Michel Onfray « lecteur » de Condorcet

Michel Onfray était invité de l’émission « Le Grand Rendez-vous CNews-Europe1 » le 1er janvier 20231. Interrogé notamment sur le transhumanisme, il affirme que Condorcet aurait avancé des propositions eugénistes dans la dernière partie (Dixième époque) de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, et suggère à cette occasion que Condorcet se rangerait alors aux côtés des « plus radicaux des Jacobins » :

« […] ce propos [i. e. l’homme nouveau de Saint Paul] est même repris par la Révolution française et par les plus radicaux des Jacobins, et il y a même des propositions eugéniques sur ce sujet-là avec Condorcet – Condorcet c’est formidable, c’est le progrès, etc. – lisez le dernier tableau des Progrès historiques de l’esprit humain [sic] de Condorcet, il parle d’eugénisme […] »2. [M. Onfray s’en prend ensuite à Diderot].

Ces deux points sont susceptibles de vérification.

1° Y a-t-il des propositions eugénistes dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ?

Il se trouve que dossier a déjà été instruit. André Béjin en 19883 s’était appuyé sur deux passages de la Dixième époque de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain pour avancer que Condorcet serait, non pas vraiment eugéniste, mais précurseur de l’eugénisme. Lisons ces passages.

Extrait A

Après avoir abordé les progrès des techniques, notamment agricoles, Condorcet fait état d’une éventuelle contrariété entre le développement des subsistances et celui d’une population de plus en plus nombreuse. Et il répond à cette objection en évoquant une limitation des naissances.

Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, p. 206-207 édition Vrin (1970) et pp. 281-82 édition GF (1988).

« Mais, dans ces progrès de l’industrie et du bien-être, dont il résulte une proportion plus avantageuse entre les facultés de l’homme et ses besoins, chaque génération, soit par ces progrès, soit par la conservation des produits d’une industrie antérieure, est appelée à des jouissances plus étendues, et dès lors, par une suite de la constitution physique de l’espèce humaine, à un accroissement dans le nombre des individus ; alors, ne doit-il pas arriver un terme où ces lois, également nécessaires, viendraient à se contrarier ; où l’augmentation du nombre des hommes surpassant celle de leurs moyens, il en résulterait nécessairement, sinon une diminution continue de bien-être et de population, une marche vraiment rétrograde, du moins une sorte d’oscillation entre le bien et le mal ? Cette oscillation dans les sociétés arrivées à ce terme, ne serait-elle pas une cause toujours subsistante de misères en quelque sorte périodiques ? Ne marquerait-elle pas la limite où toute amélioration deviendrait impossible, et à la perfectibilité de l’espèce humaine, le terme qu’elle atteindrait dans l’immensité des siècles, sans pouvoir jamais le passer ?

Il n’est personne qui ne voie, sans doute, combien ce temps est éloigné de nous ; mais devons-nous y parvenir un jour ? […]

Mais, en supposant que ce terme dût arriver, il n’en résulterait rien d’effrayant, ni pour le bonheur de l’espèce humaine, ni pour sa perfectibilité indéfinie ; si on suppose qu’avant ce temps les progrès de la raison aient marché de pair avec ceux des sciences et des arts, que les ridicules préjugés de la superstition aient cessé de répandre sur la morale une austérité qui la corrompt et la dégrade au lieu de l’épurer et de l’élever, les hommes sauront alors que, s’ils ont des obligations à l’égard des êtres qui ne sont pas encore, elles ne consistent pas à leur donner l’existence, mais le bonheur ; elles ont pour objet le bien-être général de l’espèce humaine ou de la société dans laquelle ils vivent ; de la famille à laquelle ils sont attachés, et non la puérile idée de charger la terre d’êtres inutiles et malheureux. Il pourrait donc y avoir une limite à la masse possible des subsistances, et, par conséquent, à la plus grande population possible, sans qu’il en résultât cette destruction prématurée, si contraire à la nature et à la prospérité sociale d’une partie des êtres qui ont reçu la vie. »

Ce texte n’énonce aucune mesure politique malthusienne (ni eugéniste). Du reste, la Dixième époque n’est pas un programme, mais une description commentée, « esquissée » en 1794, de ce qui pourrait exister dans le futur, dans l’hypothèse où les progrès se répandent et se poursuivent. Condorcet évoque une limitation des naissances comme un mouvement de société issu d’une prise de conscience des individus. Quel qu’en soit le motif, et sans nécessairement être soumises à une mesure autoritaire de contrainte, les populations de bien des pays ne le font-elles pas de nos jours ?

Extrait B

Condorcet aborde l’amélioration de l’espèce due aux progrès de la médecine, de l’alimentation et de l’hygiène. Puis il suppose que les générations successives pourraient transmettre les bénéfices à leurs descendants.

Id. pp. 217-219 édition Vrin et pp. 293-96 édition GF :

« La perfectibilité ou la dégénération organiques des races dans les végétaux, dans les animaux, peut être regardée comme une des lois générales de la nature.

Cette loi s’étend à l’espèce humaine, et personne ne doutera sans doute, que les progrès dans la médecine conservatrice, l’usage d’aliments et de logements plus sains, une manière de vivre qui développerait les forces par l’exercice, sans les détruire par des excès ; qu’enfin, la destruction des deux causes les plus actives de dégradation, la misère et la trop grande richesse, ne doivent prolonger, pour les hommes, la durée de la vie commune, leur assurer une santé plus constante, une constitution plus robuste. On sent que les progrès de la médecine préservatrice, devenus plus efficaces par ceux de la raison et de l’ordre social, doivent faire disparaître à la longue les maladies transmissibles ou contagieuses, et ces maladies générales qui doivent leur origine aux climats, aux aliments, à la nature des travaux. Il ne serait pas difficile de prouver que cette espérance doit s’étendre à presque toutes les autres maladies, dont il est vraisemblable que l’on saura un jour reconnaître les causes éloignées. 

[… Condorcet s’attarde ici sur les significations du mot « indéfini » employé pour le progrès.]

Mais les facultés physiques, la force, l’adresse, la finesse des sens, ne sont-elles pas au nombre de ces qualités dont le perfectionnement individuel peut se transmettre ? L’observation des diverses races d’animaux domestiques doit nous porter à le croire, et nous pourrons les confirmer par des observations directes faites sur l’espèce humaine.

Enfin, peut-on étendre ces mêmes espérances jusque sur les facultés intellectuelles et morales ? Et nos parents, qui nous transmettent les avantages ou les vices de leur conformation, de qui nous tenons, et les traits distinctifs de la figure, et les dispositions à certaines affections physiques, ne peuvent-ils pas nous transmettre aussi cette partie de l’organisation physique, d’où dépendent l’intelligence, la force de tête, l’énergie de l’âme ou la sensibilité morale ? N’est-il pas vraisemblable que l’éducation, en perfectionnant ces qualités, influe sur cette même organisation, la modifie et la perfectionne ? L’analogie, l’analyse du développement des facultés humaines, et même quelques faits, semblent prouver la réalité de ces conjectures, qui reculeraient encore les limites de nos espérances. »

Ce passage n’introduit pas de proposition politique. En faisant l’hypothèse d’une amélioration de la santé et des facultés humaines, il décrit une continuité générationnelle dans la présence et la poursuite de ces améliorations. Même si on peut supposer que Condorcet, comme la plupart des savants de son temps, croyait à l’hérédité des caractères acquis, on y cherche en vain une quelconque posture interventionniste, cela n’est même pas suggéré. Il n’est question que d’observations a posteriori. Que faisons-nous d’autre, aujourd’hui, en constatant par exemple que la taille de certaines populations augmente, probablement sous l’effet d’une modification du régime alimentaire, de l’amélioration des systèmes de soins et de l’hygiène ? La comparaison avec les « races » (i.e. espèces) d’animaux domestiques, qui aujourd’hui sonne mal à nos oreilles, ne donne lieu à aucune proposition interventionniste de croisements sélectifs : bien au contraire, Condorcet en fournit la limite en disant que dans l’espèce humaine c’est l’éducation qui est le moteur de ce perfectionnement. Il faut avoir l’esprit prévenu et projeter sur le texte les idées qu’on veut y trouver pour le comprendre comme une préfiguration de l’eugénisme.

Un dossier à charge vide

Dans ses articles, André Béjin ajoute à ces deux passages quelques brefs extraits des notes manuscrites déposées en 1812 à la BnF et publiées en 1922 par Léon Cahen. Ces notes abordent notamment la contraception, et un petit passage est consacré à l’insémination artificielle dont je reproduis ici la transcription Béjin :

« Quoique l’expérience de Spallanzani, unique jusqu’ici, ne soit appuyée que par des analogies prises d’aspects trop éloignés de la nature, cependant on ne doit pas la reléguer absolument dans la classe des chimères. On peut donc se demander ce qui résulterait pour l’espèce humaine, pour les progrès de la civilisation, de la connaissance d’un moyen de séparer la reproduction des individus de la réunion intime des individus qui doivent y concourir, et des plaisirs physiques ou moraux attachés à cette union. »

A. Béjin en tire que Condorcet, intéressé par la contraception, est favorable à l’insémination artificielle comme moyen d’amélioration. Or Condorcet s’interroge « on peut se demander… », et la suite du texte, que Béjin cite, montre qu’il ne s’agit pas ici d’une technique eugéniste de contrôle de la reproduction car, d’après Condorcet, cela « servirait surtout à rendre plus intimes et plus chères, en achevant de les affranchir du joug de la nécessité les [relations entre les hommes et les femmes] ». Mais cela n’empêche pas A. Béjin de déclarer que « cela n’emporte pas la conviction », ni d’accuser Condorcet de n’avoir pas pensé aux aspects négatifs d’un pouvoir médical.

Ce n’est pas tout. Il est probable que Condorcet, on l’a signalé plus haut, croyait à l’hérédité des caractères acquis. Cela permet à André Béjin de compléter sa propre théorie interprétative pour avancer que tout cela implique des « actions ayant pour effet la reproduction différentielle des individus »4. Effectivement, l’eugénisme conduit à une politique de reproduction différentielle : mais il est en l’occurrence sous la plume d’A. Béjin, et non dans les textes de Condorcet qu’il cite.

J’allais oublier deux éléments qui, placés à la fin d’un des articles5, fonctionnent de manière suggestive. Cabanis, ami de Condorcet, a écrit après la mort de ce dernier un bref texte eugéniste. Alexis Carrel aurait prétendu, dit-on (propos rapportés), avoir été inspiré par un passage de l’extrait B de l’Esquisse cité ci-dessus. N’est-ce pas accablant ?

On reste rêveur devant de tels procédés interprétatifs et insinuants. Voilà tout l’arsenal, fait de projections et de soupçons, dont on dispose aujourd’hui pour charger Condorcet rétrospectivement d’un péché qui, en outre, ne s’est constitué comme tel que bien après sa mort.

2° Condorcet et « les plus radicaux des Jacobins »

Michel Onfray ne se contente pas de faire porter à Condorcet le poids de « la face sombre des Lumières ». Fidèle à son aversion envers le jacobinisme, il poursuit en enrôlant furtivement Condorcet aux côtés des Jacobins « les plus radicaux », ceux qui précisément furent les persécuteurs de Condorcet. Faut-il rappeler la notoriété de l’opposition entre Robespierre et Condorcet ? Faut-il rappeler que Condorcet fut le rédacteur du Plan de constitution dite « girondine » ? que ce projet fut rejeté par la Convention en février 1793, laquelle arrêta les députés girondins et nomma un Comité chargé de rédiger la Constitution du 24 juin 1793 ? Faut-il rappeler que Condorcet eut le courage de protester publiquement contre cette Constitution et que cela lui valut un décret d’arrestation et sa mise hors la loi en octobre 1793 ? La suite est encore plus connue : Condorcet se cache et rédige dans la clandestinité l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Puis, craignant les persécutions contre sa logeuse, il fuit, erre dans le sud de Paris et est arrêté à Bourg-la-Reine le 27 mars 1794. Son geôlier le trouve mort dans sa cellule le lendemain matin.

Si Michel Onfray ignore ces éléments6, pourquoi invente-t-il ce qu’il ne sait pas ? S’il les connaît, pourquoi déguise-t-il la vérité ? Mais surtout, en quoi cela renforce-t-il ses positions ? En quoi ces allégations leur sont-elles nécessaires ? De telles déclarations hâtives ne peuvent que discréditer son propos et le charger d’un soupçon d’inexactitude. Enfin, en agissant de la sorte, pourquoi chercherait-il à s’aliéner la sympathie de républicains qui sont attentifs à ses analyses politiques aujourd’hui ? Voilà ce que je ne parviens pas à comprendre.

Notes

2 – Le passage est à 43 minutes dans la vidéo référencée à la note précédente. On trouve aussi cette affirmation dans l’entretien avec Michel Houellebecq (29 novembre 2022) https://frontpopulaire.fr/articles/dieu-vous-entende-michel_ma_17072512  : « Ce qu’on ne dit jamais, c’est que Condorcet a inventé l’eugénisme en 1795, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ».

3 – André Béjin, « Condorcet, précurseur du néo-malthusianisme et de l’eugénisme républicain » dans Histoire, économie et société, 1988, 7ᵉ année, n°3, pp. 347-354, DOI : https://doi.org/10.3406/hes.1988.2356. L’auteur précise qu’il s’agit d’une version d’un texte qu’il a publié dans la Revue de la Bibliothèque nationale n° 28, été 1988, pp. 37-41. Une troisième version « Condorcet, précurseur de l’eugénisme ? », présentée au colloque international de Paris, 8-11 juin 1988, est publiée dans les Actes de ce colloque Condorcet, mathématicien, économiste, philosophe, homme politique : colloque international, Paris, Minerve, 1989, pp. 168-173. Ces études sont les seules, à ma connaissance, qui s’efforcent de soutenir de manière consistante et documentée la thèse d’un eugénisme chez Condorcet.

4 – Troisième des articles cités à la note précédente, p. 172. La récapitulation des arguments et attendus (p. 172) formant la théorie interprétative d’A. Béjin demanderait à elle seule un petit article d’analyse.

5Ibid. pp. 172-173.

6 – Ignorance peu probable. Dans la revue de Michel Onfray, Front populaire, plusieurs de ces éléments sont rappelés par un article de Maxime Le Nagard (24 juillet 2022 https://frontpopulaire.fr/culture/contents/condorcet-pere-intellectuel-de-la-gauche_co12977274 ) recensant un chapitre, dû à la plume de Mona Ozouf, de l’ouvrage collectif Les Figures de proue de la gauche depuis 1789 (dir. M. Winock, éd. Perrin).

[NB. Une version du texte ci-dessus a été envoyée à la revue Front populaire le 10 janvier 2023.]

3 thoughts on “Michel Onfray « lecteur » de Condorcet

  1. Juffé Michel

    La seule chose que je peux reprocher à condor et c’est d’avoir cru à la mathématique sociale et par suite à une rationalité assez étroite
    Pour le reste c’est son courage qu’on peut saluer.

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  2. Incognitototo

    Bonjour,

    Bien que cela fasse longtemps que je n’écoute plus Onfray, merci, Catherine, pour ta vigilance à démonter les « pensées tordues ».

    Quelle clairvoyance ce Condorcet, je suis chaque fois admiratif de sa puissance à penser juste, même avec ce qu’il ne pouvait pas encore savoir à son époque, notamment pour ce que produirait l’évolution scientifique.

    Quel salmigondis ce Onfray, je suis chaque fois stupéfait de l’évolution de plus en plus irrationnelle (pour rester soft) de sa « pensée ».
    Il se vante perpétuellement de tout lire des auteurs qu’il étudie, mais encore faudrait-il qu’il comprenne ce qu’il lit.

    Aussi très clairement, il ne faut plus lui accorder aucun crédit. Son passe-temps préféré et son fonds de commerce sont de faire tomber les « idoles » ; ça ne serait pas si grave, si pour cela il ne jouait pas perpétuellement à un jeu psychologique identifié par l’analyse transactionnelle (E. Berne) comme étant : « je te tiens mon salaud ». Et on sait bien que ceux qui ont un problème de cet ordre-là modifient et interprètent le réel comme ça les arrange… donc, je crains que cela ne soit peine perdue que d’essayer de les ramener vers un peu de rationalité. Quant à contextualiser les textes que soi-disant ils analysent, c’est même de l’ordre de l’inaccessible pour eux.

    Bien amicalement.

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  3. Binh

    Merci pour cette analyse très pointue.
    Michel Onfray parle vite et beaucoup, et il possible qu’il lise de la même manière. Ce faisant, il a pris l’habitude de
    projeter sur les textes (et les actes) les idées qu’il veut y trouver (et qu’il suppose pré-installées) pour asseoir une démonstration. Sur Freud, par exemple, il a insisté lourdement (au point d’en faire une obsession) sur le prix des consultations du psychanalyste pour y trouver un argument critique contre les théories freudiennes. il a aussi fait une fixation sur la libido (supposée par Freud) du petit garçon pour sa mère, ce qu’il critique au seul prétexte qu’il est certain, au fond de lui même, n’avoir jamais ressenti une telle libido. Je doute que Michel Onfray ait bien lu, avec attention et distance, les théories de Freud sur ce point. La série TV, « Bates Motel », tirée du roman « Psycho » est beaucoup plus convaincante que l’écrivain prolifique, sur ce sujet.

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