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Chapeau ou casquette ? Non : béret !

La randonnée en montagne s’accompagne d’un plaisir préliminaire que Mezetulle savoure à petites bouchées gourmandes la veille d’un départ : préparer le sac1. Le contenu de ce dernier a déjà été effleuré dans l’article Jogger et randonneur. Mais outre le sac, on emporte aussi bien sûr tout ce qu’on met sur soi : voilà une mine presque inépuisable de questions passionnantes toujours mal décidées, de choix déchirants. Les enjeux de ces choix ne sont peut-être pas aussi amples que ceux que Mezetulle a soulevés dans Couette ou couverture, mais ils méritent une petite pensée tout de même.

Prenons les choses par le haut. Impensable de partir en montagne sans couvre-chef. J’exclus d’emblée la randonnée hivernale, qui fait l’unanimité avec le très disgracieux et triste bonnet, m’en tenant à la sortie d’été où un soleil agressif est en principe de la partie. À observer les coutumes reçues par les randonneurs rencontrés en montagne depuis plus de trente ans, un dilemme oppose généralement ceux du chapeau (dont le concept technique inclut aussi le bob) et ceux de la casquette. Mais ni l’un ni l’autre ne convient vraiment : il faut trouver une troisième voie.

Le chapeau, gracieuse civilité au cœur de la nature

Longtemps, j’ai eu un faible pour le chapeau.

Indémodable, le chapeau soutient sa prétention au prestige, il unit avec une pointe d’affectation le passé et le présent, le rural et l’urbain, la rigueur de la symétrie et l’artiste désordre d’une crâne inclination, il admet des déclinaisons infinies dans le genre et dans le port, coiffant gracieusement hommes et femmes selon leur morphologie et leur complexion. Imbattable pour la politesse, par le raffinement du geste qui l’ôte ou qui le recoiffe, le chapeau affirme une sorte d’entêtement des bonnes manières, un attachement à la civilité et à la frivolité dans des lieux où elles sont d’autant plus urgentes qu’elles paraissent hors-sujet. Il ponctue ostensiblement la présence humaine dans une nature par définition indifférente, quand elle n’est pas hostile2. Même dans la version commando brousse-léopard qui s’acharne à l’abrutir tout en l’amollissant, il conserve quelque chose qui ressemble à de la préciosité, il sort toujours un peu du rang.

Côté technique, il n’est pas dépourvu de vertus. Protégeant aussi bien et simultanément front, oreilles et nuque par une ombre propice, il ne demande aucun ajustement laborieux dans les changements d’exposition. Sa coiffe loin ou près du crâne selon son degré d’enfoncement permet une ventilation réglable. Son ample visibilité n’est pas à négliger.

Je l’ai pourtant abandonné, le réservant à des lieux plus avenants et domestiqués où seules ses qualités brillent, alors que la montagne – même moyenne – parcourue sac au dos souligne ses défauts et les rend presque permanents. Le vent des crêtes le transforme en fanion capricieux et bruyant, et le fixer par une jugulaire ne sert qu’à l’empêcher de s’envoler tout à fait – sans compter que ce cordon disgracieux vient s’emmêler avec celui des lunettes de soleil. Qu’il soit ou non agité par le vent, son bord arrière vient trop souvent frotter le haut du sac. Enfin, un peu trop volumineux, il est assez difficile à ranger, et quand on le roule pour le glisser dans le sac, il en sort flapi, affreusement ondulé sur les bords, ayant perdu toute sa superbe… .

Le bob : la mocheté imperturbable d’un chapeau avili

Mais pourquoi s’enorgueillir d’un chapeau à larges bords? Il y a le bob, qui reste tout de même un chapeau si on en analyse la composition : coiffe ourlée d’un bord circulaire régulier. Consciencieusement enfoncé sur la tête, le bob résiste aux rafales et ne tutoie jamais le haut du sac à dos. Malléable, il se love aisément dans la poche du sac, et en ressort inchangé : puisqu’elle est déjà toujours froissée, sa mocheté demeure imperturbable. Voilà le hic – car ne parlons pas de la prétendue protection qu’il offre, toujours obtenue au prix d’un inconfort ; trop près de la peau, il habille plus qu’il n’abrite. Mais surtout sa laideur inattaquable vient à bout de n’importe quelle tête, si altière soit-elle. Je n’ai jamais vu personne qui, coiffé de ce stupide couvre-chef, n’ait pas l’air d’un demeuré ou au mieux d’une cloche.

En fait, pour qu’il soit présentable et qu’il ait quelque vertu flatteuse, il faudrait le porter comme celui des matelots américains : bords retroussés, ce qui revient à en annuler l’intérêt. Lequel, si on réfléchit bien, se borne principalement à être jetable sans regret, vu son coût dérisoire – et même parfois nul, distribué comme goodie. Que l’on prenne la chose dans un sens – « Je ne vaux rien et la preuve c’est que je suis moche » – ou dans l’autre – « Je suis moche et mon excuse c’est que je ne vaux rien » -, le bob reste irréversible, présentant toujours la même face jusque dans cette espèce d’humilité ostentatoire. Il suffit de voir une profusion de bobs plongeant sur le nez de troupes ambulantes bon enfant qui s’extasient à chaque détour du sentier pour se sentir presque coupable d’être un peu moins moche, un peu moins débraillé, un peu plus distant. Le bob ne rabat pas seulement le chapeau à son moment idiot, il le trahit ; c’est un chapeau avili, passé à la lessiveuse. 

La casquette et son urbanité décalée

Une solution de compromis serait de bricoler le bob pour le porter retroussé partiellement, de manière à former une visière. Mais là, il est évident que la casquette le surclasse. Même si on la choisit exempte de blason brodé snobinard, branchouillard et coûteux, même lorsqu’elle est aussi modeste que le bob, elle n’affiche pas d’orgueilleuse laideur. Il faut même reconnaître qu’elle peut avoir une certaine classe, sans bien sûr atteindre celle du chapeau dont elle conserve quelque chose de l’insolence urbaine, en la poussant parfois aux limites de la provocation. Porter en montagne une casquette de rappeur noire à visière plate obstinément orientée de travers même si le soleil tape de l’autre côté, c’est sans aucun doute inadapté et générateur de souffrance inutile, mais on sent bien que c’est exprès – et là, dans ces circonstances, il y a une esthétique porteuse d’une morale de l’exception devant laquelle on ne peut que s’incliner, même si on la trouve un peu tapageuse.

Si l’on modère ces extravagances baroques, la casquette en général ne fait pas mauvaise figure en montagne. Moins sensible au vent qu’un chapeau, elle protège bien les yeux d’une lumière malfaisante et se montre adaptée au port du sac à dos.  Mais les oreilles exposées… hum.. ce n’est pas toujours l’idéal. Pour le rangement dans le sac, elle est en revanche pire que le chapeau, avec sa visière rigide et cassante. Enfin, il faut bien l’avouer : plutôt seyante sur la tête des hommes, elle convient généralement très mal aux femmes. A moins d’étudier savamment le passage d’une queue de cheval dans la bride de réglage arrière, façon catogan, mais alors adieu aux variations d’exposition, on est sûre d’attraper un coup de soleil ; et puis vraiment quel geste chichiteux à faire chaque fois qu’on doit la recoiffer après l’avoir ôtée…

Le béret et la versatilité de la Pyrenean Touch relookée

Alors ? Après de longues années d’insatisfaction technique, esthétique et morale, j’ai opté, malgré ma méfiance envers ce qui sent le terroir (et qui ne se mange ni ne se boit), pour un grand classique pyrénéen : le béret3.

Sans aller jusqu’au surdimensionnement de la « tarte » du chasseur alpin, le béret peut être suffisamment large et malléable pour que son ombre protège à volonté aussi bien le front et les yeux que la nuque ou les oreilles, et cela sans aucun mouvement de rotation, par l’inclinaison que lui imprimera une simple chiquenaude. Il se roule aussi bien qu’un bob, se met dans la poche dont il ressort sans dommage et n’offre aucun point de contact avec le haut du sac pendant la marche. Le vent ne le déloge pas. En laine (naturellement « respirante »), il garantit aussi  bien de la chaleur que du froid, et résiste assez longtemps à la pluie. Son esthétique peut selon l’humeur et le moment enraciner le marcheur dans le Sud-Ouest profond, mais aussi se décaler en un tour de main vers des looks moins traditionnels – il se portera plat, incliné, en casquette, en pointe, à l’envers, bouffant : il permet toutes les utilités, tous les effets, toutes les drôleries. En cas de coup de froid, il peut se transformer en bonnet englobant les deux oreilles : impossible, même ainsi, d’avoir l’air aussi idiot qu’avec un bob.

La morale « couteau suisse » minimaliste du sac à dos (un objet doit pouvoir remplir au moins deux fonctions) est donc ici amplement satisfaite. Et l’esthétique y trouve aussi son compte. Coiffe rurale longtemps réservée aux hommes (souvent en armes), le béret est aisément et fort gracieusement passé sur la tête des femmes, allégé de son ourlet en cuir et arborant des couleurs variées pastel ou fluo qui lui donnent un zeste d’urbanité contemporaine, lui épargnant du même coup la connotation militaire où le poussent le bleu marine, l’amarante, le vert sombre et le noir. Il suffit d’un clin d’œil, d’un petit clinamen effleurant la Pyrenean Touch pour relooker le béret sans abolir son ancienneté pastorale, pour lui donner l’universalité et l’actualité qui le sortent du musée des coutumes locales désuètes, et pour le débarrasser de sa mauvaise réputation franchouillarde.

Alors je n’hésite plus, coiffée d’un béret, à aggraver mon cas en lestant le sac de randonnée d’un morceau de fromage odorant et d’une baguette de pain.
  

© Catherine Kintzler, 2011 et 2015. Cet article a été publié initialement sur Mezetulle.net en juillet 2011, et a reçu des commentaires qu’on peut lire ici.

  1. Sur la nature de ce plaisir préliminaire, voir Sport, jeu, fiction, liberté. []
  2. Voir Alpinisme et photographie []
  3. Déjà brièvement célébré dans l’article Le Stade de France pour les nuls, sur le blog La Choule. []

Alpinisme et photographie 1860-1940

de P-H. Frangne, M. Jullien et P. Poncet (Ed. de l’Amateur, 2006)

 

Le summum de l’urbanité et des bonnes manières vu par un objectif hissé à grand-peine dans des lieux sublimes et désolés où la nature implacable n’a affaire qu’à elle-même.
Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, Alpinisme et photographie 1860-1940, Paris : Les Éditions de l’Amateur, 2006, in 4° 250 pages.

Comme dans un opéra, un cahier d’ouverture donne le ton.
Rochers, neiges et glaces bordés d’un noir aussi profond que celui d’un faire-part, avec parfois une page entière noire en vis-à-vis de l’aveuglement des glaciers. Vis-à-vis et non opposition : ces « monts affreux » que nos ancêtres tenaient pour sacrés – vénérables et maudits dans leur splendide inutilité – ces vastes solitudes (« lieux désolés » des disdascalies d’opéra), figures du mauvais infini, celui de la dévastation où la force de la nature se montre sous l’espèce primitive du cristal – sont effectivement une figure de la nuit, ne requérant nul regard. On comprend pourquoi très longtemps l’humanité les a tenues dans le lointain, comme le point aveugle de ce qui ne pouvait constituer un paysage.

Impressions sans âme sur une plaque après avoir traversé les lentilles de ce qu’on nomme si justement un objectif, ce ne sont d’abord que des images affolantes qui montrent ce que pourrait voir un regard qui n’en est pas un, parce qu’elles narguent l’œil humain par une visibilité qui fait l’économie de la vision. Il n’y a pas d’objet plus pur et plus éminent que le front des hautes montagnes pour solliciter et souligner l’insolence de la photographie comme art « achéiropoiétique », comme visibilité en absence d’œil : tout, de part en part, nous y est étranger. Cela ne requiert que l’opération infinitive des choses. C’est une variante de l’épouvantable azur par lequel se manifeste le noir interstellaire. Et même aujourd’hui, à considérer la plus banale carte postale de montagne, nous sommes saisis par ce vertige qui ne sait où une machine optique a bien pu se placer pour donner à voir cela.

Et voici que, tournant les pages, l’objectif s’infléchit. En reculant en deçà d’une croisée, l’ouverture de la focale se convertit en embrasure, en fenêtre. Et du coup, on commence à y voir d’un autre œil autre chose que de la chose absolue.

Coiffé d’un canotier, penché, presque accroupi en équilibre sur un bloc de glace, il s’incline vers un compagnon invisible pour lui tendre la main. Dans ces vastitudes gelées, le geste a quelque chose d’inconvenant tant il est familier, délié, préoccupé seulement d’une civilité à observer avant tout. C’est celui du voyageur serviable aidant une dame à se hisser sur le marchepied de quelque voiture de chemin de fer, mais je vous en prie madame, prenez donc ma main. Ou celui de la maman qui, se tournant vers lui, presse un bambin de parcourir à son tour les marches qu’elle vient de gravir : allons, dépêche-toi, monte, ce n’est pas si difficile. Dans ce gracieux « je me retourne pour t’aider » s’affiche toute l’aisance de l’urbanité là où elle n’a que faire. Grande comme le quart d’un timbre poste, elle perfore l’immensité glacée qui, loin de la noyer, s’engouffre et se vrille en elle comme le flot dans un entonnoir.

P. 111 Anonyme: traversée d'une crevasse, massif du Mont Blanc, fin XIXe siècle (Bibliothèque municipale de Grenoble), détail.

P. 111 Anonyme: traversée d’une crevasse, massif du Mont Blanc, fin XIXe siècle (Bibliothèque municipale de Grenoble), détail.

Ayant placé sa tonalité, le livre se déploie. Vont se succéder, grotesques et admirables, des silhouettes sans visage, des figures de l’humanité rivées sur ce que la nature a de plus indifférent et de plus hostile. Et c’est précisément parce qu’elles n’ont vraiment rien à faire dans ce « rien à voir », parce qu’elles y sont outrageusement déplacées, qu’on mesure l’urgence, la nécessité de monter là-haut, avec armes et bagages, en complets vestons, cravates, foulards et crinolines, pour y frapper les étendues glacées d’un minuscule poinçon brûlant, rien que pour y être en restant tranquillement et audacieusement soi-même. Ainsi, la virtuosité de l’alpinisme est fondée, on le savait confusément, sur une surabondance de bonnes manières, sur une exportation urgente des humanités dans ce qui ne les regarde pas.

Ne pas se méprendre cependant sur le caractère désinvolte des gestes. Il s’agit bien de photographie à l’ancienne, réfléchie, posée, démonstrative. A l’inverse de la photographie de montagne actuelle qui s’acharne à harmoniser la nature avec l’homme dans une bienheureuse couleur de spectacle, ici le geste, si technique et si acrobatique soit-il, s’exhibe volontairement dans son caractère éminemment déplacé, comme une provocation. De sorte que, gravée durement dans l’irréconciabilité du noir et du blanc, la présence humaine se montre tout à la fois impérative et extravagante, excessivement policée et excessivement empruntée.

C’est pourquoi le vocabulaire du sublime est encore le plus convenable pour désigner ces hiatus et ces séries étonnantes de porte-à-faux où chacun des termes – la montagne, l’humanité – campe sur son pôle et ne cède rien à l’autre. Chacun y ayant d’abord affaire à lui-même, on a sous les yeux des frictions, des collages, des incrustations à la fois grandioses et dérisoires. Le plus étonnant est qu’il ne s’agisse pas d’effets spéciaux : ils étaient vraiment comme ça ! Comme le fait remarquer Pierre-Henry Frangne citant Debord, c’est la réunion de ce qui est séparé en tant que séparé. Parce que son essence est la fragmentation et le prélèvement sur l’espace et dans le temps, nul art mieux que la photographie ne pouvait fournir l’image de ce grand écart, de ce superbe et monstrueux double démenti. Jamais l’incrustation de l’homme dans la nature n’aura paru aussi forte et aussi impossible : c’est précisément parce qu’une telle greffe doit à jamais rester stérile que la photo est émouvante. On est loin, très loin, de l’écologie bien pensante et du mièvre « amour de la nature ».

P. 241 Marc Vaucher : Georges Livanos, Dolomites, 1962 (Collection privée Sonia Livanos)

P. 241 Marc Vaucher : Georges Livanos, Dolomites, 1962 (Collection privée Sonia Livanos)

Fascinés par la nature implacable et pénétrés par le respect que l’humanité se doit à elle-même, il faut suivre ces hérauts et ces pionniers dans leur addiction à la rencontre monstrueuse, durant le siècle que parcourt ce magnifique ouvrage, jusqu’au seuil des années 1960 par lesquelles il se clôt. L’alpinisme s’y spécialise et s’y modernise, certes, conjointement aux techniques de l’instantané photographique, mais le fil ne se perd jamais. Le témoin d’une urbanité obstinée et impérieuse, égrenée au fil des pages et des cordées, vient ultimement s’affirmer dans l’élégante et poignante cigarette de Georges Livanos suspendu à une paroi des Dolomites. Accompagné par les magnifiques et subtils textes de Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, on peut sans modération s’enivrer jusqu’au bout du livre d’un mélange exquis de tabac et d’air raréfié, vérification exacte d’une Élévation baudelairienne, avant que quelque Tartuffe ne s’émeuve au sujet de cette sulfureuse page 241 et réclame l’effacement  de ce « je ne saurais le voir », comme d’autres ont déjà osé le faire avec succès sur les célèbres portraits de Sartre, Malraux et Humphrey Bogaert.

© Catherine Kintzler, 2007
Cet article a été initialement publié le 5 septembre 2007 sur l’ancien site Mezetulle.net. Avec mes remerciements pour l’autorisation de reprendre deux photos.

Lire aussi l’article de Pierre Campion sur le site À la littérature.