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Sport et laïcité : un terrain miné

Aline Girard rappelle les multiples et spectaculaires offensives politico-religieuses dont la pratique sportive publique est l’objet, lesquelles n’épargnent même pas (on devrait dire « surtout pas ») l’olympisme en dépit de sa charte. Elle fait le point sur la situation actuelle de la réglementation, très complexe, de l’affichage politico-religieux dans le sport et commente le projet de loi voté par le Sénat en février 2025 ainsi que les réactions qu’il a soulevées. Elle souligne que, pour l’islam politique qui mène ses offensives sur tous les secteurs de la vie sociale et publique, « le sport est un terrain de choix, puisqu’il met en scène le pire cauchemar des intégristes, la liberté des corps, et surtout la liberté des corps féminins. »

Les Jeux olympiques de Paris de 2024 ont mis sur le devant de la scène, de manière spectaculaire, la question de la neutralité religieuse et politique dans le sport. Avant et pendant cet événement mondial, suivi par un total cumulé de 12 millions de spectateurs sur sites et 12 milliards de téléspectateurs dont 60 millions de Français, les débats ont été vifs autour du port de signes religieux ostensibles dans les stades, gymnases, dojos et autres enceintes sportives.

Interdites pour les athlètes français (avec une regrettable entorse au règlement pour la coureuse de relais 4×100 Sounkamba Sylla qui a caché son voile sous une casquette), les tenues islamiques ont fleuri dans les enceintes sportives. Une image forte est celle de la marathonienne néerlandaise Sifan Hassan, qui a reçu lors de la cérémonie de clôture sa médaille d’or voilée, alors qu’elle avait couru nu-tête et en short et qu’elle n’était jamais auparavant apparue portant un voile. La signification de ce choix – volontaire ou contraint – est sans équivoque : il s’inscrit dans une puissante offensive politico-religieuse.

Il est difficile d’oublier les pionnières musulmanes du Maghreb, médaillées d’or, qui ont concouru tête, jambes et bras nus dans le respect de la Charte Olympique, pour défendre la liberté des femmes et ce malgré les menaces des intégristes de leur pays : qu’il s’agisse de la Marocaine Nawal El Moutawakel aux JO de Los Angeles de 1984, de l’Algérienne Hassiba Boulmerka aux JO de Barcelone de 1992 et de la Tunisienne Habiba Ghribi aux JO de Londres de 20121. Ces femmes sont les héritières de celles qui se sont battues depuis la fin des années 1960 pour la liberté et l’émancipation des femmes, pour l’égalité des sexes, pour une condition féminine libérée des oppressions et du patriarcat.

L’olympisme est désormais le champ d’expressions politiques et convictionnelles qui s’affichent ouvertement sans risque de sanction. De fait, le sport en général est le siège d’attaques répétées et puissantes contre la neutralité et l’égalité femmes/hommes, et, en France, contre la laïcité.

Les débats et les polémiques occupent la scène politique et médiatique, révélant en France des fractures idéologiques et sociétales profondes. Dans ce contexte tendu essayons, en cinq questions, d’avoir les idées claires sur la réalité juridique et les courants d’influence qui traversent le champ sportif.

Que signifie la neutralité dans le champ des activités physiques et sportives ?

Le mieux est de faire confiance au ministère des sports, et plus particulièrement aux pages « Préserver le pacte républicain » du site officiel2, dont sont extraits les deux paragraphes suivants :

« Le principe de neutralité [religieuse et politique] s’applique aux activités sportives organisées par les collectivités publiques et par les fédérations sportives chargées d’une mission de service public [qu’elles soient agrées ou délégataires]. Les présidents, salariés et bénévoles de ces fédérations, les arbitres désignés sur une compétition fédérale, les athlètes sélectionnés en équipes de France doivent respecter, dans leur activité sportive, le principe de neutralité religieuse. Les statuts des fédérations et les règlements des collectivités publiques peuvent y soumettre en outre leurs adhérents et usagers (conformément au principe dont s’inspire l’article 50.2 de la Charte olympique). […]

Dans le cadre de la pratique sportive, la liberté d’expression des convictions et des croyances peut être restreinte afin de garantir l’égalité de tous et le respect de la liberté de conscience d’autrui.[…]  Le fait de s’abstenir de faire ostentation de ses croyances ou convictions sauvegarde l’égalité et le respect mutuel entre tous. Pour défendre les valeurs du sport au quotidien, il faut parallèlement mener, sans faiblesse et sans ambiguïté, la lutte contre toute tentative de propagande religieuse ou politique, toute forme de radicalisation religieuse ou de repli communautaire. »3

En revanche, les associations sportives privées qui n’exercent pas une mission de service public ne sont pas tenues par une obligation légale de neutralité religieuse en leur sein. Les adhérents et athlètes de ces clubs demeurent en principe libres de leurs convictions et de leurs tenues. La liberté d’expression des croyances trouve donc à s’exercer dans la pratique sportive amateur, sous réserve de ne pas troubler l’ordre public, de ne pas porter atteinte aux autres (pas de prosélytisme abusif, pas de discrimination) et de rester compatible avec le bon déroulement de l’activité en termes d’hygiène et de sécurité et les règles du jeu.

Prenons un exemple : une sportive voilée évoluant dans un club amateur privé ne contrevient pas à la loi tant qu’aucune règle spécifique ne l’interdit dans la compétition concernée. Toutefois, dès lors que cette sportive participe à des compétitions officielles organisées par une fédération délégataire, elle entre dans un cadre où la fédération peut imposer des restrictions vestimentaires au nom de la neutralité et de considérations d’ordre public.

La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République4 a introduit des outils juridiques importants pour renforcer l’application de la laïcité dans le champ sportif, notamment en posant des conditions claires à ceux qui participent au service public sportif ou qui en bénéficient. Ainsi, – cette loi a, d’une part, créé un mécanisme de “déféré laïcité” permettant aux préfets de saisir en urgence le juge administratif lorsqu’une décision d’une collectivité publique satisfait une revendication religieuse – un dispositif qui a été utilisé pour la première fois lors de l’affaire du burkini dans les piscines de Grenoble en 2022. Elle a, d’autre part, instauré le Contrat d’engagement républicain pour les associations sollicitant un agrément de l’État ou une subvention publique. Toutes les associations sportives agréées, affiliées à une fédération ou subventionnées, doivent signer ce contrat et s’engager à respecter les valeurs de la République, dont la laïcité.

Comment les fédérations sportives appliquent-elles les principes de neutralité et de laïcité ?

Alors que l’homogénéité et la cohérence devraient régner dans ce domaine, les fédérations françaises agréées ou délégataires appliquent les règles de neutralité et de laïcité de manière inégale. Le sport est le lieu de regrettables incohérences.

Plusieurs fédérations appliquent strictement les règles, en raison du cadre imposé par les autorités publiques et de leur attachement aux valeurs républicaines. Les fédérations françaises de Football (2016), Basket-ball (2022), Volley-ball (2023) ou Rugby (2024) interdisent le port de signes religieux ostensibles sur les terrains lors des compétitions officielles nationales et internationales, quel que soit le niveau de pratique, considérant que le sport collectif doit être un espace neutre, exempt de toute manifestation politique ou religieuse. On se souvient de la polémique autour de l’affaire des « hijabeuses » qui demandaient en 2023 le droit de porter une tenue islamique. La FFF, réaffirmant sa position de principe, a été attaquée par le collectif « Les hijabeuses » devant le Conseil d’État, qui a rejeté leur demande5.

D’autres fédérations françaises appliquent des règles contraires et autorisent le port du voile, essentiellement sous prétexte d’inclusivité, en réalité pour contourner d’éventuelles polémiques. C’est le cas par exemple des fédérations d’Athlétisme, de Hand-ball ou de Judo.

L’incohérence est patente et nuisible. Certaines fédérations considèrent la neutralité comme essentielle pour préserver l’unité et éviter les tensions dans des environnements multiculturels ; d’autres, sensibles aux pressions communautaires relayées et amplifiées par les médias et des partis politiques opportunistes, privilégient la « souplesse » pour, disent-elles, encourager la participation et respecter les droits individuels, mais aussi pour éviter des accusations de discrimination. Le cas du hijab dans le sport est le point de friction principal entre les fédérations qui défendent la neutralité et la laïcité et celles prônant une approche « inclusive ».

En dépit des décisions du Conseil d’État favorables à la FFF et la FFBB, les réglementations des fédérations ayant décidé d’interdire le voile en compétition demeurent contestées (et sont parfois contournées), comme le sont d’ailleurs celles des fédérations n’ayant pas pris de mesure d’interdiction. Le terrain est miné.

Le sport à l’école est-il soumis aux mêmes règles ?

L’école est régie par des dispositifs juridiques spécifiques qui sont sans ambiguïté concernant l’obligation de la discipline, les signes religieux, la mixité, le suivi des enseignements.

L’obligation de la pratique du sport à l’école de l’article L. 312-3 du Code de l’éducation qui dispose que « l’éducation physique et sportive (EPS) fait partie intégrante des enseignements obligatoires dans les établissements scolaires. Elle vise à contribuer à l’épanouissement physique, moral et social des élèves. »6 De plus, le Préambule de la Constitution de 1946 (adopté dans la Constitution de 1958) établit que « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture », ce qui englobe les activités sportives comme un aspect de l’éducation globale. Les textes de référence sont clairs, la loi l’est aussi.

Le port par les élèves de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse est interdit par la loi du 15 mars 2004, au sein de l’établissement comme dans les installations sportives extérieures ou pendant le trajet jusqu’au stade ou gymnase. L’article 13 de la Charte de la laïcité affichée dans tous les établissements scolaires ajoute : « Nul ne peut se prévaloir de son appartenance religieuse pour refuser de se conformer aux règles applicables dans l’École de la République ».

La mixité a été rendue obligatoire à tous les niveaux d’enseignement et dans toutes les disciplines par la loi Haby du 11 juillet 1975. Les nouveaux programmes précisent que l’EPS permet à tous les élèves « filles et garçons ensemble et à égalité » de construire les compétences du socle commun.

Tout est on ne peut plus carré. Et pourtant les contestations en l’EPS – la discipline la plus touchée7 – par les élèves, principalement de religion musulmane, se multiplient : absences systématiques à des cours de piscine ou d’athlétisme, dispenses médicales de complaisance8, demandes de non-mixité dans les cours d’EPS et notamment en natation, revendications de tenues vestimentaires couvrant les bras et les jambes, etc.

Il faut convenir que pour les élèves sportives il est parfois compliqué d’y comprendre quelque chose ! Ainsi une élève se verra interdire le port du voile au lycée à 15h sous le regard vigilant de son professeur d’EPS, alors qu’elle sera autorisée à le porter à 18h à l’entraînement de hand-ball dans le gymnase voisin sous le regard indifférent de son coach… professeur d’EPS quelques heures auparavant. Incohérence nuisible au développement de l’esprit laïque et républicain !

Le sport est-il un lieu de prosélytisme et d’entrisme religieux ?

Le sport est historiquement et communément perçu comme un espace de partage et d’union au sein d’un groupe, d’une équipe et un support du dialogue interculturel entre nations, et non comme un enfermement ou un lieu de prosélytisme religieux. C’est pourtant aujourd’hui un lieu d’entrisme religieux. Médéric Chapitaux, membre du Conseil des sages de la laïcité de l’Éducation nationale et auteur du livre Quand l’islamisme pénètre le sport9 tire le signal d’alarme. Il interroge : « Certaines salles de sports dans les banlieues seraient-elles devenues des lieux de l’entre-soi et un éventuel ferment de l’islamisme ? Une forme d’emprise prosélyte s’exercerait-elle en direction des jeunes de confession musulmane qui fréquentent certains lieux de pratique sportive ? ». Le constat est le même chez William Gasparini, sociologue du sport, qui alerte sur les dérives du « sport communautaire », la présence d’« entrepreneurs identitaires » sur les terrains de sport et la « confusion entre l’espace sportif et l’espace cultuel »10. Le sport est-il le « terrain de jeu des islamistes dans les quartiers populaires » ? Plusieurs rapports officiels ont précédé ces observations récentes11.

En 2020, 127 associations sportives étaient identifiées comme « ayant une relation avec une mouvance séparatiste » rassemblant plus de 65 000 adhérents, parmi lesquelles 29 structures apparaissaient fondées ou « noyautées » par des tenants de l’islam radical, majoritairement salafistes (18) et 5 en lien avec les Frères musulmans (les autres sans affiliation repérée), rassemblant plus de 11 000 adhérents12. Certains voient le sport comme le prochain « territoire perdu de la République ».

La commission Culture du Sénat a alerté sur les dérives observées et la multiplication des associations sportives en relation avec une mouvance islamiste radicale et séparatiste. Le 18 février 2025, le Sénat a adopté en première lecture, par 210 voix contre 81, la proposition de loi visant à assurer le respect du principe de laïcité dans le sport13.

Cette proposition de loi, notamment, interdit le port de signes ou tenues manifestant ostensiblement une appartenance politique ou religieuse lors des compétitions organisées par les fédérations sportives, leurs ligues professionnelles et leurs associations affiliées et impose le respect des principes de neutralité et de laïcité dans les piscines. Elle a été transmise à l’Assemblée nationale le 19 février. Depuis lors, les prises de position et polémiques au sujet de cette loi ont fleuri dans le monde politique, dans la presse et dans le monde sportif lui-même.

Dans un premier temps, le premier Ministre a décidé d’inscrire au plus vite l’examen de cette loi à l’agenda de l’Assemblée nationale, puis François Bayrou a pris un virage à 180°, déclarant le 1er avril : « Il ne faut pas stigmatiser nos neuf millions de compatriotes musulmans »14. Des dissensions sont apparues au sein du gouvernement. La ministre des sports Marie Barsacq a tergiversé15. « Aucun signe religieux ostentatoire16 ne doit être porté lors des compétitions sportives » pour Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, ajoutant qu’« un terrain de sport n’a pas à être un lieu d’entrisme religieux, d’entrisme politique ». La ministre de l’Éducation nationale Elisabeth Borne a courageusement botté en touche, rejetant l’idée d’une loi d’interdiction générale pour lui préférer une « gestion par les fédérations sportives ». Pour pasticher le slogan de la marque Canada Dry, le sport « Ça a la couleur de l’Éducation nationale, le goût de l’Éducation nationale… mais ce n’est pas l’Éducation nationale. » Aux fédérations sportives, comme jadis aux proviseurs et principaux de collèges, la lourde responsabilité de la décision. Une époque qui rappelle les erreurs de jugement et difficultés des années 1989-2004 dans les établissements scolaires, avant le vote de la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction de signes religieux ostensibles.

Parmi les sportifs également, des divergences ont émergé. Songeons à la prise de position sur X du judoka Teddy Riner qui a minimisé la portée du port du hidjab dans le sport avant de tenter d’apaiser la situation, probablement après la mise au point de l’ancien champion du monde de boxe français d’origine iranienne, Mahyar Monshipour. « Réveillez-vous », a-t-il lancé à Teddy Riner ajoutant à partir de son expérience : le voile est un « linceul » et le « signe visible d’une inégalité entre l’homme et la femme »17. Précisions que Monshipour a été l’entraîneur de Sadaf Khadem, la première femme iranienne à participer à un combat officiel de boxe depuis la révolution iranienne de 1979, ce qui l’a contrainte à l’exil en France.

Les nombreuses manifestations religieuses dans les stades pendant la période du Ramadan 2025, comme des interruptions de matchs ou des prières collectives dans les vestiaires, ont donné un ton encore plus aigu aux débats. Les conclusions, pourtant très documentées et précisément sourcées, de la « Mission flash sur les dérives communautaristes et islamistes dans le sport », rapportées le 5 mars 2025 par les députés Julien Odoul et Caroline Yadan, missionnés par la Commission des Affaires culturelles et de l’éducation, ont achevé d’enflammer les esprits18. Les rapporteurs de la Mission flash n’ont fait pourtant que confirmer les alertes. Les observations sont concordantes.

Le sport féminin aux jeux olympiques est-il un enjeu pour l’islamisme ?

Je m’inspire ici des propos si lucides d’Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes19.

La règle 50.2 de la Charte olympique stipule qu’« aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique. » Le président du Comité International Olympique, Avery Brundage, n’a pas hésité à l’appliquer lorsqu’elle a été enfreinte de façon spectaculaire aux Jeux de Mexico de 1968 par deux athlètes coureurs de 200 mètres, John Carlos et Tommie Smith. L’image de leur poing ganté de noir dressé dans le ciel de Mexico en faveur de la non-discrimination raciale et des droits de l’homme est passée à la postérité. Les deux athlètes ont été suspendus pour cause de démonstration politique, puis exclus à vie des Jeux olympiques. On peut évoquer aussi l’interdiction faite aux athlètes français aux JO de Pékin (2008) de porter un badge « Pour un monde meilleur » vu comme une critique implicite du régime chinois.

Le sport a joué un rôle majeur dans le combat contre l’apartheid racial en Afrique du Sud . Le CIO n’a montré aucune faiblesse lorsqu’il a exclu l’Afrique du Sud des Jeux pendant trente ans de 1962 à1992. Mais une autre forme d’apartheid, passée quasiment inaperçue, a fait son apparition : l’absence, voire l’exclusion des femmes de trente-cinq délégations. Plus tard sont venues les exigences choquantes, notamment vestimentaires, en contradiction avec les règles du sport et l’ancrage d’un « modèle sportif islamiste féminin ».

L’obligation de neutralité des athlètes olympiques est bafouée, depuis que les femmes de nombreux pays musulmans sont contraintes de concourir en portant une tenue islamique, la première d’entre elles étant une Iranienne aux JO d’Atlanta en 1996. En acceptant des conditions spécifiques et discriminatoires pour la pratique féminine, les organisateurs des JO et des compétitions internationales abandonnent leurs principes et encouragent la propagation d’une vision ségrégationniste, telle qu’elle est imposée en Iran et en Afghanistan, avec le soutien des pétro-monarchies. À l’apartheid racial a succédé l’apartheid sexuel ! On ne peut être plus percutant.

Comme l’a dit l’actrice iranienne, Golshifteh Faharani, après la mort de Mahsa Amini en 2022 : « Libérer sa chevelure est un geste symbolique sans précédent. Le voile est la base de l’oppression islamique sur la femme. S’il tombe, le reste s’effondrera » 20. On entend bien, à travers les propos de l’héroïne de « Lire Lolita à Téhéran », que le voile est un outil d’oppression et non un « vêtement » comme les autres, non signifiant.

Après les questions

La situation que nous connaissons en France aujourd’hui dans le sport est source de confusion dans les esprits et de tensions dans la vie quotidienne des sportifs, des encadrants, des associations et des collectivités, de la société en général. Il faut éviter qu’elle ne se dégrade encore plus sauf à risquer la survenue d’événements violents.

Deux points sont particulièrement préoccupants : d’une part l’entrisme islamiste dans le sport et la communautarisation qui l’accompagne et d’autre part le port du voile par les sportives musulmanes qui auraient, grâce à cette tolérance, la possibilité de s’intégrer et de s’émanciper. Pour certaines néo-féministes woke, le sport « empouvoire » les femmes voilées. « Tel est le message publié le 18 mars sur le réseau social Bluesky par la députée écologiste de Paris Sandrine Rousseau, pastichant l’extraordinaire slogan des femmes iraniennes « Femme, vie, liberté » avec un affligeant : « Femme, sport, foulard », nous dit Fatiha Agag-Boudjahlat »21, qui ajoute  « Le port du voile dans le sport discrédite les musulmanes non voilées », avant de conclure « Une liberté qui se fait aux conditions des hommes n’est pas digne ». J’ajouterai « aux conditions des hommes intégristes islamistes »22.

Une réflexion sur le sport ne peut faire l’impasse sur l’action de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du Front populaire, assassiné par la milice en 1944 et entré au Panthéon en 2015. Un homme au destin brisé à l’origine de réformes fondamentales de l’institution scolaire et du monde culturel qui ont marqué en profondeur notre société. C’est Jean Zay qui a instauré l’Éducation physique et sportive à l’école et il faut garder à l’esprit l’idéal qui l’animait. Il a voulu faire du sport un outil de libération de l’individu et de solidarité humaniste, à l’époque où le fascisme et le nazisme embrigadaient les esprits et instrumentalisaient les corps. Pour lui, formation et liberté des esprits, formation et liberté des corps étaient la voie royale vers l’émancipation. Une voie vers l’émancipation dont on peut penser qu’elle est de moins en moins aisée aujourd’hui pour les filles et les femmes.

J’emprunte les mots de la fin au Collectif laïque national qui regroupe plus de 40 associations laïques. Dans un communiqué de presse publié le 4 avril, le Collectif affirme « Le sport s’adresse à toutes et tous : il doit rester neutre » :

« Le Collectif n’oublie pas qu’un véritable apartheid sexuel est imposé aux femmes dans les théocraties islamiques, par le port obligatoire du voile ou du hidjab et la dissimulation du corps (cou, bras, jambes), comme par leur exclusion de certaines disciplines sportives dans les compétitions internationales. L’affichage religieux des sportives est un élément de propagande politico-religieux incontestable. On ne peut ignorer en France cette réalité, et considérer que la dissimulation du corps des femmes ne serait chez nous qu’une affaire de mode, voire l’effet d’un libre choix. Le militantisme communautariste d’associations comme « Alliance citoyenne » (pour le hidjab dans le football ou le burkini à la piscine), justement mis en échec par le Conseil d’État, doit être combattu. Le Collectif constate que, contrairement à ce que prétendent certains, de nombreux travaux font état d’un entrisme religieux croissant dans le sport, source de pressions communautaristes contraires à la liberté de conscience. »

Liberté de conscience et laïcité, piliers de notre République, sont aujourd’hui largement recouvertes par la notion de liberté de religion, voire de « liberté religieuse », ce dernier concept étant absent du droit et de l’imaginaire français. Les manifestations religieuses dans le sport, nombreuses et ostentatoires, interdisent sur les terrains comme dans les gymnases cette « respiration laïque », pour reprendre l’expression de Catherine Kintzler, que permet l’école depuis la loi du 15 mars 2004. Aujourd’hui l’offensive de l’islam radical et politique – l’islamisme – se porte sur tous les terrains de la vie politique, sociale, économique et culturelle : école, entreprise, théâtre, tout est bon pour tenter de mettre en œuvre une oppression régressive, d’imposer une vision inégalitaire et obscurantiste des relations entre les êtres humains, et particulièrement entre les hommes et les femmes. Le sport est un terrain de choix, puisqu’il met en scène le pire cauchemar des intégristes, la liberté des corps, et surtout la liberté des corps féminins. N’est-il pas temps de légiférer pour que le sport reste un espace neutre où l’indifférenciation permettrait l’égalité et la fraternité, en ces temps où une prescription implicite invite de plus en plus les sportifs à se reconnaître dans la position religieuse, comme des êtres religieux membres de communautés ?

Notes

1 – Merci à Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes, pour ces références.

3 – On se référera avec profit au Vademecum « Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans le champ des activités physiques et sportives » réalisé en mars 2022 par le Conseil des sages de la laïcité de l’Éducation nationale avec le concours de la direction des affaires juridiques du ministère de l’Education nationale, de la jeunesse et des sports. Rubrique Publications, notes et avis : https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537

6 – Voir le Vademecum « La Laïcité à l’école » publié par le Conseil des sages de l’EN. Fiche 9 :« Les élèves sont soumis à l’obligation d’assiduité posée par l’article L. 511-1 du Code de l’éducation, qui impose que soit suivie l’intégralité des enseignements obligatoires et facultatifs auxquels les élèves sont inscrits (article R. 511-11 du Code de l’éducation). Il en résulte que les élèves doivent assister à l’ensemble des cours inscrits à leur emploi du temps sans pouvoir refuser les matières qui leur paraîtraient contraires à leurs convictions. Un absentéisme sélectif pour des raisons religieuses ne saurait être accepté. En éducation physique et sportive (EPS), les certificats médicaux – qui pourraient paraître non justifiés au directeur d’école ou au chef d’établissement – peuvent être soumis à l’avis du médecin de l’éducation nationale, qui pourra, s’il l’estime utile, demander à rencontrer l’élève pour pouvoir évaluer la situation. En effet, le motif d’atteinte à des convictions religieuses ne figure pas au nombre des motifs d’absence reconnus comme légitimes (cf. article L. 131-8 du Code de l’éducation). Ibid. https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537

7 – 30% des professeurs d’EPS ont été confrontés à des contestations, selon Jean-Pierre Obin, in Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Paris, Hermann, 2020.

8 – Voir le Vademecum publié en mars 2022 par le Conseil des Sages de la laïcité de l’EN : « L’évitement des cours d’éducation physique et sportive et le recours à des certificats médicaux non justifiées ». Ibid. https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537

9Médéric Chapitaux, Quand l’islamisme pénètre le sport , Paris, PUF, 2023.

11 – On peut citer le rapport du Sénat daté de 2020 sur « Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble », dont la partie 3 est consacrée au sport (Le sport, parent pauvre de la lutte contre le séparatisme https://www.senat.fr/rap/r19-595-1/r19-595-115.html) et celui publié en 2021 par l’Inspection générale de l’Éducation, du sport et de la recherche qui font les mêmes constats https://www.sports.gouv.fr/sites/default/files/2023-02/rapports-ig-sr-les-ph-nom-nes-de-communautarisme-dans-les-associations-sportives-et-de-jeunesse-les-accueils-collectifs-de-mineurs-4967.pdf

12 – Données issues du Rapport sur « Frères musulmans et islamisme politique en France » (mai 2025) https://www.crsi-paris.fr/wp-content/uploads/2025/05/202505-Rapport-Freres-Musulmans-.pdf

15 – Dans un premier temps, la ministre Marie Barsacq a tenté de justifier le port du foulard islamique sur les terrains de sport au prétexte que « ce n’est pas de l’entrisme » et que « l’objectif du ministère des Sports, c’est de donner l’accès à la pratique sportive à tous et toutes », en ajoutant que « le sport est un outil d’émancipation pour tous et toutes ». Le lendemain, dans le journal L’Équipe, son entourage a maladroitement plaidé une « position d’équilibre » entre l’interdiction du port de signes religieux en compétition et la liberté religieuse des sportifs amateurs.

16 – Le fait que le signe religieux soit ostensible est suffisant, il n’a pas besoin d’être « ostentatoire ».

20 – À voir le très beau film Tatami, film américano-géorgien (2023) réalisé par la franco-iranienne Zar Amir Ebrahimi et l’israélien Guy Nattiv, qui évoque la contrainte islamique exercée sur les sportives iraniennes à travers l’histoire d’une judoka. La réalisatrice, également actrice, s’est réfugiée en France en 2008.

21 – Auteur de Combattre le voilement, Paris, Cerf, 2019.

« Le sport ou la violence apprivoisée », table ronde. Rencontres philosophiques Michel Serres, Agen

Participation à la table ronde « Le sport ou la violence apprivoisée » .
Rencontres philosophiques Michel Serres (Agen).

Avec Claude Onesta.

Animation de la table ronde : Kolia Waedemon

https://rencontresmichelserresagen.com/programmation/

https://rencontresmichelserresagen.com/billetterie/

 

JO de Paris 2024 : l’Iran et l’Afghanistan hors Jeux !

Le Point publie aujourd’hui un texte pour défendre la neutralité religieuse des Jeux olympiques et paralympiques de Paris.  Écrit par Daniel Salvatore Schiffer, philosophe, écrivain et Frédéric Thiriez, avocat auprès du Conseil d’État, ancien président de la Ligue professionnelle de football, il réunit de nombreux premiers signataires.

« Alors que la France est critiquée de toutes parts, y compris par des représentants des Nations unies et des ONG de défense des droits de l’homme, pour interdire le port du voile islamique dans sa délégation aux Jeux olympiques et paralympiques, osons rappeler haut et fort que la France ne fait en cela qu’appliquer une règle fondamentale de la Charte olympique, la neutralité politique et religieuse du sport : Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique  (article 50.2) ».

Lire l’intégralité du texte et consulter la liste des premiers signataires sur le site du Point.

« Burkini » : communiqué de presse du Conseil d’État

Le CE confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble

Dans son article « Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle« , Charles Arambourou a proposé aux lecteurs de Mezetulle une analyse très précise du nouveau règlement intérieur des piscines publiques de Grenoble autorisant le port de « tenues non près du corps ne dépassant pas la mi-cuisse » (autrement dit du « burkini »..), ainsi que de la décision du Tribunal administratif du 26 mai 2022 qui « retoquait » ledit règlement – cette autorisation du port du « burkini » est une disposition dérogatoire prise pour satisfaire une revendication religieuse. On apprend aujourd’hui que le Conseil d’État, saisi en appel, vient de confirmer ce jugement.

Mezetulle publie ci-dessous le communiqué de presse du CE – et invite les lecteurs à lire l’article de Charles Arambourou, augmenté (24 juin) d’un Addendum commentant la décision du CE.

Le Conseil d’État confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant le port du « burkini »

Le juge des référés du Conseil d’État était saisi pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble avait prononcé la suspension du nouveau règlement des piscines de la ville de Grenoble qui autorise le port du « burkini ». Saisi d’un appel de la commune, le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics.

En mai dernier, la ville de Grenoble a adopté un nouveau règlement intérieur pour les quatre piscines municipales dont elle assure la gestion en affirmant vouloir permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps. L’article 10 de ce règlement, qui régit, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, les tenues de bain donnant accès aux bassins en imposant notamment qu’elles soient ajustées près du corps, comporte une dérogation pour les tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse. Après la suspension de cette disposition par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble le 25 mai dernier1, la commune a fait appel de cette décision devant le Conseil d’État. C’est la première application du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République2, qui concerne les cas d’atteintes graves aux principes de laïcité et de neutralité des services publics.

Le juge des référés du Conseil d’État rappelle la jurisprudence selon laquelle le gestionnaire d’un service public a la faculté d’adapter les règles d’organisation et de fonctionnement du service pour en faciliter l’accès, y compris en tenant compte des convictions religieuses des usagers, sans pour autant que ces derniers aient un quelconque droit qu’il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. Il rappelle aussi que l’usage de cette faculté ne doit pas porter atteinte à l’ordre public ou nuire au bon fonctionnement du service3. Par son ordonnance, le juge des référés du Conseil d’État indique que le bon fonctionnement du service public fait obstacle à des adaptations qui, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public.

En l’espèce, le juge des référés constate que, contrairement à l’objectif affiché par la ville de Grenoble, l’adaptation du règlement intérieur de ses piscines municipales ne visait qu’à autoriser le port du « burkini » afin de satisfaire une revendication de nature religieuse et, pour ce faire, dérogeait, pour une catégorie d’usagers, à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps. Il en déduit qu’en prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune pour les autres tenues de bain, le nouveau règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble affecte le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et donc le bon fonctionnement du service public, et porte atteinte à l’égalité de traitement des usagers, de sorte que la neutralité du service public est compromise.

Pour ces raisons, le juge des référés du Conseil d’État rejette l’appel de la ville de Grenoble.

Décision en référé n° 464648 du 21 juin 2022

1 Décision en référé n° 2203163 du 25 mai 2022

2 L’article 5 de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 a modifié l’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, qui dispose désormais : « Lorsque l’acte attaqué est de nature (…) à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat (…) ».

3 CE, 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône, n° 426483.

Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle

Edit du 24 juin 2022 : lire à la fin de l’article l’Addendum  commentant la décision du Conseil d’État.

Provocation politicienne en période électorale, nouvel épisode de l’apartheid imposé aux femmes musulmanes par les intégristes, ou simple histoire de chiffons sans rapport avec la religion ? L’affaire des « burkinis » dans les piscines de Grenoble donne lieu à des torrents d’encre et d’octets numériques où la raison trouve rarement son compte. D’où un certain nombre d’approximations, voire de simples énormités, proférées par les camps en présence.
Or le maire de Grenoble n’a pas « autorisé le burkini dans les piscines de la ville » – il est plus malin ! Le Tribunal administratif n’a pas davantage « interdit le burkini ». Quant à la laïcité, elle ne se limite pas à la loi de 1905, et il n’est pas vrai que dans l’espace public, on puisse « porter la tenue que l’on veut ».
Le plus simple n’est-il pas de remonter aux sources et de prendre la peine de lire les règlements et la première décision de justice en cause ? Sans oublier que le Conseil d’État doit se prononcer en appel.

Le règlement intérieur d’une piscine doit assurer « l’hygiène et la salubrité » publiques

Le précédent règlement des piscines de Grenoble, en 2017, y consacrait son article 12 :

« Pour des raisons d’hygiène et de salubrité, la tenue de bain obligatoire pour tous dans l’établissement est le maillot de bain une ou deux pièces propre et uniquement réservé à l’usage de la baignade. »

Ces règles étaient justifiées par la responsabilité incombant aux collectivités locales, depuis 1884, d’assurer « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » -définition de l’ordre public. Les prescriptions vestimentaires suivantes, adaptées notamment au caractère fermé de la baignade et à la présence de bouches d’aspiration, en découlaient à Grenoble :

« [Le] maillot de bain en matière lycra moulant très près du corps recouvre […] au maximum la partie située au-dessus des genoux et au-dessus des coudes. […] »

Le maillot devait être « très près du corps » pour éviter que des tissus flottants puissent être aspirés par les évacuations, et, en raison du caractère fermé de la baignade, laisser apparaître les bras et les jambes, pour se différencier des tenues de ville dont la propreté n’est pas garantie. Le règlement détaillait :

« Sont donc strictement interdits : caleçon, short cycliste, maillot de bain jupe ou robe, boxer long, pantalons de toutes longueurs, jupe, robe, paréo, string, tee-shirt, tee-shirt de bain (matière lycra), sous-vêtements, combinaisons intégrales. »

Rien de « liberticide » là-dedans : le « monokini » y était déjà autorisé, mais seulement « sur la serviette » (quelle femme souhaiterait se baigner seins nus dans une piscine bondée ?). La baignade en robe couvrante ou en burkini enfreignait manifestement ces prescriptions justifiées d’ordre public.

Le nouveau règlement des piscines de Grenoble dérogeait à ces règles

Pour satisfaire les revendications pro-burkini des militantes d’Alliance citoyenne, le maire de Grenoble ne pouvait donc que dégrader les règles d’hygiène et de sécurité : position délicate à assumer. Le nouveau règlement intérieur voté le 16 mai 2022 est ainsi un monument d’hypocrisie : nulle part il n’autorise explicitement le burkini. Il se contente de ne plus en rendre le port contraire au règlement, en affichant des prescriptions aussi énergiques dans la forme que revues à la baisse sur le fond.

Ainsi, le rapport de présentation annonce que le nouvel article 10 (« prescriptions d’hygiène et de sécurité ») « ajoute » la disposition suivante : « le port d’une tenue de bain conçue pour la baignade et près du corps ». En réalité, il « retranche » :

« […] les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-shorts sont interdits »,

ce qui revient à autoriser les tenues non près du corps du moment qu’elles ne dépassent pas la mi-cuisse (jupettes) !

L’ordonnance du TA (considérant n° 6) ne s’y est pas trompée, qui constate une « [dérogation] à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps ». C’est seulement cette dérogation qui a motivé la suspension partielle dudit article par le TA :

« Article 2 : L’exécution de l’article 10 précité du règlement des piscines de Grenoble dans sa rédaction issue de la délibération du conseil municipal du 16 mai 2022 est suspendue en tant qu’elle autorise l’usage de tenues de bain non près du corps moins longues que la mi-cuisse. »

Ainsi, le membre de phrase suspendu ne figure plus sur le site de la ville de Grenoble.

Certes, rien ne dit que le Conseil d’État, saisi en appel, confirmera la nature et la portée de cette dérogation : du strict point de vue de l’hygiène et de la sécurité, le burkini présente-t-il vraiment des inconvénients manifestes ? S’agit-il d’une dérogation, ou d’une simple modification ? Néanmoins, le raisonnement adopté par le TA mérite d’être suivi jusqu’au bout, en ce qu’il réussit à y raccrocher la laïcité, de façon juridiquement étayée, mais peu habituelle.

Le burkini est bien un accessoire religieux

C’est en vain que d’habiles exégètes, ou des bien-pensants demi-habiles, soutiennent que le burkini n’aurait rien de religieux, encore moins d’intégriste, mais serait seulement destiné à permettre à des femmes pudiques – voire mal à l’aise avec leur corps- d’accéder aux piscines. On a connu les mêmes arguties avec le voile. Or aucun juge français ou international ne s’aventurera jamais à débattre du caractère religieux d’une tenue : il suffit qu’il soit revendiqué par qui la porte1.

Tel était bien le projet de la créatrice du burkini2 : « Les maillots de bain BURQINI ® – BURKINI ® […] ont été développés conformément au code vestimentaire islamique ».

En l’espèce, le mémoire en défense de la ville de Grenoble confirme les motivations religieuses du port de cette tenue, comme le relève le TA. Selon le rappel de la procédure (début de l’ordonnance), il est notamment argué que : « les usagers des piscines ne sont pas soumis à des exigences de neutralité religieuse ; […] la circonstance qu’une pratique soit minoritaire est sans effet sur sa qualification religieuse ; […] ».

De même, les arguments d’Alliance citoyenne et de la Ligue des droits de l’Homme, intervenants admis, ne peuvent éviter d’invoquer la motivation religieuse (cf. rappel de la procédure).

  • Pour Alliance citoyenne, de façon fort alambiquée :

« La circonstance selon laquelle certaines tenues de bain, comme le burkini, pourraient être regardées comme manifestant des convictions religieuses […] ; »

  • Pour la Ligue des droits de l’Homme, en mêlant déni et contradictions internes (car si le burkini n’a rien de religieux, pourquoi évoquer le « fonctionnement d’une religion » ?) :

« Le maillot de bain couvrant n’est pas, par lui-même, un signe d’appartenance religieuse ; son port ne méconnaît pas les exigences du principe de laïcité ;  il n’appartient pas à l’État de s’immiscer dans le fonctionnement d’une religion et aucune pression n’a été relevée sur les femmes de la communauté musulmane ; […] »
On note avec inquiétude l’utilisation du terme de « communauté musulmane », bien peu républicain.

Ce qui a justifié la suspension, c’est le motif religieux de la dérogation aux règles communes

On l’oublie trop souvent, sous la pression des partisans exclusifs de « la laïcité comme liberté d’exercice des cultes », la laïcité ne se limite pas à la loi de 1905, essentiellement établie pour sortir du Concordat et du système des cultes reconnus et financés par l’État. Depuis 1946, elle figure dans l’art. 1er de la Constitution. Ainsi, le Conseil constitutionnel a donné, le 19 novembre 2004 (Traité établissant une Constitution pour l’Europe), une définition supplémentaire du principe de laïcité :

« […] les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Voilà qui complète utilement les dispositions de la loi de 19053. Le TA (Considérant n° 4) a appliqué cette définition aux règles « organisant et assurant le bon fonctionnement des services publics », c’est-à-dire « l’ordre public sous ses composantes de la sécurité, de la salubrité et de la tranquillité publiques4 ». Règles auxquelles « Il ne saurait être dérogé ».

Le TA en a tiré un principe de « neutralité du service public », qui paraît bien applicable à l’autorité organisatrice, conformément au principe de séparation (art. 2 de la loi de 1905) régissant la sphère publique (État, collectivités, établissements et services publics) et ses agents.

Cette neutralité concerne-t-elle pour autant l’ensemble du service public, y compris ses usagers ? Ce n’est pas le sujet, puisque le déféré vise, non pas le comportement de certains usagers, mais la décision de la ville organisatrice du service public. Le « Considérant 6 » en tire la conséquence logique :

« […] en dérogeant à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux, ainsi qu’il est d’ailleurs reconnu dans les écritures de la commune, les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte [au] principe de neutralité du service public. »

***

Il n’est pas sûr que le Conseil d’État, qui n’est pas fort ami de la laïcité, suive le raisonnement du TA, qui a choisi de conforter le déféré préfectoral. Néanmoins, cette affaire est l’occasion de rafraîchir quelques mémoires.

Ainsi, contrairement à ce que certains ont cru devoir soutenir, il n’est pas vrai que « dans l’espace public » on puisse « porter la tenue que l’on veut ». C’est la « valeur relative des libertés », définie à l’art. 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : toute liberté connaît des « bornes », qui sont : les droits et libertés d’autrui, et l’ordre public établi par la loi -en l’espèce, les dispositions du règlement intérieur de la piscine (espace public, et non « sphère publique »).

Enfin, il ne faudrait pas négliger l’une des assertions du déféré préfectoral : « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est ainsi suggéré que le port du burkini pourrait faire peser une contrainte prosélyte à caractère communautariste. De fait, sa présence même générerait une « pression de conformité » sur les baigneuses musulmanes ou supposées telles, qui pourraient craindre de passer pour « impures » aux yeux de la communauté ou du quartier si elles ne se couvraient pas entièrement le corps à leur tour.

Le Conseil d’État restera-t-il enfermé dans sa logique myope de 19895, quand il soutenait que le port du voile à l’école n’était pas en lui-même un acte de prosélytisme ? Si le prosélytisme (chercher à convaincre de ses convictions) n’est pas interdit, il devient répréhensible dès qu’il est effectué de façon abusive6, notamment par des pressions : or celles-ci ne sont pas forcément physiques, ni même verbales. Au-delà de la critique féministe justifiée des injonctions patriarcales à cacher le corps des femmes, il serait bon de se souvenir que les cibles des islamistes sont essentiellement les femmes musulmanes, ou supposées telles. Leur ruse est ici de se faire relayer par d’autres femmes.

NB . Le Conseil d’État confirme la décision du Tribunal administratif de Grenoble. Lire le communiqué de presse du CE.

***

Addendum du 24 juin 2022. Le juge des référés du Conseil d’État confirme

Citons le communiqué de presse de la Haute Juridiction (c’est nous qui soulignons) :

« …le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics. »

Soulignons qu’il s’agissait du premier cas de « déféré laïcité », procédure instaurée par la loi du 24 août 2021 (dite « séparatisme »). Les partisans de l’abrogation de ladite loi devront désormais avouer leur préférence pour le burkini.

Le juge des référés du Conseil d’État a donc suivi le raisonnement du TA de Grenoble. Il est même allé plus loin. Ainsi il a considéré que le règlement des piscines avait en réalité pour objet d’autoriser le « burkini » (on n’est pas loin de la notion juridique de « détournement de pouvoir »), et que ce vêtement répondait à une revendication religieuse.

On ne peut que s’en féliciter.

Le règlement intérieur des piscines a donc subi, non une simple « modification », mais une véritable «  dérogation », que l’ordonnance qualifie même de « ciblée » (visant le burkini). Elle met ainsi à mal le « monument d’hypocrisie » que nous avons relevé dans l’argumentation de la ville de Grenoble. Le juge n’a pas été dupe, et le dit sévèrement (c’est nous qui soulignons) :

« Cependant, d’une part, au regard des modifications apportées par la délibération du 16 mai 2022 au précédent règlement et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l’audience, l’adaptation exprimée par l’article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis », d’autre part, il résulte de l’instruction que cette dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps, est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse. Ainsi, il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers

L’ordonnance ajoute un argument « d’ordre public » intéressant : la dérogation en cause, « sans réelle justification », « est de nature à affecter […] le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes […] » (souligné par nous).

En revanche, le juge n’a pas donné suite à l’assertion incidente du déféré préfectoral, selon lequel « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est vrai que la question du prosélytisme, que nous évoquions dans notre article précédent, ne concerne pas l’action de la ville de Grenoble, mais seulement les instigateurs (-trices) de la revendication. Or, même sans prosélytisme abusif, il suffit que la dérogation à la règle commune ait un motif religieux pour porter atteinte au principe de laïcité et de neutralité du service public.

Que donnera le recours au fond ? Le juge des référés étant en l’espèce le Président de la section du contentieux du CE, on peut penser qu’il ne serait pas aisément désavoué. De son côté, le maire de Grenoble a annoncé respecter la décision, tout en développant une argumentation sophistique. Selon lui, l’annulation n’aurait été causée que par le caractère « non près du corps » de la « jupette » : en quoi il n’a pas bien lu l’ordonnance d’appel, qui ne reprend plus la question de la « jupette », mais le fait que la dérogation visait en réalité à autoriser le burkini.

Notes

1 – Sauf la passoire des pastafaristes (pour qui le monde a été créé par un monstre volant en spaghettis), en raison du caractère parodique revendiqué par cette conviction (CEDH, De Wilde v. The Netherlands, 2 décembre 2021).

3 – Constitutionnalisées à leur tour (décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013)… à l’exception de l’interdiction de subventionner les cultes !

4 – Définition de l’ordre public par l’art. L2215-1 du Code général des collectivités territoriales, qui prévoit un pouvoir de substitution du préfet en cas d’inaction du maire.

5 – Conseil d’État – Avis du 27 novembre 1989 – Port du foulard islamique

6 – CEDH, 16 décembre 2016, Kokkinakis c. Grèce

Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans les activités sportives

Un vademecum du « Conseil des sages »

Si la question résurgente du « burkini » n’a pas changé de nature politique depuis 20161, en revanche, en se manifestant dans les piscines publiques, elle affecte un terrain plus sensible, parce que plus réglementé, que celui des plages où elle était initialement apparue. Elle n’est qu’un jalon parmi d’autres tests que les menées communautaristes font subir aux principes républicains, notamment dans le domaine du sport auquel il convient de s’intéresser plus largement en s’aidant d’un ouvrage éclairant.
Publié récemment et téléchargeable sur la page du Conseil des sages de la laïcité, le vademecum Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans le champ des activités physiques et sportives2 parcourt et analyse de manière concrète la plupart des situations qui, dans le domaine de l’activité sportive, peuvent contrevenir aux principes républicains. Doit-on, peut-on y faire obstacle et si oui, comment ?

Après avoir exposé la pertinence de la question – l’intervention croissante du religieux dans la pratique sportive, constatée notamment par plusieurs rapports parlementaires et de l’IGESR3 –, après en avoir identifié distinctement les risques – prosélytisme, communautarisme, radicalisation -, cet ouvrage de 67 pages éclaircit sous forme de 10 fiches thématiques les multiples contextes et statuts dont la complexité, en l’absence d’un tel éclaircissement, est génératrice de confusions.

En effet, des situations apparemment identiques n’appellent pas la même appréciation selon qu’elles prennent place dans l’exercice du sport scolaire, du sport universitaire, dans une fédération agréée, une fédération délégataire, au sein d’une association sportive privée, dans un club municipal, etc., et aussi selon la nature de l’activité qu’on y exerce (organisateur, employé, simple pratiquant). Et ce n’est pas le moindre mérite de ce vademecum que d’avoir réussi à structurer et à ordonner cette « usine à gaz » qu’est apparemment l’organisation du sport en France. Pour chaque type de contexte (service public, fédération, association, structure municipale…) un tableau pose la question « Suis-je astreint à une obligation de neutralité ? », la décline selon le statut de l’intéressé (organisateur, salarié par l’organisme, bénévole, arbitre, pratiquant…) et y répond très clairement en s’appuyant sur la réglementation en vigueur. On sait alors dans quels contextes, pour quels statuts, la règle de neutralité est une obligation, dans quels autres elle est une possibilité et selon quels moyens. Ainsi et par exemple, un bénévole ou un salarié participant à l’encadrement sera soumis à l’obligation de neutralité dans le cadre de l’Union nationale du sport scolaire (UNSS), alors qu’un règlement intérieur pourra lui imposer de restreindre la manifestation de ses convictions dans le cadre du sport universitaire (FFSU)4.

Enfin, armé par cette clarification, on passe à la partie pratique et proprement analytique qui mobilise les outils mis en place précédemment. Que faire lorsque tel ou tel cas concret se présente, à quelle typologie remonter pour l’apprécier et prendre une décision ? L’exposition de onze « situations » significatives5 montre pour chaque cas comment pratiquer cet exercice du jugement et permet d’obtenir une réponse pertinente.

L’actualité me conduit à citer intégralement le cas n°4 : port du burkini par une nageuse dans une piscine municipale, p. 55 :

Faits

Madame F. a adhéré en 2020 à des activités proposées par la piscine municipale. En janvier 2021, elle décide de les poursuivre en burkini. Les encadrants sportifs lui demandent de ne plus revenir tant qu’elle n’aura pas changé de tenue de bain. Les encadrants sont-ils dans leur bon droit ?

Eléments de réponse

Les personnes fréquentant les piscines municipales sont des usagers du service public. Le principe de laïcité ne leur est pas directement applicable.

Toutefois, des considérations liées aux exigences minimales de la vie en commun dans une société démocratique ou à la prévention des troubles à l’ordre public pouvant être suscités par le port de ces tenues, peuvent justifier une interdiction au principe de libre manifestation des croyances religieuses dans l’espace public.

Par ailleurs, la commune ou le gestionnaire de l’équipement municipal peut subordonner l’usage de la piscine au port d’une tenue vestimentaire adaptée aux impératifs d’hygiène et de sécurité.

Le code du sport et le code de la santé publique soumettant les gestionnaires de piscines ouvertes au public au respect d’obligations sanitaires, de sécurité et de surveillance, il appartient à la commune gestionnaire de la piscine de fixer ces règles dans son règlement intérieur.

Ce règlement étant porté à la connaissance de tout usager, l’accès au bassin peut être refusé aux personnes qui ne s’y conforment pas.

De cet exemple, entre autres, on conclura que, lorsque la neutralité ne s’impose pas a priori sous la forme d’une obligation (comme ce serait le cas pour un agent public) elle ne doit pas pour ce motif être systématiquement écartée : il y a toujours possibilité pour l’organisme gestionnaire de fixer, de manière justifiée, un règlement intérieur qui permet de la mettre en place.
J’ajouterai une conclusion politique. Puisqu’on peut en la matière faire obstacle aux comportements qui menacent les principes républicains ou qui testent leur degré de résistance aux tentatives d’affaiblissement, s’abstenir de le faire et se prévaloir d’une telle abstention ne relève pas d’un pur et simple juridisme, c’est une prise de position militante.

Notes

1 – Rappelons qu’en 2016, juste après l’attentat de Nice, l’opération « burkini » a, en l’espace de quelques jours, fait passer la France du statut de victime à celui de persécuteur… Et certains osent encore aujourd’hui, avec l’affaire des piscines de Grenoble, prétendre que la question est anecdotique – comme en 1989, au moment de l’affaire de Creil, certains prétendaient qu’il s’agissait simplement d’un « foulard » ou d’un « fichu ». Voir l’article de 2016 « Burkini : fausse question laïque, vraie question politique » https://www.mezetulle.fr/burkini-fausse-question-laique-vraie-question-politique/

2 – Dédié à la mémoire de Laurent Bouvet, préfacé par Dominique Schnapper, le vademecum est téléchargeable gratuitement sur la page du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Education nationale https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537 . Sur cette page on trouve d’autres publications du Conseil des sages, notamment le coffret Guide républicain, et le vademecum La laïcité à l’école.

3 – IGESR : Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche.

4 – Voir pages 24-26.

5 – Ce faisant, ce vademecum s’inspire de la méthode par « fiches ressources » déjà utilisée dans le vademecum La laïcité à l’école https://www.education.gouv.fr/media/93065/download .
Voici la liste des onze situations. 1 – Le port d’un signe d’appartenance religieuse dans une salle de mise en forme. 2 – Le port d’un signe d’appartenance religieuse par un arbitre pendant une rencontre sportive. 3 – Le port d’un couvre-chef à caractère religieux lors de compétitions sportives. 4 – Le port du burkini par une nageuse dans une piscine municipale. 5 – La demande de créneaux horaires non mixtes dans une piscine municipale. 6 – Le jeûne rituel d’un sportif lors d’une compétition. 7 – La prière observée par certains sportifs dans un vestiaire avant une rencontre sportive. 8 – Le signe d’adhésion à un culte d’un joueur dans une enceinte sportive. 9 – Le refus de serrer la main de l’arbitre, pour un motif religieux, dans une enceinte sportive. 10 – Le refus de participer au cours d’EPS. 11 – L’ostentation religieuse dans le sport scolaire.

Christophe Dominici, des bleus à l’âme

« J’ai préféré le rugby au football pour me rapprocher davantage du ravin »

Christophe Dominici, immense joueur de rugby, est mort hier 24 novembre 2020. Après le récent décès de Denis Tillinac, c’est à nouveau un Rugby blues qui nous saisit, et qui nous convie aussi à une célébration de la flamboyance et de la fragilité.

Même ceux qui prétendent « ne rien comprendre au rugby » ou ne pas s’y intéresser sont éblouis par la vidéo du fabuleux essai marqué en octobre 1999 contre les non moins fabuleux All Blacks. C’est que ce moment d’anthologie est un concentré fulgurant du talent de Christophe Dominici, de sa justesse à saisir l’occasion, de son énergie. C’est aussi un symbole de la contingence dans laquelle nous sommes tous immergés, qu’il serait vain de vouloir abolir mais qu’il serait honteux de ne pas affronter, les yeux grands ouverts, en sachant que c’est précisément parce qu’on peut s’y abîmer qu’on peut y réussir magnifiquement en des moments de grâce capables d’illuminer notre vie. La combinaison du « coup de pied par dessus » avisé frappé par Fabien Galthié et de la saisie juste, parfaite et dynamique du rebond par Christophe Dominici filant à toutes jambes vers l’essai est une superbe leçon de morale.

« Il y a des jours où les ballons t’arrivent comme des mots d’amour »1.

Je me souviens avec émotion de ma rencontre avec Christophe Dominici, dans le cadre d’un entretien pour Philosophie magazine  publié à l’ouverture de la Coupe du monde de 2007, qui réunit aussi Martin Legros et Julien Charnay. La photographe Muriel Franceschetti a pris à cette occasion une série de photos, Muriel et Christophe m’ont fait cadeau de celle-ci.

Elle fut légendée ainsi par un de mes proches amis, faisant allusion à La Vierge, Sainte Anne et l’Enfant Jésus de Léonard de Vinci (Musée du Louvre)  : « La Vierge surprise par Sainte Anne s’emparant de l’enfant Jésus »2.

La même année 2007, en collaboration avec Dominique Bonnot, Christophe Dominici a publié un livre intitulé Bleu à l’âme (Paris, Cherche-midi)3. Il raconte comment un jeune héros baroque hyperbolique et précieux, en regardant en face ses propres failles, se convertit en héros classique, et rejoint ceux qui osent gagner sans outrecuidance, qui osent tout vouloir et tout accomplir – amour, gloire, devoir – parce qu’ils en connaissent le prix et la fragilité et parce qu’ils n’en cherchent pas la route ailleurs qu’en eux-mêmes. S’y déroule une sorte de phénoménologie de la fêlure comme constitutive de la force, de la fragilité comme condition de la fermeté d’âme et de corps, de l’exposition comme mode de vie et d’accès à l’excellence : « J’ai préféré le rugby au football pour me rapprocher davantage du ravin […] »

Notes

2 – Double allusion en réalité, car Jean Lacouture parle d’une « balle en forme d’Enfant Jésus », dans Voyous et Gentlemen. Une histoire du rugby, Paris : Gallimard, 1973.

Écouter l’émission « Les Chemins de la philosophie » du 13 nov 2020

On peut écouter – ou réécouter – en « podcast » l’émission « Les Chemins de la philosophie » (Adèle Van Reeth, France Culture) diffusée en direct le vendredi 13 novembre 2020, dont j’étais l’invitée dans la série « Profession philosophe ».

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-emission-du-vendredi-13-novembre-2020

Je profite de cette annonce pour remercier très vivement toute l’équipe de l’émission qui  a effectué un travail approfondi de préparation, et assuré un « suivi » technique impeccable. Sans parler de l’ambiance chaleureuse et stimulante dans laquelle j’ai été placée au moment du « direct » – ce qui n’était pas facile à distance par liaison téléphonique …

Voir le site de l’émission avec les podcasts de la série « Profession philosophe » :

https://www.franceculture.fr/emissions/series/profession-philosophe

 

« Propos mêlés sur le rugby », ouvrage collectif lu par C. Kintzler

Paru dans l’été 2020, l’ouvrage collectif Propos mêlés sur le rugby (sous la direction de Gilbert et Yannick Beaubatie et d’Anne Deplace, éd. Mille sources) est à tous égards un « poids lourd ». Il s’impose par son volume – 496 pages – et par sa qualité – quelque 80 contributions, allant du témoignage à l’étude historique1 et à l’analyse conceptuelle, de la variation poétique au « coup de gueule », rehaussées d’illustrations judicieusement choisies loin du tapage et du lissage médiatique2. Poids lourd aussi et surtout par la tonalité brûlante et nostalgique qu’il laisse au cœur des amoureux du « rugby d’avant le désastre »3 assistant, désemparés, à l’extinction de « la flamme des humbles superbes »4.

Ce n’est pas seulement, même s’il y occupe une très large place, le rugby flamboyant et oxymorique d’évitement et de contact, de mouvements contraires et contrariés, de zigzags qui filent tout droit vers l’en-but, de poussées et d’envolées, d’urbanité et de ruralité, qui est célébré et analysé. Pas seulement l’obscure clarté de cette cérémonie secrète qui, déployée sous les yeux des amateurs, « adoube chevaliers mais jamais stars »5 ceux du village ou de la rue d’à côté. Est scrutée aussi, avec une indignation contenue, la trajectoire déclinante – on oserait presque dire renégate – par laquelle le rugby devient, comme nombre d’autres sports, « un segment de l’économie planétaire »6. Assigné qu’il est à la normalisation marchande qui lui impose l’uniformisation intensive tant des gabarits bodybuildés que des styles de jeu obsédés par la percussion et le verrouillage, sa dangerosité croissante broie des « surhommes pathétiques ». Sommé de rentrer dans le rang, il abandonne la fonction utopique qui pointait vers un « ailleurs » rêvé et pourtant accessible où l’humanité ordinaire, dans son déploiement varié, pouvait à la fois se reconnaître et se grandir. À l’image d’un maillot jadis « vierge de tout sponsor »7 et constellé aujourd’hui de taches publicitaires, il troque, en un échange désastreux, une parole « naguère littéraire, qui enchantait par sa verve la plume des écrivains » contre un discours formaté relevant de la « com ».

Malgré l’apparence d’un « pavé » de papier glacé, il ne s’agit pas d’un ouvrage destiné à la figuration sur une table basse de salon, d’un « beau » volume que l’on se contente de feuilleter.  C’est un livre qui appelle la lecture – laquelle peut être dispersée, sautant d’une contribution à l’autre sans observer nécessairement de séquentialité, mais ne peut jamais rester extérieure car chaque auteur est allé « chercher » son texte au plus profond de lui-même. On ne le lira pas tantôt pour s’émerveiller tantôt pour se désoler car une telle partition est fausse : on l’aimera parce que, fidèle à l’immanence et au contraste qui constituent le rugby, ce livre fait de l’amertume elle-même une étincelle réjouissante.

Propos mêlés sur le rugby ouvrage collectif sous la direction de Gilbert et Yannick Beaubatie et d’Anne Deplace, éd. Mille sources, 2020, 496 p.

Notes

1 – Entre autres « Faux rebonds », étude historique majeure signée par Xavier Lacarce, p. 259-279.

2 – Chaque photo, écartant l’exhibitionnisme technique du « geste » pris dans son abstraction, enracine son propos dans un souvenir, une histoire, un moment réfléchi, un éclat de rire, un regret… C’est dans un mouvement analogue de réflexion, de retour, que s’inscrivent les dessins (Perrine Rouillon, Roger Blachon, Béatrice Chastagnol), sculptures et toiles (Béatrice Chastagnol, Bernard Crémon).

3 – Denis Tillinac, préface au livre posthume de Jacques Verdier Ils ont franchi le rugbycon ! (Albin-Michel, 2019), citée par Robert Redeker p. 481.

4 – Jean-Pierre Oyarsabal, p. 403.

5 – Préface de Christiane Rancé, p. 3.

6 – Robert Redeker, p. 481.

7 – Adrien Pécout, « Symboles décolorés », p. 423.

Manifester quand on est vieux : un comportement à risque qui demande à être encadré

Les sportifs amateurs savent que les fédérations sportives, conformément à la loi, réclament un certificat médical d’absence de contre-indication pour délivrer leurs licences1. Le certificat doit être renouvelé par la suite tous les trois ans, sous réserve d’avoir répondu à un questionnaire de santé. C’est de cette disposition que s’inspire un projet de réglementation touchant la participation des personnes de plus de 70 ans à des manifestations sur la voie publique.

On a vu en effet ces derniers temps que participer à une manifestation de rue peut s’apparenter à un sport. Une telle participation présente des dangers particuliers pour les personnes âgées. Même si elles sont valides et même s’il s’agit d’une manifestation déclarée (où le calme n’est pas a priori assuré), elles peuvent être exposées à des pertes d’équilibre, à des lenteurs dans leurs déplacements qui les retarderaient en cas de mouvements de foule ou de progression énergique des forces de l’ordre, etc. Et cela surtout si elles manquent de la sagesse convenable à leur âge qui devrait leur dicter de rester à l’écart ou, plus sagement encore, de rester confinées chez elles. Il faut donc les protéger contre elles-mêmes. Le mieux serait évidemment de leur interdire toute sortie en toutes circonstances car toute sortie est hasardeuse (ne peut-on pas faire une mauvaise chute par exemple en allant voter ?), mais cette interprétation stricte du « maintien à domicile » risquerait d’être retoquée par le Conseil constitutionnel.

Après avoir pris l’avis d’un conseil d’experts, des élus2 envisagent de proposer par voie législative l’obligation pour les personnes âgées de plus de 70 ans désireuses de manifester sur la voie publique de se faire établir par un médecin un certificat de non contre-indication à la participation à de telles manifestations. À la différence de la réglementation touchant la pratique d’un sport, cette disposition serait plus contraignante au moins sur deux points. 1° Les personnes concernées devront être porteuses du certificat à chaque participation à une manifestation et le présenter à tout contrôle avec une pièce d’identité. 2° Le certificat sera valide un an seulement.

Si cette sage disposition est adoptée, elle sera une contribution utile à la réflexion sur la prévention et le contrôle des comportements à risque3 en attirant davantage l’attention sur la sollicitude requise envers nos seniors.

Notes

1 – Voir le détail très bien expliqué sur le site de la Fédération française de randonnée pédestre.

2Mezetulle s’est procuré le texte de l’avant-projet avec la liste de ses contributeurs :  suivre ce lien.

3 – N’oublions pas que ces comportements entraînent presque toujours un coût pour la dépense publique, comme le montre cet article.

http://dlssm.free.fr/smileyanimaux/poisson/6%20(4).gif

Le « hijab » Décathlon. Droit d’affichage et droit de réprobation, sport privé et sport national

La mise en vente d’un hijab de running (voile islamique destiné à la pratique du sport) par Décathlon puis son retrait ont causé bien des discussions récemment1. Certains lecteurs se sont peut-être étonnés que Mezetulle ne se précipite pas sur ce sujet : lassitude d’avoir à répéter des analyses mille fois rendues publiques. Je ne pourrais en effet, sur le fond, que republier, en l’adaptant, un article intitulé « L’affichage politico-religieux dans la société serait-il au-dessus de toute critique ? » mis en ligne ici même en juin 20182. J’ajouterai maintenant quelques commentaires et variantes.

En effet, cette affaire de vente de hijab et d’affichage politico-religieux dans la pratique du sport amateur soulève à mes yeux la même question que naguère l’affichage politico-religieux par une militante syndicale, ou celui, largement commenté en 2016, du « burkini » sur une plage3. En quoi cette liberté d’affichage (liberté dont jouit la société civile d’exprimer une opinion) oblige-t-elle à la bienveillance ceux qui ne souscrivent pas à l’opinion affichée ? Au prétexte que le port du voile peut formellement relever d’un « choix », faut-il en chanter les louanges et faire comme s’il s’agissait d’un progrès social ? Faut-il même rester silencieux et, si on désapprouve ce port, se priver de cette même liberté ? En quoi cette liberté interdirait-elle la critique, la désapprobation publique ? En l’occurrence ce n’est pas le port du voile islamique qu’il convient de « respecter », pas plus que celui d’un autre signe politique ou religieux, mais simplement le droit commun.

Je me suis livrée à l’exercice d’adaptation du texte que j’ai publié en juin 2018. Exercice très facile : il suffit d’ajouter une référence. Voici le résultat de cette minime transformation appliquée à la conclusion dudit article :

« Oui, on a le droit de porter le voile, oui on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, y compris lorsqu’on est un représentant syndical, y compris quand on fait son « jogging » matinal. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion qu’on a de cet affichage et toute la crainte qu’il inspire. Et il n’est pas interdit, jusqu’à nouvel ordre, de s’imposer ce droit de réprobation et de critique publiques comme un devoir civil. »

Mais cette fois, me dira-t-on, il s’agit aussi de la liberté du commerce : critiquer cette mise en vente, c’est, qu’on le veuille ou non, entraver ladite vente, ce n’est pas bien. J’espère que ceux qui avancent ce pseudo-argument ne font pas d’histoires en voyant un paquet de dattes israéliennes exposé insolemment dans une grande surface, ou se taisent sagement devant la vente d’armes, par « respect » pour le « commerçant » qui les propose. Pseudo-argument, ai-je dit, car quel commerce à but lucratif échappe à la mode, à l’opinion, à ce que pensent – à tort ou à raison – ceux qu’il estime être ses clients ? Lequel renonce à toute publicité ? Lequel, lorsqu’il s’agit d’une maison de la taille de Décathlon, renonce à mener des études de marché ? Il se trouve que le « marché » fait parfois savoir son opinion autrement que par la voix des experts chargés de le découper en « segments »4.

D’un autre côté, je vois venir quelques bouderies condescendantes. Comment ? Catherine Kintzler pousse le formalisme (traduisons : la tiédeur) jusqu’à soutenir que le port d’un hijab de sport est licite ?

D’abord, il arrive qu’on désapprouve ce qui est licite et qu’on le fasse savoir bruyamment. Ensuite, l’affaire du hijab Décathlon concerne, jusqu’à plus ample information (et c’est du moins ce que j’ai compris), la pratique amateur du sport dans la société civile. Mais il n’est pas exclu, même après l’échec de cette commercialisation en France, qu’elle s’inscrive dans un mouvement plus vaste excédant le domaine civil privé et qu’il s’agisse d’un pion de plus avancé pour entamer le domaine participant de l’autorité publique : en l’occurrence les sports pratiqués dans le cadre national. La question en effet est tout autre si un tel affichage venait à être admis au sein de compétitions sportives engageant la représentation nationale et particulièrement par des athlètes et compétiteurs représentant la nation, lesquels doivent dans ce cadre rester à l’écart de toute option politique ou religieuse. La question, on le sait, est ouverte et petit à petit les fédérations sportives plient l’échine devant certaines exigences5.

Je ne peux mieux faire à ce sujet que renvoyer aux combats laïques d’Annie Sugier6 et soutenir la Ligue du droit international des femmes dans son Interpellation du Comité d’Organisation des Jeux pour un strict respect de la Charte Olympique .

Notes

2 – Article lui-même inspiré par l’analyse développée dans un chapitre de mon Penser la laïcité (Paris : Minerve, 2014 et 2015 2e éd.).

4 – Il se trouve que le « segment » concerné n’aura aucun mal à trouver ledit produit. Je me suis demandé à ce sujet pourquoi Décathlon ne propose que parcimonieusement des « tours de cou » genre Buff – accessoire sportswear polyvalent très à la mode, existant en plusieurs matières, tailles, couleurs et motifs, pouvant se porter de multiples manières y compris très « couvrantes » par les femmes et par les hommes – et se lance parallèlement dans la commercialisation de hijab spécialisé. En réalité la réponse est dans la question : il s’agit bien de viser un segment en spécifiant l’article, ce que souligne l’argument du « confort » avancé par le magasin. L’effet est de banaliser une façon particulière de se vêtir en toutes circonstances, en légitimant l’extension du domaine du port du voile et de sa visibilité. Une façon de mettre en œuvre la maxime ultime : « partout où une femme peut porter le voile, elle le doit ».

5 – Voir par exemple l’article de La Croix « Le voile islamique progresse sur les terrains de sport« . Je ne peux m’empêcher de décerner la palme de l’allégeance à la Fédération World Rugby, qui, dans le chapitre précisant l’équipement autorisé des joueurs, ajoute, au titre de l’équipement supplémentaire des féminines, « un foulard sur la tête » – alors que le casque flexible est autorisé pour tous http://laws.worldrugby.org/?language=FR (menu « Règles du jeu » -> Numéro 4).

6 – Voir notamment la recension de l’ouvrage Comment l’islamisme a perverti l’olympisme par Fewzi Benhabib et l’article « Ce que cache le ‘hijab running noir’ de Décathlon » sur le site du Comité laïcité république.

« Comment l’islamisme a perverti l’olympisme », lu par Fewzi Benhabib

La parution du livre Comment l’islamisme a perverti l’olympisme1 est on ne peut plus opportune au moment où Paris défend sa candidature pour l’organisation des Jeux olympiques de 2024. Fewzi Benhabib2 en présente ici les motifs et les grandes lignes.

Les auteurs, Annie Sugier, Gérard Biard et Linda Weil-Curiel, mettent au jour le mécanisme de l’islamisation du sport féminin international, et montrent comment ses initiateurs, les habiles Iraniens, se sont joué des organisations « femmes et sport » et des résistances de quelques fédérations, bientôt lâchées par les organes décisionnels et le CIO.

La présentation sous forme de questions/réponses permet – même au lecteur peu averti des choses du sport – de suivre aisément le déroulement des événements ayant mené à la situation catastrophique actuelle : les tenues islamistes envahissent les stades au fallacieux prétexte de ne pas empêcher les « musulmanes » de participer aux compétitions, sous peine de « discrimination »… et ce malgré les protestations des premières médaillées olympiques d’Afrique du Nord, Nawal El Moutawakel et Hassiba Boulmerka et le courage des nouvelles résistantes comme la médaillée d’or Tunisienne, Habiba Ghribi.

Le livre s’achève sur le combat de l’Iranienne Darya Safai qui a osé protester aux JO de Rio 2016 contre l’interdiction faite aux femmes d’entrer dans les stades en Iran.

Devant la quasi-absence des Françaises des conférences internationales où tout se jouait, et le silence des autorités françaises, on peut légitimement se poser la question de la volonté de respecter l’éthique du sport par le comité d’organisation des JO 2024 qui va défendre la candidature de Paris à Lausanne le 11 juillet prochain.

Les questions soulevées par le livre sont un signal fort : on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas que ce qui s’étale sous nos yeux est le résultat d’une stratégie délibérée…

Notes

1 – Annie Sugier, Gérard Biard et Linda Weil-Curiel Comment l’islamisme a perverti l’olympisme, Chryséis Editions, mai 2017. Version numérique à télécharger (lien sur le site de l’éditeur http://www.chryseiseditions.com/comment-lislamisme-a-perverti-lolym ou sur le site d’Amazon ) : 3,5 euros. Version brochée : 6,86 euros.

2 – Fewzi Benhabib est ingénieur de recherche, membre fondateur de l’Observatoire de la laïcité de Saint-Denis.

Rugby : la mentalité de « valeureux perdant »

Entre Cyrano de Bergerac et le « livret de compétences »

Après les courtes défaites contre l’Australie et la Nouvelle-Zélande, le XV de France a trébuché de peu (3 points) contre l’Angleterre à l’ouverture des 6 nations 2017. Cette régularité de « valeureux perdant qui méritait mieux » et dont on aligne les statistiques après chaque match (n’ont-ils pas coché toutes les cases du « livret de compétences » ?) demande quelque réflexion : ce qu’il faut réussir, c’est l’épreuve ! [Avec un ajout du 12 février après la victoire brouillonne contre l’Écosse… enfin !]

« On continue à ne pas gagner ». Je paraphrase ici, mais en le retournant, un mot d’esprit de Patrice Lagisquet, ironique devant le jeu terne, mais gagnant, du Biarritz Olympique à l’automne 20071.

Oui, comme le dit un article de Rugbyrama, après la très courte défaite du XV de France samedi 4 février devant l’Angleterre, « Etre de magnifiques perdants, ça suffit ! » On préférerait tout de même de médiocres gagnants. Les Anglais, qui balbutiaient leur rugby en première période, on gardé leur sang-froid et monté en puissance, changeant de méthode, corrigeant leur points faibles, sachant gérer l’horloge comme un partenaire et utiliser les ressources de leur banc. Ils ont gagné et pas du tout médiocrement par-dessus le marché. Le match était beau, passionnant.

C’est cependant à grands renforts de statistiques, occupation du terrain, occasions d’essai, engagement, touches, ballons rendus, mêlées, etc., que certains essayent de se consoler devant un tableur Excel. Sauf que le rugby, pas plus que la vie, ne se réduit à des statistiques. Le « contrôle continu », s’il peut excuser un faux-pas en compétition ou en examen, ne peut pas servir d’alibi à qui manque, régulièrement, de réussir les épreuves. Une épreuve, qu’il s’agisse d’une compétition sportive ou d’un examen, n’est pas cumulative en ce sens : c’est le moment où on remet tout en question, c’est un moment de vérité et non une accumulation de petits succès. La somme est celle du travail de préparation, et elle doit être mobilisée intégralement à l’instant « T » pour réussir.

Aligner les qualités de bon élève bien propre sur lui en cochant toutes les cases du « livret de compétences » ne suffit donc pas. Car les « compétences », à ce niveau, c’est la moindre des choses : ce sont des performances qu’on attend. Le bon élève n’est pas celui qui fait plaisir aux grilles préétablies de classification2, c’est celui qui est véritablement armé pour affronter les épreuves.

Heureusement, cette mentalité pleurnicharde et infantile de « perdant valeureux qui méritait tellement mieux », oscillant entre la célébration du panache humble de Cyrano de Bergerac, cet éternel loser, et l’aigreur de la calculette frustrée faisant les moyennes des différents « secteurs de jeu » – comme si on était ici en situation d’apprentissage – n’est pas celle des joueurs, ni celle de Guy Novès, qui, après avoir fait sans concessions la liste des fautes individuelles, déclare :

« On perd de trois points contre les Anglais, deux contre l’Australie et cinq contre la Nouvelle-Zélande (en novembre). Finalement on n’est pas si loin que ça, même si sur des périodes du match on a été quand même dominés, il y a des secteurs sur lesquels on peut progresser. On n’a que ce que l’on mérite. Malgré tout on perd et on ne méritait pas de gagner sur la fin du match. Il faut en prendre conscience et que ça nous serve de leçon. Et se tourner vers l’avenir en se disant qu’on a les moyens de mieux faire. » (Rugbyrama 6 février)

C’est au rugby que la langue courante a emprunté l’expression « il faut passer de l’essai à la transformation ». Il faut savoir passer de la salle de classe à la situation d’examen.

Ajout du 12 février après la victoire contre l’Écosse : où l’on voit que gagner n’est pas une « compétence » parmi d’autres

Ouf, ça y est ! Victoire 22 à 16 contre une équipe d’Écosse très accrocheuse ce dimanche 12 février, à l’issue d’un match crispant, avec un jeu brouillon, beaucoup moins bien décliné (à part une mêlée souveraine) que contre l’Angleterre le 5, mais… gagnant (ou plutôt « non-perdant »). Cette fois, même s’ils n’ont pas coché toutes les cases du « livret de compétences », ils n’ont pas oublié la case principale, dont on voit bien qu’elle ne valide pas une « compétence » parmi d’autres. On préfère ça !

Il est donc permis de souhaiter davantage : conjuguer l’application valeureuse et la gagne, c’est possible ? Il semble même que ce soit nécessaire pour enchaîner les épreuves de ce très bel objet sportif qu’est le Tournoi des 6 nations.

© Catherine Kintzler, 2017. Article publié parallèlement sur le blog La Choule.

  1. Il avait en effet déclaré : « On continue à ne pas perdre«  []
  2. Surtout si ces grilles sont établies par une école aveugle au réel – ce qu’une formation sportive de haut niveau ne peut pas se permettre. Aussi celles des « secteurs de jeu » restent heureusement près de la réalité et de la consistance d’une discipline, si on les compare aux « compétences » du collège 2016 ! []

École du savoir ou école utilitaire ?

Deux vidéos en marge du colloque du SNEP-FSU

« École du savoir ou école utilitaire ? » : c’était le titre d’une session du colloque « EPS et réussite pour tous » organisé par le SNEP-FSU en novembre dernier. Voici les vidéos des deux intervenants, Catherine Kintzler et Nico Hirtt, réalisées en marge de cette session.

Merci aux professeurs d’éducation physique de m’avoir invitée ; merci à eux de rappeler, inlassablement, que l’éducation physique fait partie des humanités. J’ai pu partager avec eux et avec Nico Hirtt un beau moment de réflexion sur l’école… et aussi quelques inquiétudes sur une politique scolaire qui ne songe qu’à l’adaptation, à l’immédiateté, à la « proximité » en congédiant la libéralité des savoirs, la gratuité – autrement dit la grâce – tant des esprits que des corps.

 

D’autres vidéos et documents relatifs à ce colloque  sont consultables sur le site SNEP-FSU.

Le prix Nobel et le footballeur

Brusquement, le « buzz » s’intéresse à la recherche fondamentale… Depuis que Jean-Pierre Sauvage a reçu avec deux autres chercheurs1 le prix Nobel de chimie, on l’a vu sous les projecteurs et derrière les micros toute la journée du 5 octobre. Loin de se laisser griser par le parfum médiatique, il ne profère pas les béatitudes habituellement répandues.

Mais non, ce n’est pas « juste magique »2, c’est le fruit du travail régulier, soutenu par une équipe, d’un « vrai penseur pas du tout bling-bling » comme le précise fort à propos un de ses collègues3. Et sa femme, que les journalistes ne manquent pas de solliciter, a le mot juste : « c’est bien », tout simplement ! Cela vaut bien que l’on boive juste une coupe de Champagne « dans un verre en plastique ».

Le nouveau lauréat garde donc la tête froide et dit, d’une voix intelligible, des choses parfaitement claires lorsqu’il s’efforce, là tout de suite en trente secondes (attention, c’est pour les auditeurs, il faut être très simple!) de résumer ses travaux. Mais il ne perd pas l’occasion, aussi, de rappeler que oui, il est toujours opportun de soutenir la recherche fondamentale – vous savez celle « qui ne sert à rien » et dont on s’aperçoit des décennies plus tard qu’elle est finalement très utile. On espère que le message sera reçu.

Puis vient la question à cent sous : « vous allez toucher le prix, 800 000 euros à partager avec vos deux co-lauréats : qu’allez-vous en faire ? ». S’ils se partagent également 800 000 euros, ça va faire 266 666 euros chacun. Et Jean-Pierre Sauvage, qui ne manque pas de répartie, de suggérer qu’on pense à Cristiano Ronaldo à qui, dit-il, « il suffit de dix minutes »4 pour empocher la même somme…

J’ai cherché à vérifier comme j’ai pu sur le web, et je n’ai trouvé que des chiffres remontant à 2012 et 2013 qui font état de gains d’environ 30 millions d’euros par an pour les footballeurs-stars. Il faudrait alors une petite dizaine de jours à Ronaldo ou à Messi pour engranger 820 000 euros. Ou encore 78 heures pour 266 000 euros, soit 3 jours 1/4.

Jean-Pierre Sauvage exagère ? Peut-être qu’il ne compte que le temps passé sur les terrains et à l’entraînement ? Ce qui serait vraiment injuste. L’énergie déployée pour les spots publicitaires à la télé, ça ne compte pas ? Le temps passé sur la table de massage, ça ne compte pas ? Les conférences de presse avec des questions compliquées (pas comme celles, ultra-faciles, qu’on pose à J.-P. Sauvage), ça ne compte pas ? Il ne voit donc pas que, quand on compte tout, on arrive seulement à 3 424 euros de l’heure, c’est-à-dire 570 euros toutes les dix minutes ?

Et puis quelle idée de comparer les gains d’un des meilleurs footballeurs internationaux (à qui il arrive d’envoyer un penalty sur le poteau en moins d’une seconde) avec ceux d’un chercheur universitaire qui a fait une découverte importante et reçoit une reconnaissance mondiale couronnant une vie de travail !

© Mezetulle, 2016

  1. Le Britannique Fraser Stoddart et le Néerlandais Bernard Feringa []
  2. Comme se croit obligé de dire en langage djeunn anglicisé le directeur de la faculté de chimie de Strasbourg, manifestement sous le coup d’une émotion qui le frappe d’une quasi aphasie. []
  3. Juste après sur la même vidéo, voir note précédente []
  4. Voir cet article, dernier alinéa. []

XV de France: honte, naufrage, mais aussi vérité

Jamais un tel score-fleuve en quart de finale Coupe du monde de rugby n’avait atteint celui qu’a encaissé le XV de France face aux All Blacks ce soir du 17 octobre à Cardiff : 62 à 13 ! Mais, à la différence des politiques, personne ne vient nous dire « le désastre vient de ce qu’on n’est pas encore allés assez loin dans cette voie, il faut persévérer car il n’y a pas d’autre politique possible ».

Ce match était pathétique, consternant. On croyait voir des cyclistes égarés sur un circuit de formule 1 : les Néo-Zélandais pouvaient se permettre de se déplacer en considérant que leurs adversaires étaient pratiquement immobiles ; ils se sont promenés, renversant tout sur leur passage par leur force, leur fraîcheur, leur rapidité, leur technique, leur virtuosité. Et on avait hâte d’entendre le coup de sifflet final pour arrêter le cauchemar. Déjà dans la précédente rencontre perdue contre l’Irlande, on avait attendu ce vilain soulagement de fin de match mettant un terme à une débandade naissante – mais c’était seulement dans les dix dernières minutes… on n’avait pas encore touché le fond.

Comment peut-on prendre une équipe finaliste de Coupe du monde il y a 4 ans, cette vice-championne du monde battue d’un point seulement par les mêmes All Blacks sur le score étriqué 8 à 7, et la mener vers un tel gouffre moral et physique ?

La copie n’est même pas à revoir. Il faut la déchirer et tout remettre à plat.

Et c’est là que la compétition sportive se montre comme révélateur et comme rapport à une forme de vérité aux antipodes du discours politique où sévissent les pompiers incendiaires.

Car lorsque les politiques échouent, nous avons toujours droit à un couplet du genre « oui on a échoué, mais c’est parce qu’on n’est pas allés assez loin, assez fort dans cette direction »… L’Europe, la sempiternelle réforme scolaire, le chômage ? Vous en reprendrez bien une louche car « il n’y a pas d’autre politique possible » et « il faut continuer dans la même voie, persévérer, ça finira par porter ses fruits ». En trente ans d’une telle « persévérance » dans la casse, il est même étonnant que la République française ait encore quelques beaux restes.. Alors, mettons les choses à leur place : au rugby, ce sont seulement 4 ans d’errements et de plongeons, et personne ne vient susurrer « persévérons » ! Une autre politique est donc possible.

© Mezetulle, 2015

Chapeau ou casquette ? Non : béret !

La randonnée en montagne s’accompagne d’un plaisir préliminaire que Mezetulle savoure à petites bouchées gourmandes la veille d’un départ : préparer le sac1. Le contenu de ce dernier a déjà été effleuré dans l’article Jogger et randonneur. Mais outre le sac, on emporte aussi bien sûr tout ce qu’on met sur soi : voilà une mine presque inépuisable de questions passionnantes toujours mal décidées, de choix déchirants. Les enjeux de ces choix ne sont peut-être pas aussi amples que ceux que Mezetulle a soulevés dans Couette ou couverture, mais ils méritent une petite pensée tout de même.

Prenons les choses par le haut. Impensable de partir en montagne sans couvre-chef. J’exclus d’emblée la randonnée hivernale, qui fait l’unanimité avec le très disgracieux et triste bonnet, m’en tenant à la sortie d’été où un soleil agressif est en principe de la partie. À observer les coutumes reçues par les randonneurs rencontrés en montagne depuis plus de trente ans, un dilemme oppose généralement ceux du chapeau (dont le concept technique inclut aussi le bob) et ceux de la casquette. Mais ni l’un ni l’autre ne convient vraiment : il faut trouver une troisième voie.

Le chapeau, gracieuse civilité au cœur de la nature

Longtemps, j’ai eu un faible pour le chapeau.

Indémodable, le chapeau soutient sa prétention au prestige, il unit avec une pointe d’affectation le passé et le présent, le rural et l’urbain, la rigueur de la symétrie et l’artiste désordre d’une crâne inclination, il admet des déclinaisons infinies dans le genre et dans le port, coiffant gracieusement hommes et femmes selon leur morphologie et leur complexion. Imbattable pour la politesse, par le raffinement du geste qui l’ôte ou qui le recoiffe, le chapeau affirme une sorte d’entêtement des bonnes manières, un attachement à la civilité et à la frivolité dans des lieux où elles sont d’autant plus urgentes qu’elles paraissent hors-sujet. Il ponctue ostensiblement la présence humaine dans une nature par définition indifférente, quand elle n’est pas hostile2. Même dans la version commando brousse-léopard qui s’acharne à l’abrutir tout en l’amollissant, il conserve quelque chose qui ressemble à de la préciosité, il sort toujours un peu du rang.

Côté technique, il n’est pas dépourvu de vertus. Protégeant aussi bien et simultanément front, oreilles et nuque par une ombre propice, il ne demande aucun ajustement laborieux dans les changements d’exposition. Sa coiffe loin ou près du crâne selon son degré d’enfoncement permet une ventilation réglable. Son ample visibilité n’est pas à négliger.

Je l’ai pourtant abandonné, le réservant à des lieux plus avenants et domestiqués où seules ses qualités brillent, alors que la montagne – même moyenne – parcourue sac au dos souligne ses défauts et les rend presque permanents. Le vent des crêtes le transforme en fanion capricieux et bruyant, et le fixer par une jugulaire ne sert qu’à l’empêcher de s’envoler tout à fait – sans compter que ce cordon disgracieux vient s’emmêler avec celui des lunettes de soleil. Qu’il soit ou non agité par le vent, son bord arrière vient trop souvent frotter le haut du sac. Enfin, un peu trop volumineux, il est assez difficile à ranger, et quand on le roule pour le glisser dans le sac, il en sort flapi, affreusement ondulé sur les bords, ayant perdu toute sa superbe… .

Le bob : la mocheté imperturbable d’un chapeau avili

Mais pourquoi s’enorgueillir d’un chapeau à larges bords? Il y a le bob, qui reste tout de même un chapeau si on en analyse la composition : coiffe ourlée d’un bord circulaire régulier. Consciencieusement enfoncé sur la tête, le bob résiste aux rafales et ne tutoie jamais le haut du sac à dos. Malléable, il se love aisément dans la poche du sac, et en ressort inchangé : puisqu’elle est déjà toujours froissée, sa mocheté demeure imperturbable. Voilà le hic – car ne parlons pas de la prétendue protection qu’il offre, toujours obtenue au prix d’un inconfort ; trop près de la peau, il habille plus qu’il n’abrite. Mais surtout sa laideur inattaquable vient à bout de n’importe quelle tête, si altière soit-elle. Je n’ai jamais vu personne qui, coiffé de ce stupide couvre-chef, n’ait pas l’air d’un demeuré ou au mieux d’une cloche.

En fait, pour qu’il soit présentable et qu’il ait quelque vertu flatteuse, il faudrait le porter comme celui des matelots américains : bords retroussés, ce qui revient à en annuler l’intérêt. Lequel, si on réfléchit bien, se borne principalement à être jetable sans regret, vu son coût dérisoire – et même parfois nul, distribué comme goodie. Que l’on prenne la chose dans un sens – « Je ne vaux rien et la preuve c’est que je suis moche » – ou dans l’autre – « Je suis moche et mon excuse c’est que je ne vaux rien » -, le bob reste irréversible, présentant toujours la même face jusque dans cette espèce d’humilité ostentatoire. Il suffit de voir une profusion de bobs plongeant sur le nez de troupes ambulantes bon enfant qui s’extasient à chaque détour du sentier pour se sentir presque coupable d’être un peu moins moche, un peu moins débraillé, un peu plus distant. Le bob ne rabat pas seulement le chapeau à son moment idiot, il le trahit ; c’est un chapeau avili, passé à la lessiveuse. 

La casquette et son urbanité décalée

Une solution de compromis serait de bricoler le bob pour le porter retroussé partiellement, de manière à former une visière. Mais là, il est évident que la casquette le surclasse. Même si on la choisit exempte de blason brodé snobinard, branchouillard et coûteux, même lorsqu’elle est aussi modeste que le bob, elle n’affiche pas d’orgueilleuse laideur. Il faut même reconnaître qu’elle peut avoir une certaine classe, sans bien sûr atteindre celle du chapeau dont elle conserve quelque chose de l’insolence urbaine, en la poussant parfois aux limites de la provocation. Porter en montagne une casquette de rappeur noire à visière plate obstinément orientée de travers même si le soleil tape de l’autre côté, c’est sans aucun doute inadapté et générateur de souffrance inutile, mais on sent bien que c’est exprès – et là, dans ces circonstances, il y a une esthétique porteuse d’une morale de l’exception devant laquelle on ne peut que s’incliner, même si on la trouve un peu tapageuse.

Si l’on modère ces extravagances baroques, la casquette en général ne fait pas mauvaise figure en montagne. Moins sensible au vent qu’un chapeau, elle protège bien les yeux d’une lumière malfaisante et se montre adaptée au port du sac à dos.  Mais les oreilles exposées… hum.. ce n’est pas toujours l’idéal. Pour le rangement dans le sac, elle est en revanche pire que le chapeau, avec sa visière rigide et cassante. Enfin, il faut bien l’avouer : plutôt seyante sur la tête des hommes, elle convient généralement très mal aux femmes. A moins d’étudier savamment le passage d’une queue de cheval dans la bride de réglage arrière, façon catogan, mais alors adieu aux variations d’exposition, on est sûre d’attraper un coup de soleil ; et puis vraiment quel geste chichiteux à faire chaque fois qu’on doit la recoiffer après l’avoir ôtée…

Le béret et la versatilité de la Pyrenean Touch relookée

Alors ? Après de longues années d’insatisfaction technique, esthétique et morale, j’ai opté, malgré ma méfiance envers ce qui sent le terroir (et qui ne se mange ni ne se boit), pour un grand classique pyrénéen : le béret3.

Sans aller jusqu’au surdimensionnement de la « tarte » du chasseur alpin, le béret peut être suffisamment large et malléable pour que son ombre protège à volonté aussi bien le front et les yeux que la nuque ou les oreilles, et cela sans aucun mouvement de rotation, par l’inclinaison que lui imprimera une simple chiquenaude. Il se roule aussi bien qu’un bob, se met dans la poche dont il ressort sans dommage et n’offre aucun point de contact avec le haut du sac pendant la marche. Le vent ne le déloge pas. En laine (naturellement « respirante »), il garantit aussi  bien de la chaleur que du froid, et résiste assez longtemps à la pluie. Son esthétique peut selon l’humeur et le moment enraciner le marcheur dans le Sud-Ouest profond, mais aussi se décaler en un tour de main vers des looks moins traditionnels – il se portera plat, incliné, en casquette, en pointe, à l’envers, bouffant : il permet toutes les utilités, tous les effets, toutes les drôleries. En cas de coup de froid, il peut se transformer en bonnet englobant les deux oreilles : impossible, même ainsi, d’avoir l’air aussi idiot qu’avec un bob.

La morale « couteau suisse » minimaliste du sac à dos (un objet doit pouvoir remplir au moins deux fonctions) est donc ici amplement satisfaite. Et l’esthétique y trouve aussi son compte. Coiffe rurale longtemps réservée aux hommes (souvent en armes), le béret est aisément et fort gracieusement passé sur la tête des femmes, allégé de son ourlet en cuir et arborant des couleurs variées pastel ou fluo qui lui donnent un zeste d’urbanité contemporaine, lui épargnant du même coup la connotation militaire où le poussent le bleu marine, l’amarante, le vert sombre et le noir. Il suffit d’un clin d’œil, d’un petit clinamen effleurant la Pyrenean Touch pour relooker le béret sans abolir son ancienneté pastorale, pour lui donner l’universalité et l’actualité qui le sortent du musée des coutumes locales désuètes, et pour le débarrasser de sa mauvaise réputation franchouillarde.

Alors je n’hésite plus, coiffée d’un béret, à aggraver mon cas en lestant le sac de randonnée d’un morceau de fromage odorant et d’une baguette de pain.
  

© Catherine Kintzler, 2011 et 2015. Cet article a été publié initialement sur Mezetulle.net en juillet 2011, et a reçu des commentaires qu’on peut lire ici.

  1. Sur la nature de ce plaisir préliminaire, voir Sport, jeu, fiction, liberté. []
  2. Voir Alpinisme et photographie []
  3. Déjà brièvement célébré dans l’article Le Stade de France pour les nuls, sur le blog La Choule. []

L’école du ressentiment

Jean-Michel Muglioni s’étonne que la nouvelle réforme de l’Éducation nationale fasse tant de bruit : les lecteurs de Mezetulle ne doivent être étonnés que par la franchise avec laquelle la ministre propose comme remède aux maux de l’école la cause même du mal, comme nous sommes plusieurs à l’avoir montré dans ces colonnes.

Je me souviens d’avoir lu sous la plume de l’helléniste Fernand Robert, après 1968, que s’étant aperçu dans les conservatoires que tous les élèves ne parviennent pas à jouer au piano le concerto de Tchaïkovski, on avait décidé de passer tous les pianos par les fenêtres. Ainsi, à chaque nouvelle réforme de l’Éducation nationale, et cette fois-ci encore, comme le montre clairement la suppression des classes européennes ou bilangues, on veut supprimer les filières d’excellence ou qui passent pour telles. La disparition du latin et du grec ne date pas d’aujourd’hui ! Il y a longtemps que l’enseignement des langues anciennes a été remplacé pour le plus grand nombre par une vague information dite culturelle sur les mythes de l’Antiquité. N’apprennent réellement le latin et le grec qu’un petit nombre d’élèves, ceux dont les familles sont au courant des arcanes du système éducatif et continuent d’avoir une réelle exigence pour la formation intellectuelle de leurs enfants. La réforme du collège proposée par la ministre de l’Éducation nationale va donc dans le sens des réformes déjà faites par les précédents gouvernements, quelle que soit leur couleur politique. On comprend donc assez mal que tous s’en plaignent.

Reprenant la thèse selon laquelle l’école reproduit les inégalités sociales, la ministre a clairement dit que les défenseurs de ces filières défendaient des intérêts particuliers, tandis qu’elle proposait des programmes et une pédagogie correspondant à ceux des élèves qui éprouvent le plus de difficulté. La question n’est pas de savoir si elle est sincère. Elle n’est même pas de savoir s’il est vrai que ses opposants défendent des intérêts particuliers : car c’est le cas de ce professeur d’allemand qui s’est plaint qu’on allait ainsi lui enlever ses meilleurs élèves. Elle n’est pas non plus de savoir si l’école telle qu’elle est aujourd’hui reproduit les inégalités sociales : tout le monde s’accorde à dire qu’elle les reproduit plus que jamais.

La question est de savoir si un programme et une méthode d’enseignement pour tous doivent être définis en fonction de ceux des élèves dont on a constaté l’échec scolaire, quel que soit leur nombre, ou au contraire en fonction du but qu’on veut atteindre : quel type de savoir est-il important d’enseigner ? À quelle idée de la culture se réfère-t-on ? Par exemple, veut-on qu’au sortir de l’école les élèves deviennent des hommes ou seulement les rouages d’un système économique ? Une fois le but défini, et il faut qu’il soit le plus élevé possible, le plus ambitieux, alors seulement la question se pose de savoir comment prendre en compte la diversité des élèves, car ils ne peuvent pas l’atteindre tous au même rythme et certains même auront les plus grandes difficultés à en atteindre seulement une partie. Vouloir que les lycées d’il y a un siècle accueillent tous les enfants de France n’a pas de sens : seraient laissés pour compte les plus fragiles. Concevoir une école pour les plus fragiles et les plus démunis et faire en sorte que dans l’enseignement public on ne puisse pas aller plus vite et plus loin qu’eux, c’est aussi creuser les inégalités, c’est même renoncer une fois pour toute à l’égalité. Car les plus démunis ne seront pas tirés vers le haut et les autres avanceront grâce à leurs dons ou au soutien de leurs familles.

Imaginons une réforme de l’enseignement du sport. J’ai connu des enfants maladroits qui avaient les plus grandes peines du monde à rattraper un ballon ou même à courir. J’ai pu constater que dans certains cas le mépris dont ils étaient l’objet de la part de leurs camarades ou de leurs professeurs leur interdisait tout progrès. Croira-t-on qu’en supprimant les jeux de ballon ou en décidant que le cent mètres peut être couru en trente secondes, on leur rendrait service et que les autres ne trouveraient pas le moyen de pratiquer le sport ailleurs que dans cette école réformée ? Ce que chacun trouve évident dès qu’il s’agit du sport, on ne le comprend plus lorsqu’il est question des disciplines intellectuelles. Il est permis de distinguer un sauteur qui saute plus haut que les autres, mais dans l’école réformée il est devenu indécent de faire en sorte qu’un talent puisse émerger. On sait que les élèves eux-mêmes en sont venus à imposer un classement inversé et à traiter de boloss le bon élève : il faut qu’ils aient appris ce mépris envers des meilleurs. L’école du ressentiment s’est mise en place depuis plus de cinquante ans sous prétexte de démocratisation. Et Nietzsche nous a appris que le ressentiment peut travailler des siècles à détruire ce qu’il abhorre.

L’Éthique de Benzema démontrée more geometrico

Jean-Claude Milner est un lecteur assidu de Spinoza, ce que les lecteurs de Mezetulle savent bien 1. Mais il suit assidument, aussi, les rencontres de football et les commentaires qu’en font les spécialistes. Les derniers matches de l’Équipe de France en Coupe du monde, où Karim Benzema n’a pas paru s’engager avec toute l’énergie qu’on pouvait attendre d’un brillant attaquant, lui ont inspiré ce texte « à la manière de Spinoza ».

 

Rappels et thématisation (par Mezetulle)

Le parcours de l’Équipe de France de football lors de la Coupe du monde au Brésil s’est achevé le 4 juillet par une élimination contre l’Allemagne en quart de finale (0-1). Depuis, les critiques envers Karim Benzema enflent et nourrissent une polémique : après un démarrage plus que prometteur (contre le Honduras le 15 juin et contre la Suisse le 20 juin), l’attaquant français accuse une baisse de régime à partir du match suivant (25 juin contre l’Equateur), comme s’il se sentait moins concerné.

Coïncidence remarquée par les commentateurs : ce relatif effacement s’est produit juste après que l’Espagne eut quitté la Coupe du monde (23 juin, match contre l’Australie). Or Benzema est l’un des joueurs les plus appréciés, à juste titre, du Real Madrid… La construction more geometrico peut dès lors s’enclencher, synthétiser nombre de critiques virulentes déjà présentes sur le web 2 en remontant à des principes plus généraux non moins acides.

 

L’Éthique de Benzema démontrée more geometrico (par Jean-Claude Milner)

Définition

Par jouer j’entendrai jouer au football à plein régime.

Axiome 1

Benzema est un Français moyen, sur qui est tombé, aléatoirement, un talent de footballeur.

Axiome 2

Le Français moyen, depuis le XXe siècle, est typiquement un salarié.

Axiome 3

Le Français moyen entretient à sa rétribution une relation fondée sur le principe suivant : étant donné sa force de travail, en dépenser la fraction la plus petite possible qui justifie, aux yeux de son employeur, le salaire versé.

Scolie : le Français moyen, s’il est modeste, s’en tient à la conservation du salaire ; s’il est ambitieux, il va jusqu’à en souhaiter l’augmentation.

 

Théorème 1

Benzema ne prête aucune attention à l’Équipe de France, puisqu’elle n’est pas son employeur et ne lui verse pas de salaire.

Scolie : les primes versées par l’Équipe de France ne sont pas un salaire et, quel qu’en soit le montant, elles ne sauraient rivaliser avec le salaire versé par le Real.

Théorème 2

Benzema ne se soucie que de son club. 

Corollaire : dans son club, il ne fournit que le plus petit effort possible qui lui permette de conserver ou d’augmenter son salaire. 

Pour le conserver, il joue une fois sur trois ; pour l’augmenter, il joue une fois sur deux. Le choix dépend du climat, de l’atmosphère familiale, etc.

Théorème 3

Si Benzema fournit un effort en Équipe de France, c’est uniquement pour se rappeler indirectement au souvenir de son club.

Corollaire 1. Benzema ne marque des buts et ne fait des passes en Équipe de France que pour maintenir ou augmenter son salaire du Real.

Corollaire 2. Il ne consent à jouer, en Équipe de France, qu’avec des joueurs connus et appréciés en Espagne ; Griezmann, qui joue en Espagne ; Ribéry, que les clubs espagnols connaissent par sa rivalité avec Ronaldo pour le Ballon d’or. Mais pas Giroud, parce qu’il joue dans une équipe (Arsenal) que les Espagnols méprisent.

Corollaire 3. Benzema a cessé de jouer dès que l’équipe d’Espagne a quitté le Mondial. Il savait que les Espagnols cesseraient de regarder et que ses réussites éventuelles compteraient pour rien. 

Scolie. Même raisonnement pour le Portugal (pratiquement éliminé depuis le 22 juin) : il ne servait à rien de s’affirmer face à Ronaldo, puisque celui-ci ne participait plus à la compétition.

Théorème 4

Benzema entretient avec le football la même relation que le Français moyen entretient avec son activité professionnelle.

Corollaire. Il est impossible de déterminer s’il aime ou n’aime pas le football.

Scolie. Cette détermination n’est pas pertinente ; elle relève du privé et n’affecte en rien la mise en acte de son talent potentiel.

Théorème 5

Il est indifférent à la compétition des autres joueurs, sauf si elle affecte son salaire.

Corollaire 1. Il a de très bons rapports avec Ronaldo au Real, parce qu’il lui est indifférent que Ronaldo l’éclipse sur tous les plans. Ce qui compte, c’est que les exigences de Ronaldo (ou celles de Gareth Bale) tirent les salaires (et donc le sien) vers le haut.

Corollaire 2. Il joue de la même manière, qu’il soit dans une équipe faible ou dans une équipe forte. Il joue au Real comme il jouait à Lyon.

Corollaire 3. Il ne progresse pas dans sa manière de jouer, sauf pour compenser les effets de l’âge et maintenir son salaire.

Théorème 6

Étant indifférent aux autres joueurs, il n’apprend rien d’eux,

Théorème 7

Étant indifférent aux autres joueurs, il ne leur apprend rien.

Corollaire 1. Il ne rend pas meilleure l’équipe où il se trouve, sauf si cela peut enrichir son club et, par là, indirectement augmenter son salaire.

Corollaire 2. Comme l’Équipe de France ne lui verse pas de salaire, il ne la rend pas et ne la rendra jamais meilleure.

Et voilà pourquoi l’Équipe de France est muette.

 

1 – Voir sur l’ancien site Mezetulle.net Spinoza trompeur et l’art d’écrire et la discussion entre C. Arambourou et C. Kintzler.

 2 – Les critiques de Pierre Ménès sont bien connues, mais il est intéressant aussi de lire les commentaires des lecteurs. Voir http://www.ladepeche.fr/article/2014/07/05/1913687-defaite-bleus-pierre-menes-tacle-karim-benzema-didier-deschamps.html, voir aussi http://www.foot01.com/equipe-de-france/pierre-menes-remet-un-deuxieme-taquet-a-benzema,148439

 © Jean-Claude Milner et Mezetulle, 2014
Cet article a été initialement publié sur l’ancien site Mezetulle.net le 10 juillet 2014.

Alpinisme et photographie 1860-1940

de P-H. Frangne, M. Jullien et P. Poncet (Ed. de l’Amateur, 2006)

 

Le summum de l’urbanité et des bonnes manières vu par un objectif hissé à grand-peine dans des lieux sublimes et désolés où la nature implacable n’a affaire qu’à elle-même.
Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, Alpinisme et photographie 1860-1940, Paris : Les Éditions de l’Amateur, 2006, in 4° 250 pages.

Comme dans un opéra, un cahier d’ouverture donne le ton.
Rochers, neiges et glaces bordés d’un noir aussi profond que celui d’un faire-part, avec parfois une page entière noire en vis-à-vis de l’aveuglement des glaciers. Vis-à-vis et non opposition : ces « monts affreux » que nos ancêtres tenaient pour sacrés – vénérables et maudits dans leur splendide inutilité – ces vastes solitudes (« lieux désolés » des disdascalies d’opéra), figures du mauvais infini, celui de la dévastation où la force de la nature se montre sous l’espèce primitive du cristal – sont effectivement une figure de la nuit, ne requérant nul regard. On comprend pourquoi très longtemps l’humanité les a tenues dans le lointain, comme le point aveugle de ce qui ne pouvait constituer un paysage.

Impressions sans âme sur une plaque après avoir traversé les lentilles de ce qu’on nomme si justement un objectif, ce ne sont d’abord que des images affolantes qui montrent ce que pourrait voir un regard qui n’en est pas un, parce qu’elles narguent l’œil humain par une visibilité qui fait l’économie de la vision. Il n’y a pas d’objet plus pur et plus éminent que le front des hautes montagnes pour solliciter et souligner l’insolence de la photographie comme art « achéiropoiétique », comme visibilité en absence d’œil : tout, de part en part, nous y est étranger. Cela ne requiert que l’opération infinitive des choses. C’est une variante de l’épouvantable azur par lequel se manifeste le noir interstellaire. Et même aujourd’hui, à considérer la plus banale carte postale de montagne, nous sommes saisis par ce vertige qui ne sait où une machine optique a bien pu se placer pour donner à voir cela.

Et voici que, tournant les pages, l’objectif s’infléchit. En reculant en deçà d’une croisée, l’ouverture de la focale se convertit en embrasure, en fenêtre. Et du coup, on commence à y voir d’un autre œil autre chose que de la chose absolue.

Coiffé d’un canotier, penché, presque accroupi en équilibre sur un bloc de glace, il s’incline vers un compagnon invisible pour lui tendre la main. Dans ces vastitudes gelées, le geste a quelque chose d’inconvenant tant il est familier, délié, préoccupé seulement d’une civilité à observer avant tout. C’est celui du voyageur serviable aidant une dame à se hisser sur le marchepied de quelque voiture de chemin de fer, mais je vous en prie madame, prenez donc ma main. Ou celui de la maman qui, se tournant vers lui, presse un bambin de parcourir à son tour les marches qu’elle vient de gravir : allons, dépêche-toi, monte, ce n’est pas si difficile. Dans ce gracieux « je me retourne pour t’aider » s’affiche toute l’aisance de l’urbanité là où elle n’a que faire. Grande comme le quart d’un timbre poste, elle perfore l’immensité glacée qui, loin de la noyer, s’engouffre et se vrille en elle comme le flot dans un entonnoir.

P. 111 Anonyme: traversée d'une crevasse, massif du Mont Blanc, fin XIXe siècle (Bibliothèque municipale de Grenoble), détail.

P. 111 Anonyme: traversée d’une crevasse, massif du Mont Blanc, fin XIXe siècle (Bibliothèque municipale de Grenoble), détail.

Ayant placé sa tonalité, le livre se déploie. Vont se succéder, grotesques et admirables, des silhouettes sans visage, des figures de l’humanité rivées sur ce que la nature a de plus indifférent et de plus hostile. Et c’est précisément parce qu’elles n’ont vraiment rien à faire dans ce « rien à voir », parce qu’elles y sont outrageusement déplacées, qu’on mesure l’urgence, la nécessité de monter là-haut, avec armes et bagages, en complets vestons, cravates, foulards et crinolines, pour y frapper les étendues glacées d’un minuscule poinçon brûlant, rien que pour y être en restant tranquillement et audacieusement soi-même. Ainsi, la virtuosité de l’alpinisme est fondée, on le savait confusément, sur une surabondance de bonnes manières, sur une exportation urgente des humanités dans ce qui ne les regarde pas.

Ne pas se méprendre cependant sur le caractère désinvolte des gestes. Il s’agit bien de photographie à l’ancienne, réfléchie, posée, démonstrative. A l’inverse de la photographie de montagne actuelle qui s’acharne à harmoniser la nature avec l’homme dans une bienheureuse couleur de spectacle, ici le geste, si technique et si acrobatique soit-il, s’exhibe volontairement dans son caractère éminemment déplacé, comme une provocation. De sorte que, gravée durement dans l’irréconciabilité du noir et du blanc, la présence humaine se montre tout à la fois impérative et extravagante, excessivement policée et excessivement empruntée.

C’est pourquoi le vocabulaire du sublime est encore le plus convenable pour désigner ces hiatus et ces séries étonnantes de porte-à-faux où chacun des termes – la montagne, l’humanité – campe sur son pôle et ne cède rien à l’autre. Chacun y ayant d’abord affaire à lui-même, on a sous les yeux des frictions, des collages, des incrustations à la fois grandioses et dérisoires. Le plus étonnant est qu’il ne s’agisse pas d’effets spéciaux : ils étaient vraiment comme ça ! Comme le fait remarquer Pierre-Henry Frangne citant Debord, c’est la réunion de ce qui est séparé en tant que séparé. Parce que son essence est la fragmentation et le prélèvement sur l’espace et dans le temps, nul art mieux que la photographie ne pouvait fournir l’image de ce grand écart, de ce superbe et monstrueux double démenti. Jamais l’incrustation de l’homme dans la nature n’aura paru aussi forte et aussi impossible : c’est précisément parce qu’une telle greffe doit à jamais rester stérile que la photo est émouvante. On est loin, très loin, de l’écologie bien pensante et du mièvre « amour de la nature ».

P. 241 Marc Vaucher : Georges Livanos, Dolomites, 1962 (Collection privée Sonia Livanos)

P. 241 Marc Vaucher : Georges Livanos, Dolomites, 1962 (Collection privée Sonia Livanos)

Fascinés par la nature implacable et pénétrés par le respect que l’humanité se doit à elle-même, il faut suivre ces hérauts et ces pionniers dans leur addiction à la rencontre monstrueuse, durant le siècle que parcourt ce magnifique ouvrage, jusqu’au seuil des années 1960 par lesquelles il se clôt. L’alpinisme s’y spécialise et s’y modernise, certes, conjointement aux techniques de l’instantané photographique, mais le fil ne se perd jamais. Le témoin d’une urbanité obstinée et impérieuse, égrenée au fil des pages et des cordées, vient ultimement s’affirmer dans l’élégante et poignante cigarette de Georges Livanos suspendu à une paroi des Dolomites. Accompagné par les magnifiques et subtils textes de Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, on peut sans modération s’enivrer jusqu’au bout du livre d’un mélange exquis de tabac et d’air raréfié, vérification exacte d’une Élévation baudelairienne, avant que quelque Tartuffe ne s’émeuve au sujet de cette sulfureuse page 241 et réclame l’effacement  de ce « je ne saurais le voir », comme d’autres ont déjà osé le faire avec succès sur les célèbres portraits de Sartre, Malraux et Humphrey Bogaert.

© Catherine Kintzler, 2007
Cet article a été initialement publié le 5 septembre 2007 sur l’ancien site Mezetulle.net. Avec mes remerciements pour l’autorisation de reprendre deux photos.

Lire aussi l’article de Pierre Campion sur le site À la littérature.