladies mentales… Certains élèves souffrent d’une pathologie ou d’une phobie scolaire, qui les empêchent de réussir. Pour d’autres, leur faible quotient intellectuel les empêche d’apprendre à lire, ou bien c’est la séparation conflictuelle de leurs parents qui est l’origine de leurs difficultés scolaires… En fait, il n’y a pas un échec scolaire, mais des échecs scolaires, et toute mesure collective, identique pour tous, ne peut convenir qu’à certains et ne résout pas les problèmes des autres. Les enseignants devraient rester décisionnaires des redoublements parce qu’ils sont les seuls à pouvoir évaluer les capacités d’un élève et à imaginer les conséquences sur lui-même et sur les autres s’il passe dans la classe supérieure. Cela n’empêcherait évidemment pas les échanges entre parents et professeurs, entre professeurs et psychologues, et ne serait pas plus arbitraire que la sélection des enfants dans les classes sport-études. Ces dernières classes, qui ne suscitent a priori aucune contestation, confirment « en négatif » que l’absence de sélection ralentit la progression de tous les élèves, et que la sélection génère une émulation qui profite à tous.
L’objectif recherché des 80 % au « niveau bac » a été atteint . Mais c’est le « niveau bac » qui s’est adapté à celui de 80 % des élèves. L’égalitarisme rend inévitable cette évolution : on ne peut pas demander plus à ceux qui peuvent moins, alors on demande moins à ceux qui peuvent plus. C’est la seule façon d’assurer l’égalité réelle, et ce n’est pas comme cela que l’on forme des champions sportifs. Pourquoi alors forme-t-on ainsi les cadres de la Nation ?
L’absence de sélection aboutit même à des décisions très regrettables et assez étonnantes. Les membres d’un jury de bac dont j’étais président n’ont pas hésité, à l’unanimité, à recevoir un candidat dont les résultats étaient très faibles et les appréciations très sévères au plan de son travail et de son comportement en classe. Cette décision a été implicitement prise par le jury pour qu’il ne redouble pas et quitte le système scolaire. Ce n’est pas à lui que le jury a rendu service, mais aux enseignants et aux élèves qui l’auraient eu en classe l’année suivante s’il avait redoublé. Il est vraisemblable que toute sa scolarité s’est déroulée de cette façon, et que l’objectif des enseignants a été de le faire sortir le plus vite de l’école. L’école n’a pas joué son rôle, parce qu’elle en a été empêchée.
Enseignement et transmission
Au XVIIe siècle, Pierre de Fermat a analysé la relation suivante, vérifiée pour a = 3, b = 4 et c = 5 :
a² + b² = c²
Le triplet (a, b, c) est appelé triplet pythagoricien : dans un triangle rectangle, le carré de la longueur c de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs a et b des deux autres côtés. Plusieurs questions viennent immédiatement à l’esprit :
-
Y a-t-il d’autres entiers a, b et c vérifiant cette relation ?
-
b étant fixé, peut-on trouver a et c tels que a² + b² = c² ?
-
Pour quelle puissance n existe-t-il des entiers a, b et c vérifiant l’équation an + bn = cn ?
L’observation d’une propriété élémentaire conduit ainsi à trois questions, chacune d’entre elles suggérant la suivante. Aucun savoir ni compétence n’est nécessaire pour se poser ces questions. Essayer d’y répondre est l’objectif principal que l’enseignant doit donner aux élèves. « J’en viens à ceci, que les travaux d’écolier sont des épreuves pour le caractère, et non point pour l’intelligence. Que ce soit orthographe, version ou calcul, il s’agit de surmonter l’humeur, il s’agit d’apprendre à vouloir. » (Alain, 1932, p. 65)
Donner les réponses n’est évidemment pas une incitation à les rechercher. Elles sont les suivantes :
1 – Oui. On fixe c et donc c². Un programme informatique simple calcule, pour tous les entiers a et b de 1 à 50, la somme a² + b² et sélectionne ceux dont cette somme est inférieure à c² et dont les entiers a, b et c sont premiers entre eux : par exemple (3, 4, 5) est dans la liste, mais pas (6, 8, 10). Le résultat est donné dans le tableau ci-dessous pour c² = 2500.
| a | b | c |
a2+b2=c2 |
| 3 | 4 | 5 | 25 |
| 15 | 8 | 17 | 289 |
| 5 | 12 | 13 | 169 |
| 35 | 12 | 37 | 1369 |
| 21 | 20 | 29 | 841 |
| 7 | 24 | 25 | 625 |
| 9 | 40 | 41 | 1681 |
Valeurs de a, b et c telles que a² + b² = c² et c² < 2 500
(a, b, c premiers entre eux)
On peut faire le calcul en augmentant la valeur limite de c², à 10 000 par exemple, mais on ne peut obtenir un résultat général.
2 – La question a été posée, semble-t-il, dès 1800 avant J.C. en Mésopotamie. On peut démontrer le théorème suivant :
Quel que soit le nombre b pair supérieur ou égal à 4, il existe un nombre fini d’entiers strictement positifs a et c tels que a² +b² = c².
Le calcul numérique précédent ne peut démontrer cette existence quel que soit b, mais seulement pour les valeurs de b inférieures à 50. La démonstration générale est un peu compliquée mais les connaissances requises sont d’un niveau 3e. Toute intelligence artificielle donne les formules d’Euclide très faciles à vérifier2.
3 – La relation n’existe que pour la puissance 2. La solution de ce problème, posé par Fermat au XVIIe siècle, n’a été donnée qu’en 1994 par le mathématicien anglais Wiles. La démonstration, très longue, utilise des résultats très récents et complexes.
L’objectif le plus important de l’enseignement n’est pas que l’élève donne le résultat exact, mais qu’il le cherche : il acquiert ainsi la volonté de comprendre et de savoir. Il progresse par le raisonnement, qui fait appel à son intelligence, à des concepts antérieurs (celui de diviseur premier dans l’exemple précédent) et lui fait comprendre des concepts de plus en plus abstraits. Il commet des erreurs et les corrige : c’est le développement de l’esprit critique. Il utilise des résultats antérieurs pour en établir de nouveaux : c’est la définition du progrès.
Le travail développe les compétences et les aptitudes des élèves qui peuvent les utiliser partout. On se fixe comme objectif de sauter à la perche à 6m20, et on réussit 6m10 après des mois d’entraînement. On apprend par cœur les tables de multiplication, et on les utilise plus tard pour comprendre le PGCD et le PPCM. On apprend à lire, et on comprend beaucoup mieux les Fables de La Fontaine et leur morale. Beaucoup de polytechniciens ne font plus de mathématiques dans leur vie professionnelle d’après Raoult, qui a ici raison : mais ils ont acquis par leur travail une puissance de concentration, une rigueur dans le raisonnement, la volonté de trouver une solution à tout problème, qui leur donnent de bonnes compétences quelles que soient leurs activités ultérieures.
En 1994, j’enseignais les mathématiques à des futurs professeurs des écoles. J’ai voulu expliquer le problème précédent, qui avait été le sujet d’un article publié dans Le Monde juste avant. Je me suis trouvé devant des étudiants complètement sourds à mon discours. À la première question, ils m’ont répondu que la relation 3² + 4² = 5² était suffisante pour les élèves de CM2, et qu’ils n’avaient pas besoin de connaître d’autres exemples. Quant à la démonstration du théorème (niveau 3e), je n’ai même pas pu l’aborder. En disant que c’est en 1994 que la réponse à la question 4 a été démontrée, 350 ans environ après son énoncé par Fermat, j’ai rencontré une totale indifférence.
C’est là que commence l’échec de l’enseignement des mathématiques et des autres disciplines : l’absence totale d’intérêt des futurs professeurs des écoles devant une propriété dont l’utilité concrète semble nulle et qui demande un effort intellectuel pour être comprise. Ces deux facteurs sont liés : l’absence d’intérêt s’explique par le refus de l’effort et réciproquement. Si les enseignants eux-mêmes ne possèdent pas cette envie de savoir, comment pourront-ils comprendre la difficulté d’un élève ? Transmettre le goût de l’effort et la curiosité intellectuelle ? La transmission aux générations suivantes des volontés de savoir et de comprendre, toutes deux essentielles pour acquérir un esprit critique et rationnel, est donc interrompue. Ce ne sont ni les élèves actuels, dont certains seront professeurs dans le futur, ni les professeurs actuels, qui ont subi pendant leurs études la rupture de la transmission évoquée précédemment, qui sont responsables de cette absence de curiosité, de volonté, mais l’intrusion du relativisme et de l’égalitarisme dans les processus d’éducation et dans la recherche depuis plusieurs dizaines d’années.
La disparition de la sélection par les maths a provoqué la multiplication des fautes d’orthographe et de grammaire que l’on observe partout, des raisonnements erronés dans l’histoire, des erreurs de logique comme celles que j’ai signalées ci-dessus, etc. En supprimant tout classement sauf en sport, on a fait disparaître la dynamique de groupe créée par l’émulation. La recherche systématique de la facilité empêche le développement de la rationalité et de l’esprit critique. L’informatique contribue évidemment à cette dévaluation si les logiciels utilisés ne sont pas conçus dans un objectif pédagogique.
Relever le niveau
Un début de solution serait de recentrer l’école sur l’enseignement des disciplines classiques et d’écarter toutes les interventions extérieures prenant du temps scolaire : « Nous devons fermement séparer le domaine de l’éducation des autres domaines, et surtout celui de la vie politique et publique » (Hannah Arendt, p. 250). Il faut insister sur le travail scolaire en rétablissant par exemple les études assurées jadis par les instituteurs après la classe, les étendre au collège et au lycée, et clarifier le partage des responsabilités familiales et scolaires. « Volonté, et j’aimerais encore dire travail, voilà ce qui manque. » (Alain, 1932, p. 63). Et redonner aux enseignants une responsabilité pédagogique en limitant les intrusions de l’administration et de la justice.
Références citées
- Alain, 1932, Propos sur l’éducation, PUF, Paris, ed. 1976)
- Arendt Hannah, 1954, « La crise de l’éducation », in La crise de la culture, p. 250, Folio essais 1993.
- Boudon Raymond, 2006, Renouveler la démocratie, Odile Jacob.
- Châtelet François, Platon, Folio Gallimard, 1965, p. 155 et suivantes.
- Foucart Thierry, 2025, « Toutes choses égales par ailleurs » Url : https://www.mezetulle.fr/lhypothese-toutes-choses-egales-par-ailleurs/
- Laronche Martine, 2004, « Redoublement : les études s’opposent aux pratiques des enseignants », Le Monde, 1 décembre 2004.
- Meirieu Philippe, L’école ou la Guerre civile, Paris, Plon, 1997.
- Morneau-Guérin Frédéric, Santarossa David, Boyer Christian, 2022, Le démantèlement du racisme dans l’enseignement des mathématiques et l’effet cobra. Éditions de l’apprentissage, collection Des points sur les i et des barres sur les t, Montréal.
- Rashed Roshdi, Vahabzadeh Bijan, 1999, Omar Al-Khayyām mathématicien, Sciences dans l’histoire, Éditions Albert Blanchard.
- Tocqueville Alexis de, 1856, L’Ancien régime et la Révolution ; coll. Folio histoire, p. 259-260, Gallimard, 2007, Paris.
Notes
2 [NdE] Vérification par ChatGPT : https://chatgpt.com/share/6898b530-0c74-8008-b8d7-8609259eb59c
Je suis ingénieur en retraite et je fais du soutien scolaire bénévole essentiellement pour des collégiens et lycéens. Ce que je constate couramment, c’est une sorte de blocage face à la production écrite. La maîtrise du calcul a souvent disparu et elle commence à la fin du primaire par la maîtrise des tables et des 4 opérations. Au collège, on trouve des difficultés de propreté et de présentation des calculs avec beaucoup d’erreurs voire d’abandons. Les points souvent mal acquis sont les suivants :
– distributivité multiplication/addition
– addition de fractions avec dénominateurs différents
– gestion des signes
– calcul des puissances
– en 3ème, le passage aux lettres et la résolution d’une équation du premier degré à une inconnue
J’insiste aussi sur la bonne compréhension du français dans l’énoncé et sur l’introduction de phrases explicatives dans les calculs. Enfin, ce qui surprend la plupart des élèves, j’interdis la calculette et je montre comment vérifier « à la main » des ordres de grandeurs (ou des unités en physique). Je suis un peu interloqué par l’absence fréquente de manuel de référence dans toutes les disciplines, ainsi que par l’absence admise d’exigence en orthographe.
Je rappelle aux élèves que ce qui compte c’est la production et que lorsqu’on se trompe, on recommence. Il n’y a pas besoin d’être doué (en tout cas jusqu’au bac). Je leur explique qu’ils admettent cela pour la pratique d’un instrument de musique ou d’un sport, et que donc il n’y a aucune différence en maths (il faut avoir fait ses crincrins ou ses longueurs de bassin pour réussir). De même on admet la sélection en sport et en art, alors pourquoi pas en maths et en français ? L’essentiel, c’est d’abord de repérer au collège le domaine d’excellence de l’élève…et c’est d’ailleurs peut-être la cuisine ou la peinture.
Parmi les évolutions souhaitables (selon moi) :
– Séparer les classes en deux en CM1/CM2 avec une classe faisant des maths, des sciences et de la géographie et une autre faisant du français et de l’histoire, en choisissant un/une PE pour la classe de maths qui en a fait jusqu’en Terminale.
– Alléger la quantité d’informations « sociétales, politiques… » diffusée aujourd’hui (souvent avec des feuilles volantes)
– Introduire un système à options au collège (à petite dose) en passant d’un tronc commun de 26h à un tronc commun de 23h avec deux options dont une obligatoire. Parmi les nouvelles options il y aurait des maths avancées (théorie des ensembles par exemple), de la technologie, et bien sûr les options qui existent déjà (latin/grec, EPS, art)
– Permettre à certains élèves (allophones en particulier) de remplacer la LVB par du soutien en français (en imposant alors l’anglais en LVA)
– Au lycée, il faut rétablir une logique de menus (séries) et abandonner le système complètement à la carte. Faire une terminale SVT + Théâtre ne conduit à rien dans Parcoursup…et pour les scientifiques le couplage (si possible synchronisé comme avant) entre maths et physique s’imposera presque toujours, et on pourra pour ces élèves autoriser une troisième spécialité (en supprimant pour eux l’enseignement scientifique par exemple).
– Enfin, je constate qu’aucun élève français de Terminale n’est en mesure de réussir un bac de maths africain ou chinois ce qui est très inquiétant : il faut donc redoper les programmes perdus depuis 50 ans pour éviter aux CPGE scientifiques un grand écart trop important, et aussi pour augmenter le nombre d’élèves ingénieurs sans avoir à en faire venir trop de l’étranger…
Mezetulle a reçu la réponse de Thierry Foucart :
« Merci de votre commentaire plein de bon sens. »
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Cher Monsieur,
Merci pour votre propos qui rappelle le rôle incontournable de l’enseignement des mathématiques dans toute école digne de ce nom, et met en lumière certaines des causes profondes du piteux état dans lequel il se trouve.
Je m’interroge cependant sur deux points. Vous interprétez l’abandon de ce qu’on a appelé les « maths modernes » comme un renoncement à la poursuite désintéressée du savoir, une façon de se détourner du « monde des Idées ». Mais n’était-ce pas surtout la prise de conscience qu’un enseignement trop formaliste des mathématiques n’éclaire pas l’esprit des élèves, qu’il faut les amener à l’abstrait, au concept, à partir de l’intuition ? D’ailleurs, dans la République, Platon distingue entre les Idées proprement dites et les objets mathématiques, qui en sont en quelque sorte les reflets dans l’intuition. Dans l’enseignement des mathématiques, il est essentiel de développer l’intuition des élèves, et aussi d’introduire toujours les concepts dans le but de résoudre un problème bien déterminé qui est comme un appel à penser par soi-même – votre exemple des triplets pythagoriciens le montre bien. Quand on commence un cours de mathématiques par la théorie des ensembles, puis l’introduction des groupes, des anneaux, etc., il me semble qu’on ne fait ni l’un ni l’autre. Car il faut déjà être assez avancé dans l’instruction mathématique pour comprendre la nécessité de tels objets, qui d’ailleurs sont apparus tardivement dans l’évolution de la science comme vous le savez bien (l’histoire d’un esprit, dans ses grandes lignes, répond à celle de l’humanité).
D’autre part, qu’il faille accepter les inégales aptitudes des élèves en mathématiques comme on les accepte en sport ou en musique ne signifie pas qu’il n’y a rien de critiquable dans l’idée d’une « sélection par les mathématiques ». Car l’enseignement, secondaire tout au moins, n’a pas pour finalité de sélectionner les meilleurs, mais d’éclairer tous les esprits, en n’abandonnant pas ceux qui sont moins agiles que les autres. Alain le dit bien dans le propos que vous citez : ce qui empêche de comprendre les mathématiques, ce n’est jamais un manque d’intelligence, mais un blocage et comme un entêtement, qui vient souvent de ce qu’un élève a eu honte de ne pas comprendre et qu’il a obscurément décidé qu’il serait toujours nul en maths. Au lieu de renoncer à enseigner les mathématiques (j’entends des mathématiques dignes de ce nom) à de tels élèves, pour se consacrer aux esprits agiles afin qu’ils deviennent de bons ingénieurs (mais ils ne deviennent plus guère ingénieurs aujourd’hui d’ailleurs), il faudrait surtout se montrer exigeant envers ceux qui ont du mal à comprendre, et ne pas « refuser le baptême humain au frivole ou à l’endormi », comme le dit Alain dans un autre propos sur l’éducation.
Mezetulle a reçu la réponse de Thierry Foucart :
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Mon intention en écrivant ce texte n’était pas de discuter de l’enseignement des mathématiques proprement dit, mais d’expliquer l’utilisation des mathématiques pour caractériser le niveau de chaque élève par rapport à l’ensemble de leurs résultats scolaires.
Dans votre première remarque, vous théorisez en fait la réaction des parents et de nombreux enseignants qui a provoqué l’abandon des maths modernes. Cette contestation a coïncidé avec l’arrivée en 6e des tous les élèves de CM2, jadis orientés en grande partie vers l’apprentissage. On comprend que leurs parents n’en voyaient pas l’utilité, de même qu’ils ne voyaient pas l’utilité du latin. On peut partager leur opinion au niveau de l’enseignement primaire et secondaire.
La sélection n’a jamais eu pour finalité de détecter les meilleurs pour les “favoriser” : cette finalité, c’est celle des classes préparatoires (on ne les favorise d’ailleurs pas : les objectifs s’adaptent à leur niveau, comme en sport). Les mathématiques sont au contraire utilisées pour détecter les élèves en difficulté, parce que ceux qui sont en difficulté en maths sont la plupart du temps en difficulté partout. Le redoublement, fortement contesté, est au contraire une mesure d’assistance. Mais l’aide aux élèves en difficulté ne doit pas pénaliser les autres.
Je ne suis pas convaincu des explications que vous donnez de l’échec en mathématiques. Le renoncement est celui des élèves, contre lequel on est impuissant actuellement. Les raisons invoquées sont discutables : « ce qui empêche de comprendre les mathématiques, ce n’est jamais un manque d’intelligence [si : un élève de QI 80 aura toujours du mal à comprendre], mais un blocage et comme un entêtement, qui vient souvent de ce qu’un élève a eu honte de ne pas comprendre et qu’il a obscurément décidé qu’il serait toujours nul en maths [c’est plutôt une justification a posteriori d’un élève qui ne travaille pas]. » Il y a beaucoup d’autres d’autres raisons : un milieu familial conflictuel, une maladie mentale, une phobie scolaire, etc. et ce sont ces raisons qui expliquent que l’échec en maths est souvent un échec partout. Il n’existe que des cas particuliers. Vous pouvez lire à ce sujet, si vous ne l’avez pas déjà lu, le livre Chagrin d’école de Daniel Pennac. Quant à « se montrer exigeant envers ceux qui ont du mal à comprendre », j’en suis bien convaincu, mais c’est devenu quasiment impossible maintenant.
Merci pour vos commentaires.
J’ai enseigné la musique pendant 45 ans dans des conservatoires de la région grenobloise. Merci pour ce remarquable article sur l’enseignement des mathématiques. Ce texte peux s’appliquer, malheureusement, à bien d’autres disciplines, les lettres, la musique, la philosophie…